N°0 814 - Rapport de l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques sur l'impact éventuel de la consommation des drogues sur la santé mentale de leurs consommateurs - Tome 2 (M. Christian Cabal)




N° 814

N° 263

____

___

ASSEMBLÉE NATIONALE

SÉNAT

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

 

DOUZIÈME LÉGISLATURE

SESSION ORDINAIRE DE 2002 - 2003

____________________________________

____________________________________

Enregistré à la présidence de l'Assemblée nationale

Annexe au procès-verbal

Le 29 avril 2003

de la séance du 29 avril 2003

OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION

DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES

________________________

RAPPORT

sur l'impact éventuel de la consommation des drogues

sur la santé mentale de leurs consommateurs

Par M. Christian CABAL,

Député

Tome II : Compte rendu de l'audition du 13 février 2003

__________

__________

   

Déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale

Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Claude BIRRAUX,

par M. Henri REVOL,

Président de l'Office

Premier Vice-Président de l'Office

__________________________________________________________________________________

Drogue

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

(OPECST)

_________________________

« L'impact éventuel de la consommation des drogues sur la santé mentale de leurs consommateurs »

_______________________

Jeudi 13 février 2003

TABLE DES MATIERES

Président de séance :

Professeur Christian Cabal, député,

Rapporteur de l'OPECST

Intervenants :

Pages

 

Docteur Jayle

Délégué interministériel de la lutte contre la drogue et la toxicomanie

Professeur De Witte

Université catholique de Louvain

Professeur Tubiana

Président de l'Académie nationale de Médecine

Professeur Nordmann

Président de la commission sur l'addictologie de l'Académie nationale de Médecine

Professeur Roques

Responsable de l'unité de recherche 266 de l'Inserm

Professeur Costentin

Unité de neuropsychopharmacologie de la faculté de médecine de Rouen

Professeur Mura

Président de la société française de toxicologie analytique

Professeur Mattéi

Ministre de la Santé

Professeur Got

Président de l'Observatoire des drogues et toxicomanies

Docteur Zammit

Département de psychologie médicale de l'Université du Pays de Galles

Docteur Nuss

Hôpital Saint Antoine

Professeur Shpilenya

Directeur du centre de prévention de la drogue pour enfants et adolescents de St Petersbourg

10

15

23

30

37

47

51

62

77

87

92

106

La séance est ouverte à 9h20, présidée par Monsieur Christian CABAL, député de la Loire, Rapporteur de l'OPECST.

M. LE PRESIDENT. - L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques qui est l'organisateur de cette journée et des différents rapports est un office commun Assemblée nationale et Sénat, présidé actuellement par Claude BIRRAUX.

Claude BIRRAUX qui n'est pas avec nous, il est à Berlin, m'a demandé de vous accueillir en son nom pour cette journée d'audition qui, je l'espère, permettra d'aboutir à un certain nombre de conclusions au vue des discussions et interventions qui vont suivre.

La procédure retenue aujourd'hui s'appelle une audition publique. Les rapporteurs des différents sujets, dont le nôtre aujourd'hui : « l'impact éventuel de la consommation des drogues sur la santé mentale de leurs consommateurs » procèdent à des auditions individuelles au cours de l'élaboration du rapport, puis à une audition publique plénière des différentes personnalités qui ont été entendues et de ceux qui veulent y apporter une contribution.

Comme vous avez pu le constater, le rapport a été rendu public il y a quelques mois, sans que nous ayons pu procéder à une audition publique, car le calendrier de l'époque, notamment la tenue des élections présidentielles puis législatives, est venu modifier les habitudes et les procédures.

Nous procédons à l'audition publique postérieurement à la publication du tome 1 du rapport ; les auditions d'aujourd'hui, les interventions, les contributions seront intégrées dans le cadre du tome 2 du rapport.

L'objectif des rapports à l'Office n'est pas uniquement de faire le point sur une question d'ordre scientifique ou technologique, mais d'éclairer de futurs travaux parlementaires sur la modification de textes existants ou la préparation de nouvelles dispositions législatives.

En l'occurrence, même si ce n'est pas le sujet de notre réunion aujourd'hui, il s'agit de réfléchir aussi aux données scientifiques qui permettront de faire évoluer le cadre législatif et éventuellement réglementaire concernant la question des toxicomanies.

La nouvelle Assemblée nationale s'est saisie d'un texte qui a été voté définitivement la semaine dernière, après les navettes parlementaires, concernant la conduite automobile sous l'emprise des différentes drogues. Je ne sais si vous en avez pris connaissance, cela fera peut-être l'objet de la discussion. Ce texte sera mis à votre disposition1.

Ultérieurement sera envisagée, dans des formes à définir, une éventuelle modification de la législation qui remonte maintenant à un nombre d'années relativement important.

Nous entendrons aujourd'hui une série d'interventions. Le Docteur Didier JAYLE qui a pu nous rejoindre, nouveau Délégué interministériel, présentera ses réflexions sur les effets et dangers des substances psychoactives et le cadre général.

Le professeur de WITTE, au nom de l'INSERM, nous présentera les points de consensus tels qu'ils ont été établis dans le cadre de la présentation des études qui remonte maintenant à un peu plus d'un an. D'autres avis ont été formulés entre temps.

Le Professeur TUBIANA et le Professeur NORDMANN nous feront part des travaux élaborés et présentés dans le cadre de l'Académie nationale de médecine. Nous aurons au terme de cette première présentation l'occasion de formuler un certain nombre de commentaires.

Le second temps de la matinée comprendra les interventions des Professeurs ROQUES, COSTENTIN et MURA sur les mécanismes biologiques d'action sur le cerveau ; seront également évoquées les questions liées au dépistage chez les automobilistes.

Après le déjeuner, nous reprendrons tôt dans l'après-midi. J'attire votre attention sur ce point pour que nous puissions être tous présents lors de l'intervention de Monsieur MATTEI qui, outre qu'il introduira l'après-midi, formulera un certain nombre d'avis autorisés sur la position du gouvernement en l'état actuel des choses.

Le Docteur ZAMMIT ainsi que le Professeur SHPILENYA de Saint-Pétersbourg nous feront le point sur ce que l'on peut formuler comme avis au-delà de notre horizon hexagonal. Le Professeur GOT nous informera sur de nouvelles données ayant été formulées lors de la conférence de consensus récemment.

Enfin, le Docteur NUSS nous permettra d'aborder plus directement certains aspects psychiatriques de ces consommations de substances et des interactions qu'elles provoquent.

Ne sont pas inclus dans ce rapport les questions d'addiction à l'alcool et au tabac qui devraient faire l'objet d'un rapport distinct de l'Office parlementaire. Cette segmentation ne correspond pas à une volonté de principe de séparation des problèmes mais de répartition des responsabilités entre les rapporteurs.

Pour des raisons techniques liées au renouvellement des assemblées, les rapports concernant l'alcool sont restés en attente mais je pense qu'ils seront repris prochainement car le cadre global des addictions ne peut être durablement segmenté pour bénéficier de l'approche la plus complète et la plus efficace qui soit.

Voilà brossé très rapidement le cadre de cette audition publique que j'espère riche de suites potentielles sur le plan législatif et réglementaire.

INTRODUCTION DE LA JOURNEE

M. LE PRESIDENT. - Je dois indiquer que Madame MAESTRACCI, la précédente responsable de la MILDT, avait largement apporté sa contribution à mon rapport. Je crois que nous pouvons de façon unanime remercier l'action qu'elle a conduite durant plusieurs années et les résultats obtenus. Je suis convaincu que Monsieur JAYLE sera capable de relever le flambeau et de développer encore plus son activité.

Dr JAYLE. - Merci Monsieur le Président. J'espère que je saurai poursuivre la courageuse politique en matière de recherche que la MILDT a menée pendant quatre ans avec Nicole MAESTRACCI.

La MILDT est un organe gouvernemental, interministériel, rattaché au Premier ministre, chargé de stimuler et coordonner l'action des pouvoirs publics en matière de lutte contre l'offre de drogues et de prévention des conduites de dépendance.

Sachant que ce champ de l'action publique concerne près de vingt ministères, pour mener à bien cette mission indispensable mais complexe, la MILDT dispose de quelques crédits, insuffisants, interministériels, gérés par le ministère de la Santé. Grâce à Monsieur Jean-François MATTEI, nous avons pu avoir un budget constant : 40 M€ pour 2003 répartis entre les différents ministères concernés, les organismes de recherche et le milieu associatif, pour les encourager à mettre en place les actions et dispositifs innovants qu'il nous appartient d'évaluer et de développer.

La MILDT, c'est également une équipe de 25 chargés de mission qui sont des cadres mis à disposition par les différents ministères qui font que la MILDT est un lieu où peut se confronter le point de vue des uns et des autres sur le sujet des drogues, aussi divers que vous l'avez décrit.

Des chefs de projet départementaux relaient l'action de la MILDT au niveau des départements. C'est peut-être un petit souci qui ne concerne pas directement la recherche mais, actuellement, la déconcentration de la MILDT est faite soit au niveau des DDASS, soit au niveau des directeurs de cabinet des préfets, pour lesquels la drogue constitue souvent un dossier supplémentaire parmi beaucoup d'autres, ce qui nuit certainement au retour que nous pouvons avoir de l'action menée au niveau local.

La MILDT anime une structure de coordination interministérielle pérenne qui est le Comité permanent interministériel de lutte contre la drogue et de prévention des dépendances qui permet de préparer et de mettre en œuvre la politique gouvernementale en matière de drogue.

Compte tenu du très large éventail de disciplines qui sont concernées par le problème des drogues, il est indispensable de disposer des informations scientifiques les plus précises, les plus actuelles pour pouvoir mener à bien cette politique d'utilité publique.

Les recherches dans ce domaine sont très dispersées entre des organismes de recherche nombreux (INSERM, CNRS, INRA, IRD, les pôles universitaires), et la MILDT s'est affirmée naturellement au fil du temps, grâce au travail de mon prédécesseur pour beaucoup, comme un lieu adapté pour stimuler et coordonner les efforts de recherche.

Compte tenu du nombre de questions encore sans réponses sur le plan scientifique, la recherche qui était une priorité du précédent plan gouvernemental sera une priorité du prochain plan quinquennal, que le gouvernement m'a chargé d'écrire et de présenter pour le printemps prochain.

Qu'est-ce qui est en cours, à l'initiative de la MILDT, en matière de recherche ?

La MILDT essaie de stimuler les travaux sur les drogues des différentes équipes de recherche à travers un système d'appel d'offres annuel. Le fait que cet appel d'offres soit annuel est très important car c'est une espèce de moment bien repéré par les équipes de recherche, ce qui leur permet de réfléchir, de se préparer pour déposer leur projet au moment où l'appel d'offres est lancé.

Cet appel d'offres annuel est réalisé en collaboration avec l'INSERM. Un collège scientifique de grande qualité présidé par le Docteur Jean-Paul TASSIN, du Collège de France, assure le suivi et l'évaluation de ces différents programmes de recherche.

Au total, 86 projets de recherche ont été financés ces trois dernières années, dont 33 en neurosciences, 9 seulement en recherche clinique, 44 en sciences sociales et en santé publique.

Les 9 projets de recherche clinique ont explicitement un lien entre troubles mentaux et dépendance aux drogues.

Parallèlement à cet appel d'offres, la MILDT a commandé à l'INSERM des expertises collectives, qui ne sont pas des études, mais des bilans des connaissances sur un thème donné à partir de la littérature mondiale.

Parmi ces expertises collectives, deux ont trait à l'alcool, l'une sur les bénéfices et les risques de l'alcool sur la santé qui a été publiée, une autre qui sera rendue publique le mois prochain sur les risques sociaux liés à l'alcool.

A noter également une expertise sur le cannabis qui a beaucoup fait parler d'elle, qui est remarquable mais qui, comme tous les documents, a été présentée par les médias de manière extrêmement diverse. Si on lisait trois quotidiens du matin, on avait l'impression d'avoir à faire à trois expertises différentes, et je ne parle pas des quotidiens du soir !

Enfin, une expertise sur les effets délétères de l'alcool sur la santé mentale qui n'est pas au centre de cette journée.

Permettez-moi de faire un court développement sur les relations entre santé mentale et cannabis. Certes, c'est un sujet un peu à la mode. Il faut dire que des études récentes menées en Suède et en Australie nous interrogent sur les liens qui peuvent exister entre cannabis et schizophrénie.

Déjà, l'expertise collective INSERM avait montré que l'association d'une schizophrénie à un abus de cannabis se caractérisait par des troubles plus précoces, par une plus grande désinsertion sociale, des risques de dépression et de suicide plus élevés.

Par ailleurs, dans la même expertise, il était fait état de certaines études qui montraient que certains malades trouvaient à travers l'usage de cannabis ou d'autres toxines un certain contrôle de l'angoisse.

Nous pourrions nous interroger : la drogue est-elle un médicament ? Dans ce cas précis, on peut en douter ou en tout cas c'est certainement un mauvais médicament, et il apparaît clairement dans l'expertise que le cannabis non seulement peut entraîner des états psychotiques aigus du type bouffées délirantes dont il sera certainement question ce matin, mais qu'il peut aussi révéler, ou majorer, une fragilité schizophrénique.

Dans la mesure où la consommation de cannabis en France, en Europe, aux Etats-Unis augmente considérablement, ses effets qui sont relativement peu fréquents deviennent un vrai problème de santé publique qui nous interpelle. Je crois qu'il faut absolument continuer, renforcer les travaux de recherche car la vérité en sciences ne vient pas d'une seule étude mais d'une multiplicité de travaux de recherche qu'on peut comparer, analyser afin de pouvoir avancer dans la connaissance et mener les politiques publiques les plus adaptées.

Je ne suis pas un spécialiste ni des neurosciences ni des liens entre santé mentale et problèmes de drogue, aussi je ne me lancerai pas dans un développement sur d'autres produits, mais il est clair que les liens entre ecstasy et santé mentale seront et sont déjà un problème qu'on se pose, qui est extrêmement sérieux.

Les drogues de synthèse sont peut-être le fléau de demain car il est évident que, pour les trafiquants, il est beaucoup plus facile de vendre et distribuer des drogues de synthèse fabriquées dans des petites usines artisanales dans les grandes villes européennes que de faire cultiver du pavot en Afghanistan, de traverser huit frontières avec tous les risques qu'ils encourent, et de les distribuer sur le marché.

Ce problème de drogues de synthèse dont de nouvelles apparaissent tous les mois est un véritable défi que nous aurons à relever.

Bien entendu, les difficultés sont encore plus grandes quand on sait que les polyconsommations sont de plus en plus fréquentes et que les travaux qu'on peut faire sur telle ou telle substance doivent également être conduits sur les associations de plusieurs produits entre eux, qui ont à l'évidence des manifestations pathologiques conséquentes beaucoup plus importantes, majorées quand il y a ce contexte de polyconsommation.

Il est donc indispensable de développer les recherches, cliniques bien sûr, et nous comptons avoir un rôle incitatif dans ce domaine, mais également les recherches en neurosciences, en neurobiologie.

Ces recherches doivent être menées en France. Je souhaiterais qu'il y ait également des programmes de recherche développés au niveau européen et pouvoir arriver à créer des réseaux de recherche entre la France, l'Allemagne, l'Espagne, qui commencent un peu à émerger mais pour lesquels il faut faire plus d'effort pour que les équipes travaillent ensemble.

Je terminerai en vous disant que vous pouvez compter sur moi pour que la MILDT poursuive dans cette voie dans laquelle elle s'est engagée car c'est la seule façon à mes yeux d'apporter aux pouvoirs publics cet éclairage multidimensionnel sur la question des drogues.

Il appartient ensuite au gouvernement et au parlement de se saisir de cet éclairage pour arrêter, dans une totale liberté de choix, les priorités législatives de l'action publique dans ce domaine.

A cet égard, permettez-moi d'émettre le vœu que les difficultés budgétaires actuelles ne nous contraindront pas à opérer des choix drastiques, ni en 2003 ni en 2004, qui iraient à l'encontre de cette approche multidimensionnelle des problèmes des drogues pourtant si utile à l'information des pouvoirs publics.

Je vous remercie.

M. LE PRESIDENT. - Merci Monsieur JAYLE.

Pour rebondir sur les questions budgétaires, il est évident qu'on ne peut aboutir à des résultats suffisamment satisfaisants si on ne dispose pas de moyens financiers au plan national et au plan européen. Les actions de recherche mises dans les PCRD sont très orientées vers les sciences dures à application industrielle, beaucoup moins sur les sciences humaines et peu sur la médecine, ce qui est regrettable.

Au niveau du budget national, l'effort de recherche est significatif, bien entendu, mais considéré par beaucoup de nos collègues comme insuffisant.

En tant que rapporteur du budget de la recherche, je ferai partager le plus largement possible cette réflexion au niveau du ministre de la Santé qui sera avec nous tout à l'heure, mais aussi auprès de Madame HAIGNERE qui coordonne l'action de recherche. Devant un problème de cette ampleur, avec des incidences aussi profondes quantitativement et qualitativement, on ne peut que regretter les insuffisances budgétaires de notre pays au plan national, surtout quand on compare avec les moyens financiers dont disposent les Américains, pas loin d'un milliard de dollars dans ce domaine. Nous ne sommes pas à la hauteur des enjeux. Là aussi, il faut que les choses avancent progressivement.

Nous allons entendre les différents intervenants de cette première partie. Nous ouvrirons la discussion sur ce premier thème après les trois interventions qui suivent.

TABLE RONDE N°1 :

LES POINTS D'ACCORD ENTRE LES SCIENTIFIQUES

M. LE PRESIDENT. - Je donne la parole à Monsieur Philippe de WITTE qui va nous présenter l'expertise collective de l'INSERM et peut-être au-delà quelques informations complémentaires.

Auparavant, je voudrais rappeler un point. La plupart d'entre vous connaissez l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques, mais on m'a posé la question de l'origine de la saisine des rapports.

La saisine est d'origine parlementaire, aussi bien à l'Assemblée nationale qu'au Sénat. Cela faisait déjà plusieurs années qu'un certain nombre de parlementaires avaient souhaité que l'Office parlementaire se penche sur les addictions en général, les drogues illicites en particulier. Ce sont ensuite les bureaux de l'Assemblée et du Sénat ou les commissions permanentes qui retiennent ou non les thèmes proposés car la capacité de l'Office est limitée à une petite dizaine d'études annuellement, ce qui finalement est peu eu égard à l'ensemble des problèmes scientifiques et technologiques.

Pr de WITTE. -. J'ai été très impressionné par ce que le Docteur JAYLE vient de dire. En fait, c'était une introduction, cela m'a paru être une conclusion fort appropriée à notre journée et j'ai beaucoup apprécié la clarté et la sagesse des propos, ce qui est souvent rare dans nos milieux, je tenais à le souligner.

Je suis fort honoré d'être parmi vous.

La science est une activité humaine et, comme toutes les activités humaines, elle a ses grandeurs et ses petites misères et surtout pour des sujets sensibles comme sont l'addiction et la dépendance aux substances. Il est très difficile, même pour un scientifique, de se frayer un chemin (c'est pourquoi j'ai aimé la clarté du docteur JAYLE) dans ce qui est et ce qui devrait être, c'est-à-dire ce que nous mettons comme a priori dans une recherche même quand elle se dit scientifique. Souvent, nous sommes pris en otages en tant que scientifiques pour des choses qui ne sont pas nécessairement la réalité.

S'agissant des substances addictives, voilà un sujet de société important et très sensible pour nos sociétés de l'hémisphère nord. Je vais essayer d'établir quelques bases sur lesquelles je crois personnellement qu'un consensus tend à se dégager, puisqu'en science, comme dans toutes les activités humaines, il n'y a pas de record absolu, on n'est pas aux jeux olympiques, c'est toujours un ensemble de consensus, de faisceaux, de données qui s'amassent dans un sens plutôt que dans un autre.

On pourra toujours trouver une donnée allant dans le sens contraire mais elle sera unique par rapport à une masse de données qui va dans l'autre sens. J'ai toujours établi ce genre de consensus.

Vous voyez, je prends des gants, ce n'est pas facile.

J'essaierai d'être le plus clair possible, peut-être en simplifiant de temps en temps, pour qu'on se comprenne bien.

Dans les substances addictives, il faut voir deux versants alors que bien souvent on ne voit que celui des substances addictives en oubliant l'autre.

En fait, quand une substance a une action sur le cerveau, il y a toujours deux voies. Une première voie est l'accrochage de cette drogue au niveau du cerveau. Cet accrochage qu'on appelle aussi « renforcement positif », qui est le pourcentage d'attrait de cette drogue, sera fort, moyen ou peu élevé, et ceci dépendra essentiellement d'un neurotransmetteur cérébral important qui est la dopamine.

L'autre voie, quand on prend des drogues qui n'ont pas nécessairement un attrait ou qui ont un attrait important, consiste à continuer à prendre la drogue pour éviter tout le bagage d'aspect négatif qui surviendra lorsqu'on arrêtera la substance, même si elle n'induit pas un attrait important. C'est l'autre partie, c'est le renforcement négatif qu'on appelle sevrage quand il est clair et net, mais ce n'est pas toujours clair pour toutes les substances, il n'y a pas de sevrage clair pour toutes les substances.

Néanmoins il existe, on continuera à prendre la substance non pas pour son attrait mais uniquement pour éviter tous les aspects désagréables qui peuvent survenir, et là c'est autre chose qui entre en jeu, ce n'est plus la dopamine mais les acides aminés, excitateurs et inhibiteurs avec le GABA pour l'accrochage des benzodiazépines et surtout le glutamate. Actuellement, il y a un faisceau de plus en plus important pour accorder à ce glutamate, acide aminé excitateur du système nerveux central, un impact important dans ce sevrage et le renforcement négatif.

Au niveau du cerveau, on retrouvera l'accrochage et le sevrage. Ce sont des zones complètement différentes du cerveau qui gouvernent ces deux aspects des substances addictives.

A l'échelle animale, les dimensions de ces zones cérébrales sont différentes. Chez l'être humain, le cortex frontal prend beaucoup d'importance, il gouverne la stratégie cognitive globale de notre comportement.

L'important est l'hippocampe, notre mémoire spatiale. Quand vous avez l'habitude d'aller dans un endroit, vous ne réfléchissez plus, c'est votre mémoire spatiale qui intervient. Elle intervient peu concernant les drogues, du moins pour l'amorçage et le sevrage, interviennent surtout les noyaux amygdaliens du cerveau et surtout la partie baso-latérale. C'est crucial, c'est la mémoire émotionnelle.

Toute stimulation ou tout acte que les mammifères, hommes et animaux, captent ou émettent est empreint d'une certaine couleur qui dépend de tout votre passé stocké dans votre cerveau, et l'amygdale mettra toujours en présence, que vous le vouliez ou non, à toute stimulation qui arrive ou tout acte que vous émettez une couleur positive, négative, neutre, moyenne.

La mémoire émotionnelle est capitale car elle colorera tout ce que l'on fait et tout ce que l'on regarde, automatiquement, selon le passé stocké.

L'émotion va passer à l'action. L'action au niveau des rongeurs s'étudie par le noyau Accumbens, il y a un passage de l'émotion vers la motivation (vouloir faire quelque chose, on ne le fait pas nécessairement) et de la motivation à l'action par le système moteur.

L'accrochage, le renforcement négatif et tout le cortège du retrait de l'alcool sont gouvernés par des zones différentes au niveau du cerveau.

L'accrochage, c'est cette petite boucle VTA à côté de la substance DA qui est le lieu d'origine des cellules dopaminergiques et qui est une stimulation dopaminergique du noyau Accumbens. Chaque fois que quelque chose d'agréable (nourriture, drogues, performances agressives, sexuelles ou autres) établit un certain plaisir, un agrément au niveau du cerveau, l'accrochage dépendra de cette dopamine libérée au niveau de l'Accumbens

Certaines drogues rechercheront de manière spécifique cette stimulation bien précise venant du VTA vers l'Accumbens

Si cet accrochage est important, un sillon sera creusé et, plus il sera creusé, plus il sera difficile d'en sortir, c'est-à-dire d'aller ressourcer le cerveau de nouvelles émotions pour établir de nouvelles motivations, de nouveaux comportements.

Le défi majeur concernant toutes les drogues est d'avoir accès à cette mémoire émotionnelle. On est frappé quand on voit des alcooliques ou des personnes sous amphétamines, de manière profonde, par cette pauvreté émotionnelle. C'est le plus difficile. C'est le défi des thérapies d'essayer de faire ressurgir cette mémoire émotionnelle et ces nouvelles émotions.

Tout ce qui monte du cerveau est plutôt dopaminergique et tout ce qui descend de la mémoire émotionnelle vers la motivation, de la motivation vers le système moteur est gouverné par les acides aminés et plutôt le glutamate. C'est capital. On retrouve la boucle renforcement positif et la boucle renforcement négatif, totalement différentes, gouvernées par des zones différentes du cerveau.

Voyons le renforcement positif, l'attrait.

On peut le mesurer clairement par la dopamine. On peut le mesurer par des techniques appropriées, la microdialyse. Chez l'animal, sur des cellules, in vivo, on peut mesurer cette libération de dopamine dans ce noyau précis qu'est la VTA ou Accumbens, donc dans cette boucle de renforcement positif. On peut mesurer, quantifier l'attrait, savoir si une drogue présentera un accrochage fort, moyen, faible ou absent de manière claire.

Je ne parlerai pas de toutes les drogues, ce n'est pas possible, mais je ne suis pas légiste. Pour moi, quand on parle de nicotine, d'alcool, d'ecstasy, de cannabis, ce sont des substances addictives, je ne les range pas en drogues dures ou drogues douces, ce sont des choses qui me sont très difficilement compréhensibles et je n'aurai pas la même catégorisation que celle qu'aura le juriste.

J'ai pris comme exemple les drogues classiques : nicotine, cannabis, substance active, héroïne et MDMA (ecstasy).

La quantité de dopamine que libèrent ces drogues est différente d'une substance à l'autre. Pour l'alcool, elle est faible (20 % à 30 % de dopamine), l'accrochage de l'alcool sera faible. N'oublions pas que ce n'est qu'un pan du renforcement positif, il y a l'autre pan qui est peut-être différent.

Pour le cannabis, l'accrochage est moyen (40 %), un peu plus que l'alcool.

Avec l'héroïne, cela devient plus sérieux en termes d'accrochage : 75 %. C'est un accrochage fort.

Avec la nicotine, il est de 120 %. Pour moi, c'est une drogue dure en termes d'accrochage.

Pour l'ecstasy, il y a très peu de données sur la dopamine libérée. En dose unique, il y a peu de dopamine libérée.

Peter KALIVAS donne pendant 8 jours une dose moyenne d'ecstasy et mesure la libération de dopamine. A la première dose, il ne voit rien de particulier. Ce n'est qu'après un certain nombre de doses qu'il observe une augmentation de 250 % de dopamine. Il y a là une sensibilisation de l'accrochage. L'accrochage est très faible à la première dose et il s'accentue au fur et à mesure des prises de doses. C'est une donnée importante.

Les pourcentages d'augmentation de dopamine sont les suivants :

Pour l'alcool, il est moyen faible mais n'est pas nul (30 %).

Pour le cannabis, il est moyen (45 %).

Pour l'héroïne, il est fort (75 %).

Pour la nicotine, il est très fort (100 %).

Pour la MDMA, il est très faible en prise unique et très fort en prises répétées (150 %).

Ceci nous donne une idée de l'accrochage qu'une drogue peut avoir. Cela signifie que si vous prenez une fois une drogue telle que la nicotine ou l'héroïne, l'accrochage est immédiat et très fort. Automatiquement, la deuxième prise suivra la première très rapidement. Ceci n'est pas le cas pour l'alcool et le cannabis. Soit on peut rester à des doses modérées et ne pas avoir d'accrochage, soit on peut établir autre chose, que nous verrons par la suite, mais l'accrochage est faible.

Ce qui est important pour l'avenir d'une drogue, d'une substance mise sur le marché, c'est son artificialité, lorsque les industries pharmaceutiques commencent à établir des similaires de drogues naturelles. Evidemment, on a un impact plus fort et on peut augmenter le dosage. Ceci dépendra de la liaison directe d'une drogue avec la dopamine. Ce chemin peut être immédiat, direct sur le récepteur dopaminergique ou peut être plus ou moins indirect. Si le chemin est plus ou moins indirect, l'accrochage sera d'autant moins fort, et inversement, si le chemin est direct, l'accrochage sera fort.

L'alcool n'a pas de récepteur spécifique, c'est comme l'eau. S'il y a une action sur la dopamine, elle n'est pas directe, c'est pourquoi il y a un accrochage faible.

Le Δ9THC qui est la substance psychoactive du cannabis possède un récepteur central (CB1) qui lui est spécifique, qui n'a rien à voir avec d'autres substances. Ceci veut dire que si naturellement le cannabis présente un accrochage faible, on peut extrapoler que lorsque l'industrie se mettra à faire du THC artificiel, il pourra y avoir un accrochage différent.

Lorsque je demande à mes collègues de la gendarmerie quel est le dosage des prises de cannabis, ils me disent voir d'année en année du cannabis « OGM », il est génétiquement de plus en plus sélectionné pour inclure de plus en plus de Δ9THC.

On peut extrapoler que si l'industrie pharmaceutique se met à faire des substances artificielles -c'est le cas-, il y aura un accrochage plus important.

L'héroïne est un récepteur μ, récepteur à morphine opioïde, qui lui a un impact direct sur les cellules dopaminergiques.

La nicotine a également un récepteur direct qui est le récepteur cholinergique nicotinique, qui a également un impact direct sur les cellules dopaminergiques.

Le MDMA n'a pas de récepteur propre mais il agit sur la recapture de la dopamine et de la sérotonine, et il a donc une action encore plus importante sur la dopamine.

Le fait d'avoir un récepteur spécifique ne doit pas être négligé.

On utilise un autre indice comportemental du degré d'accrochage qui est très fiable, c'est une combinaison des deux :

- l'auto-administration : si un animal s'auto-administre de la drogue dans le cerveau, cela veut dire que cette drogue présente pour lui quelque chose d'excessivement positif ;

- le conditionnement à l'environnement : lorsqu'on injecte une substance toujours dans un même environnement, après X injections, on place l'animal dans un environnement où il a le choix entre l'environnement où il a reçu la drogue et un autre environnement, s'il choisit celui où il a reçu la drogue, il y a un renforcement positif induit parce qu'il y a association. C'est un conditionnement pavlovien entre l'environnement et les effets que produit la drogue.

Quand des drogues font que l'animal ne choisira pas l'environnement où il reçoit la drogue mais un autre environnement, on considère alors qu'il y a aversion induite par la drogue. Le classement est un peu différent de celui du juriste.

Deux drogues ne produisent ni d'auto-administration ni de conditionnement à l'environnement, l'alcool et le cannabis. En revanche, produisent une auto-administration et un conditionnement à l'environnement la nicotine, l'héroïne et l'ecstasy (chez le singe).

On peut très bien avoir un renforcement positif faible, très faible et avoir un renforcement négatif fort -l'arrêt de certaines drogues peut être intolérable.

Un couple indissociable est l'alcool et la nicotine : quand l'un diminue l'autre augmente. Dans les services de sevrage à l'alcool, on augmente la nicotine. Cela marche à merveille. Ce sont deux drogues faites l'une pour l'autre incontestablement, elles s'entendent toute la vie.

Comme dans toutes les pièces de boulevard, un intrigant vient s'installer, si bien qu'ils font ménage à trois, cela fonctionne très bien, c'est le cannabis. De plus en plus d'études montrent que le cannabis et l'alcool sont étroitement liés.

Chez l'animal, le cannabis induit une prise d'alcool plus exagérée. Les deux sont intimement liés, le cannabis induira une prise d'alcool. C'est pourquoi les trois, notamment par l'intermédiaire de ce glutamate, font ménage de manière merveilleuse.

Quand vous donnez du cannabis, il y a augmentation d'alcool. Le cannabis est fumé, comme la nicotine, vous augmentez en même temps l'accrochage à toutes ces drogues. Il y a là une complicité neurobiologique merveilleuse, c'est le paradis d'entente conjugale.

Avec l'ecstasy, on est dans le domaine des drogues artificielles. On se braque sur le cannabis, oui, c'est important, mais l'ecstasy est notre cocaïne, c'est la cocaïne européenne. Les Etats-Unis ont le problème avec la cocaïne, visiblement la cocaïne marche moins bien en Europe qu'aux Etats-Unis mais, l'ecstasy est un problème qui devient gigantesque. N'oubliez pas que la moyenne d'âge de prise de pilules d'ecstasy est de 13 ans, et cela diminue d'année en année (16 ans il y a cinq ans). C'est une moyenne, ce qui signifie que des enfants de huit ans prennent de l'ecstasy.

Les scientifiques sont étonnants. Parfois ils devraient suivre ou faire des cours d'éthologie appliquée. Voilà une molécule qui semble évidente, c'est une amphétamine légèrement modifiée, on pouvait suspecter il y a quelques années que les chercheurs focaliseraient leur attention sur cette structure amphétamine. En fait, les premiers déficits observés ne sont pas de type amphétaminique mais de type sérotoninergique.

Je vous présente l'étude de l'équipe de HATZIDIMITRIOU à l'hôpital de Baltimore. Il donne à des singes certaines quantités. Si vous voulez comparer à l'être humain, c'est nul. Si vous voulez faire une courbe dose/mort, c'est l'idéal mais on ne parle pas de la même chose. Il donne deux fois 5 mg par jour de MDMA pendant quatre jours. Ce sont des quantités gigantesques.

La moitié de son échantillon meurt. L'autre moitié résiste, il n'y a plus de sérotonine deux semaines après et, sept ans après, il n'y a pas de récupération totale.

Chez l'homme, une tablette de MDMA contient plus ou moins 100 mg. Pour 70 kilos, cela correspond à 1,43 mg par kilo par tablette. Nous sommes loin de deux fois 5 mg par jour donnés au singe.

Néanmoins, il ne faut pas négliger les modifications neurochimiques qui interviennent. Dans la littérature, les études cliniques indiquent jusqu'à aujourd'hui, avec parfois des médications appropriées, qu'il n'y a pas d'irréversibilité. Une réversibilité des effets est possible mais cela prend parfois beaucoup de temps. Néanmoins, il y a immédiatement après prise d'ecstasy une perte sérotoninergique passagère.

Il faut se focaliser sur cette modification neurochimique dopaminergique. Pourquoi ?

L'amphétamine, de manière générale, est un des meilleurs attaquants du stress. Par ses radicaux hydroxyles, c'est le meilleur destructeur des cellules cérébrales dopaminergiques. Le problème est le suivant et à nouveau les chercheurs feraient bien de faire un peu d'éthologie appliquée : le parkinsonisme est une destruction progressive de ces neurones dopaminergiques au niveau de la substance noire en particulier, mais ceci apparaît après environ trois quarts de perte. Il faut attendre énormément de temps avant que les dégénérescences ne s'aperçoivent de manière comportementale et quand il est un peu trop tard.

Par ailleurs, je défie quiconque de me montrer comment un animal à quatre pattes se présentera en tant que parkinsonien. Même le singe ne passe pas sa vie à deux pattes. Si on veut étudier le parkinson en étudiant ce qui se passe chez les rongeurs, on se trompe de manière fulgurante. Evidemment, on n'a jamais aperçu de syndrome parkinsonien chez le rat, chez le cochon d'Inde et même chez le singe qui passe sa vie à quatre pattes par rapport à l'homme qui a une station debout permanente.

Si l'on veut étudier le parkinson, c'est chez l'homme qu'il faut l'étudier. Chez l'animal, on possède peu de données. C'est pourquoi on ne s'est pas aperçu de ces lésions amphétaminiques dues à l'ecstasy qu'on commence à voir avec des parkinsoniens précoces. Le problème de l'amphétamine et de l'ecstasy est que cela met du temps.

Que dire des modifications structurelles comme le pruning ? Il n'y a pas actuellement de données qui établissent un consensus. Le pruning est l'élagage progressif du système nerveux central et de certains de ses neurones. Il n'y a pas actuellement de modifications structurelles et de consensus dans ce sens concernant l'ecstasy.

L'irréversibilité est observée actuellement dans 50 % des recherches. On ignore totalement l'effet de prise prénatale. Il ne faut pas oublier que l'ecstasy est souvent pris par des jeunes, on ne connaît rien des effets périnataux, du moins chez l'homme.

Je voudrais terminer en vous disant que ce qui est important pour toutes les drogues, c'est de voir à la fois l'impact immédiat et les effets aigus. Sur le système nerveux central, il peut y avoir une action immédiate. Le plus important mais le plus difficile à étudier, ce qui met le plus de temps, ce sont tous les phénomènes de neuro-adaptation qui camoufleront les effets. On verra peu d'effets, il faudra attendre très longtemps. Bien souvent, ce n'est qu'au niveau du sevrage qu'on voit apparaître ces neuro-adaptations et pas avant.

Pour finir, pour la presse, je dirai que communiquer n'est pas savoir. Nous appartenons de plus en plus à un monde de communication, le pouvoir des idées appartient à ceux qui communiquent mais ce ne sont pas toujours ceux qui savent et le public prend pour savants ceux qui communiquent.

M. LE PRESIDENT. - Merci de ces commentaires plus généraux que la partie initiale de votre présentation qui a été très captivante.

Pr TUBIANA. - Après ce brillant exposé de Monsieur de WITTE, ma tâche sera plus modeste, elle sera d'essayer de mettre en perspective la place des substances addictives dans la santé.

Je serai donc amené à vous parler de la santé en France. Je me fonderai sur les travaux du Haut comité de la santé publique puis sur le rapport qu'à la demande du président de la République l'Académie de médecine a préparé en 2001-2002 sur la santé en France et la prévention2.

Si on regarde la santé en France, on est immédiatement frappé par un contraste qui peut s'exprimer en quelques chiffres. La longévité des femmes en France est l'une des meilleures au monde : 83 ans d'espérance de vie, chiffre qui n'est dépassé qu'au Japon. Pour les hommes, la situation est nettement moins bonne que pour les femmes car elle est en France de 75 ans, chiffre honorable mais plutôt dans la limite basse. Au total, elle est de 79 ans tous sexes réunis, cela nous place dans la moyenne de l'Europe et des pays industrialisés.

En contraste, il existe une grande variabilité, nous constatons qu'en France nous avons un record de différence dans l'espérance de vie des hommes et des femmes (7,5 ans), et aussi malheureusement un record dans l'espérance de vie entre les manœuvres et les cadres supérieurs ou entre les manœuvres et les instituteurs (8 ans).

Il y a d'autres données inquiétantes et le problème essentiel est de savoir l'origine de ces points faibles.

En comparant par tranche d'âge la France aux autres pays, nous constatons qu'avant 15 ans, la France est un des pays où la mortalité est la plus faible ; nous sommes dans une très bonne situation. Après 60 ans, la France est peut-être le pays où la santé est la meilleure. A cet âge, il y a encore une espérance de vie très longue, de l'ordre de 25 ans, ce qui est exceptionnel dans le monde. Nous avons une situation excellente avant 15 ans, excellente et après 60 ans, donc dans les gammes d'âge où l'organisme est le plus fragile, ce qui donne à penser que les soins, l'environnement, la qualité des aliments sont satisfaisants.

Entre 15 ans et 30 ans, le taux de mortalité est d'environ 50 % supérieur en France aux autres pays de l'Union européenne. C'est quelque chose d'extrêmement inquiétant. Les analyses statistiques ont très facilement mis en évidence que cette surmortalité est liée à cinq facteurs bien identifiés : le tabac, l'alcool, les déséquilibres alimentaires qui se traduisent essentiellement par l'obésité ou le surpoids, les accidents et les suicides. Ces cinq facteurs sont liés à des comportements.

Ainsi la situation sanitaire en France est caractérisée par d'excellentes conditions générales et des comportements aberrants qui expliquent cette surmortalité dans cette zone d'âge 15 ans/50-55 ans.

Tous ces comportements, qu'il s'agisse des comportements alimentaires, des drogues ou des imprudences sur la route, commencent pendant l'adolescence et ceci touche tous les secteurs de la société.

Les jeunes français des deux sexes, entre 15 et 30 ans, dans l'Union européenne, sont les recordmen pour le tabac (nous sommes le pays où à 20 ans on consomme le plus de tabac dans l'Union européenne) mais également l'alcool, les accidents de circulation, la consommation de somnifères ou de psychotropes et de cannabis, ce qui est un indice de mauvaise santé mentale. Les taux de suicide, d'accidents, de contamination par le virus HIV sont parmi les plus élevés de l'Union européenne.

Mon collègue NORDMANN parlera du cannabis tout à l'heure mais nous assistons en France à une augmentation extrêmement rapide depuis quelques années de sa consommation. Nous sommes l'un des pays de l'Union européenne où la consommation de cannabis a le plus fortement augmenté au cours de ces dernières années.

Pour tous ces comportements, nous retrouvons des caractéristiques communes. Plus on appartient à un milieu socio-économique défavorisé, plus la consommation d'alcool, de tabac, le déséquilibre alimentaire sont défavorables. L'obésité infantile est deux fois plus fréquente dans les zones à éducation prioritaire que dans les autres. Il y a une corrélation étroite entre tous ces comportements.

Les problèmes du tabac ou de l'alcool ou du cannabis sont tous liés. C'est un problème de comportement des adolescents caractérisé par une indifférence à la santé et une indifférence aux prises de risque ; autrement dit, un enfermement dans l'instant présent et une incapacité à se projeter dans l'avenir. On sacrifie l'avenir pour des satisfactions immédiates, et ceci est d'autant plus marqué qu'on appartient à un milieu socio-économique plus défavorisé.

On note aussi des variations importantes selon les régions en France : dans certaines, les comportements défavorables sont moins répandus (Languedoc-Roussillon), et dans d'autres la situation est particulièrement grave (Nord).

Je vais centrer mon exposé sur le tabac, parce que le tabac est un bon exemple que l'on peut suivre l'évolution de la situation avec deux critères : d'une part les ventes dans les bureaux de tabac que nous connaissons de mois en mois et, d'autre part le taux de cancer du poumon, qui est un cancer lié uniquement au tabac et qui permet de savoir comment les gens ont fumé vingt ou trente ans auparavant.

On a observé une augmentation extrêmement rapide de la consommation de cigarettes en France entre 1945 et 1975. En 1976, le vote de la loi VEIL l'a stabilisé. Puis nous assistons à une décroissance à partir de la loi EVIN en 1991. Ceci met en évidence une constatation importante, c'est que cette malédiction est réversible avec la volonté politique, on peut lutter.

Ainsi, l'augmentation des drogues (légales ou illégales), des accidents, des accidents de la route, les déséquilibres alimentaires n'est pas une fatalité qui touche la France et de façon plus générale les pays latins. Elle est due à un manque de volonté politique pour lutter contre. Si on veut, on peut. Malheureusement, nous n'avons pas voulu depuis quinze ans et nous en voyons les conséquences.

Suite au vote de la loi EVIN, nous avons enregistré une diminution nette de 12 % à 14 % de la consommation. Cette baisse est essentiellement liée à un facteur : l'augmentation du prix. De toutes les dispositions de la loi EVIN, la seule qui ait vraiment eu une efficacité, comme l'ont montré les analyses, est l'augmentation du prix. Les autres dispositions de la loi comme l'interdiction de fumer dans les lieux publics ont été littéralement bafouées faute de volonté politique.

L'évolution des différents types de cancer en France est clairement dominée par : l'augmentation vertigineuse de la fréquence des cancers du poumon avec une stabilisation chez l'homme depuis environ 1985 (cela n'augmente plus) ; une stabilité puis une diminution régulière depuis 1975 du cancer des voies aérodigestives supérieures (pharynx, larynx, bouche) alors que c'était le cancer le plus tueur en France. Cette baisse est due à la diminution de la consommation alcoolique.

La politique anti-alcoolique a eu des effets bénéfiques qui malheureusement depuis cinq ans se sont estompés, non seulement il n'y a plus de baisse de la consommation alcoolique mais actuellement chez les jeunes, elle semble en augmentation alors que la consommation tabagique est restée stable de 1997 à 2001.

Un critère simple pour suivre ces phénomènes est la mortalité par cancer en France de 1950 à 1999. La France enregistre un record de fréquence de mortalité par cancer dans l'Union européenne chez les hommes entre 35 et 69 ans.

L'augmentation a été régulière, puis nous avons assisté à une stabilisation et enfin, depuis une décennie, nous enregistrons une décroissance de la fréquence de mortalité par cancer chez les hommes. Chez les femmes, la situation est excellente, nous avons un des taux de mortalité par cancer les plus faibles en Europe et dans le monde ; on observe une diminution régulière depuis 1950.

Examinons maintenant les cancers dus au tabac (poumon, vessie, pancréas, etc.). Chez les hommes, leur fréquence a augmenté jusque vers 1990 et diminue légèrement depuis. Le taux de mortalité est de 200/100 000 par an, taux extrêmement élevé. Le tabac est à l'origine de la moitié des morts par cancer entre 35 et 69 ans. Nous avons une situation dramatique pour le tabac mais qui tend néanmoins à s'améliorer très lentement.

Concernant les femmes, la mortalité par cancer dû au tabac était très faible mais commence à augmenter depuis 1990.

Prenons l'évolution non plus entre 35 et 69 ans mais entre 35 et 44 ans, âge où apparaît le cancer de ceux qui ont commencé à fumer très tôt. C'est un indice important du comportement des jeunes, des adolescents.

Chez les hommes, nous observons une augmentation vertigineuse et qui continue. Cela confirme ce que montrent toutes les enquêtes : la loi EVIN n'a eu aucun effet sur la consommation de tabac chez les jeunes. Un jeune sur deux continue à fumer entre 18 et 25 ans. C'est tragique.

Chez les femmes, c'est plus inquiétant encore. Jusqu'en 1985, il n'y avait pratiquement pas de cancer du poumon dans cette tranche d'âge. Depuis dix ans ils augmentent très rapidement et au même taux que chez les hommes. On peut prévoir le moment où la mortalité par cancer du poumon chez les femmes deviendra supérieure à celle du cancer du sein comme c'est déjà le cas dans certaines régions de France.

En Grande-Bretagne, pendant cette même période, et à la même échelle, on enregistre chez les hommes une diminution non moins vertigineuse de la fréquence des cancers du poumon, et chez les femmes une stabilité.

Ce que la Grande-Bretagne a réussi, c'est-à-dire faire baisser la consommation du tabac chez les jeunes, nous avons été incapables de l'obtenir. L'augmentation en France et la diminution en Grande-Bretagne sont des courbes en miroir.

Cela illustre le rôle de la pression sociale. Le fait d'augmenter le prix n'a eu aucun effet sur le comportement des jeunes en France, aucun effet sur l'attitude générale vis-à-vis des risques, et c'est sur ce point que je voudrais insister : sa seule conséquence a été de faire cesser plus tôt la consommation des adultes.

Il ne s'agit pas de lutter contre les accidents de la route, de lutter contre le tabac ou l'alcoolisme ou le cannabis, mais de créer chez les jeunes un état d'esprit favorable à la santé, de leur faire comprendre que chacun est responsable de sa santé, que la santé dépend de son propre comportement et qu'il faut se projeter dans l'avenir, c'est-à-dire s'estimer soi-même. Le drame des drogues, du tabac, des accidents de la route, c'est cette indifférence que l'on a vis-à-vis de son destin et qui résulte d'une mauvaise image que l'on a de soi, de sa place dans la société, de ce que la vie peut vous apporter.

Que faire en pratique ?

A côté de mesures spécifiques contre les accidents de la route, le tabac et le cannabis, il faut en France créer un état d'esprit propice à la santé. Il faut faire ce que l'on appelle la promotion de la santé.

Des pays qui se trouvaient dans la même situation que nous en 1975 (Grande-Bretagne, Finlande, Suède) ont su créer un état d'esprit tel que ce qui est bien, ce qui est valorisant, c'est se respecter soi-même, respecter sa santé alors que dans la France actuelle où ce qui est valorisant pour un jeune, c'est d'accomplir des actes contraires au respect de soi, tels que la violence, les imprudences sur la route ou les drogues addictives.

Que faire ? Il n'y a qu'à regarder ce qui s'est passé en Finlande, en Suède, en Grande-Bretagne. Ces pays y sont arrivés par l'éducation à la santé à l'école, dans la famille.

Une des caractéristiques de la France dans le domaine du tabac est que les parents n'ont pas une attitude suffisamment claire. Dans les familles où les parents ont une attitude sans ambiguïté et ne donnent pas l'exemple en fumant eux-mêmes, et n'encouragent pas indirectement de mauvaises habitudes en donnant trop d'argent de poche aux enfants sans vérifier à quoi celui-ci est utilisé, on fume beaucoup moins que dans celles où les parents sont libéraux, souvent avec d'excellentes intentions en croyant que ce n'est pas en étant trop sévère qu'on éduque ses enfants, et qu'il faut au contraire leur laisser prendre leurs responsabilités. Malheureusement, dans ces familles, les adolescents fument beaucoup plus. Il en est de même pour les établissements scolaires : on fume davantage dans ceux qui ont une certaine indulgence vis-à-vis du tabac et de façon plus générale ne donnent pas de consignes.

La promotion de la santé peut changer l'état d'esprit global vis-à-vis de celle-ci. Dans cette action, l'attitude de certains groupes à une influence déterminante.

D'abord les médecins, et nous devons faire notre mea culpa. Nous donnons le mauvais exemple puisque 32 % des médecins fument en France contre 7 % en Grande-Bretagne et moins encore en Finlande ou en Suède. Tant que les médecins et les étudiants en médecine continueront à fumer autant voire plus que l'ensemble de la population, la lutte contre le tabagisme des jeunes est pratiquement sans espoir.

Nous nous trouvons dans une situation où les étudiants en médecine augmentent leur consommation d'année en année pendant leurs études médicales. On aurait pu espérer que la fréquentation des malades atteints du cancer du poumon aurait un effet dissuasif. Pas du tout, cela a un effet positif parce que les hôpitaux sont stressants et, pour lutter contre le stress et faire comme les autres, on fume.

Premier objectif, faire baisser la consommation chez les médecins et donc de rappeler aux enseignants en médecine et aux directeurs d'hôpitaux leurs responsabilités.

Deuxième objectif, les enseignants du primaire et du collège.

Ceux-ci fument encore plus que les médecins. Or, ils sont inévitablement des modèles pour les élèves. Si, au nom de la liberté individuelle, ils oublient qu'ils sont des modèles, il est évident que l'on ne fera pas changer l'état d'esprit. Certes, les enseignants ont le droit de fumer mais pas devant les élèves qui feraient ainsi de futurs fumeurs.

Troisième objectif, l'éducation parentale. Expliquer aux parents leur rôle, les amener à en prendre conscience.

Vous le voyez, les objectifs sont relativement simples et évidents mais ils ne sont pas mis en œuvre en France et c'est ce laisser aller, cette résignation contre lesquels il faudrait lutter.

L'attention est trop souvent fixée sur des problèmes qui n'ont aucune importance comme : faut-il ou non dépénaliser le cannabis ? Faut-il voter une loi pour interdire la vente du tabac avant seize ans ? C'est le type même de problème qui n'a aucun intérêt; si un enfant a envie de fumer, il trouvera toujours un copain pour acheter le tabac à sa place et la pénalisation théorique du cannabis en France n'a pas empêché les jeunes de notre pays d'être devenus, en quelques années, parmi les plus gros consommateurs de l'Union européenne.

Le Parlement vote des lois dont on sait qu'elles sont inefficaces, inapplicables, et l'on croit qu'on a fait quelque chose. Messieurs les Parlementaires, il serait temps que vous compreniez que ce n'est pas ainsi qu'on lutte. On lutte en créant un état d'esprit, en prenant des mesures efficaces et non pas avec des faux-semblants.

M. LE PRESIDENT. - J'ai été attentif à votre conclusion, je n'en partage pas forcément les termes, sinon l'utilité du Parlement est mise en doute.

J'indiquerai néanmoins que le succès de la lutte anti-tabagique en Grande-Bretagne est lié à un phénomène d'éducation (nos confrères fument moins que nous) et au prix des cigarettes en Angleterre qui sont deux ou trois fois plus chères qu'en France malgré l'augmentation française.

C'est un élément qui ne suffit pas, c'est toujours une addition de mesures.

Pr TUBIANA. - Je trouve excellente l'augmentation du prix du tabac. Pendant des années, j'ai milité pour cela et je me réjouis de cette augmentation de 15 %. Mais pour en revenir à votre remarque je voudrais dire que les lois ne sont utiles que si elles sont respectées, une loi qui est ouvertement violée, qui est inapplicable est non seulement inutile, mais nuisible car elle mine le prestige de la loi.

Tout l'arsenal juridique et les dispositions financières doivent s'insérer dans une stratégie d'ensemble, prenant à bras le corps le problème tel que nous le connaissons, c'est-à-dire d'une jeunesse, ou d'une partie de la jeunesse, qui ne respecte pas son propre organisme et qui ne se préoccupe pas de sa santé, de l'avenir de sa vie.

M. LE PRESIDENT. - Nous sommes d'accord. Nous allons suivre l'expérience du nouveau maire de New York qui a amplifié les mesures prises aux Etats-Unis (depuis cette semaine, il est pratiquement interdit de fumer dans la rue à New York) et nous pourrons mesurer les résultats. Des dispositions plus générales ont déjà montré leur efficacité aux Etats-Unis.

Pr TUBIANA. - New York est une des régions des Etats-Unis où on a le moins bien réussi la lutte contre le tabac. Les trois Etats qui ont le mieux réussi sont le Massachusetts, la Floride et la Californie. Il est intéressant de voir les méthodes utilisées dans ces trois Etats qui sont différentes mais qui ont toujours le même élément de base.

En Floride, on a montré les vilenies de l'industrie du tabac, on a dit aux jeunes qu'ils étaient manipulés par les industriels du tabac et ceci a eu un effet. Les jeunes n'aiment pas qu'on se moque d'eux et qu'on les roule dans la farine.

Au Massachusetts, on a joué sur la raison et la logique. On a insisté sur le rapport coût/efficacité des différentes mesures.

En Californie, on a pris comme modèle l'exemplarité, c'est-à-dire supprimer tout ce qui pouvait inciter le jeune à fumer. Si le jeune fume, ce n'est pas parce qu'il a envie de fumer mais pour faire comme les grands. C'est pourquoi je crains que l'interdiction de la vente aux jeunes n'augmente le tabagisme car elle augmentera le prestige du tabac qui devient associé au fait d'être adulte mais ceci est un autre problème.

Des trois Etats qui ont réussi à diminuer fortement la consommation, celui de Californie enregistre les meilleurs résultats. En Californie, il est interdit de fumer dans tout espace clos et notamment dans tous les bars et restaurants, et dans les hôtels sauf dans sa chambre. Il n'y a plus de zone fumeurs et de zone non-fumeurs, tout est non-fumeurs. Quand cette mesure a été édictée il y a cinq ans, les tenanciers de bars et restaurants ont protesté unanimement en disant que cela ferait baisser la consommation. C'est le contraire qui s'est produit, on fréquente davantage les bars et les restaurants en Californie depuis que le tabac y a été interdit.

Pr NORDMANN. - Si on ne peut qu'être d'accord avec le fait qu'il faut une stratégie d'ensemble pour lutter contre les drogues, permettez-moi de prendre un exemple précis qui est celui du cannabis et de débuter par une citation d'un texte de 1992.

« Depuis plusieurs décennies, nos sociétés sont confrontées au grave et dramatique problème des drogues illicites et de la toxicomanie dont notre jeunesse est la principale victime.

Les pouvoirs publics, le monde scientifique, les médias ont mené dans ce domaine des actions qui font qu'aujourd'hui plus personne n'ignore les effets dévastateurs de l'héroïne ou de la cocaïne.

Il n'en reste pas moins vrai que d'autres substances, et en particulier le cannabis, font encore l'objet de débats et de controverses quant à leurs effets sur l'homme.

S'agissant du cannabis, des opinions divergentes s'affrontent, certains soutiennent qu'il s'agit simplement d'une drogue inoffensive, se montrent favorables sinon à sa légalisation du moins à sa dépénalisation.

D'autres au contraire entendent affirmer sa dangerosité et souhaitent que son usage demeure illicite en refusant de le distinguer des autres drogues.

Il était donc important pour la crédibilité des messages de prévention que nous avons tous le devoir de délivrer à la communauté scientifique de se prononcer sur le cannabis et ses effets perturbateurs. »

Ce texte est du Président CHIRAC. Il a été prononcé lors du colloque scientifique international organisé conjointement par l'Académie nationale de médecine et la Mairie de Paris en avril 1992. Ces mots restent totalement d'actualité.

J'essaierai, pour raccourcir mon exposé, de le centrer sur quelques points.

Premièrement, quelles sont les données épidémiologiques récentes concernant l'évolution de la consommation de cannabis ?

Deuxièmement, quels sont les effets du cannabis sur la santé ?

Troisièmement, puisque c'est ce qui m'a été demandé plus spécifiquement, quelle est l'attitude et le rôle de l'Académie nationale de médecine pour la prévention des effets nocifs du cannabis ?

Qu'en est-il de l'évolution de sa consommation ?

A l'heure actuelle, si l'on considère les jeunes de 19 ans, on peut grosso modo identifier deux groupes : 40 % des jeunes qui n'ont pas consommé de cannabis et 60 % qui en ont fait l'usage.

Parmi ces 60 %, la moitié environ n'en fait qu'un usage expérimental ou occasionnel mais un pourcentage relativement important (32 % de la classe d'âge) en fait soit un usage répété (jusqu'à 10 fois par mois), soit un usage régulier entre (10 et 19 fois par mois), soit un usage intensif (20 fois par mois ou plus).

Le pourcentage des jeunes de 19 ans qui en font un usage intensif est de 15 % de la classe d'âge. On peut donc dire que c'est une minorité, mais, à l'inverse, ces 15 % représentent plusieurs dizaines de milliers de jeunes.

Cette caractéristique d'utilisation régulière ou intensive classe la France dans le peloton de tête des comportements à risque. Ce chiffre représente le double de celui de la moyenne européenne. Cette fréquence de la consommation intensive ou pour le moins régulière est quelque chose d'inquiétant.

Ce qui est inquiétant également, c'est le triplement des consommations répétées de 1993 à 1999.

Enfin, troisième élément particulièrement préoccupant, c'est la précocité de plus en plus grande du début de la consommation. Actuellement ce début se situe dès la classe de quatrième, avec un pic au niveau des classes de troisième et de seconde. Or, on sait que la précocité de la consommation de substances psychoactives, comme pour le tabac, est prédictive d'une consommation plus régulière par la suite.

Ces trois éléments qui touchent les modes de consommation sont d'une actualité brûlante.

Parallèlement à ces modifications de la consommation, il y a le fait que les produits consommés évoluent grâce à des techniques de sélection et à des modalités de culture largement diffusées sur Internet. Il existe actuellement des préparations de cannabis beaucoup plus riches en principes actifs qu'il y a quelques années. Il y a dix ans environ, la teneur des préparations provenant de saisies ne dépassait pas 8 % de principes actifs. Or, il existe actuellement, surtout aux Pays-Bas, des préparations qui atteignent des chiffres plus élevés, heureusement encore minoritaires sur le marché, mais qui iront croissant.

Enfin, dernier élément grave concernant la consommation, s'il y a eu des modifications de la consommation de cannabis, du produit lui-même, il y a surtout un développement considérable des polyconsommations. Notre ami de WITTE a insisté sur ce ménage à trois parfait qu'est l'alcool, le tabac et le cannabis. Il est très fréquent ; il y a généralement début par l'alcool dès l'âge de 11-12 ans, on passe ensuite au tabac, puis au cannabis, parfois encore aux drogues plus dures.

Le cannabis est donc une question d'actualité croissante et non régressive comme on aurait pu l'espérer après les paroles prononcées il y a douze ans par le chef de l'Etat.

Quels sont les effets du cannabis sur la santé ?

Il faut opposer les effets aigus et les effets à long terme, ces effets qui ont été parfaitement définis et résumés dans l'enquête collective de l'INSERM sur le cannabis auquel il a été fait allusion tout à l'heure.

L'effet d'une consommation aiguë, c'est tout d'abord le plaisir.

Ce plaisir est un effet relaxant, euphorique, un besoin de parler, une facilitation des contacts, une sensation de bien-être, une désinhibition. On peut comprendre que les jeunes, lors de leur première expérience, éprouvent ce plaisir.

Mais cette sensation de bien-être cache des effets psychoactifs négatifs immédiats. Il y a en effet des troubles de la mémoire à court terme ou du langage, de l'attention, de la coordination perceptivo-motrice, du traitement de l'information peu après avoir consommé le cannabis.

Il y a ainsi un ensemble de troubles aigus qui font que les tâches complexes, comme par exemple la conduite automobile, peuvent être fortement perturbées sans que le consommateur s'en rende compte. De la même façon, il est évident que les postes de responsabilité au travail ne doivent pas être assumés immédiatement après avoir consommé du cannabis.

Heureusement, ces troubles, lorsqu'il s'agit d'une consommation occasionnelle ou expérimentale, ne touchent qu'une petite fraction des consommateurs. Comme il y a des millions de consommateurs en France, s'ils étaient constants et se traduisaient par des effets sévères sur la santé du sujet ou sur autrui par le biais de sur la voie publique ou d'accidents du travail, ce serait dramatique.

Il faut souligner qu'il existe une variabilité individuelle considérable qu'il est impossible de prévoir, et parfois, chez certains sujets, surtout parmi les plus jeunes, une consommation occasionnelle aboutit à des conséquences plus graves : ivresse cannabique, hallucinations, épisodes psychotiques aigus, crises de panique. Il est arrivé que le sujet soit victime d'accidents mortels immédiats par chute d'un toit ou autres causes d'accidentalité.

Ces effets immédiats sont suivis, si le consommateur utilise le cannabis de façon répétée ou régulière, dans beaucoup de cas, d'effets à long terme qui modifient la qualité de la vie. Le cannabis démotive, déconnecte, désocialise. Les premiers signes sont un désintéressement vis-à-vis de l'entourage de ces fumeurs réguliers ou intensifs, et une diminution des performances scolaires ou professionnelles.

Le cannabis peut induire, chez certains sujets, en fonction d'une vulnérabilité individuelle, des difficultés relationnelles et une diminution des performances intellectuelles.

Il s'agit donc d'une substance psychoactive qui peut être considérée comme une drogue et il est évident que le distinguo entre drogue douce et drogue dure que certains ont voulu affirmer ne repose sur aucune base scientifique.

Comme l'a montré Philippe de WITTE tout à l'heure, le mécanisme d'action au niveau du système nerveux central est de même nature que pour les drogues dites dures (héroïne ou cocaïne) ; il y a des récepteurs spécifiques au niveau du système nerveux central, ils sont en relation avec les récepteurs opioïdes, même si ce ne sont pas les mêmes. Il existe un mécanisme d'action sur le système nerveux central qui ne diffère pas d'une substance psychoactive à l'autre. C'est une question de degré. Bien entendu, les altérations dues au cannabis sont d'intensité moins importante que celles dues à d'autres drogues mais, je le répète, il n'y a pas de différence de nature.

Le cannabis est donc une substance qui agit sur le système nerveux central, qui détermine une neurotoxicité essentiellement fonctionnelle, essentiellement cognitive. La définition de la neurotoxicité citée dans le rapport sur la dangerosité des drogues est la suivante : elle peut être définie comme une atteinte réversible ou irréversible de la structure et/ou des fonctions du système nerveux central.

Le cannabis donne bien une altération, réversible dans la quasi-totalité des cas, des fonctions du système nerveux central, même s'il ne donne pas d'altérations structurales.

C'est une notion importante qui ne traduit qu'un des effets à long terme du cannabis. En effet, le fait de fumer de façon répétée ou intensive du cannabis peut aboutir à favoriser des cancers, notamment du poumon. Madame SASCO qui dirige une unité à l'Institut du cancer de Lyon a émis l'hypothèse qu'en dehors de l'action cancérigène des goudrons dégagés par le cannabis, le THC pourrait avoir une action cancérigène propre. Ceci doit être discuté et nécessite des études ultérieures.

Par ailleurs, le cannabis peut perturber la reproduction aussi bien chez la femme que chez l'homme. Du fait de son caractère lipophile, c'est-à-dire de sa grande solubilité dans les graisses (qui explique sa concentration dans le système nerveux central), il semble aussi se concentrer dans l'épididyme, cet accessoire du testicule. Il est donc très probable, même si des études ultérieures sont nécessaires, qu'il peut agir sur la reproduction.

Il peut agir également sur le système cardio-vasculaire. Il a été montré récemment une augmentation de la fréquence d'infarctus du myocarde suivant de peu la consommation aiguë de cannabis. Enfin, il peut agir sur l'immunité.

Pour toutes ces raisons, on peut dire qu'il est important que la population soit avertie des risques que peut induire la consommation, surtout chez les sujets vulnérables.

C'est cette action de prévention sur laquelle nous souhaiterions porter l'attention et c'est cette action qui est à la base d'une action menée par Maurice TUBIANA. Cette action de prévention est indispensable. La prévention est le parent pauvre de la santé en France.

Nous avons centré pendant des années la médecine sur la médecine de soins et nous y avons acquis une position très importante dans le monde. En revanche, dans le domaine de la prévention, nous sommes très en retard. Les sommes consacrées à la prévention sont ridicules par rapport à celles liées aux soins. C'est pourquoi je suis persuadé que Monsieur JAYLE sera d'accord pour que la MILDT centre ses actions d'avenir sur ce domaine de la prévention.

Qu'a fait l'Académie de médecine pour y contribuer ?

Dès 1995, elle a émis un vœu sur le cannabis. Ce vœu a été suivi d'un deuxième communiqué en 1998, trois ans plus tard. Nous demandions déjà à l'époque que les modalités de lutte contre le cannabis au volant comportent sa recherche non seulement pour les accidents mortels mais pour les accidents corporels en général, et nous avons été entendus à ce moment.

En 2001, il y a moins de deux ans, un nouveau communiqué a été émis, (« motif récent d'inquiétude, à propos du cannabis »).

Toutes ces actions ayant paru peu efficaces compte tenu de l'évolution de la consommation en France, l'Académie m'a fait l'honneur de me charger de l'organisation d'une séance thématique sur les drogues illicites qui a eu lieu l'année dernière, en février 2002, au cours de laquelle des orateurs d'aujourd'hui ont exprimé leur opinion.

L'essentiel des recommandations émises à l'occasion de ce vaste colloque a été repris le 22 octobre dans un communiqué (« à propos de l'usage des drogues illicites, et notamment du cannabis »), communiqué qui, pour qu'il ait le maximum de poids, a été conjointement émis par l'Académie nationale de médecine, l'Académie nationale de pharmacie, l'Ordre national des médecins, l'Ordre national des pharmaciens.

Je terminerai en rappelant rapidement quelles sont les mesures essentielles qui nous paraissent importantes. Elles sont pratiquement les mêmes que celles qui viennent d'être définies par l'exposé de notre ancien président, Maurice TUBIANA, c'est-à-dire une sensibilisation des jeunes par une information aussi objective que possible, le recours à la famille qui doit savoir que les jeunes ont besoin de limites et que ce n'est pas une atteinte à leur liberté individuelle que de les leur définir, d'avoir avec eux si possible un dépistage non culpabilisant aussi rapide que possible dès que les performances scolaires diminuent, dès que le jeune s'isole du contexte familial, dès qu'il demande de l'argent de poche de plus en plus fréquemment pour participer à des manifestations festives.

Il est essentiel que les médecins soient mieux formés et que le dépistage du cannabis et des autres drogues fasse partie de toute consultation de jeunes, qu'on développe des structures d'accueil toujours non culpabilisantes, ouvertes largement aux jeunes, et je pense qu'il y a là un effort considérable à faire en France étant donné ce retard de la prévention dont j'ai parlé.

Je terminerai en disant que ce qui peut nuire à la prévention, c'est lorsqu'elle n'est pas toujours cohérente et répétitive. Un certain nombre de messages nous paraissent ne pas faire partie de cette nécessité de cohérence. Ce sont des messages contre-productifs, et parmi eux il en est que je citerai brièvement : le cannabis n'a jamais tué personne. C'est faux, il y a eu un certain nombre d'accidents, rares d'accord, mais quelques morts directement liées au cannabis même s'il n'y a pas d'accident par overdose puisque le cannabis ne se fixe pas sur le bulbe.

Même s'il a peu tué, il perturbe la qualité de vie et c'est une chose essentielle pour l'avenir des jeunes.

Enfin, il y a la comparaison toujours largement diffusée par les médias entre alcool, tabac et cannabis. On insiste sur le fait que le tabac et l'alcool sont beaucoup plus dangereux que le cannabis. C'est une réalité évidente si l'on parle de mortalité.

En revanche, il me paraît particulièrement dangereux de faire cette comparaison et de la diffuser parce que les jeunes, lorsqu'ils commencent à consommer des substances psychoactives, n'ont pas une réflexion cartésienne : « Je vais consommer soit de l'alcool, soit du tabac, soit du cannabis ». Ils commencent en général par l'alcool, ils passent au tabac puis, par la pression des camarades ou celle des dealers pour lesquels le trafic de cannabis représente des millions d'euros, ils aboutissent au cannabis.

Ce n'est pas un choix cartésien qui est fait, c'est l'addition d'une drogue (le cannabis) à deux autres drogues.

Pour l'instant, le cannabis n'est pas encore dans la culture française, il est donc temps d'agir. On peut regretter pour le tabac d'avoir connu les conséquences sanitaires relativement tardivement car elles ont été occultées par les producteurs de tabac. Pour le cannabis, nous sommes informés des dégâts qu'il peut commettre chez certains sujets. En vertu du principe de précaution qui a par ailleurs un certain nombre d'inconvénients, dans ce cas en particulier, ce principe doit s'appliquer.

Il faut que les jeunes aient un message clair : le cannabis peut vous perturber, il diminue votre liberté individuelle, vous pouvez devenir accro. Le fait que la comparaison soit faite avec l'alcool et le tabac n'est pas un bon moyen de diffuser une information objective, d'autant qu'il a été prouvé que les agonistes des récepteurs cannabinoïdes augmentent l'appétence envers l'alcool, et qu'à l'inverse les antagonistes la diminuent, ce qui prouve que le fait de fumer du cannabis augmente la consommation d'alcool.

S'agissant du tabac, des études récentes du John HOPKINS Hospital montrent que le fait de fumer du cannabis complique le sevrage tabagique.

La consommation de cannabis interfère avec celle de l'alcool et du tabac. Voilà le message que l'Académie nationale de médecine pense nécessaire de diffuser auprès de la population et notamment des jeunes qui sont la cible privilégiée du cannabis.

M. LE PRESIDENT. - Merci.

TABLE RONDE N°2 :

LES DONNEES NOUVELLES ISSUES DE LA BIOLOGIE

Pr ROQUES. - Je vous remercie de m'avoir invité. Quand j'ai reçu cette invitation, la composition de cette table ronde était peut-être plus équilibrée avec un représentant de l'INSERM et de la commission qui s'était occupé du cannabis, mais peu importe, je suis ravi que ce débat ait lieu. Il avait été souhaité par Bernard KOUCHNER, il n'a pas eu lieu, il a lieu maintenant et je m'en réjouis.

Je dirai tout à l'heure un certain nombre de choses à propos de l'action de la MILDT qui a été extrêmement puissante. J'espère qu'elle continuera.

Vous attendez de moi que je dise quelques mots sur la dangerosité des drogues. Ensuite, je vous parlerai de ce qui me paraît important, c'est-à-dire les travaux les plus récents sur ce qui me paraît être le problème majeur de la toxicomanie qui est la rétention à long terme des effets des drogues. Je terminerai par le cannabis.

Le Docteur Bernard KOUCHNER m'avait demandé d'animer une mission qui avait pour but de comparer la dangerosité des drogues, c'est-à-dire mettre en perspective plusieurs produits licites et illicites.

Ensuite, il nous avait demandé de faire des propositions pour développer des axes de recherche et qui aillent éventuellement jusqu'à la recherche clinique, par exemple le développement de « nouveaux » médicaments.

Pour ce faire, j'avais réuni autour de moi un certain nombre de médecins : le Professeur LEPINE, le Docteur VALLEUR, le Professeur CAMI qui est un grand spécialiste espagnol des problèmes de toxicomanie, Patrick BEAUVERIE et toute une série de remarquables neurobiologistes que je ne citerai pas.

Nous avons eu des consultations extérieures très importantes, je n'en cite que deux emblématiques : le Professeur KREEK et le Docteur MINNO.

Il est important de voir que ce rapport ne comportait aucune implication d'ordre législatif. De ce point de vue, c'était une différence avec le rapport PELLETIER et la commission HENRION qui avaient tous les deux émis un avis plutôt favorable concernant une libéralisation contrôlée de la consommation de cannabis.

Quand nous étudions l'action des drogues, il faut nous mettre dans le contexte de leur consommation et, comme vous le savez, il y a trois domaines : le domaine de l'usage, le domaine de l'abus et le domaine de la dépendance.

L'usage, c'est celui qu'on connaît pour l'alcool, des millions de personnes consomment de l'alcool dans le monde ; heureusement, un grand nombre de consommateurs ne devient pas excessif, il n'y a donc ni complication ni dommage.

Néanmoins, parmi les psychotropes à risque d'abus, l'alcool prend une place importante -comme le tabac- avec un passage possible à l'abus, et il y a alors des dommages pour la santé, parfois neurologiques. C'est probablement un signal d'alarme et c'est à ce moment qu'il faut agir car cela dénote une certaine angoisse qu'il faut prendre en compte soit sur le plan familial, soit grâce à des associations.

Ensuite, on peut passer de l'abus à la dépendance. La dépendance est un usage compulsif incontrôlable en dépit des effets néfastes du produit connus du consommateur et de son environnement. C'est la raison pour laquelle on parle souvent d'addiction puisqu'il existe des dépendances sans produit, et c'est tout l'intérêt de l'addictologie qui permet de réunir des spécialistes par exemple de l'alcoologie, de la toxicomanie et des conduites addictives sans produit.

La dangerosité d'un composé, en termes d'addiction, se mesure à la fois par les efforts effectués pour se procurer le produit et l'énergie considérable dépensée pour parvenir à l'abstinence. Le passage de l'abus à la dépendance n'est pas identique pour tous les produits.

Si on compare l'héroïne, le tabac et l'alcool, ce sont tous les trois des produits qui induisent des dépendances sévères, voire très sévères, mais les deux premiers après une période d'abus très courte alors que l'alcool demande une période d'abus plus longue.

Ce n'est pas sans danger parce que cela veut dire aussi que la consommation d'alcool est importante pendant très longtemps, qu'elle a des dangers somatiques qui peuvent durer très longtemps et qui en France s'avèrent particulièrement préoccupants .

L'Observatoire européen des drogues a fait apparaître qu'un certain nombre de politiques en Europe contre le tabac ont donné de bons résultats puisqu'en fonction de l'âge on constate une diminution de la consommation. Le cannabis reste une consommation de jeunes car on note une baisse à partir de la tranche 26-34 ans. Dans le cas de l'alcool la courbe augmente sans inflexion.

Il y a probablement une vulnérabilité du passage de l'usage à l'abus mais elle est encore beaucoup plus importante dans le cas du passage de l'abus à la dépendance. On ne devient pas dépendant des produits sans raison. Beaucoup de paramètres, de facteurs de risque entrent en jeu. Il y a des facteurs de risque génétiques et émotionnels très importants, en particulier les traumatismes de l'enfance qui entraînent des toxicomanies multipliées par dix à l'âge pubertaire, les dépressions, les troubles obsessionnels compulsifs, l'anxiété, etc. On retrouve chez 80% des patients qui sont dépendants des troubles de ce type.

Ensuite viennent les facteurs de risque environnementaux, la désorganisation familiale, les conditions socioculturelles défavorables et l'accès facile aux produits dont il ne faut pas se cacher qu'ils entraînent une vulnérabilité pour les individus fragilisés.

Dans le rapport, nous avions souligné que le recours permanent à la drogue reflétait une difficulté voire une impossibilité à mettre en œuvre une conduite ajustée aux situations rencontrées, conflictuelles ou non. Cela entraînerait une dévalorisation, une perte de plaisir permanente temporairement surmontée par la consommation de drogues, ce que j'appelle la béquille hédonique chimique.

Dans le rapport, puisqu'il fallait faire des comparaisons, nous avons pris des critères :

- la dangerosité pour le système nerveux central, à la fois réversible et irréversible ;

- la dangerosité individuelle, la toxicité générale (cancers, maladies du foie, maladies cardio-vasculaires) ;

- la dangerosité interindividuelle, c'est-à-dire la dangerosité envers l'autre (accident de la route, rixes et autres problèmes familiaux).

Un mot sur la dangerosité de l'ecstasy dont on peut penser qu'elle pourrait devenir irréversible. Nous avions fait venir le Professeur RICAURTE au moment où nous avons rédigé le rapport. Nous avions été déjà impressionnés mais pas complètement parce que ses travaux n'étaient pas encore parfaitement contrôlés. Une publication très récente montre que cela commence à devenir inquiétant pour la raison suivante. Un singe est traité par de l'ecstasy à des doses très élevées, par voie sous-cutanée. La biodisponibilité, c'est-à-dire le passage de l'intestin vers le sang, est très mauvaise pour l'ecstasy. Il est évident que chez l'homme, même chez les singes, les quantités présentes dans le cerveau auraient été plus faibles par voie orale.

Il n'empêche que, pour la première fois, on a observé non seulement une altération très forte de la voie de la sérotonine mais aussi de la voie de la dopamine. Ceci pourrait se traduire à long terme par des maladies neuro-dégénératives comme la maladie de Parkinson.

Ce qui m'a le plus impressionné, c'est le marquage des neurones à l'argent, c'est la seule chose qui permet d'affirmer la perte neuronale.

Le travail que nous devons faire sur les drogues de synthèse est donc essentiel pour confirmer ou infirmer ces données.

Pour finir, j'aimerais mettre en exergue cette phrase reprise dans la presse mais pas assez à mon goût : « En conclusion, aucune de ces substances n'est complètement dépourvue de danger. Toutes sont hédoniques, le tabac à un degré nettement moins important, toutes activent le système dopaminergique, toutes sont susceptibles d'entraîner des effets plus ou moins accentués de dépendance psychique. »

Notre mission était de faire des comparaisons et, en fonction des trois critères définis tout à l'heure, nous avons divisé les psychotropes licites et illicites en trois groupes. Dans le premier l'alcool et dans le troisième le cannabis.

Cela a surpris les Français. Les Européens admettaient eux depuis longtemps que l'alcool est dangereux et doit être considéré comme une drogue lorsqu'il est consommé en excès ou quand les gens en sont dépendants. La France a une attitude un peu rétrograde. Cela vient d'être dit et tant mieux. Du reste, nos concitoyens l'ont parfaitement compris, ils n'ont pas été alarmés par cette conclusion.

Ce rapport comportait un très grand nombre de recommandations dont beaucoup ont été prises en compte, en particulier par la MILDT. Il y a eu extension des psychotropes licites et illicites sous l'égide de la MILDT et les organismes de recherche CNRS-INSERM ont affiché des postes, ont soutenu des programmes, avec un conseil scientifique présidé par le Docteur J.P. TASSIN.

Un autre aspect positif a été le regroupement des spécialistes des toxicomanies, y compris alcoologues dans la discipline de l'addictologie qui a maintenant ses lettres de noblesse puisqu'elle a un enseignement, des DESS, etc. Les praticiens s'en trouvent très bien.

Ensuite, il y a eu une prise en compte pour la politique de prévention:  « Savoir plus pour risquer moins ! ». On peut en dire ce que l'on veut, ce n'était pas une banalisation du cannabis.

Enfin, on a acquis une reconnaissance accrue au niveau européen. Je pense que les travaux faits en France, très importants ces quatre ou cinq dernières années, et toutes les missions faites à Bruxelles ont joué un rôle pour que soit affiché dans les priorités du 6ème PCRD le thème de l'addictologie. C'est très important car les sommes distribuées pour la recherche représentent des millions d'euros.

J'en viens à la voie hédonique dont Philippe de WITTE a parlé tout à l'heure, avec le neurone dopaminergique qui secrète de la dopamine au niveau du noyau accumbens. Cette sécrétion provoque le plaisir, l'effet de bien-être, mais en même temps le mémorise. C'est le vrai problème de la toxicomanie et de la rémanence des drogues, il y a une exacerbation de ces deux effets.

Evidemment, il y a des adaptations. Il y a une sorte de boucle. Ce système est très conservé au cours de l'évolution parce qu'on assure la maintenance de l'espèce en y associant une sensation de plaisir. L'activité sexuelle, la prise alimentaire, l'adaptation aux prédateurs et bien d'autres choses sont associées à l'activation de cette voie de hédonique.

Une partie de ces travaux a été effectuée en collaboration entre notre laboratoire et d'autres. Ils ont permis de préciser un certain nombre de choses.

Les drogues nicotine, alcool et cannabis ont à la fois un effet direct et un effet indirect qui n'avait pas été bien étudié auparavant. C'est grâce à des collaborations avec des généticiens, des biologistes moléculaires, en générant des souris transgéniques qu'on a réussi à montrer qu'il y a ici une sorte de réseau entre toutes ces substances. C'est l'association de toutes ces substances qui peut exacerber le sentiment de plaisir final. La polytoxicomanie, c'est cela, on additionne tous les produits et cela fait la sensation devient plus forte.

Le cannabis a un effet particulier parce que non seulement il agit au niveau des neurones mais également, comme la cocaïne, l'ecstasy et les amphétamines, au niveau de la fente synaptique, il augmente le temps de vie de la dopamine à cet endroit. Il a donc un double effet. On doit pouvoir maintenant le considérer comme un second système opioïde. Il a une action très forte. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il sera très addictif.

Le fait que ce système hédonique soit très conservé au travers des espèces jusqu'à l'homme fait que les modèles animaux sont très prédictifs de ce qui se passe chez l'homme. Dans l'industrie pharmaceutique, on utilise des méthodes pour ne pas mettre sur le marché un composé qui aurait un pouvoir addictif. Tous les médicaments passent par ces tests. Si l'un est actif sur un de ceux-ci, il est rejeté automatiquement.

Ce sont les modèles d'auto-administration. Chaque fois que le rat appuie sur le levier, il reçoit une dose d'héroïne ou d'alcool. Le rat doit appuyer 1 200 fois avant de recevoir la dose d'héroïne contre 600 fois pour l'alcool. On voit à nouveau la différence signalée plus haut.

Une autre méthode excellente parce qu'elle rapporte à l'environnement consiste à mettre un animal dans une cage à deux compartiments séparés. On administre alternativement de la drogue dans le premier compartiment et de l'eau dans l'autre compartiment. Une fois le conditionnement effectué, on ouvre la porte et on mesure le temps mis par la souris dans le compartiment où elle a reçu le produit ou dans celui où elle a reçu l'eau. Si elle reste plus longtemps dans le premier compartiment, c'est que ce produit procure du plaisir et est addictogène.

Enfin, la méthode de microdialyse est très instructive parce qu'elle permet de doser dans des régions particulières du cerveau la quantité de neurotransmetteurs qui existent.

Je vais maintenant essayer de présenter un certain nombre d'expériences faites depuis quatre ou cinq ans en termes d'exploration des cibles des psychotropes à l'aide de modèles animaux. On utilise des souris knockout qui ont été traitées par des manipulations génétiques de manière à ce qu'il n'y ait plus d'expression d'une cible. Par exemple, la souris n'a plus la cible qui conduit aux effets de la morphine. Celle-ci ne produira donc strictement aucun effet chez cet animal.

On va comparer les effets d'un psychotrope sur la souris sauvage (qui n'a pas été manipulée), sur la souris knockout et sur la souris qui n'a reçu aucun traitement. La réponse obtenue chez la souris knockout et celle obtenue chez cette dernière devraient être identiques, et elles ne le sont pas toujours, ce qui pose un certain nombre de problèmes car il existe des phénomènes d'adaptation chez les souris transgéniques.

Néanmoins, si on donne à une souris sauvage de la morphine chroniquement, elle devient dépendante. Même chose pour le THC et l'alcool. Prenez la même souris sans récepteur à la morphine, elle ne deviendra pas dépendante à la morphine. Beaucoup plus intéressant, elle n'a plus de dépendance au THC et à l'alcool.

Il y a donc une interrelation entre tous les systèmes de plaisir.

Avec une équipe belge on a fait la même chose avec des souris qui n'ont plus de récepteurs CB1. Il y a une dépendance au THC et à la morphine avec les souris normales. Quand on utilise les souris la CB1-/-, il n'y a plus de dépendance au THC mais aussi à la morphine. C'est très intéressant et un peu inattendu. Ceci dit, quand on regarde l'action des antagonistes, les choses deviennent un peu plus compliquées, sans doute à cause de phénomènes d'adaptation.

Prenons le test de l'auto-administration. Chez la souris sauvage qui possède le récepteur CB1, la morphine provoque une auto-administration, donc un sentiment de plaisir. Mais chez la souris, qui n'a plus de récepteur CB1, on n'observe plus cette auto-administration.

Même pour nous, ce résultat a été une surprise.

La tendance a été de dire que cela suggérait une dérive possible du cannabis vers l'héroïne. Nous avons donc fait des vérifications sur des souris normales. Ce travail a été fait par Olga et maintenant par l'équipe de Florence NOBLE à des temps variés.

Les animaux sont traités soit par du cannabis soit par le seul solvant. Ensuite, on reprend les animaux et on les met dans le système de place préférence après injection de 2 mg sous-cutanée de morphine qui est très addictogène.

Comme prévu, les animaux traités avec le solvant restent un temps plus long dans le compartiment où ils ont reçu de la morphine. Si vous comparez avec ceux qui n'ont pas reçu au préalable le THC chronique, il n'y a pas de différence. Au moins dans ce test, on ne conforte pas l'hypothèse de cette dérive du cannabis vers l'héroïne.

Je vais vous montrer deux résultats particulièrement importants pour le futur des bases neuronales des processus addictifs qui est le vrai problème des dépendances.

« Processus addictif » signifie qu'il y aura un changement quasi irréversible, en tout cas très long à l'intérieur des systèmes neuronaux, et cette mémorisation, cette rémanence de l'effet sera très longue et donnera les rechutes constatées chez les héroïnomanes, les alcooliques, etc...

Il faut donc absolument trouver ce qui se passe à l'aide de modèles animaux. Une expérience a été faite aux Etats-Unis par NESTLER et l'autre par Florence NOBLE dans le laboratoire. Elles affectent deux domaines complètement différents du neurone. On traite pendant longtemps avec de l'héroïne des rats, ensuite on prend une région de leur cerveau et on regarde ce qui se passe en termes d'expression des gènes.

Dans l'exemple de NESTLER, celui-ci a montré que le facteur de transcription cfos impliqué dans la génération d'autres gènes et donc d'autres protéines non seulement était augmenté mais était modifié. Au lieu d'être normal, il était transformé en ΔFosB, c'est-à-dire un facteur de transmission plus court mais avec un temps de vie plus long, et qui pendant très longtemps permettra l'expression de gènes qui produiront probablement des effets dans le réseau neuronal. On peut imaginer que cette modification aura un effet sur la rechute.

L'autre expérience porte sur la dynamine. Des souris sont morphine +/+, c'est-à-dire avec le récepteur opioïde présent. Après traitement chronique à la morphine, vous avez une forte expression de dynamine alors que vous n'avez plus ou pratiquement plus d'expression de dynamine chez les souris -/-.

C'est important parce qu'il y a dans les phénomènes d'addiction un problème de génération de nouvelles protéines, en particulier celles qui vont phosphoryler d'autres protéines. Il y a aussi un phénomène neuro-anatomique, on sait que dans l'aire tégmentale ventrale, la morphine conduit à une contraction des neurones. C'est l'inverse pour les psycho-stimulants qui ont tendance à faire des « boutons », c'est-à-dire une sorte de bourgeonnement des synapses dopaminergiques. Il est normal que la dynamine qui fait partie des protéines du cytosquelette soit modifiée.

Un mot de cannabis et schizophrénie.

La schizophrénie touche 1 % de la population. Elle apparaît entre 15 et 30 ans. Les facteurs génétiques sont souvent invoqués à juste titre, et c'est important. On constate une forte consommation de tabac, de cannabis et d'alcool, mais contrairement à ce que l'on croit, ce n'est pas le cannabis qui est le plus consommé par les schizophrènes, c'est le tabac.

En revanche, le cannabis provoque plus facilement des rechutes chez le schizophrène avéré et réduit l'efficacité du traitement.

Un très beau travail avait été fait sur 50 000 conscrits en Suède par l'équipe d'ANDREASON. Une première publication en 1987 posait des problèmes méthodologiques, c'est la raison pour laquelle elle n'était pas souvent reprise. Cette même étude a été excellemment re-étudiée par le Docteur ZAMMIT et ses collaborateurs pour montrer qu'il y avait un risque augmenté de 30 % chez les consommateurs fréquents de cannabis. Ceci ne semble pas être dû à une automédication, ni à la prise d'autres drogues (l'amphétamine est souvent consommée dans les pays nordiques) et les biais dus aux personnalités antisociales ont été écartés.

Bien entendu, ce résultat pourrait indiquer un lien causal mais le Docteur ZAMMIT et ses collaborateurs sont restés prudents, et je pense qu'ils ont raison. Si c'était le cas, évidemment, il y aurait un risque sérieux de dégradation de la santé mentale provoquée par une consommation excessive de cannabis.

Ce que n'ont jamais dit Monsieur ZAMMIT ou Monsieur ANDREASON, c'est qu'un simple consommateur de cannabis développera une schizophrénie.

Ce lien causal est très discuté et le Docteur ZAMMID le sait. Dans le British Medical Journal, l'article a conduit à environ 14 commentaires, pratiquement aucun ne confirmant le lien causal avancé, ceci pour plusieurs raisons, dont deux importantes à mon avis.

Compte tenu de l'énorme augmentation de consommation de cannabis, on aurait dû voir une augmentation du nombre de cas de schizophrénie. Or, heureusement, la schizophrénie reste à peu près constante, nous sommes autour de 1 %, il y a très peu de modifications, et ceci quels que soient les pays.

Par ailleurs, quelles que soient les habitudes culturelles des pays, qu'ils soient ou non consommateurs de cannabis, nous observons le même nombre de schizophrénies.

Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de relation entre le cannabis et la schizophrénie, la plupart des psychiatres disent qu'il pourrait y avoir une comorbidité au même instant, à l'âge de 10 ans par exemple, entre une comorbidité dirigée vers le cannabis et le début de la schizophrénie. Dans ce cas, on comprendrait qu'il puisse y avoir une relation entre les deux.

J'ai une autre hypothèse que je me permets de soumettre à Monsieur ZAMMIT.

En regardant certains travaux sur le THC, je me suis aperçu qu'il y avait quelque chose de troublant. C'est peut-être complètement faux mais cela vaut la peine de l'évoquer.

On considère maintenant que la schizophrénie est due en partie à une mauvaise organisation anatomique, physiologique et fonctionnelle dans l'établissement des réseaux neuronaux., On peut étudier ces phénomènes chez les schizophrènes par neuro-imagerie.

Quand on regarde chez la souris la disposition des sites de liaison CB1 et celle de son MRNA (neurones où sont secrétés les récepteurs), on constate qu'il y a une région particulière, le cervelet, où vous avez très nettement une sorte de mini-circuiterie, un écart très faible entre l'endroit où les neurones produisent la cible (récepteur CB1) et l'endroit où elle se trouve. Il est bien connu que le cervelet est une sorte de petit cerveau qui envoie des projections à la fois sur le cortex frontal et sur le système hédonique.

Or, il existe une théorie selon laquelle il y a des modifications du cervelet dans la schizophrénie.

J'ai oublié de vous dire que le récepteur de la morphine et le récepteur aux THC sont tous les deux couplés à un système de transmission enzymatique qui s'appelle l'adénylyl cyclase.

Regardons ce qui se passe chez un rat, l'activité de l'adénylyl cyclase a augmenté uniquement dans le cervelet avec le cannabis alors que c'est l'inverse pour la morphine, l'alcool, la cocaïne, etc. où l'augementation se produit dans beaucoup de régions.

Plus intéressant encore, quand vous administrez localement un antagoniste du THC, vous déclenchez chez un animal rendu dépendant au THC une crise de manque uniquement quand vous déposez l'antagoniste au niveau du cervelet. Si vous l'administrez dans l'hippocampe ou dans le cortex, il ne se passe rien.

De plus, et c'est la troisième expérience, on peut effectivement déconnecter le réseau de l'activité adénylyl cyclase par des inhibiteurs d'une autre enzyme : à nouveau on observe un arrêt de l'effet de sevrage. C'est assez troublant.

Ce qui est également troublant, c'est un travail fait il y a quelques mois par l'équipe de Marie-Jo BESSON et Raphaël MALDONADO qui est le suivant : il existe une potentialisation par la nicotine des effets du THC. Avec de la nicotine, on peut baisser la quantité de THC pour obtenir la même réponse.

Quand un schizophrène prend du tabac ou du cannabis, il fait deux choses : avec la nicotine, il augmente sa vigilance et diminue un de ses troubles ; avec le cannabis, il augmente son affect, c'est-à-dire qu'il diminue sa dysphorie. Cela doit être pris en compte quand on examine les études faites avec le cannabis, on oublie toujours que c'est du cannabis et du tabac. Il serait intéressant de faire une comparaison entre consommateurs de tabac seul et consommateurs de cannabis seul -malheureusement ce n'est pas possible.

Cela pose un certain nombre de problèmes et c'est intéressant, c'est sûrement une hypothèse qu'il faudrait creuser. Je le dis en toute modestie parce que je ne suis pas spécialiste de la schizophrénie, c'est donc uniquement une hypothèse neurobiologique.

Un cliché m'a été confié par un médecin qui travaille dans une usine PSA sur un très grand nombre de personnes. Il fait un travail magnifique qui consiste à essayer de réduire la consommation d'alcool chez ces travailleurs. L'indicateur médical pris en compte, ce sont les inaptitudes temporaires en 2001. Le total est de 743 de janvier à décembre. Les inaptitudes liées à l'alcool sont de 69 et de 3 pour le cannabis. C'est beaucoup plus faible pour le cannabis mais le cannabis est moins accessible.

Le débat existe toujours sur le rôle du cannabis par rapport à l'alcool dans les accidents.

Je pense qu'on ne me démentira pas si j'évoque un travail qui vient de l'INSERM, on le retrouve partout. Tous ces travaux donnent presque le même résultat : le risque d'accidents mortels avec le cannabis seul n'est pas significativement augmenté, alors qu'avec l'alcool, le risque de produire un accident mortel ou un accident dans le lequel il y a des blessés est augmenté d'un facteur 7. Avec le mélange alcool/cannabis, les risques sont encore plus importants.

On note une très nette différence avec les tests auto qui semblent montrer des défauts de conduites avec le cannabis. Il y a là une sorte de controverse interne entre ces deux types de résultats.

Enfin, avec les drogues de synthèse, il existe des interrogations majeures ; il faut promouvoir des recherches dans ce domaine. Je suis ravi que le directeur de la MILDT ait souligné ce point très important. Je pense que la France ne peut pas être absente du travail qui se fera les prochaines années, tout particulièrement dans ce domaine.

Nous avons proposé à la Commission européenne une série d'expériences dans lesquelles il faut absolument introduire la génomique, la génétique et la protémique, c'est-à-dire des techniques très modernes qui permettent d'établir des cartes d'identité d'un produit dans les différentes structures cérébrales et les relier à la neurotoxicité du produit.

M. LE PRESIDENT. - Merci de cette présentation très complète qui a commencé à introduire d'autres exposés.

(La séance, suspendue à 12h00, est reprise à 12h15)

Pr COSTENTIN. - Le noyau accumbens a été vu pendant un temps comme une entité. On s'aperçoit qu'il convient d'y distinguer deux parties : une partie centrale et une partie latérale. C'est là essentiellement que se projettent les terminaisons des neurones dopaminergiques qui sont impliqués dans le sentiment de plaisir. La dopamine, amine de l'éveil, amine de la cognition, amine de l'humeur, est aussi l'amine du plaisir.

Par des mécanismes pouvant avoir une intimité différente, toutes les molécules qui développent une dépendance à tout le moins psychique, sans préjuger du caractère physique que celle-ci peut prendre (c'est sur cette dichotomie qu'ont été distinguées pendant un temps les drogues dures et les drogues douces ; il semble que cette dichotomie qui avait le mérite de distinguer les agents donnant lieu à dépendance psychique des agents donnant lieu à dépendance psychique et physique doit être évaluée) ont en commun d'accroître, par des mécanismes différents, la libération de dopamine dans la « shell » du noyau accumbens. C'est ce que j'appelle « l'entonnoir dopaminergique du plaisir ».

Tous ces agents (éthanol, nicotine, cocaïne, THC, poudre d'ange ou PCP, amphétamines, héroïne, morphine), par des sites d'action qui leur sont propres, des récepteurs qui leur sont particuliers, ont pour effet d'augmenter la libération de dopamine et partant, la concentration de dopamine dans l'espace synaptique, d'accroître ce faisant la stimulation de récepteurs de la dopamine, en particulier du type D2 et D3.

Le THC, principe actif du cannabis, a sur ces neurones dopaminergiques méso-accumbique pour effet d'augmenter leur activité électrique. C'est ce que les électrophysiologistes constatent en appliquant des électrodes et en recueillant des potentiels unitaires au niveau des corps cellulaires de ces neurones ou bien encore par la technique de microdialyse qui permet d'évaluer la concentration synaptique inter-neuronale de dopamine et de constater que, à l'instar de toutes les autres drogues, le delta tetrahydrocannabinol augmente cette libération de dopamine.

Quelles conséquences surviendront de façon particulière ou générale, en relation avec ce cannabis ? J'ai choisi d'en aborder ici certains aspects. Tout d'abord, celui des relations du cannabis et de l'alcool, en soulignant que l'on se sert de l'usage fait largement du cannabis dans les pays du pourtour méditerranéen pour dire que ce produit est consommé depuis des millénaires, et que s'il y avait des catastrophes, cela se saurait. Or, il faut se souvenir de deux éléments importants :

− Les produits qui ont cours dans ces pays ont une relativement faible teneur en THC. Par ailleurs, ce sont des sociétés dans lesquelles l'alcool n'a pas pénétré. Or, le hachisch arrive dans notre pays qui est déjà largement imprégné d'alcool. Cette rencontre n'est pas fusionnelle mais explosive.

Envisageons l'épreuve du rotarod (manche à balai à l'horizontal qui tourne à une certaine vitesse et sur lequel on pose un rat ou une souris, on détermine l'aptitude qu'a l'animal, pour prévenir sa chute, de suivre les mouvements de rotation du manche à balai), on constate que sous l'influence de faibles doses de THC, il y a des perturbations intenses, majeures de la coordination motrice.

Si on recourt à une dose beaucoup plus faible de THC « liminaire active », qui permette à l'animal de continuer à rester en équilibre sur ce dispositif et qu'on lui administre une dose d'alcool instaurant une alcoolémie de l'ordre de 0,50 gramme qui n'aurait pas perturbé l'épreuve, on constate qu'on est dans une situation de synergie, non point additive mais potentialisatrice : les effets psycholeptiques du THC sont potentialisés par les effets psycholeptiques de l'alcool : l'animal chute lourdement. C'est cette rencontre que je qualifiais d'explosive entre le cannabis et l'alcool.

Il faut ajouter, toujours pour se démarquer de la banalisation de l'usage fait du cannabis dans certains pays, que les produits qui arrivent sur notre territoire ne viennent pas que des états du sud, mais aussi des états du nord qui, par le jeu des sélections génétiques, des conditions de culture optimales, ont permis de décupler parfois la teneur de ce principe actif.

C'est comme la différence qui existe lorsqu'on parle de l'alcool à 0,50 gramme ou à 2,50 grammes : dans un cas, c'est l'empathie, la langue qui se délie, la convivialité des banquets ; dans l'autre c'est l'ivresse et toutes les conséquences qui lui sont attachées.

Quid maintenant de la consommation du cannabis et de celle de l'alcool ? Au plan expérimental (accordons-nous que si nous expérimentons chez l'animal, c'est pour aboutir à des transpositions, et quand celles-ci dérangent les idées reçues, cela n'est pas de nature à remettre en question les résultats obtenus), lorsqu'on donne répétitivement à un animal un agoniste des récepteurs CB1, on intensifie sa prise d'alcool.

A l'opposé, les agents qui bloquent les récepteurs CB1 aux cannabinoïdes ont pour effet de diminuer cette prise d'alcool et semblent pouvoir constituer des outils intéressants pour envisager des sevrages alcooliques et pour maintenir la tempérance retrouvée.

Quid maintenant du cannabis et de la cognition ?

Celui qui n'est pas mon mentor, dans une album récent, nous dit : « Renaud se méfie du pétard et du chichon qui rend idiot ». De fait, au plan cognitif, le hachisch est de nature à perturber significativement la cognition.

Je m'étonne que dans un pays qui consacre autant à l'éducation de ses enfants, on puisse à la fois souffler sur le feu et jeter de l'eau dessus. On ne peut pas, en ayant fumé « un pétard » le matin à 8h et en ayant fumé un autre entre 12h et 14h, avoir une scolarité normale. Il y a de ce fait une espèce d'éclipse dans l'activité cognitive.

Ainsi, chez les souris knockout CB1, des souris qui par manipulation génétique n'expriment plus le récepteur sur lequel agit le cannabis, il est constaté une augmentation des performances mnésiques. Même les ligands endogènes exercent une pression frénatrice sur la cognition. Le fait d'être privé de ces seuls récepteurs au cannabinoïde augmente spontanément les performances cognitives. De la même façon, un bloquant des récepteurs CB1 aux cannabinoïdes, le SR 141-716, améliore les performances cognitives.

C'est exactement le contraire qui se produit quand, au lieu d'éteindre l'expression de ces récepteurs, on s'amuse à les stimuler avec une substance exogène qui a une longue rémanence et qui assure un degré de stimulation ô combien plus important que le tonus endogène, dit « endocannabinoïdergique ».

Sur toutes les épreuves très classiquement mises en oeuvre pour appréhender les capacités cognitives et mnésiques de l'animal (dont je vous fais grâce), le cannabis a des effets extraordinairement détériorants.

Non, on ne peut pas mener une scolarité normale sous l'emprise du hasch !

On notera que si la mémoire à court terme, la mémoire de travail, la « working memory » des Anglo-saxons est perturbée par le haschisch, la mémoire à long terme ne l'est pas. Je m'applique à faire une distinction entre neurotoxicité, psychotoxicité et dopaminergiques ; réservant par exemple l'imputation d'une neurotoxicité de l'ecstasy sur les neurones sérotoninergiques. Il n'y a pas d'éléments dans la littérature permettant d'affirmer que le hachisch est neurotoxique, au sens où il détruirait des populations neuronales, mais il est psychotoxique en ce qu'il perturbe gravement certaines fonctions cérébrales et en particulier les fonctions cognitives.

Un autre aspect a été effleuré par Bernard ROQUES : le cannabis dans ses relations avec l'héroïnomanie. C'est un constat que tout le monde a fait de longue date, il n'est pas d'individu ayant sombré dans l'héroïnomanie qui n'ait abusé préalablement du cannabis. S'agit-il d'une simple rencontre fortuite parce que, pour se procurer le cannabis, il faut aller dans les quartiers où l'on vend l'héroïne ? Il y aurait un âge où l'on aurait seulement les moyens d'acquérir l'un et, quand on aurait grimpé dans la capacité « d'arracher le sac aux vieilles », on aurait la possibilité d'accéder à l'acquisition de l'héroïne. Ce serait ainsi seulement fortuit.

Non ! cela n'est pas fortuit ; tout ce qui a été récemment développé au plan de la neurobiologie permet de comprendre et d'expliquer cela. C'est en particulier l'explication que donnait Bernard ROQUES qui est le signataire du papier dans lequel il montre (c'est un très beau papier, de la très belle revue Science) que les souris qui ont été, par manipulation génétique, privées des récepteurs de type CB1 ne s'auto-administrent plus d'héroïne.

Elles ne veulent pas en prendre ? on va leur en donner ! et on leurinjecte répétitivement de l'héroïne. Lorsqu'on arrête, ces souris ne développent virtuellement pas de manifestations d'abstinence.

Comment imaginer qu'un animal qui n'éprouve plus les plaisirs de l'héroïne et ne souffre plus de l'arrêt de l'administration de celle-ci sombre dans son utilisation ? C'est un argument extrêmement important pour démontrer les connivences, les familiarités extrêmes existant entre le cannabis et l'héroïne.

Il existe si besoin des éléments complémentaires à cette démonstration. Ainsi, des animaux rendus dépendants au Δ9THC, lorsqu'on leur administre l'antagoniste des récepteurs CB1, le SR 141716, développent des manifestations d'abstinence. Si maintenant l'animal est rendu dépendant à l'héroïne, on peut précipiter chez lui un syndrome d'abstinence en lui administrant l'antagoniste des récepteurs cannabinoïdes, le SR 141716.

Symétriquement, un animal étant rendu dépendant au Δ9THC, on peut précipiter chez lui un syndrome d'abstinence en bloquant les récepteurs opioïdes de type mu, par la maloxone.

On est donc dans un système où le croisement est extrême. Arrêtons de dire que les relations entre la dépendance à l'héroïne et l'usage du cannabis sont purement et simplement fortuits.

Abordons maintenant le cannabis et les éléments de décompensation des états pré-schizophréniques. On ne peut dire que le fait de consommer du cannabis rendra inévitablement schizophrène, mais s'il existe une vulnérabilité qui paraît dépendre d'éléments neuro-développementaux, le risque devient manifeste.

L'hypothèse qui prévaut actuellement stipule qu'au cours de la vie intra-utérine, une infection virale troublerait la mise en place du système dopaminergique mésocortical et que cette hypoactivité du système dopaminergique mésocortical se révélerait à la période de l'adolescence et au-delà. Cela se traduirait en particulier par des manifestations dites déficitaires de la schizophrénie.

Pendant la période de l'adolescence, le trouble n'est pas bien perceptible, encore que l'on s'applique actuellement à trouver des marqueurs qui révéleraient cette vulnérabilité. Il serait extrêmement intéressant de les connaître, cela permettrait d'indiquer à ceux qui en sont les porteurs d'être remarquablement vigilants vis-à-vis de l'usage d'un certain nombre de drogues !

Il semble que cette hypoactivité du système mésocortical soit associée à des manifestations déficitaires et que le recours au hachisch ait pour effet de relancer en quelque sorte ce système déficient. De là une perception remarquablement plaisante de l'effet du produit qui, de l'usage, vire bientôt à l'abus. Cela a alors pour effet de stimuler un autre système dopaminergique, mésolimbique celui-là, en regard de récepteurs D2 et D3, dont l'hyper stimulation se traduirait par les expressions positives de la schizophrénie (délire, hallucinations, agitation) et ce serait la décompensation psychotique.

Je me réfère au dernier numéro du British Medical Journal qui ne date que de novembre 2002, avec l'étude du Docteur ZAMIT, il est montré clairement que le hachisch est un facteur de décompensation d'un état pré-schizoïde.

Une autre étude du British Medical Journal qui a suivi une cohorte de 1600 adolescents australiens de 15-17 ans pendant sept ans a regardé ce qu'il advenait chez ceux qui consommaient du hachisch et ceux qui n'en consommaient pas. Il a détecté chez les filles (c'est intéressant, il y a là une discrimination dont elles voudront bien excuser l'auteur) l'émergence de syndromes dépressifs ou de troubles anxieux corrélés à l'usage du produit et ceci sans recourir à des consommations extraordinaires puisqu'elle est de l'ordre d'une utilisation hebdomadaire.

Au total, pour paraphraser Renaud et pour conclure : « Non vraiment, croyez-m'en, le chichon, c'est pas bon ! »

M. LE PRESIDENT. - Merci Monsieur COSTENTIN.

Pr MURA. - Mesdames, messieurs, chers collègues, tout d'abord je voudrais rectifier le titre qui m'a été attribué sur la plaquette, je ne suis pas vice-président de la Société de chimie analytique mais président de la Société française de toxicologie analytique.

Dans l'exposé qui va suivre, je m'exprime en mon nom en tant que toxicologue mais aussi en tant que président de cette société dans laquelle nous travaillons depuis longtemps sur le sujet de la conduite automobile, et ce que je vais vous dire relève d'un consensus non seulement national (je parle au niveau des toxicologues) mais le plus souvent d'un consensus international puisque, dans les congrès internationaux, nous avons exactement les mêmes conclusions. Lorsqu'il s'agit de sujets portant litige, je les ai occultés de ma présentation.

Tout d'abord, à propos de la dangerosité des produits, il y a lieu de distinguer les risques pour soi-même (cela est valable pour toutes substances) et il faut, en termes d'information à venir auprès des jeunes, insister sur l'extrême dangerosité de l'ecstasy.

Nous, toxicologues, nous avons l'habitude de voir des cas médicolégaux apparaître après la prise de deux comprimés d'ecstasy au cours d'une rave partie. Si nous en avons le temps, je pourrai expliquer pourquoi, ce n'est pas une toxicité directe de l'ecstasy mais un problème biochimique derrière, un problème d'hyper hydratation globale qui se traduit en passage en réanimation. Parfois, le sujet décède plusieurs jours voire une semaine après. Il y a lieu d'alerter la population des jeunes sur ce problème.

S'agissant du cannabis, il a une toxicité somatique non négligeable, des pathologies psychiatriques pouvant être lourdes. Des cas médicolégaux apparaissent. Je voudrais citer cet exemple que j'ai eu à traiter il y a une semaine, c'était un jeune de 25 ans retrouvé mort dans son lit pour une pneumopathie d'inhalation, ce que l'on appelle le syndrome de Mandelson qui est classique avec l'alcool et que nous commençons à découvrir avec le cannabis. Dans le sang de ce jeune homme, il n'y avait que du cannabis, aucun autre produit toxique. Il avait inhalé ses vomissements dans un état d'ivresse cannabique.

Il y a aussi les risques pour autrui, les risques pour la femme enceinte, les risques en milieu professionnel et celui de la conduite automobile. Aujourd'hui, je m'attacherai à parler de ces risques pour autrui.

Pour le seul cannabis, la pléiade des effets cognitifs, des effets sur le comportement est de nature à fortement altérer les capacités à conduire un véhicule ou à occuper un poste à risque en entreprise.

En préambule, à propos de la conduite automobile, je voudrais dire qu'il existe un consensus. Un congrès international a lieu tous les ans, le congrès de l'ICATS, il n'y a aucune équivoque quant à la dangerosité de ce produit sur la conduite automobile, mais je pourrai m'exprimer plus sur ce sujet tout à l'heure.

Concernant les postes à risque en entreprise, je ne m'appesantirai pas aujourd'hui sur ce thème, c'est un sujet qu'il faut développer dans notre pays, nous sommes en retard par rapport à d'autres, notamment l'Italie qui a pris les choses en main de façon très sérieuse depuis un ou deux ans.

Pour illustrer ce problème, je cite la question d'un confrère médecin du travail : « Pensez-vous qu'un cariste fumant 6 « joints » par jour soit apte à son poste ? Que me conseillez-vous ? » !

Enfin, ce problème peut constituer une menace croissante pour la collectivité, c'est pourquoi nous réalisons des dépistages à l'embauche dans une centrale nucléaire de ma région. De 1995 à 1999, sur 107 dépistages à l'embauche, sur des postes de sécurité, nous enregistrions 1,8 % de résultats positifs contre 12,8 % sur 2000 et 2001, ce qui est inquiétant.

S'agissant de l'accidentologie routière, je vous exposerai quelques données.

Une étude faite en 1992 par SCHERMANN et ses collaborateurs a été très largement reprise dans le livre blanc. Elle concernait 2 938 conducteurs hospitalisés suite à un accident sur la voie publique, les analyses ont été réalisées sur le plasma par immunochimie. Parmi les responsables, le cannabis représentait 6,6 %. Il avait été conclu que le cannabis était peu responsable de ce genre de problème.

En réalité, on peut considérer que le taux de 6,6 % est déjà énorme. Effectivement, c'est inférieur à toutes les études récentes mais c'est énorme parce que tel que le protocole analytique a été fait, c'est-à-dire par test immunochimique sur du plasma, le seuil de 20 nanogrammes par millilitre est rarissime, il faut que ce soit juste après avoir fumé un joint.

Plus récemment, il y a eu un certain nombre d'études épidémiologiques. En 1998, Pierre MARQUET de Limoges a participé à une étude multicentrique : 296 conducteurs impliqués dans un accident corporel et 278 témoins. Le protocole était le recueil d'urines et des tests immunochimiques mais après confirmation des cas positifs. Ils ont obtenu les résultats suivants : 13,9 % chez les conducteurs, 7,5 % chez les témoins. Les opiacés étaient très représentés, ce qui est très étonnant. Il devait y avoir un problème lié à une administration d'opiacés lors de la prise en charge hospitalière.

Pour les amphétamines, ce sont les prévalences classiques que nous rencontrons dans toutes les études ; la cocaïne arrive loin derrière dans notre pays.

En 1999, une étude multicentrique présentée par Gilbert PEPIN portait sur 164 conducteurs impliqués dans un accident grave ou mortel, le cannabis était présent dans 16 % des cas, les opiacés dans 3 %, les amphétamines dans 0,7 %.

L'inconvénient de cette étude est que la population est faible, un autre inconvénient est qu'il n'y a pas de population témoin, mais l'avantage est quelle a été réalisée sur le sang, par la chromatographie phase gazeuse - Spectrométrique Masse qui est la technique actuelle la plus fiable et la seule valable pour ce genre de détermination. C'est une étude d'impact.

16 % des conducteurs avaient consommé dans les heures précédentes, ce qui est certainement supérieur à la moyenne de ce que l'on peut observer dans la population française.

En 2000, KINTZ dans la région de Strasbourg a fait une étude portant sur 198 conducteurs impliqués dans un accident corporel, les pourcentages sont sensiblement équivalents avec environ 10 % pour le cannabis, 11 % pour l'alcool, 2 % pour les opiacés, et des pourcentages plus faibles pour l'ecstasy et la cocaïne, là encore tous âges confondus, incluant des personnes âgées.

Nous avons réalisé une étude entre 2000 et 2001 chez 900 conducteurs impliqués dans un accident corporel. La comparaison a été faite avec 900 témoins, et nous avons étudié tous les psychotropes licites et illicites, le tout a été fait sur le sang par les méthodes les plus performantes à l'heure actuelle, que ce soit pour screener les médicaments, l'alcool ou les stupéfiants.

Cette étude a été réalisée à Poitiers, Limoges, Le Havre, Grenoble, Lyon et Strasbourg. Elle sera publiée dans les semaines qui suivent dans Forensic Science International qui est une revue de toxicologie de bon niveau. Ceci fait suite à des communications de ma part dans bon nombre de congrès ou colloques, et entre autres à l'Académie nationale de médecine.

La population est bien distribuée en fonction des tranches d'âge.

Nous observons une imprégnation alcoolique chez les conducteurs quel que soit l'âge, avec un pic entre 27 et 40 ans, mais une différence significative entre les conducteurs et les témoins.

En estimation du risque relatif par le calcul des odds ratio et en prenant en compte les concentrations de l'alcool, on observe une augmentation presque exponentielle au fur et à mesure de l'augmentation des alcoolémies. Je n'apprends rien à personne puisque cela a été très largement démontré, notamment pas les travaux du Professeur GOT.

Pour le cannabis, nous observons des différences entre les conducteurs et les témoins significatives, surtout dans la tranche des moins de 27 ans, et ce d'autant plus que le nombre de cas positifs est suffisant pour être interprété au niveau statistique.

Chez les moins de 27 ans, 20 % de sujets étaient positifs au THC (il s'agit de THC seul dans le sang), donc des sujets qui avaient fumé dans les heures précédentes, versus 9 % des témoins, ce qui était déjà très étonnant -9 % des témoins qui étaient des gens qui arrivaient à l'hôpital pour une toute autre cause, par exemple une appendicite, avaient fumé dans les heures qui précédaient.

Concernant les cas positifs, dans 60 % des cas le THC était seul, dans 32 % il était associé à l'alcool, 5 % à des médicaments et 3 % à un autre stupéfiant.

Pour la morphine, les différences étaient significatives entre les conducteurs et les témoins, et cela quel que soit l'âge.

Tout cela nous a permis de déterminer le risque relatif chez les moins de 27 ans. Avec le cannabis seul, la fréquence d'accidents a été multipliée par 2,5 ; avec l'alcool seul, le risque est de 3,8. Avec THC plus alcool, le risque est de 4,8, avec la morphine de 9 et avec les benzodiazépines de 1,7.

Nous avons voulu savoir si les concentrations de THC dans le sang influaient sur les odds ratio, donc sur les facteurs de risque. En prenant une valeur limite, inférieure et supérieure de 2 (valeur qui nous permet d'avoir un échantillonnage important d'un côté comme de l'autre), vous voyez qu'il n'y a pas de différence significative, ce qui se traduit par des odds ratio sensiblement identiques.

La dernière étude, en attendant les résultats de l'étude issue de la loi GAYSSOT, ne permet que de confirmer cette importance de présence de cannabis et de principes actifs du cannabis dans le sang chez les conducteurs impliqués dans un accident mortel. Les analyses ont été réalisées à l'issue de la loi GAYSSOT, par 19 experts. Nous avons regroupé 3 751 dosages.

Le THC, tous âges confondus, est présent dans 13,8 % des cas, 3,6 % pour les opiacés, 0,8 % pour la cocaïne, 1,7 % pour les amphétamines.

Lorsqu'on regarde les jeunes de moins de 27 ans, pour comparer avec l'étude que je vous ai montrée tout à l'heure, dans le cadre d'accidents mortels et non plus corporels, la prévalence est encore plus importante puisque, sur 1 150 analyses sanguines, le THC seul était présent dans 25 % des cas. Un quart des conducteurs avait consommé du cannabis dans les heures précédentes.

Je n'ai pas intégré la notion de responsabilité, c'est une étude d'impact. Elle le sera par l'équipe du Professeur GOT lorsqu'ils exploiteront toutes les données issues de la loi GAYSSOT.

Toujours dans cette même observation, chez les jeunes de moins de 27 ans, 3,2 % avaient des stupéfiants associés.

Maintenant, je voudrais vous dire quelques mots sur la mise en évidence de cette conduite sous influence de stupéfiants.

En termes de dépistage, nous avons la possibilité d'utiliser les tests rapides au bord des routes. S'agissant des milieux biologiques qui permettent de le faire, les urines présentent un avantage, de nombreux tests existent qui sont fiables, mais également de nombreux inconvénients.

D'abord, ce n'est pas pratique, même s'il est possible d'envisager cela dans des stations-service en utilisant des toilettes publiques ou au niveau des péages d'autoroute.

Autre inconvénient, c'est qu'il ne reflète pas un usage récent. On peut trouver, en particulier pour le cannabis, des cannabinoïdes dans l'urine pendant plusieurs jours voire plusieurs semaines s'il s'agit d'un consommateur régulier.

Avec la sueur, dont l'avantage est d'être facilement accessible, l'inconvénient est la contamination par l'environnement qui est évidente avec le cannabis puisqu'il s'agit de fumer, mais qui est aussi très importante avec des substances comme la cocaïne très volatiles. De toute manière, il n'existe pas de tests disponibles.

Enfin, la salive est potentiellement un milieu intéressant, facilement accessible, et reflète un usage récent. L'inconvénient est qu'il n'existe actuellement toujours pas de test fiable, pour la raison que, dans la salive comme dans la sueur, on retrouve le THC, le principe actif, mais pas le métabolite que l'on retrouve dans l'urine. Or, jusqu'à présent, toute l'industrie du diagnostic et principalement américaine a axé ses tests sur le dépistage de ce métabolite carboxylé du THC que l'on retrouve dans l'urine car c'est une histoire de marché financier.

Actuellement, au vu de toutes les mesures prises en Europe, notamment dans le cadre de la sécurité routière, il paraît qu'on commence à intéresser les Américains et qu'ils se sont penchés sur le problème. Les anticorps étaient dirigés sur le THCCOOH, les tests marchent, il suffit de développer des tests avec des anticorps dirigés contre le THC. Je parle du THC mais c'est identique pour les autres substances.

Deuxième façon de dépister, celle utilisée depuis très longtemps aux Etats-Unis, qui a été utilisée en Allemagne et que nous pourrions utiliser puisque les modalités d'application de la loi ne sont pas définies, ce sont les tests comportementaux.

Il existe aux Etats-Unis les tests DRE qui utilisent l'examen des pupilles, l'évaluation de l'équilibre, l'évaluation psychomotrice, l'évaluation des perturbations de la vision, avec des tests simples et très bien codifiés (les officiers de police judiciaire sont formés pour ce faire), qui apportent une très grande fiabilité et, semble-t-il, d'après les statistiques et études faites, au moins comparable à celle des méthodes immunochimiques.

En France, en attendant d'avoir des policiers très bien formés à ce genre de test, on peut le faire avec des tests qui chercheraient à caractériser une allure ou un comportement anormal ou inadapté, des troubles de la station debout (c'est facile, il suffit de faire descendre le conducteur de sa voiture), de la démarche ou de l'équilibre, et des troubles de l'élocution ou du langage, ce qui permettrait de faire un premier criblage. Il y a dans le cas d'une ivresse cannabinique un comportement significativement perturbé et visible.

Ensuite, il y a l'analyse sanguine qui est d'une excellente fiabilité. Le sang est toujours accessible, on y trouve tout : les principes actifs, les métabolites, toutes les substances associées, ce qui est intéressant pour distinguer les différentes responsabilités de telle ou telle substance. L'adultération est impossible alors qu'elle est tout à fait faisable avec les urines, les toxicomanes savent fausser les kits de substitution d'urines (cela se vend sur Internet). Il n'y a pas d'influence de l'environnement et les technologies utilisées sont très fiables.

Je voudrais juste repréciser quelque chose à propos du seuil sanguin de dangerosité puisqu'on entend ici ou là qu'il est difficile d'appliquer ce genre de loi telle que celle promulguée puisqu'on n'a pas encore établi de seuil de dangerosité.

La cinétique sanguine du THC augmente très brutalement à chaque inhalation, avec un pic sanguin qui se situe quelques dizaines de secondes après la fin du joint. Ensuite, cela décroît tout aussi rapidement alors que les effets psychoactifs commencent à apparaître rapidement mais sont décalés par rapport à cette cinétique sanguine, avec un maximum des effets qui se situe aux alentours de 10 minutes, et plus volontiers aux alentours de 30 minutes. Au bout de 30 minutes, on est avec des concentrations sanguines très basses.

Si nous prenons le cas de deux conducteurs responsables d'un accident mortel qui n'ont que du cannabis dans le sang, l'un a un THC à 177 ng/ml et l'autre un THC à 0,9 ng/ml. Au niveau des effets, l'un vient juste de fumer son joint, il n'est pas très loin du maximum des effets, alors que l'autre l'a fini il y a plus longtemps mais il est aussi au maximum des effets.

Si on avait mis un seuil à 5 ng/ml, l'un était positif et l'autre négatif. Le seuil de dangerosité pour le THC n'a pas de sens.

Nous considérons (il s'agit d'un consensus de tous les toxicologues, et pas spécialement de France) qu'à partir du moment où du THC est encore présent dans le sang, c'est qu'il y a présence d'effets psychoactifs, d'autant que le délai pendant lequel on retrouve le THC dans le sang est inférieur à la durée des effets.

Autrement dit, nous ne prenons pas trop de risque, et c'est pourquoi, dans nos conclusions vis-à-vis des juges quand nous avons de tels résultats, nous disons que la présence de principes actifs dans le sang témoigne d'un usage récent de cannabis, et que le sujet est vraisemblablement sous influence de ce produit.

Ce n'est pas la peine de parler de seuil de positivité. En revanche, le seuil analytique est indispensable. C'est valable pour tout de sorte qu'il y ait une justice entre tous les laboratoires et qu'il n'y ait pas d'erreur possible, que l'un soit sanctionné et pas l'autre. Il faut impérativement fixer un seuil analytique, il est actuellement de 1 ng/ml.

En conclusion, on pourrait proposer que dans le cadre des accidents mortels une prise de sang soit faite systématiquement, cela éviterait tous les tracas et de mobiliser toutes les forces de l'ordre qui devraient aller à l'hôpital le plus proche, et que dans les autres circonstances il y ait des tests comportementaux ou des tests rapides, notamment lorsqu'existeront des tests salivaires qui bien sûr, s'ils sont positifs, seront suivis d'une prise de sang.

Je ne peux résister à l'envie de vous présenter une expérience faite dans la Sarre. Pendant une année, ils ont fait des contrôles systématiques tous les week-ends chez les moins de 25 ans, avec des tests comportementaux mais aussi biologiques, avec des sanctions derrière. Au bout d'un an, dans la région de la Sarre, on enregistrait  68 % de décès chez les moins de 25 ans contre  3 % pour le reste de l'Allemagne.

Lorsqu'on sait que dans notre pays les accidents de la route constituent la première cause de mortalité chez les jeunes, on est en droit de se demander s'il ne serait pas urgent (la nouvelle loi le permet) de s'intéresser encore plus fortement à ce problème.

Je vous remercie.

M. LE PRESIDENT. - Merci pour cette présentation.

(La séance, suspendue à 13h07, est reprise à 14h30)

M. LE PRESIDENT. - En attendant le ministre, je vous propose de commencer la discussion sur les exposés de ce matin.

Monsieur COSTES3, il y a eu une publication récente sur le plan européen, pouvez-vous nous donner des éléments d'actualité sur les chiffres concernant les consommations ?

M. COSTES. - Les chiffres dont nous disposons en France et en Europe ont été largement cités par les différents intervenant de ce matin, notamment sur la consommation de cannabis.

Je voudrais simplement relever deux précisions.

Si les jeunes français sont parmi les plus gros consommateurs de cannabis et les plus gros fumeurs en Europe, en revanche, pour l'alcool, leur comportement est assez différent de celui des adultes, ils se situent en dessous de la moyenne européenne ainsi que l'ensemble des jeunes des pays du sud de l'Europe. La consommation d'alcool chez les jeunes est beaucoup plus fréquente dans les pays du nord de l'Europe.

C'est un point qu'il était nécessaire de préciser.

Autre point de détail : on a parlé de l'ecstasy, on situe l'âge de l'expérimentation de l'ecstasy autour de 16-17 ans en France plutôt que celui annoncé par Monsieur de WITTE ce matin.

On peut rencontrer des expérimentations très précoces mais l'expérimentation moyenne se fait plutôt autour de 17 ans.

Ce sont deux petites contributions mais les données épidémiologiques reposent à la fois sur les travaux de l'observatoire européen et sur un certain nombre de travaux qu'on a pu mettre en place depuis quelques années, notamment des enquêtes régulières sur les consommations, les opinions et les perceptions en France.

Pr TUBIANA. - Je voudrais profiter de cette intervention pour poser une question. Il est souvent dit dans la littérature que la consommation d'alcool, après avoir beaucoup diminué, depuis quatre ou cinq ans, est stabilisée ou a tendance à remonter chez les jeunes à cause de la consommation de la bière. Quelles sont les données précises à cet égard parce que des divergences apparaissent dans la littérature ?

M. COSTES. - Pour l'instant, c'est plus une idée reçue. Statistiquement et épidémiologiquement, on ne peut pas le documenter. En France, les enquêtes les plus comparables sont celles menées en 1993 par une équipe de l'INSERM, que l'on peut comparer avec les études que nous réalisons tous les quatre ans dans le cadre d'un protocole européen qui s'appelle Espade, que nous avons réalisé en 1999, que nous referons en mars-avril. Nous aurons un nouveau point sur les jeunes scolarisés à l'âge de 16 ans avec un protocole comparable sur la plupart des pays européens, Europe au sens large.

C'est une étude qui se place dans le cadre du Conseil de l'Europe, qui déborde largement les frontières de l'Union européenne.

Ces données en France montrent qu'entre 1993 et 1999, les deux points de comparaison les plus robustes, il n'y a pas d'augmentation sensible de la consommation d'alcool, que ce soit au niveau de la consommation ou des épisodes d'ivresse.

Quand on le compare au niveau européen, notamment avec l'indicateur qui est plutôt le signe d'un abus, c'est-à-dire l'ivresse répétée, la fréquence en France est très nettement inférieure à des pays comme l'Angleterre, la Suède, le Danemark et l'Allemagne.

Pr NORDMANN. - Comment définissez-vous les ivresses répétées ? Est-ce par l'interrogatoire ? Quels sont les signes qui vous permettent de classer les ivresses ?

M. COSTES. - Toutes les enquêtes sont déclaratives. Comme tout comportement déclaré, il y a un certain nombre d'omissions, dans les deux sens : chez les jeunes, il peut y avoir des sur-déclarations parce qu'on correspond plus à une norme sociale dans son groupe d'âge en déclarant avoir expérimenté le cannabis qu'en déclarant n'avoir rien expérimenté.

Sur l'ivresse, la question est autour du sentiment ressenti d'ivresse. Quand les enquêtes ont du temps et de l'argent, on peut préciser en établissant des échelles par rapport au comportement provoqué mais en général les enquêtes restent sur une formulation de l'ivresse.

Cela a fait l'objet du groupe POMPIDOU au Conseil de l'Europe qui a travaillé cinq ou six ans pour arriver à définir consensuellement au niveau européen une formulation la moins ambiguë possible.

Pr TUBIANA. - Quel est le nombre d'accidents de la voie publique liés à l'alcool en France par rapport aux autres pays ?

Pr GOT. - Nous avons une assez bonne réponse. Deux études viennent d'être publiées qui ont une source un peu différente : celle de RAYNAUD sur l'ensemble des bulletins d'analyse d'accidents corporels où il a cumulé cinq ans et celle de l'observatoire national interministériel de sécurité routière qui a repris de façon détaillée tous les accidents de 2001.

La proportion d'accidents mortels reste élevée : 32-33 % pour les accidents impliquant au moins une personne avec une alcoolémie illégale. Ce taux n'a pas beaucoup bougé sur les trente dernières années.

Simplement, comme le nombre d'accidents a été divisé par deux, au lieu de 5 200 ou 5 500 tués liés à l'alcool au début des années 70, la valeur est divisée par deux aujourd'hui en proportion.

Alors que le nombre d'accidents chez les jeunes était plus important que chez les personnes plus âgées il y a trente ans, pour des questions d'expérience de la conduite, quand on prenait la proportion d'accidents sous influence de l'alcool dans une tranche d'âge, on avait moins d'accidents dans la partie des 18-25 que dans celles des 25-35 et 35-45.

Or, cette situation s'est inversée. Pour la première fois, on enregistre une proportion d'accidents sous influence de l'alcool plus élevée dans la classe d'âge 18-25 que dans celle postérieure, mais il faut être très attentif à l'âge. Souvent, dans des enquêtes comme celle de Marie CHOQUET, on est plutôt à 13-15 ans et non dans la tranche d'âge qui correspond à la conduite.

Pr TUBIANA. - Ceci expliquerait, sur le plan global, la diminution des cancers des voies aérodigestives supérieures parce que la diminution globale de l'alcool est indiscutable. Néanmoins, chez les jeunes, l'alcool conserve sa gravité ou même l'augmente.

Pr ROQUES. - Il me semble que c'est en contradiction avec ce qui vient d'être dit, à savoir que les jeunes, sur le pourtour du bassin méditerranéen, semblent consommer moins d'alcool que dans les pays nordiques alors qu'ils semblent continuer à avoir une fréquence d'accidents plus élevée.

Cela vient-il d'une pratique de consommation ? Ce serait très intéressant, cela signifierait qu'ils boivent moins mais différemment.

Pr GOT. - Cela vient aussi d'une pratique de conduite et d'application de la loi. L'Angleterre est passionnante dans les comparaisons épidémiologiques, pas seulement parce que c'est dans ce pays que beaucoup ont été initiées, mais quand on voit qu'ils sont à moins de 500 tués liés à l'alcool, toutes classes d'âges confondues, quand nous sommes à 2 500 ou 2 800, il n'y a pas un rapport de 1 à 5 entre les consommations d'alcool en France et en Grande-Bretagne. Cela veut dire que les Anglais conduisent moins sous l'influence de l'alcool pour des raisons historiques que nous connaissons, et une application de la loi qui est plus dissuasive qu'en France.

Pr TUBIANA. - Les études montrent qu'un alcoolique au volant à sept fois plus de chance d'être décelé en Grande-Bretagne qu'en France.

En Grande-Bretagne, le risque de pénalisation est tellement grand qu'ils n'osent pas le faire ; en France, le risque de pénalisation est plus faible donc on peut prendre le risque.

Pr ROQUES. - Pensez-vous que dans les pays méditerranéens c'est le message de « dangerosité de l'alcool » qui a fait diminuer chez les jeunes la prise d'alcool ?

M. COSTES. - Nous n'avons pas fait d'études mais il est sûr qu'il faut analyser la place de l'alcool et du cannabis. Majoritairement, l'alcool et le cannabis chez les jeunes sont consommés dans des épisodes festifs et pour une recherche de « défonce ».

La deuxième dimension est la temporalité. A ce titre, il peut être intéressant de confronter trois cartes au niveau des disparités régionales : la carte de la consommation actuelle de la population adulte, la carte des conséquences, notamment en matière de cancers, et la carte des jeunes consommateurs.

Pour l'enquête Espade, la tranche d'âge est de 14-18 ans, nous sommes très en amont des consommations. Si elles deviennent problématiques, elles créeront des conséquences 20, 30, 40 ou 50 ans plus tard. Si la consommation actuelle va vers une consommation problématique, ce sera peut-être la carte dans 30 ou 40 ans.

Vous voyez des transformations entre la carte la plus ancienne reflétant les consommations au milieu du XXème siècle (carte des cancers ou carte des conséquences sur le plan de la morbidité ou mortalité) et la carte de la consommation actuelle de la population adulte, et elle est très différente de la carte des jeunes consommateurs âgés de 14 à 18 ans.

Il faut prendre en compte cette dimension de la temporalité dans nos discussions.

M. LE PRESIDENT. - Si vous m'y autorisez, nous allons suspendre notre discussion. Nous sommes très honorés et fiers d'accueillir Monsieur le Ministre à cette audition publique de l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques sur un sujet d'une importance incontestable en matière de santé publique et en matière législative, puisque le parlement vient de voter un certain nombre de textes très récemment.

C'est une préoccupation importante aussi pour le gouvernement dans un contexte où votre charge est particulièrement lourde puisque le secteur de la santé est dans une situation que je qualifierai simplement de délicate et c'est un doux euphémisme.

Depuis votre arrivée au gouvernement, vous avez déployé une énergie incontestable et une efficacité que l'on vous reconnaît (et Dieu sait si mes confrères sont naturellement enclins à la critique), motivées uniquement par l'intérêt général.

Vous avez fait en quelques mois la démonstration de votre capacité, de votre talent et de votre efficacité et je vous remercie de venir nous rejoindre cet après-midi pour nous donner quelques informations sur vos perspectives et prospectives en matière de drogue, question que je qualifierai d'angoissante non seulement dans notre pays mais partout dans le monde, et à laquelle on ne peut rester indifférent.

Merci Jean-François MATTEI d'être présent avec nous ce soir.

M. MATTEI, ministre de la Santé. - Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les Parlementaires. mesdames, messieurs,

D'abord, pardonnez-moi de bousculer l'ordonnancement du programme. Je suis moi-même soumis a des contraintes imprévues et je dois me trouver à 16 heures à la Sorbonne où le Premier ministre lui-même va parler d'aménagement du territoire avec la DATAR. Je me dois d'être à ce moment-là en ce lieu.

Je suis en revanche très heureux que vous ayez bien voulu bousculer le programme pour me permettre de me retrouver parmi vous non plus pour conclure mais pour rythmer le débat sur un sujet qui me tient particulièrement à cœur, sur lequel j'ai beaucoup travaillé et appris sur le terrain à Marseille puisque, pendant six ans, j'ai été l'adjoint du maire de Marseille pour la lutte contre le Sida et la toxicomanie.

Christian CABAL l'a souligné dans son rapport, les prises de position sur la drogue ont souvent été plus passionnelles que fondées sur une réelle analyse scientifique des données disponibles. Or, c'est bien d'un éclairage scientifique dont nous avons besoin et c'est tout l'intérêt de ce débat conduit par l'Office parlementaire que je connais bien pour avoir participé en tant que membre à ses travaux pendant six ans.

Cet office, à de nombreuses reprises, a su aider le choix des parlementaires sur des sujets engageant l'avenir de notre société et en apportant un regard clair et objectif sur des questions complexes.

C'est bien l'impact des drogues sur la santé qui doit nous guider dans nos choix politiques et c'est bien mon souci. Cela doit être souligné car cela n'a pas toujours été le cas.

Politiquement parlant, avant 1995, la drogue était avant tout perçue comme un problème d'ordre public, abordé essentiellement sous l'angle de la dangerosité sociale liée aux conduites agressives et incontrôlées induites par le produit ou les dépendances qu'il suscite.

Et puis le drame du Sida a bouleversé cette vision en obligeant les pouvoirs publics à s'engager dans des actions de réduction des risques pour éviter l'hécatombe.

Ce nouveau regard a conduit à considérer les drogués non comme des coupables mais comme des patients qui nécessitaient de l'aide, de l'humanité et des soins, et dès lors la drogue est devenue un problème de santé publique majeur.

Parallèlement, alors que la consommation des drogues dites dures semble avoir diminué me dit-on, celle du cannabis a considérablement augmenté nous obligeant à nous interroger sur sa dangerosité. La France possède le record d'Europe de la consommation de cannabis chez les jeunes.

La question qui fait l'objet de cette journée est celle de l'impact des drogues sur le cerveau et ses conséquences sur la santé mentale des consommateurs.

A la lecture du rapport de Christian CABAL, à la suite des communications, du débat d'aujourd'hui et des travaux que j'ai eu le bonheur de mener avec mes confrères de l'Académie de médecine, je suis frappé par deux choses.

D'abord, les avancées très spectaculaires réalisées par les neurosciences ces dix dernières années portent sur la compréhension des mécanismes neurobiologiques impliqués dans la dépendance aux drogues dont la deuxième table ronde de ce matin a pu rendre compte.

J'ai noté que la dépendance au cannabis a été longtemps discutée, elle semble maintenant être démontrée aussi bien chez l'animal que chez l'homme ; elle touche particulièrement les jeunes entre 15 et 24 ans et les adolescents sont donc deux fois plus exposés au risque que les adultes.

Bien sûr, de nombreuses questions continuent à se poser, notamment sur les raisons pour lesquelles la consommation précoce de cannabis avant 17 ans est associée à un risque plus élevé de consommation d'autres drogues illicites. L'influence des facteurs environnementaux ou génétiques, un phénomène biologique de sensibilisation croisée ont été évoqués.

L'autre aspect que je retiens est la complexité des relations entre la consommation de drogue et les troubles psychopathologiques, non pas tant les troubles aigus puisque les psychoses cannabiques sont bien reconnues mais le développement à long terme de maladies mentales et en particulier la schizophrénie qui est en discussion.

L'association entre cannabis et schizophrénie est bien établie mais le rôle exact du cannabis dans le développement d'une schizophrénie semble encore faire débat.

Comme le soulignent les psychiatres, notamment ceux qui sont ici présents - et j'y suis très sensible - les arguments scientifiques en faveur d'une relation causale viennent appuyer un certain nombre d'observations cliniques de troubles psychopathologiques survenant chez les jeunes consommateurs de cannabis.

Ce débat sur les effets chroniques du cannabis est essentiel, il ne doit cependant pas occulter d'autres effets précoces bien démontrés et très fréquents : les altérations de l'attention, de la mémoire, la diminution des performances intellectuelles, le retentissement sur le travail scolaire et l'adaptation.

Qui oserait aussi nier le rôle cancérigène du cannabis au niveau des voies aérodigestives supérieures des gros consommateurs ? Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement puisque la quantité de goudron présent dans la fumée de cigarette de cannabis (50 milligrammes) est plus élevée que dans une cigarette de tabac et qu'en France les deux produits coexistent souvent dans la même cigarette ?

Enfin, je ne m'attarderai pas sur la question de la dangerosité routière du cannabis qui a été évoquée.

Alors, comment les pouvoirs publics doivent-ils se saisir de ces nouvelles données scientifiques et des incertitudes persistantes ?

Je crois fondamentalement que la politique de prévention doit obéir à trois principes : l'information, la cohérence et la précaution.

D'abord, le devoir d'information.

Nous avons le devoir d'informer nos concitoyens et cette information doit refléter la vérité du moment même si nous savons que des progrès scientifiques peuvent nous amener à réviser notre jugement.

Nous devons dire ce que l'on sait et ce que l'on ignore. Cette transparence, à mon sens, conditionne la crédibilité des pouvoirs publics.

Il me semble aussi essentiel (à cet égard, je partage l'avis du rapporteur) de parler de façon claire de la nocivité de chaque drogue et de ne pas gommer dans un discours unique sur la lutte contre les dépendances les caractéristiques et les dangers propres à chaque produit.

La question « faut-il lutter contre les dépendances ou les produits ? » me paraît stérile. Nous luttons contre la consommation de produits dangereux parce qu'ils peuvent entraîner des phénomènes de dépendance et des conséquences graves pour la santé.

C'est cela la définition que je retiens pour la drogue : le cannabis, le tabac, l'alcool sont des drogues et je le redis.

Le terme « drogues douces » doit disparaître ; parler de drogues douces, c'est un peu comme lorsque les fabricants de tabac nous parlent de cigarettes légères. Cette mention est d'ailleurs désormais interdite sur l'emballage des cigarettes grâce à un nouvel article de loi que j'ai présenté dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale.

Le deuxième principe qui me paraît important est la cohérence et la pédagogie des messages.

Comment voulez-vous convaincre lorsque, dans un même discours, vous vous présentez comme farouchement opposé au tabac mais hésitant sur le cannabis alors que le deuxième contient sans doute une teneur plus élevée en produits cancérigènes ?

L'approche et les oppositions morales sont de ce point de vue totalement dépassées.

Le troisième principe est celui que nous a enseigné l'histoire récente de la santé publique, c'est le principe de précaution, avec, si vous me permettez cette boutade, la précaution qu'il faut utiliser en parlant du principe de précaution.

Faisons un instant abstraction de la consommation de tabac venue du fond des âges, si nous avions soupçonné les risques sanitaires liés au tabac et si nous avions appliqué le principe de précaution au tabac avant sa diffusion massive en vente libre, nous n'aurions sans doute jamais consenti à le mettre en distribution sur le marché et nous n'aurions pas aujourd'hui 60 000 décès annuels attribuables directement ou indirectement au tabac dont 30 000 décès liés au cancer.

Nous venons d'augmenter sensiblement le prix du tabac, il s'agit d'une mesure efficace, la plus efficace sans doute (encore qu'elle s'émousse avec le temps et qu'il faut probablement y revenir) sur la baisse de la consommation. Pour la première fois depuis quatre ans, les ventes de tabac ont diminué.

Cependant, permettez-moi d'ajouter qu'il faut veiller à ce que les fabricants de tabac ne puissent pas contourner l'augmentation des prix en proposant aux jeunes des paquets de 10 à 15 cigarettes moins chers et donc plus attractifs.

Bref, il faut continuer de suivre les choses avec une attention de tous les instants. Je viens de signer avec le ministre délégué au Budget l'arrêté obligeant les fabricants à inscrire sur les paquets de cigarettes un message clair et sans ambiguïté : « Fumer tue ». Le chantier cancer sera l'occasion de renforcer la réglementation du tabac.

Concernant le cannabis, nous en savons déjà assez sur ses effets délétères à court terme, son rôle potentiel dans le déclenchement ou l'aggravation d'une psychose sous-jacente pour appliquer le principe de précaution.

Nous n'avons pas grand mérite à cela, la décision est facile, bien plus facile que lorsqu'on a à faire à un médicament ou un vaccin dont les effets bénéfiques sont importants.

Qui pourrait prétendre aujourd'hui attribuer véritablement au cannabis de telles vertus pour la santé de la population ?

A ceux qui nous disent d'attendre que les méfaits du cannabis soient plus solidement démontrés par d'autres études, je réponds en paraphrasant PAGNOL que je préfère laisser mesurer les autres.

Il nous faut lutter contre la consommation de cannabis. Notre objectif est clair : prévenir l'expérimentation chez les jeunes et tout faire pour éviter le passage à la consommation régulière chez les expérimentateurs. L'interdiction de la consommation de cannabis doit donc être maintenue.

En revanche, la loi de 1970 qui se révèle inadaptée doit être modifiée -une loi inadaptée qui n'est pas appliquée a un contre effet sur le respect des lois.

Si l'on a des messages clairs sur la dangerosité du cannabis, on peut adapter les peines sans crainte que cela soit compris comme une dépénalisation du cannabis. C'est cela aussi la pédagogie du discours politique.

Bien sûr, informer n'est pas suffisant pour prévenir, il faut agir à d'autres niveaux en poursuivant une politique de vigilance.

Les facteurs de vulnérabilité aux drogues ont été bien mis en évidence. Sur certains d'entre eux, les pouvoirs publics ne pourront pas agir, c'est clair, mais il a aussi été montré que l'environnement social, l'exemple des parents, des amis de lycée, la disponibilité des produits, c'est-à-dire la multiplication des consommations jouent un rôle fondamental, notamment au cours de l'adolescence qui constitue en elle-même un des facteurs de vulnérabilité aux drogues. Cela est de notre responsabilité.

C'est pourquoi, s'agissant du tabac, il est si choquant de voir que la loi EVIN n'est réellement appliquée par les adultes eux-mêmes que dans 46 % des écoles et 54 % des lycées. C'est pourquoi il nous faut combattre sans indulgence le trafic de cannabis en milieu scolaire, c'est la première vigilance.

Par ailleurs, la prise en charge des usagers de drogue par voie intraveineuse a fait ces dernières années de grands progrès avec la mise en place d'un réseau de soins spécialisés capable d'apporter une réponse médicale immédiate et sociale, un projet thérapeutique de substitution, un accompagnement des usagers, y compris les plus marginalisés.

A Marseille, j'ai fait installer en 1995 huit automates échangeurs distributeurs de seringues dans chacune des mairies de secteur de la ville, et j'ai confié leur surveillance à des associations compétentes et agréées sous la coordination de l'observatoire régional de la santé.

Après deux ans d'étude, nous avons pu démontrer que la population qui venait à ces échangeurs n'était pas exactement la même que celle qui allait au bus itinérant ou qui allait dans les pharmacies. Nous avions accès à une population encore plus marginalisée que l'on pouvait parfois même ignorer.

Je viens de signer les décrets permettant le transfert des financements des centres spécialisés de soins aux toxicomanes de l'Etat à l'Assurance maladie pour que la force de la symbolique soit là, mais pour autant tout n'est pas résolu.

Le détournement de Subutex utilisé comme drogue par voies intraveineuses est particulièrement préoccupant. De véritables progrès doivent être faits pour le repérage plus précoce, la prise en charge des adolescents consommateurs problématiques de cannabis ou polyconsommateurs. Il y en a plusieurs dizaines de milliers en France. Les psychiatres doivent dans ce domaine apporter ici leur expérience et leur compétence. C'est aussi un devoir de vigilance.

Enfin, étant donné les enjeux en termes de santé publique, il est important dans les cinq années à venir de développer la recherche neurologique mais aussi clinique et épidémiologique dans le domaine des drogues et de leurs conséquences sur la santé mentale.

Nous le ferons à trois niveaux.

Premier niveau, dans le cadre du plan cancer, je souhaite renforcer la recherche épidémiologique et en sciences sociales afin que les pouvoirs publics soient mieux éclairés sur des actions à mettre en œuvre pour diminuer la consommation de drogue et les dépendances car le décalage entre la recherche et la décision politique doit encore être réduit.

Deuxième niveau, la recherche clinique en psychiatrie est insuffisamment développée, elle est pourtant au cœur de notre réflexion sur la dangerosité des drogues et je veillerai à ce que cette dimension soit présente dans la redéfinition de la politique de santé mentale.

Enfin, troisième niveau, la MILDT doit continuer à jouer un rôle majeur dans la stimulation de la recherche sur les drogues. La recherche doit être une des priorités d'action dans le cadre du prochain plan quinquennal de lutte contre les drogues qui sera adopté par le gouvernement au printemps. Il faut toujours chercher à mieux savoir, à mieux comprendre et cela aussi est un devoir de vigilance.

Permettez-moi, pour terminer, de féliciter Monsieur CABAL pour son très bon travail de synthèse, de remercier l'ensemble des médecins, des scientifiques, des acteurs associatifs, des élus ici présents pour leur engagement, pour leur aide dans le combat contre la drogue en France, en vous renouvelant mes excuses pour avoir un peu perturbé l'ordonnancement de vos travaux.

(Applaudissements)

M. LE PRESIDENT. - Merci Monsieur le Ministre pour cette présentation extrêmement claire, cohérente et qui répond aux trois enjeux essentiels de l'information, de la cohérence et du principe de précaution.

En effet, lorsqu'on constate quelle attitude aurait dû être la nôtre vis-à-vis du tabac ou les efforts faits en matière de maladie de Creutzfeldt-Jakob ou de certaines maladies rares, on est parfois perplexe et pantois devant notre attitude et notre comportement vis-à-vis d'un fléau qui atteint des centaines de milliers de jeunes et moins jeunes dans notre pays et du caractère un peu plus unanime qui a été le nôtre ou celui des responsables vis-à-vis de cette question, avec manifestement la volonté de respecter un certain politiquement correct et de dire qu'il ne faut pas faire obstacle à ce qui est inexorable.

Je crois que la vertu d'un homme politique est d'être capable de dire ce qui est nécessaire et d'avoir comme seule référence celle de la santé, tenir un langage de vérité et mettre ensuite les mesures nécessaires telles qu'on l'attend d'un gouvernement composé de ministres responsables dont tu es l'exemple typique.

Nous nous connaissons depuis longtemps, je pense pouvoir être autorisé à faire ces commentaires personnels mais je crois largement partagés par l'assistance ici et par l'ensemble des autorités et des professionnels de la santé de notre pays.

Si un certain nombre de questions peuvent être exprimées à Monsieur le Ministre, c'est peut-être l'occasion de le faire.

Ton exposé était complet, il définissait des axes et une programmatique, notamment avec le plan quinquennal qui va être engagé.

Pr ROQUES. - Monsieur le Ministre, merci pour ce discours qui est rassurant. J'avais cru comprendre que vous refaisiez une séparation entre les drogues dures et les drogues douces, je vois qu'il n'en est rien et je m'en réjouis.

Vous avez dit que la MILDT devait poursuivre son action, je m'en réjouis également, et je me réjouis du fait que vous preniez l'initiative de développer les recherches dans le domaine de la toxicomanie non seulement en France mais évidemment au niveau européen puisque le 6ème PCRD a mis en première position parmi des sujets majeurs la recherche sur la toxicomanie. Je suis ravi que vous souteniez ces deux actions.

Vous avez dit quelque chose qui m'est allé droit au cœur : il n'y a pas de cohérence et pas de message cohérent sans transparence. De ce point de vue, je pense qu'il faut éviter absolument les effets d'annonce. Avant de prendre des positions qui peuvent être troublantes pour nos concitoyens, il faut être absolument certain que des études ont été faites qui confirment les études initiales. Je crois que c'est vraiment très important.

Merci Monsieur le Ministre.

Pr NORDMANN. - Je m'associe aux félicitations qui viennent de vous être adressées au sujet de votre exposé. Je voudrais insister sur deux points.

Il me semble que la lutte contre la toxicomanie devrait faire partie de l'accent mis par votre ministère sur la prévention car il est bien évident que c'est la partie pauvre du système de soins français lequel est axée essentiellement sur le patient et non sur la prévention des maladies ou des troubles comportementaux.

S'agissant du tabac, vous avez fort bien indiqué qu'il aurait fallu appliquer le principe de précaution il y a bien des années pour éviter les 60 000 morts annuelles. Ce qui me semble s'y être opposé, c'est que l'on ignorait les effets, en partie grâce à une anti-publicité faite par les industriels du tabac qui ont voulu minimiser les effets déjà connus à l'époque.

Dans le domaine du cannabis, par chance, il ne semble pas y avoir ce lobby qui s'oppose à la diffusion des effets scientifiquement établis et donc il est possible actuellement d'essayer d'éviter par une politique hardie de le banaliser comme il a tendance à l'être.

Il me semble qu'il en est encore temps avant que cela ne devienne un phénomène culturellement intégré dans la jeunesse, comme cela a été le cas pour les boissons alcoolisées par exemple.

M. MATTEI, ministre de la Santé. - Merci Monsieur NORDMANN, cela me permet de souligner à la fois ce que vous dites en matière de refus de la banalisation et ce que dit Monsieur ROQUES sur la nécessité d'une parfaite transparence.

En réalité, vous l'avez bien compris, le débat a été mal engagé dans le domaine des drogues depuis longtemps. On a toujours voulu continuer d'opposer la répression, la prévention, on sent encore parfois ce débat à fleur de peau. Je l'ai bien vécu lorsqu'il a fallu remplacer le directeur de la MILDT. Lorsqu'on s'engage sur cette voie, on assiste quelquefois avec tristesse à des affrontements qui n'ont plus lieu d'être.

Le sujet n'est pas là. Les trafiquants, les revendeurs doivent relever de la répression et ceux qui sont les victimes doivent relever de la médecine. C'est bien le signal fort qui a été donné en nommant à la tête de la MILDT un médecin spécialiste de ces sujets, et je compte beaucoup sur le travail de la MILDT pour nous aider à démonter cette espèce de mode qui s'est développée consistant à dire qu'un joint n'est pas grand chose, que c'est normal puisque presque tout le monde le fait, et qu'il faut cesser d'interdire, etc.

Ce n'est pas ainsi qu'il faut prendre le débat.

Au moment de son rapport, je voulais comprendre les choses, Monsieur ROQUES a bien vu que je ne séparais pas ce qu'il avait avancé. Bien entendu, je suis d'accord avec ce qui a été écrit, je disais simplement que les voies d'approche étaient différentes selon les produits en cause. Je crois que maintenant il faut expliquer que le cannabis est dangereux.

On nous dit que le tabac aussi, qu'il est revendu et que l'Etat en fait ses choux gras. Soyons clairs, disons les choses telles qu'elles sont. Si nous n'avions pas hérité d'un usage ancestral du tabac, je suis persuadé qu'aujourd'hui nous ne l'autoriserions pas. Vis-à-vis du cannabis, il faut expliquer les choses en toute transparence.

Vous êtes en train de dire, avec les travaux qui s'accumulent, que le cannabis n'est pas inoffensif, c'est le moins qu'on puisse dire. A partir de là, dès lors que nous sommes responsables, nous devons prendre les décisions de santé publique qui s'imposent me semble-t-il.

Pr TUBIANA. - Monsieur le Ministre, après mes amis ROQUES et NORDMANN, je voudrais au nom de toute la communauté médicale vous remercier pour vos prises de position si claires et si précises.

Vous avez prononcé deux mots auxquels nous sommes sensibles. Le premier est celui de la cohérence et le second celui de la persévérance.

Toute l'histoire de la prévention en Europe nous a montré depuis une vingtaine d'années que rien ne peut se faire vite et que rien ne peut se faire s'il n'y a pas une harmonie entre les différentes mesures prises. Il faut une approche globale, une approche cohérente et une approche persévérante.

Dans le domaine de la globalité, permettez-moi d'insister sur un point. Si l'on met l'accent sur les dangers d'une drogue, on favorise indirectement et même sans le savoir le sentiment de la dangerosité des autres drogues.

On nous a reproché, à nous qui luttions contre le tabac, d'avoir indirectement favorisé le cannabis puisque, comme nous axions tous nos efforts sur le danger du tabac, cela avait pu amener certains à faire croire que le cannabis était non dangereux, ce qui est une faute extrêmement grave.

Cette approche globale nous paraît absolument nécessaire et je vous remercie de l'avoir indiquée, j'espère la voir mise en œuvre bientôt dans les faits.

Le second point qui nous apparaît extrêmement important est d'approcher de façon globale la prévention. Pour réaliser une culture de prévention, il faut introduire dans la population une culture de santé, donner aux gens l'impression qu'ils sont maîtres de leur destin, maîtres de la santé, que la santé n'est pas un don du ciel, ou de la nature, mais quelque chose qui se conquiert chaque jour par son effort personnel.

Je voudrais insister sur ce point, la prévention n'est pas l'association d'une série de mesures spécifiques, c'est créer (et je suis heureux que vous vous engagiez dans cette voie) un état d'esprit favorable à la santé et souligner par tous les moyens le rôle que chacun de nous peut avoir dans la promotion de la santé.

Pr GOT. - Monsieur le Ministre, je ne voudrais pas que nos collègues imaginent qu'en France tout est parfait, qu'il n'y a plus aucune contestation et que ce que fait le ministre couvre totalement le champ concerné.

Cela étant dit, je suis d'accord avec tout ce que vous venez de dire, en particulier quand vous parlez des risques physiques du cannabis. On ne peut pas lutter contre le tabac sans lutter contre le cannabis pour une raison simple, c'est qu'habituellement le cannabis se fume.

Roger NORDMANN a été extrêmement laxiste ce matin en disant que c'était un principe de précaution d'imaginer que le haschisch pouvait donner des cancers bronchiques. C'est prouvé épidémiologiquement. Dans un joint de cannabis, il y a deux à trois fois le goudron d'une cigarette normalisée européenne qui elle voit son taux de goudron diminuer régulièrement.

Nous sommes bien dans un accord assez profond sur le fait que le produit est dangereux avec des limites parfois dans les connaissances sur le risque, mais nous sommes bien dans une situation qui tente de maintenir la consommation au niveau le plus bas possible en luttant contre le trafic avec toutes les méthodes pénales judiciaires, policières possibles, en ayant quand même la précaution de traiter le malade comme tel mais avec sa part de responsabilité.

Il y aura toujours, comme pour l'alcool, une différence entre la scarlatine, l'alcoolisme et la consommation de hachisch, mais on admet que la prison n'est pas la solution. Sur ce point, nous avons des accords assez faciles.

Vous avez parlé de cohérence, j'ai toujours été soucieux de cohérence dans la gestion des risques. On ne peut pas à un moment accepter un risque 18 évitable dans un secteur, les véhicules inutilement puissants, et à un autre moment s'attaquer à un risque 2 avec éventuellement dix-huit ans de prison pour le fabricant qui commercialise une Porsche qui peut aller à 250 km/h puisque le rapport du risque est de 1 à 18 et que dans le Code de la route on l'oblige à construire des véhicules capables d'assurer la sécurité de tous les usagers.

Je reviens sur une discordance. Le gouvernement a accepté le rétablissement partiel du privilège du bouilleur de cru alors que, dans la même loi de finances, au nom de la santé publique, on augmentait à juste titre le prix de la cigarette comme un élément de dissuasion.

Nous sommes un certain nombre ici dans l'épidémiologie de l'alcool, à l'époque, la carte de la distillation pour les bouilleurs de cru était celle du cancer de l'œsophage et de la bouche !

Il n'est pas toujours facile de l'avenue de Ségur de régler les problèmes au sein d'une majorité diverse mais il y a tout de même eu pour l'opinion publique un signal fort : l'alcool est la drogue bien de chez nous, on peut en assurer la promotion, les autres sont des drogues qu'il faut rejeter.

J'aimerais avoir directement votre avis sur ce sujet délicat.

M. MATTEI, ministre de la Santé. - Monsieur GOT, vous êtes trop au fait des choses politiques, ayant vous-même sévi dans quelque cabinet, pour ne pas comprendre que ce n'est pas dans le même texte de loi.

J'avais la responsabilité de mener le débat sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale qui est celui qui a augmenté le prix du tabac et j'ai appris le vote de l'amendement bouilleur de cru par la presse car il a été adopté sans que cela passe directement par l'avenue de Ségur d'une manière ou d'une autre.

Je n'ai pas d'autre réponse à vous faire, j'assume les responsabilités qui sont les miennes dans les textes que je conduis et je donne mes avis lorsque je suis sollicité.

Puisque vous avez souligné une discordance dans le cadre de ma solidarité gouvernementale, j'assume.

Je voudrais en souligner une autre car, dans le même temps, vous m'avez critiqué pour avoir demandé l'alcoolémie zéro au volant alors que vous prétendiez qu'on ne pourrait jamais l'obtenir et que c'était illusoire.

Permettez-moi de penser que là, au contraire, dans la discussion interministérielle, j'ai rempli mon rôle de ministre de la Santé, donc de la Santé publique, en argumentant qu'il était beaucoup plus fort de dire aux jeunes : « Boire ou conduire, il faut choisir » et que c'était un choix clair. On vous dit que 0,5 correspond à deux verres de vin, mais quel verre et quel vin ? En définitive, il n'y a pas de juste référence.

Je persisterai à défendre l'alcoolémie zéro au volant. D'ailleurs, permettez-moi de vous dire que si je savais, avant de prendre l'avion, que le pilote avait une alcoolémie à 0,5, je serais quand même un peu préoccupé.

M. LE PRESIDENT. - Effectivement, les parlementaires, du moins une majorité de circonstance, ont voté cet amendement dans les conditions que Monsieur MATTEI vient de vous indiquer.

Les parlementaires ne sont pas des purs esprits, ils sont au fait d'un certain nombre de réalités liées à leur circonscription entre autres. Ensuite, c'est une question d'arbitrage d'une rare difficulté.

Je suis parlementaire depuis 16 ou 18 ans, régulièrement nous avons vu revenir cette disposition, sous la pression de collègues. Il ne faut pas que l'arbre cache la forêt pour dire clairement les choses.

Je comprends tout à fait cette réaction, je la partage également en tant que médecin, c'est une responsabilité parlementaire qui a été prise, elle n'était pas forcément extrêmement rationnelle. Je crois que l'on peut reconnaître que Jean-François MATTEI s'inscrit dans le moyen-long terme, très long terme j'espère, et que parfois des petits replis tactiques sont nécessaires ou imparables par rapport à une ligne de conduite.

Voilà ce que je voulais indiquer en tant que parlementaire mais je bats ma coulpe trois fois et même plus.

Pr GOT. - Nous sommes dans une situation passionnante de très forte majorité et nous savons qu'une très forte majorité est paradoxalement plus difficile à contrôler qu'une faible majorité.

Pour nos collègues étrangers, le privilège du bouilleur de cru est la possibilité de distiller, quand on est propriétaire d'arbres fruitiers, de l'alcool artisanal. Il y a eu pendant longtemps un privilège fiscal : 10 litres d'alcool pur sans payer de taxe. Là, le gouvernement vient de détaxer à moitié.

En France, il y a un côté symbolique dans cette mesure. Elle exprime la volonté de lutter contre l'alcool.

Sur le problème beaucoup plus important techniquement et tactiquement de l'alcoolémie zéro, vous l'avez proposée mais vous ne l'avez pas obtenue. A mon avis, heureusement, vous ne pouviez pas l'obtenir. C'était une position de principe.

Au niveau européen, tout le monde va vers l'alcoolémie 0,50, deux pays sont encore à 0,80 et un est à 0,20. Je pense qu'il faudrait abandonner l'idée que la Suède peut servir de modèle, nous ne sommes pas des Suédois -ce n'est pas péjoratif.

Dans les pays de l'Est, quand il y a eu ces tentatives de mettre des alcoolémies zéro, ce n'était pas appliqué sur le terrain, et on a souvent dit que les lois non appliquées étaient de mauvaises lois.

Imaginer qu'on ne pourrait pas prendre un verre de bière et conduire ensuite, il y a une vision théorique dans cette position et c'est ce qui m'a heurté parce que je pensais que ce serait impossible et qu'on n'était pas dans le réalisme politique.

M. MATTEI, ministre de la Santé. - C'est probablement parce que j'ai défendu cette position extrême de l'alcoolémie zéro que nous avons en définitive, de manière solidaire, dans les arbitrages ministériels, pris une position extrêmement dure : au-dessus de 0,5, moins 6 points, et pendant trois ans, un permis à 6 points pour les jeunes conducteurs, ce qui veut dire la suppression du permis au-dessus de 0,5.

Si cette mesure ne s'avérait pas suffisamment efficace et dissuasive, j'ai obtenu le fait que nous reviendrions à l'alcoolémie zéro.

Je pense qu'il n'était pas totalement inutile que quelqu'un prêche jusque dans sa rigueur une position effectivement tout à fait extrême.

M. LE PRESIDENT. - Merci Monsieur le Ministre, nous vous laissons à vos obligations ministérielles. Cet échange très direct, très franc et sans fioritures était utile à notre débat. Puisque nous sommes dans une assemblée parlementaire avec la présence du gouvernement, les parlementaires doivent faire des arbitrages très complexes mais il faut parfois préconiser un certain nombre de mesures pour aboutir à d'autres, la finalité globale devant s'inscrire dans une logique et une cohérence autour desquelles il y a une petite marge d'appréciation.

TABLE RONDE N°3 :

PSYCHIATRIE ET DROGUES

Pr GOT. - Merci de m'avoir invité à venir parler de ces sujets difficiles. En général, quand je quitte une réunion comme celle-là, je suis fâché avec tout le monde ; je suis fondamentalement un modéré, je suis donc forcément fâché avec les extrémistes des deux camps, et nous sommes dans un domaine où il y en a beaucoup.

Avec Patrick MURA, nous avons mangé côte à côte, nous nous sommes dit des choses plutôt aimables, je ne lui dirai pas que ses chiffres sont faux, que leur interprétation est incorrecte, qu'il n'y a jamais eu d'accord scientifique sur le risque d'accident lié au cannabis dans le monde de l'accidentologie. Il y a uniquement un accord au niveau du monde des toxicologistes mais comme ils ne font pas d'accidentologie, nous ne sommes pas du même bord, nous avons des avis divergents.

C'est un débat que nous reprendrons entre nous, que volontairement j'ai mis de côté. Comme la loi a été votée récemment et que le parlement, dans sa sagesse, a trouvé une solution relativement peu dangereuse par rapport à celle qui avait été initiée, nous sommes maintenant dans une situation de pouvoir attendre deux, trois ou quatre ans qu'il y ait des tests efficaces utilisables au bord de la route. Nous sommes d'accord, ce sera la condition du bon fonctionnement d'une législation.

Ces précautions initiales étant prises, je voudrais vous parler de ces difficultés entre épidémiologistes et décideurs à bien comprendre ce que produit l'épidémiologie et ce que l'on peut en sortir. Je suis particulièrement content que certains des auteurs des textes qui ont contribué à remuer l'opinion scientifique, en particulier dans la relation schizophrénie et consommation de cannabis, soient là pour que nous puissions discuter de ces problèmes de nature idéologique.

C'est toujours gênant pour des épidémiologistes quand en face d'eux ils ont des gens qui ont des positions de nature idéologique ; on peut en avoir mais on n'est pas du même bord et souvent on ne peut pas s'entendre, on finit par se faire traiter d'ayatollah de la santé publique. Cela m'est souvent arrivé et j'ai été ulcéré parce que cela ne correspondait pas à mon mode de pensée.

On peut être face à des groupes qui cherchent à minimiser un risque pour des produits de façon assez globale, au nom de la liberté humaine, y compris de se détruire ; on peut également assister à une majoration du risque en parallèle parfois associée à l'attitude précédente pour certains produits seulement.

Et puis, nous avons nos difficultés de nature variée. En France, nous en avons une. C'est peut-être la seule chose que je voudrais dire dans ce milieu : tant que la recherche clinique en France sera au niveau où elle est, on ne pourra pas dire grand-chose. On ira dire ce qu'écrivent nos collègues anglais, suédois, néo-zélandais, australiens parce que chez nous on ne produit pratiquement rien. On parle mais on ne produit pas grand-chose.

Il faut bien comprendre que nos grandes structures de recherche (INSERM-CNRS) ont des façons d'assurer la promotion des gens qui y travaillent qui sont la négation d'une étude de cohorte ou d'une épidémiologie au long cours.

Il est plus valorisant de faire une biopsie cutanée, de rechercher des systèmes enzymatiques et de dire : « Puisque ce système enzymatique dégrade de tel benzopyrène, on pourra voir les gens qui le dégradent mal et leur dire de ne pas fumer pour ne pas avoir de cancer bronchique. » Cela n'a aucun intérêt parce qu'il ne suffit pas de dire à quelqu'un qu'il a un risque élevé pour qu'il modifie son comportement.

Nous sommes donc dans une situation difficile, un semi-désert. J'ai vu disparaître les unes après les autres les quelques unités de recherche en France qui s'intéressaient à l'épidémiologie en psychiatrie.

Quand à Sainte-Anne Monsieur SADOUM est parti à la retraite et n'a pas été remplacé, son centre est resté centre collaborateur de l'OMS pendant quelques années ; quand Madame KEMADA est partie à la retraite, elle n'a pas été remplacée. La seule chose que l'on puisse montrer actuellement, c'est la cohorte des schizophrènes suivie par Françoise KAZADBEC. Elle part dans deux ans à la retraite, si rien ne se produit, elle ne sera pas remplacée et on cessera d'étudier cette cohorte alors que 120 secteurs psychiatriques se sont associés pour travailler avec elle sur cette cohorte.

Des unités de recherche disparaissent, des grands organismes de recherche parlent mais ne savent pas passer à l'acte, c'est une caractéristique de ce pays actuellement.

J'ai rencontré le nouveau directeur de l'Institut national de veille sanitaire la semaine dernière, je lui ai dit que je venais à l'Assemblée aujourd'hui et je lui ai demandé s'il était d'accord pour que je dise devant un certain nombre de personnes, y compris des décideurs et des gens qui votaient des crédits, que l'INVS ne faisait rien dans le domaine de la pathologie mentale. Il m'a dit : « Tu peux le dire. » Vous avez un renseignement de première main validé par le directeur de l'INVS.

Parmi les 350 unités de l'INSERM, 4 sont consacrées à la recherche psychiatrique, 2,5 % du budget de l'INSERM. Il me semble que notre encéphale mériterait mieux que 2,5 % de la recherche médicale.

Tout de même, on fait une intercommission en 2000 pour la recherche dans le domaine psychiatrique en disant que c'est une urgence, on crée une task-force, on dit que c'est une priorité. On distribue quelques crédits, le PHRC, la MILDT, mais c'est ridicule, ce sont des miettes, nous ne sommes pas à un niveau de crédibilité !

De plus, nous savons qu'il faut des années pour rattraper le retard. Actuellement, non seulement on ne le rattrape pas mais on est en train de l'aggraver.

Vous connaissez ces mots : « concomitance, comorbidité, facteur causal, facteur favorisant, cofacteur » et ce qu'aiment bien les épidémiologistes : « fraction attribuable à un âge donné au cours de la vie ». On a l'impression qu'une exigence méthodologique de rigueur aboutit à masquer complètement l'objectif qui est de mettre en relation des liens statistiques entre des situations.

Je vais essayer d'exprimer cela de façon plus concrète.

Nous sommes dans des systèmes avec des molécules psychotropes utilisées par des humains qui ont leur génome et leur conditionnement depuis la naissance dans un environnement social particulier.

Nous connaissons ce système dans toute la santé publique. S'il n'y a pas d'alcool parce qu'on est dans une zone de prohibition, il n'y a pas de cirrhose d'alcoolique. Si vous n'avez pas une voiture pouvant rouler à 250 km/h, vous écraserez moins.

Nous sommes bien dans des systèmes que nous avons toujours tendance à vouloir analyser de façon cartésienne au niveau de chacun de leurs éléments pour comprendre comment ils fonctionnent en perdant de vue ce qui en sort en termes de dommages, de malheur humain.

En France, une conférence de consensus sur la schizophrénie vient de se tenir en janvier, nous avons eu des discussions avec des membres de cette commission et également avec des journalistes médicaux qui avaient rapporté ces résultats sur le groupe estimé en situation de vulnérabilité face à cette maladie.

Souvent, on retient une proportion de 10 %, ce qui est considérable (6 millions de personnes dans notre pays). Si on accepte un taux de prévalence dans une population d'adultes de 1 %, on est aux environs de 400 000 malades. C'est un groupe considérable qui est très mal connu.

Nous sommes rigoureusement incapables actuellement, dans une situation d'accroissement régulier de la consommation de cannabis, d'évaluer la modification de cette prévalence dans une population avec un système épidémiologique totalement inexistant.

La situation semble tout de même évoluer. Je citerai deux phrases, l'une extraite de l'expertise collective de l'INSERM sur le cannabis, de novembre 2001 : « Cannabis : quels effets sur le comportement et la santé ? » Il y avait une recommandation de rechercher la nature des liens entre abus de cannabis et présence de troubles mentaux.

Quand on regarde le contenu de l'expertise collective, il y avait énormément de descriptions de ce qui était disponible à l'époque, mais une grande incertitude, comme pour cannabis et sécurité routière puisque la conclusion était qu'actuellement les études disponibles dans le monde pour le risque routier ne permettaient pas de conclure, la majorité d'entre elles concluait à l'absence de risque relatif significatif d'accroissement du risque, deux avaient un avis divergent.

C'est un des sujets de divergence que j'ai avec Patrick MURA qui était cosignataire de l'expertise collective, et maintenant il nous dit qu'il y a un consensus mondial sur le risque routier lié au cannabis. J'en conclus qu'on lui a tapé sur la tête pour lui faire signer l'expertise collective il y a deux ans.

Eventuellement, il réagira tout à l'heure mais je ne pouvais pas éviter cette provocation.

Deuxième écrit récent, Hélène VERDOU à Bordeaux, qui s'occupe beaucoup du profil mental des gens qui à ses yeux sont aptes à développer une psychose, et qui fait des tests précis pour voir si quelqu'un a un profil psychologique qui permet d'envisager qu'il est dans un groupe à risque.

Elle pose des questions à des consommateurs de cannabis pour leur demander quels symptômes apparaissent quand ils ont fumé un joint et elle classe dans des groupes et des sous-groupes.

Si on prend ces tests et si on les utilise pour faire des groupes que l'on va introduire dans une étude de risque relatif comme l'a fait Monsieur ZAMMIT pour l'accord des conscrits suédois, on n'utilisera pas des facteurs de confusion mais des facteurs de prédiction. Je pense que très souvent, dans son étude, il a peut-être trop de précautions à vouloir mettre dans des facteurs de confusion ce que l'on peut considérer comme des indicateurs d'appartenance extrêmement peu spécifiques à un groupe qui est plus exposé aux risques qu'à un autre.

Nous pourrons revenir sur certains points de son étude qu'il pourra ensuite nous préciser.

Hélène VERDOU écrivait : « Ce constat d'incertitude qui prévalait depuis des décennies paraît devoir être reconsidéré à la lumière de nouvelles données fournies par de récentes études prospectives qui mettent toutes en évidence une augmentation du risque de survenue de troubles psychotiques chez les sujets consommateurs de THC. » Elle faisait en particulier allusion aux deux textes publiés dans la même livraison du British Medical Journal avec la cohorte suédoise et la cohorte néo-zélandaise.

S'agissant de l'étude de la cohorte de schizophrènes français de début 1993, elle touchait 120 secteurs psychiatriques, une inclusion d'environ 3 200 malades de 18 à 65 ans.

L'objectif de cette chercheuse, démographe de formation, était d'étudier la mortalité et de rechercher, chaque fois que quelqu'un était perdu de vue, auprès de la mairie de naissance, si la personne était décédée. Avec tous les accords de la CNIL et un système complexe astucieux, elle savait que la personne était morte et avait la possibilité de rechercher au niveau de l'INSERM qui traite les certificats de décès de toute la France la cause de la mort. Elle a pu associer la mortalité de sa cohorte à la cause du décès.

Cette étude est passionnante parce qu'elle montre que tous les facteurs de surmortalité sont présents dans cette cohorte. Elle met en évidence une augmentation de la mortalité par cancer, une énorme augmentation de la mortalité par suicide (quinze fois le risque par rapport à la population générale), et que toutes les consommations de drogues problématiques sont associées à ce risque de suicide chez les schizophrènes.

Chez les jeunes schizophrènes de sa cohorte, elle avait 25 % de consommations d'alcool problématiques pour cinq fois moins dans la population générale avec des tests classiques de dépistage d'une alcoolisation à problème.

Sur de telles études, on voit immédiatement se poser le problème des hypothèses épidémiologiques qui sont vraiment les hypothèses fondamentales.

Première possibilité : on a une population qui évolue, elle n'est pas influencée par une action psychoactive, il y a un groupe de 10 % plus apte à développer une schizophrénie. A partir de là, surtout après 15 ans, on voit apparaître une fraction qui représentera environ 1 % dans la classe d'âge 40-60 ans en sachant qu'une partie aura disparu du fait d'une mortalité élevée.

La prise de psychoactifs intervient à un âge variable, probablement l'âge de début peut avoir une importance. Quand on est à construire un fonctionnement et une structure cérébrale, on est probablement plus vulnérable à des actions. On verra la même proportion à un moment donné à 40-60 ans. Le produit n'est pas lié à un risque relatif accru de voir apparaître la symptomatologie de la schizophrénie.

Autre possibilité qui semble documentée par plusieurs de ces études : on a à un moment une fraction plus élevée et on calcule un sur-risque. Certaines positions exprimées à partir de ces études, à mon avis, ne reflètent pas réellement ce qui a été dit dans ces études.

On voit immédiatement ce risque de passage d'une étude objective présentée avec tous les éléments pour pouvoir l'apprécier à un détournement qui en est fait comme s'il y avait une affirmation par l'auteur que c'est une certitude, en particulier sur le traitement des facteurs de confusion.

Intéressons-nous aux données de la cohorte des conscrits suédois, 50 087 interrogés entrent en 1969 et 1970 dans ce qui est devenu cette étude, le suivi est de 27 ans. On recherche une schizophrénie par un codage établi à la sortie des établissements psychiatriques et on voit un risque relatif et ajusté de 1,3 pour les consommateurs de cannabis seul de développer une schizophrénie.

Il y avait 13 cas de schizophrénie sur 1 245 consommateurs (1 %) et il n'y en avait que 4 sur 70 qui étaient des consommateurs plus de cinquante fois par an.

Quand on regarde ce groupe des consommateurs de cannabis seul qui est le plus intéressant, quand on voit la proportion de cas indiqués comme ayant des problèmes psychologiques au sens large au moment de la conscription, on voit des chiffres qui, en valeur absolue, n'ont vraiment aucune signification.

Parmi ceux qui consommaient uniquement du cannabis, 15 % (235 sur 1 648) avaient eu un diagnostic d'une atteinte psychiatrique au moment de la conscription ou 17 % un comportement perturbé (271). Chez les non-consommateurs, 8 % ne consommaient aucune drogue (2 827 sur 30 753) et 5 % avaient un comportement perturbé (1 680). C'est énorme !

Si on fait l'hypothèse que parmi ces 1 680 ou ces 2 827, Hélène VERDOU pouvait en classer un certain nombre selon des critères beaucoup plus affinés que ceux-là dans un groupe à risque de développer une psychose, et si sur ces 4 patients schizophrènes qui consommaient plus de 50 joints par an, on en faisait passer deux ou trois dans ce groupe des individus qui avaient des caractéristiques qui les faisaient classer dans un groupe à risque, on ne discuterait plus de facteurs de confusion, on dirait qu'on est capable d'assurer une certaine prédiction et qu'il faut admettre que tous les gens qui, quand ils consomment du cannabis, développent une forme clinique de schizophrénie, appartiennent à un groupe à risque.

Si je dis cela, est-ce que cela a une importance pour la santé publique ? A mon avis, aucune. L'important est de savoir s'il existe ce risque ou pas.

Que le déclencheur intervienne sur un terrain en quelque sorte prédestiné par ses gènes et sa vie passée, c'est possible, mais cela n'a pas une grande importance pour comprendre en termes de santé publique le poids de l'association consommation de cannabis/développement d'une pathologie.

Sur la cohorte d'élèves australiens où la recherche porte surtout sur cannabis, dépression et anxiété, c'est le même type de problème. Un grand nombre avait utilisé le cannabis à l'âge de 20 ans et 7 % quotidiennement.

On voit dans l'étude de cette cohorte que l'usage hebdomadaire est lié à un risque multiplié par deux de développer ultérieurement une dépression ou une anxiété. Le risque est plus élevé chez les consommateurs quotidiens, et les auteurs retiennent la possibilité d'un effet pharmacologique direct.

C'est une étude très intéressante avec une bonne méthodologie.

Attachons-nous ensuite à la cohorte néo-zélandaise, on suit tous les enfants nés en 1972 et 1973 (1 137), 96 % sont suivis jusqu'à 26 ans. La prise en compte des symptômes psychotiques ayant précédé la consommation de cannabis est plus approfondie que ce qui avait pu être fait dans la cohorte suédoise.

La schizophrénie est une maladie rare. Quand sur une maladie qui a une incidence faible on greffe un sur-risque à 1,3, cela ne produit pas grand monde. On a 3 personnes sur 29 et cela fait 10 % des consommateurs de cannabis à 15 ans ayant développé une schizophrénie, alors qu'ils n'étaient que 3 % parmi les non-consommateurs, donc une proportion relativement élevée peut-être avec des critères d'entrée dans la catégorie schizophrénie clinique qui n'est pas la même qu'à d'autres endroits.

A la différence de l'étude australienne, on n'observe pas de différence sur les états dépressifs, donc une contradiction avec le résultat australien.

Est-ce que le débat « cause ou conséquence » est important ? Oui pour Monsieur ROQUES, et il a raison car il sait que, derrière, toutes les applications thérapeutiques vont dépendre de la compréhension de ce qui se passe au niveau moléculaire et au niveau topographique.

On comprend qu'il y ait une recherche pharmacologique clinique pour tenter de comprendre avec les modèles animaux, avec ce que l'on sait de l'humain, les nouvelles méthodes d'imagerie, comment cela se passe, mais pour donner son poids au problème de santé publique, beaucoup moins.

Qu'il y ait un échange de mauvais procédés entre la maladie mentale et la consommation de produits psychoactifs, il n'y a pas besoin d'être très malin pour l'imaginer. Quand cela survient en aggravant toutes les conséquences de la maladie mentale, en rendant le traitement plus difficile, le suicide plus fréquent, la mortalité de toutes causes plus fréquente, on voit que ces gens cumulent deux ennuis : ils ont souvent leur dépendance et en plus une schizophrénie.

Là encore, le fait que l'un ait précédé l'autre, que l'un ait provoqué l'autre, ne change pas grand-chose au niveau du système de soins, l'important étant de savoir s'il y a une augmentation du risque d'entrée dans la phase clinique d'une de ces maladies parce qu'étant prédestiné ou pas, le produit a interagi avec votre fonctionnement psychologique et vous a fait passer du mauvais côté de la barre dont on sait que c'est une barre un peu variable d'un pays à l'autre.

Il convient d'avoir une attitude interventionniste et dynamique qui est de dire : n'attendons pas que les gens soient trop avancés dans leur pathologie pour les prendre en charge. Plus nous attendrons, moins nous aurons de succès.

Une comparaison me semble intéressante, elle a été refaite à la réunion de consensus sur la schizophrénie : n'attendons pas que les gens aient des métastases pour nous occuper de leur cancer ; prenons la maladie le plus tôt possible pour avoir une efficacité maximale.

Connaître la comorbidité est très important. Se creuser la tête pour savoir qui a commencé n'a pas une grosse importance en termes de santé publique, contrairement à la partie recherche pharmacodynamique des mécanismes pour les éventuels débouchés thérapeutiques.

Peut-on utiliser les données actuelles de l'épidémiologie pour faire des choix politiques ?

Bien sûr mais sans mettre tous ses œufs dans le même panier, c'est-à-dire ne pas avoir l'illusion qu'on va améliorer la connaissance ciblée des groupes à risque pour pouvoir faire porter l'action uniquement sur les groupes à risque.

C'est l'espoir des producteurs d'alcool qui disent : si nous étions certains de prédire un sur-risque élevé de devenir dépendant dans une population, une grosse partie de la population vivrait paisible, nous n'aurions pas à exercer de contrainte sur elle ; en revanche, nous ferions porter le poids de l'intervention de prévention sur le groupe à risque.

Cette attitude est dangereuse parce que, dans l'ensemble, les tests prédictifs ne sont pas toujours au point, ils demandent d'énormes capacités d'intervention de gens très spécialisés, et vous n'en avez pas des milliers dans un pays comme la France. Une fois que vous aurez demandé à un réseau de correspondants de vous désigner une personne, on vous dira qu'Hélène VERDOU fait bien cela, mais ce n'est pas elle qui sera capable de mettre sur pied, avec les moyens dont elle dispose, un système prédictif.

Il ne faut donc pas avoir l'illusion qu'on sera capable, en particulier pour les schizophrènes, de dire avoir des tests suffisamment précis, sensibles, spécifiques pour identifier un groupe qui ne devra pas fumer de cannabis, et capable de dire aux autres qu'ils pourront fumer, ils feront un cancer bronchique quinze ans après mais ils n'auront pas de risques de développer une psychose.

Il faut avoir un minimum de solidarité pour faire accepter les attitudes populationnelles : on a la même attitude vis-à-vis du produit et de l'ensemble de la population, cela donne une politique lisible. C'est ce qu'essayait de dire Monsieur MATTEI, nous devons être cohérents et les attitudes doivent être compréhensibles par une population.

Cela va un peu à l'inverse des groupes ciblés qui sont un peu un excès de foi dans la capacité qu'on peut avoir à isoler un groupe à risque et à agir de façon efficace.

Il faut bien sûr avoir une cohérence qui rejoint ce que je disais sur les bouilleurs de cru, ne pas soutenir les bons produits bien de chez nous parce que les produits étrangers seraient beaucoup moins bons.

Il faut savoir dire que si toutes les sociétés ont leurs drogues, licites ou illicites, elles doivent être capables d'affirmer que l'individu peut vivre mieux sans drogues et qu'elles ne sont pas indispensables.

Conclusion numéro un : sortir des attitudes socioculturelles selon lesquelles le cannabis n'aurait jamais tué personne sans en faire un épouvantail qui détourne l'attention de la lutte prioritaire contre l'alcoolisme et le tabagisme.

Comorbidité ne signifie pas indépendance des pathologies mais le plus souvent renforcement des effets pathogènes qui les provoquent, et ne pas limiter les effets pathogènes du cannabis au domaine de la pathologie mentale. Le produit est habituellement fumé et la consommation de tabac l'accompagne.

J'ai été frappé, Monsieur ZAMMIT, par la proportion de fumeurs et de non-fumeurs chez les gens qui prennent du cannabis et ceux qui n'en prennent pas. C'est une évidence. Ce chiffre est documenté dans votre étude.

Conclusion numéro deux : tous les auteurs insistent sur la nécessité de développer des études de cohortes pour mieux préciser et quantifier le rôle causal d'une consommation de cannabis.

Il faut bien comprendre que même s'il y a de très bonnes études suédoises, australiennes, néo-zélandaises, nous avons besoin d'études françaises. Dès que la connaissance est une connaissance de proximité, elle est acceptée au niveau national. Quand on peut arriver à documenter la connaissance au niveau d'un groupe social, la pertinence est encore plus forte pour obtenir la modification de comportements.

L'exemple des médecins anglais et du risque lié au tabac est cité à juste titre partout, c'est en faisant cette étude sur les cancers bronchiques des médecins que quelques personnes ont eu l'idée de génie de leur montrer qu'ils mouraient comme leurs malades.

Cette profession formée, scientifique, aurait dû savoir que si le tabac donnait des cancers chez ses patients, elle était également exposée au risque de cancer. Il est extraordinaire que cette publication ait provoqué l'effondrement de la prévalence du tabagisme dans la population médicale anglaise avec un taux en dessous de 10 %. On a donc besoin d'études nationales.

Si la recherche psychiatrique en France demeure aussi peu soutenue, soyons certains que nous n'aurons pas les études qui nous permettront de convaincre.

On a été capable dans ce pays de faire un investissement épidémiologique sur les vaches, à cause de l'encéphalite spongiforme bovine, qui a coûté des centaines de millions, on est capable de tracer une vache depuis sa naissance avec des méthodes épidémiologiques qui permettent de le faire sans étiquettes mais on ne le fait pas.

On a été capable de dépenser plusieurs centaines de millions d'euros pour 6 morts. Ce sont des chiffres qui perdent toute commune mesure avec l'investissement pratiquement nul dans l'épidémiologie maladie mentale dans ce pays. Il y a là une réalité.

La seule suggestion que je puisse faire à un représentant des élus nationaux, c'est que si une commission parlementaire doit étudier les responsabilités dans le sous-développement de certains secteurs de la recherche clinique en France, il faut abandonner les grands discours.

Si je contribuais à avoir obtenu une chose aujourd'hui, ce serait créer une trentaine de postes d'attachés de recherche clinique et les affecter aux équipes répondant à un appel d'offres ciblé sur les comorbidités drogues/pathologies mentales.

Si on était capable de faire cela, on pourrait redonner un peu de vie à la recherche clinique en France dans ce domaine. Si ce n'est pas fait, nous pourrons nous réunir dans deux, cinq ou dix ans, d'autres études passionnantes auront été faites dans d'autres pays, éventuellement dans des contextes un peu différents qui ne nous permettront pas de nous les approprier complètement.

Même si tous les systèmes nerveux centraux ne sont pas très différents d'un pays à l'autre, les conditions d'environnement sont différentes, en particulier la consommation d'alcool n'est pas la même dans le pays le plus consommateur qu'est la France et dans un pays comme la Suède ou la Nouvelle-Zélande.

Je vous remercie.

M. LE PRESIDENT. - Merci.

Tu as formulé deux conclusions et une suggestion. Je vais dès demain m'emparer de la suggestion pour que, dans le cadre de l'Office parlementaire, nous puissions définir un rapport sur la recherche clinique dans ce secteur. Quitte à utiliser la réserve parlementaire sur le plan financier, en tant que rapporteur du budget de la recherche, je m'emploierai à très court terme à ce que cette proposition se concrétise.

(Applaudissements)

Pour poursuivre dans ce qui doit être un débat scientifique, et comme il a été fait mention à plusieurs reprises de publications de notre confrère Stanley ZAMMIT, il est opportun maintenant qu'il puisse s'exprimer, présenter lui-même ses travaux, et que nous puissions ensuite ouvrir la discussion sur ce point qui, incontestablement, recueille beaucoup d'adhésion en termes d'interrogation.

Dr ZAMMIT. - Nous avons beaucoup entendu parler aujourd'hui d'une étude à laquelle j'ai participé portant sur la relation entre l'usage du cannabis et le risque de développer une schizophrénie.

Vous avez déjà entendu à quelques reprises ce matin des éléments sur la schizophrénie. Tout d'abord, il s'agit d'un trouble dont l'incidence est d'environ 1%. Il est caractérisé par l'existence de symptômes psychotiques, comprenant notamment des hallucinations. Ainsi, quelqu'un souffrant de ce trouble peut-il croire qu'il est espionné, il s'agit d'un délire ou d'hallucinations, les patients ont par exemple des visions dans le cadre d'hallucinations visuelles.

Ces symptômes psychotiques peuvent cependant apparaître dans d'autres pathologies également regroupées sous le nom de psychoses, toutefois, tout ce qui affecte le fonctionnement du cerveau, toute maladie, toute ingestion de substances toxiques peuvent entraîner des symptômes de type psychotique.

La définition que nous retiendrons de la schizophrénie est celle d'une maladie chronique, dont les symptômes sont présents pendant au moins six mois. Il existe le plus souvent des rechutes tout au long de la vie de ces patients.

Avant de me concentrer sur la schizophrénie, je vais évoquer avec vous la relation existant entre le cannabis et les psychoses.

Ainsi, lors des expériences en laboratoire, lorsque des doses moyennes ou élevées de THC sont injectées, on constate que cela peut causer une psychose toxique. Il n'y a pas uniquement dans ce cas des hallucinations ou des délires mais également des problèmes de confusion, d'orientation. Bien souvent, la récupération est complète après quelques heures. Il s'agit d'une crise assez rapide.

On pense également que le cannabis consommé peut probablement causer une crise psychotique aiguë et passagère sous la forme de symptômes psychotiques (délire, hallucinations). Bien souvent, quand les doses de cannabis ingérées sont assez élevées, c'est ce que l'on constate en pratique clinique. La récupération peut avoir lieu quelques jours après la consommation de cannabis.

Il est beaucoup plus difficile d'établir si le cannabis peut causer des maladies chroniques telles que la schizophrénie qui persisteraient après tout arrêt d'une consommation de cannabis. Après le début de la schizophrénie, le cannabis exacerbe les symptômes psychotiques et augmente le risque de rechute mais la question demeure de savoir si le cannabis est réellement un facteur de risque de développement de la schizophrénie.

Je commencerai par la première étude, une étude faite par Monsieur ANDREASON de Suède et son équipe. Il s'agit de l'étude d'une cohorte de conscrits de 50000 hommes âgés de 18 ans. Ils ont été suivis pendant 13 ans. Lors de la conscription, ils ont eu un entretien mené par des psychologues et des psychiatres.

L'équipe de Monsieur ANDREASON a montré que ceux qui avaient consommé du cannabis plus de cinquante fois à l'âge de 18 ans développaient davantage la schizophrénie.

De nombreuses critiques ont été formulées à l'égard de cette étude. Tout d'abord l'effet d'autres drogues telles que les amphétamines, fréquemment consommées chez les consommateurs de cannabis, n'est-il pas responsable de ce résultat ? Cet aspect n'avait pas été évalué par ANDREASSON. Il était de ce fait difficile d'établir une relation claire entre usage de cannabis et la schizophrénie tant que l'on n'avait pas éclairci de point.

Nous savons également que les traits de personnalité peuvent entrer en compte et participer au développement d'une schizophrénie. Les difficultés éprouvées dans la sphère relationnelle jouent également un rôle.

Une autre question qui se posait était la suivante : est-ce que des traits de la personnalité particuliers entraînaient la consommation importante de cannabis. La surconsommation remarquée par ANDREASSON n'étant en réalité que le reflet de troubles psychopathologiques préalables. L'hypothèse d'une automédication de leur part par le cannabis a donc été avancée. Cette dernière avait lieu pendant la phase de prodromes de la maladie, période pendant laquelle préexistent des symptômes a minima pendant des mois, voire des années avant que la maladie ne s'installe.

Il était donc possible d'envisager que des personnes en train de développer une schizophrénie consomment simplement du cannabis pour alléger leur condition, pour se sentir mieux. S'il existe donc une relation entre la consommation de cannabis et la schizophrénie, il se peut que cette relation s'exprime par le fait que des traits de personnalité et d'autres facteurs augmentent le risque de l'usage de cannabis et de développer une schizophrénie. Il était aussi possible d'envisager le fait qu'un certain nombre des personnes recrutées dans l'enquête, lors de leur conscription, étaient en train de développer à bas bruit une schizophrénie

L'objectif de notre étude était donc de nous pencher sur la relation entre l'usage de cannabis et l'apparition d'une schizophrénie, tout en évaluant la consommation concomitante d'amphétamines.

La cohorte que nous avons étudié comporte 50 087 hommes âgés de 18 a 20 ans conscrits dans l'armée suédoise en 1969-70.

La procédure de conscription incluait des tests de personnalité et d'intelligence ainsi que des questionnaires portant sur la famille, le contexte social, le comportement et l'usage de substances. De plus tous les sujets conscrits étaient examinés par des psychologues et des psychiatres.

Nous avons ensuite utilisé le registre des soins hospitaliers suédois ce qui nous a permis d'identifier toutes les admissions pour schizophrénie entre 1970 et 1996. Nous sommes donc allés un peu plus loin dans le temps que l'étude d'ANDREASON. Nous nous sommes également penchés sur toutes les admissions de personnes ayant eu lieu bien après la conscription car il se peut que des personnes souffrant des prodromes de la maladie aient été admises après la conscription.

J'aimerais vous montrer la proportion de personnes dans le groupe consommant du cannabis ayant développé une schizophrénie. Nous avons divisé le suivi de notre cohorte en deux groupes. Un premier groupe qui avait déclaré une schizophrénie entre 0 et 5 ans après son incorporation et un deuxième entre 5 et 27 ans après le début de l'étude. Mes résultats se présentent sous la forme d'un Hasard ratio (HR) (ou risque relatif). Il s'agit du risque relatif de développer une schizophrénie correspondant au rapport du risque de développer une schizophrénie en cas d'usage du cannabis sur le risque de développer une schizophrénie dans le cas où il n'y a pas d'usage de drogue. Lorsque le HR=1, on considère que le risque relatif (ici associé à la consommation de cannabis) est nul Lorsque le HR est de 2, le risque est doublé, lorsque le HR est de 0,2, il y a une réduction de 80% des risques. Nous avons également déterminé un intervalle de confiance à 95%. Il s'agit de la fourchette des valeurs entre lesquelles vous pouvez être sûr à 95% que la valeur trouvée correspond à la réalité.

Nous nous sommes donc penchés sur la relation entre l'usage du cannabis et la schizophrénie. De plus, nous avons pris en compte les traits de personnalité qui permettent une intégration sociale, le QI, ainsi que le lieu où l'enfant a été élevé, sans oublier d'identifier les comportements perturbés dans l'enfance.

Sur 50 054 sujets suivis pendant près de trente ans, 362 (0.7%) d'entre eux avaient développé une schizophrénie en 1996. Il est très difficile d'étudier quels sont les facteurs à risque de développer une schizophrénie. 11% de la cohorte a affirmé consommer du cannabis en répondant à des questionnaires qui n'étaient pas anonymes.

Ceux qui n'ont jamais consommé de drogue ont un HR de 1. Plus les personnes consomment de cannabis, plus le HR s'élève. Il était de trois par rapport au groupe témoin pour une consommation supérieure à 50 fois, vie entière. La moyenne de ce groupe est de 3,1, avec un intervalle de confiance compris entre 1,7 et 5,5. On peut dire, si l'on prend cette borne supérieure que le risque peut être augmenté jusqu'à 5,5 fois pour cette population à plus de 50 fois déclarée de consommation de cannabis tout au long de leur vie au moment de l'incorporation.

Si l'on s'intéresse maintenant aux sujets qui ont développé une schizophrénie 5 ans et plus après la conscription, l'hypothèse de l'automédication est beaucoup moins probable. Là encore, plus la consommation de cannabis a été fréquente, plus les risques sont importants de développer une schizophrénie. Cette augmentation peut être de 2,5. La borne supérieure de l'intervalle de confiance (1.2-5.1) montre que le risque peut être multiplié jusqu'à 5,1 dans ce cas. Ces valeurs ont été ajustées vis-à-vis de nombreux paramètres qui auraient pu être considérés comme confondants. Nous nous sommes aperçus que ces ajustements n'avaient pas d'effet sur les résultats.

Je voudrais vous faire connaître plus précisément ces résultats en le comparant à un groupe qui n'a consommé du cannabis qu'une seule fois. Les effets des amphétamines sont peu probables. Si l'on étudie maintenant l'effet de la consommation de cannabis seul au moment de l'incorporation et que l'on étudie dans ce sous groupe de conscrits à n'importe quel moment de son évolution, on constate que le risque de développer une schizophrénie augmente avec la quantité consommée et que dans le groupe plus de 50 fois, l'intervalle de confiance du HR est compris entre 2.1 et 21.7, ce qui veut dire que lorsque la fréquence de consommation augmente, le risque de développer une schizophrénie augmente également d'un ratio de 6,7 en moyenne.

Pour nous résumer, nous pouvons dire que l'usage du cannabis avant 18 ans est associé à un risque accru de développement d'une schizophrénie. Il semblerait que l'effet soit dépendant de la dose ingérée. L'effet ne semble pas pouvoir être expliqué par l'usage d'autres drogues car le fait d'ajuster les résultats à l'usage d'autres drogues n'a pas eu d'effets sur les résultats. De plus, nous avons vu que l'effet de l'usage du cannabis est présent également chez les sujets qui n'ont consommé du cannabis qu'une seule fois.

Lorsque nous avons ajusté nos études aux traits de personnalité, cela n'a pas eu d'effets sur les résultats. Les comportements à risque tels que consommation d'alcool ou de tabac, les facteurs biologiques, le risque génétique ou tout paramètre associé lié à la personnalité, ne semblent pas avoir de poids spécifique sur le risque ultérieur de développer une schizophrénie.

D'autres paramètres vont dans le sens de la théorie qui veut que l'usage du cannabis augmente le risque de développer une schizophrénie. On s'aperçoit que le cannabis peut causer des symptômes psychotiques aigus. De plus, un usage du cannabis par des enfants ou des adultes augmente le risque de symptômes psychotiques une fois adultes. Je me rapporte sur ce point à l'étude longitudinale de Dunedin (Dunedin longitudinal study) et celle de NEMESIS (NEMESIS longitudinal study).

De plus, l'effet du cannabis sur les neurotransmetteurs recouvre les mêmes mécanismes biochimiques que ceux que l'on peut observer dans les cas de schizophrénie, mais nous ne savons pas encore beaucoup de choses sur cet aspect.

La critique principale sur cette étude est la suivante : pourquoi la schizophrénie n'est-elle pas plus répandue puisque l'usage du cannabis augmente ?

La réponse que nous pouvons apporter est la suivante : la schizophrénie n'est pas causée par un seul facteur de risque. Nous savons qu'il y a certaines prédispositions génétiques, de nombreux facteurs entrent en compte qui bien souvent interagissent.

Il est possible que certains facteurs de risque augmentent alors que d'autres voient leur importance diminuer. Pour le moment nous ne savons pas exactement ce qui se passe.

D'un point de vue général, l'explication la plus probable de nos résultats est que l'usage du cannabis augmente les risques de développer une schizophrénie.

Je souhaiterais faire quelques remarques qui nourriront notre discussion. Il est probable que les chiffres dont nous disposons sur l'usage des drogues sont inférieurs à la réalité. N'oublions pas que les questionnaires auxquels ont répondu les sujets n'étaient pas anonymes. Dans les années qui ont suivi, ils l'étaient, nous avons pu observer que les chiffres avaient grossi. C'est pourquoi nous pouvons dire que les chiffres dont nous disposions étaient inférieurs à la réalité, si bien que les effets sont certainement plus importants que ceux que nous suspectons.

Deuxième point, la puissance d'action du cannabis a augmenté depuis 1969. Les études qui ont été faites autrefois ne sont plus aussi pertinentes aujourd'hui car, en 1969, un joint de cannabis contenait 10 mg de THC. Aujourd'hui, on peut trouver des joints qui contiennent environ 150 mg de THC. Cela peut même aller jusqu'à 300 mg par joint. Les chiffres sont difficiles à comparer selon les années.

Même si l'usage de cannabis augmente le risque de développer une schizophrénie, les risques individuels demeurent très bas. On parle d'un risque de 1%, et si ce risque est multiplié par trois, cela ne fait que 3%. Cela veut dire que de nombreuses personnes continueront à consommer du cannabis même si elles comprennent que cela peut entraîner le développement d'une schizophrénie.

Je vais vous donner des chiffres pour la population de Grande-Bretagne. Aujourd'hui, 50% de la population adulte jeune a reconnu avoir consommé du cannabis. Cela signifie que si l'usage du cannabis augmente les risques de développer une schizophrénie de 30%, la fraction attribuable à la population ne sera de toutes façon qu'aux environ de 15% de la population.

Si l'on parvenait à éliminer le cannabis, cela signifierait qu'environ 15 des schizophrénies ne se développeraient pas.

Je voudrais remercier mes collègues, Monsieur ANDREASSON, sans oublier Monsieur ALLEBECK et le Medical Research Council qui a financé cette recherche. Je vous remercie.

Dr NUSS. -.Je suis psychiatre dans le service de psychiatrie du Professeur FERRERI à Paris et suis responsable de l'unité de prise en charge des premiers épisodes de psychose et des troubles de l'humeur. Les patients dont je m'occupe sont donc majoritairement des grands adolescents et des adultes jeunes. Je travaille aussi dans l'unité INSERM U 538 du Professeur Germain TRUGNAN qui étudie diverses procédures impliquées dans les trafics membranaires des cellules épithéliales. Ma thématique de travail dans ce laboratoire s'attache à l'étude d'un des facteurs de vulnérabilité supposée à la schizophrénie, à savoir une anomalie du métabolisme lipidique membranaire. Ce travail comporte l'examen de l'hypothèse phospholipidique de la schizophrénie avec, comme paradigme d'étude, l'impact du cannabis sur le métabolisme phospholipidique membranaire du sujet sain et du sujet schizophrène.

Le rôle délétère du cannabis sur le déclenchement et/ou la pérennisation de la schizophrénie agite la communauté psychiatrique depuis de nombreuses années. Cependant, jusqu'à une date récente, le nombre insuffisant de travaux scientifiques sur les effets neurobiologiques du cannabis ainsi que des contraintes idéologiques concernant son rôle dans le déclenchement de troubles mentaux rendaient difficiles l'obtention de crédits de recherche sur cette thématique. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les financements obtenus pour nos travaux ont été jusqu'à présent exclusivement privés. J'ai cru comprendre qu'il y aurait dans l'avenir un peu de subsides publics sur cette thématique. Je m'en réjouis et en accepte l'augure.

Le concept de vulnérabilité qui prévaut aujourd'hui en ce qui concerne la schizophrénie dégage la compréhension de cette dernière du modèle de la causalité simple, de type pasteurien, car il ne rend pas compte de son hétérogénéité clinique et biologique. Ce modèle comprend la schizophrénie comme une pathologie au déterminisme complexe et pluriel au sein duquel le cannabis pourrait jouer le rôle, parmi d'autres, de facteur précipitant.

Le modèle avec lequel nous travaillons consiste à mettre en parallèle les hypothèses actuelles les plus rigoureuses sur la connaissance des anomalies biologiques associées à la schizophrénie avec les données les plus récentes sur la neuropharmacologie du cannabis.

Notre constat est qu'il se trouve que le cannabis peut affecter, en les accentuant, certains des mécanismes physiopathologiques connus de la schizophrénie. Ce chevauchement concerne plusieurs niveaux d'hypothèse. Dans cette perspective et dans le cadre de notre travail de recherche, le cannabis altèrerait encore davantage les anomalies phospholipidiques membranaires présentes chez les schizophrènes ou les sujets à risques de l'être. L'application de ces travaux fondamentaux à la clinique se situerait au niveau de la prévention secondaire. En effet, la détection de marqueurs de risques phospholipidiques chez les jeunes consommateurs de cannabis pourrait permettre d'identifier une population à risque vis-à-vis du déclenchement de la schizophrénie.

En préambule à mon exposé, il me paraît important d'indiquer d'une part que nous ne réduisons pas la schizophrénie à une maladie purement biologique et que, d'autre part, il existe plusieurs niveaux la dangerosité éventuelle du cannabis. Celui qui concerne la schizophrénie n'étant qu'un d'entre eux.

Pour la commodité de l'exposé, nous ne nous intéresserons qu'aux aspects biologiques dans la compréhension de l'étiopathogénie de la schizophrénie. Je distinguerai par ailleurs deux niveaux de dangerosité du cannabis vis-à-vis des troubles mentaux. Ils concernent des registres de nature différente. Le premier d'entre eux, que j'appellerai non spécifique, résulte du fait que la consommation de ce produit s'effectue parfois dès le jeune âge. Le deuxième registre concerne le danger que fait courir le cannabis à des populations à risque psychiatrique. Concernant le risque non spécifique (c'est-à-dire ne correspondant pas à une population présentant un risque psychopathologique particulier), la consommation précoce et constante de cannabis chez le jeune adolescent peut conduire ce dernier à un handicap fonctionnel ultérieur. Une consommation constante et significative de cannabis au début de l'adolescence entraîne souvent les adolescents vers un discret, mais sensible, fléchissement de leurs performances scolaires.

Dans un système scolaire très sélectif comme le nôtre, une légère diminution de performance modifie la trajectoire scolaire de ces jeunes, les met aussi en contact avec d'autres jeunes qu'ils n'auraient pas rencontrés aussi continûment dans leur trajectoire initiale tant au plan socioculturel, intellectuel que des repères interpersonnels.

Par ailleurs et toujours dans cette population, la diminution des initiatives liée au syndrome amotivationnel induit par le cannabis, de même que le maintien dans un groupe restreint de pairs consommateurs conduit l'adolescent à une diminution de la variété ces apprentissages sociétaux. Les adolescents que je suis en psychothérapie qui ont été de forts consommateurs de cannabis dès leur jeune âge, présentent des difficultés dans l'apprentissage des compétences sociales et langagières. Il s'agit essentiellement des compétences et des stratégies adaptatives que l'on apprend implicitement quand on fréquente, à l'occasion des multiples brassages liés aux activités de l'adolescence, des personnes de culture, de milieux différents. Les patients dont je parle n'ont souvent fréquenté qu'une seule typologie de personnes, celles qui consomment avec eux dont les codes de communication sont essentiellement du même registre. Par ailleurs, la consommation chronique de cannabis semble conduire ces adolescents à une confusion dans la discrimination de leurs émotions. Ils semblent discerner difficilement s'ils sont en colère, en manque, amers, angoissés ou dépités. La palette du nuancier affectif paraît avoir été peu expérimentée, notamment lorsqu'elle est suscitée par l'interaction avec les autres. Toute une série de compétences vis-à-vis des relations interpersonnelles, qu'on appelle les compétences sociales, semble ne pas avoir été acquise et faire défaut au moment où l'adulte jeune commence sa vie professionnelle. Cet élément peut porter préjudice à l'intégration de ces jeunes plusieurs années après leur consommation continue.

Le risque spécifique que je développerai avec vous s'adresse non pas à cette tranche d'âge jeune, soumise durablement à une consommation de cannabis, mais à une population restreinte, mal connue bien que de plus en plus explorée, à savoir des sujets jeunes, présentant un ou des facteurs de risque de développer une schizophrénie. On ne considère donc pas ici la population dans son ensemble, mais un sous-groupe de personnes à risque pour lesquelles le cannabis serait potentiellement dangereux. Ces données ne sont donc pas extrapolables à une autre population. De nombreux travaux d'épidémiologie clinique récents publiés dans des revues référencées à haut impact factor étudient ces populations et montrent que le cannabis peut en effet précipiter et exacerber chez eux le développement d'une schizophrénie.

Je rajouterai, pour être complet en ce qui concerne les dangers du cannabis, que s'ajoute aux deux niveaux décrits plus haut un troisième pour lequel le nombre de publications scientifiques est faible bien qu'il soit à l'œuvre de façon manifeste. Je veux parler du danger résultant de l'idéologie associée à tout discours sur le cannabis. Ce produit, dans l'inconscient collectif de notre pays, semble indéfectiblement entrelacé au concept de liberté, à l'idée de jeunesse. De ce fait, toute personne déclarant que le cannabis peut être dangereux devient implicitement suspecte de s'opposer personnellement à la notion de liberté universelle et de stigmatiser la jeunesse en la réprouvant. Evoquer l'existence d'un risque concernant l'usage du cannabis équivaut ainsi à s'afficher comme réactionnaire, tendancieux, insoucieux des réalités contemporaines.

Il nous semble pourtant que dire que le cannabis est potentiellement dangereux n'est ni jeune ni vieux, c'est un fait. Cette position n'escamote pas à mes yeux le débat qui doit conduire, dans un deuxième temps à ce que, éclairée par la nature du danger qu'il comporte, notre société choisisse si elle le tolère, comme elle le fait déjà pour d'autres dangers, ou si elle continue à l'interdire. Le débat ne se déroule donc pas autour de l'innocuité versus la dangerosité du cannabis, mais davantage à propos d'un niveau tolérable ou non de danger pour une société donnée, à un moment donné de son histoire.

Mais revenons à notre propos. La présentation que je souhaite vous proposer vise à décrire les interactions neurobiologiques connues entre le cannabis et les mécanismes biologiques supposés actuellement comme étant associés à la schizophrénie. Nous verrons dans un premier temps quelques caractéristiques pharmacologiques du cannabis.

Nous nous attacherons ensuite plus longuement à l'impact biochimique du cannabis sur trois des hypothèses biologiques de la schizophrénie. A ce propos, nous explorerons tout d'abord l'impact du cannabis sur l'hypothèse dopaminergique de la schizophrénie. Nous envisagerons ensuite le rôle de ce toxique sur l'hypothèse cognitive de cette pathologie. Je vous précise que cette hypothèse considère que la schizophrénie peut être comprise comme une maladie du traitement de l'information cérébrale permettant une analogie entre le cerveau et un ordinateur. Dans le cadre de cette hypothèse, les travaux du Professeur PERETTI et d'autres collègues français de renom international montrent qu'il existe des troubles constants du traitement de l'information chez le schizophrène. Ces derniers sont considérés autant comme des anomalies d'état (retrouvées lorsque la maladie est en phase active) que comme (pour certains d'entre eux) des anomalies durables, pouvant aussi préexister à son apparition et notamment chez certains des sujets à risque.

Nous envisagerons enfin, et c'est le point sur lequel porte notre recherche, l'impact du cannabis sur les anomalies lipidiques des schizophrènes. Nous verrons que ces anomalies interfèrent à la fois avec la cascade inflammatoire, le métabolisme membranaire et la voie des endocannabinoïdes.

Etudes d'épidémiologie clinique concernant l'impact du cannabis sur le développement de la schizophrénie.

Les études qui analysent l'impact du cannabis sur la schizophrénie sont nombreuses.

1. Celles qui étudient cette interaction avant que le trouble n'ait débuté mettent en évidence, de façon rétrospective, le fait qu'une consommation de cannabis est retrouvée dans 43 % des premiers épisodes. Dans notre service, 60 % des premiers épisodes sont associés à une consommation significative de cannabis. Chez 67% de ces personnes, la consommation débute un à trois ans avant le premier épisode. Les apparentés des patients consommateurs de cannabis, avant que ces derniers ne déclarent la schizophrénie, ont un risque plus élevé de schizophrénie que la population moyenne.

2. Les études prospectives ont été abondamment illustrées aujourd'hui par la description des travaux ANDREASSON4 et ZAMMIT5. D'autres études ont évalué l'impact d'une consommation de cannabis concomitante au développement de l'épisode aigu comme celle de MILLER6 en Ecosse. Cette étude analyse de façon prospective une cohorte de jeunes issus de familles dont un au moins des proposants a déjà une maladie schizophrénique. Ce travail a débuté en 2001. Il montre que parmi cette population à haut risque la consommation de cannabis est significativement associée au début de la schizophrénie. Autrement dit, quand on est un sujet à risque, un des marqueurs indépendants de déclenchement est l'usage de cannabis.

Une autre étude rétrospective7 montre que la consommation de toxiques dans les formes débutantes de schizophrénie est deux fois plus fréquente chez les schizophrènes que chez les témoins, mais le seul produit qui apparaît comme déterminant est le cannabis au sein de la grande variété d'usages de toxiques consommés (notamment les amphétamines, l'ecstasy ou l'alcool). Ceci ne veut pas dire que ces derniers ne sont pas pour autant des facteurs aggravants.

3. Dans la pratique clinique nous savons que la consommation de cannabis, lorsque la maladie est déclarée, est un facteur de résistance thérapeutique. Nous ne savons pas encore si tous les traitements utilisés lors des épisodes aigus associés à une prise de drogue sont équivalents. Nous avons une étude en cours pour essayer de déterminer l'antipsychotique le plus adapté pour les patients en phase aiguë consommateurs de cannabis.

D'autres travaux8 mettent en évidence l'impact négatif du cannabis sur le cours évolutif du trouble.

Un rapide survol sur les mécanismes d'action du cannabis est nécessaire à la compréhension de son impact biologique comme facteur précipitant pour la schizophrénie.

Il existe au sein de la résine de haschich consommée de nombreuses variétés de cannabinoïdes. Les études s'attachent à la description d'un seul d'entre eux, le _9-THC dont on pense qu'il est la fraction responsable des effets psychiques du cannabis. Le _9-THC est fortement soluble dans les graisses. Le cerveau étant composé à 65% de lipides et le _9-THC passant facilement la barrière hématoméningée, il existe une accumulation du _9-THC dans le système nerveux central. Il convient à ce propos de distinguer au niveau central l'effet aigu de la consommation de cannabis de celui induit par une consommation chronique. Le cannabis est stocké dans les tissus adipeux périphériques et possède une fixation sérique très importante, ainsi qu'une demi-vie longue. C'est la raison pour laquelle il est difficile de dépister une consommation récente. Quand nous faisons des dosages de cannabis, nous ne dosons pas uniquement la fraction récente mais aussi la fraction ancienne dont l'action délétère n'est pas identique (notamment en ce qui concerne les effets sur la conduite automobile).

Si l'on reprend maintenant les trois hypothèses mentionnées plus haut concernant les altérations biologiques de la schizophrénie et que l'on étudie sur elles l'effet du cannabis on peut facilement constater une additivité des altérations.

En ce qui concerne l'impact du cannabis sur le système dopaminergique, on peut indiquer que le cannabis et les cannabinoïdes interfèrent avec le système dopaminergique par le biais de deux mécanismes dont on ne sait pas jusqu'à quel point ils sont impliqués dans le déclanchement des épisodes aigus chez les sujets à risques.

Le premier consiste en une interaction directe du cannabis avec les terminaisons GABAergiques. Ces dernières exercent notamment leurs effets au niveau du système de récompense et du système limbique. Le cannabis entraînant une inhibition des interneurones GABA il conduit à une augmentation de l'activité des systèmes dopaminergiques qui sont sous leur contrôle. Ceci est important en ce qui nous concerne dans la mesure où il existe une augmentation de la dopamine chez les patients schizophrènes en phase aiguë indépendamment de leur usage de cannabis. Cette augmentation dopaminergique, notamment dans les aires sous corticales, est responsable des symptômes dits positifs. L'hypothèse d'une augmentation de cette activité dopaminergique par le cannabis est confirmée par les études d'épidémiologies cliniques9 qui montrent un taux de symptômes positifs plus élevés chez les schizophrènes consommateurs que chez les schizophrènes non consommateurs.

Un deuxième aspect de l'impact négatif du cannabis chez le schizophrène concerne son action sur la cognition. Le cannabis agit notamment sur l'hippocampe au sein duquel il altère certaines fonctions importantes de la mémoire de travail et diverses fonctions exécutives. Le déficit de certaines de ces fonctions, présent chez le schizophrène en dehors de tout usage de toxique, devrait donc être aggravé par le cannabis parce qu'il agit sur les fonctions cognitives des mêmes zones cérébrales. Intéresserons quelques instants à l'effet du cannabis sur les récepteurs CB1 dans la mesure où ils sont fortement exprimés dans l'hippocampe. La connaissance des récepteurs CB1 est intéressante à plus d'un titre. En effet, alors que l'on pense habituellement que la neurotransmission est le fait des acides aminés ou des peptides, la connaissance de la physiologie des récepteurs CB1 nous a montré que leurs ligands naturels sont des lipides, soulignant l'importance de ces derniers dans la neurotransmission cérébrale. Une autre découverte dans la physiologie de ces récepteurs a concerné la mise en évidence d'un effet de rétrorégulation de la synapse par les récepteurs CB1. Le dogme descendant qui indique que la transmission du signal dans la synapse va du neurone présynaptique vers le neurone postsynaptique a été révisé grâce à l'étude de ces récepteurs

Enfin, le cannabis semble agir sur le métabolisme des lipides notamment parce qu'il augmente l'activité de la phospholipase A2, enzyme hépatique circulante régulant la composition et l'organisation de la membrane lipidique. On indiquera plus tard dans l'exposé que l'activité de cette phospholipase est augmentée chez le schizophrène. On constate ici encore l'existence d'une communauté d'action entre l'effet du cannabis et l'altération lipidique présente chez le schizophrène.

Reprenons en détail ces trois points.

1. Le cannabis agit sur la dopamine, via son action sur les interneurones GABA, en augmentant le taux de dopamine dans les régions où il existe un contrôle par ces derniers. Une des fonctions des interneurones GABA est de freiner la libération de la dopamine. Le cannabis en diminuant l'activité du frein GABA entraîne une levée de ce dernier. Il conduit ainsi à une augmentation du tonus dopaminergique dans la zone concernée.

Ce type de rétrocontrôle de la libération de dopamine par les interneurones GABA s'effectue dans plusieurs régions cérébrales et notamment dans le système de récompense. On comprend ainsi pourquoi, agissant indirectement sur ce système, le cannabis, à l'égal des autres drogues, peut entraîner, par le biais de cette inhibition des interneurones GABA, un phénomène de dépendance physique. Il existe par ailleurs chez le schizophrène, une dérégulation du tonus dopaminergique. Cette dernière existe chez les schizophrènes conjointement sous deux formes opposées.

La première d'entre elles consiste chez le schizophrène en une diminution dopaminergique de type tonique (insuffisance de sécrétion de fond, ayant lieu au long cours). Elle est responsable en partie des symptômes de retrait et de la perte d'initiative. La seconde consiste en une exacerbation dopaminergique de type phasique (augmentation de la sensibilité et de l'intensité de sa libération aiguë), responsable des symptômes aigus délirants et hallucinatoires.

Le cannabis semblerait augmenter la réponse phasique et favoriserait en intensité et en durée les épisodes psychotiques aigus. Ceci rendrait compte des scores de symptômes positifs plus élevés chez les schizophrènes consommateurs de cannabis vis-à-vis de ceux qui n'en consomment pas.

2. Le cannabis agit sur les récepteurs CB1. Ces récepteurs sont présents au niveau cérébral dans des zones clés de la physiopathologie de la schizophrénie. Il s'agit du cortex préfrontal, de l'hippocampe, mais aussi du cervelet. A propos du rôle du cervelet dans la physiopathogénie de la schizophrénie, Madame Nancy ANDREASEN10 a émis l'hypothèse qu'il serait impliqué dans la genèse de la schizophrénie dans la mesure où il pourrait dysfonctionner dans son rôle de synchronisation de diverses fonctions cérébrales complexes. Son hypothèse est que le cervelet n'est pas uniquement impliqué dans la régulation des processus moteurs, mais aussi dans celui des processus cognitifs. Le fonctionnement cognitif du schizophrène, faisant appel concomitamment à plusieurs régions cérébrales, pourrait ainsi perdre sa cohérence en raison d'une anomalie des boucles régulatrices impliquant le cervelet. Cette anomalie du traitement cognitif de l'information chez le schizophrène a été nommée "dysmétrie cognitive". Le cannabis agirait par ailleurs sur les récepteurs CB1 de l'hippocampe en diminuant la transmission synaptique de certains des neurones qui le composent. Son usage conduirait alors à une diminution de la capacité d'intégration cognitive qu'il contrôle. Cette altération du fonctionnement hippocampique porterait à trois niveaux : - la mémoire à court terme ou mémoire de travail ; -la mémoire spatiale de travail; - enfin, sur des erreurs dans la restitution mnésique.

Ces hypothèses rendent compte du constat clinique et expérimental qui met en évidence le fait que le cannabis entraîne des troubles de l'attention, une diminution de la mémoire antérograde, une diminution de la mémoire de travail et, au long cours, une atteinte des procédures d'intégration des informations complexes. (Projection d'un transparent)

Je vous montre ici l'image d'une synapse avec la présence de récepteurs CB1 présynaptiques. L'exemple choisi est celui d'une synapse au glutamate dont le nombre est important dans l'hippocampe. Le glutamate libéré par le neurone présynaptique se fixe sur un récepteur spécialisé de la membrane post synaptique. Cette fixation active à son tour un système de seconds messagers qui va, entre autres, conduire à la synthèse de lipides cytosoliques. Ces derniers vont ensuite repasser la membrane post-synaptique, traverser à nouveau la fente synaptique et se fixer sur les récepteurs CB1 présynaptique. Ces derniers vont, à leur tour, diminuer la libération du glutamate du neurone présynaptique. Les récepteurs CB1 ont ainsi un rôle modulateur qui tendrait à freiner une éventuelle libération excessive de glutamate. L'activation des CB1 par le cannabis conduit ainsi à une hypo-excitablilité des cellules hippocampiques exprimant le récepteur CB1. En cas d'une fonction requerrant l'activation de ces neurones (c'est le cas de certaines tâches mnésiques) la présence d'une substance, comme le cannabis, freinant cette possibilité, viendrait rendre compte d'une diminution de performance dans cette tâche. Le cannabis altère donc la capacité hippocampique de traitement des informations nécessaires à la mémoire immédiate. La mémoire immédiate est celle qui vous servira à comprendre ce que je vous dis. Si vous oubliez au fur et à mesure que la phrase se déroule les mots qui en composent le début, vous ne parviendrez pas à en saisir le sens général. Le schizophrène possède, en raison de sa maladie, une diminution de son empan de mémoire immédiate. Le cannabis aggrave donc ainsi une fonction déjà diminuée chez le schizophrène.

3. Action du cannabis sur les lipides. Le cannabis semble augmenter l'activité de la phospholipase A2 type IIa et modifie l'ordre membranaire. D'une manière générale, les acides gras essentiels présents dans les membranes cellulaires sont préservés à l'intérieur de la cellule par un processus actif. Ils sont donc peu présents sur le feuillet membranaire externe.

Il existe ainsi une asymétrie dans la composition lipidique des feuillets membranaires internes et externes. Notre hypothèse postule que le cannabis désorganise cette asymétrie exposant ainsi les acides gras essentiels sur le feuillet externe. L'activité de la phospholipase A2 circulante s'en trouverait augmentée par augmentation de la mise à disposition de son substrat phospholipidique, la phosphatidylethanolamine. La modification de la structure et de l'organisation membranaire résultant de cet effet conduirait à la constitution de membranes aux propriétés biologiques altérées.

Au-delà de ce chevauchement entre déficience biologique présente dans la schizophrénie et mécanisme d'action du cannabis, notre travail de recherche vise à identifier un marqueur biologique de risque permettant de conseiller un jeune consommateur de cannabis vis-à-vis de son risque de développer ultérieurement une schizophrénie. Une procédure que nous évaluons consiste à analyser la composition membranaire fine des globules rouges de sujets consommateurs de cannabis schizophrènes et non schizophrènes. Ce travail se fait en collaboration avec Patrick Mc GORY à Melbourne dans le cadre d'un travail collaboratif à propos de l'étude des premiers épisodes de psychose et des sujets à risque pour le développement de la schizophrénie.

En résumé donc si le cannabis ne peut en aucune manière créer de novo une schizophrénie, il semble en revanche très impliqué dans le développement de cette pathologie chez les sujets à risque et dans le maintien, l'aggravation des symptômes et la résistance thérapeutique des patients ayant déjà exprimé ce trouble. Je vous remercie de votre attention.

M. LE PRESIDENT - Merci pour cette présentation très hard pour les non-spécialistes mais qui vient compléter parfaitement la présentation de Monsieur ZAMMIT.

Pr COSTENTIN - II m'aurait plu d'avoir de la part de Monsieur GOT la réponse à la question qu'il a posée : en quoi ma présentation des résultats de Monsieur ZAMMIT était un détournement ? Il me semblait qu'on avait dit à peu près la même chose.

Pr GOT - Nous nous sommes mal compris, je n'ai en rien parlé de votre interprétation des résultats de Monsieur ZAMMIT.

Pr COSTENTIN - Excusez-moi de n'avoir rien compris. J'en suis ravi car il me semblait avoir dit la même chose que lui.

Pr GOT - La présentation qui vient d'être faite portait sur ce point qui est important. Monsieur ZAMMIT dit qu'on observe à un moment donné une cohorte de conscrits suédois, on a le renseignement sur la consommation de cannabis ; on voit qu'une proportion plus importante développera une schizophrénie clinique au fur et à mesure que les années passeront, et qu'en plus il y a une relation quantitative, ce qui est toujours important quand on calcule une succession d'odds ratio et qu'on voit qu'ils sont croissants. A partir de là, on pose la question : est-ce qu'il y a dans le groupe initial des facteurs personnels (génétiques, acquis ou les deux) qui permettent de penser que tous ceux qui sont allés vers la forme clinique de la schizophrénie sous l'influence du cannabis appartenaient à un groupe qui avait des caractéristiques qui lui faisaient rendre plus probable ce passage ? C'est ce qui est illustré par tout le débat sur les processus neurobiologiques qui permettent de l'imaginer. Si on fait l'hypothèse que la quasi-totalité avait cette prédisposition qu'on n'est pas encore capable de définir complètement, cela veut peut-être dire que ce qui est partiellement traité dans l'étude de Monsieur ZAMMIT comme des facteurs de confusion relève de facteurs prédictifs que l'on n'a pas encore suffisamment analysés pour pouvoir les prendre en compte, mais il n'y a pas de divergence dans nos propos.

Pr COSTENTIN - Merci.

Pr ROQUES - Tous ces résultats sont très intéressants mais je ferai une remarque à chaud.

Les commentaires qui avaient été faits à l'Académie des sciences portaient sur la première étude faite par le groupe d'ANDREASSON. Il faut faire attention car ce groupe mettait lui-même en cause ses propres résultats parce qu'il y avait un certain nombre de biais. C'était une chose importante qui aurait mérité d'être prise en compte.

Quand on écoute les communications qui viennent d'être faites, on n'est toujours pas certain que le cannabis déclenche la schizophrénie. La seule chose qu'on peut dire, c'est qu'il y a peut-être un facteur de risque plus important chez des patients qui ont un risque de déclarer une schizophrénie quand ils consomment beaucoup de cannabis, mais il y a une énorme différence entre dire que la schizophrénie est déclenchée par la consommation de cannabis sans que la personne ait le moindre risque au départ et dire qu'il existe des facteurs de risque et que le déclenchement de la schizophrénie est augmenté. Ce n'est pas du tout la même démarche. Une est celle que Monsieur vient d'énoncer et qui me semble très importante parce qu'elle recherche les causes profondes de la schizophrénie sans s'occuper de cannabis, puis elle regarde comment le cannabis peut modifier éventuellement le décours de la schizophrénie.

De ce point de vue, je voudrais poser une question à Monsieur ZAMMIT : on sait que chez les vrais jumeaux il y a 50 % de schizophrènes et 50 % qui ne le sont pas et pourtant ils ont le même patrimoine génétique. A-t- on regardé s'ils consommaient tous les deux du cannabis et si l'un en consommait plus ?

C'est une étude qui n'est plus contestable.

Dr ZAMMIT - Pour tenter de trouver la relation entre usage de cannabis et schizophrénie, il faut prendre en compte un groupe qui n'a pas développé de schizophrénie et en compte également son exposition au cannabis. Pour ce qui est des vrais jumeaux, c'est un groupe extrêmement restreint et les nombres sont très faibles. D'un point de vue pratique, il est extrêmement difficile d'étudier le problème chez les vrais jumeaux. Le problème dont je vous parlais est secondaire à la schizophrénie. De telles études ont été faites pour ce qui est de la consommation d'héroïne aux Etats-Unis, il serait intéressant d'avoir le même type d'études pour le cannabis.

Pr ROQUES - Une critique générale a été faite à toutes ces études : il n'est pas constaté une augmentation du nombre de schizophrènes aussi bien dans les pays qui consomment du cannabis que dans ceux qui n'en consomment pas. De ce point de vue, il est curieux de constater qu'aux Etats-Unis où ils ne sont pas d'une grande gentillesse pour les consommateurs de cannabis, on ne parle jamais de l'hypothèse d'une relation directe et causale entre cannabis et schizophrénie.

Dr NUSS - Tout le monde est d'accord sur le fait qu'il n'existe aucun élément en faveur d'une causalité directe du cannabis pour fabriquer la schizophrénie. En revanche, en termes de pertinence clinique, épidémiologique, de coût de santé et de pronostic, l'usage de cannabis chez les populations à risque pour la schizophrénie pose des problèmes majeurs et fondamentaux. Peu d'auteurs d'ailleurs ont affirmé le fait que le cannabis entraînait une schizophrénie.

En revanche, le fait qu'il devenait interdit d'aborder cette question me semblait constituer un terrorisme insupportable. Il me semble exister comme je l'ai montré beaucoup d'éléments pour nous indiquer que le cannabis est un facteur de risque, de résistance, de précipitation pour la schizophrénie. Le fait qu'il n'était pas facile d'aborder ce sujet sereinement jusqu'à une date récente m'a incité à développer cette manière moins polémique de le faire.

Pr ROQUES. - Je suis ravi que vous disiez cela, c'est exactement ce que je se pense.

Pr de WITTE. - J'ai été impressionné par les deux présentations mais je ne suis pas satisfait.

Comme le disait Bernard ROQUES, il faut faire toujours très attention, relation ne veut pas dire causalité, il ne faut jamais l'oublier.

Dans l'exposé du Docteur NUSS, si vous remplacez le mot « cannabis » par le mot « alcool », vous avez exactement le même schéma sur ces neurotransmetteurs, sur le GABA, le glutamate. Pour moi, cela veut dire que le cannabis induira une dépendance et non pas une schizophrénie, ce qui est un peu différent. Qui dirait actuellement que l'alcool qui produit 10 % de dépendance produit 10 % de la schizophrénie ? Est-ce que l'alcool induit de la schizophrénie ? Personne ne dirait cela. Pour le cannabis, c'est la même chose.

Le schéma est le même, c'est un schéma de dépendance mais pas d'introduction vers la schizophrénie. Ceci dit, il est un fait qu'on trouve plus de schizophrènes qui ont fumé du cannabis, il ne faut pas le nier, mais ce n'est pas gigantesque par rapport à la dépendance que ceci entraînera à long terme. On parlera d'un côté de 10 % pour l'alcool et probablement le cannabis, et on parlera d'une petite augmentation par rapport à une schizophrénie dans la population normale.

Nous sommes dans des univers différents, revenons un peu sur terre. La dépendance est beaucoup plus importante que la schizophrénie qu'elle peut entraîner.

Dr NUSS. - Vous tentez de susciter un autre débat. Que le cannabis puisse entraîner une dépendance est un fait bien entendu, mais je ne parle pas de cela.

Pr ROQUES. - Non seulement cela ne nous gêne pas mais j'ai dit ce matin que je trouvais que c'était l'hypothèse raisonnable. Il dit la même chose.

M. LE PRESIDENT. - II faut que la proposition de Monsieur GOT soit prise en compte et qu'on augmente les effectifs beaucoup plus substantiellement.

Pr NORDMANN. - Monsieur NUSS a parlé de la modification de la fluidité membranaire sous l'influence du cannabis. Or, il y a une trentaine d'années, nous avions étudié les altérations de la fluidité membranaire sous l'effet de l'alcoolisation des rongeurs, nous avions observé une augmentation lors de l'alcoolisation aiguë mais, au fur et à mesure que l'on continuait l'alcoolisation, une rigidification qui expliquait en partie la tolérance vis-à-vis de l'alcool.

Ma question est la suivante : lorsque vous administrez du cannabis de façon prolongée, observez-vous cette inversion, c'est-à-dire non pas une augmentation de la fluidité mais une rigidification, et comment expliquez-vous cette différence étant donné les mécanismes qui sont proches ?

Mon deuxième commentaire concerne ce que vous avez dit, à savoir que parler du cannabis est difficile parce qu'il est considéré comme consubstantiel à la liberté.

C'est très important bien sûr pour la prévention, effectivement, les jeunes le considèrent parfois comme tel, mais l'expérience auprès des jeunes montre que si on met l'accent sur la perte de liberté qu'ils vivent en consommant du cannabis parce qu'ils deviennent dépendants des dealers, ils y sont sensibles. Je crois que le message de perte de liberté vis-à-vis des adolescents et des jeunes est très important à diffuser en santé publique.

Dr NUSS. - Je vous remercie parce que c'est exactement ce qu'il faut faire. Dire aux jeunes que la drogue est dangereuse n'est pas ce qu'ils éprouvent ; en revanche, en disant qu'elle altère leur liberté, on touche davantage au cœur des choses. Dans la prévention auprès des jeunes, c'est ce que nous disons.

Par rapport à la question de l'organisation membranaire, nous ne sommes pas aussi avancés que vous l'étiez à l'époque pour l'alcool. Le fait que cela fasse intervenir une translocase et puisse agir sur la phospholipase A2 laisse supposer que certains des mécanismes en jeu dans la composition et l'organisation des phospholipides entre eux sous l'effet du cannabis ne sont pas les mêmes que ceux induits par l'alcool. Je n'ai malheureusement pas de données mais il est probable que les résultats ne soient pas complètement superposables.

Pr COSTENTIN. - Je voudrais mettre en parallèle trois déclarations.

Bernard ROQUES dit qu'en dépit de l'augmentation de la consommation de cannabis, on ne voit pas s'accroître le nombre de schizophrénies.

Les chiffres que nous cite Stanley ZAMMIT aboutissent au fait que si on supprime le cannabis, on doit pouvoir diminuer de 15 % le nombre de schizophrènes.

Troisième élément de déclaration de Monsieur GOT : les schizophrènes en France sont de 400000 plus ou moins 100000. On est incapable de les situer à 200 000 près. Comment Bernard ROQUES peut-il, dans cet espace de 200 000, constater qu'il n'y a pas eu d'augmentation du nombre de sujets présentant une schizophrénie alors même que la consommation du cannabis est accrue ?

Pr ROQUES. - Comme dans toutes les expériences scientifiques, il existe une part d'erreur, mais étant donné la consommation considérable, si c'est 30 % à 50 % d'augmentation de risque, il est évident que la part d'erreur fera apparaître une augmentation, surtout au cours du temps, même si on considère qu'il y a 10 %, 20 % ou 30 % d'erreur.

Pr COSTENTIN. - Avec les chiffres évoqués, il est vraisemblable ou possible que cette augmentation ait eu lieu et cela ne permet pas de dire que l'on n'a pas vu d'augmentation du nombre de schizophrènes. Le jour où on constatera cette augmentation, tu nous objecteras sans doute que la barre a diminué pour aboutir au diagnostic.

Pr GOT. - J'ajouterai une hypothèse qui a été faite selon laquelle d'autres facteurs avaient pu se réduire dans le même temps que le cannabis se développait.

Quand on prend la relation avec l'alcool, même si on est incapable de bâtir un mécanisme relativement construit au plan biochimique comme vient de l'indiquer Philippe NUSS, on peut affirmer (tous les psychiatres le disent) qu'il est plus difficile de soigner un patient qui à un problème d'alcool en plus de son problème de schizophrénie. On sait que cette maladie est depuis un certain nombre d'années accessible à un certain nombre de thérapeutiques et que plus ces thérapeutiques sont utilisées correctement et précocement, plus on arrive à avoir des gens qui vivent bien.

L'alcool est un cofacteur, un facteur de comorbidité majeur dans ces états. Or, quelle est l'évolution des pathologies alcooliques depuis le début des années 70, c'est-à-dire le début de la diminution de l'alcoolisation en France qui atteint maintenant environ 35 % de consommation en moins avec une réduction des cirrhoses du foie, des psychoses alcooliques, qui entraînera nécessairement dans ce groupe particulier une amélioration de la situation ?

Actuellement, on est incapable avec notre désert épidémiologique en matière de maladie mentale de dire quoi que ce soit en France mais des pays ont des registres qui n'existent pas chez nous qui confortent cette idée qu'on ne voit pas de transformation de la situation.

Est-ce que ces systèmes sont suffisamment précis et sensibles pour être capables de documenter une variation de 15 % ? Je n'en suis pas convaincu.

Nous avons à créer des postes de techniciens. Le problème est de savoir si nous serons capables de donner aux jeunes générations qui arrivent les moyens de faire cette épidémiologie.

Je reprends ma casquette transversale, chaque fois que je sors d'une expertise qui m'est commandée politiquement pour passer de la connaissance à l'action, je vois un désert de connaissance qu'on a maintenu pendant vingt et trente ans. Sur l'amiante et la sécurité routière, les exemples sont nombreux.

On a besoin de savoir pour prendre de bonnes décisions. Il faut continuer à apprendre.

M. LE PRESIDENT. - Nous avons fait un point assez intéressant, constructif et contradictoire au sens que chacun avance ses constatations et que, de ce débat nourri, nous pourrons faire progresser le niveau de connaissance, savoir ce que nous ne savons pas et comment répondre à ces interrogations qui persistent encore.

Je vais donner la parole au Professeur SHPILENYA qui va nous donner une approche d'un pays qui travaille de plus en plus avec l'Europe, qui est confronté aussi à des problèmes assez parallèles.

Pr SHPILENYA. - Pour commencer, je tiens à vous remercier de l'honneur qui m'est offert d'assister à cette auguste assemblée et de participer à cette discussion qui nous a permis depuis ce matin de prendre connaissance des résultats d'études et de recherches cliniques en France.

Je vais vous parler de la consommation de drogue et de la dépendance en Russie. J'ai entendu tout à l'heure tous les exposés et j'ai été frappé par les tendances tout à fait identiques à celles que nous observons chez nous.

D'abord, je vais vous expliquer quel organisme je représente. Ces dernières années, la Russie, suite à un décret présidentiel, a été divisée en sept grands territoires. Dans chacun de ces territoires, les pouvoirs exécutifs ont été mis en œuvre par les représentants du président.

Ces représentants sont au nombre de sept, je suis chargé de la lutte contre la toxicomanie de la région de l'Ouest ou du Nord-Ouest, c'est-à-dire la région la plus proche des pays européens. Puisque nous partageons les mêmes problèmes, nous devons rechercher les solutions en commun.

Je dirige le Centre de la prévention de la toxicomanie et je représente justement cette école de la prévention et de la sensibilisation au problème des drogues. Je suis également professeur et psychiatre en chef à ce qu'on appelle l'Académie de la médecine militaire. Je cumule les deux postes.

Actuellement, le problème de la toxicomanie fait partie des problèmes les plus graves qui se posent en Russie. Ces problèmes sont étudiés non seulement au niveau présidentiel mais aussi au Conseil de sécurité de la Fédération de Russie qui est présidé par Monsieur POUTINE. Il a récemment parlé du problème de la consommation des drogues comme présentant un danger pour la sécurité du pays.

Je vais vous présenter les résultats des études faites sur une population de jeunes entre 12 et 22 ans. Nous avons étudié toutes les substances psychotropes.

Le tabac : 55 % des jeunes fument. A l'âge de 12 ans, pratiquement un adolescent sur deux fume.

Pour ce qui est de l'alcool, ce pourcentage est encore plus élevé : 81,8 % des jeunes consomment de l'alcool de façon régulière. Il s'agit le plus souvent d'alcool fort. 5,4 % d'entre eux en consomment plusieurs fois par jour et on observe tous les symptômes des maladies liées à l'alcoolisme.

Depuis 1985, lorsque le Président GORBATCHEV à l'époque avait voulu organiser une lutte contre la consommation de l'alcool, on est arrivé à une certaine diminution de l'alcool. En revanche, on a constaté que la population consommait davantage de drogues, phénomène qui n'existait pas dans les mêmes proportions avant, et aussi produisait ses propres boissons alcoolisées.

N'importe qui peut produire des boissons alcoolisées, on note des cas d'empoisonnement puisque des alcools de mauvaise qualité sont en vente libre. Depuis cinq ans, et surtout en 2002, nous avons observé une croissance dans des proportions faramineuses de l'alcoolisme chez les jeunes.

On consomme de plus en plus ce que l'on appelle des long drinks vendus parfois dans des kiosques à proximité des écoles, la bière est très largement répandue. On dit que la bière permet de réduire la consommation d'alcool fort. Actuellement, les jeunes consomment régulièrement de la bière, des cocktails, des long drinks. En huit ans, j'ai observé deux cas où deux adultes étaient devenus alcooliques en consommant de la bière.

Les jeunes consomment de plus en plus de bière. A Saint-Pétersbourg, un adolescent sur trois consomme entre 4 et 5 bouteilles de bière par semaine. C'est une porte ouverte à la dépendance.

A Saint-Pétersbourg, et en Russie dans son ensemble maintenant, c'est un phénomène très fréquent de voir une jeune fille tenir une bouteille de bière à la main et la consommer dans la rue, souvent à la sortie de l'école.

Pour ce qui est des drogues, plus de 44 % des jeunes en ont consommé. Parmi eux, 7,9 % la consomment de façon régulière. Ce chiffre est supérieur à celui qui témoigne de la consommation d'alcool.

C'est un problème extrêmement grave, un problème de grande ampleur auquel nous sommes confrontés en Russie.

Pour ce qui est du tabac, en 1991, on commençait à partir de 15 ans en moyenne contre 10 ans aujourd'hui. S'agissant de l'alcool, l'âge de la première consommation a diminué de 15 à 11 ans. Pour ce qui est des drogues, cet âge a également baissé, passant de 17,6 à 11,3 ans.

Il est trop tard pour des mesures préventives en direction des jeunes de 16 à 17 ans.

Quelles sont les grandes tendances de la prolifération de drogue ?

D'abord, une augmentation énorme du nombre de personnes consommant de la drogue régulièrement avec une fréquence prépondérante de la consommation intraveineuse de l'héroïne.

Jusqu'à l'année dernière, nous n'avions pas les mêmes données. Aujourd'hui, nous constatons une diminution très nette du nombre de personnes qui s'adressent à des centres d'aide aux drogués. Cela a permis à nos hommes politiques de se vanter de ce résultat. Malheureusement, depuis quelques années, il y a une très forte mortalité parmi les drogués. Ensuite, c'est très souvent en cas d'abstinence avec des symptômes très difficiles, très pénibles que ces drogués s'adressent à ces centres, ils essaient d'atténuer ces symptômes.

Tout récemment, on a constaté l'apparition de l'ecstasy, on consomme de plus en plus de cannabis. On ne s'adresse pas à des services médicaux, à des centres d'aide aux drogués.

Le nombre de drogués ne diminue pas, bien au contraire. Ensuite, il y a parmi les drogués de plus en plus de jeunes, de très jeunes, de femmes et de jeunes filles. Beaucoup de femmes droguées mettent au monde des enfants. L'an dernier, plus de 120 enfants ont été mis au monde avec déjà une forte dépendance à l'héroïne. Lorsqu'une aide n'est pas apportée dans les plus brefs délais, ces enfants meurent d'étouffement.

On ne peut pas toujours aider ces enfants parce que très souvent on n'observe pas de symptômes réels à la naissance. En revanche, ils développent certaines déficiences à partir de 3 ou 4 ans et aussi du fait qu'ils grandissent dans un milieu de drogués et qu'ils sont exposés à la drogue.

Ce que j'appelle la féminisation de la drogue est une autre tendance extrêmement dangereuse.

J'ai mentionné aussi l'abaissement de l'âge de la première consommation de substances psychotropes.

Il est certain que je ne vous ai pas cité toutes les tendances de la dépendance des drogues, vous les connaissez mieux que quiconque. Il y a toutes sortes de maladies concomitantes, l'hépatite B, l'hépatite C dont les taux dépassent 87 % à Saint-Pétersbourg. Il y a aussi la fréquence du Sida.

Je vais vous citer quelques chiffres qui montrent la situation catastrophique.

En 1999, il y a eu 44 cas d'infection par le virus HIV à Saint-Pétersbourg, 440 en 1999, 5 700 en 2000, 12 000 en 2001 et plus de 16 000 en 2002.

Il y a également de plus en plus d'enfants abandonnés ou sans surveillance, que l'on appelle les enfants de la rue. Des enfants de 7 ans se retrouvent sans surveillance mais plus souvent ils ont environ 13 ans et ils consomment la plupart du temps non pas de vraies drogues mais toutes sortes de produits à inhaler.

Par conséquent, on assiste à une diminution de la fréquence de la consommation de certaines drogues telles que l'héroïne alors que la fréquence de la consommation de certains produits que l'on inhale augmente.

Toutes sortes de déficiences mentales se développent, la détérioration de certaines fonctions vitales du cerveau.

Le gouvernement constate que toutes les mesures antérieures n'ont pas été efficaces. Ces dernières années, toutes ces mesures étaient régies par deux secteurs du gouvernement : la police et le système de santé. La police appliquait des mesures punitives alors que les services médicaux soignaient des malades qui s'adressaient eux-mêmes à des centres spécialisés et à des hôpitaux.

Avant, on organisait plutôt des soins qui duraient entre quatre et six semaines, qui étaient très courts et très peu efficaces. Seules 6 personnes sur 100 ne récidivaient pas alors que les 94 autres, dans les jours qui suivaient, faisaient une rechute et consommaient de l'héroïne ou d'autres drogues.

Il y avait toutes sortes de thérapies, des soins très spécifiques mais, avant 1998, certaines préparations comportaient des composants extrêmement toxiques qui souvent pouvaient causer la mort ou pouvaient causer des empoisonnements très graves. Par conséquent, plutôt que de s'attaquer à la source de la consommation de drogue, on devait souvent essayer de sauver des vies humaines.

Après 1998, toutes ces préparations de type artisanal ont souvent été remplacées par de l'héroïne parce que le prix avait beaucoup baissé. La Finlande constate le même problème, à savoir que le prix a été divisé par cent pratiquement et il est beaucoup plus difficile d'empêcher la pénétration de l'héroïne russe vers les pays scandinaves. Cette héroïne est contaminée, elle est additionnée de certains additifs extrêmement toxiques qui causent souvent la mort.

Nous sommes confrontés à ce type d'intoxication contre laquelle nous luttons mais nous ne pouvons pas espérer que cet axe puisse donner seul des résultats. Il y a aussi des efforts de réhabilitation qui sont très complexes, qui exigent beaucoup d'investissements et beaucoup d'efforts.

Malgré cela, nous constatons que 24 % à 30 % des centres seulement sont véritablement efficaces. Par conséquent, nous avons décidé de suivre une autre voie, ce qui a été d'ailleurs renforcé par des décrets, la voie de la prévention.

Qu'est-ce que la prévention ?

Il y avait ce que l'on pouvait appeler la prévention négative. Nous voulions informer les gens des effets néfastes. On dit en Russie qu'une goutte de nicotine est capable de tuer un cheval. Maintenant, on publie des avertissements sur les paquets de cigarettes mais cette prévention négative à elle seule ne suffit pas pour éradiquer ce mal. Compte tenu de certaines subtilités psychologiques, souvent elle produit des effets contraires. Pour des adolescents, des jeunes de 13-14 ans, on peut très bien leur faire un exposé sur les effets nocifs du tabagisme, on constate que la consommation du tabac souvent augmente.

Qu'est-ce qui l'explique ? Les jeunes ont le goût du risque, ils ne sont pas capables d'évaluer les conséquences de leurs actes. Il y a aussi l'effet de groupe : pour faire partie du groupe, il faut avoir pour laissez-passer son joint ou son paquet de cigarettes.

Ce sont des activités très complexes. Maintenant, nous travaillons selon deux axes différents.

D'abord, nous faisons de la prévention auprès des jeunes considérés comme étant en bonne santé. Ce sont des jeunes bien développés, qui n'ont pas besoin de consommer de la drogue et qui sont capables de résister à des situations de stress.

Cette théorie est fondée sur ce que l'on appelle la théorie des potentiels, c'est-à-dire que chacun vient dans ce monde pour être heureux comme un oiseau vient dans ce monde pour voler, et on dit que les enfants sont les fleurs de la vie. On distingue les pétales, un pétale peut être considéré comme la fleur de l'intelligence. Si on ne développe pas ce potentiel, ce vide sera occupé par la drogue, etc. Très souvent, ce sont les causes de la consommation des drogues.

Les pétales suivants sont la volonté, la créativité, le besoin de créer quelque chose pour voir le résultat de son œuvre, ensuite il y a les plaisirs du corps dont chacun a besoin, les plaisirs de la communication, de l'interaction sociale.

Aujourd'hui, nous voulons faire en sorte que tous les pétales, toutes les fleurs se développent de manière harmonieuse. Si ce n'est pas le cas, il faut essayer de corriger la situation.

Nous travaillons d'abord sur une population de jeunes en bonne santé et nous essayons en même temps de prévoir les cas de consommation de drogue ou les raisons et nous constatons un lien de cause à effet.

Lorsque notre département a essayé de voir pourquoi les mesures de prévention se soldaient par un échec, nous avons d'abord constaté qu'il fallait augmenter le niveau de professionnalisme des intervenants parce qu'il s'agit d'un domaine scientifique, et qu'il fallait aussi développer l'interaction entre les différents organismes participants, c'est-à-dire les pouvoirs publics, les organismes sociaux, des organisations religieuses.

Il faut donc répartir les fonctions, répartir les taches de prévention parce que si tout le monde fait la même chose, on ne sera pas efficace et le risque inverse c'est qu'il y ait des zones où on ne fait rien.

On essaie donc d'harmoniser tous les risques de dépendance possibles des drogues (facteurs sociaux, différents types de déviations de comportement). Quelqu'un doit suivre l'enfant avant sa naissance, pendant la période prénatale, pendant la grossesse de la mère car on peut constater que l'enfant risque de devenir drogué.

Nous avons un centre qui dispose d'un laboratoire où on dépiste ceux qui risquent de consommer de la drogue.

Avant, on interrogeait les membres de la famille. On constatait que dans le cas de consommation par la grand-mère ou le grand-père, plus encore que dans le cas de consommation par les parents, l'enfant développait les mêmes tendances.

Il y a aussi les facteurs psychologiques du risque qui sont tout à fait d'actualité.

Parmi les drogués qui suivaient une cure, nous avons procédé à des enquêtes, nous les avons interrogés et nous avons constaté que 53 % présentaient des symptômes psychiatriques qui n'avaient rien à voir avec la consommation de drogue. Il y avait le plus souvent des cas de phobie, il y avait aussi des désordres affectifs, toutes sortes d'anomalies psychologiques dans 18 % des cas, ou des cas de schizophrénie dans 7 % des cas. Par conséquent, le patient était hospitalisé dans un centre spécialisé.

Il est très difficile de distinguer tous les facteurs. Souvent, quand on a à faire à des patients en cure dans un centre spécialisé, on constate que plus de 25 % d'entre eux ont consommé de la drogue.

En revanche, lorsqu'on a à faire à des drogués, on se rend compte qu'ils présentent des désordres psychiatriques et, pour 9 % à 92 % d'entre eux, en fonction de la drogue consommée et de sa toxicité, de sa gravité, il est très difficile de savoir quelle est la cause première de l'état du patient.

C'est pour cela que très souvent ces patients sont placés dans des centres de réhabilitation pour les drogués.

Le diagnostic peut être double. Ces états morbides sont souvent liés et, jusqu'à il y a peu de temps, on n'avait pas de cliniques ou d'hôpitaux spécialisés qui permettaient d'étudier les patients sous les deux angles : la consommation de drogue et les problèmes psychiatriques.

Parmi les plus grands facteurs de risque, on constate les facteurs psychologiques, différents traits de personnalité. Selon les études faites à Saint-Pétersbourg, on constate qu'un certain nombre de personnes présentant certaines déviations de la personnalité risquent fortement de devenir des drogués, celles qui n'ont pas de volonté ou qui présentent des syndromes d'hyper activité.

60 % d'entre elles, si ces anomalies ne sont pas corrigées à temps, présenteront toutes sortes de déviations dans leur comportement. Par conséquent, c'est un facteur de risque très important.

C'est le système d'éducation nationale qui doit être associé aussi à la prévention de ces facteurs de risque.

Lorsque que vous avez à faire à des enfants qui présentent un retard scolaire, qui ont des difficultés d'adaptation scolaire (je ne vais pas vous citer tous les désordres), il faut les rectifier, ce qui permet d'éviter que ces jeunes consomment de la drogue par la suite.

Nous avons ouvert dans des écoles des cabinets d'information et de prévention de la consommation des drogues. Nous travaillons avec les écoles pour déceler ces risques et pour sensibiliser les enfants à ces risques.

Mais on ne sera pas efficace si la base de cette pyramide, c'est-à-dire les facteurs sociaux, ne sont pas pris en compte. Il s'agit à ce niveau d'un travail qui revient au Gouvernement, au Parlement.

J'ai vu un projet de loi qui va être étudié au parlement, c'est une loi sur la dépendance des drogues où l'on va associer différentes structures. Les institutions à différents niveaux vont entrer en interaction.

Par exemple, comment des parents qui consomment de la drogue influencent des jeunes enfants ?

On s'est rendu compte qu'on n'avait pas de loi pour punir ces parents ou ceux qui incitent de jeunes enfants à consommer de l'alcool. Il y a donc un projet de loi qui devrait jouer un rôle positif dans ce sens mais ces facteurs macrosociaux ne peuvent pas agir sans ce que l'on appelle des facteurs microsociaux, c'est-à-dire l'interaction entre les écoles et les familles, l'harmonisation des loisirs, la culture de la santé, d'un mode de vie sain et l'influence de la famille.

En analysant les causes, on s'aperçoit que, très souvent, ce qui permettra à l'enfant de se tenir à l'écart de la consommation de drogue sera ce qui le plus souvent le pousse à la consommation.

Il existe d'autres facteurs, il faut appliquer des méthodes différentielles de prévention en fonction des différents cas.

Quand Christian CABAL a visité Saint-Pétersbourg, il a dû prendre connaissance de certains moyens tout à fait particuliers d'aide apportée aux drogués.

Aujourd'hui, nous avons entendu l'exposé de Bernard ROQUES sur l'influence de l'hypothalamus, de différentes régions du cerveau sur la consommation des drogues.

En Russie, a été mise en place la méthode des soins stéréostatiques pour traiter les drogués. Cette méthode a été largement commentée dans les médias parce que la région de l'hypothalamus était détruite par de l'azote liquide ou, par la suite, par de la chirurgie au laser. Par conséquent, certains journalistes ont associé cela à une certaine méthode appelée lobotomie, bien connue dans les années 50, qui avait à juste titre une très mauvaise réputation.

L'Académie des sciences a procédé à un très grand nombre d'études sur des rats. On s'est rendu compte qu'en détruisant cette zone du cerveau, on détruisait la dépendance, et on a constaté dans beaucoup de cas l'arrêt de la consommation de la drogue sans que cela s'accompagne de désordres de nature psychique.

Il existe d'autres méthodes telles que l'hyperthermie, on chauffe le malade jusqu'à une température de 42 degrés ou bien on le refroidit sous anesthésie. A côté de recherches purement scientifiques, il existe des tentatives d'appliquer des résultats de recherche de ce type.

Cela prouve que chaque pays passe au moins par quatre étapes dans sa lutte contre la drogue.

La première étape consiste à ignorer le problème.

Lors de la seconde étape, on constate des réactions dictées par le sentiment de panique. On s'aperçoit que l'on est confronté au problème de toxicomanie mais on ne fait rien.

Il y a également une troisième étape qui est celle des initiatives sporadiques, c'est ce qui arrive en Russie maintenant.

Ce n'est que la quatrième étape, la mise en place d'un dispositif de lutte au niveau gouvernemental, qui permet d'éradiquer ce mal.

J'ai été très heureux d'apprendre l'existence d'une mission interministérielle en France qui coordonne les efforts d'une vingtaine de ministères. J'ai été vraiment frappé par ce fait. D'ailleurs, le Président POUTINE vient de signer un projet de loi pour créer un organisme administratif qui sera chargé de coordonner toutes les activités visant à lutter contre la consommation de drogue, avec la participation d'une vingtaine de ministères également.

Cela montre que nous cherchons à régler ce problème par les mêmes moyens. Ici, j'ai trouvé plusieurs personnes qui semblaient avoir les mêmes idées qu'en Russie, à la fois sur le plan scientifique et sur le plan de la volonté politique.

Je vous remercie beaucoup. Cela a été une excellente école pour moi, cela m'a beaucoup appris et j'espère que la coopération internationale par la suite portera ses fruits dans ce travail difficile qui vise à prévenir la consommation de drogues, mais qui est absolument indispensable pour l'avenir de tous nos pays.

M. LE PRESIDENT. - Nous avons été très sensibles au fait que les présentations étaient en français et permettaient de mieux suivre l'exposé correspondant.

Nous arrivons au terme de cette audition qui fera l'objet d'une publication sous forme d'un tome 2 du rapport de l'Office parlementaire. Vous en serez tous destinataires.

Avant de mettre un terme à cette réunion, je voudrais remercier tous les intervenants qui ont pu, dans les domaines de compétence qui sont les leurs, apporter des informations complémentaires, faire un point qui montre que, malheureusement, nous sommes loin d'avoir atteint une connaissance suffisante en la matière, et ce n'est pas propre à la France, les quelques expériences internationales que nous avons nous confortent dans cette observation.

Un certain nombre de pistes ont été tracées, du moins les directions ont été rappelées, elles étaient déjà signalées antérieurement. Nous avons au niveau de l'assemblée et du sénat un certain nombre de perspectives nouvelles ce soir en termes de projet et de création d'une commission, du moins d'un rapport dans le cadre de l'Office sur la recherche clinique, les freins qui existent et les solutions qui sont apportées pour lever ces freins.

Certaines de ces propositions sont simples à comprendre, elles relèvent du domaine budgétaire mais pas exclusivement. Il a été fait mention tout à l'heure de l'évolution des nominations et des postes, il est certain que les structures ne sont pas toujours un élément favorisant le maintien ou la création d'emplois dans les facultés de médecine correspondant à des domaines qui n'apparaissent pas comme ultra prioritaires ou qui ne semblent pas concerner les conseils de facultés et les commissions médicales d'établissements hospitaliers, plus occupés par des préoccupations immédiates de soins ou par l'enseignement de la discipline fondamentale ou mixte et peut-être moins par certaines disciplines qui sont et qui restent encore sous-représentées, notamment parce qu'il n'y a pas de perspective de carrière.

C'est une constatation que j'avais formulée dans le rapport.

Sur ce point, il y aura des suites claires. J'avais déjà eu l'occasion de m'en entretenir avec Jean-François MATTEI et Claudie HAIGNERE. D'ailleurs, dans le secteur de la recherche pure, un certain nombre d'emplois sont créés pour répondre à ces situations délicates qui n'existent pas que dans le domaine de la santé.

Donc, nous ne sommes pas au terme de l'approche parlementaire de cette question fondamentale. Vous avez tous contribué à faire avancer la connaissance, montré quels étaient les domaines qu'il fallait encore mieux explorer et les solutions qu'il fallait apporter. Je tiens à vous remercier pour cette contribution heureuse.

J'ajouterai que les débats n'ont pas eu le cadre académique au sens parfois terne et convenu des discussions qui existent dans certaines enceintes mais que les discussions ont été vives, animées, et qu'elles ont été très franches. C'est aussi un point très utile car nous sommes dans un domaine d'un caractère politique qu'on peut qualifier d'aigu.

Je crois que sur ce point nos travaux n'ont pas été que strictement scientifiques mais ont bien inclus la dimension sociale et politique de ce dossier.

Pour toutes ces raisons, je vous remercie au nom du président de l'assemblée nationale et du président du sénat pour votre contribution. Il sera vraisemblablement nécessaire, compte tenu des commissions qui existent au sénat et du travail de réflexion sur la révision de la loi de 1970, qu'une commission ad hoc autre que l'Office commence à réfléchir vers la fin de cette année ou le début de l'année prochaine et fasse des propositions soit dans le cadre d'un projet de loi gouvernementale soit dans le cadre d'une proposition de loi parlementaire, ce qui est plus vraisemblable, pour moderniser et rendre plus efficace l'outil législatif en matière de lutte contre la toxicomanie.

Voilà les raisons pour lesquelles je suis satisfait de cette journée, de ses conclusions et des perspectives tracées. Merci beaucoup.

La séance est levée à 18h12.

ANNEXE

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

SESSION ORDINAIRE DE 2002-2003

23 janvier 2003

LOI N° 2003-87 du 3 février 2003

relative à la conduite sous l'influence de substances ou plantes classées comme stupéfiants.

(Texte définitif.)

L'Assemblée nationale a adopté sans modification, en deuxième lecture, la proposition de loi, modifiée par le Sénat, dont la teneur suit :

VOIR LES NUMÉROS :

ASSEMBLÉE NATINALE : 1RE LECTURE : 194, 235 ET T.A. 31.

2E LECTURE : 513 ET 525.

SÉNAT : -1RE LECTURE : 11, 93 ET T.A. 43 (2002-2003).

SÉCURITÉ ROUTIÈRE.

Article 1er

Le code de la route est ainsi modifié :

1° L'article L. 235-1 est ainsi rédigé :

« Art. L. 235-1. - I. - Toute personne qui conduit un véhicule ou qui accompagne un élève conducteur alors qu'il résulte d'une analyse sanguine qu'elle a fait usage de substances ou plantes classées comme stupéfiants est punie de deux ans d'emprisonnement et de 4 500 _ d'amende.

« Si la personne se trouvait également sous l'empire d'un état alcoolique caractérisé par une concentration d'alcool dans le sang ou dans l'air expiré égale ou supérieure aux taux fixés par les dispositions législatives ou réglementaires du présent code, les peines sont portées à trois ans d'emprisonnement et 9 000 _ d'amende.

« II. - Toute personne coupable des délits prévus par le présent article encourt également les peines complémentaires suivantes :

« 1° La suspension pour une durée de trois ans au plus du permis de conduire ; cette suspension peut être limitée à la conduite en dehors de l'activité professionnelle ; elle ne peut être assortie du sursis, même partiellement ;

« 2° L'annulation du permis de conduire avec interdiction de solliciter la délivrance d'un nouveau permis pendant trois ans au plus ;

« 3° La peine de travail d'intérêt général selon les modalités prévues à l'article 131-8 du code pénal et selon les conditions prévues aux articles 131-22 à 131-24 du même code et à l'article 20-5 de l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante ;

« 4° La peine de jours-amende dans les conditions fixées aux articles 131-5 et 131-25 du code pénal.

« III. - L'immobilisation du véhicule peut être prescrite dans les conditions prévues aux articles L. 325-1 à L. 325-3.

« IV. - Les délits prévus par le présent article donnent lieu de plein droit à la réduction de la moitié du nombre de points initial du permis de conduire. » ;

2° Après l'article L. 235-1, sont insérés quatre articles L. 235-2, L. 235-3, L. 235-4 et L. 235-5 ainsi rédigés :

« Art. L. 235-2. - Les officiers ou agents de police judiciaire font procéder, sur le conducteur ou 1'accompagnateur de l'élève conducteur impliqué dans un accident mortel de la circulation, à des épreuves de dépistage en vue d'établir si cette personne conduisait en ayant fait usage de substances ou plantes classées comme stupéfiants. Il en est de même si la personne est impliquée dans un accident de la circulation ayant occasionné un dommage corporel, lorsqu'il existe à son encontre une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a fait usage de stupéfiants.

« Les officiers ou agents de police judiciaire peuvent également faire procéder à ces mêmes épreuves sur tout conducteur ou tout accompagnateur d'élève conducteur, soit qui est impliqué dans un accident quelconque de la circulation, soit qui est l'auteur présumé de l'une des infractions au présent code punies de la peine de suspension du permis de conduire, ou relatives à la vitesse des véhicules ou au port de la ceinture de sécurité ou du casque, soit à l'encontre duquel il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'il a fait usage de stupéfiants.

« Si ces épreuves de dépistage se révèlent positives ou lorsque le conducteur refuse ou est dans l'impossibilité de les subir, les officiers ou agents de police judiciaire font procéder à des vérifications consistant en des analyses ou examens médicaux, cliniques et biologiques, en vue d'établir si la personne conduisait sous l'influence de substances ou plantes classées comme stupéfiants.

« Un décret en Conseil d'Etat détermine les conditions d'application du présent article.

« Art. L. 235-3. - I. - Le fait de refuser de se soumettre aux vérifications prévues par l'article L. 235-2 est puni de deux ans d'emprisonnement et de 4 500 _ d'amende.

« II. - Toute personne coupable de ce délit encourt également les peines complémentaires suivantes :

« 1° La suspension pour une durée de trois ans au plus du permis de conduire ; cette suspension peut être limitée à la conduite en dehors de l'activité professionnelle ; elle ne peut être assortie du sursis, même partiellement ;

« 2° L'annulation du permis de conduire avec interdiction de solliciter la délivrance d'un nouveau permis pendant trois ans au plus ;

« 3° La peine de travail d'intérêt général selon les modalités prévues à l'article 131-8 du code pénal et selon les conditions prévues aux articles 131-22 à 131-24 du même code et à l'article 20-5 de l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante ;

« 4° La peine de jours-amende dans les conditions fixées aux articles 131-5 et 131-25 du code pénal.

« III. - Ce délit donne lieu de plein droit à la réduction de la moitié du nombre de points initial du permis de conduire.

« Art. L. 235-4. - I. - Toute personne coupable, en état de récidive au sens de l'article 132-10 du code pénal, de l'une des infractions prévues aux articles L. 235-1 et L. 235-3 du présent code encourt également les peines complémentaires suivantes :

« 1° La confiscation du véhicule dont le prévenu s'est servi pour commettre l'infraction, s'il en est propriétaire, les dispositions de l'article L. 325-9 étant alors applicables, le cas échéant, au créancier gagiste ;

« 2° L'immobilisation, pendant une durée d'un an au plus, du véhicule dont le prévenu s'est servi pour commettre l'infraction, s'il en est propriétaire.

« Le fait de détruire, détourner ou tenter de détruire ou de détourner un véhicule confisqué ou immobilisé en application des 1° et 2° est puni des peines prévues à l'article 434-41 du code pénal.

« II. - Toute condamnation pour les délits prévus aux articles L. 235-1 et L. 235-3 commis en état de récidive au sens de l'article 132-10 du code pénal donne lieu de plein droit à l'annulation du permis de conduire avec interdiction de solliciter la délivrance d'un nouveau permis pendant trois ans au plus.

« Art. L. 235-5. - I. - Les peines prévues aux articles 221-6 et 222-19 du code pénal sont portées au double en cas de commission simultanée d'une des infractions prévues aux articles L. 235-1 et L. 235-3 du présent code. Les peines prévues à l'article 222-19 du code pénal sont applicables si l'atteinte à l'intégrité physique ou psychique de la personne n'a pas entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de trois mois en cas de commission simultanée d'une des infractions prévues auxdits articles L. 235-1 et L. 235-3.

« II. - Toute personne coupable de l'une des infractions prévues aux articles L. 235-1 et L. 235-3 commise simultanément avec l'une des infractions prévues aux articles 221-6 et 222-19 du code pénal encourt les peines complémentaires prévues au I de l'article L. 235-4 du présent code.

« III. - Toute condamnation pour l'une des infractions prévues aux articles 221-6 et 222-19 du code pénal commise simultanément avec l'une des infractions prévues aux articles L. 235-1 et L. 235-3 du présent code donne lieu de plein droit à l'annulation du permis de conduire avec interdiction de solliciter un nouveau permis pendant cinq ans au plus. »

Article 2

L'article L. 211-6 du code des assurances est complété par les mots : « ou pour conduite après usage de substances ou plantes classées comme stupéfiants ».

Délibéré en séance publique, à Paris, le 23 janvier 2003.

Le Président,

Signé : Jean-Louis DEBRÉ.

________________

N°77 - Texte adopté : Proposition de loi relative à la conduite sous l'influence de substances ou plantes classées comme stupéfiants.(Texte définitif.)

N°0 814 - Rapport de l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques sur l'impact éventuel de la consommation des drogues sur la santé mentale de leurs consommateurs - Tome 2 (M. Christian Cabal)

1 Cf annexe

2 Tous deux publiés dans le bulletin de l'Académie de médecine en 2002

3 Directeur de l'Observatoire des drogues et des toxicomanies

4 Les références qui suivent ont été indiquées par l'intervenant au Rapporteur en vue de la publication de son intervention

Andreasson S, Allebeck P, Engstrom A, Rydberg U : Cannabis and schizophrenia. A longitudinal study of Swedish conscripts. Lancet 1987 ; 2 (8574) : 1483-6

5 Zammit S, Allbeck P, Andreasson S, Lundberg I, Lewis G : Self reported cannabis use as a risk factor for schizophrenia in Swedish conscripts of 1969 : historical cohort study. Bmj 2002 ; 325 (7374) : 1199.

6 Miller P, Lawrie SM, Hodges A, Clafferty R, Cosway R, Johnstone EC : Genetic liability, illicit drug use, life stress and psychotic symptoms : preliminary findings from the Edinburgh study of people at high risk for schizophrenia. Soc psychiatry Psychiatr Epidemio 2001 ; 36(7) : 338-42

7 Buhler B, Hambrecht M, Loffler W, an der Heiden W, Hafner H : Precipitation and determination of the onset and course of schizophrenia by substance abuse -a retrospective and prospective stydy of 232 population-based first illness episodes. Schizophr Res 2002 ; 54(3) : 243-51

8 -. Knudsen P, Vilmar T: Cannabis and neuroleptic agents in schizophrenia. Acta Psychiatr Scand 1984; 69(2):162-74.

- Perkins KA, Simpson JC, Tsuang MT: Ten-year follow-up of drug abusers with acute or chronic psychosis. Hosp Community Psychiatry 1986; 37(5):481-4.

- Turner WM, Tsuang MT: Impact of substance abuse on the course and outcome of schizophrenia. Schizophr Bull 1990; 16(1):87-95
- Martinez-Arevalo MJ, Calcedo-Ordonez A, Varo-Prieto JR: Cannabis consumption as a prognostic factor in schizophrenia. Br J Psychiatry 1994; 164(5):679-81
.

9 - Bersani G, Orlandi V, Kotzalidis GD, Pancheri P: Cannabis and schizophrenia: impact on onset, course, psychopathology and outcomes. Eur Arch Psychiatry Clin Neurosci 2002; 252(2):86-92. - Grace AA: Phasic versus tonic dopamine release and the modulation of dopamine system responsivity: a hypothesis for the etiology of schizophrenia. Neuroscience 1991; 41(1):1-24

10 - Andreasen NC, O'Leary DS, Paradiso S, Cizadlo T, Arndt S, Watkins GL, Ponto LL, Hichwa RD: The cerebellum plays a role in conscious episodic memory retrieval. Hum Brain Mapp 1999; 8(4):226-34

- Andreasen NC, Paradiso S, O'Leary DS: "Cognitive dysmetria" as an integrative theory of schizophrenia: a dysfunction in cortical-subcortical-cerebellar circuitry? Schizophr Bull 1998; 24(2):203-18