Pierre-Henri Teitgen (11 avril 1952)

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Pierre-Henri Teitgen : Réponses aux attaques de Charles Maurras contre la Résistance (11 avril 1952)

Fin mars 1952, l'hebdomadaire royaliste Aspects de la France, substitut de L'Action française interdite en 1945, publia un article de Charles Maurras dénonçant la Résistance et l'épuration. Maurras condamné en 1945 aux travaux forcés à perpétuité pour intelligence avec l'ennemi par la cour de justice de Lyon, demandait la peine capitale pour M. de Menthon, député MRP, garde des sceaux à la Libération.

L'Assemblée nationale répliqua le 11 avril à cette diatribe qui, par son outrance, ressuscitait la violence polémique de la IIIe République, dont Charles Maurras était resté fondamentalement le contemporain.

     

M. Pierre-Henri Teitgen. Mes chers collègues, un hebdomadaire publiait récemment un article dont je me permettrai de vous lire les passages essentiels :« Suivant les estimations les plus raisonnables, communiquées par un ministre de l'Intérieur, M. Tixier, au colonel Passy, chef d'état-major du commandement des forces françaises de l'intérieur, la récente terreur de 1944-1945 a coûté à la France 105 000 têtes. La plupart étaient innocentes et bonnes françaises. Je suis aussi opposé qu'on peut l'être à des représailles qui en coûteraient 105 000 autres, ce qui ferait 210 000 pertes sèches pour le peuple français. On dit : c'est la justice. Je réponds que ce n'est pas la politique, une politique de généreuse fraternité nationale. Ce n'est pas l'art royal platonicien qu'ont professé ou pratiqué tous les pères de la patrie. Non, pas de représailles ! Il n'en faut à aucun prix.

« Mais, sur ces longs ruisseaux, d'un sang très pur, grossi d'une infecte sanie qui ne peuvent pas être purement et simplement oubliés, une impunité totale aurait pour premier effet de décourager les bons citoyens, le second, d'encourager les mauvais. Il faut au moins un châtiment, le mieux délimité possible. Réel. Sérieux.

« II en faut un. Le maximum de la clémence y pourrait même coïncider avec le châtiment d'un seul, qui ferait l'exemple abrégé des égarements et des scélératesses de tous.

« Seulement, ce responsable exceptionnel, pris pour coupable unique, doit être un délinquant certain, de ceux qui furent dénués de toute ombre d'excuse.

« Il serait donc injuste de le désigner parmi ces Juifs cruels qui, chez nous, ont cédé à leurs réflexes d'étrangers, sinon d'ennemis.

« La même justice scrupuleuse interdira de le choisir parmi les hommes de gauche : ils peuvent exciper très valablement de leur involontaire ignorance de l'Histoire de France et de la politique française. (Rires au centre et à droite).

« En revanche, cette histoire et cette politique sont bien connues des hommes de droite. C'est donc à droite que l'on a fait le mal en le sachant.

« Or, qui prendre de ce côté, sinon le co-auteur de l'abominable législation algérienne, M. de Menthon. Si on le met à part, on ne voit que deux ou trois insignifiantes fripouilles. C'est encore ce qu'ils ont de mieux.

« Le choix expiatoire de M. de Menthon offre ce premier intérêt de ne rien coûter à la France. (Mouvements divers et rires)...

« Sa tête peut rouler dans le panier à son, la communauté n'en sera pas appauvrie d'une parcelle de valeur, force ou lumière. Mais, second avantage. M. de Menthon porte un joli nom, il semble avoir un beau château, est I'arrière-petit-neveu d'un saint, sa famille est très bien posée ; sa toge de jurisconsulte, sa profession parlementaire le mettent à part et en haut. Son faux nez de super-patriote, son faciès dévot de pharisien uni lui composent le type achevé de l'exemple éloquent, celui qu'on voit et qu'on entend de loin. Il pourra servir de leçon aux grands bourgeois friands d'aventures démagogiques plus ou moins baptisées. Le procès régulier de son infamie algérienne ne peut manquer de faire apparaître les nombreux assassinats juridiques dont il porte le poids. Aucun jury impartial ne lui refusera la peine capitale.

« Écoutez ce que lui chante un poète ami qui me ressemble comme un frère :

« O toi qui acculas, empuantant l'Europe.
Nos sceaux français, le saint de ta race et ton Dieu,
Professeur de droit qui le droit salopes,
Tartufe de Menthon, terroriste pieux.
Il faut, il faut payer ! Non sous de nobles balles,
Contre un poteau de guerre : au froid petit matin ;
François, le couperet peint sur ta nuque pâle
La rainure de Guillotin. »

Cet article, qui prend la forme d'une lettre publique au Président de la République, est une sorte de manifeste, le manifeste de ceux qui voudraient réhabiliter la collaboration, la trahison et condamner la Résistance. Avant de dire quelles réflexions il inspire à tous ceux qui ont participé à cette Résistance, je voudrais qu'on me permette deux observations préalables.

D'abord, je ne critiquerai pas la mesure de grâce dont vient de bénéficier l'auteur de cet article condamné par la cour de justice de Lyon aux travaux forcés à perpétuité.

Je ne le critiquerai en aucune manière, je dirai même qu'ayant lu cette infamie mes amis continuent à approuver les mesures de grâce de cette nature, car la grâce médicale n'est pas attachée à la repentance, elle est attachée à l'âge et à la maladie ; ce sont ses seuls motifs ; elle est de ce fait déjà hors de discussion.

Ma seconde observation est la suivante. Les manifestes de cette sorte et tout ce qui pourrait par la suite être publié de la même encre ne modifieront pas notre position au sujet de l'amnistie.

Nous sommes résolus à nous montrer pitoyables. Nous n'admettrons pas que d'infâmes écrits puissent, par répercussion contribuer à maintenir en prison de pauvres hères qui, eux peut-être ont droit à la pitié. (Applaudissements au centre, à droite, à l'extrême droite et sur certains bancs à gauche.)

M. Pierre-Henri Teitgen. Eh bien ! je dis qu'il est affreux de voir aujourd'hui des Français, des gens qui se prétendent tels, reprendre, sept ans après les faits que je viens de résumer, les campagnes antisémites, tandis que, pour des siècles, peut-être, l'antisémitisme est lié intrinsèquement, indissolublement aux crimes du nazisme et de l'hitlérisme. (Applaudissements au centre, à gauche, à droite et à l'extrême droite.)

Le même manifeste insulte la Résistance dans son ensemble et l'un de ses chefs pris en manière de symbole. L'insulte à la Résistance dans son ensemble, la voici :
« La récente terreur de 1944-1945 a coûté à la France 105 000 têtes dont la plupart étaient innocentes et bonnes françaises. »

La Résistance n'aurait été qu'une organisation du meurtre et de l'assassinat !

M. Jacques Isorni. Voulez-vous me permettre de vous interrompre, monsieur Teitgen ? (Mouvements divers.)

M. Pierre-Henri Teitgen. Oui.

M. le président. La parole est à M. Isorni, avec la permission de l'orateur. (Exclamations sur de nombreux bancs.)

A l'extrême gauche. Pétain !

M. Roger de Saivre. Oui. Pétain ! (Vives protestations à l'extrême gauche, à gauche et au centre. - Mouvements divers.)

M. Achille Auban. Vive la France !

M. Roger de Saivre. Vive la France !

M. Achille Auban. Vive la Résistance, mais non Pétain !

M. Marc Dupuy. À bas Pétain et les pétainistes !

M. Guy Desson. À bas les assassins !

M. le président. Je ne permettrai pas ces interruptions M. Isorni a seul la parole.

Mme Alice Sportisse. Un député a osé crier : « Vive Pétain ! »

Sur divers bancs à l'extrême gauche. Pétain !

M. Roger de Saivre. Oui, Pétain !

M. le président. Je vous demande de ne pas créer d'incidents et de laisser M. Isorni, comme c'est son droit, s'exprimer dans le calme.
La parole est à M. Isorni. (Protestations à l'extrême gauche.)

M. Jacques Isorni. Je n'ai pas encore dit un mot.

Je ne crois pas, monsieur Teitgen, que ce soit le moment d'engager un certain nombre de procès. Je pense qu'un débat viendra bientôt, le plus tôt possible, où nous pourrons nous expliquer.

Je fais donc, et vous le comprendrez, de très sérieuses réserves sur un certain nombre de propos que vous avez tenus. (Vives exclamations à l'extrême gauche, à gauche, au centre et à l'extrême droite.)

M. Marc Dupuy. Avocat de Pétain ! C'est une honte !

Mme Eugénie Duvernois. C'est une insulte à la Résistance, c'est un scandale !

Mme Rose Guérin. C'est aujourd'hui l'anniversaire de la libération des camps de concentration nazis. On ne peut laisser ici tenir de tels propos.

M. le président. La démocratie, c'est la liberté de parole.

M. Jacques Isorni. Je n'oublie pas que j'ai été l'élu, sinon des prisonniers...

Mme Rose Guérin. Au rabais !

M. Jacques Isorni. ... mais de leurs familles et de leurs amis. Et ce serait une lâcheté pour moi d'en renier ou d'en abdiquer quoi que ce soit.

(Applaudissements sur certains bancs à droite, - Exclamations sur de nombreux bancs.)

M. Lionel de Tinguy. Monsieur Guitton, qui applaudissez, vous irez expliquer votre position à vos électeurs !

M. Michel Raingeard. Vous élevez le débat, monsieur de Tinguy !

M. Jacques Isorni. Je tenais à dire qu'ayant été l'élu des prisonniers... (Interruptions sur divers bancs.)

M. Édouard Depreux. Il y avait eu d'autres prisonniers avant ceux-là, monsieur Isorni.

M. le président. Je vous en prie, mes chers collègues, la tenue de l'Assemblée doit être plus éloquente que n'importe quelle parole.

M. Jacques Isorni. Nous savons que la France a vécu le drame le plus douloureux et le plus profond de son histoire.
Personnellement, je n'ai jamais tenu de propos qui pût heurter un adversaire.

Mme Rose Guérin. Défenseur de Pétain ! Vous avez soutenu la trahison. (Exclamations à droite.)

M. le président. Mme Péri est inscrite. Elle pourra exprimer tout à l'heure votre opinion.

M. Jacques Isorni. J'ai fait tout ce que j'ai pu et je continuerai à faire, par la suite, tout ce que je peux...

Mme Rose Guérin. Pour faire libérer les traîtres !

M. Jacques Isorni. ... pour que cette page du passé puisse être tournée dans la sérénité et la justice et pour que soit mis un terme à ce drame de la nation, en raison des tâches immenses qui attendent la France.

M. Léon Boutbien et M. Clément Taillade. C'est à Maurras qu'il faut dire cela !

M. Pierre-Henri Teitgen. Nous demandons au Gouvernement de publier, après enquête contrôlée, la statistique par département du nombre d'exécutions sommaires imputées aux organisations de résistance en distinguant, comme je le disais tout à l'heure, la période du 10 juillet 1940 au 6 juin 1944, la période du 6 juin 1944 au 10 septembre 1944, et, enfin, celle qui s'est ouverte le 10 septembre 1944.

Nous lui demandons, en dernier lieu, de veiller à l'exacte application des lois, de l'article 33 de la loi sur la presse et du titre III de la loi du 5 janvier 1951, étant bien précisé que, dans le cas que je viens de signaler, nous ne demandons aucune poursuite.

Notre ambition est plus grande : obtenir de l'Assemblée qu'elle salue l'héroïque passé, obtenir du Gouvernement qu'il nous aide à défendre ce qui fut aussi l'honneur de la France. (Vifs applaudissements au centre, où les députés se lèvent, à gauche, sur de nombreux bancs à droite et à l'extrême droite. - En regagnant son banc, l'orateur reçoit les félicitations de ses collègues.)

M. le président. La parole est à M. Minjoz.

M. Jean Minjoz. Au nom du groupe socialiste, je m'associe à l'émouvante intervention de M. Teitgen. Nous approuvons ses déclarations sauf sur le point de l'amnistie. Mais ce n'est pas l'heure de discuter de cette question et lorsque les propositions de loi actuellement examinées par la commission de la justice seront soumises à l'Assemblée, nous exposerons nos vues, comme nous l'avons fait il y a un an.

Nous estimons, cependant, que la solution du problème serait singulièrement facilitée si on ne lisait pas quotidiennement des articles analogues à celui publié par le journal cité par M. Teitgen.

Je ne puis m'empêcher de me souvenir que c'est le bras de M. Maurras qui arma l'assassin de Jaurès en 1914 et je me rappelle avoir lu la plaidoirie du président Paul-Boncour qui avait montré comment l'Action française était arrivée à armer le criminel, esprit simple, et à faire disparaître l'homme qui était la sauvegarde de la paix.

Voilà pourquoi je demande au Gouvernement de veiller à ce que dans la presse libre, dans la presse de la République, ne paraissent pas de ces appels au meurtre qui déshonorent un régime et qui font qu'ensuite des bras se trouvent armés. (Applaudissements à gauche et au centre).