N° 2426 - Rapport d'information de MM. Daniel Garrigue et Christian Paul déposé par la délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne sur la brevetabilité des inventions mises en oeuvre par ordinateur (COM [2002] 92 final / E 1965)




N° 2426

_______

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 29 juin 2005

RAPPORT D'INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA DÉLÉGATION DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

POUR L'UNION EUROPÉENNE (1),

sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre
par ordinateur
(COM [2002] 92 final / E 1965)
,

ET PRÉSENTÉ

par MM. Daniel GARRIGUE et Christian PAUL,

Députés.

________________________________________________________________

(1) La composition de cette Délégation figure au verso de la présente page.

La Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne est composée de : M. Pierre Lequiller, président ; MM. Jean-Pierre Abelin, René André, Mme Elisabeth Guigou, M. Christian Philip, vice-présidents ; MM. François Guillaume, Jean-Claude Lefort, secrétaires ; MM. Alfred Almont, François Calvet, Mme Anne-Marie Comparini, MM. Bernard Deflesselles, Michel Delebarre, Bernard Derosier, Nicolas Dupont-Aignan, Jacques Floch, Pierre Forgues, Mme Arlette Franco, MM. Daniel Garrigue, Michel Herbillon, Marc Laffineur, Jérôme Lambert, Edouard Landrain, Robert Lecou, Pierre Lellouche, Guy Lengagne, Louis-Joseph Manscour, Thierry Mariani, Philippe Martin, Jacques Myard, Christian Paul, Didier Quentin, André Schneider, Jean-Marie Sermier, Mme Irène Tharin, MM. René-Paul Victoria, Gérard Voisin.

SOMMAIRE

_____

Pages

INTRODUCTION 5

I.  LES CHOIX JURIDIQUES SONT VIVEMENT DEBATTUS EN EUROPE 7

A. L'exclusion de principe de la brevetabilité et la protection des logiciels par le droit d'auteur 7

B. La pratique de l'Office européen des brevets a évolué dans le sens de l'admission de la brevetabilité... 7

C. ...qui reste plus restrictive qu'aux Etats-Unis 9

II. LA PROPOSITION DE DIRECTIVE : LES DIFFICULTES DE LA DEFINITION DU CHAMP DE LA BREVETABILITE 11

A. La proposition de la Commission : la volonté d'un alignement sur la pratique de l'Office européen des brevets 11

B. En première lecture, le Parlement européen a souhaité limiter de façon importante le champ de la brevetabilité 12

C. La position commune du Conseil : le souhait de maintenir une conception plus large de la brevetabilité 13

D. Les perspectives pour la deuxième lecture au Parlement européen 13

III. LES POSITIONS DES ACTEURS SONT DIVERGENTES 15

A. Les acteurs du secteur des logiciels en Europe 15

B. Les positions face à la brevetabilité des inventions logicielles 16

1) Les grands éditeurs de logiciels 16

2) Les autres sociétés éditrices de logiciels et les sociétés de services informatiques 16

3) Les partisans des logiciels libres 17

4) Les entreprises fournissant et utilisant des logiciels intégrés à leurs produits 18

5) Un rejet général du modèle américain 18

IV. POSITIONS DES RAPPORTEURS 21

A. Contribution de M. Daniel Garrigue 21

B. Contribution de M. Christian Paul 22

TRAVAUX DE LA DELEGATION 25

ANNEXES 27

Annexe 1 : Liste des personnes auditionnées 29

Annexe 2 : Glossaire 31

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

La proposition de directive du 20 février 2002 sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur traite d'un sujet aux enjeux très importants, politiques, économiques mais aussi sociétaux. Ces enjeux sont liés au développement des connaissances, à l'innovation, à la concurrence, à la position des entreprises européennes dans des secteurs stratégiques.

La Délégation s'était exprimée une première fois sur la proposition en décembre 2002, mais l'importance du débat et le déroulement de la procédure de codécision depuis lors rendaient souhaitables, selon nous, un nouvel examen plus approfondi.

Nous avons été amenés à auditionner une quinzaine de personnes, représentant les différents acteurs concernés, ainsi que le rapporteur de la commission juridique du Parlement européen, M. Michel Rocard.

La procédure de codécision en est aujourd'hui au stade de la deuxième lecture au Parlement européen. La position commune du Conseil adoptée en mars dernier avait fait ressortir de très nets désaccords entre les deux organes.

Cependant, avant d'exposer les problématiques du débat, il nous paraît nécessaire de rappeler brièvement quelques définitions.

Un logiciel est la spécification, dans un langage informatique, d'un ensemble d'instructions pouvant être exécutées par un ordinateur. Plusieurs catégories de logiciels existent : des programmes d'application (par exemple des logiciels spécialisés, des logiciels bureautiques), des logiciels d'infrastructure (comme les systèmes d'exploitation) et des logiciels « embarqués », c'est-à-dire intégrés à des systèmes physiques, dans des industries très variées comme les télécommunications, l'aéronautique, l'automobile ou encore l'électronique grand public.

Notons cependant qu'il n'existe pas de définition des logiciels ou des programmes d'ordinateur dans les textes nationaux, européens ou internationaux régissant la propriété intellectuelle. Cette absence peut s'expliquer par la volonté de ne pas figer une définition susceptible d'évoluer en fonction de la technique.

Conformément aux accords ADPIC(1) conclus en 1994 dans le cadre de l'OMC, les brevets confèrent une protection de 20 ans à une invention de produit ou de procédé dans tous les domaines technologiques. Les quatre critères fondamentaux des brevets sont, la nouveauté, l'inventivité, l'applicabilité industrielle et le caractère technique de l'invention.

Malgré l'harmonisation opérée par les accords ADPIC, le système des brevets fonctionne selon un principe de couverture nationale. L'Office européen des brevets (OEB)(2) créé par la Convention de Munich sur le brevet européen, signée en 1973, délivre des brevets européens, valables dans les pays désignés par le demandeur. Il n'existe pas encore de brevet communautaire, les négociations sur la proposition de règlement de 2000 tendant à sa création étant actuellement bloquées par la question du régime linguistique.

Les solutions juridiques sont vivement débattues en Europe depuis plusieurs années et la proposition de directive en discussion depuis 2002 souligne les difficultés de la définition du champ de la brevetabilité. En outre, les positions des différents acteurs reflètent des intérêts contradictoires.

L'article 52.2c de la Convention de Munich sur le brevet européen dispose que les programmes d'ordinateur « en tant que tels » ne doivent pas être considérés comme des inventions et ne peuvent faire l'objet de brevets.

Au plan communautaire, la directive 91/250 concernant la protection juridique des programmes d'ordinateur dispose que les Etats membres doivent les protéger par le droit d'auteur.

La protection des logiciels par le droit d'auteur est harmonisée au plan international. Elle est affirmée dans l'article 10 des accords ADPIC et dans l'article 4 du traité de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) sur le droit d'auteur, qui dispose que « Les programmes d'ordinateur sont protégés en tant qu'œuvres littéraires au sens de l'article 2 de la convention de Berne. La protection prévue s'applique aux programmes d'ordinateur quel qu'en soit le mode ou la forme d'expression ».

Les deux protections ne sont pas équivalentes : le droit d'auteur protège l'expression du programme et prohibe la copie exacte. En revanche, il n'empêche pas l'écriture d'autres programmes, possédant les mêmes fonctionnalités.

La situation en Europe a évolué progressivement, sous l'influence de la jurisprudence de la chambre de recours technique de l'OEB.

En effet, après une première décision en 1986 (affaire VICOM)(3), dans laquelle la chambre a estimé qu'un procédé fondé sur un algorithme pouvait présenter des effets techniques et donc être brevetable, deux décisions IBM de 1998(4) et 1999 ont affirmé que « les programmes d'ordinateur doivent être considérés comme des inventions brevetables lorsqu'ils ont un caractère technique ».

Or la notion de technique, fondamentale en droit des brevets, n'est définie ni dans les ADPIC ni dans la Convention de Munich ; elle relève donc largement de l'interprétation de l'OEB.

En l'espèce, celui-ci l'a définie comme tenant aux effets techniques allant au-delà des interactions physiques normales entre un programme et un ordinateur (c'est-à-dire au-delà des changements électriques inhérents à l'exécution d'un programme par un ordinateur).

Sur cette base, l'OEB a enregistré à ce jour plusieurs dizaines de milliers de brevets pour des inventions mises en œuvre par ordinateur.

L'OEB justifie l'évolution de sa jurisprudence et de sa pratique par l'idée que les programmes d'ordinateur « en tant que tels » restent exclus de la brevetabilité, conformément à l'article 52 de la Convention de Munich, et que seules des inventions mettant en œuvre ces programmes peuvent être brevetées.

En tout état de cause, on ne peut que constater que cette jurisprudence est particulièrement complexe et aboutit à une situation confuse : la contradiction, réelle ou apparente selon les points de vue, entre la convention de Munich et la pratique de l'OEB est source d'insécurité juridique et est à l'origine de différences de jurisprudence entre la chambre de recours de l'OEB et les juridictions nationales.

Aux Etats-Unis, il n'existe pas de texte légal excluant la brevetabilité des logiciels. Depuis 1995, l'office des brevets américain, l'USPTO(5), accepte de délivrer des brevets pour des logiciels s'ils satisfont aux critères généraux en vigueur, la nouveauté et l'utilité. Le critère de l'utilité est plus large que celui du caractère technique appliqué par l'OEB.

L'USPTO accepte aussi de breveter des méthodes destinées à l'exercice d'activités économiques (business methods). A titre d'exemple, ceci peut concerner une méthode de calcul de primes en fonction de différents paramètres pour une société d'assurances. De tels brevets se sont multipliés dans le domaine du commerce électronique.

En outre, les recherches effectuées par l'USPTO sur l'état de la technique sont souvent insuffisantes et aboutissent à de mauvais brevets, ne répondant pas au critère d'inventivité, comme celui délivré à Amazon pour l'achat par un simple clic de la souris.

Il convient de souligner que la décision « Hitachi » du 21 avril 2004 de la chambre de recours technique de l'OEB marque une évolution très nette. Cette décision a admis le principe de la brevetabilité des méthodes impliquant des « moyens techniques », notion qui repose sur une interprétation très large du critère d'inventivité. La décision explique en effet que cette interprétation « inclut des activités qui sont si courantes que leur caractère technique tend à être négligé, par exemple l'acte consistant à écrire en utilisant un stylo et du papier. Inutile de préciser toutefois que cela ne signifie pas que toutes les méthodes impliquant l'utilisation de moyens techniques sont brevetables. Elles doivent toujours être nouvelles, représenter une solution technique non évidente à un problème technique et être susceptibles d'application industrielle ».

La Commission a présenté la proposition de directive relative à la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur en février 2002, afin d'harmoniser les législations nationales dans le sens de la pratique de l'OEB. La Commission affirme, dans l'exposé des motifs de la proposition, vouloir éviter toute extension du champ de la brevetabilité par rapport à cette pratique.

La proposition initiale de la Commission dispose que pour être brevetable, une invention mise en œuvre par ordinateur doit satisfaire aux critères habituels de nouveauté, d'application industrielle et impliquer une activité inventive. Cette dernière doit présenter une contribution technique, c'est-à-dire « une contribution à l'état de la technique dans un domaine technique, qui n'est pas évidente pour une personne du métier ». Cette définition de la contribution technique reprend celle utilisée dans la jurisprudence de l'OEB(6).

Cependant, la proposition de la Commission repose sur une conception extensive de la brevetabilité, puisque l'article 3 dispose que « Les Etats membres veillent à ce qu'une invention mise en œuvre par ordinateur soit considérée comme appartenant à un domaine technique ».

En ce qui concerne l'interopérabilité, c'est-à-dire la possibilité pour deux logiciels de fonctionner ensemble grâce à des interfaces compatibles, la proposition renvoie à la directive 91/250 concernant la protection juridique des programmes. Elle précise que les actes autorisés par cette directive dans le cadre du droit d'auteur(7) ne sont pas affectés par la protection octroyée par les brevets. Elle renvoie également au droit de la concurrence, puisqu'un fournisseur dominant qui bloque l'accès au marché pour des logiciels complémentaires est sujet à l'application des règles de concurrence.

Dans sa position adoptée en septembre 2003, le Parlement européen a adopté plusieurs amendements significatifs.

Il a souhaité exclure le traitement de données du champ de la brevetabilité et limiter celui-ci aux inventions qui incluent des logiciels dans des dispositifs matériels ayant des effets physiques, comme par exemple un système de freinage ABS, qui intègre un logiciel lié à des capteurs. Le Parlement européen a retenu une autre définition de la « contribution technique », qui restreint considérablement le champ de la brevetabilité par rapport à la proposition de la Commission et à la pratique actuelle de l'OEB : « L'utilisation des forces de la nature afin de contrôler des effets physiques au-delà de la représentation numérique appartient à un domaine technique ».

Dans son avis rendu en septembre 2002, le Comité économique et social européen considère également qu'il serait essentiel de définir l'effet technique comme un effet de nature matérielle, une intervention dans le domaine de la physique.

Par ailleurs, le Parlement européen a exclu explicitement la brevetabilité des méthodes commerciales.

Il a également interdit les revendications de programmes en tant que produits, admises par l'OEB. Les revendications sont la partie du brevet fixant l'étendue des droits attachés à celui-ci. Les revendications de programmes en tant que produits permettent au titulaire du brevet de poursuivre l'éditeur ou le distributeur de logiciels pour contrefaçon, alors que les revendications de procédés ne permettent de poursuivre que l'utilisateur.

Enfin, le Parlement a souhaité renforcer les dispositions relatives à l'interopérabilité, en prévoyant que le recours à une technique brevetée pour assurer l'interopérabilité ne doit pas être considéré comme une contrefaçon.

En mars 2005, le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, a adopté une position commune, votée par la France(8).

L'article 4 dispose qu'« un programme d'ordinateur en tant que tel ne peut constituer une invention brevetable » et qu'« une invention mise en œuvre par ordinateur n'est pas considérée comme apportant une contribution technique parce qu'elle implique l'utilisation d'un ordinateur », ce qui diffère des dispositions proposées par la Commission, selon lesquelles le seul fait qu'un ordinateur soit utilisé conférait un caractère technique à l'invention.

Le texte adopté par le Conseil reprend la définition jurisprudentielle de la contribution technique, notamment la notion d'« effets techniques allant au-delà des interactions physiques normales entre un programme et l'ordinateur », comme critère de brevetabilité.

Le Conseil a autorisé les revendications de programmes en tant que produits, que la Commission n'avait pas retenues et que le Parlement européen avait exclues.

Le rapporteur de la commission juridique, M. Michel Rocard, a proposé des amendements similaires à ceux adoptés en première lecture, tendant à exclure de la brevetabilité le traitement des données. La commission les a rejetés lors de sa réunion du 21 juin dernier et n'a donc pas modifié, pour l'essentiel, la position commune du Conseil. Le vote en séance plénière doit intervenir le 6 juillet prochain.

La brevetabilité des logiciels est un sujet très controversé, dans lequel les intérêts en jeu sont contradictoires.

Les principaux acteurs du secteur des logiciels sont :

- les éditeurs de logiciels, qui développent et distribuent des logiciels. Ce secteur connaît une domination des entreprises américaines au niveau des grands groupes ;

- les développeurs de logiciels libres(9), qui créent, sur un modèle coopératif, différents types de logiciels (le plus connu est le système d'exploitation Linux), dont le code source est ouvert, de façon à permettre aux utilisateurs de le modifier. Les logiciels libres sont de plus en plus souvent utilisés par l'industrie (par exemple IBM). Ils peuvent être commercialisés, avec des services associés. Les licences de logiciels libres imposent aux utilisateurs de respecter le caractère public du code source. L'activité est la même que celle des éditeurs de logiciels mais le modèle économique est différent ;

- les sociétés de services informatiques, qui commercialisent des services liés aux logiciels et peuvent développer des logiciels spécialisés ;

- les entreprises fournissant et utilisant des logiciels intégrés à leurs produits (dans les secteurs des télécommunications, de l'électronique, de l'aéronautique, de l'automobile...etc.). Dans ces secteurs, la position des entreprises européennes est forte.

1) Les grands éditeurs de logiciels

Les grands éditeurs de logiciels sont favorables à la brevetabilité, tout en étant très critiques par rapport au système américain.

Ils soulignent l'insuffisance du droit d'auteur pour la protection de l'innovation logicielle car celui-ci ne protège que la forme. Il est en outre difficile à prouver devant un juge. Selon eux, les brevets sont nécessaires car il existe aujourd'hui une véritable industrie des logiciels, avec des investissements très importants dans la recherche et développement. Ils estiment que les brevets sont essentiels pour l'innovation des entreprises, y compris des PME, car ils permettent un retour sur investissement.

Ils considèrent que sur un plan stratégique, du fait de l'admission de la brevetabilité aux Etats-Unis, les entreprises européennes doivent avoir le réflexe de déposer des brevets. Les brevets sont un enjeu de politique industrielle.

Enfin, ils soulignent que le brevet n'est en rien incompatible avec les logiciels libres et que les principaux acteurs du logiciel libre sont américains et ont une politique de dépôt de brevets.

2) Les autres sociétés éditrices de logiciels et les sociétés de services informatiques

En règle générale, les autres éditeurs de logiciels et les sociétés de services informatiques se montrent soit inquiets face à la brevetabilité soit opposés à celle-ci.

Les arguments contre la brevetabilité reposent sur l'idée que le droit d'auteur, associé au secret du code source, est une protection suffisante et que les logiciels sont liés à des idées mathématiques appartenant au domaine public. De plus, il est jugé difficile, voire impossible, d'apprécier l'état de la technique, en l'absence d'un corpus de connaissances.

Les adversaires de la brevetabilté estiment que les brevets risqueraient de freiner l'innovation logicielle, qui fonctionne de façon cumulative et incrémentale. Ils soulignent les coûts importants des brevets, particulièrement lourds pour les PME (50 000 euros pour un brevet européen désignant huit Etats pour une durée de 10 ans)(10), ainsi que les risques de multiplication des contentieux. Les grandes entreprises disposent de portefeuilles de brevets et peuvent former entre elles des alliances par le jeu des licences croisées, ce qui a tendance à limiter la concurrence. Enfin, les brevets font peser une menace sur l'interopérabilité et les standards, fondamentaux dans l'industrie des logiciels.

Les opposants à la proposition de directive soulignent également que son adoption ne serait pas neutre par rapport à la situation actuelle : les brevets déjà acceptés par l'OEB ont peu de portée en raison de l'incertitude juridique qui les entoure. La reconnaissance de la pratique de l'OEB par la directive conduirait à une augmentation importante des dépôts et des contentieux.

3) Les partisans des logiciels libres

Les partisans des logiciels libres sont fermement opposés à la brevetabilité. Outre les arguments déjà évoqués, ils estiment que la proposition de directive, dans la version du Conseil, menace directement l'existence des logiciels libres, notamment du fait de l'admission des revendications de programmes permettant de poursuivre développeurs et distributeurs. La publicité des codes sources des logiciels libres crée un déséquilibre par rapport aux logiciels propriétaires, pour lesquels l'absence de visibilité rend plus difficile la preuve de la contrefaçon de brevet.

4) Les entreprises fournissant et utilisant des logiciels intégrés à leurs produits

Les entreprises fournissant et utilisant des logiciels intégrés à leurs produits(11) considèrent que les brevets sont essentiels à l'innovation et à l'investissement dans la recherche et développement des grandes entreprises comme des PME, ainsi qu'à l'émergence de start-up. Ils permettent de lever des fonds et d'obtenir un retour financier via une politique de licences. La brevetabilité illimitée n'est pas souhaitable mais l'exclusion du traitement de données est trop radicale. Elle amènerait à refuser de breveter de véritables innovations dans de nombreux domaines, par exemple les procédés de codage numérique pour les téléphones mobiles de 3ème génération, mis en œuvre sous forme de logiciels. Ceci éloignerait l'Europe des Etats-Unis et aurait un impact sur la compétitivité.

Sur la question de l'interopérabilité, il faut éviter que le nombre de brevets et le coût des licences ne constituent un obstacle au développement de standards.

5) Un rejet général du modèle américain

Tous les acteurs portent un jugement très négatif sur l'expérience de la brevetabilité aux Etats-Unis.

Un exemple fréquemment cité est celui de l'affaire « Eolas » : Microsoft a été condamné en 2003 par le tribunal de Chicago à verser 565 millions de dollars à la société Eolas pour violation d'un brevet, qui protège une technologie Internet permettant à de petites applications d'être compatibles avec le navigateur Internet explorer. Le jugement a été annulé en appel et Microsoft conteste aujourd'hui le brevet devant l'USPTO. Si ce brevet était confirmé, cela pourrait conduire à un bouleversement complet des standards de l'Internet.

Cette affaire a ouvert un débat sur le système des brevets aux Etats-Unis. En 2003, la commission fédérale du commerce a estimé dans un rapport qu'il convenait de modifier le système afin de garder un juste équilibre entre les droits de propriété intellectuelle et la concurrence. Le Congrès examine actuellement une proposition de loi visant à créer une procédure d'opposition après la délivrance des brevets, comme il en existe en Europe.

Il est particulièrement difficile de prendre parti, dans une vision d'intérêt général. Nous avons choisi d'exposer chacun notre point de vue, sans proposer de conclusions à la Délégation.

La question de la brevetabilité des logiciels est un domaine dans lequel il est délicat d'adopter des positions trop tranchées. Il peut en effet paraître discutable d'appliquer le système des brevets dans un secteur où les connaissances et les initiatives évoluent très rapidement. Les logiciels libres présentent des aspects extrêmement intéressants. Il sont d'ailleurs de plus en plus utilisés dans l'industrie et dans l'administration.

Pour autant, on ne peut ignorer les enjeux industriels car les technologies de l'information, et notamment celles faisant appel aux logiciels, occupent une part croissante dans les innovations industrielles, ce qui rend indispensable la possibilité de protéger par un brevet les inventions mises en œuvre par ordinateur.

Rappelons, à cet égard, que le droit d'auteur ne protège que l'expression des logiciels et non l'innovation qui les sous-tend et que seul le brevet permet la protection de cette innovation.

La protection par les brevets est la contrepartie nécessaire des investissements engagés par les entreprises dans la recherche-développement et elle constitue ainsi, dans bien des cas, une arme indispensable face à une concurrence internationale qui, faute de protection suffisante au sein de l'Union, n'hésiterait pas à s'emparer, voire à pirater, les innovations des entreprises françaises ou européennes, ou à accuser ces dernières de contrefaçon. On peut citer à titre d'exemple le conflit entre Airbus et Boeing, qui ne concerne pas seulement les aides mais aussi les brevets, Boeing ayant plusieurs fois attaqué Airbus pour contrefaçons de brevets.

En outre, les brevets sont une condition essentielle de l'investissement des entreprises dans la recherche et développement, car ils permettent de le rentabiliser.

Le choix de déposer ou de ne pas déposer un brevet relève avant tout de la stratégie des entreprises.

La position du Parlement européen en première lecture montre des faiblesses eu égard aux enjeux. L'exclusion du traitement des données de la brevetabilité amènerait à refuser de protéger de très nombreuses innovations dans de multiples domaines industriels et créerait un déséquilibre par rapport à la situation aux Etats-Unis, dommageable pour les entreprises européennes. En outre, la notion de « forces de la nature » semble d'application difficile.

La proposition de la Commission est plus équilibrée. On peut s'interroger sur l'intérêt de l'introduction des revendications de programmes en tant que produits dans la position commune du Conseil, ainsi que sur les dispositions concernant l'interopérabilité. A ce sujet, il serait souhaitable que soit prévu un mécanisme de licences obligatoires, moyennant une rémunération raisonnable et non-discriminatoire.

Tout d'abord, il convient de souligner que le terme « invention mise en œuvre par ordinateur » est ambigu, en ce qu'il affirme qu'une invention peut consister en la mise en œuvre d'un programme par un ordinateur, et que ce terme a justement été créé par l'Office européen des brevets dans le but de considérer comme brevetable la mise en œuvre par ordinateur de programmes exécutant des méthodes commerciales, mathématiques ou autres.

La protection par les brevets des inventions mises en œuvre par ordinateur, telles que définies dans la proposition de directive, n'est pas adaptée, en raison de la nature immatérielle des logiciels ; en effet, ceux-ci reposent sur des formules mathématiques ou des idées, par définition exclues de la brevetabilité.

Le droit d'auteur est un instrument de protection des logiciels efficace, simple et suffisant.

Conformément à l'article 52 de la Convention sur le brevet européen, la proposition de directive ne doit donc en aucun cas autoriser ni conduire en pratique à autoriser la brevetabilité des logiciels en tant que tels ou de leur exécution.

A cette fin, il convient de préciser la notion de contribution technique, afin de délimiter clairement le champ de la brevetabilité. Cette définition devrait reposer sur la notion d'utilisation nouvelle des forces contrôlables de la nature pour obtenir des résultats prévisibles dans le monde physique, ainsi que le Parlement européen l'a voté en première lecture. La définition de la contribution technique devrait également exclure le traitement des données, d'ordre immatériel.

Il est nécessaire de définir de façon univoque la portée de la directive, qui doit permettre de continuer à breveter les inventions dont une partie au moins de la contribution consiste en un usage nouveau de forces contrôlables de la nature, par opposition à la mise en œuvre sur ordinateur de méthodes de traitement de données telles que méthodes commerciales ou mathématiques, qui doit rester non brevetable. Il convient donc de faire référence au sein de la directive aux inventions « contrôlées » ou « assistées » par ordinateur, et non « mises en œuvre ».

A défaut d'une telle délimitation, la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur affectera gravement l'innovation logicielle, spécifique par sa nature cumulative et incrémentale.

En Europe, cette innovation repose en grande partie sur des petites et moyennes entreprises et sur les développeurs de logiciels libres et ces deux entités sont sérieusement menacées par la brevetabilité, notamment en raison des coûts élevés des brevets et des contentieux qui ne manqueront pas de se développer.

Les revendications de programmes en tant que produits, introduites par le Conseil dans la position commune qu'il a adoptée le 7 mars 2005, devraient être exclues de la proposition de directive car elles constituent une menace supplémentaire pour les PME et les développeurs de logiciels libres et un pas de plus vers la brevetabilité des logiciels en tant que tels.

A défaut d'une délimitation claire de la brevetabilité, il serait préférable de ne pas légiférer.

Afin d'assurer l'interopérabilité, essentielle à l'innovation et à la concurrence dans le secteur des technologies de l'information et de la communication, il faudrait prévoir que l'utilisation des techniques brevetées nécessaires ne soit pas considérée comme une contrefaçon.

TRAVAUX DE LA DELEGATION

La Délégation s'est réunie, le mercredi 29 juin 2005, sous la présidence de M. Pierre Lequiller, Président, pour examiner le présent rapport d'information.

A l'issue de l'exposé des deux rapporteurs, M. Daniel Garrigue, rapporteur, a indiqué que le rapport poserait les termes du débat, sans proposer de conclusions.

M. Daniel Garrigue a indiqué que M. Christian Paul et lui-même proposaient la tenue d'un colloque sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur au mois de septembre, permettant de rassembler des participants d'horizons variés, comme des parlementaires français, des députés européens ou des experts de la question.

Le Président Pierre Lequiller a interrogé les rapporteurs sur les délais d'adoption de la proposition de directive ainsi que sur les positions des députés européens lors du vote en première lecture. Il a souligné qu'il était souhaitable que la Délégation travaille en liaison avec le Parlement européen.

M. Christian Paul, rapporteur, a indiqué que, concernant les délais, deux hypothèses pouvaient être faites : soit le Parlement européen adopte la position commune du Conseil le 6 juillet prochain et la proposition de directive est adoptée, soit il l'amende et, en cas de désaccord du Conseil, une procédure de conciliation est mise en œuvre, ce qui peut prendre du temps. Il a estimé que la Délégation aurait dû intervenir plus en amont.

Concernant le vote du Parlement européen en première lecture, il a fait apparaître des divisions au sein des groupes politiques, notamment du Parti populaire européen et des libéraux.

ANNEXES

Annexe 1 :
Liste des personnes auditionnées

- M. Jean-François Abramatic, chef des produits, Ilog ;

- M. Philippe Aigrain, directeur, Sopinspace ;

- M. Pierre-Antoine Badoz, directeur des affaires publiques, France Telecom ;

- Mme Monique Benoit, directeur de la propriété industrielle, Valeo ;

- M. Daniel Deviller, directeur technique, EADS

- Mme Véronique Etienne-Martin, chargée des relations institutionnelles, Microsoft France ;

- M. Jean-Paul Figer, vice-président, Cap Gemini ;

- M. Michel Herouf, responsable de la propriété intellectuelle, EADS ;

- M. François Jamet, directeur Recherche et Développement, France Telecom ;

- Mme Stéphanie Leparmentier, examinateur au département des brevets, Inpi ;

- M. Olivier Masseret, chargé des relations avec le Parlement, EADS ;

- M. François Pellegrini, maître de conférences à l'Ecole nationale supérieure d'électronique, informatique et radiocommunications de Bordeaux ;

- M. Michel Rocard, député européen ;

- Mme Thaima Samman, Directeur des affaires juridiques et publiques, Microsoft France ;

- M. Gérald Sedrati-Dinet, représentant en France de la Fédération pour une structure informationnelle libre (FFII).

Annexe 2 :
Glossaire

- Algorithme : Méthode de résolution de problème énoncée sous la forme d'une série d'opérations ;

- Code source : expression de l'algorithme en langage informatique, écrit par le programmeur à partir de l'algorithme ;

- Code binaire ou Code objet : code exécuté par l'ordinateur, résultat de la traduction automatique du code source en langage machine (suite de 0 et de 1) ;

- Compilation : traduction du code source en code binaire. La Décompilation est l'opération inverse ;

- Interopérabilité : possibilité pour deux logiciels de fonctionner ensemble grâce à des interfaces compatibles ;

- Logiciels : spécification, dans un langage informatique, d'un ensemble d'instructions pouvant être exécutées par un ordinateur ;

- Logiciels libres ou « Open source » : logiciels élaborés selon un modèle coopératif et dont le code source est public, de façon à permettre aux utilisateurs de le modifier et éventuellement de le redistribuer sous des conditions équivalentes.

Annexe-1

1 () Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce.

2 () Organisation intergouvernementale, qui compte 30 Etats membres dont l'ensemble des membres de l'Union européenne.

3 () T 208/84 du 15 juillet 1986.

4 () T 1173/97 du 1er juillet 1998.

5 ()United States Patent and Trademark Office.

6 () Arrêt VICOM, 1986.

7 () C'est-à-dire la décompilation : reconstitution du code source à partir du code binaire à des fins d'interopérabilité.

8 () L'Espagne a voté contre ; l'Autriche, l'Italie et la Belgique se sont abstenues.

9 () En anglais, open source.

10 ()Source : Commission européenne, proposition de règlement du Conseil sur le brevet communautaire, COM (2000) 412 final.

11 () En France, il existe une position commune d'Air Liquide, Alcatel, la Compagnie générale de géophysique, IBM France, Dassault Systèmes, France Telecom, Thalès et Thomson.