Sieyès, Mirabeau et Bergasse (15-17 juin 1789)

Partager

1 partage(s)

Contenu de l'article

Sieyès, Mirabeau et Bergasse : Le tiers état se constitue en Assemblée nationale (15-17 juin 1789)

Le clergé, la noblesse et le tiers état sont réunis le 5 mai 1789 en états généraux et siègent en chambres séparées. Le 6 mai, le tiers état, reste dans la salle générale, alors que les deux autres ordres sont dans des chambres particulières. Le tiers état demande la vérification en commun des pouvoirs des députés des trois ordres et prend le titre, à l'instar de l'Angleterre, d'Assemblée des communes, manifestant son identification à la nation. Le 11 mai la chambre de la noblesse, sans tenir compte de la demande des députés du tiers, se déclare constituée. La noblesse rejette le principe du vote par tête par 141 voix contre 47, et le clergé, plus divisé, par 133 voix pour la vérification des pouvoirs contre 114 en faveur d'une chambre unique. Le 23 mai sont ouvertes les conférences de conciliation entre les trois ordres, mais elles n'aboutissent à aucun accord. Le 25 c'est un nouvel échec. Suspendues, les conférences de conciliation reprennent le 30 mai, à la demande de Louis XVI, repoussée par les Communes qui ont adopté une adresse de protestation de Mirabeau. Le 10 juin les Communes, après un dernier appel aux deux autres ordres, décident la vérification, à elles seules, des pouvoirs de tous les députés. L'astronome Jean Sylvain Bailly, doyen de l'Assemblée des communes, qui avait très vite succédé à d'Ailly, en devient le président provisoire. Dans la soirée du 12 juin, commence l'appel nominal des députés par bailliages. Trois curés viennent se réunir au tiers état, puis six dont Henri Grégoire, curé d'Embermesnil, dans la Meurthe. Une fois la vérification achevée, s'ouvre la discussion sur la dénomination de l'Assemblée. Sieyès, membre du clergé mais député du tiers, célèbre pour son pamphlet Qu'est-ce que le tiers état ?, prend la parole, le 15 juin 1789, pour présenter une motion sur la constitution des communes en Assemblée des représentants connus et vérifiés de la nation française. Mirabeau propose aux députés de prendre le nom de « représentants du peuple français ». Le 16 juin Sieyès revient défendre sa motion dont il remplace le titre par celui d'Assemblée nationale qui vient d'être proposé par Legrand. Le débat se prolonge jusqu'à minuit. Le 17 juin 1789 le doyen met aux voix plusieurs motions : celle de Sieyès obtient 491 voix contre 90. Le tiers état se constitue en Assemblée nationale, décidant provisoirement, par un premier décret, la perception des impôts et le service de la dette publique. C'est l'acte de naissance politique de la nation.

       

 

L'abbé Sieyès : Motion sur la constitution des communes en Assemblée des représentants connus et vérifiés de la nation française
La vérification des pouvoirs étant faite, il est indispensable de s'occuper, sans délai, de la constitution de l'Assemblée. Il est constant, par le résultat de la vérification des pouvoirs, que cette Assemblée est déjà composée des représentants envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la Nation. Une telle masse de députations ne saurait être inactive par l'absence des députés de quelques bailliages, ou de quelques classes de citoyens ; car les absents qui ont été appelés ne peuvent point empêcher les présents d'exercer la plénitude de leurs droits, surtout lorsque l'exercice de ces droits est un devoir impérieux et pressant. De plus, puisqu'il n'appartient qu'aux représentants vérifiés de concourir à former le voeu national, et que tous les représentants vérifiés sont dans cette Assemblée, il est encore indispensable de conclure qu'il lui appartient, et qu'il n'appartient qu'à elle d'interpréter et de présenter la volonté générale de la Nation ; nulle autre Chambre de députés, simplement présumés, ne peut rien ôter à la force de ses délibérations ; enfin, il ne peut exister entre le Trône et l'Assemblée aucun veto, aucun pouvoir négatif. L'Assemblée juge donc que l'oeuvre commune de la restauration nationale peut et doit être commencée sans retard par les députés présents, et qu'ils doivent la suivre sans interruption comme sans obstacle. La dénomination d'Assemblée des représentants connus et vérifiés de la Nation française, est la seule dénomination qui convienne à l'Assemblée dans l'état actuel des choses, la seule qu'elle puisse adopter, tant qu'elle ne perdra pas l'espoir de réunir dans son sein tous les députés aujourd'hui absents ; elle ne cessera de les appeler, tant individuellement que collectivement, à remplir l'obligation qui leur est imposée de concourir à la tenue des états généraux. À quelque moment que les députés absents se présentent dans le cours de la session qui va s'ouvrir, elle déclare d'avance qu'elle les recevra avec joie et s'empressera, après la vérification de leurs pouvoirs, de partager avec eux les grands travaux qui doivent procurer la régénération de la France.

M. le comte de Mirabeau [...] Chacun de vous sent, Messieurs, combien il serait facile aujourd'hui d'essayer, par un discours véhément, de nous porter à des résolutions extrêmes ; vos droits sont si évidents, vos réclamations si simples, et les procédés des deux ordres si manifestement irréguliers, leurs principes tellement insoutenables, que le parallèle en serait au-dessous de l'attente publique. Que dans les circonstances où le Roi lui-même a senti qu'il fallait donner à la France une manière fixe d'être gouvernée, c'est-à-dire une Constitution, on oppose à ses volontés et aux voeux de son peuple les vieux préjugés, les gothiques oppressions des siècles barbares ; qu'à la fin du XVIIIe siècle une foule de citoyens dévoile et suive le projet de nous y replonger, réclame le droit d'arrêter tout, quand tout doit marcher ; c'est-à-dire de gouverner tout à sa guise, et qualifie cette prétention vraiment délirante de propriétés ; que quelques personnes, quelques gens des trois États, parce que, dans l'idiome moderne, on les a appelés des ordres, opposent sans pudeur la magie de ce mot vide de sens à l'intérêt général, sans daigner dissimuler que leurs intérêts privés sont en contradiction ouverte avec cet intérêt général ; qu'ils veulent ramener le peuple de France à ces formes qui classaient la Nation en deux espèces d'hommes, des oppresseurs et des opprimés ; qu'ils s'efforcent de perpétuer une prétendue Constitution où un seul mot prononcé par 151 individus pourrait arrêter le Roi et 25 millions d'hommes ; une Constitution où deux ordres qui ne sont ni le peuple, ni le prince, se serviront du second pour pressurer le premier, du premier pour effrayer le second, et des circonstances pour réduire tout ce qui n'est pas eux à la nullité ; qu'enfin, tandis que vous n'attestez que les principes et l'intérêt de tous, plutôt que ne pas river sur nous les fers de l'aristocratie, ils invoquent hautement le despotisme ministériel, sûrs qu'ils se croient de le faire dégénérer toujours par leurs cabales en une anarchie ministérielle ; c'est le comble sans doute de la déraison orgueilleuse. Et je n'ai pas besoin de colorer cette faible esquisse pour démontrer que la division des ordres, que le veto des ordres, que l'opinion et la délibération par ordre seraient une invention vraiment sublime pour fixer constitutionnellement l'égoïsme dans le sacerdoce, l'orgueil dans le patriciat, la bassesse dans le peuple, la division entre tous les intérêts, la corruption dans toutes les classes dont se compose la grande famille, la cupidité dans toutes les âmes, l'insignifiance de la Nation, la tutelle du prince, le despotisme des ministres [...].

D'ailleurs, ce titre de représentants connus et vérifiés est-il bien intelligible ? Frappera-t-il vos commettants, qui ne connaissent que les états généraux ? - Les réticences qu'il est destiné à couvrir conviennent-elles à votre dignité ? - La motion de M. l'abbé Sieyès vous donne-t-elle des racines assez profondes ? - N'est-elle pas évidemment une détermination première, laquelle a des conséquences qui doivent être développées ?

Doit-on vous lancer dans la carrière, sans vous montrer le but auquel on se propose de vous conduire ? Pouvez-vous, sans une précipitation indigne de votre prudence, et vraiment périlleuse dans les circonstances, ne pas avoir un plan arrêté d'opérations successives, qui fait le garant de votre sagesse et le mobile de vos forces ?

Le titre de députés connus et vérifiés de la Nation française ne convient, ni à votre dignité, ni à la suite de vos opérations, puisque la réunion que vous voulez espérer et faciliter dans tous les temps vous forcerait à le changer. Ne prenez pas un titre qui effraye. Cherchez-en un qu'on ne puisse vous contester, qui plus doux, et non moins imposant dans sa plénitude, convienne à tous les temps, soit susceptible de tous les développements que vous permettent les événements, et puisse, au besoin, servir de lance comme d'aide aux droits et aux principes nationaux. Telle est, à mon sens, la formule suivante : représentants du peuple français. Qui peut vous disputer ce titre ? Que ne deviendra-t-il pas quand vos principes seront connus, quand vous aurez proposé de bonnes lois, quand vous aurez conquis la confiance politique ! - Que feront les deux autres alors ? - Adhéreront-ils ? Il le faudra bien ; et s'ils en reconnaissent la nécessité, que leur en coûtera-t-il de plus pour adhérer dans une forme régulière ? - Refuseront-ils d'adhérer ? Nous prononcerons contre eux, quand tout le monde pourra juger entre nous.

Mais ce n'est point assez de constituer notre Assemblée, de lui donner un titre, le seul qui lui convienne, tant que les deux autres ordres ne se réuniront pas à nous en états généraux. Il faut établir nos principes : ces principes sages et lumineux, qui jusqu'à présent nous ont dirigés. Il faut montrer que ce n'est pas à nous, mais aux deux ordres, qu'on doit attribuer cette non-réunion des trois États que Sa Majesté a convoqués en une seule Assemblée.

Il faut montrer pourquoi et comment nous allons entrer en activité ; pourquoi et comment nous soutenons que les deux ordres ne peuvent s'y mettre eux-mêmes en se séparant de nous.

Il faut montrer qu'ils n'ont aucun veto, aucun droit de prendre des résolutions séparées des nôtres. Il faut annoncer nos intentions et nos vues ; il faut assurer, par une démarche également sage, légale et graduée, la solidité de nos mesures, maintenir les ressources du gouvernement, tant qu'on les fera servir au bien national, et présenter aux créanciers de l'État l'espoir de cette sécurité qu'ils désirent, que l'honneur national exige que nous leur offrions ; mais toujours en la faisant dépendre du succès de cette régénération nationale, qui est le grand et le premier objet de notre convocation et de nos voeux [...].

M. Bergasse : Messieurs, j'adopte, presque dans tous ses points, la motion de M. l'abbé Sieyès. J'en eusse fait une à peu près semblable s'il ne m'eût prévenu, et vous me permettrez de développer ici les motifs qui me portent à penser comme lui.
Il n'est aucun de nous qui ne sente que nous ne pouvons différer davantage de nous constituer. Nous avons dû nous condamner à l'inaction dans laquelle nous avons vécu jusqu'à présent, tant que nous avons eu l'espoir de ramener dans la salle de l'Assemblée nationale, pour y délibérer en commun avec nous, les députés de la noblesse et les députés du clergé. Peut-être cet espoir n'est-il pas perdu sans retour, du moins faut-il toujours le conserver ; mais, quoi qu'il en soit, notre inaction, qui fut sage dans le principe, cesserait de l'être aujourd'hui, si nous pouvions y persister encore.

Le moment est donc arrivé où nous devons nous occuper des grands objets que la Nation a soumis à notre examen ; mais pour nous occuper de ces objets avec la dignité qui convient au caractère auguste dont elle nous a revêtus, il importe que nous nous constituions dans les circonstances difficiles où nous sommes, de manière à ne pas perdre aucun des droits qu'elle nous a chargés de défendre, de manière à n'abandonner aucun des principes dont ces droits ne sont que l'heureuse conséquence.
Vous avez regardé, Messieurs, comme un de ces principes essentiels, et dont vous ne pouviez vous départir sans nuire sans retour à la tâche importante que vous avez à remplir, le principe qu'il faut délibérer par tête, et non par ordre, dans l'Assemblée nationale.

D'après cette opinion, il ne nous a pas paru convenable de souffrir que ce principe fût altéré ou modifié, même par aucun système ayant pour objet la conciliation entre les ordres, quelques avantages néanmoins que de tels systèmes puissent produire, quelque respectables que fussent les motifs de ceux qui les proposaient, quelque louable que pût être le but auquel ils voulaient tendre.

Quand il en sera temps, il ne vous sera pas bien difficile de démontrer qu'en agissant ainsi, vous n'avez fait que remplir un devoir impérieux, et que si vous aviez pu vous permettre une conduite opposée, vous n'auriez pas moins compromis les intérêts du monarque, que les intérêts de la Nation, que les intérêts même des deux classes de citoyens privilégiés, qui semblent, en ce moment, se séparer de vous, séduites malheureusement par des préjugés funestes, dont elles n'ont calculé ni l'influence, ni le danger.

Vous direz à la Nation : que si vous n'avez pas voulu vous désister, même d'une manière provisoire, de la délibération par tête, c'est qu'il ne vous a pas été permis d'oublier que l'oeuvre principale à laquelle vous êtes appelés est une Constitution à faire ; c'est que vous avez compris que pour travailler à cette oeuvre avec quelque succès il faut que tous ceux qui y coopèrent aient une volonté semblable, tendent au même but, s'unissent dans les mêmes habitudes ; c'est que vous êtes convaincus que votre Constitution ne serait qu'un assemblage de pièces peu faites pour aller ensemble, si les hommes destinés à en tracer le plan n'entretenaient entre eux une communication intime et de tous les instants ; c'est que vous n'avez pu vous persuader qu'une Constitution étant une chose commune, où tous les intérêts doivent être ordonnés pour l'intérêt général, il fût sage, il fût même possible de déterminer une Constitution, en isolant les intérêts, en les faisant, pour ainsi dire, délibérer à part, en les séparant avec une attention puérile, quand le bien public exige, avec autant d'empire, qu'ils soient confondus.

Vous direz à la Nation : que si vous n'avez pas voulu vous désister de la délibération par tête, c'est que vous avez parfaitement senti qu'une telle condescendance consommait, sans retour, dans la monarchie, la distinction des ordres avec toutes les conséquences déplorables qu'elle entraîne ; c'est que vous n'avez pu vous dissimuler que, cette distinction une fois consommée, quelque promesse qu'on eût pu vous faire, quels qu'eussent été même les sacrifices auxquels on se serait décidé, infailliblement la seule force des choses aurait maintenu ou promptement ramené parmi nous, la distinction entre les professionnels qu'on n'y remarque pas moins qu'entre les ordres, et qui en est la suite inévitable ; qu'ainsi, comme par le passé, vous auriez compté un petit nombre de professions honorables, affectées uniquement aux privilégiés, et un grand nombre de professions qu'aucun honneur n'aurait environnées, parce que les privilégiés auraient dédaigné de les remplir.

Vous direz à la Nation : que les professions honorables étant aussi celles auxquelles le pouvoir est attaché, telles que la profession militaire, la magistrature supérieure, les premières dignités de l'Église, vous n'avez pas eu de peine à voir que, de la seule distinction des ordres, il résultait que la totalité des citoyens se serait naturellement divisée en deux classes : la classe des nobles qui aurait gouverné, et la classe nombreuse du peuple à laquelle on n'aurait laissé d'autres destinées que d'obéir, sans espoir de jamais gouverner à son tour ; et si partout où beaucoup d'hommes gouvernent par le seul privilège de la naissance, l'aristocratie existe avec tous ses abus, vos commettants comprendront facilement que lorsque vous vous êtes élevés avec tant de persévérance et de force contre la distinction des ordres, lorsque vous avez refusé de rien entreprendre sous un pareil régime, même pour la propriété commune, c'est qu'en combattant cette distinction funeste, c'était aussi l'aristocratie, c'est-à-dire le pire de tous les gouvernements, que vous vous occupiez de combattre [...].