Interview de Christian Paul et Christiane Féral-Schuhl à Lexbase sur le blocage des sites internet

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Le blocage des sites internet faisant l'apologie du terrorisme : une bonne idée ? - Questions à Christian Paul et Christiane Féral-Schuhl, co-présidents de la Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l'âge du numérique.

Lexbase Hebdo - édition affaires a rencontré les deux co-Présidents de la Commission.

Interview parue dans l'édition n°392 du 04/09/2014

Le 9 juillet 2014, le ministre de l'Intérieur a déposé, à la présidence de l'Assemblée nationale, son projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. Selon l'exposé des motifs, ce texte vise "à renforcer les moyens de lutte contre la propagande terroriste, tant sur le plan de la procédure pénale qu'en matière de police administrative" et donc à "sanctionner des faits qui sont directement à l'origine des actes terroristes et qui participent d'une stratégie médiatique élaborée par des groupes criminels". Le projet de loi a également pour objectif d'élargir "à l'entreprise terroriste individuelle les dispositions du Code pénal relatives au délit d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, aujourd'hui clé de voûte des procédures en matière de terrorisme". Parmi l'arsenal prévu par ce projet de loi, son article 9 sur le blocage sur décision administrative des sites internet faisant l'apologie du terrorisme suscite de nombreuses réactions. Ainsi, le Conseil national du numérique a estimé dans son avis consultatif du 15 juillet 2014 qu'il s'agissait d'une mesure "inefficace" et "inadaptée", les blocages étant "facilement contournables puisque les contenus ne sont pas supprimés". Le Conseil national du numérique a également considéré que ces blocages n'offrent pas "de garanties suffisantes en matière de libertés" et présentent "un risque réel de dérives vers le délit d'opinion". 

La Commission sur les libertés numériques de l'Assemblée nationale s'est également penchée sur cette question.

Lexbase Hebdo - édition affaires a donc rencontré les deux co-présidents de cette Commission, le député Christian Paul et l'avocate Christiane Féral-Schuhl, ancien Bâtonnier de Paris, qui ont accepté de répondre à nos questions.

Lexbase : Pouvez-vous nous présenter la Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l'âge du numérique, son origine, ses rôle et fonctionnement ?

Christian Paul et Christiane Féral-Schuhl : La création de cette commission, décidée à l'Assemblée nationale par la Conférence des Présidents au printemps 2014, constitue une véritable innovation. Pour la première fois, une instance mixte formée d'un collège de treize députés désignés par les groupes parlementaires et d'un collège de treize personnalités qualifiées désignées par le Président de l'Assemblée nationale sur proposition de ces mêmes groupes travaille à égalité et respecte strictement la parité dans sa composition. 

Elle est chargée de réfléchir et de faire des propositions afin de définir une doctrine et des principes durables pour la progression et la protection des droits et libertés à l'âge numérique.

Des législations, de plus en plus nombreuses, contiennent des dispositions qui affectent l'exercice de ces libertés dans l'espace numérique sans cohérence d'ensemble. Il convenait d'agir et de répondre en adoptant une méthode de travail à la fois transparente -les vidéos des séances publiques sont disponibles sur le site de l'Assemblée - et collaborative qui associera les internautes au fur et à mesure de nos réflexions.

Lexbase : La Commission s'est limitée, dans un premier temps, à formuler une recommandation sur la mesure de blocage administratif prévue par l'article 9 du projet de loi. Pourtant d'autres dispositions n'ont-elles pas un impact sur l'exercice des droits et libertés à l'âge numérique ?

Christian Paul et Christiane Féral-Schuhl : L'article 9 du projet de loi n'est pas le seul, vous avez raison, à avoir un impact sur les libertés. Notre recommandation fait d'ailleurs état des autres articles sur lesquels la commission entend émettre, en septembre, une autre recommandation au moment de la discussion du texte en séance publique. 

Le calendrier d'examen du projet par la commission des lois, a contraint la commission "numérique et libertés" à faire des choix, et l'article 9 sur la possibilité de blocage des sites nous a semblé important, car il pose la très difficile question de l'équilibre entre la liberté d'expression, d'une part, et l'ordre et la sécurité publics, d'autre part. Le Conseil national du numérique a d'ailleurs également choisi de se prononcer sur ce seul article.

Lexbase : Pouvez-vous alors nous rappeler ce que prévoit exactement cet article 9 ?

Christian Paul et Christiane Féral-Schuhl : L'article 9 du projet prévoit notamment pour l'autorité administrative, la possibilité de demander aux fournisseurs d'accès à internet de bloquer "sans délai" l'accès aux sites provoquant directement à des actes terroristes ou en faisant l'apologie.

Lexbase : Quel est l'objectif de cette disposition ? Le partagez-vous ?

Christian Paul et Christiane Féral-Schuhl : Il s'agit de lutter et d'entraver plus efficacement la création ou la diffusion de sites dont les contenus odieux incitent à commettre des actes terroristes ou en font l'apologie. 

L'administration considère que le dispositif existant ne lui permet pas de réagir utilement dans des délais restreints à l'émergence de tels sites. Elle souhaite donc y remédier en s'octroyant le pouvoir de décider du blocage de ceux-ci sans passer par une décision de justice. 

On ne peut que souscrire à l'objectif de lutte contre le terrorisme et de son apologie affiché par le Gouvernement. La question qui se pose est de savoir si, en l'espèce, le mécanisme de blocage administratif, sans contrôle préalable de l'autorité judiciaire, est adéquat, nécessaire et proportionné. Nous ne sommes pas de cet avis.

Lexbase : En quoi les mesures proposées ne vous semblent-elles nécessaires ?

Christian Paul et Christiane Féral-Schuhl : La notion de mesures nécessaires signifierait qu'il ne saurait y avoir d'autres mesures que le blocage administratif qui, selon nos informations, ne concernerait que quelques centaines de sites. Nous pensons, au contraire, qu'il convient aussi d'explorer d'autres pistes. 

La commission numérique estime qu'une meilleure coordination des services de police et de justice permettrait d'accélérer le traitement des plaintes par le Parquet.

Elle considère également qu'en présence d'un hébergeur coopératif le retrait, par ce dernier, d'un contenu illicite sur signalement des internautes ou de l'administration doit d'abord être recherché.

Lexbase : Vous avez également pointé du doigt l'inadéquation et le manque de pertinence du dispositif proposé pour la réalisation de l'objectif poursuivi... pouvez-vous nous en dire plus ?

Christian Paul et Christiane Féral-Schuhl : Le blocage d'un site se heurte actuellement sur le plan technique à de multiples difficultés qui limite l'efficacité de cette mesure. Un même serveur héberge souvent plusieurs contenus et dans 90 % des cas ces sites "terroristes" illicites cohabitent avec des contenus légaux sur des réseaux sociaux ou des plateformes ; le risque de sur-blocage est donc important. Il existe aussi des techniques de contournement du blocage avec l'utilisation de sites miroirs ou l'utilisation d'un "proxy" c'est-à-dire d'un site servant d'intermédiaire. Celles-ci
risquent de se développer encore davantage avec le recours au blocage administratif systématique.
Le recours au blocage administratif sans recours préalable au juge judiciaire présente également des risques d'atteintes à la liberté d'expression en raison du pouvoir donné à l'administration de décider ce qui relève de la propagande terroriste ou non. En effet, l'apologie et la provocation aux actes terroristes sont des notions qui prêtent à des interprétations subjectives et sont donc particulièrement difficiles à qualifier. Aussi, nous considérons qu'il est inadéquat d'écarter les garanties attachées au contrôle juridictionnel en la matière, le recours au juge permettant
d'évaluer les intérêts concurrents en jeu et de ménager un équilibre entre liberté d'expression et respect de l'ordre public.

Lexbase : Quelle est donc la recommandation de la Commission concernant cet article 9 ?

Christian Paul et Christiane Féral-Schuhl : La recommandation de la Commission qui a recueilli l'assentiment général de tous ses membres préconise le recours au blocage à titre subsidiaire et sur décision judiciaire. Dans ce cadre, elle estime indispensable que soit mis en oeuvre un dispositif permettant un traitement prioritaire par le Parquet des plaintes portant sur des contenus d'apologie ou de provocation au terrorisme. Concernant la prolifération des sites miroirs, elle souhaite que soit étudiée la possibilité de mettre en place une procédure judiciaire accélérée pour les simples réplications de contenus déjà condamnés. Enfin, au cas où un dispositif de blocage serait prévu par la loi, notre Commission insiste sur la nécessité que soit mise en place une évaluation de son efficacité.

Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition affaires

Interview parue dans le n°392 du 04/09/2014