Odilon Barrot (7 mars 1831)

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Odilon Barrot : « L'élément démocratique » (7 mars 1831) 

Odilon Barrot, député de l’Eure, prit part à la révolution de 1830 qui destitua Charles X et qui couronna Louis-Philippe. Néanmoins, il critiqua le Gouvernement de Louis-Philippe à de nombreuses reprises, notamment, pour défendre l’idée d’une royauté entourée d’institutions républicaines. Il devint d’ailleurs le chef de l’opposition dynastique, autrement dit des monarchistes constitutionnels de gauche.

  

On a fait abstraction de la capacité ou de la non capacité ; mais on cherche dans le cens d'éligibilité un contrepoids, une garantie contre l'entraînement démocratique : on se demande s'il ne faut pas chercher des garanties dans ces restrictions, soit au droit électoral, soit au droit d'éligibilité, puisqu'on ne trouve ces garanties autre part, puisque nous n'avons ni un trône consacré par une longue série de siècles, ni un clergé s'unissant au gouvernement et le fortifiant de son influence morale, ni une administration fortement concentrée et marchant avec unité et ensemble, ni une aristocratie constituée, ayant des privilèges, de grandes propriétés territoriales, ayant tout moyen de se défendre et de défendre avec elle-même la Constitution à laquelle elle se rattache. La révolution, dit-on, a tout détruit, tout nivelé ; elle n'a laissé debout qu'un trône, et à côté une nation individualisée. Cette nation se lève, se meut comme une armée, pouvant se précipiter ou sur l'ennemi ou sur le pouvoir intérieur, au gré des passions et des préventions qui peuvent naître dans les masses. (Bruit.)

Il faut donc, nous dit-on, d'autres moyens d'arrêt, de résistance, en créer dans l'élément démocratique même, il ne faut donner à cet élément démocratique qu'une portion de droits, il faut restreindre ces droits, soit qu'il s'agisse d'électorat, soit qu'il s'agisse d'éligibilité ! Et puisque l'instrument, l'organe de cet élément, c'est la Chambre des députés, il faut que cet instrument, cet organe, soit pris dans la propriété, parmi la partie la plus riche de la population, il faut qu'au moins nous ayons un moyen de résister à ce que cet élément aurait de trop entraînant et de trop impérieux. Voilà quelles sont les considérations qui sont invoquées à l'appui du cens d'éligibilité.

Je reconnais qu'en effet la révolution a détruit les résistances que l'ancien ordre de choses établissait contre le mouvement progressif, contre l'élément qu'on peut appeler l'élément démocratique, qu'il n'y a plus de classes de propriétaires constituant un corps dans l'État et pouvant faire résistance ; je reconnais que la nation a été malheureusement individualisée.

Les choses sont dans cet état, c'est un fait qui ne saurait être méconnu. Quel est le remède, le moyen de résistance qu'on vous propose ? S'il est inefficace, il est dangereux ; il ne fera qu'irriter, et rendre le torrent plus impétueux.

Vous vous êtes proposé comme temps d'arrêt, comme moyen de résistance à cet élément démocratique, d'établir une sorte de fractionnement dans la population, de prendre un sur dix pour les conseils municipaux, un sur cent pour les collèges électoraux, un sur mille pour la Chambre des députés ; et c'est par ces moyens que vous voulez arrêter l'élément démocratique ou l'élément progressif ! Désabusez-vous, l'expérience que vous faites aujourd'hui a déjà été faite, et il y aurait danger à la recommencer.

En 1814, on a songé sérieusement à arrêter l'élément démocratique. C'est pour arriver à ce but qu'on avait élevé un trône qui avait été mis hors de toute influence humaine, une chambre des pairs dans laquelle on avait fait entrer toutes les illustrations de l'époque, et qui était fortifiée par l'hérédité ; une chambre des députés, dans laquelle on avait cherché à multiplier les garanties en lui retirant l'initiative, en établissant la quinquennalité, le renouvellement successif par année, en élevant les conditions d'âge et de cens pour l'électorat, pour l'éligibilité.

Toutes les précautions avaient été accumulées pour arrêter cet élément démocratique.

Qu'est-il arrivé ? C'est qu'on n'a pas tardé à reconnaître l'impuissance de cette digue ; c'est que bientôt on a senti la faiblesse de toute cette organisation ; c'est que la seule discussion, le seul examen paraissait tellement menaçant, que de toutes parts on s'écriait qu'avec la liberté de la presse on ne pouvait pas vivre. La liberté de la tribune elle-même paraissait un moyen de résistance à cette organisation, et on portait atteinte à la liberté de la presse et à la liberté de la tribune. Il a bientôt fallu créer le double vote, fractionner les élections, faire des bourgs pourris. Cela n'a pas été suffisant. Le torrent allait toujours grossissant et renversant ces digues faibles et impuissantes, jusqu'enfin au moment où le chef de l'État, croyant n'avoir d'autre moyen de salut, fit appel à la force, plutôt que de céder au mouvement.

Vous savez ce qui en est résulté ; mais vainement les ordonnances eussent été exécutées, vainement on eût attenté plus encore à la liberté de la presse et de la tribune, toutes les fois qu'il aurait pu s'élever une seule voix en faveur des masses, que la nation eût pu avoir un organe quelconque, elle eût suffi pour renverser un échafaudage dont les éléments étaient artificiels.

Voulez-vous recommencer cette expérience dans des circonstances bien moins favorables que celles dans lesquelles on la faisait ? En 1814, le gouvernement recueillait une nation épuisée de sang et d'impôts, ayant perdu jusqu'au sentiment de la vie politique ; aujourd'hui vous recueillez une nation ardente dans son désir de vie intellectuelle et de vie politique. Et vous voulez imposer des restrictions qui étaient impuissantes sous l'ancien ordre des choses ; vous voulez les imposer, des restrictions non pas aussi étendues peut-être, mais procédant du même principe, à cette même nation ! Vous voulez les lui imposer à la veille peut-être d'une guerre générale, au moment où vous aurez à demander à chaque père de famille son enfant et son dernier écu, pour sauver l'indépendance du pays.

Je crains bien que cette nouvelle expérience, que vous voulez faire, ne vous conduise pas au but que vous voulez atteindre ; je crains bien que ce système de restriction, qui pour vous remplacerait les résistances que vous ne pouvez pas trouver dans un système aristocratique dont les éléments n'existent pas, n'offre qu'une contradiction de plus : car, si le système de concessions et de restrictions est parfaitement en harmonie avec le principe du droit divin, il est en contradiction avec le principe de la souveraineté du peuple, et loin de procurer au gouvernement la force, l'énergie que nous cherchons, que nous désirons tous, ce système ne fera que prolonger le malaise et l'incertitude dans laquelle nous sommes depuis si longtemps.

Et en effet, ce qui cause le mal qui travaille notre société, c'est cette conscience de l'insuffisance des moyens de gouvernement, cette conscience qu'il n'y a pas d'éléments de durée et de protection dans un système qui va chercher sa force dans un système bâtard, dans un système de restrictions qui ne représente rien, qui ne répond à rien. C'est là ce qui provoque cet état d'incertitude sur l'avenir ; c'est là ce qui fait que le gouvernement userait un, deux, trois, quatre ministères à vouloir faire prévaloir cet état de choses, sans y réussir.

Messieurs, il faut nous élever au-dessus des impressions et des habitudes que nous a léguées la Restauration, II faut renoncer à vouloir organiser notre société à l'instar d'une société voisine, de l'Angleterre, il faut renoncer à ce système de contrepoids qu'on nous oppose toujours. Il y a nécessité de contrepoids là où il y a des forces suffisantes, des intérêts qui se combattent. Je conçois qu'en Angleterre il y ait des contrepoids ; pourquoi ? Parce qu'il y a des forces égales, une aristocratie qui est pleine de vie, avec ses propriétés et ses droits, des communes individualisées avec leurs franchises, une couronne aussi individualisée avec ses prérogatives. Tous ces intérêts, mis en présence, se contrebalancent, jusqu'à ce qu'il y ait lutte entre eux. Le temps de cette lutte est arrivé pour l'Angleterre, et c'est elle qui jette le gouvernement anglais dans le plus grand embarras. Mais nous, nous ne sommes pas dans une pareille situation ; nous n'avons pas à équilibrer, à contrebalancer l'aristocratie par la couronne, la couronne par la démocratie, ces intérêts rivaux n'existent pas dans notre société, et vouloir les y supposer, ce serait supposer ce qui n'existe pas.

Qu'y a-t-il donc dans notre pays ? Un trône qui est la garantie de l'unité et de l'indépendance du pays, le moyen de protection de tous les droits, de tous les intérêts, de toutes les propriétés ; une nation chez laquelle, Dieu merci, la masse des propriétaires est telle qu'en dehors il n'est aucune force qui soit dangereuse pour la société. Entre ce trône et cette nation de propriétaires, point de rivalité d'intérêts, point d'opposition, point d'hostilité possible, car leur mission est la même, car cette sympathie d'intérêts, de sentiments, les fait marcher vers un même but.

Il n'y a point ici de contrepoids à établir, et il nous faut renoncer à ce système, qui est fait pour une autre organisation sociale que la nôtre. Il y a, je le sais, il peut y avoir rivalité entre les propriétaires et ceux qui ne le sont pas. Mais je doute que la dissension s'élève, au sein de la société française, entre ceux qui sont dans la propriété et ceux qui sont hors de la propriété. Si la propriété était menacée en France, elle n'aurait pas besoin, Dieu merci, de tous vos corps combinés, de toutes vos restrictions ; elle ne manquerait pas de défenseurs, si elle était attaquée - elle ne le sera jamais ; mais le jour où elle serait attaquée, ce ne serait qu'une question de cour d'assises et de répression des délits. (Mouvement.)

Aussi, ne craignons pas l'extension des droits politiques dans cette classe de propriétaires ; ne craignons pas de rendre trop puissant ce qu'on appelle l'élément démocratique. Il n'est dangereux que lorsqu'il a un ennemi ; il n'en a pas dans notre France ; car il n'y a d'ennemi à l'élément démocratique, que les privilèges, et il n'en existe pas dans notre France. Ne craignons pas, si je puis me servir de cette expression, de saturer de libertés civiles et politiques cette classe de propriétaires. La propriété, lorsqu'elle est appelée à défendre le privilège, peut se compromettre, même être impuissante ; mais lorsqu'elle se défend elle-même, lorsqu'elle défend la justice, l'égalité. la liberté, elle sera toujours très puissante dans notre pays.

Ce n'est pas que je me dissimule les difficultés qui pourront rester encore à résoudre. Lorsque nous aurons appelé tous les citoyens payant contribution à concourir à l'élection des conseils municipaux, déterminé d'une manière assurée la part de l'administration locale et celle du pouvoir central, bien garanti la libre action de l'une et les moyens de répression de l'autre, lorsque nous aurons décidé qu'il n'y a pas de cens d'éligibilité et que les électeurs appelés, d'après les présomptions légales, peuvent choisir indistinctement dans toutes les positions sociales ceux qu'ils veulent avoir pour représentants, tout ne sera pas fini.

La société, je le sais, rencontrera encore de très graves difficultés. Avant que nous eussions donné des moyens d'existence à toute cette partie de la population, que notre révolution a pour ainsi dire déplacée ; avant que cette population solliciteuse, que trois ou quatre gouvernements nous ont léguée, se soit placée ou ait disparu par la succession du temps, il y aura toujours un principe de fermentation ; c'est une chose inévitable ; et il ne peut pas en être autrement. Avant qu'un meilleur système ait dirigé les facultés de notre jeunesse vers une existence moins spéculative et plus positive ; avant qu'il y ait plus de fixité dans les existences, et qu'on ait mis un terme à toutes les subalternes ; avant qu'il y ait une harmonie, un ensemble dans toutes les branches de cette administration, qui est encore incohérente (Bruit), nous serons, je le sais, dans une sorte d'agitation, nous aurons à lutter contre de grandes difficultés ; il faudra que ceux qui seront au timon de l'État aient le coeur et les mains bien fermes. Avant surtout que les gouvernements qui nous entourent nous pardonnent une organisation fondée sur les seules données du bon sens, sur le sentiment du bien-être et du droit de tous ; avant qu'ils nous aient pardonné des exemples qui les placent dans la nécessité de modifier ou de concilier, nous serons dans une situation qui ne sera pas naturelle, dans une situation violente, et dans notre pays, où, plus que dans tout autre, l'imagination domine souvent les autres facultés, ce qui tourmente surtout, c'est l'incertitude de l'avenir.

Il y aura, je le répète encore, de très graves difficultés à résoudre ; mais au moins elles ne sont pas insolubles. Un souverain, qui inspire toute confiance, qui a donné toute garantie, voilà un élément de succès et de force qui pourra nous faire sortir de cet état. Mais quant à l'essai que vous faites d'organiser notre société de manière à n'appeler, dans les droits politiques, qu'un dixième, qu'un centième, qu'un millième de la population, il me paraît complètement impossible. Je ne crains pas pour la liberté, je suis entièrement rassuré sur ce point, le gouvernement que vous organiserez d'après ces bases ne me paraît nullement menaçant pour la liberté. Je ne lui fais qu'un reproche : c'est de n'être pas assez fort, de ne pas nous offrir assez de garanties, assez de protection. (Nouveau bruit.)

Vous-mêmes, ne vous est-il pas échappé, dans vos discussions, soit sur le cens électoral, soit sur le cens d'éligibilité, de considérer le fractionnement que vous faites dans la population pour tel ou tel droit, comme une espèce d'essai, de dire : à mesure que les lumières s'éten­dront, nous céderons aux besoins de la civilisation ? Eh, messieurs, n'y a-t-il pas dans nos moeurs, dans notre esprit public, dans notre position, assez d'incertitude, sans que nous introduisions encore cet élément dans nos institutions ? Aujourd'hui, nous serons à 1 000 francs, dans dix ans à 500 francs, nous descendrons successivement, de manière, que ces bases qui sont déjà si faibles, vous les rendez plus faibles encore, en les modifiant et en inscrivant d'avance la chance de les modifier successivement.

II faut avoir le courage de se placer tout de suite à la limite des droits que vous devez conserver au pays, il faut avoir le courage de donner à la société une organisation que vous puissiez présenter comme définitive. Procéder autrement, c'est une mauvaise manière de donner de la force, de la fixité à un gouvernement.

Je demande pardon à la Chambre d'avoir ainsi généralisé la question ; j'en éprouvais le besoin, car ce ne serait pas la résoudre que de ne s'attacher qu'aux apparences de cette question.

C'est peut-être la dernière fois que nous aurons, sur une question de cette nature, à nous adresser au pays ; et puisque la Chambre est séparée en systèmes divers, puisque nous concevons différemment l'organisation du gouvernement, j'aurais désiré que chacun vint exposer ses principes. (Interruption.)

Ce n'est certes pas nous qui sommes appelés à porter peut-être la responsabilité de cette grande et immense expérience, c'est sans doute la Chambre qui nous succédera. Elle est appelée à se prononcer sur une grande question organique, à imprimer au gouvernement une marche définitive, il faut au moins que ses discussions soient précédées d'une discussion franche de notre part, que toutes les questions fondamentales soient examinées.

Et pour revenir à la question, quand je songe que cette Chambre qui va être élue en vertu de la loi que vous faites, qui va être choisie parmi ces éligibles dont le cercle est si restreint, aura peut-être à remplir à la fois le rôle de l'Assemblée constituante et de la Convention... (Vives réclamations.) Je serais désespéré que la Chambre attribuât à mes expressions un sens qu'elles n'ont pas. (Bruits divers.) La chambre qui nous succédera n'aura certes pas à remplir tous les devoirs de la Constituante et de la Convention ; car, Dieu merci, elle n'aura pas à statuer sur les prérogatives de la Couronne qui sont hors de toute question. (Mouvement d'adhésion.) Elle n'aura pas à reconstituer le pays dans ses bases fondamentales ; mais, vous l'avez écrit dans la Charte, elle aura à régler un des grands pouvoirs politiques de l'État ; elle aura à résoudre une des questions les plus difficiles de notre société politique ; elle aura à faire la part de la centralisation et des administrations locales. (Bruit.)

Que si, ce que la providence de notre pays écartera, je l'espère, les puissances étrangères ne nous pardonnaient pas notre révolution ; que si elles redoutaient l'influence puissante d'un gouvernement posé sur les principes de la souveraineté populaire ; que si elles nous attaquaient, cette Chambre n'aurait-elle pas à faire appel à toutes les énergies du pays comme doit le faire une assemblée en pareilles circonstances ? N'aurait-elle pas à diriger toutes les puissances morales et physiques du pays vers le but de l'indépendance de la patrie ? (Sensation.)

Sans doute pour remplir cette grande mission, elle aura pour guide, pour auxiliaire, pour appui, et un souverain en qui toute la France a confiance, et une nation qui a fait l'expérience des passions politiques, qui saura s'arrêter et respecter le principe de force et de vie du pays.

Il n'en est pas moins vrai que ce serait nous cacher la vérité à nous-mêmes que de nier la haute importance de la mission que cette Chambre aura bientôt à remplir, ce serait nous dissimuler notre situation, notre avenir, que de ne pas éprouver dans son coeur le besoin de voir appeler à cette Chambre tout ce que le pays a de plus énergique et de plus éclairé.

Quant à moi, c'est mon voeu bien prononcé, et c'est pour cela que je vote avec conviction pour l'amendement de M. Salverte, qui ne restreint dans aucun cercle, dans aucune limite la classe des citoyens parmi lesquels les électeurs devront choisir les mandataires appelés à accomplir cette grande mission.