N° 1797 - Rapport de Mme Pascale Gruny sur la proposition de résolution de M. Kléber MESQUIDA tendant à la création d'une commission d'enquête sur les responsabilités dans le massacre de nombreuses victimes civiles, rapatriées et harkis après la date officielle du cessez-le-feu de la guerre en Algérie (1637)




Document

mis en distribution

le 27 septembre 2004

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N° 1797

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 22 septembre 2004.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES, FAMILIALES ET SOCIALES SUR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION (n° 1637) de M. KLÉBER MESQUIDA ET PLUSIEURS DE SES COLLÈGUES, tendant à la création d'une commission d'enquête sur les responsabilités dans le massacre de nombreuses victimes civiles, rapatriées et harkis après la date officielle du cessez-le-feu de la guerre en Algérie,

PAR Mme Pascale GRUNY,

Députée.

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INTRODUCTION 5

I.- SUR LA RECEVABILITÉ DE LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION 7

II.- SUR L'OPPORTUNITÉ DE LA CRÉATION D'UNE COMMISSION D'ENQUÊTE 9

1. Un objectif légitime et même nécessaire : la recherche de la vérité 9

2. Une politique de mémoire déjà riche en faveur des rapatriés en général et des harkis en particulier 11

3. L'encouragement du travail historique doit être préféré à la création d'une commission d'enquête, moyen en l'espèce particulièrement inadéquat 13

TRAVAUX DE LA COMMISSION 15

INTRODUCTION

Le 18 juin 2004 a été mise en distribution une proposition de résolution (n° 1637) présentée par M. Kléber Mesquida et l'ensemble des membres du groupe socialiste et apparentés tendant à la création d'une commission d'enquête sur les responsabilités dans le massacre de nombreuses victimes civiles, rapatriées et harkis après la date officielle du cessez-le-feu de la guerre en Algérie.

Aux termes de l'exposé des motifs de la proposition, cette commission serait chargée de déterminer la « vérité » des faits qui se sont produits après le 19 mars 1962, en particulier des massacres, mais également les conditions dans lesquelles ont été accueillies en France les personnes qui ont été rapatriées : de la connaissance de ces faits doivent pouvoir être déduites des « responsabilités ».

Selon l'usage, la rapporteure examinera la recevabilité de la proposition de résolution, avant de s'interroger sur l'opportunité de créer une telle commission d'enquête, au regard des prérogatives qui lui sont attachées et de l'organisation qu'elle exige.

I.- SUR LA RECEVABILITÉ DE LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION

La recevabilité de la proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête doit s'apprécier au regard des dispositions conjointes de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et des articles 140 et 141 du Règlement de l'Assemblée nationale.

_ La première exigence posée par ces textes est de déterminer avec précision dans la proposition de résolution les faits pouvant donner lieu à enquête.

En l'occurrence, l'objet de l'éventuelle commission d'enquête consiste à déterminer « les responsabilités dans le massacre de nombreuses victimes civiles, rapatriées et harkis après la date officielle du cessez-le-feu de la guerre en Algérie ».

Il s'agit d'un travail d'identification des responsabilités : le thème central est donc celui d'une réparation avant tout morale. Domaine du travail de mémoire par excellence. Toutefois, il est possible de s'interroger sur les prolongements d'un tel travail : la responsabilité morale peut engendrer une responsabilité matérielle. Les auteurs de la proposition de résolution font d'ailleurs expressément référence à un « devoir de réparation » - thème sans conteste plus matériel que moral - dans l'exposé des motifs au sujet de la situation des rapatriés « parqués dans des camps avec fils de fer barbelés et régime disciplinaire » et demandent par ailleurs que les « spoliations [subies par les rapatriés d'Algérie, pieds-noirs ou harkis] soient réparées ».

Le moment où se sont passés les faits visés par la présente proposition est assez clairement identifié : « après la date officielle du cessez-le-feu de la guerre en Algérie », autrement dit après le 19 mars 1962 à midi, puisque telle était la date prévue aux termes des accords d'Evian signés la veille. On peut s'interroger toutefois sur la fin de la période visée. Mais ce serait peut-être déjà anticiper sur le travail proposé.

Quant aux faits incriminés, là encore, sans entrer dans ce même travail, on peut les déterminer de la manière suivante :

- d'une part sont concernés des civils européens. Ceux-ci ont subi des « dommages » (pour reprendre la terminologie du droit de la responsabilité sur laquelle se fondent les auteurs de la proposition) : ils ont pu être blessés ou tués comme civils, comme à l'occasion des événements dits de la « fusillade de la rue d'Isly », le 26 mars 1962, ou encore de la journée du 5 juillet 1962 à Oran ; par ailleurs, ils ont pu également faire l'objet d'enlèvements à ce moment-là (1;

- d'autre part, les « harkis » (2) sont visés par la présente proposition : comme pour les européens, il convient d'examiner le sort de ceux qui ont pu être tués ou blessés ; mais la présente proposition couvre également la situation des harkis rapatriés en France.

Il importe de souligner que cette lecture des faits résulte davantage de l'exposé sommaire de la proposition de résolution que de son article unique, qui vise exclusivement les situations de « massacre ». Il y a d'une certaine façon contradiction entre l'exposé des motifs - dont l'objet est plus large - et le dispositif ; la rapporteure a bien voulu prendre en compte la totalité des faits tels qu'ils figurent dans l'exposé des motifs, mais il n'en reste pas moins qu'une certaine ambiguïté demeure.

Nonobstant ces remarques, on peut considérer que les faits visés sont formulés de façon suffisamment précise pour justifier, a priori, la création d'une commission d'enquête.

_ La seconde condition de recevabilité concerne la mise en œuvre du principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire qui interdit à l'Assemblée nationale d'enquêter sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours.

Par lettre du 12 juillet 2004, M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice, a fait savoir à M. Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, qu'aucune procédure n'est actuellement en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition de résolution.

La proposition de résolution peut donc être considérée comme recevable.

II.- SUR L'OPPORTUNITÉ DE LA CRÉATION
D'UNE COMMISSION D'ENQUÊTE

Il reste à déterminer s'il convient, en opportunité, de créer ou non une commission d'enquête « sur les responsabilités dans le massacre de nombreuses victimes civiles, rapatriées et harkis après la date officielle du cessez-le-feu de la guerre en Algérie ».

1. Un objectif légitime et même nécessaire : la recherche de la vérité

L'objectif poursuivi par les auteurs de la proposition de résolution résulte assez clairement de l'exposé des motifs, aux termes duquel « il est indispensable d'avoir une vision objective de l'histoire ». La recherche de la vérité, telle semble bien être, en effet, leur ambition première : « la vérité pour mieux comprendre (...) ». Cela implique « un travail de mémoire et de vérité sur les événements », opération qui permettrait, notamment, aux familles des victimes de faire leur « travail de deuil ». On ne reviendra pas sur l'ambivalence juridique du terme de responsabilité, qui transparaît en particulier, dans l'exposé des motifs, pour la situation des camps de harkis, au sujet desquels est expressément abordée la question du « devoir de réparation (...) en raison du sang versé ».

S'agissant de cette recherche de la vérité, la rapporteure ne peut que souscrire au souhait des auteurs de la proposition. A cet égard, elle fait sienne la réponse de M. Hamlaoui Mékachéra, ministre délégué aux anciens combattants, lors de la discussion du projet de loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, le vendredi 11 juin 2004 devant l'Assemblée nationale, aux orateurs des divers groupes politiques qui s'étaient émus de cette situation : « La vérité, même si elle demande du temps, doit être notre seul objectif pour renforcer la République et la démocratie. Ce travail de vérité qui se poursuit doit également s'exercer, bien entendu, sur les événements dramatiques qui, en Algérie, ont suivi les accords d'Evian. (...) De nombreuses familles de rapatriés et de harkis de toutes origines n'ont jamais pu faire le deuil de leurs proches en raison des circonstances et de l'absence d'explications ». Ce faisant, le ministre reprenait une ligne politique constante, exposée déjà lors de la déclaration qu'il avait faite sur les rapatriés le mardi 2 décembre 2003 devant l'Assemblée nationale (3).

Or il semble bien que les éléments dont on dispose concernant les événements qui se sont déroulés après le 19 mars 1962 à midi sont insuffisants. Deux rapports récents établis au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale (4) soulignent qu'après le 19 mars 1962, la France reconnaît la disparition de 3 018 civils européens, mais rappellent aussi que pour l'Association de défense des familles des disparus, ce chiffre est sous-estimé : celle-ci avance le nombre de 9 000 morts.

Le récent rapport établi par M. Michel Diefenbacher fait état d'environ 3 000 disparitions également (5), tout en précisant que « les éléments réellement probants ont rarement été apportés » et que « le doute subsiste ». Quant aux anciens soldats et supplétifs musulmans de l'armée française enlevés et massacrés après le cessez-le-feu, les évaluations oscillent entre 30 000 et 150 000 - pour les auteurs de la proposition de résolution, « les historiens estiment à 70 000, certainement plus, le nombre de victimes, souvent tuées dans des conditions horribles ». Aux termes du rapport Diefenbacher : « probablement entre 60 000 et 80 000 [supplétifs ont été enlevés ou massacrés], peut-être beaucoup plus encore ».

Les historiens évoquent également l'importance du nombre d'enlèvements d'européens, notamment dans l'Oranie. Le bilan de la fusillade de la rue d'Isly ou des événements du 5 juillet à Oran fait l'objet d'estimations, mais mériterait d'être approfondi. Il en va de même du nombre de harkis passés par des camps en France.

Il convient d'observer que ces difficultés purement quantitatives se doublent de difficultés qualitatives. « Quelles ont effectivement été les victimes de quels événements ? », pourrait-on être tenté de demander de manière sans doute trop naïve, mais néanmoins nécessaire, tant il est vrai que si certains faits sont indéniables, d'autres demeurent encore dans l'ombre d'une histoire insuffisamment pacifiée. Dans quelles conditions se sont déroulés les événements de la rue d'Isly ou de la journée du 5 juillet ? Qu'ont subi les harkis ou les européens restés sur le territoire algérien après le mois de mars 1962 ? Quelle a été la situation des harkis dans les camps en France ? On mesure, à l'aune de ces seules questions, la complexité de la situation qu'il importe de clarifier.

2. Une politique de mémoire déjà riche en faveur des rapatriés
en général et des harkis en particulier

Dès lors que l'objectif revêt une valeur presque consensuelle, c'est la question de la méthode à utiliser pour l'atteindre qui se trouve au cœur du débat. Avant tout, il importe de garder présent à l'esprit le contexte de l'ensemble de la politique actuellement menée en faveur des rapatriés, dont les harkis. C'est un élément d'appréciation indispensable pour mesurer si la création d'une commission d'enquête peut être un outil supplémentaire utile.

Il n'est pas nécessaire de revenir en détail sur la politique de réparation directement « matérielle » des dommages subis par les rapatriés dont les harkis, même s'il est incontestable qu'elle résulte souvent, au moins indirectement, de la réparation morale que constituent d'abord la recherche des responsabilités et l'œuvre de reconnaissance et s'il convient de souligner que le gouvernement actuel a souhaité, en particulier dans le projet précité actuellement en cours de discussion devant le Parlement, unir ces deux volets que constituent la réparation matérielle et la politique de mémoire.

En revanche, il est essentiel de s'arrêter sur le développement, important ces dernières années, de la politique de mémoire, tant à l'égard des rapatriés en général que, plus spécifiquement, des harkis. C'est d'ailleurs en partie le rôle de la mission interministérielle aux rapatriés, créée par le décret n° 2002-902 du 27 mai 2002, ou du Haut Conseil des rapatriés, créé par le décret n° 2002-1479 du 20 décembre 2002. Il est possible de résumer les principaux apports de cette politique en les regroupant autour de trois grands axes.

D'une part, certaines mesures constituent des gestes symboliques, qui étaient attendus de longue date et manifestent la reconnaissance nationale. Ainsi, par le décret n° 2003-925 du 26 septembre 2003, a été fixée au 5 décembre de chaque année une journée nationale d'hommage aux « morts pour la France » pendant la guerre d'Algérie (6) et les combats du Maroc et de la Tunisie. De plus, le décret du 31 mars 2003 avait d'ores et déjà pérennisé à la date du 25 septembre de chaque année l'établissement d'une journée nationale d'hommage aux harkis - la seule parmi les journées nationales d'hommage à être consacrée à une unité de l'armée française. De même, a été inauguré quai Branly, le 5 décembre 2002, le mémorial national d'Afrique du Nord à la mémoire de la totalité des soldats français ayant combattu lors de la guerre d'Algérie ou des combats en Tunisie ou au Maroc. Il résulte en outre du projet de loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés actuellement en discussion devant le Parlement, l'association à l'hommage du 5 décembre des populations civiles de toutes confessions, harkis, pieds-noirs, victimes des massacres perpétrés durant la guerre d'Algérie ainsi que ceux commis après le 19 mars 1962 (article 1er bis)(7).

D'autre part, certaines mesures correspondent à la mise en œuvre d'outils de conservation de la mémoire pour l'avenir, comme l'atteste, par exemple, la participation de l'Etat à hauteur de 5 millions d'euros en crédits d'investissement au projet de mémorial de la France d'outre-mer lancé à l'initiative du maire de Marseille, qui contribuera à la présentation de l'histoire mais aura également pour mission de valoriser la recherche ; ou encore la coopération active entre la France et l'Algérie sur la question des cimetières français en Algérie, par le lancement d'un plan de réhabilitation sur cinq années.

Enfin, certaines actions, liées à un besoin politique, sont d'application immédiate. Il en va ainsi par exemple de la reconnaissance par les programmes de recherche universitaire et les programmes scolaires du rôle de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, aux termes de la discussion actuellement ouverte devant le Parlement dans le projet de loi consacré aux rapatriés (article 1er quater), à la suite de la constitution d'un groupe de travail, en novembre 2003, associant la mission interministérielle aux rapatriés, le Haut Conseil des rapatriés et l'Inspection générale de l'éducation nationale, destiné à étudier la question de la place de la guerre d'Algérie dans les manuels scolaires.

De manière plus spécifique, il existe également une politique en faveur de la mémoire des harkis, politique qui connaît aujourd'hui des développements importants. Plusieurs mesures sont allées dans ce sens au cours des années récentes, qu'il s'agisse de la régularisation de l'état civil des harkis tombés en Algérie entre 1954 et 1962, de l'intégration des associations représentatives du monde des harkis dans les diverses cérémonies, de l'attribution de décorations à d'anciens harkis particulièrement valeureux ou encore du lancement, en mai 2003, d'une étude sur l'histoire et l'insertion des Français musulmans rapatriés, réalisée par l'Université de Paris V, en liaison avec la mission interministérielle aux rapatriés (8). Tout récemment, l'un des articles du projet de loi adopté par l'Assemblée nationale en première lecture sur les rapatriés interdit toute allégation injurieuse envers une personne à raison de sa qualité vraie ou supposée d'ancien supplétif de l'armée française en Algérie ou assimilé (article 1er quinquies).

L'ensemble de ces mesures procède d'une forme d'activation de la mémoire, condition nécessaire d'un travail de mémoire dont certaines composantes peuvent incontestablement revêtir également un caractère plus prospectif. Pour autant, la création d'une commission d'enquête paraît inappropriée.

3. L'encouragement du travail historique doit être préféré
à la création d'une commission d'enquête, moyen en l'espèce particulièrement inadéquat

C'est que le travail de mémoire nécessaire correspond par définition à la tâche des historiens, non à celle de l'Etat. Ce qui ne signifie pas que l'Etat doive être absent de cette entreprise : c'est à lui de tout faire pour faciliter ce travail. Mais cela ne peut aller jusqu'à une substitution pure et simple au rôle des historiens, ce qui serait précisément le cas avec la création d'une commission d'enquête. Une commission d'enquête ne pourrait utilement prendre en charge, dans le temps, ce travail pourtant nécessaire. Le ministre délégué aux anciens combattants l'a très clairement rappelé dès le débat sur les rapatriés précité du mardi 2 décembre 2003 : « L'Etat doit faciliter et encourager les recherches des spécialistes de l'histoire, afin qu'ils puissent établir avec l'objectivité et la sérénité nécessaires la vérité sur les événements qui ont marqué cette période controversée ».

La requête de M. Kléber Mesquida et plusieurs de ses collègues n'est d'ailleurs pas nouvelle. La question a d'ores et déjà été posée en ces termes, il y a quelques mois à peine, en juin 2004, lors de l'examen du projet de loi relatif aux rapatriés, et une réponse y a été apportée.

Présentant l'avis défavorable de la commission sur un amendement soutenu par M. Kléber Mesquida, qui visait précisément à compléter l'article 1er par trois alinéas aux termes desquels la France reconnaissait ses responsabilités envers les Français rapatriés dont les harkis, le rapporteur de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales a expliqué ainsi la position de la commission :

« Cher collègue socialiste, en évoquant la responsabilité, vous avez posé la question : « Qui est responsable ? », mais vous vous êtes bien gardé d'y répondre. Cela prouve que nous avons tous un doute, une hésitation. Et si nous ne souhaitons pas introduire cette notion de responsabilité dans le texte, c'est justement parce que, selon nous, le prisme de l'historien n'est pas encore passé ».

C'est lors de la même discussion qu'a été apportée une réponse directe à la question posée alors par les auteurs de l'amendement, et aujourd'hui par les auteurs de la présente proposition, par l'adoption à l'unanimité d'un autre amendement visant à créer « une fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie (...) avec le concours de l'Etat » (article 1erter du projet). Les conditions de création de cette fondation devront être fixées par décret en Conseil d'Etat. Contrairement à la création d'une commission d'enquête, l'institution d'une fondation d'une part permettra aux historiens d'accomplir une tâche qui leur revient - la complexité des faits exigeant ce travail -, d'autre part bénéficiera du temps indispensable à une telle entreprise.

Cette création est conforme à l'engagement solennel du Premier ministre qui avait annoncé, dès la première édition de la journée nationale du 5 décembre, en 2003, le projet d'une instance rassemblant historiens et chercheurs, mais également des acteurs de cette histoire encore récente. C'est là un premier élément concret qui permettra « de faire la lumière, en toute sérénité, sur les événements tragiques qui ont marqué la fin de la présence française en Afrique du Nord », selon l'expression du ministre lors de la discussion de cet amendement (9). Une « étude de préfiguration », destinée à préciser les objectifs et les moyens de la fondation, devrait être lancée dans les prochaines semaines, préalable à l'institution effective de cette fondation en 2005.

D'autres initiatives existent encore, récentes ou en cours de réalisation. Le ministre a rappelé lors de la même discussion l'organisation en 2005 d'un colloque sur le thème de la place de la guerre d'Algérie dans les manuels scolaires, rassemblant enseignants et rapatriés de toutes origines, mais également éditeurs et historiens. C'est ainsi également que le rapport établi par la Croix-Rouge internationale en 1963 sur le sort des prisonniers et disparus en Algérie a été communiqué dernièrement aux historiens et constitue un outil précieux pour la recherche.

Par ailleurs, une politique ambitieuse d'ouverture des archives du ministère des affaires étrangères a été engagée. Désormais, l'accès aux familles des dossiers, conservés dans les archives nationales tant à Paris qu'à Nantes, concernant les personnes disparues en Algérie au moment de la guerre d'indépendance, est effective. Il s'agit d'une avancée notable vers la recherche de la vérité historique.

Au bénéfice des observations qui viennent d'être formulées, la rapporteure conclut donc au rejet de la proposition de résolution n° 1637.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

La commission des affaires culturelles, familiales et sociales a examiné, sur le rapport de Mme Pascale Gruny, la présente proposition de résolution au cours de sa séance du mercredi 22 septembre 2004.

Un débat a suivi l'exposé de la rapporteure.

M. Patrick Bloche a déclaré que la tonalité des propos de la rapporteure est à la mesure des difficultés et de la sensibilité propres à ce dossier, qu'il a lui-même très fortement ressenties, comme élu parisien, lors de l'apposition, il y a trois ans, d'une plaque commémorant les événements tragiques du 17 octobre 1961 à Paris.

La proposition de résolution de M. Kléber Mesquida n'a pas d'autre vocation que de prolonger un travail engagé il y a plus de quarante ans, travail de mémoire et d'encouragement à une meilleure connaissance des faits. Il est en effet essentiel de porter, avec le temps, un regard aussi objectif que possible sur ces événements douloureux.

Certes, conformément à ce qui résulte de l'exposé de la rapporteure, les historiens n'ont pas attendu les parlementaires pour faire leur travail et rechercher la vérité, qu'ils aient agi comme « pionniers » ou aient profité de l'ouverture récente de certaines archives. De plus, il est vrai que rôle de l'Etat et du Parlement, face à la spécificité d'événements qui n'ont été reconnus comme constituant une guerre que par une loi de 1999 - œuvre majeure de l'Assemblée nationale -, consiste, par l'établissement de signes dont la portée est au moins symbolique, à faciliter ce travail de la mémoire. Ainsi pourra cheminer la vérité.

L'inauguration du mémorial national d'Afrique du Nord, quai Branly à Paris, et l'institution du 5 décembre comme journée d'hommage aux victimes de ces conflits - sans revenir sur le débat concernant le choix de cette date, débat sur lequel la commission est très bien informée - comptent parmi ces signes.

Mais une question reste en suspens, à laquelle la proposition de résolution veut précisément apporter une réponse : celle de la responsabilité, ainsi que l'ont montré les débats encore récents qui se sont tenus dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale. S'il appartient à l'historien, travaillant sur des hypothèses, d'éclairer la vérité et l'enchaînement des faits, la désignation des responsabilités, corollaire de la reconnaissance officielle des événements, est une prérogative de l'Etat en général et de la représentation nationale, dotée de la légitimité nécessaire pour ce faire, en particulier. Tel est le sens de la commission d'enquête réclamée par M. Kléber Mesquida, seul moyen d'aller au bout de la démarche de recherche de la vérité.

Après avoir salué le travail effectué par Mme  Pascale Gruny, M. Georges Colombier a souhaité faire part à la commission de son expérience personnelle : sa présence en Algérie après le cessez-le-feu du 19 mars 1962 jusqu'à la veille de l'indépendance, à un moment où les rapatriés ont été embarqués, tels des moutons, par exemple à Mers El-Kébir, sur les bateaux qui les emmenaient en métropole. Dès lors, on ne peut que souscrire à l'ambition affichée à la fois par les auteurs de la proposition et par la rapporteure de recherche de la vérité. Le rapport consacré par M. Michel Diefenbacher, en septembre 2003, à l'effort de solidarité nationale envers les rapatriés contenait déjà des propositions dans ce sens.

Pendant trop longtemps, la France a oublié les rapatriés et, parmi eux, les harkis. A ce titre, il convient de saluer l'action menée ces dernières années par le président de la République, M. Jacques Chirac, et par le ministre délégué aux anciens combattants, M. Hamlaoui Mékachéra, pour améliorer la réparation matérielle à leur égard, mais aussi pour amplifier la politique de mémoire par des gestes symboliques tels l'institution du mémorial d'Afrique du Nord quai Branly et l'établissement d'une journée du souvenir en mémoire des victimes du conflit le 5 décembre de chaque année - en dépit des débats parfois vifs s'agissant de cette dernière question. Le projet de loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, actuellement en instance d'examen au Sénat, participe de cet effort salutaire, même s'il ne répond pas à toutes les demandes des rapatriés. L'objectif principal - ne pas oublier - est atteint.

Comme l'avait indiqué le ministre délégué aux anciens combattants, M. Hamlaoui Mékachéra, au cours du débat sur les rapatriés organisé à l'Assemblée nationale le 2 décembre 2003, « l'Etat doit faciliter et encourager les recherches des spécialistes de l'histoire, afin qu'ils puissent établir avec l'objectivité et la sérénité nécessaires la vérité sur les événements qui ont marqué cette période controversée ». Pour l'ensemble de ces raisons, la proposition de résolution, conformément à l'exposé de la rapporteure, doit être rejetée.

Si la recherche de la vérité est nécessaire, elle s'inscrit dans une démarche de long terme, a ensuite déclaré M. Lionnel Luca. En ce sens, il y a une évidente contradiction entre l'exposé des motifs de la proposition de résolution de M. Kléber Mesquida, qui plaide pour l'établissement de la vérité, et son dispositif, qui se résume à une sèche proposition sur la désignation des responsables des massacres. Ce dispositif ne précise pas jusqu'où, dans le temps, doit être remontée la chaîne des responsabilités, et dans quelle mesure il convient de répondre à des questions relatives aux événements dits de la « Toussaint rouge » ou à la position d'hommes politiques qui estimaient alors que la seule négociation possible était la guerre, par exemple. En outre, l'objectif poursuivi par les auteurs de la proposition est légitime, mais ne pourra être atteint que lorsque la passion qui anime ce débat sera retombée et que toutes les archives, aussi bien du côté français que du côté algérien, seront à la disposition des chercheurs. En la matière, il importe en tout état de cause d'éviter les anachronismes et les jugements hâtifs a posteriori.

Le président Jean-Michel Dubernard a souligné que même le temps n'apporte pas toujours de réponse formelle à certaines interrogations relatives au passé.

M. Paul-Henri Cugnenc a déclaré rejoindre à la fois l'analyse et les conclusions de la rapporteure ainsi que le sens de l'intervention de M. Lionnel Luca. Le devoir de mémoire doit nécessairement s'accompagner de la recherche de l'apaisement et de l'exigence d'une certaine logique, que l'on ne retrouve pas assez dans le texte de cette proposition. Le rejet probable par la majorité de celle-ci n'entame en rien la grande solidarité et le respect qu'elle éprouve envers les rapatriés et les harkis, ni son soutien à la cause légitime que constitue la recherche de la vérité. Au reste, on ne peut oublier que la majorité a fait beaucoup pour ces personnes - et bien plus que l'opposition par le passé. Si le devoir de mémoire est une priorité, la méthode exposée par la rapporteure est seule à même d'apporter la sérénité nécessaire à cette entreprise.

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Conformément aux conclusions de la rapporteure, la commission a rejeté la proposition de résolution n° 1637.

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N° 1797 - Rapport sur la proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur le massacre de victimes civiles, rapatriées et harkis après le cessez-le-feu de la guerre d'Algérie (Mme Pascale Gruny)

1 () Comme rapatriés en France, ils se trouvaient en outre démunis car dépossédés de leurs biens d'origine - mais ce tout dernier aspect des choses ne semble pas devoir être directement pris en compte pour les auteurs de la proposition. Il est à noter que « la définition juridique des rapatriés est donnée par la loi du 26 décembre 1961 relative à l'accueil et à la réinstallation des Français d'outre-mer. Il s'agit des « Français ayant dû quitter ou estimé devoir quitter, par suite d'événements politiques, un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France » (définition extraite du rapport établi par M. Michel Diefenbacher en septembre 2003 : « Parachever l'effort de solidarité nationale envers les rapatriés ; promouvoir l'œuvre collective de la France outre-mer »).

2 () Le terme « harkis » désigne les personnes ayant servi l'Algérie dans une formation supplétive de l'armée française. Il convient de relever toutefois que la nationalité française constitue une des exigences légales pour prétendre au bénéfice du régime d'indemnisation spécifique en faveur des harkis mis en place à partir de 1987. Aujourd'hui, on dénombre environ 9 000 harkis et 2 000 femmes de harkis.

3 () « (...) le travail de vérité doit s'exercer aussi bien sur les événements dramatiques qui ont malheureusement suivi en Algérie les accords d'Evian que sur les conditions du rapatriement des harkis sur notre territoire et sur l'accueil d'une métropole qui, il faut bien le dire, ne les attendait pas ».

4 () Rapport (n° 3527) sur les propositions de loi relatives à la question de l'institution d'une journée nationale à la mémoire des victimes de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie (2002) ; avis (n° 1111) sur le projet de loi de finances pour 2004 (2003).

5 () « Le secrétaire d'Etat aux affaires algériennes a fait état de 3 019 personnes enlevées jusqu'au 31 décembre 1962, parmi lesquelles 1 300 ont été libérées. 1 700 personnes étaient donc encore portées disparues. D'autres données arrêtées au 30 avril 1963 ont mentionné 3 093 enlèvements dont 306 tués, 969 rescapés et 1 818 « manquants ». Il s'y ajoute les personnes enlevées les années suivantes. La certitude ou la quasi-certitude du décès de 800 d'entre elles sera officiellement affirmée ».

6 () Cette expression a été officialisée avec la loi n° 99-882 du 18 octobre 1999 relative à la substitution à l'expression « aux opérations effectuées en Afrique du Nord » de l'expression « à la guerre d'Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc ».

7 () Dans le même ordre d'idée, le projet de loi en discussion précité comprend une disposition consacrant l'expression de la reconnaissance de la Nation aux femmes et aux hommes qui ont participé à l'œuvre accomplie par la France notamment en Algérie ainsi que celle de la reconnaissance des souffrances éprouvées et des sacrifices endurés (article 1er du texte adopté par l'Assemblée nationale en première lecture le 11 juin 2004). Le premier alinéa de l'article 1er de la « loi Romani » n° 94-488 du 11 juin 1994 disposait déjà : « la République française témoigne sa reconnaissance envers les rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilées ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu'ils ont consentis ».

8 () Etude de M. Tom Charbit (Paris V), « Les Français musulmans rapatriés et leurs enfants ».
Une autre étude, consacrée directement à la question des camps de harkis, a été confiée par la mission interministérielle aux rapatriés à des universitaires et devra faire l'objet d'un rapport d'étape prochainement.

9 () Le ministre avait par ailleurs précisé, répondant aux orateurs à la fin de la discussion générale, au sujet de la création de la fondation : « Là est la vraie réponse : on ne bâtit pas l'avenir sur la suspicion et la méfiance, mais sur la reconnaissance et le réel travail historique ».


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