N° 2108 - Rapport sur l'application de la loi n° 98-535 du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme (Claude Birraux)




N° 2108

___

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DouziÈme législature

__________________________________

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale

Le 18 février 2005

N° 185

___

SÉNAT

Session ordinaire de 2004 - 2005

________________________________

Annexe au procès-verbal

de la séance du 15 février 2005

OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION

DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES

________________________

RAPPORT

sur

L'application de la loi n° 98-535 du 1er juillet 1998

relative au renforcement de la veille sanitaire

et du contrÔle de la sÉcuritÉ sanitaire des produits destinÉs À l'homme

Par M. Claude SAUNIER,

Sénateur

_________

Déposé sur le Bureau
de l'Assemblée nationale

par M. Claude BIRRAUX,

Premier Vice-Président de l'Office

 

_________

Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Henri REVOL,

Président de l'Office

     

_______________________________________________________________________

Composition de l'Office parlementaire d'évaluation

des choix scientifiques et technologiques

Président

M. Henri REVOL

Premier Vice-Président

M. Claude BIRRAUX

Vice-Présidents

M. Claude GATIGNOL, député M. Jean-Claude ÉTIENNE, sénateur

M. Pierre LASBORDES, député M. Pierre LAFFITTE, sénateur

M. Jean-Yves LE DÉAUT, député M. Claude SAUNIER, sénateur

DÉputés

SÉnateurs

M. Jean BARDET

M. Christian BATAILLE

M. Claude BIRRAUX

M. Jean-Pierre BRARD

M. Christian CABAL

M. Alain CLAEYS

M. Pierre COHEN

M. Francis DELATTRE

M. Jean-Marie DEMANGE

M. Jean DIONIS DU SÉJOUR

M. Jean-Pierre DOOR

M. Pierre-Louis FAGNIEZ

M. Claude GATIGNOL

M. Louis GUÉDON

M. Christian KERT

M. Pierre LASBORDES

M. Jean-Yves LE DÉAUT

M. Pierre-André PÉRISSOL

M. Philippe ARNAUD

M. Paul BLANC

Mme Marie-Christine BLANDIN

Mme Brigitte BOUT

M. François-Noël BUFFET

M. Roland COURTEAU

M. Jean-Claude ÉTIENNE

M. Christian GAUDIN

M. Pierre LAFFITTE

M. Serge LAGAUCHE

M. Jean-François LE GRAND

Mme Catherine PROCACCIA

M. Daniel RAOUL

M. Ivan RENAR

M. Henri REVOL

M. Claude SAUNIER

M. Bruno SIDO

M. Alain VASSELLE

   

SIGLES ET ABRÉVIATIONS

AESA Agence Européenne de Sécurité des Aliments

AFSSA Agence Française de la Sécurité Sanitaire des Aliments

AFSSAPS Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé

AFSSE Agence Française de Sécurité Sanitaire Environnementale

AINS Anti-inflammatoires non stéroïdiens

AMM Autorisation de Mise sur le Marché

ANAES Agence Nationale d'Accréditation et d'Évaluation en Santé

ANMV Agence nationale du médicament vétérinaire

BRGM Bureau de recherches géologiques et minières

CDC Center for Disease Control and Prevention

CFES Comité Français d'Éducation pour la Santé

CGG Commission du génie génétique

CGB Commission du génie biomoléculaire

CIRAD Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement

CIRE Cellules interrégionales d'épidémiologie

CJCE Cour de Justice des Communautés Européennes

CNAMTS Caisse Nationale de l'Assurance Maladie des Travailleurs Salariés

CNEVA Ancien centre national d'études vétérinaires et alimentaires, intégré à l'AFSSA en 1998

CNRS Centre National de la Recherche Scientifique

CNSP Comité National de Santé Publique

CNSS Comité National de Sécurité Sanitaire

COGIC Comité de gestion interministérielle des crises

COMTOX Commission d'étude de la toxicité des produits antiparasitaires à usage agricole et des produits assimilés

COPERCI Comité permanent de coordination des inspections du ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation, de la Pêche et des Affaires Rurales

CSHPF Conseil Supérieur d'Hygiène Publique de France

CSP Code de la Santé Publique

DDASS Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales

DERNS Direction de l'évaluation des risques nutritionnels et sanitaires

DGAL Direction Générale de l'Alimentation

DGAS Direction Générale de l'Action Sociale

DGCCRF Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes

DGSanco Direction générale santé des consommateurs - Commission européenne

DHOS Direction de l'Hospitalisation et de l'Organisation des Soins

EFG Etablissement français des greffes

EFS Etablissement français du sang

EMEA European Agency of the evaluation of Medicinal Product - Agence européenne pour l'évaluation des médicaments

ESB Encéphalopathie spongiforme bovine

ESST Encéphalopathies subaigües spongiformes transmissibles

FAO Food and Agriculture Organisation - Organisation de l'alimentation et de l'agriculture (des Nations-Unies)

FDA Food and Drug Administration - Administration de l'alimentation et des médicaments (Etats-Unis)

FMC Formation médicale continue

FOPIM Fonds de promotion de l'information médicale et médico-économique

FSA Food Standards Agency - Agence de sécurité des aliments (Royaume-Uni)

HAS Haute Autorité de Santé

HCS Haut Conseil de la Santé

HCSP Haut Comité de la santé publique

IFEN Institut Français de l'Environnement

IGAS Inspection générale des affaires sociales

INERIS Institut National de l'Environnement Industriel et des Risques

INPES Institut National de Prévention et d'Éducation pour la Santé

INRA Institut National de la Recherche Agronomique

INSERM Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale

InVS ou IVS Institut de Veille Sanitaire

IPSN Institut de Protection de Sûreté Nucléaire

IRSN Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire

JAMA Journal of American Medical Association

LEEM Les Entreprises du Médicament

LOLF Loi organique relative aux lois de finances

MHRA Medicine and Healthcare Products Regulatory Agency - Agence de réglementation des médicaments et des produits de santé (Royaume-Uni)

NIH National Institutes of Health - Instituts Nationaux de la Santé (Etats-Unis)

OGM Organisme génétiquement modifié

OMS Organisation Mondiale de la Santé

OPRI Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants

RNSP Réseau National de Santé Publique

SRAS Syndrome Respiratoire Aigu Sévère

SSM Structure scientifique mixte (INRA - ministère de l'Agriculture)

THS Traitement hormonal substitutif

SOMMAIRE

PRÉFACE 9

INTRODUCTION GÉNÉRALE 11

PREMIÈRE PARTIE : LA SÉCURITÉ SANITAIRE : ÉTAT DES LIEUX 17

1. L'acquis 17

1.1. De la santé publique à la sécurité sanitaire 17

_ Le XIXè siècle 17

_ Le XXè siècle. 18

_ Les crises de la fin du XXè siècle 18

1.2. Les principes d'organisation de la sécurité sanitaire 20

1.3. Les instruments initiaux de la sécurité sanitaire 22

II. Les interrogations 30

2.1. Des principes toujours globalement pertinents 31

2.1.1. La recherche du risque zéro 31

2.1.2. Le principe de précaution 32

2.2. Des réalités qui imposent des réorientations 35

2.2.1 Un haut niveau de sécurité dans une atmosphère d'inquiétude croissante 35

2.2.2. Les comportements à risque 39

2.2.3. La sécurité croissante vue à la loupe 40

2.2.4. La sévérisation des normes : de la rigueur au fétichisme 40

2.2.4.1. Les nitrates 41

2.2.4.2. Les résidus en eaux profondes 43

2.2.4.3. Les dioxines 44

2.2.4.4. Le plomb dans l'eau 47

Résume de la premiere partie 51

DEUXIÈME PARTIE : L'AFSSA ET LA SÉCURITÉ SANITAIRE DES ALIMENTS 53

I. Une évaluation globalement positive 54

1.1. Rappel des objectifs et des principes 54

1.2. Les choix du législateur 55

1.2.1. Une agence spécialisée 55

1.2.2. La séparation entre l'évaluation et la gestion du risque. 57

1.2.3.  Le format de l'Agence 57

1.2.4. Les domaines affectés à l'AFSSA 58

1.2.4.1. Les missions de l'AFSSA 58

1.2.4.2. L'évaluation de la gestion du risque 59

1.3. La réalisation des objectifs : un succès incontestable 60

1.3.1. L'appréciation globale 60

1.3.2. L'atteinte des buts principaux 61

1.3.3. Le positionnement nutritionnel de l'AFSSA 67

II. Au-delà de la reussite globale, des ajustements necessaires 76

2.1. La séparation entre l'évaluation et la gestion : un principe vérifié 77

2.1.1. Un principe non universel 77

2.1.2. Des remises en cause récentes 78

2.1.3. Une confirmation souhaitable 82

2.1.4. Une communication mieux cadrée 83

2.1.4.1. Le fondement juridique 83

2.1.4.2. Les reproches multiples 84

2.2. La coopération entre évaluateurs et gestionnaires : des progrès à réaliser 85

2.3. Les saisines : un mécanisme perfectible 88

2.3.1. Des perfectionnements possibles 88

2.3.1.1. Un volume à maîtriser 88

2.3.1.2. L'examen excessif des textes réglementaires 89

2.3.1.3. Des saisines contestables 90

2.3.1.4. Les moyens d'une maîtrise du volume des saisines 90

2.3.2. Des risques de dérives 91

2.3.3. Des interrogations 92

2.3.3.1. Sur le droit de saisine 92

2.3.3.2. Sur le champ des saisines 94

2.4. L'expertise : des retouches nécessaires 94

2.4.1. La question des experts 95

2.4.1.1. La situation 95

2.4.1.2. La carrière 95

2.4.1.3. Les experts non académiques 96

2.4.2. Le fonctionnement des comités d'experts 96

2.4.2.1. Des appréciations diverses 97

2.4.2.2. Les administrations dans les comités d'experts 98

2.5. Une lacune à combler et des faiblesses à redresser 99

2.5.1. Le cas des produits phytosanitaires 99

2.5.2. Les OGM : un domaine trop partagé 109

2.5.3. Les allégations santé et les compléments à base de plantes : des compétences frontalières difficiles 111

2.5.3.1. Les allégations santé des produits alimentaires 111

2.5.3.2. Les compléments alimentaires à base de plantes 113

2.6. Les laboratoires : une nécessité et des clarifications 113

2.6.1. Une configuration décidée par le législateur 113

2.6.2. Un appareil tangible mais complexe 115

2.6.3. La répartition des laboratoires : une nécessité confirmée 117

2.6.3.1. De multiples hypothèses 117

2.6.3.2. L'inévitable répartition 118

2.6.3.3. Les besoins des services de contrôle 119

2.6.3.4. Les besoins de l'AFSSA pour la recherche 120

2.7. Une agence dans l'Agence : l'Agence nationale du médicament vétérinaire 122

2.7.1. Histoire de l'ANMV 122

2.7.2. Les effets de l'intégration 123

2.7.3. Les raisons des faiblesses 124

2.7.4. Une remise en cause de l'intégration dans l'AFSSA ? 125

III. La sécurité sanitaire des aliments et l'Europe 126

3.1. Deux mots d'histoire récente 126

3.2. Le « paquet hygiène » 128

3.3. La mise en place de l'AESA (Autorité européenne de sécurité des aliments) 130

3.4. Une clarification nécessaire 132

Resume de la deuxieme partie 139

TROISIÈME PARTIE : L'AFSSAPS ET LA SÉCURITÉ DES PRODUITS DE SANTÉ 141

I. Une structure aux missions étendues 143

1.1. Un domaine étendu 143

1.2. Des pouvoirs renforcés 144

1.3. Les structures de l'AFSSAPS 146

1.4. Des moyens importants 149

1.4.1. Les apports budgétaires 149

1.4.2. L'apport des industriels 150

II. Une montée en puissance difficile 151

2.1. Les constats antérieurs 152

2.1.1. Un environnement juridique et administratif tardivement stabilisé 152

2.1.2. L'exercice délicat de la tutelle sur l'AFSSAPS 153

2.2. Les insuffisances et les progrès soulignés 154

2.2.1. Les insuffisances des fonctions support 155

2.2.1.1. Les systèmes d'information 155

2.2.1.2. La direction de l'administration et des finances 156

2.2.2. Les insuffisances de l'orientation stratégique 157

2.2.3. Le nouvel équilibre des activités de l'Agence 158

2.2.3.1. La part des procédures d'AMM 159

2.2.3.2. Les missions de l'AFSSAPS dans les autres domaines 162

2.3. Les interrogations sur l'expertise 164

2.3.1. Expertise interne et expertise externe 165

2.3.2. Les qualités de l'organisation de l'expertise externe : des progrès à confirmer 167

III. Une stabilisation remise en cause 170

3.1 La croissance des activités dues aux circonstances 170

3.1.1. L'exemple de la veille sanitaire 170

3.1.2. Le nouveau régime des essais cliniques 172

3.1.3. Le contrôle des vaccins 173

3.1.4. La mobilisation due à la dimension européenne 174

3.2. La modification permanente du périmètre de compétences ; la commission de la transparence 176

3.2.1. Le FOPIM 177

3.2.2. La commission de la transparence 178

IV. Une actualité lourde d'interrogations 181

4.1. La iatrogénie médicamenteuse 181

4.1.1. Des références américaines 182

4.1.2. Des études françaises 183

4.2. Quelques exemples de crises récentes 185

4.2.1. Le retrait de la cérivastatine 185

4.2.2. La remise en cause du traitement hormonal substitutif 188

4.2.3. Le retrait du Vioxx 190

4.3. Quels enseignements pour les agences du médicament ? 201

4.3.1. Des difficultés croissantes 201

4.3.2. Les impératifs confirmés 202

4.3.2.1. Les principes généraux 202

4.3.2.2. La transparence des essais cliniques 202

4.3.2.3. La pharmacovigilance 203

4.3.2.4. L'information du corps médical 203

4.3.2.5. La position des experts 204

4.3.2.6. La dimension économique de la recherche pharmaceutique 204

V. Les risques émergents 205

5.1. Des perspectives incertaines au niveau européen 207

5.1.1. La fragilité du fonctionnement actuel 207

5.1.1.1. Les interrogations sur les mécanismes d'AMM 207

5.1.1.2. La dimension européenne des inspections 208

5.1.2. Des tentatives de banalisation du médicament 210

5.2. La distribution par internet du médicament en Allemagne : un cas d'école 216

5.2.1. Les importations parallèles de médicaments 216

5.2.2. D'autres mesures de « libéralisation » du médicament 216

5.2.3. La vente par internet elle-même 217

5.3. Contrefaçons et faux médicaments 218

Resume de la troisieme partie 225

QUATRIÈME PARTIE : UNE CLARIFICATION NÉCESSAIRE 229

I. Une complexité croissante 229

1.1. Une simplification incomplète 229

1.2. Une complexité ajoutée 232

II. Des tentatives pour maîtriser les insuffisances 233

2.1. Des initiatives plutôt positives 233

2.2. Des perspectives qui interrogent 237

2.2.1. Le Comité national de santé publique (CNSP) 237

2.2.2. Le département des situations d'urgences sanitaires à la DGS 239

2.2.3. Les CIRE 241

III. Une clarification nécessaire 242

3.1. La distinction fondamentale : veille sanitaire/épidémiologie 242

3.2. La détermination des objectifs 244

3.3. Un pragmatisme rationalisé 245

IV. L'exhaustivité sans l'éparpillement 246

4.1. Les lacunes 246

4.1.1. Les produits chimiques 246

4.1.2. Les produits phytosanitaires 247

4.1.3. La sécurité sanitaire au travail 248

4.2. Les tentations 249

4.2.1. La tentation unificatrice 249

4.2.2. La tentation de parcellisation 250

4.3. Les solutions envisageables 250

4.3.1. L'AFSSE et ses domaines 251

4.3.2. Une architecture simplifiée 253

Résumé de la quatrième partie 258

RECOMMANDATIONS 259

* L'esprit des recommandations 259

I. Maintenir globalement l'architecture générale 260

II. Améliorer le fonctionnement des instances 262

III. Faire face aux risques émergents 265

EXAMEN DU RAPPORT PAR L'OFFICE 271

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES 275

PRÉFACE

Des lois récentes ont redéfini le cadre de la sécurité sanitaire et environnementale, répondant aux attentes de la société et aux crises diverses qui ont pu survenir.

Ces lois, celle du 1er juillet 1998 comme celle du 9 mai 2001, ont précisé les modalités de la vérification de leur application. Dans ce cadre, l'Office Parlementaire d'Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques a été chargé par le législateur de procéder à l' « évaluation de l'application » de ces textes.

A cette fin, le 20 novembre 2002, l'Office a chargé M. Bernard SEILLIER, Sénateur de l'Aveyron, de conduire les travaux d'évaluation. Celui-ci a présenté le 29 janvier 2003 une communication sur le projet d'évaluation mais le rapport lui-même n'a pu être achevé avant le renouvellement de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques consécutif aux élections sénatoriales de septembre 2004. C'est dans ce contexte que l'Office m'a chargé de l'achèvement du rapport le 3 novembre 2004.

Cette situation particulière m'a amené à limiter le champ d'investigation du rapport sur l'application de la seule loi de 1998, l'application de la loi de 2001 créant l'AFSSE et l'IRSN devant être traitée ultérieurement par l'Office. La mise en place tardive et récente de ces deux instances justifie pleinement cette disjonction, la durée de leur fonctionnement ne permettant pas une analyse d'expérience suffisante. Cependant, le survol du dispositif global de sécurité sanitaire m'a conduit à aborder le positionnement de l'AFSSE et a formuler quelques recommandations qui peuvent éclairer dès maintenant les pouvoirs publics.

L'examen de l'AFSSA était largement engagé et ne soulevait pas de question particulière. La sécurité alimentaire est globalement consolidée par une agence qui a su s'installer et se faire reconnaître. Par contre, les travaux d'évaluation de l'AFSSAPS étaient à réaliser. Ils ont été menés sous l'éclairage brutal de la crise qui secoue le monde du médicament depuis octobre 2004 avec, en particulier, l'affaire du Vioxx. Cette conjonction m'a conduit à accorder une place particulière au dispositif lié aux médicaments.

Le cadre d'un simple rapport d'évaluation de l'application de la loi ne m'autorisait pas à pousser mes investigations, mais il m'a semblé indispensable d'alerter les pouvoirs publics sur l'enjeu majeur de la crise du médicament qui vient de s'ouvrir et de les inviter à s'emparer d'un dossier d'ampleur mondiale qui peut ouvrir une nouvelle crise de confiance entre le monde de la science et nos concitoyens.

Claude SAUNIER

Sénateur des Côtes d'Armor

Vice-Président de l'Office

INTRODUCTION GÉNÉRALE

La société moderne exprime une attente croissante de sécurité dans les domaines les plus variés. Cette attente est légitime dans la mesure où elle est la marque d'une conception du progrès mis au service de la population et non des seuls impératifs financiers.

La loi du 1er juillet 1998 a créé une architecture institutionnelle et fonctionnelle novatrice qui constitue une nouvelle étape dans la réalisation de la sécurité sanitaire en France.

On ne partait certes pas du néant car bien des éléments avaient déjà été créés antérieurement au cours de la précédente décennie avec, par exemple, l'Agence du médicament. En outre, des dispositifs plus traditionnels constituaient déjà des structures répondant aux besoins les plus courants : les laboratoires de l'INRA, du CNEVA ou de la DGCCRF en attestent ; leurs contributions supportaient sans difficulté la comparaison avec ceux de pays européens comparables à la France. Mais le déficit conceptuel qui s'était fait jour progressivement ou à l'occasion de crises telles que l'ESB (la « vache folle ») ou l'hormone de croissance, sans oublier le cas très spécifique du sang contaminé, avait clairement montré la nécessité de construire cette nouvelle architecture sans pour autant ignorer les acquis des dispositifs anciens mais en imposant les principes qui caractérisent le mieux cette nouvelle architecture : séparation des acteurs de l'évaluation du risque et de sa gestion, indépendance de l'expertise, transparence des situations et des décisions, désignation d'objectifs précis à chacun des intervenants.

La loi du 1er juillet 1998 avec les agences sanitaires qu'elle a créées et les mécanismes qu'elle a systématisés, a répondu à ces besoins clairement identifiés.

Cette législation novatrice a été élaborée à la suite de travaux approfondis menés au sein de la commission des affaires sociales du Sénat à partir de 1996 sous l'impulsion et la persévérance constante et éclairée de M. Claude Huriet, alors rapporteur au sein de cette commission de la mission d'information sur « les conditions du renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme en France » puis co-auteur et rapporteur de la proposition de loi qui en est issue, ainsi que de M. Charles Descours, Président de cette mission. Il convient de souligner la qualité des travaux de ces parlementaires.

Par son article 30, cette loi comporte une disposition prévoyant son évaluation par le Gouvernement et par l'Office Parlementaire d'Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques, préalablement à un nouvel examen dans un délai de cinq ans à compter de son entrée en vigueur. Il s'agit donc là d'une « saisine automatique » prévue par le législateur. A ce jour, la seule saisine de ce type qui ait eu lieu a été celle comprise dans la loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 « relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal1 » désignée couramment sous le nom de « loi sur la bioéthique » ; elle était prévue (art. 21) exactement dans les mêmes termes que ceux retenus pour la saisine dont nous sommes chargés aujourd'hui.

Telle est l'origine du présent rapport.

On se trouve évidemment ici dans un domaine complètement différent donc dans des situations peu comparables à ce seul précédent. L'éclairage principalement lié à l'éthique, au développement de découvertes scientifiques et de possibilités technologiques qui caractérisaient les dispositions sur la bioéthique ne se retrouvent pas ici, où il s'agit d'évaluer des dispositions visant de nouveaux mécanismes et structures de la sécurité et de la veille sanitaire et ce, en parallèle avec l'évaluation propre dont le Gouvernement est chargé de son côté, ce qui est tout à fait inédit.

En outre, la loi n° 2001-398 du 9 mai 2001 créant l'Agence française de sécurité sanitaire environnementale d'une part, et l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, par fusion de l'IPSN (Institut de protection et de sûreté nucléaire) et de l'OPRI (Office de protection contre les rayonnements ionisants) d'autre part, a également prévu, sur le même modèle, la saisine de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques.

S'agissant de l'IRSN, un rapport d'information de la commission des finances de l'Assemblée nationale qui faisait suite à un contrôle sur pièces et sur place a été publié le 29 avril 2004, M. Philippe Rouault, député, en étant l'auteur. Il y a été procédé à l'analyse de la mise en place de l'IRSN, qui a donné lieu à des appréciations critiques sur les difficultés administratives et budgétaires rencontrées ; sur ce dernier point, il indiquait notamment (Rapport d'information, page 23, n° 1580 XIIè législature) : « Non seulement l'IRSN, établissement public à caractère industriel et commercial, a été créé sans apport de fonds de roulement de la part du CEA dont l'Institut est issu pour l'essentiel, mais encore la dotation budgétaire complémentaire qui lui a été allouée pour faire face, sans perte de substance, à ses nouvelles obligations fiscales de droit commun a été au départ sous-évaluée ».

De son côté, dans un rapport très récent sur le démantèlement des installations nucléaires et la gestion des déchets radioactifs, la Cour des Comptes « a critiqué l'incapacité récurrente des pouvoirs publics à désigner les dirigeants de certains organismes en temps utile : à deux reprises, le conseil d'administration et le président de l'ANDRA n'ont pas été renouvelés (octobre 1997 à janvier 1999 ; depuis décembre 2003) ; créé en février 2002, l'IRSN ne sera doté d'un président et d'un directeur général qu'en janvier 2003 ; depuis septembre 2003, le CSSIN (Conseil Supérieur de la Sûreté de l'Information Nucléaire) ne se réunit plus faute de renouvellement du mandat de ses membres ». (Synthèse du rapport - janvier 2005).

Ces retards et insuffisances et donc l'ensemble de l'application de la loi du 9 mai 2001 pour ce qui concerne l'IRSN pourraient être examinés spécifiquement dans un rapport de l'Office.

La nature et le cadre particuliers de ces saisines ont amené à réaliser le présent rapport selon des modalités adaptées. Il ne saurait être question de se livrer aux travaux d'analyse qui ne sont pas dans la vocation de l'Office lequel n'en n'a d'ailleurs pas les moyens, travaux du type de ceux que réalise la Cour des comptes, qu'il s'agisse de rapports proprement dits ou d'audits. Il ne s'agit pas plus de refaire les travaux des commissions parlementaires (Finances, Affaires sociales) dans le cadre des lois de finances annuelles. Il ne s'agit pas davantage, et pour les mêmes raisons, de réaliser des missions du genre de celles dont les inspections générales ont été ou sont chargées pour le compte du Gouvernement.

C'est vers l'adéquation aux objectifs fixés des institutions et mécanismes nouveaux dans le domaine de la sécurité sanitaire que le rapport a été orienté et ce, dans la perspective qui avait été tracée lors de l'examen de la loi du 1er juillet 1998 d'une part, mais aussi à la lumière des évolutions observées depuis qui révèlent souvent de très rapides changements voire des bouleversements à travers certains événements, qu'il s'agisse de la crise de la canicule ou du problème posé par les produits phytosanitaires, et, plus récemment, par la crise du médicament.

En effet, l'analyse des situations et de leurs évolutions dans ces domaines depuis près de six ans, révèle des changements considérables quant aux réalités concrètes, mais qui doivent être mis en perspective.

Dès lors, il est logique de constater que si les choix faits en 1998 se sont révélés adaptés et judicieux dans le cadre de l'analyse de l'époque, et que la mise en application s'est faite d'une manière satisfaisante pour l'essentiel, l'évolution de certaines situations amène à prendre en compte d'autres considérations. Certaines démarches doivent être soit complétées, soit, au contraire, remises en cause ; cette remise en cause devra intervenir notamment lorsque l'illusion du risque zéro finit par obséder les décideurs en raison de pressions médiatiques excessives alors même que l'on ignore des risques réels qui ne bénéficient pas de coup de projecteur. Ajoutons que des énergies sont parfois mobilisées en pure perte sur des questions dont la consistance même n'a jamais été avérée (cas emblématique des antennes-relais de téléphonie mobile) et que des cas limites entraînent des dispositions fondées sur des normes injustifiées au seul motif que des instruments de mesure encore plus fins existent. Une lecture juste, pertinente, anticipatrice et raisonnable du principe de précaution serait souvent opportune.

L'ambition contenue dans la loi de 1998 était donc légitime et a été concrétisée dans les textes puis sur le terrain de façon satisfaisante. En revanche, elle a pu donner l'illusion que la construction d'une architecture institutionnelle bien adaptée, l'existence de principes clairs et respectés et d'une transparence assurée permettraient de maîtriser tout type de situation. L'éclairage médiatique, nécessaire mais parfois réducteur, conduit à une déformation des proportions ; tout incident, toute intoxication sont d'emblée qualifiés de « crise sanitaire », même si on aperçoit assez rapidement que dans un cas de listeria la chaîne du froid n'a pas été respectée par les consommateurs pour un produit qui s'est révélé irréprochable, ce qui n'a pas empêché le fabricant de faire ensuite faillite. Les notions d'alerte, de « veille sanitaire », de crise, doivent être bien définies, mais le cahier des charges de chacun des acteurs, s'il doit être précis, ne peut pas se présenter comme un mécanisme d'horlogerie. La loi et le règlement, ne sauraient tout prévoir à tous les échelons à tout moment ; l'organisation anticipative poussée à l'excès à travers des programmes exclusifs de l'esprit de veille peut entraîner de graves erreurs de jugement comme on a pu le constater avec la canicule.

La FDA (Food and Drug Administration) américaine elle-même, qui est longtemps apparue comme la référence suprême, suscite aujourd'hui des incertitudes sur sa structure et son fonctionnement.

Les évolutions rapides des réalités concrètes tant technologiques que politiques, appellent également une remise en perspective des mécanismes et des objectifs en matière de sécurité sanitaire. Les risques nutritionnels ont pris une dimension nouvelle et quelquefois dramatique au cours des dernières années : en peu de temps, on est passé du niveau des simples retouches nécessaires dans un paysage plutôt progressif avec, par exemple, l'amélioration de la prévention générale des maladies cardio-vasculaires (graisses, sel, exercice) à une prise de conscience très brutale et récente de l'irruption de l'obésité, aux multiples conséquences, avec des comportements alimentaires régressifs.

Sous un autre angle, la mondialisation accélérée dans le domaine alimentaire exige de véritables prouesses si l'on veut que le haut niveau de sécurité atteint aujourd'hui se maintienne. La traçabilité pour la viande a fait des progrès considérables à la suite de la crise de la vache folle mais on voit tout de suite à quels nouveaux défis la sécurité alimentaire est confrontée avec la multiplication des échanges et ses conséquences pour la préparation de plats élaborés aux matières premières d'origine très diverses. La recherche fructueuse réalisée en urgence en mai 2003 par la DGCCRF et l'AFSSA à la recherche d'un colorant cancérogène dans un piment importé illustre ce type de défi. L'ouverture à dix nouveaux membres de l'Union européenne est en train de révéler certaines difficultés nouvelles dans ce même domaine alimentaire et dans celui du médicament.

***

L'ensemble de ces éclairages, administratifs et factuels, contribuent à l'évaluation des différents aspects du dispositif de sécurité sanitaire français et à sa mise en perspective par rapport aux objectifs affichés, aux besoins réels et aux exigences légitimes.

A travers une analyse générale, on notera les acquis indiscutables et nombreux que la législation de 1998 a apportés mais aussi les interrogations que sa mise en place suscite aujourd'hui où la tentation de tangenter le risque zéro pose de réels problèmes dans les secteurs les plus divers de la sécurité sanitaire.

On traitera ensuite plus particulièrement le domaine de la sécurité sanitaire des aliments en consacrant un développement particulier à l'AFSSA, y compris sous l'angle européen.

L'AFSSAPS, son fonctionnement et son domaine d'activité feront de la même manière l'objet d'un examen ; au-delà du fonctionnement courant, deux développements seront consacrés à des questions d'une intense actualité dans le domaine des produits de santé soulevés notamment par certains médicaments, et, en second lieu, dans l'apparition de nouvelles formes de dispensation de médicaments qui pourrait préfigurer des régressions à haut risque.

Une réflexion d'ensemble sur l'architecture institutionnelle générale, notamment le positionnement de l'AFSSE (loi du 9 mai 2001) constituera la quatrième partie de cette évaluation.

PREMIÈRE PARTIE :
LA SÉCURITÉ SANITAIRE : ÉTAT DES LIEUX

Un survol rapide mais global du concept de sécurité sanitaire fait immédiatement prendre conscience des progrès considérables qui ont été accomplis en France au cours des quinze dernières années, plus spécialement depuis la loi du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme.

On doit ces avancées à la pression de crises sanitaires réelles et d'alertes multiples, mais aussi à l'engagement de plusieurs catégories d'acteurs. Cet acquis doit être très brièvement rappelé pour indiquer dans quelles conditions il a déterminé la réalité institutionnelle et factuelle d'aujourd'hui.

En second lieu, l'acquis conduit à des interrogations lourdes sur la situation actuelle qui connut des réussites et des échecs : le drame de la canicule de 2003 est là pour appeler à la réflexion, constructive si possible.

Les dispositions qui assurent l'hygiène publique dans un Etat moderne remontent fort loin dans le temps. Au-delà des déclarations de principe fixant des objectifs de salubrité publique aux autorités locales alors en cours d'institutionnalisation, une loi de 1822 posait des règles en matière d'épidémie. Les épidémies de choléra qui marqueront toute la première moitié du XIXè siècle attireront déjà l'attention d'une manière dramatique sur la nécessité de mesures urgentes en ce domaine. Ce fléau n'est pas exclusif de quelques autres, y compris, on l'a trop vite oublié, le paludisme qui sévit en Europe jusqu'à des périodes récentes.

Ces épidémies, souvent dramatiques, ont conduit à des initiatives de nature différente : ainsi, les travaux d'assèchement des marais ont constitué un impératif clairement identifié et mis en œuvre. Une nouvelle épidémie de choléra qui toucha le département du Var en 1884 a largement contribué à la perception des besoins urgents dans ce domaine et à la nécessité d'une législation spécifique.

Le terme de santé publique est consacré par la loi du 15 février 1902 (relative à la protection de la santé publique). La place des autorités municipales et préfectorales y est clairement affirmée, notamment en cas d'épidémie. Elle impose, en outre, la vaccination obligatoire contre la variole ce qui constitue un pas considérable en matière de sécurité sanitaire. Elle s'impose aux droits personnels des citoyens et même au prix d'un risque dont on sait aujourd'hui avec certitude qu'il est très faible, mais réel. Comment cette mesure serait-elle aujourd'hui appréciée à l'aune des principes qui depuis sont ou se sont imposés en matière de risque ? La question est très actuelle. On rappellera sur ce point qu'il a fallu attendre le milieu des années soixante-dix pour qu'une loi impose la prise en charge par l'Etat des conséquences des accidents dus à une vaccination obligatoire.

C'est aussi à cette époque que le premier dispositif d'expertise sanitaire est créé avec le Comité consultatif d'hygiène publique de France. Fort peu de temps après, les bases juridiques modernes de la sécurité des aliments, plus particulièrement étaient fixées avec la loi de 1905 sur la répression des fraudes. L'outil essentiel de contrôle et de gestion du risque qu'est la DGCCRF trouve là ses origines.

Les développements scientifiques et technologiques ont certes bouleversé les conditions d'exercice de la médecine et de la production alimentaire, mais les bases de ces législations très considérablement étoffées et modernisées n'ont pas connu de véritable révolution jusqu'à la fin des années quatre-vingts.

Notons également qu'on n'a pas assisté à une judiciarisation alors que certains accidents ont donné lieu à des poursuites. Ainsi l'affaire du talc Morange qui fit une trentaine de morts et laissa de graves séquelles à près de deux cents autres personnes. Il est vrai aussi qu'avant de connaître la judiciarisation récente mais croissante de l'activité médicale qui peut confiner au harcèlement, on a connu fort longtemps une immunité de fait qui n'était pas davantage satisfaisante.

En France, à la fin des années quatre-vingts, c'est précisément par la tragédie du sang contaminé que le mouvement vers la sécurité sanitaire s'est engagé. Résumant simplement la situation d'ensemble, le rapport annuel de l'IGAS (inspection générale des affaires sociales) précisait en 1992 : « la santé publique : une organisation inadaptée ».

Dans le rapport d'information du Sénat en 1997 (n° 196)2, MM. Claude Huriet et Charles Descours caractérisaient ainsi la situation de cette administration : « la pauvreté des moyens financiers et humains de l'administration sanitaire a certainement été à l'origine de bien des dysfonctionnements que l'on a reprochés au ministère de la santé alors qu'il n'en était pas vraiment responsable ».

Ils avançaient dans la nouvelle approche de la sécurité sanitaire plusieurs principes d'organisation, outre celui de suffisance des moyens financiers et humains :

_ le principe d'autonomie et de responsabilité :

« L'affaire du sang contaminé avait montré les limites d'une organisation sanitaire ministérielle au sein de laquelle la dilution des compétences et la multiplicité des intervenants faisaient que l'on ne pouvait véritablement identifier le lieu de décision et de responsabilité.

C'est pourquoi, lorsque l'Etat a choisi de réformer l'administration sanitaire au début des années 1990, il a choisi le statut d'établissement public pour l'Agence française du sang, l'Agence du médicament et l'Etablissement français des greffes. Ce statut, qui illustre le principe de la décentralisation fonctionnelle, permet de bien identifier l'autorité décisionnaire qui agit au nom de l'Etat. Au bout du compte, c'est cependant l'Etat qui est responsable et le ministre chargé de la santé demeure politiquement responsable ».

_ le principe de spécialité :

« Afin d'assurer la pertinence et la crédibilité de leurs décisions, les institutions chargées de promouvoir la sécurité sanitaire des biens de santé doivent agir en fonction des seules préoccupations sanitaires, à l'exclusion notamment de considérations économiques ».

Complétant cette formulation, les mêmes auteurs pointaient ce qui constituait encore un grave défaut dans l'organisation de l'époque (1996) : l'absence de séparation des contrôleurs et des gestionnaires pour l'Agence française du sang et pour l'Etablissement français des greffes.

Ces considérations visant exclusivement la sphère sanitaire et non alimentaire, il convient d'en garder la spécificité à l'esprit. Il en va de même pour la présentation et l'analyse de la sécurité sanitaire par M. Didier Tabuteau dans l'ouvrage qui porte précisément ce nom3. Avant de présenter ce qu'il appelle les « quatre principes cardinaux » autour desquels s'est progressivement structurée la sécurité sanitaire (principe d'évaluation, de précaution, d'impartialité et de transparence), il indique :

« Il est en effet vite apparu que la sécurité sanitaire comme les autres sécurités, et notamment la sécurité extérieure, ne s'improvise pas. Elle se construit par étape et requiert une méthodologie commune. Chaque maillon du dispositif n'a de réelle efficacité que pour autant qu'il s'insère dans un système cohérent, complet et dans lequel les fonctions et responsabilités sont identifiées, rationalisées et assurées. Comme en matière de défense, les moyens sont nécessaires mais insuffisants s'ils ne sont pas au service d'une stratégie ».

Dans le domaine alimentaire, le rapport de sénatorial précité4, Charles Descours dressait un tableau critique : « La crise de l'ESB a révélé le caractère imparfait des procédures tendant à garantir la sécurité sanitaire des produits alimentaires, tant en France qu'au niveau communautaire. (...)

Ainsi,les travaux menés par la mission ont permis de constater que deux conditions principales de la sécurité sanitaire des produits alimentaires n'étaient pas réunies : la connaissance des risques liés à l'alimentation est très insuffisante pour fonder une réglementation adéquate, et les autorités chargées du contrôle ne disposent pas d'une indépendance suffisante par rapport aux intérêts des producteurs ; leur approche est essentiellement tournée vers la santé animale, ce qui ne suffit pas à garantir la santé de l'homme ... ».

Pour la veille sanitaire (notant que le réseau national de santé publique constituait un progrès insuffisant), l'appréciation, sans être aussi sévère, était néanmoins critique : « dotée de moyens insuffisants, elle n'est pas assez coordonnée ni performante ». Il soulignait plus particulièrement la multiplicité des organismes assurant directement ou non des missions de veille sanitaire dans les termes suivants :

« Ces organismes sont de statuts divers, et ils sont rattachés à des ministères différents. L'audition de responsables de beaucoup d'entre eux a donné aux membres de la mission le sentiment que chacun faisait un bon travail, disposait de personnels compétents et oeuvrait dans l'intérêt commun. Mais ces auditions ont également montré l'extrême cloisonnement entre la plupart des organismes, dont chacun ignore l'activité des autres. Elles ont également montré leur isolement et la faiblesse des procédures d'alerte ».

Cette remarque tout à fait incontestable à l'époque peut être gardée comme repère car si la création et le développement des activités de l'InVS constituent une amélioration substantielle, la multiplicité des instances périphériques est bien réelle et les cloisonnements ont contribué à l'erreur d'appréciation sans précédent qu'a été la canicule 2003.

La première vague de structuration des instruments de la sécurité sanitaire au début des années quatre-vingt-dix a déjà fixé des éléments nouveaux dans un domaine marqué par des conceptions traditionnelles et routinières, sans parler de l'insuffisance criante et chronique des moyens indispensables. L'Agence française du sang, l'Agence du Médicament, puis l'Etablissement français des greffes ont ainsi constitué une réelle novation qui a aussi été un ensemble de repères pour la suite.

Pour la deuxième vague, celle de la loi de 1998, les réflexions et les travaux précités ont amené les décideurs à faire preuve d'une beaucoup plus grande ambition, tant pour les structures que pour les objectifs assignés à cette sécurité sanitaire.

Peut-être est-il paradoxal d'aborder les structures avant les objectifs, mais ce sont souvent celles-ci qui d'abord focalisent le débat et l'orientation des choix. Les objectifs seront donc réévalués dans le cadre des interrogations qu'ils suscitent.

_ Des agences spécifiques à chaque domaine

Les réalités et l'expérience américaines à travers la F.D.A. (Food and Drug Administration), le secteur alimentaire et pharmaceutique et les CDC (Centers For Disease Control) pour le secteur de la santé constituaient des références pour tous ceux qui réfléchissaient sur ces sujets et qui voulaient jeter les bases d'une structuration adaptée aux problèmes actuels et aux défis de l'avenir. La question principale est celle du choix de l'agence unique comme l'est la F.D.A. (avec de sérieuses nuances quant à sa compétence exclusive dans le domaine alimentaire, cf. infra) ou de deux agences distinctes, parti qui a été retenu en France avec l'AFSSA et l'AFSSAPS. Il n'y a pas lieu aujourd'hui de regretter ce choix et on observe qu'aujourd'hui personne n'envisage sérieusement l'Agence unique. Les Américains eux-mêmes, à l'époque déjà, n'avaient pas que des certitudes dans ce domaine.

_ Un éventail de compétences adapté

- La spécificité des domaines impliquait que l'éventail des compétences soit adapté au cas par cas et ne soit pas l'objet d'une règle uniforme. Concrètement pour l'AFSSA, il y a séparation entre l'évaluation du risque dont elle a la charge et la gestion du risque qui reste de la responsabilité des directions générales des trois ministères concernés. L'analyse détaillée et la justification de cette situation sont données dans la partie spécifique à l'AFSSA.

Pour l'AFSSAPS, il y a intégration de l'évaluation et de la gestion au sein de l'Agence. La justification de cette disposition est d'abord une raison de sécurité sanitaire : la centralisation au niveau de l'agence de compétences autrefois réparties au plan national et local y garantit que les informations sur les anomalies constatées pour les médicaments ou d'autres produits de santé remontent directement à l'Agence par le biais de la procédure du signalement. Elle permet à l'Agence d'évaluer, de décider et d'agir très vite : le renforcement des compétences de l'agence par la loi de 1998 et l'élargissement de ses missions à tout le champ les produits de santé répond à ce souci.

Les considérations d'ordre économique et technique sont également importantes. Les délais excessivement long pour les AMM (Autorisations de mise sur le marché) que l'on connaissait au début de l'Agence du Médicament ont pu être progressivement très fortement réduits (de 2 ans à 4 mois entre 1992 et 2002) grâce à une structuration plus efficace de l'évaluation par des comités d'experts étoffés. Si certains progrès restent à faire au niveau de la gestion des AMM, cela n'est pas comparable à ce qui a existé précédemment.

- L'extension des compétences de l'AFSSAPS aux produits et dispositifs autres que les médicaments procède du constat peu rassurant fait en 1996-97 par le rapport précité (MM. Claude Huriet et Charles Descours). C'était particulièrement nécessaire pour les dispositifs médicaux où la procédure française était tout à fait déficiente et la procédure européenne nettement insuffisante. Les « produits frontières » ont également été inclus, donnant aussi à l'AFSSAPS les compétences nécessaires pour atteindre aussi l'objectif de sécurité sanitaire ; on a pu observer à plusieurs reprises tout l'intérêt de cette extension avec le cas des cosmétiques ou des produits pour les lentilles de contact par exemple.

_ L'Institut de veille sanitaire (InVS), tête de réseau

● Ses premières responsabilités

- La présentation de cette nouvelle structure contribuant à l'objectif primordial de sécurité sanitaire a été donnée en 1997 (rapport précité du Sénat n° 196, page 66), dans des termes qui méritent d'être rappelés tels quels car ils illustrent d'une manière concise et frappante l'inspiration du projet, sa portée et aussi, à l'expérience des événements, ses limites :

« Assurer la veille sanitaire en créant un Institut de la veille sanitaire

Au terme du recensement des divers organismes susceptibles d'avoir une activité de veille sanitaire, votre commission a constaté à la fois le foisonnement de telles structures, leur quasi-absence de coordination et l'inexistence d'un système d'alerte approprié qui pourrait permettre aux ministres responsables d'agir opportunément et sans délai.

Aussi propose-t-elle la constitution d'un Institut de veille sanitaire qui constituerait une tête de réseau pour la fonction de veille sanitaire, un peu à l'image de ce qui existe aux Etats-Unis avec les Centers for Disease Control.

L'institut de veille sanitaire aurait une triple mission de surveillance, d'étude et de recommandation.

Cet organisme serait obligatoirement destinataire de toutes les informations utiles collectées par les autres organismes qui doivent continuer d'exister, ne serait-ce que parce qu'ils remplissent le plus souvent d'autres missions que celle d'assurer la veille sanitaire. Il serait également destinataire d'informations non nominatives résultant de la transmission aux caisses de sécurité sociale de données issues du codage des actes et des prescriptions.

Ayant reçu ces informations, il pourrait en faire le tri et mener les enquêtes qu'elles justifient afin de détecter l'origine des événements constatés pour la santé de la population.

Les enseignements tirés de ces enquêtes feraient l'objet de recommandations aux pouvoirs publics : ils seraient transmis, pour décision, au comité permanent qui fait l'objet de la quatrième proposition ».

La loi fixe avec précision les mesures concrètes dont il est chargé et notamment celles qui lui étant spécialement attribuées visent l'alerte à travers la veille qui est sa raison d'être :

« Art. L. 1413-2 - Un Institut de veille sanitaire, établissement public de l'état, placé sous la tutelle du ministre chargé de la santé, est chargé :

1 ) D'effectuer la surveillance et l'observation permanente de l'état de santé de la population, en s'appuyant notamment sur ses correspondants publics et privés, participant à un réseau national de santé publique, dans le but :

- de participer au recueil et au traitement des données sur l'état de santé de la population à des fins épidémiologiques ;

- de rassembler, analyser et actualiser les connaissances sur les risques sanitaires, leurs causes et leurs évolutions ;

- de détecter tout événement modifiant ou susceptible d'altérer l'état de santé de la population ;

2°) D'alerter les pouvoirs publics, notamment l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé mentionnée à l'article L. 5311-1, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments mentionnée à l'article L. 1323-1 et l'Agence française de sécurité sanitaire environnementale mentionnée à l'article L. 1335-3-1, en cas de menace pour la santé publique, quelle qu'en soit l'origine, et de leur recommander toute mesure ou action appropriée ;

3°) De mener à bien toute action nécessaire pour identifier les causes d'une modification de l'état de santé de la population, notamment en situation d'urgence.

On peut dire, à la lecture de ces dispositions (notamment « détection de tout événement modifiant ou susceptible d'altérer l'état de santé de la population (...), alerter les pouvoirs publics en cas de menace pour la santé publique, quelle qu'en soit l'origine ») et à la lumière des travaux préparatoires, que la volonté des législateurs a été globalement respectée.

● Ses développements ultérieurs

- L'InVS a recueilli l'acquis du réseau national de santé publique et développé ses compétences dans ses nouveaux secteurs comme les maladies chroniques ou les investigations sur alerte.

Les moyens ont permis à l'InVS de s'installer et de s'étoffer. L'effectif au réseau national de santé public était de 70 personnes en 1998 ; les effectifs budgétaires autorisés sont passés de 100 en 1999 à 209 en 2002. Des difficultés liées à des statuts inexistants ou inadéquats ont pu freiner le recrutement effectif de personnel alors qu'on ne dispose en France de très peu de personnes de qualification satisfaisante dans l'épidémiologie d'intervention ou l'évaluation des risques sanitaires.

La conclusion du COM (contrats d'objectifs et de moyens) est intervenue en avril 2002 pour l'InVS après deux ans de préparation. Cette situation clarifiée par le COM est moins bonne pour l'AFFSAPS et l'AFSSA. Malgré de nombreuses déclarations d'intention et les échéanciers successifs, un tel contrat n'a toujours pas été conclu pour ces deux agences. La recherche de la responsabilité de ces retards ne nous incombe pas, mais le fait doit être souligné dans le cadre de l'évaluation de la loi de 1998, d'autant que la Cour des Comptes, se penchant sur cette question essentielle pour la modernisation des pratiques administratives, notait avec un optimisme qui paraît excessif aujourd'hui5 :

« La DGS a désormais mis au point une méthodologie d'élaboration de ces contrats d'objectifs et de moyens. Cette procédure type devrait faciliter leur généralisation aux autres agences sanitaires, en harmonisant les démarches et en définissant des critères d'analyse, de diagnostic et de suivi standardisés par des indicateurs. Cette démarche était d'autant plus nécessaire qu'elle constitue un élément du contrôle de gestion que le ministère en charge de la santé développe dans le cadre de la mise en œuvre de la loi organique du 1er août 2001 ».

Nous retiendrons l'absence de COM pour l'AFFSAPS et l'AFSSA comme une faiblesse réelle de l'application de la loi de 1998.

L'accomplissement des missions de l'InVS implique sur le plan local, outre les coordinations évidentes avec d'autres organismes (cf. infra), l'existence de correspondants. Il dispose à cette fin des CIRE (cellules interrégionales d'épidémiologie) et des réseaux régionaux dans le cadre de la santé au travail. Les CIRE, nées en 1995 ont été progressivement renforcées, mais devraient être encore étoffées pour pouvoir couvrir l'ensemble des thématiques traitées par l'InVS. Une illustration de leur intervention a été récemment fournie par la crise de la légionellose dans le Pas-de-Calais (hiver 2003).

Le domaine de la veille sanitaire est donc aussi réparti et organisé avec d'autres agences ou instances chargées d'une mission spécifique sur le terrain et qui permettent à l'InVS d'exercer précisément cette fonction de « tête de réseau ».

- Ainsi, l'InVS est destinataire de tous les rapports relatifs à la veille sanitaire établis par l'AFFSAPS, l'AFSSA, l'EFG sur les produits dont elles ont la charge et sur ceux établis par tous les services de l'Etat et établissements publics rattachés.

- L'AFFSAPS fait procéder à des enquêtes épidémiologiques sur les produits entrant dans le champ de ses compétences, en particulier sur les produits sanguins labiles et transmet les données épidémiologiques au ministre chargé de la santé et par extension à l'InVS ;

- Dans le cadre de sa mission d'hémovigilance, l'EFS est ainsi tenu d'assurer la transmission des données relatives à la sécurité sanitaire des produits sanguins à l'AFFSAPS et les données épidémiologiques à l'InVS.

La fonction de tête de réseau de l'InVS est destinée à permettre la surveillance et l'alerte des autorités ministérielles et des autres agences en cas de menace pour la santé publique et la formulation des recommandations et des mesures en direction de ces agences. L'InVS bénéficie de domaines d'intervention complémentaires avec chacune d'entre elles, concernant notamment :

- les maladies infectieuses (commun avec l'AFFSAPS pour les risques concernant le SIDA,les hépatites virales, les maladies évitables par la vaccination, avec l'AFSSA pour les infections d'origine alimentaire, avec l'AFFSSAPS et l'AFSSA pour la maladie de Creutzfeldt-Jakob) ;

- les maladies chroniques (commun avec l'IRSN pour ce qui concerne la surveillance des cancers, avec l'AFSSA pour les risques liés à la nutrition) ;

- la santé environnementale (commun avec l'AFSSE et l'AFSSA pour les risques de pollution liés à l'eau et aux matières fertilisantes et supports de culture, avec l'IRSN pour les risques liés à l'exposition à des émissions radioactives).

L'InVS a précisément illustré avec soin les exemples de veille sanitaire qu'il mène en liaison étroite avec d'autres agences ou instances 6 :

« L'AFSSA entretient des liens réguliers avec l'InVS. L'AFSSA et le DMI collaborent sur les points suivants :

- L'AFSSA apporte son expertise, sa contribution à la surveillance et à l'alerte puisqu'elle héberge deux CNR (Francisella tularensis, Brucella) et le laboratoire associé au CNR charbon de l'Institut Pasteur ;

- L'InVS contribue à l'expertise de l'AFSSA : participation au comité d'experts spécialisés « Microbiologie » et aux groupes de travail (expertises, E Coli VTEC, Listeria, Campylobacter, toxoplasmose, cryptosporidium ...) ;

- L'AFSSA participe en tant qu'expert à certains groupes de travail de l'InVS .

- plusieurs études sont réalisées en collaboration (diversité des souches de salmonelles, enquête « ferme » de l'étude SHU).

Par ailleurs, certaines saisines ministérielles sont conjointes. Il en est ainsi de l'étude de la morbidité et de la mortalité d'origine alimentaire où l'InVS a réalisé le travail pour les pathologies d'origine infectieuse en associant des experts de l'AFSSA, tandis que l'AFSSA traitait le volet toxicologique avec l'aide de certains experts de l'InVS.

L'enquête en population projetée pour explorer les habitudes nutritionnelles des français (Inca-2-PNNS) sera un autre exemple de collaboration, dans le cadre du programme national nutrition santé (PNNS).

- L'AFSSAPS collabore avec l'InVS sur des thèmes ciblés.

- L'InVS participe à l'hémovigilance en réalisant la surveillance épidémiologique des donneurs de sang, activité qui permet de mesurer les risques résiduels de transmission des principaux virus pathogènes transmis par le sang et de contribuer à l'évaluation de la sécurité transfusionnelle et des mesures de renforcement de la sécurité virale des produits sanguins.

Dans les investigations des infections nosocomiales, les liens avec la matériovigilance s'avèrent nécessaires. Ainsi, l'investigation de cas groupés d'hépatite C en institution a pu permettre d'incriminer des dispositifs médicaux (glucomètre par exemple) et le lien avec l'AFSSAPS a abouti à des recommandations sur leur usage. De même, les liens entre vigilance et surveillance dans le domaine de la vaccination se mettent en place. Dans certains cas, l'approche d'un problème complexe peut amener le ministère à saisir conjointement plusieurs agences pour y réfléchir. Tel a été le cas en 2002 pour aborder la question « aluminium et santé » où l'InVS a mené l'approche épidémiologique tandis que l'AFSSA approfondissait la question des apports alimentaires et l'AFSSAPS les apports médicamenteux et cosmétiques. Le tout devrait aboutir à une expertise globale inter-agences. Les rapports entre l'InVS et l'AFSSAPS sont régis par des comités de liaison annuels.

- L'AFSSE et l'InVS sont constamment en relation. La mise en place de cette nouvelle agence impose de préciser son champ de compétences et d'activités, en complémentarité de celui du département santé-environnement de l'InVS. Ceci conduit à de nombreux travaux conjoints notamment en ce qui concerne les rayonnements ionisants et non ionisants, la restructuration du réseau de toxicovigilance, ou la question de sécurité sanitaire relative aux incinérateurs d'ordures ménagères.

- L'INPES et l'InVS développent une complémentarité évidente.

L'InVS doit mettre à disposition de l'INPES tous les éléments épidémiologiques en sa possession pour lui permettre d'élaborer des programmes de prévention adaptés ».

(...)

Cet éventail de collaborations et d'actions conjointes est l'une des avancées les plus nettes que la loi de 1998 a permis. La progression est incontestable. De même l'efficacité avec laquelle certaines alertes sanitaires ont été traitées est à noter : SRAS (mars 2003), risque de grippe aviaire. Ces réussites, de longue haleine ou ponctuelles, ne sauraient faire oublier l'échec de taille qu'a été la canicule 2003 et qui met en cause, en outre, l'insuffisance ou l'excès ( ?) des instruments de coordination, au premier rang desquels le CNSS.

_ Le Comité National de la Sécurité Sanitaire (CNSS), instrument de coordination

Le CNSS (Comité National de la Sécurité Sanitaire) voulu en 1997 et prévu par la loi du 1er juillet 1998, complétée par la loi du 9 mai 2001 devait donc être l'élément central de coordination de toutes les catégories d'acteurs. Le texte qui l'institue précise clairement son rôle à partir de ses tâches « d'analyser les événements susceptibles d'affecter la santé de la population », « d'assurer la coordination de la politique scientifique des agences » et de son obligation de se réunir « immédiatement en cas de déclenchement d'une crise sanitaire » :

« Art. L. 1413-1 - Un Comité national de la sécurité sanitaire est chargé d'analyser les événements susceptibles d'affecter la santé de la population, de confronter les informations disponibles et de s'assurer de la coordination des interventions des services de l'Etat et des établissements publics placés sous sa tutelle, notamment pour la gestion, le suivi et la communication des crises sanitaires. Ce comité s'assure également de la coordination de la politique scientifique de l'Institut de veille sanitaire, de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments et de l'Agence française de sécurité sanitaire environnementale.

Le Comité national de la sécurité sanitaire réunit, sous la présidence du ministre chargé de la santé, les directeurs généraux de l'Institut de veille sanitaire, de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments et de l'Agence française de sécurité sanitaire environnementale ainsi que les présidents des conseils scientifiques de ces trois agences et de l'Institut de veille sanitaire, une fois par trimestre, à la demande de l'un d'entre eux ou immédiatement en cas de déclenchement d'une crise sanitaire.

Il associe à ses travaux les autres ministres intéressés et notamment les ministres assurant la tutelle d'une agence. Il peut y associer toute autre personnalité ou organisme compétent ».

Cette lecture peut être complétée par un document de travail de la DGS d'avril 2002 7 qui révèle une évolution de la conception du rôle de cette instance, par rapport à la loi et par rapport aux objectifs opérationnels, évolution sur laquelle on peut s'interroger :

« La démarche du CNSS est de constituer un fonds commun aux différentes parties sur l'analyse et la gestion des risques sanitaires.

Lors de ces séances, le Comité tire les conséquences des crises, évalue les risques émergents et tente d'élaborer une démarche innovante en matière d'analyse prospective et de veille scientifique.

Plus qu'une analyse à chaud des questions d'actualité, le CNSS privilégie le retour d'expérience. Au cours des différents CNSS, les sujets suivants ont été mis à l'ordre du jour, et certains ont fait l'objet d'un communiqué de presse : politique de lutte contre l'ESB, listériose, transfusion sanguine, les conséquences de la marée noire de l'Erika, aluminium et maladie d'Alzheimer, problèmes liés au piercing, éthers de glycol, dioxine, légionellose ...

Dans le même temps, trois groupes de travail ont été constitués au sein du CNSS sur les sujets suivants :

- critères, méthodes et procédures des processus de décision ;

- estimation quantitative du risque en situation d'incertitude ;

- analyse prospective des alertes ».

Le CNSS a visiblement été conçu pour faire face à des situations comme celles de la crise de l'ESB et par la nécessité d'établir une coordination à la fois dans l'action et dans l'analyse des risques sanitaires. Or, le texte de la DGS révèle un décalage qui l'a fait dévier vers des analyses de fond, vers des études qui d'ailleurs, pour certaines, n'ont pas été réalisées ou n'ont pas abouti : c'est le cas pour les deux derniers groupes de travail cités.

Quant à constituer l'échelon pour faire face aux crises sanitaires, le CNSS s'est révélé être un échec dont la DGS se doutait clairement dès 2002 à travers le texte précité : « Plus qu'une analyse à chaud des questions d'actualité, le CNSS privilégie le retour d'expérience ». Il est vrai qu'une instance de près de 70 personnes peut difficilement être efficace et opérationnelle dans une situation de crise.

Le CNSS n'a pas fait l'objet d'une demande de réunion exceptionnelle, que ce soit à la demande d'une des agences ou en raison d'une crise sanitaire. Il convient de noter d'ailleurs que la notion de « crise sanitaire » dont le déclenchement doit conduire aux termes de la loi du 9 mai 2001 à une réunion immédiate, n'avait pas fait l'objet d'une définition à la fin 2002. Il aurait peut-être fallu tirer alors la conclusion que cette instance ne pouvant remplir cette fonction, une autre aurait dû être désignée à cette fin, voire créé, avant que la canicule de 2003 révèle le vide organisationnel qui a contribué à l'aggravation de la crise avec l'absence totale de coordination de l'ensemble des acteurs du système de santé (santé publique, maisons de retraite, médecins de ville etc).

L'InVS lui-même, dans son rapport annuel (2002-septembre 2003, page 19) évoque ouvertement ce problème en pointant les retouches qui se profilaient dans le projet de loi relatif à la santé publique alors récemment déposé :

« La coordination de l'ensemble des agences sanitaires nationales est un objectif difficile à atteindre. Le CNSS en était l'instrument, mais ses modalités de fonctionnement amènent à réfléchir à des regroupements qui pourraient fédérer les agences d'expertise par produits par exemple, tandis que les structures transversales, InVS et Inpes, traitant respectivement de la surveillance de l'état de santé et de la préconisation des programmes de prévention qui s'imposent pour l'améliorer, pourraient être regroupés avec cohérence, comme c'est le cas dans d'autres pays. Si le projet de loi relatif à la santé publique ne prévoit pas ces regroupements, qui sont encore à l'étude, il remodèle déjà le CNSS en le fondant avec le Comité technique national de prévention pour devenir le Comité national de santé publique dont la vocation est la concertation et la coordination interministérielle des politiques de santé ».

La suppression du CNSS était devenue une nécessité évidente après la crise de la canicule.

_ La Direction Générale de la Santé (DGS), responsable de la Tutelle

Le corollaire de l'organisation de l'évaluation et éventuellement de la gestion des risques par des agences opérationnelles était naturellement le recentrage de l'activité du ministère de la santé, c'est-à-dire principalement la DGS autour de ses fonctions essentielles, c'est-à-dire la définition de la politique de santé, sa traduction normative et sa mise en oeuvre notamment en période de crise. C'est d'ailleurs ce que soulignait le rapport de MM. Claude Huriet et Charles Descours précité 8 :

C'est pourquoi votre commission estime que l'administration centrale du ministère de la santé doit abandonner toutes les tâches qu'elle tente d'accomplir en doublon avec des organismes décentralisés, au profit de ses missions stratégiques : définition des choix de politique de santé, tutelle des organismes décentralisés, réglementation.

Un tel recentrage est indispensable si l'on veut que la santé de la population soit une priorité dans toutes les décisions de l'Etat : sécurité sanitaire des biens médicaux, mais aussi sécurité des biens de consommation, de l'alimentation, des milieux ».

Cette nécessité n'a pas été négligée tant dans l'allocation de moyens supplémentaires qui avaient été engagés de longue date qu'en ce qui concerne le recentrage des missions et de l'activité du ministère. Toutefois, des progrès sensibles restent à faire notamment dans l'exercice de la tutelle.

- Les moyens humains de la DGS avaient augmenté avant même la création des agences. Ils avaient atteint un niveau en rapport avec les besoins d'une administration en charge de la politique de la santé à l'échelle de la France. Ils n'étaient plus dérisoires comme au début des années 90. A cet égard, on peut rappeler que la sous-direction chargée de l'ensemble de la veille sanitaire comptait quarante personnes. Ils ont encore été renforcés pour atteindre un niveau qui doit permettre de remplir un ensemble de missions recentrées. La DGS, par ce recentrage, dispose en fait de moyens nettement supérieurs, une part importante de tâches précédemment exercées par elle étant assurées par les agences. On verra par ailleurs (cf. infra) que celles-ci ont bénéficié de dotations importantes en personnel, ce qui était indispensable. A titre d'exemple, les effectifs de l'AFFSAPS représentent en 2003 cinq fois ceux de la direction de la pharmacie du ministère de la santé à la fin des années quatre-vingts.

- la redéfinition du rôle de la DGS et notamment de l'exercice de la tutelle s'est concrétisée avec le décret n° 2000-685 qui fixe sa nouvelle structuration. Dans cette perspective a été créé un bureau spécifique « services déconcentrés et agences - SD4B » qui mobilise de façon transversale les sous-directions scientifiques et techniques. Il doit être rappelé qu'outre la DGS, d'autres directions participent également à la tutelle des agences, notamment la DAGPB.

- L'exercice de la tutelle n'est pas aisé pour une administration face à une architecture comprenant autant d'agences autonomes, nouvelles pour la plupart. La création de la SD4B a été un progrès réel, mais la tutelle reste dans certains de ses aspects trop formaliste. Les COM (contrats d'objectifs et moyens) sont bien venus et souhaités, notamment par les agences qui n'en ont pas encore (AFFSAPS, AFSSA) ; ils peuvent toutefois constituer un élément d'ambiguïté dans la mesure où les agences pourraient par là même, chercher à stabiliser excessivement des objectifs et des éléments qui doivent rester adaptables aux évolutions, voire aux urgences9. Cette remarque qui sera prolongée dans le développement suivant (« Les interrogations ») est également valable pour les travaux d'analyse et de programmation que la DGS mène, et en particulier ceux engagés en 2002-2003 dans le cadre de la préparation du projet de loi relatif à la santé publique. Le Pr Lucien Abenhaïm, directeur général de la santé, lors de son audition en novembre 2003 par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la canicule a lui-même déclaré à ce sujet 10:

« De combien de systèmes d'alerte peut-on disposer ? A-t-on essayé de réfléchir à l'avance ? J'ai ici un des six tomes de la consultation que j'ai organisée pour la première fois dans l'histoire de santé publique française à l'occasion de la préparation du projet de loi de santé publique en 2002 et 2003. Nous avons alors mobilisé non seulement une centaine d'experts, l'ensemble des agences de sécurité sanitaire, le haut comité de santé publique, les universitaires, mais également l'ensemble des acteurs de terrain dans les régions : médecins, représentants des usagers. Le but visait à identifier des objectifs de santé publique pour le pays.

Cent objectifs ont été identifiés, mais bien davantage ont été débattus. Sur l'ensemble de ces six tomes qui couvrent plusieurs milliers de pages, vous ne trouverez pas une seule fois le mot « canicule » ni l'expression « chaleur extrême ». Nous avons essayé de travailler et personne ne nous a signalé ce problème ».

Cette observation illustre on ne peut mieux le caractère particulièrement trompeur des assurances psychologique, administrative et politique que peuvent donner des programmations poussées à l'excès dans le domaine de la sécurité sanitaire. C'est une des interrogations que soulève le paysage actuel issu de la loi de 1998 et sa mise en œuvre.

La démarche qui a crée un nouveau paysage de la sécurité sanitaire en France à partir de la loi du 1er juillet 1998 a été validée par l'expérience. On observe à travers tous les témoignages et analyses une réelle et constante amélioration du niveau de sécurité atteint par les structures, les mécanismes, consolidant ce qui avait déjà été engagé, précédemment (Agence du médicament, comité d'experts spécialisés en matière alimentaire, réseau national de santé publique etc ...).

La remise en cause de l'architecture d'ensemble n'est donc pas à l'ordre du jour. Toutefois, les interrogations multiples illustrent la nécessité d'apprécier la portée des principes généraux sur lesquels cette réforme a été fondée et les aménagements et corrections que leur mise en œuvre appelle. Au-delà des mécanismes de la loi de 1998, c'est l'ensemble des fondements de la sécurité sanitaire et environnementale qui sera abordé, les réalités concrètes constitueront des révélateurs efficaces des erreurs ou des insuffisances ou de développements nouveaux, source de risques.

Enfin, les éventuels réaménagements de l'ensemble des structures créées en 1998, et de leurs conditions de fonctionnement, élément obligé de la présente évaluation, seront traités pour autant que ces réaménagements paraissent nécessaires dans le développement consacré à la sécurité sanitaire des aliments pour l'AFSSA, les problèmes posés par l'architecture d'ensemble étant abordés dans la dernière partie du présent rapport (Une clarification nécessaire).

Parmi les cinq principes présentés comme fondement de la nouvelle organisation de la sécurité et de la veille sanitaire, outre trois principes opératoires, deux principes généraux étaient retenus dans les termes suivants 11:

« 1. le risque zéro, qui ne peut être garanti, doit néanmoins être recherché par l'Etat, qui est garant de la sécurité sanitaire ;

2. Le principe de précaution doit toujours guider les autorités compétentes dans l'exercice de leur pouvoir de décision ».

On examinera successivement chacun de ces deux points.

Le contexte historique (crise du sang contaminé et le risque de la transmission humaine de l'ESB principalement) dans lequel la nouvelle architecture de sécurité sanitaire a été conçue a naturellement renforcé les exigences dans ce domaine et partant, élevé le niveau des exigences.

Paradoxalement, les redressements sérieux qui avaient déjà été opérés à la fin de cette période, les améliorations constantes enregistrées dans des domaines moins sensibles ou moins médiatisés, ont donné l'impression que si le pire avait été frôlé, on pouvait maintenant espérer atteindre la meilleure sécurité et tangenter le risque zéro. En outre, le développement rapide des technologies très performantes semble donner la possibilité de réaliser cet objectif : la sécurité atteinte aujourd'hui en matière de produits sanguins pour la réduction du délai de latence pour la révélation d'un agent pathogène (VIH, prion pour la maladie de Creutzfeld-Jakob, hépatite C par exemple) est impressionnante.

Le recours au diagnostic génomique viral en 2001 a fait passer la probabilité du risque pour l'hépatite C de 1/800.000 à 1 pour 6 millions. Cette mesure a un coût de 21,3 millions d'euros par an. Cela montre d'ailleurs que la sécurité maximale a un coût et que la confrontation entre le prix de l'excellence et la limitation des moyens contraint les décideurs à des choix, toujours délicats.

Dans un domaine à l'inverse très peu marqué par la sophistication technologique, le drame de la canicule montre que si vraisemblablement le nombre de victimes aurait pu être limité en août 2003, il n'aurait certainement pas pu être réduit à zéro même en imaginant, hypothèse évidemment absurde, que chaque personne âgée à risque ait été reliée en permanence par un moyen électronique à un service de veille pouvant intervenir dans le délai exigé pour sa survie en cas d'hyperthermie maligne.

La tendance à croire le risque zéro accessible n'exclut d'ailleurs pas la recrudescence de comportements à risques, ce qui interpelle quelque peu les décideurs confrontés à des arbitrages délicats et devrait les conduire à consacrer plus d'énergie et de moyens aux grandes politiques de prévention.

Les perspectives tracées et les exigences fixées il y a maintenant plus de cinq ans ont permis plus qu'un simple progrès pour réaliser un saut qualitatif, mais ces ambitions légitimes ne sauraient reposer sur une prétention excessive qui peut être génératrice d'attentes illusoires.

Jamais sans doute un principe de gouvernance et d'arbitrage au sein d'une société n'aura autant suscité de réflexions, discours, polémiques, que celui-là avec ce que connaît la France depuis plus de deux ans. On se limitera donc au simple rappel de son invocation dans la mesure où il a été utilisé comme principe d'orientation des décisions.

Un an après la mise en place des nouvelles agences, M. Claude Huriet 12 évoquait précisément ce point en relativisant ou en tout cas en recadrant son affirmation précitée :

« Dans l'évolution du contexte national, je ne peux pas ne pas évoquer l'explosion du principe de précaution. C'est un sujet d'une actualité brûlante et peut-être ne serait-il pas souhaitable d'y consacrer trop de temps. Je voudrais souligner, dès le départ, qu'il y a pour nous une certaine contradiction entre les efforts accomplis par le législateur et les responsables de l'organisation nouvelle, et une application de plus en plus large du principe de précaution.

C'est pour le moment plus une réflexion qu'une interrogation, mais à quoi bon renforcer les dispositifs de sécurité de veille sanitaire si c'est pour amener les décideurs à appliquer le principe de précaution en oubliant un des critères qui était inscrit dans la loi Barnier de 1995, à savoir la proportionnalité de la réponse par rapport au risque réel ou supposé ? ».

Cette observation, bien antérieure au débat sur la Charte de l'environnement, mérite d'autant plus d'être soulignée.

L'invocation du principe de précaution devrait au moins être explicitée et cadrée dans les règles qui s'imposent à la mise en œuvre (incertitude scientifique réelle, proportionnalité des mesures, réversibilité etc ...). Le recours implicite pour justifier une abstention surtout inspirée par le manque de lucidité, voire de courage, constitue une dérive particulièrement « polluante » dans le débat et la décision publique. La sécurité sanitaire est bien lointaine alors qu'elle seule devrait fonder l'application de ce principe. Pour peu que cette dernière soit liée au comportement désigné en anglais par l'acronyme « Nimby » (not in my backyard ; pas de ça chez moi), on aboutit à un dévoiement du principe dont l'invocation implicite ou explicite n'a plus beaucoup de rapport avec la philosophie d'origine ; les refus systématiques d'incinérateurs de déchets ménagers, notamment dans certains pays en Europe, corrélativement avec le refus d'assumer les conséquences de ce premier refus, sont une illustration de ce type de comportement.

L'exigence du respect des règles qui régissent la mise en œuvre du principe de précaution s'impose à tous les intervenants et d'abord au décideur public. A ce titre, lorsqu'une analyse scientifique, a fortiori plusieurs, concluent à l'inexistence d'un risque, donc excluant la situation d'incertitude, il est regrettable que pour des raisons non explicitées mais que l'on pourrait qualifier de « psycho-politiques », une nouvelle expertise soit demandée ; à cet égard, la question des antennes relais de téléphonie mobile constitue un exemple concret de cette dérive. Immédiatement après une étude réalisée pendant l'année 2002 par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, l'AFSSE avant même sa mise en place effective (décembre 2002), fut saisie en novembre 2002 d'une demande d'étude par la DGS. Ses conclusions, remises en juin 2003, concordants avec celles du rapport de MM. J.L. Lorrain et D. Raoul (sénateurs) pour l'Office, ne suffirent sans doute pas puisque l'AFSSE fut à nouveau saisie en septembre 2003 sur le même thème. La dépense d'autant d'énergie pour vérifier deux fois une absence de risque montre combien certaines pressions peuvent amener à un mauvais usage de principes sans précaution.

Le rapport de l'OPECST 13 situait d'ailleurs clairement le problème dans ce cas en excluant précisément l'application du principe de précaution.

« Une situation paradoxale :

Les études scientifiques montrent clairement que s'il existe un risque lié à la téléphonie mobile, celui-ci est faible et a trait aux téléphones portables et non aux antennes relais. Aucune étude scientifique n'a en effet pu mettre en évidence des effets biologiques qui impliqueraient un risque sanitaire pour les populations vivant à proximité des stations de base de téléphonie mobile, compte tenu de leur faible niveau d'émission d'ondes électromagnétiques (en moyenne de l'ordre du dixième des valeurs de la recommandation européenne). Il convient de rappeler que la Tour Eiffel, avec ses émetteurs de télévision, représente une puissance analogue à celle de toutes les stations de base françaises réunies ».

Conclusion et recommandations :

Compte tenu des données scientifiques aujourd'hui disponibles à propos des effets de la téléphonie mobile sur la santé, il convient d'avoir recours à une attitude de prudence et de sagesse plutôt qu'au principe de précaution tel qu'il est notamment défini par la Commission européenne 14.

Ces mesures de prudence devront en tout état de cause être conformes aux principes généraux de bonne gestion des risques, c'est-à-dire :

- proportionnées au niveau de protection recherche (et donc au niveau de risque à éviter) ;

- cohérentes avec des mesures similaires déjà adoptées dans des domaines comparables ;

- basées sur un examen des avantages et inconvénients de l'action ou de l'absence d'action ;

- réexaminées périodiquement à la lumière des nouvelles données scientifiques ». (...)

Une autre conséquence éventuelle de l'invocation du principe de précaution ne doit pas être oubliée même si elle se pose plus sous l'angle de l'éthique sociale que de l'évaluation du dispositif de sécurité sanitaire : il s'agit de la mise en cause de la vaccination et naturellement de toute vaccination obligatoire. L'affaire, car il s'agit plus d'une campagne que d'une crise, du vaccin de l'hépatite B a montré comment cet acquis essentiel de santé publique pouvait être mis en cause par le moyen de doutes, certes recevables, mais qui ne justifiaient pas le dilemme dans lequel les autorités sanitaires ont alors été plongées. Qu'en sera-t-il le jour où l'on risquera dans le cadre du plan Biotox d'être en situation d'imposer à nouveau l'obligation de vaccination antivariolique, par exemple ?

Dans le domaine médical au sens large (pharmaceutique, etc) l'équation bénéfice/risque pour l'ensemble de la société reste le seul instrument de mesure et de décision, notamment lorsqu'il n'y a pas de doute scientifique quant à l'existence prouvée d'un risque. L'objectif de sécurité sanitaire collectif l'emporte sur la recherche de l'absence de risque individuel.

L'élévation constante du niveau de sécurité sanitaire dans les différents domaines abordés ici se confirme dans des proportions impressionnantes. Aux quelques exemples qui viennent d'être cités et ceux qui le seront dans les développements consacrés spécifiquement à la sécurité des aliments et à celle des produits de santé, on ajoutera ici quelques faits qui caractérisent la situation paradoxale que l'on connaît aujourd'hui : la confrontation entre un haut niveau de sécurité et une atmosphère d'inquiétude croissante.

Ce paradoxe conduit à durcir les normes. La justification de ce mouvement ne peut que susciter des interrogations dans des dispositifs où les repères quantitatifs ont une place essentielle dans les esprits. Mais leur validité sur le terrain est contestable, surtout lorsque certains d'entre eux font l'objet d'une instrumentalisation qui relève plus du fétichisme que de la réalité scientifique.

On observera d'ailleurs que la zone de progrès qui reste à couvrir en matière de sécurité sanitaire relève autant de l'usager que des instances responsables à condition que celles-ci mettent en œuvre de véritables politiques de prévention fondées sur l'information des citoyens.

Les progrès enregistrés d'une manière continue, mais encore plus nette depuis la réforme des structures de sécurité sanitaire, touchent tous les domaines.

_ Dans celui des produits sanguins, après le rétablissement urgent du début des années quatre-vingt-dix, on a noté (cf. supra) que des marges de sécurité substantielles ont encore été gagnées en ce qui concerne la réduction de la période de latence de révélation du risque. Ici comme ailleurs, les progrès scientifiques et technologiques en sont la cause directe, mais l'excellente organisation et gestion qui caractérise aujourd'hui l'EFS (Etablissement Français du Sang) y a également sa part et les réalités françaises dans ce secteur peuvent enfin constituer une référence à côté des pays étrangers les mieux placés.

_ Pour le médicament, le système français de l'AMM (autorisation de mise sur le marché) a gagné en rigueur, notamment à travers une expertise collective reconnue niveau communautaire, où l'AFSAPS et les spécialistes français travaillent directement pour l'Agence européenne du médicament et participent largement aux activités dans ce domaine. Le fait que la France n'ait pas connu du tout ou dans les mêmes proportions certains accidents enregistrés aux Etats-Unis avec un anticholestérique, la cérivastatine en 2001 et certains traitements hormonaux substitutifs après la ménopause pourrait être l'indice d'une situation satisfaisante. Mais au-delà de controverses naturelles au sein de la communauté scientifique, la prudence de l'AFSSAPS n'est jugée excessive qu'avant l'accident ...

_ Pour les dispositifs médicaux (expression qui recouvre de très nombreux « objets » depuis les pansements et literies d'hôpital jusqu'aux prothèses, orthèses vasculaires par exemple, lentilles optiques avec leurs produits d'entretien), les progrès ont été considérables ; les exemples qui viennent d'être cités ont tous de manière diverse et quelquefois en urgence, été l'objet de cette « matériovigilance ». La description de la situation en 1996 était particulièrement peu rassurante. La tâche pour l'AFSSAPS était d'autant plus lourde que sa compétence dans ce domaine était nouvelle et qu'elle n'héritait pas des moyens, de la structure et des pouvoirs d'une entité préexistante comme pour le médicament.

_ Dans le domaine de la veille sanitaire, de nombreux éléments positifs, que le drame de la canicule ne doit pas faire oublier, ont été enregistrés. On s'est habitué depuis longtemps déjà à la surveillance de la grippe et la production de vaccins ; cette réussite est le fruit d'efforts constants avec de multiples partenaires. On peut noter au passage que le recours aux médecins de ville, élément essentiel à l'efficacité du dispositif (réseau « sentinelle »), constitue un trop rare exemple de leur intégration dans les mécanismes de veille sanitaire.

Dans une toute autre problématique le risque constitué par la pneumopathie atypique dite SRAS à la fin de l'hiver 2003 a été traité dans des conditions de rigueur et d'efficacité qui traduisent une avancée indiscutable. Dans cet épisode, l'InVS a mis en ligne vingt personnes à temps plein pendant trois mois et renforcé les astreintes de nuit et de jours fériés. Il est peu probable que la précédente structure des instances compétentes aurait permis un tel fonctionnement. D'une manière évidemment moins visible, l'engagement des différentes parties prenantes au premier rang desquelles l'InVS dans le plan BIOTOX doit être souligné.

_ S'agissant de la sécurité sanitaire dans le domaine alimentaire, la progression est particulièrement mesurable, notamment par la survenance d'alertes successives sur le même risque comme la listeria. L'amélioration des mécanismes administratifs avec la création de l'AFSSA est évidente. L'efficacité de l'administration de tutelle chargée de la gestion du risque, la DGCCRF (Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes) s'observe également illustrant ainsi cette réactivité, marque indiscutable d'un nouveau progrès. Ainsi, en mai 2003, cette administration, avertie de la présence sur le marché de piments colorés à l'aide d'un produit interdit B et fortement cancérogène, saisit l'AFSSA sous les 48 heures. Celle-ci rend dans le même délai un avis recommandant que les consommateurs ne soient pas exposés à ce produit. Le même jour, un plan de retrait du marché a été mis en œuvre et le réseau d'alerte communautaire informé. La DGCCRF a également mis en place, à partir du 14 mai, un plan de contrôle de tous les lots qui avaient été vendus par ce fournisseur.

Alors qu'il s'agissait d'un produit importé de fort loin sur lequel on ne disposait pas d'éléments d'information aisément accessibles, cet exemple montre que le partage, dans le domaine alimentaire, entre l'évaluation et la gestion du risque n'interdit pas l'efficacité opérationnelle.

D'une manière générale, au-delà d'exemples tels que celui-ci, la réalité de l'élévation du niveau de la sécurité sanitaire dans le domaine alimentaire se vérifie à travers les résultats du plan de contrôle 2002 à la DGAL (direction générale de l'alimentation) sur les filières animales. Pour la viande de boucherie, en ce qui concerne les résidus chimiques (organophosphorés et PCB, organochlorés), on ne trouve qu'un cas positif sur 1684 prélèvements. Le résultat est du même ordre pour les antibiotiques et les stéroïdes. Dans la filière poulets, aucune trace de ce type de résidus n'a été trouvée. Dans le lait de vache, deux composants chimiques ont été trouvés, mais avec une occurrence très faible (entre 0,3 % et 1 %).

Les producteurs de la filière agro-alimentaire eux-mêmes, contribuent largement à cette progression en consacrant plus d'efforts encore à cet impératif de sécurité en terme d'hommes et de moyens techniques. Sur ce dernier point, la traçabilité électronique permet de retrouver et de rappeler les lots défectueux dans un délai de quelques heures, ce qui était impensable il y a encore quelques années. La distribution elle-même, comme la production, s'appuyant entre autres sur les normes HACCP (hazard analysis and critical control point) prolonge les actions menées par les administrations. La complémentarité des efforts des agents économiques rejoint et renforce la vigilance nécessaire des pouvoirs publics.

Dans le segment particulier que sont les marchés publics forains, où des lacunes notables perduraient, la mise en œuvre de dispositions, en partie d'origine communautaire, a permis, avec l'aide des collectivités locales, d'atteindre un niveau de sécurité appréciable en un temps relativement bref.

_ Au-delà d'épisodes exemplaires et de considérations factuelles sur les facteurs de sécurisation, la mesure de la sécurité alimentaire s'apprécie en priorité à travers l'évaluation des accidents, donc des intoxications alimentaires. Cet aspect statistique n'est pas toujours aisé à cerner avec exactitude. Des éléments très concrets permettant une approche rigoureuse de la situation récente et de l'apprécier par des comparaisons dans l'espace et dans le temps, viennent d'être fournis par une étude approfondie réalisée conjointement par l'InVS et l'AFSSA publiée le 10 mai 2004. En voici les extraits les plus significatifs 15 :

« Une analyse approfondie des données disponibles a permis à l'Institut de veille sanitaire d'estimer à plus de 200.000 (entre 238.836 et 269.085) le nombre moyen annuel de personnes atteintes de maladies d'origine alimentaire en France, au cours des années 1990. Les salmonelloses en sont la première cause (30 598 à 41 139 cas confirmés par an), suivies par les infections à campylobacter ».

« Principaux résultats de l'étude

Le nombre total annuel de cas hospitalisés pour une infection d'origine alimentaire a été estimé entre 10 188 et 17 771. Les salmonelloses en sont la première cause (5691 à 10 202 cas), suivies par les infections à campylobacter (2598 à 3516 cas) et la listériose (304 cas). La toxoplasmose apparaît comme la principale cause d'hospitalisation (426 cas) parmi les infections parasitaires étudiées.

L'estimation du nombre annuel total de décès se situe entre 228 et 691. Les infections bactériennes sont responsables de la majorité (84 % à 94 %) de ces décès avec une estimation de 191 à 652 décès annuels dont 92 à 535 liés aux salmonelloses, première cause de décès et 78 liés à la listériose, deuxième cause de décès.

La fréquence des maladies infectieuses d'origine alimentaire estimée dans notre étude apparaît très inférieure à celle estimée aux Etats-Unis (76 millions de cas) et en Grande-Bretagne (2 365 909 cas en 1995 en Angleterre et au Pays de Galles). Les effectifs estimés ne sont cependant pas strictement comparables. En effet, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, les estimations portent sur les cas malades dans la population. De plus, la liste des agents pathogènes étudiés n'est pas identique et sont également incluses les gastro-entérites sans agent infectieux identifié qui ont un poids très important dans les estimations. Cependant, si les valeurs diffèrent sensiblement pour les raisons indiquées ci-dessus, les agents pathogènes responsables des plus grands nombres de cas, d'hospitalisations et de décès sont similaires, bien que les rangs soient différents ».

Il y a lieu de rappeler qu'en France, en 1950 le nombre annuel de décès dus à des intoxications alimentaires était estimé à 15.000. Il est maintenant estimé à un chiffre se situant dans une fourchette de 228 à 691 ; Aux Etats-Unis, il est actuellement évalué à 5000 par an. Ce nombre qui reste élevé 16 car il constitue une amélioration par rapport à la situation connue il y a 10 ans (10.000) peut s'expliquer par, en premier lieu, une grande faiblesse des contrôles et paradoxalement une recherche excessive de l'absence de bactéries, ce qui permet un développement foudroyant des bactéries pathogènes lorsqu'une faiblesse intervient. Il convient de souligner en dernier lieu, l'inadaptation des comportements des consommateurs en aval du circuit alimentaire. Il illustre le problème des comportements à risque alors que l'on exige volontiers des distributeurs et des pouvoirs publics le « risque zéro ».

Les comportements à risque évoqués au sujet de l'importance du nombre d'intoxications alimentaires aux Etats-Unis sont principalement relatif au non-respect de la chaîne du froid, ce qui peut également paraître paradoxal dans un pays où le réfrigérateur est l'élément mobilier le plus important de la cuisine, dans tous les sens du terme. Mais il semble que la phase de transport depuis le supermarché soit négligée dans l'organisation et ce, dans un climat comportant de forts épisodes de chaleurs extrêmes qui exige, sur presque tout le territoire national, des précautions particulières.

L'usage du réfrigérateur lui-même doit aussi être pris en considération et sur ce point qui fait souvent l'objet d'enquêtes, le comportement des Français mérite d'être évoqué car c'est là, il faut le rappeler, un chaînon essentiel qui reste généralement oublié.

Le CREDOC (Centre de Recherche pour l'Etude et l'Observation des Conditions de vie) à travers son enquête individuelle nationale sur la consommation alimentaire (INCA) réalisée en 1998-99 a fait une étude dont l'objectif était de connaître le niveau des températures de conservation et d'identifier les facteurs influençant le niveau des températures de l'air dans les réfrigérateurs.

Les conclusions ne sont évidemment pas très rassurantes :

« Sur le comportement des utilisateurs, on constate une méconnaissance du mode de réfrigération de leur réfrigérateur (36 % n'en ont aucune idée). D'autre part, les trois quarts environ des ménages règlent le thermostat de leur réfrigérateur dans les positions qui correspondent aux positions les moins froides, peut-être par souci d'économie d'énergie ou simplement pour un confort personnel pour certains aliments (boissons pas trop froide par exemple) en oubliant de se poser la question des risques hygiéniques éventuels.

Vingt-six pour cent des réfrigérateurs présentent une température globale supérieure à 8°C. Cette température est pourtant la température maximale tolérée pour les aliments dans l'arrêté réglementant l'hygiène des aliments remis directement au consommateur. De même, seuls 11 % des réfrigérateurs présentent une température inférieure ou égale à + 4 % C, qui est la température maximale tolérée pour de nombreux aliments tels que les produits transformés non stables à base de viande, comme les plats préparés réfrigérés ».

En outre dans 18 % des cas, la température dépassait 10°C. Enfin, l'entretient est un autre point faible : seul un tiers des appareils fait l'objet d'un nettoyage au moins une fois par trimestre. Des informations récentes confirment ces résultats : seules 5,6 % des viandes et 37 % des yaourts sont conservés à une température satisfaisante.

_ Le développement de certains modes peut contribuer à faire paraître ou réapparaître des risques, comme la vente en vrac.

_ Dans le domaine du médicament, bien des habitudes dangereuses se sont développées avec l'abus de l'auto-médication ou la gestion très personnelle des prescriptions. On observera (cf. infra AFSAPS) que nombre d'accidents où des médicaments sont en cause constituent un vrai problème de sécurité sanitaire (ce que recouvre l'expression « risque iatrogène »). En outre, le recours à des circuits ouvertement illégaux avec l'achat de médicaments par internet illustre l'actualité et la réalité de ce risque. (cf. infra AFSSAPS « Les risques émergents »).

_ Dans une perspective purement quantitative mais évidemment essentielle, on rappellera pour mémoire le choc entre le niveau de sécurité atteint pour les produits sanguins, alimentaires, pharmaceutiques, y compris en terme de coût marginal et les niveaux de risque actuellement atteints en matière d'obésité, d'alcoolisme, de toxicomanie et de tabagisme au niveau individuel et social.

L'amélioration considérable de la sécurité alimentaire par exemple résulte de la convergence de tous les facteurs ou acteurs évoqués : progrès scientifique et technique, producteurs et distributeurs, structures administratives, notamment d'évaluation et de contrôle, associations de consommateurs, moyens de la mesure et de la détection. Les progrès ont été considérables. Au-delà de l'alimentaire, cela se vérifie sous l'angle environnemental. Ainsi on ne recherche la présence de dioxines dans les aliments que depuis une douzaine d'années ; on en découvre naturellement des résidus alors que le risque moyen d'exposition a baissé de 50 % en quinze ans. L'efficacité et l'universalité des contrôles couplés à un fantastique progrès technologique ont donc un effet pervers dont il est temps de prendre conscience pour faire prévaloir une approche raisonnée de la sécurité sanitaire réelle. Sinon, moins il y a d'incidents et plus la loupe de la mesure sophistiquée conduit au développement de phobies en dehors de toute analyse objective de risque.

Une norme fixant un seuil limite de présence d'une substance dangereuse ou supposée telle constitue le type d'élément concret, physique qui, s'il correspond aux résultats de travaux de recherche et d'expertise menés dans les règles de l'art, permet de fixer des règles objectives, intangibles, universelles et dont l'application est aisément contrôlable. On estime alors avoir fait tout ce qui est possible pour obtenir d'une part une législation pleinement satisfaisante au regard de la sécurité sanitaire et d'autre part une application opérationnelle.

Cette considération générale n'est pas contestable et est évidemment vérifiée quotidiennement et ce, dans tous les domaines. La connaissance qu'on a aujourd'hui de ses propres résultats d'analyses biologiques, le taux de cholestérol en étant un bon exemple, montre combien les éléments quantifiés parlent à chacun et le corps médical est lui-même confronté depuis longtemps de la part des patients à des « demandes d'analyses » fondées ou non.

Mais toute norme, comme « le » taux de cholestérol par exemple, n'est pas nécessairement suffisante et en tout cas doit être remise en perspective pour constituer la référence indiscutable d'un raisonnement scientifique valable, puis d'une action. Cette action doit elle-même être fondée par rapport à l'ensemble des objectifs fixés au-delà du but premier ; qu'il s'agisse de médecine ou d'environnement, on ne saurait se limiter au respect d'une seule norme en ignorant les « conséquences collatérales ».

Par ailleurs, et cela a déjà été évoqué, les progrès considérables des technologies de mesure ne sauraient faire perdre la raison en se fixant comme nouvel objectif la recherche de traces de traces. Le normes européenne de LMR (limite maximale de résidus) en vigueur depuis le 1er juillet 2002 pour les aliments pour jeunes enfants a été fixée à 0,01 mg/kg ; elle est d'autant plus discutée qu'elle correspond en fait à la limite technologique de détection dans 40 % à 60 % des cas. L'atteinte de cette véritable limite ultime de la métrologie en matière alimentaire est développée dans un récent rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (« Les nouveaux apports de la science et de la technologie à la qualité et à la sécurité des aliments » page 89).

Les dérives auxquelles on assiste depuis plusieurs années se concrétisent généralement par un mouvement de durcissement successif de normes et aussi par la « diabolisation » d'éléments qui peuvent être en soi dangereux à un taux déterminé et dans un contexte multifactoriel. Ce qu'on relève également dans tous les cas de figure, c'est que lorsque l'échange d'arguments révèle une fragilité des partisans du durcissement continu des normes, ceux-ci finissent pas invoquer le caractère symbolique de la norme, ce qui autorise à parler véritablement de fétichisme : « La norme de 50mg/l de nitrate dans l'eau est politique », on ne saurait tenter de la remettre en cause. Dans de telles démarches, le progrès scientifique et technologique est enserré dans des œillères particulièrement contraignantes : les découvertes sur les substances faisant l'objet de normes ne sont envisagées que dans un seul sens.

Les quelques exemples qui constituent, parmi d'autres, une illustration de ces dérives portent sur les nitrates, la norme de résidus en eaux profondes, les dioxines et le plomb dans l'eau.

2.2.4.1. Les nitrates

Elément naturel dont la concentration a des effets sur l'environnement et peut comporter des risques pour l'homme, les nitrates font l'objet d'une norme en ce qui concerne l'eau destinée à la consommation humaine : la concentration maximale pour qu'une eau soit potable est fixée à 50 mg/litre par la réglementation européenne, elle-même dérivée en fait de la norme OMS-FAO. Or, cette norme a une histoire particulièrement illustrative.

La survenance d'un nombre élevé d'une cyanose, précisément la « méthémoglobinémie », au nord des Etats-Unis à partir de 1945 et pendant les années cinquante entraîne la mise en lumière d'une concentration très élevée de nitrates dans l'eau qui était alors utilisée, notamment pour la préparation des biberons. On sait que pour la consommation humaine, ce ne sont pas directement les nitrates qui comportent un danger, mais un de leur sous-produits : les nitrites. En fait, on s'aperçut ultérieurement que ces eaux (puits en zones rurales le plus souvent) étaient tout simplement aussi contaminées par des bactéries pathogènes qui ont été alors mises en cause. Mais les certitudes énoncées sur le danger d'une certaine concentration de nitrates dans l'eau entraîna la fixation par un comité d'experts conjoints OMS-FAO de la dja (dose journalière admissible à 5 mg par kilo de poids corporel, soit 350 mg pour une personne de 70 kg. Faisant entrer la quantité de nitrate issue de la consommation de légumes, on fixa le chiffre à 100 mg/litre qui fut ensuite divisé par deux pour tenir compte des risques spécifiques encourus par les femmes enceintes et les nourrissons.

Il y a lieu de noter au passage que les légumes recèlent beaucoup plus de nitrates : au moins 2000 mg/kg dans la laitue, les navets et les épinards, sans oublier les carottes qui ne font l'objet d'aucune norme ni même mise en garde ou information et dont la consommation est même vivement recommandée. L'hypothèse scientifique formulée il y a plus de quarante ans s'est donc révélée fausse et les travaux américains récents (1999) ont définitivement disculpé les nitrates des accidents qui leur étaient précédemment imputés. Leur concentration à d'autres doses plus élevées mérite d'être surveillée, y compris pour des raisons environnementales, mais la « norme fétiche » de 50 mg/litre pour l'eau potable n'a pas, du stricte point de vue de la santé humaine, le fondement qu'on lui attribue. Le comité scientifique de l'alimentation humaine avait déjà indiqué, sur les nitrates, dans un avis le 19 octobre 1990 : « Le nitrate per se a une toxicité aiguë très faible et les effets nocifs rapportés résultent de la réduction en nitrites, soit avant ingestion, soit in vivo ». Mais le Pr Marion Apfelbaum, professeur de nutrition à la faculté de médecine de Xavier-Bichat (Paris) tire de cette observation la constatation suivante 17:

« Les deux seuils - 5 mg par kilo de poids corporels et 50 mg par litre d'eau de boisson - semblent animés d'une vie sociale propre. Les données récentes sur l'innocuité du nitrate chez l'homme et l'animal d'expérience n'y changent rien.

Pourquoi ? Les experts constituant les comités sont à l'évidence parfaitement informés. Et ils ne conseillent pas de supprimer la dose journalière admissible et le seuil de potabilité de 50 mg qui en découle, parce qu'ils ne peuvent le faire. Imaginons que, demain, ils annoncent que « l'eau est potable quelle que soit la concentration des nitrates qu'elle contient » et encore « qu'une feuille de laitue de 25 g contient autant de nitrate qu'un litre d'eau prétendument dangereuse ». (...)

Donc il faut persévérer dans l'être et continuer à faire comme si l'eau contenant plus de 50 mg par litre était à peine potable, et celle à plus de 100 mg par litre pas potable du tout. Même si le contraire est scientifiquement démontré.

Mais, puisque tout est ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, pourquoi en parler ? Car le dossier des nitrates est exemplaire de ce que la prétention de la science à dire le vrai universel est de plus en plus contestée, entre autres à cause de l'évidente symbiose du scientifique et du politique et de ce qu'un fait social puisse perdurer au-delà de ses causes ».

2.2.4.2. Les résidus en eaux profondes

La norme limitant la concentration maximum de pesticides dans les eaux profondes a été fixée il y a une quinzaine d'années à 0,1 _g/litre. D'après les instances compétentes, elle n'a pas de fondement scientifique sauf pour ceux des produits dont la toxicité a été démontrée, auquel cas elle risque d'être insuffisamment sévère.

Dans le rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques sur la qualité de l'eau et de l'assainissement en France, M. Gérard Miquel, Sénateur et rapporteur de l'étude, a rappelé l'ensemble des raisons qui mettent en cause la validité de cette norme :

« La fixation d'un seuil unique de pesticides dans l'eau fait l'objet de nombreuses controverses.

- La première critique porte sur le seuil unique. Il est observé que ce choix du seuil unique est un choix européen qui n'a pratiquement aucun équivalent au monde. Pour les pesticides, l'OMS a déterminé 40 valeurs guides (VG) différentes, adaptées aux différentes molécules.

- La deuxième critique porte sur le niveau choisi, beaucoup plus strict que les valeurs internationales et que les niveaux retenus par d'autres compétiteurs, notamment américains. Le rapport entre les valeurs limites européennes et les valeurs guides internationales peut varier de 1 à 3000 (pour le bentazone, la VG est de 300 _g/l). L'Agence américaine de Protection de l'Environnement a fixé le seuil de l'alachlore, de l'atrazine et de la simazine, trois herbicides, à respectivement 2 _g/l, 3 _g/l et 17 _g/l, soit un niveau de 20 à 170 fois plus élevé que la norme européenne.

La troisième critique porte sur une certaine incohérence dans la détermination des seuils. Tandis que l'attention était focalisée sur l'eau, les limites de résidus sur les produits d'alimentation traités aux pesticides n'ont pas été modifiées. On relèvera par exemple que les limites de résidus sur les fruits peuvent être jusqu'à 100.000 fois plus importantes que les teneurs acceptées dans l'eau. Cette situation suggère une sévérité excessive sur l'eau et que les normes appliquées à l'eau n'ont pas été fondées sur des raisons sanitaires.

La dernière critique porte sur une situation de blocage. On rappellera que les seuils actuels ont été fixés initialement il y a 25 ans. Pour le professeur Hartemann de la faculté de Nancy, « on pouvait fixer une norme de 0,1 _g/l, par précaution, quand les connaissances scientifiques étaient encore limitées, mais à partir du moment où l'on connaît mieux, il faudrait accepter de réviser les seuils ». Il n'en a rien été ».

2.2.4.3. Les dioxines

Le pluriel du terme doit être souligné pour un élément dont l'instrumentalisation s'est faite à partir d'un singulier : la dioxine qui produit son effet médiatique, mais n'a pas de signification scientifique. Les dioxines se répartissent en deux catégories qui regroupent plus de 200 molécules différentes. Ils appartiennent à une famille de composés aromatiques polycycliques chlorés présentant des propriétés physico-chimiques semblables. Les toxicologues évaluent à 17 le nombre de dioxines toxiques. La dioxine à laquelle il est fait référence au singulier est celle relâchée lors de l'accident industriel de Seveso 18en juillet 1976 : la 2-3-7-8 TCDD (tétrachlorodibenzo-p-dioxine) classée en 1997 comme « cancérogène certain » par le Centre national de recherche contre le cancer. Les dioxines préexistaient à toute activité humaine ; des sources « naturelles » en relâchant des quantités substantielles telles les éruptions volcaniques et les incendies de forêt. Il semble également que la combustion du charbon en produise beaucoup. Un rapide calcul montre que la totalité des cigarettes fumées en France relâcherait la moitié des dioxines rejetées par les incinérateurs de déchets ménagers. Ces installations se trouvent être au cœur de contestations fondées d'une part sur des peurs entretenues dans des conditions qui n'ont rien de scientifique, en jouant, on l'a vu, sur les termes eux-mêmes et, d'autre part, en instrumentalisant des normes fortement sévérisées au niveau communautaire.

Les incidents qui ont eu lieu sur des incinérateurs hors normes ont donné lieu à des mises en cause systématiques du principe même de l'incinération des déchets ménagers dans le cadre d'une campagne agressive dont les manifestations les plus efficaces ont eu lieu dans d'autres pays européens où le blocage de la construction d'incinérateurs a logiquement entraîné des exportations frauduleuses de déchets dans des pays voisins et même lointains. Or les efforts de mise aux normes dans le cadre des législations française (1991) et européenne actuellement applicables ont apporté une réduction drastique.

Mme Roselyne Bachelot-Narquin alors Ministre de l'écologie et du développement durable, lors de son audition en juin 2003 devant la Délégation à l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale (rapport d'information n° 1169 « Déchets : état d'urgence », 3 novembre 2003) rappelait précisément le caractère satisfaisant des normes actuelles :

« Première priorité : minimiser les impacts des installations de traitement de déchets sur la santé et l'environnement.

C'est sans doute, quand on interroge nos citoyens, la chose à laquelle ils sont les plus sensibles. Il faut en effet qu'étant rassurés sur l'impact de ces installations sur la santé et l'environnement, ils puissent les accepter. Bien gérés et aux normes, ces incinérateurs et ces décharges sont tout à fait acceptables pour la santé et l'environnement.

Dans ce cadre, il s'agit également de lever une confusion, puisque ce sont bien les installations hors normes qui sont visées. Je suis payée pour voir, si je puis dire, puisque j'ai un incinérateur à dioxine dans ma ville, à Angers, qui a fait les titres de la presse nationale pendant les derniers congés d'été : on a parlé en effet de 18 morts par cancer aux alentours de l'incinérateur ! Tout cela ameute évidemment les populations, à juste titre, alors que les installations aux normes, bien entendu, sont sans danger ».

L'InVS avait d'ailleurs été saisi du cas de l'incinérateur d'Angers pour lequel dans son rapport annuel 2002 (page 59), il donne les résultats de son évaluation et remet en perspective l'ensemble du problème :

« Pour les dioxines, les « immissions » modélisées à Angers et imputables à l'usine d'incinération sont comparables avec les teneurs observées en environnement urbain. Avant la mise aux normes, les surexpositions moyennes attribuables à l'incinérateur sont de l'ordre du quart de l'exposition moyenne - à l'époque - de la population française générale. Le ratio de danger est inférieur à 1 ; en considérant l'absence de seuil, l'excès de risque individuel (sur 70 ans) est de 5 sur 10 000 et l'impact sanitaire (sur 25 ans) de 18 cas de cancer. Après mise aux normes, l'excès de risque individuel (sur 70 ans) est de 8 sur 10 millions et l'impact sanitaire (sur 30 ans) inférieur à 1 cas.

De nombreuses incertitudes affectent les résultats concernant le paramètre « dioxines » (peu de mesures d'émission, comportement des substances dans l'environnement, relation dose-réponse). Malgré leur plausibilité et leur cohérence (référentiels environnementaux et autres études menées autour d'incinérateur), ces résultats sont à considérer prudemment.

Les résultats de cette évaluation n'ont pas conduit à préconiser des mesures de prévention particulières. Ils montrent que la mise aux normes de l'incinérateur d'Angers a permis de beaucoup réduire les expositions. Ceci témoigne du bénéfice sanitaire de la mise aux normes des anciens incinérateurs et en particulier ceux qui, comme à Angers, sont situés dans des zones à forte densité de population ».

Malgré les niveaux satisfaisants atteints par la mise aux normes actuelles que cet exemple illustre clairement, le mouvement de « sévérisation » va se poursuivre pour atteindre la valeur fixée par la directive 2000/7G du 4 décembre 2000 : 0,1 nanogramme/m3 TE toxicity équivalents. L'actuel ministre de l'écologie et du développement durable, M. Serge Lepeltier, l'a ainsi précisé lors du débat organisé à l'Assemblée nationale le 13 avril 2004 sur « la politique de gestion durable des déchets ménagers et assimilés » :

« La gestion des déchets ne peut être durable que si les impacts de leur traitement sur l'environnement et la santé sont maîtrisés. Le cas des incinérateurs d'ordures ménagères est à cet égard instructif. Une réglementation les concernant a été définie au début des années 1990, mais a été mal appliquée - je suis d'accord sur ce point avec M. Sandrier. Sur instruction du ministère en charge de l'environnement, les préfets et les inspecteurs des installations classées se sont ensuite mobilisés pour faire cesser les situations d'infraction. Vous savez la détermination dont a fait preuve le précédent gouvernement, et en particulier Mme Bachelot, pour faire fermer les trente-six unités non-conformes qui restaient encore en fonctionnement il y a deux ans.

Alors que 300 usines, souvent de faible, voire de très faible capacité, fonctionnaient en 1998, moins de 130 sont aujourd'hui en service. Les émissions annuelles de dioxines des usines d'incinération, qui s'élevaient à plus d'un kilo en 1995, sont ainsi retombées à un peu plus de 100 grammes en 2003, soit une division par dix en quelques années. Ces deux chiffres illustrent l'évolution importante et rapide qu'a connue l'incinération en France dernièrement.

Pourtant, il faut encore poursuivre les efforts. Les autres pays européens qui, comme nous, incinèrent une part notable d'ordures ménagères, appliquent en effet depuis plusieurs années des normes de rejets plus strictes, qui seront en vigueur en France fin 2005. Cette nouvelle vague de modernisation entraînera une diminution supplémentaire des rejets de dioxines qui devraient être réduits à 20 gr par an en 2006, soit l'ordre de grandeur que l'on retrouve chez nos partenaires européens.

Les délais sont courts pour faire des travaux importants, mais dans beaucoup de sites, les choses sont bien avancées et je tiens à dire que je serai très ferme vis-à-vis des retardataires. Tout cela aura un coût élevé, j'en suis bien conscient, mais c'est en montrant que l'Etat veille au respect des règles déjà appliquées par nos voisins européens que la confiance dans ce mode de traitement pourra être restaurée ».

Il est à noter que l'argumentation de cette sévérisation, acceptée par la France au niveau communautaire, est essentiellement fondée sur l'alignement sur les pays européens voisins.

Mme Roselyne Bachelot-Narquin avait d'ailleurs eu dans l'audition précitée la même démarche :

« Je veux donc poursuivre cette mise aux normes et, en particulier, respecter l'échéance européenne de 2005 en divisant par dix les quantités de dioxine émises par une action réglementaire déterminée. Je veux surtout accompagner les opérateurs et non pas, comme cela s'est passé de 1992 à 2002, laisser les gens attendre alors qu'il faut les amener à anticiper cette échéance de 2005 ».

Les situations moyennes existantes sous l'empire des règles de 1991 visaient des émissions environ 100 fois supérieures (10 ng/m3) mais les incinérateurs à l'origine de problèmes réels dépassaient eux-mêmes ce seuil, et dans certains cas largement.

Dans le même débat, M. François-Michel Gonnot, Député, montrait par ailleurs que le principe même de l'incinération des déchets était menacé, ce qui montre que la sévérisation des normes a surtout pour but, pour certains, de rendre le plus cher et le plus difficile possible ce mode de traitement :

« Voulons-nous des incinérateurs ? On en sait le coût. Des projets existent. Va-t-on les poursuivre en cherchant à les solvabiliser ? Faut-il classer la valorisation thermique des déchets en énergie propre ? Elle contribue effectivement à diminuer l'effet de serre, et on l'a déjà fait pour le traitement de la biomasse. Alors pourquoi considérerait-on l'incinération des déchets ménagers comme une industrie polluante ? Tel serait pourtant le chemin que l'on prendrait si l'on faisait supporter aux incinérateurs une taxe sur le CO2, comme il en est question ».

Cette menace paraît maintenant écartée, mais le fait qu'une telle orientation ait été envisagée est en soi révélateur. Enfin, pour que l'évolution des traitements puisse se faire sans mouvements chaotiques désorganisant les filières, encore faut-il que ne soient pas autorisées des pratiques qui ont pour but de résoudre des situations particulières tout en prenant des libertés avec les principes d'un respect effectif de l'environnement (enfouissement de déchets ménagers dans les mines de sel comme alternative à l'incinération).

Une dernière observation doit être faite au sujet de cette directive 2000/76. Les remarques précédentes visent la norme dioxines et elle seule, le problème des émissions de métaux lourds dans l'atmosphère étant fort différent et n'ayant pas été abordé dans le même « climat politique ».

2.2.4.4. Le plomb dans l'eau

La toxicité du plomb ne saurait évidemment faire l'objet d'une quelconque controverse. En revanche, la norme dans l'eau potable a été l'objet d'un débat qui, dans l'Union européenne, a abouti à la décision de supprimer le plomb de toutes les canalisations de distribution d'eau.

Il doit être rappelé que si le plomb présente des dangers pour l'homme, c'est essentiellement à travers d'autres modes de contamination que l'eau potable. Il s'agit par exemple des résidus de peinture ingérés par des enfants dans des logements très anciens et insalubres ou, sur une échelle plus large, avec du plomb utilisé comme anti-détonnant dans l'essence. Ce plomb a été supprimé parce que sa présence était radicalement incompatible avec la technologie du pot d'échappement catalytique.

La fixation d'une norme scientifiquement fondée, à un niveau raisonnable, couplée au traitement des eaux qui permet de réduire la solubilité du plomb a été envisagée il y a une vingtaine d'années. On a préféré fixer la norme à 10 _g/litre, ce qui entraîne la suppression de toutes les canalisations en plomb.

Le professeur Claude Boudene (toxicologue, membre de l'Académie de médecine), dans une publication de septembre 2001 19, précisait les conditions de rigueur qui devraient présider à cette catégorie de normes dans les termes suivants :

« Un intérêt toxicologique particulier a été apporté, ces dernières années, à la présence de certains contaminants minéraux dans les eaux de boisson, aboutissant à la fixation par l'OMS de valeurs-guides de concentrations qui ont été généralement reprises sous forme de normes par une directive européenne en cours de transposition en droit national.

La démarche intellectuelle qui préside à cette fixation relève de plus en plus de l'application du principe de précaution d'ailleurs désormais reconnu par la Communauté Européenne, dans le but, fort louable, d'assurer un maximum de sécurité au consommateur.

Toutefois, si cette application mérite d'être poussée à l'extrême dans le cas où le dossier toxicologique d'une substance nouvelle est notoirement insuffisant et ne permet pas une évaluation satisfaisante du risque, elle doit être pleinement raisonnée dans le cas d'un toxique ayant déjà fait l'objet de nombreux travaux publiés et reconnus par diverses instances scientifiques. Dans ce cas, la méthodologie utilisée pour cette évaluation doit être discutée de manière approfondie sur la base des données acquises et ne pas céder à des pulsions sentimentales du moment.

L'actualité récente a en effet montré, à propos des deux exemples du plomb et de l'arsenic, combien l'utilisation de modèles mathématiques linéaires, initialement préconisés par l'Agence de Protection de l'Environnement américaine (EPA) et souvent repris par l'OMS dans le cas de molécules potentiellement cancérogènes, risquaient d'aboutir à la fixation de normes dont l'extrême sévérité confinant à l'irréalisme ne vont pas forcément dans le sens d'une amélioration évidente de la santé publique. A un certain stade se pose, en effet, le problème d'une hiérarchisation des risques qui doit obligatoirement tenir compte du coût de l'application de telles mesures dont le bénéfice pour la santé publique n'aura pas été clairement démontré ».

Remettant cette décision européenne en perspective à la fois sanitaire et technologique, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques par le rapport de M. Gérard Miquel sur les effets des métaux lourds sur l'environnement et la santé (rapport n°261/2000-2001 Sénat et 2979 Assemblée nationale - 11ème législation - page 305), apportait les éléments de jugement suivants :

« Le but peut-il être atteint à un coût moindre ? On observera tout d'abord que la suppression des seules canalisations en plomb ne supprime pas le risque hydrique. Il existe des contaminations supérieures à 10 _g/l en l'absence de plomb dans les canalisations.

93,5 % de la population n'est guère exposée aux apports de plomb d'origine hydrique. La mortalité liée au plomb est nulle. Seules quelques régions et/ou quelques populations sont à surveiller. « En France métropolitaine, 6000 unités de distribution délivrant à 3,7 millions d'habitants des eaux faiblement minéralisées (pH/6,5), susceptibles d'être en contact avec des canalisations en plomb (Vosges, Massif central ...). En Outremer, ce sont 1,1 million d'habitants pour 212 unités de distribution (Inserm - Le plomb dans l'environnement - 1999).

Une solution consistant à adopter une CMA à 25 _g/l associée à une valeur guide objectif à 10 _g/l aurait sans nul doute été moins coûteuse, le remplacement des anciennes canalisations s'opérant alors au rythme normal de l'usure, et les sites et populations à risques pouvant bénéficier le cas échéant d'aides ou de programmes spécifiques destinés à alléger la charge en plomb dans l'eau. Une action ciblée paraît toujours plus appropriée qu'une mesure générale.

Enfin, la dépense pouvait-elle être mieux utilisée ? La France va dépenser 70 milliards de francs pour limiter un risque faible. Tandis que dans le même temps il existe des contaminations et des expositions beaucoup plus importantes, beaucoup plus graves (l'exposition liée aux vieilles peintures, l'arsenic dans l'eau ...) qui peuvent être éradiquées pour un coût bien inférieur ».

Le même rapport, en portant l'analyse à un niveau plus général, citait les propos d'un expert recueillis lors de son audition 20 :

« Les zones ou produits à surveiller sont en vérité peu nombreux : les batteries, les installations industrielles des deux siècles passés, les peintures dans les habitats insalubres, les décharges sauvages, les zones géologiques acides ... les traitements uniformes sont coûteux et inopérants. Une politique ciblée, modulée serait, de loin, beaucoup plus efficace. Il ne faut pas chercher à réduire les risques partout en dépensant des moyens importants sur des zones où ils n'existent pas ».

Cette observation générale suffira comme conclusion au présent développement ; elle indique d'ailleurs que tout n'est pas réglé et qu'il reste encore beaucoup à faire (« les installations industrielles des deux siècles passés ») pour rétablir ou maintenir un environnement sain, mais par des actions ciblées et non par l'instrumentalisation des normes.

RÉSUME DE LA PREMIERE PARTIE

* Les acquis de l'organisation

Couronnant une évolution qui avait commencé près d'un siècle plus tôt (en 1902), la loi du 1er juillet 1998 a établi une architecture adaptée aux exigences qui avaient été identifiées à la suite des crises des années quatre-vingt-dix et plus particulièrement formalisées par les travaux de la mission d'information sénatoriale de 1996-97 ; ces travaux ont abouti à une proposition de loi qui est directement à l'origine des dispositions évaluées aujourd'hui.

Les principes d'organisation retenus sont clairs.

L'option d'une agence unique du type de la FDA (Food and Drug Administration) américaine ayant été exclue, ce sont des agences propres à chaque domaine qui ont été créées. Le principe de la séparation entre l'évaluation (agences ou instances spécifiques) et la gestion (administrations ministérielles) a été retenue, le cas de l'AFSSAPS constituant une exception délibérée (en effet, en charge des deux fonctions, elle dispose du pouvoir de police sanitaire).

L'Institut de Veille Sanitaire est l'instance de base de la sécurité sanitaire et constitue la tête de réseau de toutes les agences et instances spécifiques. Il a une triple mission de surveillance, d'étude et de recommandation. Le CNSS (Comité National de Sécurité Sanitaire) devait être l'élément central de coordination. La DGS (direction Générale de la Santé) recentrée autour de ses fonctions essentielles, exerce la tutelle exclusive ou partagée (AFSSA) des différentes agences.

* Les interrogations

- Les principes sur lesquels la sécurité sanitaire est fondée restent toujours globalement pertinents, mais leur portée doit être mieux cernée pour que leur mise en œuvre soit à la fois réaliste et efficace. Ainsi, le « risque zéro » n'a de sens que déterminé avec précision vis-à-vis d'un danger grave et précis.

- Le principe de précaution n'a de sens et de valeur opérationnelle que s'il est encadré par ses règles d'application : incertitude scientifique réelle, proportionnalité et réversibilité des mesures; en outre l'existence de structures et de mécanismes d'évaluation des risques tels que ceux créés par la loi de 1998 doit avoir pour effet de limiter son champ d'application au fur et à mesure des progrès de la veille et de la sécurité sanitaire.

- Des réalités qui imposent des réorientations

Après les progrès considérables qui ont été enregistrés dans le domaine de la sécurité des aliments, on observe la coexistence d'un haut niveau de sécurité sanitaire et d'une atmosphère d'inquiétude croissante ; certaines options semblent en fait calquées non sur la réalité du risque, mais sur les progrès technologiques des appareils de mesure. La sévérisation des normes peut illustrer cette dérive. Les normes relatives aux nitrates ou au plomb dans l'eau potable se sont révélées, par leur niveau, fondées sur des démarches scientifiques erronées pour l'une et arbitraire pour l'autre.

Il convient donc d'ajuster les dispositifs d'identification et de mesure des risques à leur gravité réelle, ce qui implique la réévaluation de certains d'entre eux (ultraviolets par exemple).

Enfin, le hiatus entre les niveaux élevés de sécurité atteints (domaine alimentaire) et les certitudes de désastres dus à des comportements à risque (obésité) interpellent plus que jamais sur l'orientation et la concentration de la vigilance sanitaire sur les véritables risques.

1 Les rapporteurs de l'OPECST ont été M. Alain Claeys, député et M. Claude Huriet, sénateur.

2 Respectivement p. 19 et 18

3 La sécurité sanitaire - Didier Tabuteau chez Berger Levrault Roger 39 (2ème édition) ; l'auteur a dirigé l'Agence du Médicament de 1993 à 1997 et a été directeur de cabinet de M. Bernard Kouchner, Ministre de la Santé

4 Rapport précité p. 42.

5 Rapport de la Cour des Comptes Septembre 2002 en application des lois de financement de la sécurité sociale.

6 InVS rapport annuel 2002.

7 Les agences sanitaires sous la tutelle : le nouveau paysage sanitaire impulsé en 1998 et les interactions des agences entre elles - document de travail 25 avril 2002.

8 Op.cité page 67.

9 Cf. supra - pour le COM de l'InVS et les remarques de la Cour des Comptes sur la mise en œuvre de ce nouvel outil avec les agences en général.

10 Commission d'enquête sur « les conséquences sanitaires et sociales de la canicule » AN XIIème législature - rapport n° 1455 Tome 2 - page 208.

11 Cf. rapport Claude Huriet sur la proposition de loi - Sénat n° 413 (1996-1997).

12 Auditions publiques de la commission des affaires sociales du Sénat mai 2000 n° 445 (1999-2000) p.8.

13 OPECST Rapport n° 346 (AN XIIè Législature) n° 52 Sénat (2002-2003) du 6 novembre 2002 (pages 99 et 111).

14 Le principe de précaution s'applique dans des conditions particulières, ainsi que l'a rappelé la Commission européenne : COM (2000) - Communication de la commission sur le recours au principe de précaution.

« le principe de précaution (...) couvre les circonstances particulières où les données scientifiques sont insuffisantes, peu concluants ou incertaines, mais où, selon des indications découlant d'une évaluation scientifique objective et préliminaire, il y a des motifs raisonnables de s'inquiéter que les effets potentiellement dangereux sur l'environnement et la santé humaine,animale ou végétale soient incompatibles avec le niveau choisi de protection.

(...) Le recours au principe de précaution présuppose :

- l'identification d'effets potentiellement négatifs découlant d'un phénomène, d'un produit ou d'un procédé ;

- une évaluation scientifique du risque qui, en raison de l'insuffisance des données, de leur caractère non concluant ou encore de leur imprécision, ne permet pas avec une certitude suffisante d'estimer le risque en question ».

15 Communiqué de presse InVS-AFSSA du 10 mai 2004 « Estimation de l'importance des infections d'origine alimentaire en France ».

16 La situation est à peu près comparable au Royaume-Uni où les autorités ont fait de la lutte contre les salmonelloses une priorité, notamment dans le secteur de la volaille.

17 In La Recheche Février 2001

18 Ayant participé à l'enquête sur l'accident de SEVESO, le Pr. TUBIANA a précisé à ce sujet : « Je peux vous dire qu'il n'y a pas eu de catastrophe, seulement trente avortements entraînés par une panique injustifiée. Les fœtus étaient normaux, et on a sacrifié trente bébés pour rien.

(cité par Pierre KOHLER, L'imposture verte - Albin Michel - septembre 2002)

19 La sécurité de l'alimentation - Travaux du comité scientifique de la FCD (Fédération des entreprises du commerce et de la distribution) Septembre 2001.

20 P-H BOURRELIER, ingénieur général des mines, coordonateur du rapport de l'Académie des Sciences sur « la contamination des sols par les éléments en trace ».