Général de Gaulle (23 novembre 1945)

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Général de Gaulle : Présentation du Gouvernement d'unité nationale (23 novembre 1945)

Le 13 novembre 1945, le général de Gaulle forme son deuxième Gouvernement d’unité nationale. Il se caractérise par l'entrée de cinq ministres communistes : Maurice Thorez, Ambroise Croizat, François Billoux, Marcel Paul et Charles Tillon, après avoir réalisé 26 % des voix aux élections d'octobre 1945 et obtenu 160 sièges. Ce 23 novembre, il présente le nouveau Gouvernement devant les députés.
Trois mois plus tard, il part : « Le régime exclusif des partis est reparu. Je le réprouve. Mais, à moins d'établir par la force une dictature dont je ne veux pas, et qui sans doute tournerait mal, je n'ai pas les moyens d'empêcher cette expérience. » et laisse la place à Félix Gouin à la tête du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF).

  

   

Mesdames, Messieurs,

Le Gouvernement d'unité nationale, que j'ai l'honneur de présenter à l'Assemblée nationale constituante, marque, quant à sa composition et quant à ses intentions, une victoire de la solidarité française. Cette victoire a été remportée malgré les mille obstacles que dressent devant la nation, et jusqu'au-dedans d'elle-même, les conséquences morales et matérielles des événements sans précédent qu'elle a traversés, les conditions intérieures très difficiles où elle se trouve, enfin la situation internationale d'où n'ont encore émergé ni le règlement, ni l'organisation de la paix. Le Gouvernement est donc le résultat et l'on pourrait dire le symbole de cette conciliation entre les tendances majeures de l'opinion, conciliation qui, maintes fois, assura, après de grandes épreuves, l'unité de la France et sans laquelle aujourd'hui risquerait de sombrer sa puissance à peine renaissante.

Par l'élection et la réunion de l'Assemblée nationale constituante, la démocratie a repris ses droits souverains. Mais elle les a repris sur des ruines. Le pays a fait connaître sa volonté de voir rebâtir au plus tôt l'édifice de ses institutions. La France qui a, de tout temps, entendu que l'État fût régi par des lois écrites et précises, la France, révoltée par les abus dont le régime d'usurpation bâti sur ses malheurs l'avait rendue victime, la France qui, dans l'état où elle est, exècre tout risque de convulsions intérieures, a hâte de voir s'établir le cadre ferme et souple qui garantira à la fois les droits politiques et sociaux de chacun, le fonctionnement régulier des Assemblées exerçant le pouvoir législatif et celui du contrôle, enfin la responsabilité, la stabilité, l'autorité du pouvoir exécutif.

Mais, quelque limitée que soit la durée du mandat de l'Assemblée et si capitale qu'apparaisse sa tâche constituante, l'adoption des premières réformes que les épreuves de la patrie ont, en quelque sorte, imposées à l'esprit et au coeur de tous les combattants victorieux de la Résistance et qui ont pris le caractère d'une sorte de charte d'avenir les liant les uns aux autres, ne saurait être différée. Dans ce domaine, le champ est vaste et le temps nous est compté. C'est une raison de plus pour marcher en avant. Le Gouvernement saisira incessamment l'Assemblée de deux projets de lois concernant, l'un la nationalisation du crédit, l'autre celle de l'électricité. Ultérieurement, des projets relatifs à diverses branches d'assurances lui seront également soumis.

D'autre part, la réforme administrative et celle de la fonction publique, déjà commencée d'ailleurs par l'institution toute récente de l'École Nationale d'Administration, devront être réalisées avant la fin de la législature, de façon qu'une Administration renouvelée dans son recrutement, dans son esprit et dans son fonctionnement, diminuée dans ses dimensions par la suppression progressive des contraintes de l'autorité publique sur l'activité des citoyens, mais honorée et encouragée dans ses hautes traditions de dévouement au service de l'État, soit mise en oeuvre au plus tôt à l'échelon central et aux échelons locaux. Il n'est pas moins urgent, ni moins nécessaire, de procéder à une réforme judiciaire qui simplifie l'appareil, rende plus rapide l'action des tribunaux et garantisse à la magistrature française toute l'indépendance et toute la dignité que doit comporter sa noble et exceptionnelle fonction. Enfin, il paraît au Gouvernement que l'Assemblée ne saurait achever sa carrière avant d'avoir posé les bases nouvelles de la Défense Nationale. Le Gouvernement est convaincu que l'ensemble des mesures législatives qu'il proposera à l'Assemblée sur ces différents objets constituera une étape importante dans la voie de la rénovation nationale.

Cependant, rien ne vaudrait et rien même ne serait possible sans le retour du pays à une puissante activité économique. Cette guerre nous a coûté la moitié de notre fortune nationale.

Tout progrès de vie, a fortiori l'avenir de toute réforme, reposent sur l'accroissement de notre production. Certes, beaucoup de signes marquent une amélioration par rapport à l'état lamentable où nous avait laissés, à ce point de vue comme à d'autres, la fin de la bataille de France prolongée pendant quatre années. Mais il reste tant à faire !

Le Gouvernement est certain de trouver l'appui de l'Assemblée dans l'action vigoureuse qu'il entend poursuivre pour relever les ruines terribles qu'a subies notre pays et en tirer, tout au moins, l'avantage d'une modernisation, pour accroître le rendement de travail national, qu'il s'agisse des mines, de l'industrie ou de l'agriculture, et pour dénouer progressivement les entraves qui, après avoir été les effets de la pénurie, ne doivent pas en devenir les causes. En même temps, sera continuée l'exécution du programme de nos importations dans toute la mesure permise par nos accords financiers avec d'autres Puissances, notamment les États-Unis.

Le génie de notre époque est celui de l'interdépendance. Il exige que chaque mesure particulière ne soit que la partie d'un tout. C'est pourquoi, la mise au point du grand plan de notre reconstruction et de notre rénovation, pour ce qui concerne aussi bien le progrès économique, que le peuplement ou le développement physique, intellectuel et moral de la France et de l'Union Française, sera très activement poussée avec le concours de toutes les compétences possibles. Le Gouvernement espère être en mesure de faire connaître à l'Assemblée, dans un délai rapproché, les objectifs qu'il propose pour les prochaines années à l'effort de toute la nation. Est-il besoin de dire que le plan s'appliquera aux territoires d'outre-mer liés à notre destin ? Tous, notamment ceux d'Indochine, si longtemps séparés de nous, doivent trouver dans la compréhension, l'amitié et l'aide de la France les conditions et les moyens de leur développement propre vers le progrès et vers la liberté.

Mais, si le rendement de la production est la première des dures réalités qui contiennent l'ardeur des projets, la situation financière de l'État constitue assurément la seconde. L'Assemblée en connaîtra le bilan dès que sera, incessamment, déposé devant elle le projet de budget de 1946. Il ne saurait lui échapper quelle importance absolument capitale revêt, pour le crédit public et, par conséquent, pour la mise en oeuvre de toute réforme, l'adoption du budget au terme normal qui est le 31 décembre. Afin de parer aux circonstances de force majeure qui, cette année, contrarient l'examen et la discussion du budget, le Gouvernement proposera une procédure susceptible d'en hâter le vote, tout en réservant le contrôle que l'Assemblée doit exercer sur la justification des dépenses de l'État. Le Gouvernement compte que la compression progressive de celles-ci permettra de remédier d'abord à la situation particulièrement difficile de certaines catégories des agents de nos services publics. Mais son ferme devoir, pour lequel il demande le concours de toute l'Assemblée, est de faire en sorte que la monnaie soit établie sur des bases indiscutables. Cette condition implique que les dépenses n'excèdent à aucun prix les possibilités offertes par les recettes et par le recours sévèrement justifié aux ressources du crédit ; faute de quoi le sort de chacun se trouverait bientôt confondu avec la détresse générale.

S'il est vrai que l'interdépendance des diverses activités est devenue pour un peuple la loi de son existence, elle devient également celle de la vie internationale. La preuve est faite, et à quel prix ! que la sécurité et la prospérité de chacun sont directement liées à la sécurité et à la prospérité de tous. À ce titre, déjà, on ne saurait plus concevoir de paix assurée, pour aucun État, sans une organisation internationale qui la lui garantisse, du moment qu'il observe les règles. Mais l'apparition sur la scène du monde des possibilités inouïes de l'énergie atomique, soit pour la destruction, soit pour le progrès, fait désormais de l'organisation internationale un impératif catégorique. Faute de s'y conformer, la race humaine serait vouée à des épreuves dont l'imagination est impuissante à mesurer l'étendue.

Est-il besoin de dire que la France est résolue à prendre part, de la façon la plus active, à la création et au développement des institutions dont les Nations Unies ont, à San Francisco, jeté les premières bases ? D'autre part, si la conjoncture internationale paraît, aujourd'hui encore, comporter maintes obscurités, notre pays entend s'employer à les éclaircir, dans la mesure où il lui est possible de se faire entendre et comprendre. Il estime, plus fermement que jamais, qu'il est de l'intérêt commun de lui procurer cette audience et c'est dans cette conviction, aussi bien que dans sa volonté de faire valoir ses intérêts, qu'il ne saurait consentir à rien qu'il n'ait eu à approuver, en même temps et sur le même plan que les autres grandes Puissances.

Placé là où il est, en Europe, en Afrique, en Asie, orienté traditionnellement à la fois vers l'ouest et vers l'est, il peut et veut être un lien et, à aucun prix, un enjeu.

Une telle possibilité n'exclut nullement, bien au contraire, la conclusion d'accords particuliers avec tels ou tels États. C'est ainsi que nous avons conclu, il y aura bientôt un an, avec la Russie soviétique, dont ne nous sépare aucune opposition d'intérêts nationaux, mais qui est, comme nous-mêmes, intéressée au premier chef à empêcher dans l'avenir toute menace germanique, un traité d'alliance à ce sujet. C'est ainsi que nous tenons, d'une manière essentielle, à maintenir et à développer les relations d'amitié et d'échanges qui nous lient à l'Amérique. C'est ainsi que nous nous efforçons, en ce moment même, de réaliser avec la Grande-Bretagne, dont les intérêts se rencontrent avec les nôtres, sur le Rhin - où est la clé de notre avenir comme le secret de notre passé - en Orient, en Afrique et en Extrême-Orient, l'harmonisation de nos politiques respectives afin qu'un accord réel puisse s'ensuivre. C'est ainsi que nous resserrons avec nos autres voisins de l'Europe occidentale, et d'abord avec la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, nos liens traditionnels, sans cesser de tendre les mains aux États de l'Europe centrale, balkanique et scandinave. C'est ainsi que nous projetons de retisser, une fois de plus, la trame cruellement déchirée de l'entente avec l'Italie. C'est ainsi que nous serons prêts à reprendre avec l'Espagne des relations approfondies quand il nous sera possible de la trouver sur notre route qui est celle de la démocratie. Il n'y a, dans nos efforts, nos projets, parfois nos prétentions, aucune menace pour personne, mais bien la mise en pratique de la coopération.

Telle est la politique qui guide le Gouvernement et pour laquelle il espère tout l'appui de l'Assemblée. Tel est le programme de son action à l'intérieur et au-dehors. Les hommes dont il est composé ont pu être, hélas ! comme notre peuple lui-même, âprement divisés par l'effet des événements qui, trop longtemps, ont déchiré le corps et l'âme de la patrie. On n'est pas infaillible quand on est malheureux. Mais les épreuves de l'abominable invasion et la fierté de la victoire, à la fin remportée, nous avaient tous, pourtant, rassemblés. Cette unité, renouée en combattant, fut, une fois de plus, le miracle de la France. Aujourd'hui, nous nous assemblons encore pour travailler solidairement à refaire la substance du pays. Car, autant que jamais, il lui faut, pour renaître, le concours de tous ses enfants.