N° 1101 - Proposition de résolution de M. Jacques Brunhes tendant à la création d'une commission d'enquête visant, à partir du bilan des politiques publiques destinées à promouvoir la langue française au plan national, européen et international, à proposer des mesures pour leur amélioration et le cas échéant, leur réorientation




 

N° 1101

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 2 octobre 2003

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Culture et communication - Société

tendant à la création d'une commission d'enquête visant, à partir du bilan des politiques publiques destinées à promouvoir la langue française au plan national, européen et international, à proposer des mesures pour leur amélioration et le cas échéant, leur réorientation.

(Renvoyée à la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

PRÉSENTÉE

PAR MM. JACQUES BRUNHES, ALAIN BOCQUET, FRANÇOIS ASENSI, GILBERT BIESSY, PATRICK BRAOUEZEC, JEAN-PIERRE BRARD, Mme MARIE-GEORGE BUFFET, MM. ANDRÉ CHASSAIGNE, JACQUES DESALLANGRE, FRÉDÉRIC DUTOIT, Mme JACQUELINE FRAYSSE, MM. ANDRÉ GERIN, PIERRE GOLDBERG, MAXIME GREMETZ, GEORGES HAGE, Mmes MUGUETTE JACQUAINT, JANINE JAMBU, MM. JEAN-CLAUDE LEFORT, FRANÇOIS LIBERTI, DANIEL PAUL, JEAN-CLAUDE SANDRIER, MICHEL VAXES (11).

Députés.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

En 1981, faisant suite à une Proposition de Résolution du Groupe Communiste à l'Assemblée Nationale, une commission d'enquête sur la langue française avait dressé un constat alarmant au regard de la qualité de son usage en France même, de l'exactitude de son enseignement, de son emploi et de sa diffusion dans le monde. Dans ses conclusions, la commission avait retenu un certain nombre de recommandations pour enrayer le recul constant du français, qui n'est pas seulement la langue de la République - et à ce titre élément déterminant de notre identité politique et culturelle ainsi que de la cohésion nationale - mais une langue qui « participe au nécessaire épanouissement de toutes les cultures du monde » et qui pourrait jouer « le rôle de bouclier des diverses cultures exposées à l'hégémonie de l'anglo-américain. »

La prise de conscience de l'enjeu de la langue française s'est renforcée au cours des deux dernières décennies en relation avec l'internationalisation des échanges et la révolution dans les technologies de communication qui ont consolidé le rôle dominant de l'anglais à l'échelle internationale. Elle s'est exprimée dans les politiques publiques au travers d'un double mouvement qui participe pleinement de la défense de la langue française :

- le renforcement et le renouveau des structures institutionnelles multilatérales traditionnelles de la francophonie à la suite de la première conférence à Paris, en février 1986, des chefs d'Etats et de Gouvernements ayant le français en partage ;

- le renforcement du dispositif institutionnel français en faveur de la langue française.

Celui-ci se voit étoffé par la mise en place du haut Conseil de la francophonie en 1984, (appelé Conseil Consultatif de la francophonie depuis 2002 et désormais rattaché à l'Organisation internationale de la francophonie), du Conseil Supérieur de la langue française, héritier du Commissariat Général de la langue française en 1989, de la Délégation Générale à la langue française en 1989 - dont l'intitulé est élargi depuis octobre 2001 pour inclure « les langues de France » (DGLFLF) - et de la Commission générale de terminologie et de néologie.

La loi du 4 août 1994, dite loi Toubon, relative à l'emploi de la langue française dote la France d'une véritable législation linguistique afin qu'elle puisse faire face aux défis posés par l'internationalisation des échanges et la construction du grand marché européen. Elle a pour objet de garantir aux Français le droit d'utiliser leur langue et de la faire utiliser dans un certain nombre de circonstances de leur vie courante et professionnelle. Elle pose le principe que la langue française est la langue de l'enseignement, du travail, des échanges et des services publics et « le lien privilégié des Etats constituant la communauté de la francophonie ». Mais cette vigilance à l'égard du français n'exclut pas, au contraire, l'ouverture sur les langues et cultures régionales et étrangères : certains articles de cette loi visent à généraliser l'apprentissage d'autres langues dans les systèmes éducatifs et de formation.

En novembre 1999, à l'occasion de la mise en place du nouveau Conseil supérieur de la langue française, le Premier ministre de l'époque, Lionel Jospin, souligne les nouveaux impératifs qui s'imposent aux pouvoirs publics dans un monde en pleine évolution pour défendre et promouvoir la langue française, « une des langues dans lesquelles s'expriment la résistance à l'uniformité du monde, l'encouragement de la liberté de chacun de créer et de s'exprimer dans sa propre culture ». Il s'agit de la prise en compte, dans une politique globale, de tous les domaines : l'enseignement du français en France et à l'étranger ; son enrichissement ; son développement dans les nouvelles technologies de communication ; ses relations avec les autres langues qui passent par l'apprentissage des langues régionales, partie de notre patrimoine et des langues étrangères ; modernisation, développement et diversification des moyens de traduction et d'interprétation...

Cependant, malgré cette prise de conscience et la volonté exprimée des gouvernements successifs de promouvoir le français, la situation de notre langue demeure très préoccupante comme en atteste les rapports annuels au Parlement présentés par la DGLFLF en vertu de l'article 22 de la loi Toubon. Selon le tout dernier rapport datant de 2002, le recul de notre langue s'est une nouvelle fois accentué aussi bien dans l'Union européenne que dans la plupart des organisations du système des Nations Unis. En 2001, 57 % des documents de la Commission ont fait l'objet d'une rédaction initiale en anglais (55 % en 2000) contre 30 % seulement en français (33 % en 2000). Au Conseil, les chiffres correspondants sont de 59 % (45 % en 2000) et de 28 % (36 % en 2000). Les négociations relatives à l'élargissement se sont menées presque exclusivement en anglais. L'arrivée au sein de l'Union de 10 nouveaux pays, faisant passer de onze à vingt le nombre de langues officielles complexifiera encore la situation et il est à craindre que le principe de la diversité linguistique spécifique à l'Europe soit en pratique sacrifié à l'exigence de l'efficacité politique et administrative. Le rapport d'information de notre collègue Michel Herbillon, « Les langues dans l'Union élargie : pour une Europe en V.O. » déposé en juin 2003, souligne cette difficulté tout en rappelant que l'avenir du français dans le monde se joue désormais en Europe et qu'il importe de faire la démonstration que le pluralisme linguistique n'est pas un handicap mais un formidable atout pour notre langue.

Aux Nations Unies, l'usage de l'anglais est prépondérant dans le travail quotidien, notamment au siège à New York, mais aussi à Vienne et même à Genève. Selon le rapport 2002 de la DGLFLF, « les documents diffusés préalablement aux réunions, notamment ceux qui servent de base aux négociations, sont en règle générale uniquement disponibles en anglais. L'interprétation dans les six langues officielles n'est garantie que pour les réunions officielles inscrites au calendrier. Sur l'Internet, la parité linguistique, tant pour les contenus que pour les moteurs de recherche, est loin d'être atteinte. »

Au niveau national, certes les dispositions de la loi du 4 août 1994 semblent être appliquées de façon satisfaisante dans le domaine de l'information des consommateurs, même si la récente jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes permet l'usage d'autres langues que le français dans l'étiquetage des denrées alimentaires vendues en France. De même, des plans d'actions pour la maîtrise du français et la lutte contre l'illettrisme à l'école ainsi que pour le développement des langues de France sont mis en œuvre. Cependant nous ne disposons pas d'une évaluation qualitative des progrès accomplis. Le rapport de la DGLFLF admet aussi que la pratique linguistique de nos concitoyens sur leurs lieux et dans leurs situations de travail a jusqu'à présent été peu étudiée tout comme les pratiques linguistiques des entreprises à vocation internationale. Or, malheureusement, il est à craindre que la situation soit à l'instar de ce qui existe sur le site Internet de France Télécom où le visiteur, en fonction de son navigateur, trouve une page d'accueil en anglais, son seul moyen d'accéder au site francophone étant de passer par une rubrique ainsi libellée « Visit our french site ». La primauté de l'anglais dans la recherche scientifique perdure, voire s'intensifie, malgré les dispositions de la loi suscitée. Par exemple, nombre de chercheurs en médecine publient d'abord le résultat de leurs recherches en anglais, dans les revues anglo-saxonnes, les revues françaises ne jouant plus qu'un rôle de redistribution de l'information sous forme de synthèses traduites de l'anglais. Dans les autres disciplines scientifiques, y compris les sciences sociales, cette tendance s'intensifie, l'anglais étant considéré comme le « passeport » pour la reconnaissance internationale.

Ce même constat de recul du français est dressé dans bon nombre de rapports d'information ayant trait à la langue française remis au Premier ministre ou présentés devant diverses commissions/délégation de l'Assemblée Nationale au cours de la précédente législature. Parmi ceux-ci figurent :

· le rapport de Pierre Lequiller, « L'enseignement français à l'étranger, contribution à notre rayonnement culturel : un bilan en demi teinte », remis au Premier ministre en juillet 1996 ;

· le rapport de Patrick Bloch « Le désir de France et la présence internationale de la France et la francophonie dans la société de l'information » remis au Premier ministre en 1998 ;

· le rapport de Alain Claeys, « L'accueil des étudiants étrangers en France : enjeu commercial ou priorité éducative ? » déposé en septembre 1999 ;

· le rapport de Yves Tavernier sur « Les moyens et les structures de diffusion de la francophonie » déposé en septembre 2000 ;

· le rapport de Yves Dauge sur « Les Centres culturels français à l'étranger » déposé en février 2001 ;

· le rapport de Odette Trupin sur « La France et le défi mondial de l'éducation : quels enjeux pour la francophonie ? » déposé en juin 2001.

L'ensemble de ces rapports dresse un état des lieux de la situation du français selon l'angle/domaine de leur étude, énumère les problèmes et les défis à relever, évalue l'action de la France et les moyens que celle-ci déploie pour la promotion de sa langue. Tous aboutissent au même constat : notre langue perd constamment du terrain en dépit de l'engagement des pouvoirs publics en faveur de sa diffusion et de son emploi. Tous pointent les faiblesses et les insuffisances des politiques publiques et préconisent leur amélioration que ce soit par la réforme de l'ensemble du dispositif institutionnel français, par la réforme du régime linguistique des institutions de l'Union européenne, par la mise en place d'une véritable politique éducative extérieure, par l'internationalisation de notre système éducatif dès l'école primaire et tout au long du cursus scolaire et universitaire, par une politique dynamique d'attribution des visas et des bourses, par les avancées dans le secteur stratégique de l'éducation virtuelle...

Le constat du déclin a tout récemment été confirmé par le délégué général à la langue française et aux langues de France, Bernard Cerquiglini, lors de son audition devant le bureau de la section française de l'Assemblée Parlementaire de la Francophonie, datée du 5 mars 2003. Il résume la situation du français en ces termes : la langue française n'est pas menacée dans sa vitalité ; elle compte autour de 130 millions de locuteurs, sa créativité est immense, elle n'est pas plus mal parlée qu'hier. En revanche elle est menacée dans ses ambitions du fait de la domination de l'anglais aujourd'hui acceptée comme un fait « incontournable ». Nous sommes réduits à défendre le français comme seconde langue au plan international. C'est le « désir » du français qui fait défaut. En France même l'anglais est omniprésent dans les sciences, dans l'informatique, dans les techniques... au point que nous risquons d'avoir un français dialecte dans notre propre pays.

Le cri d'alarme n'est que trop justifié. Or nous ne pouvons nous résigner car les enjeux du problème linguistique sont vitaux en maints domaines. Laisser l'anglais constituer le seul code de communication à l'échelle planétaire, ce serait, pour reprendre l'expression de Boutros Boutros Ghali, Secrétaire général de l'Organisation internationale de la francophonie, encourir le risque « de standardisation, d'uniformisation, voire de réductionnisme de la pensée », car « à travers les termes employés, c'est une culture, un mode de pensée et, finalement, une vision du monde qui s'exprime ». La défense de la langue française dans cette perspective représente une résistance à l'impérialisme anglo-américain d'autant plus qu'elle représente « un combat pour la diversité culturelle, pour un dialogue fondé sur l'égalité entre toutes les cultures ».

Elle recouvre un enjeu culturel car, comme le précise Odette Trupin, si la « culture ne se réduit pas à la langue, celle-ci n'en reste pas moins le fil directeur permanent, et, en quelque sorte, l'axe de référence ».

Elle recouvre un enjeu scientifique car le mode de pensée dans ce domaine est forgé et intimement lié à la civilisation dont elle est l'expression, raison pour laquelle les termes scientifiques, souvent créés en anglais, désignent des éléments ou des concepts qui trouvent difficilement des traductions en français.

Elle recouvre un enjeu économique, car comme le souligne l'ancien secrétaire général du Haut Conseil de la francophonie, Stélio Farandgis, « la puissance épouse les affinités linguistiques même anciennes » ; ainsi la culture et l'économie ne sont pas opposables.

Enfin elle recouvre un enjeu politique car, en tant que partie intégrante de notre patrimoine national, elle est symbole de l'identité et de l'indépendance nationale.

Autant de raisons qui fondent la nécessité d'une réflexion globale sur les causes de l'efficacité limitée de l'action gouvernementale ainsi que sur les propositions pour l'améliorer. Nous disposons d'un corpus important de travaux à l'Assemblée même qui apportent une contribution extrêmement riche dans ce domaine. Aux rapports suscités, il faut ajouter le travail important d'auditions entrepris par le Groupe d'études sur la francophonie et la culture française dans le monde sous la présidence de notre collègue Bruno Bourg-Broc. Il importe aussi de mentionner la contribution précieuse de l'Organisation Internationale de la Francophonie dont le rapport « La francophonie dans le monde, 2002-2003 » publié en juin 2003, rend compte de l'actualité francophone. Cependant nous n'avons pas une vision d'ensemble. Les données restent éparses et concernent des sujets délimités qu'il s'agisse de dresser un état des lieux ou des propositions. Par ailleurs nous ne disposons pas d'étude permettant d'évaluer les suites qui ont été réservées à ces propositions dans les politiques publiques. Une commission d'enquête de notre Assemblée, à l'instar de celle constituée en 1981, permettrait de rassembler les données, d'éliminer les lacunes s'agissant de secteurs peu ou pas étudiés, d'évaluer la prise en compte des propositions formulées dans les divers rapports et leur impact ainsi que d'en formuler de nouvelles.

La défense et la promotion de la langue sont d'abord une question de volonté politique qui se jauge à l'aune des mesures effectives mises en œuvre pour relever les défis et contrer les difficultés bien réelles qui s'y opposent. C'est parce que nous sommes convaincus que la langue française a des atouts, à commencer par l'importance de son usage sur les cinq continents et les valeurs universalistes dont elle est porteuse, que son déclin n'est pas une fatalité, que nous vous demandons de bien vouloir adopter la proposition de résolution suivante.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

En application de l'article 140 du Règlement de l'Assemblée nationale, il est créé une commission d'enquête de 30 membres dont le rôle sera, à partir du bilan des politiques publiques destinées à défendre et à promouvoir la langue française, au plan national, européen et international, de proposer des mesures pour leur amélioration et le cas échéant, leur réorientation.

N° 1101 - Proposition de résolution de M. Jacques Brunhes : commission d'enquête sur la langue française

Composé et imprimé pour l'Assemblée nationale par JOUVE

11, bd de Sébastopol, 75001 PARIS

Prix de vente : 0,75 E

ISBN 2-11-118003-3

ISSN 1240 - 8468

En vente au Kiosque de l'Assemblée nationale

4, rue Aristide Briand - 75007 Paris - Tél : 01 40 63 61 21

1 (1) Constituant le groupe des député-e-s communistes et républicains.


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