N° 1288 - Proposition de résolution de Mme Marie-Jo Zimmermann tendant à la création d'une commission d'enquête sur la pollution de la Moselle et le respect des normes européennes concernant la pollution des eaux de surface



Document
mis en distribution

le 17 décembre 2008


N° 1288

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 2 décembre 2008.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête sur la pollution de la Moselle et le respect des normes européennes concernant la pollution des eaux de surface,

(Renvoyée à la commission des affaires économiques, de l’environnement et du territoire,
à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus
par les articles 30 et 31 du Règlement.)

PRÉSENTÉE

par Mme Marie-Jo ZIMMERMANN,

députée.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

En juillet 1977, le directeur de l’Agence de bassin Rhin-Meuse écrivait dans la revue Objectif Lorraine : « Il importe de souligner que la réduction de la pollution saline de la Moselle constitue une nécessité économique et écologique nationale : le développement harmonieux sans problème aigu, de la métropole Lorraine en dépend. Ce problème présente un aspect international tout aussi important. Enfin, il faut noter que l’avenir des soudières, et notamment leur développement souhaitable pour la région Lorraine, passe nécessairement par la résolution du problème des rejets salins ». Depuis lors, la situation n’a pas évolué et la pollution totale par les chlorures a même augmenté de 30 %.

Les chlorures nocifs rejetés par les soudières de Meurthe-et-Moselle sont à l’origine d’une très grave pollution dans la vallée de la Moselle. Les Néerlandais estiment que les pointes de 150 mg/l d’ions chlore constatées dans le Rhin entraînent déjà pour eux un préjudice grave, objet d’un contentieux devant la Cour européenne de justice. Que dire dans ces conditions des chiffres de 500 et 600 mg/l constatés régulièrement dans la Moselle à hauteur d’Ars ou de Hauconcourt ? Même pendant les périodes de hautes eaux, les taux sont toujours supérieurs au seuil de 200 mg/l que la directive européenne de 1975 fixe comme le maximum acceptable pour une pollution par les chlorures : c’est ainsi qu’en janvier 1990, époque où pourtant le débit de la Moselle est important, la teneur au niveau d’Ars-sur-Moselle avait atteint 695 mg/l.

I – Rappel du contexte

Historiquement, le problème des rejets de chlorures de calcium par les soudières de Lorraine a été soulevé en premier lieu par les Pays-Bas. En effet, l’approvisionnement en eau potable des principales villes de ce pays et le dessalement des polders sont tributaires de la qualité des eaux du Rhin. Or, celles-ci étaient anormalement chargées en chlorures en raison des activités industrielles situées en amont, notamment en raison des rejets massifs des mines de potasse d’Alsace (chlorure de sodium) et des soudières de Lorraine (chlorure de calcium).

Les quantités étaient en effet considérables puisque le Rhin charriait chaque année plus de 10 millions de tonnes de chlorures de calcium ou de sodium. En Alsace, le chlorure de sodium était un sous-produit de l’exploitation des mines de potasse. Au contraire en Lorraine, les soudières extrayaient et extraient le chlorure de sodium ; sa réaction avec du calcaire produit d’une part de la soude et d’autre part un sous-produit, le chlorure de calcium qui est rejeté dans la Meurthe.

La teneur du Rhin en chlorures dépassant les normes européennes pour les eaux de surface, les Pays-Bas parvinrent à faire condamner la France devant diverses juridictions. Les mines de potasse d’Alsace furent alors obligées de stocker une partie de leur sel résiduel sous forme de terrils plus ou moins étanches. Cependant, le bon sens aurait été de créer un saumoduc aller-retour entre la Lorraine et l’Alsace. En utilisant le sel résiduel des mines de potasse d’Alsace, les soudières auraient en effet réduit corrélativement les quantités d’ions chlorures rejetées au total dans le Rhin et la Moselle.

Une telle solution de bon sens se heurta malheureusement à la mauvaise volonté des soudières de Lorraine, lesquelles cherchaient surtout à gagner du temps pour continuer à polluer plus ou moins impunément. Finalement, leur seul effort fut de créer des bassins de régulation permettant non pas de réduire les quantités totales rejetées mais simplement de les moduler pour tenir compte des variations du débit de la Moselle.

Confrontés à cette impasse, Jean-Louis Masson, député de la Moselle et Pierre Weisenhorn, député du Haut-Rhin demandèrent alors la création d’une commission d’enquête « sur la pollution du Rhin et de la Moselle par les chlorures » (Assemblée nationale, proposition de résolution n° 1243 du 24 novembre 1982). Toutefois, le dossier évolua assez peu, la France faisant seulement semblant de prendre en compte les objectifs de la Convention européenne relative à la protection du Rhin contre les chlorures qui avait été conclue à Bonn le 3 décembre 1976.

La fermeture programmée des potasses d’Alsace permit à la France de calmer en partie les récriminations des Pays-Bas. Dès lors, le dossier perdit progressivement sa dimension internationale pour devenir un problème franco-français. Il ne s’agissait plus de la pollution du Rhin et de ses affluents par les chlorures mais uniquement de la pollution de la Moselle par les rejets de chlorures de calcium des soudières.

Pour être moins global, le problème se posait cependant avec une réelle acuité car en raison du débit plus faible de la Moselle, et donc de la moindre dilution des quantités de chlorures, les teneurs en chlorures de la Moselle y étaient (et y sont) beaucoup plus élevées que ce dont les Pays-Bas se plaignaient pour les eaux du Rhin. Plus précisément à hauteur de Metz, les rejets des soudières conduisaient (et conduisent hélas toujours) à des teneurs en ions chlorures d’environ 600 mg/l, soit trois fois la norme européenne de potabilité des eaux de surface qui est de 200 mg/l au maximum.

En raison de l’inaction des pouvoirs publics, le député Jean-Louis Masson déposa une nouvelle demande de commission d’enquête portant cette fois spécifiquement « sur la pollution de la Moselle et le respect des normes européennes concernant la pollution des eaux de surface » (Assemblée nationale, proposition de résolution n° 1853 du 18 décembre 1990). Dans cette proposition, le député soulignait les préjudices subis par les utilisateurs situés en aval des soudières :

– Conséquences économiques pour les entreprises existantes qui doivent traiter au préalable l’eau à usage industriel puisée dans la Moselle car les chlorures y sont trop corrosifs (cas de la sidérurgie, de la centrale nucléaire de Cattenom…).

– Conséquences sur l’emploi car une dizaine d’entreprises ont été empêchées de s’installer en aval faute de pouvoir puiser de l’eau brute industrielle dans la Moselle (cas de l’usine de mouchoirs en papier Kimberley-Clark qui devait s’implanter sur le pôle industriel d’Ennery…).

– Conséquences pour l’approvisionnement en eau potable car lors des étiages à hauteur de Metz et de Hauconcourt, la teneur de la Moselle en chlorures dépasse très largement les seuils européens de potabilité des eaux de surface.

Cette demande de commission d’enquête donna finalement lieu à la création d’une mission d’information composée de cinq députés, en l’espèce : MM. Jean-Pierre Defontaine (président), Jean-Marie Demange, René Drouin, Claude Gaillard et Jean-Louis Masson. Dans son rapport d’information (Assemblée nationale, rapport n° 2401 du 4 décembre 1991), la mission confirma l’extrême gravité des conséquences économiques, financières et écologiques de la pollution par les chlorures.

Là encore, l’administration ne prit aucune mesure réellement coercitive afin d’obliger les soudières à réduire leurs rejets de chlorure de calcium, ou à procéder à leur enfouissement dans les couches profondes, ou à créer un saumoduc dans le lit de la Moselle jusqu’au confluent du Rhin. Pire, les soudières prirent prétexte de l’arrêt des mines de potasse d’Alsace pour demander une augmentation des quantités de chlorures qu’elles étaient autorisées à rejeter dans la Moselle.

La ville de Metz dont le réseau d’eau potable aurait été particulièrement pénalisé par cette augmentation de la pollution fut consultée pour avis. Finalement, suite aux interventions réitérées de deux élus de l’opposition municipale, M. Jean-Louis Masson et Mme Marie-Jo Zimmermann, le conseil municipal se prononça en janvier 1999 « contre une demande d’extension des capacités de production et donc, de pollution déposée par les soudières » (Républicain Lorrain du 21 juillet 2002). L’insistance de ces deux élus conduisit ensuite le conseil municipal à demander au maire d’engager une procédure à l’encontre des soudières en vue d’obtenir « une compensation financière équitable » sur la base du principe pollueur-payeur.

En septembre 2000, la ville de Metz saisit donc le cabinet d’avocats HUGLO-LEPAGE et Associés. Celui-ci présenta une requête au président du Tribunal administratif de Nancy afin qu’une expertise soit diligentée pour évaluer le préjudice économique et financier subi par la ville de Metz. Pendant ce temps, les services de l’État persistaient dans leur inaction tout en mettant la plus extrême mauvaise volonté pour fournir les résultats des analyses de pollution de la Moselle (question écrite n° 17381 du 27 juillet 1998 de Mme Marie-Jo Zimmermann, dont la réponse ne fut publiée que le 11 septembre 2000 au J.O de l’Assemblée nationale).

Finalement, répondant à plusieurs questions posées en 2007 et 2008 (question écrite de Mme Marie-Jo Zimmermann n° 15322, J.O A.N du 29 janvier 2008 et question écrite de M. Jean-Louis Masson n° 2638, J.O. Sénat du 29 novembre 2007), le ministre indiqua que « l’État n’envisage pas de rechercher pour la pollution générée par les soudières, la responsabilité financière des exploitants de ces sociétés ».

Un tel laxisme et une telle désinvolture sont d’autant plus scandaleux que dans le même temps, l’expertise réalisée à la demande du tribunal administratif de Nancy, concluait que pour le seul réseau d’eau potable de la seule ville de Metz, le préjudice s’élevait à 49,3 M€ (Républicain Lorrain du 7 novembre 2008). Face à un constat aussi grave, il est du devoir du Parlement de réagir. On ne peut pas parler sans cesse du Grenelle de l’environnement tout en laissant impunément carte blanche à des industriels qui génèrent d’énormes pollutions.

II – Les conséquences de la pollution

Jusqu’à présent, l’administration est intervenue en Lorraine pour imposer une régulation des rejets tenant compte des fluctuations des débits de la Moselle. Par contre, il n’y a pas eu de véritable action pour obliger les soudières à réduire les quantités totales de chlorures nocifs rejetés chaque année. Cette situation est regrettable car les quantités de chlorures sont énormes. La pollution totale de la Moselle en sels divers à hauteur de Hauconcourt s’élève en effet à environ 2,5 millions de tonnes par an. Malheureusement, l’opinion publique est mal informée de la situation, notamment pour ce qui est des conséquences réelles et particulièrement graves de cette pollution.

Un rapport rédigé en 1982 par le CIEDHEL pour le département de la Moselle regrettait déjà que l’on ait souvent caché la vérité et l’ampleur des conséquences économiques de la pollution : « Au cours de cette étude, nous avons pris de multiples contacts, tant avec des organismes officiels, qu’avec des utilisateurs concernés par le problème posé. Le sujet de l’étude a embarrassé certains de nos interlocuteurs qui auraient souhaité que l’on prenne en compte d’autres pollutions chimiques, et regrettent même que l’on s’intéresse à un sujet qui “empoisonne” depuis des années les relations intrarégionales par son arrière plan économique… En effet, et même si nos recherches n’ont pu aboutir qu’à des ordres de grandeur, on peut affirmer que depuis 1970 c’est bien plusieurs centaines de millions de francs de surcoûts divers qui peuvent être mis sur le compte d’une salinité excessive de l’eau de la Moselle. Et cela, tant pour l’argent public que celui des entreprises ».

• Une gêne pour l’implantation de nouvelles industries

La pollution par les chlorures constitue un lourd handicap pour le développement des zones industrielles situées dans la vallée de la Moselle en aval du confluent de la Meurthe. Les industries modernes ont en effet de plus en plus besoin d’une alimentation en eau brute relativement pure et non corrosive. Comme le souligne un rapport de l’Agence de bassin Rhin-Meuse, « les entreprises qui envisagent de s’implanter n’ont finalement que le choix entre l’eau anormalement polluée de la Moselle, ou l’eau potable des réseaux publics dont le coût est prohibitif compte tenu des quantités nécessaires… ». Faut-il donc s’étonner si, confrontés à cette situation, des investisseurs choisissent finalement d’autres localisations pour créer des emplois ?

En 1980 et en 1985, deux implantations correspondant au total à 700 emplois étaient ainsi étudiées sur le pôle industriel d’Ennery. Elles furent malheureusement abandonnées en raison de la pollution par les chlorures. Plus récemment (en 1989) un projet d’usine produisant des mouchoirs en papier (société Kimberley-Clark, 300 emplois) devait, lui aussi, se réaliser sur le site d’Ennery. Les besoins correspondants en eau brute étaient importants. En raison de la pollution par les chlorures, des investissements supplémentaires s’avérèrent toutefois indispensables. De ce fait, la société Kimberley-Clark changea d’avis et préféra s’installer près de Toul (sur la Moselle, mais en amont du confluent de la Meurthe). Cet exemple est d’autant plus instructif que le site d’Ennery avait été le premier étudié et qu’il était prioritaire. Des indications explicites de la société confirmées par les services lorrains de conversion économique prouvent qu’en l’espèce la pollution par les chlorures a été l’élément déterminant qui a pénalisé le pôle d’Ennery.

• Un préjudice pour les industries existant en aval

La pollution nuit également à de nombreuses entreprises existantes. Celles-ci ont dû s’accommoder de la pollution mais, pour cela, des investissements parfois importants ou des surcoûts ont été imposés suivant les fabrications ou les activités. La présence de chlorures nocifs a en effet des inconvénients non seulement en raison de la corrosion des circuits, mais aussi en raison de la réactivité chimique ou d’autres aspects techniques (cas du laminage des tôles, cas des chaudières et des générateurs de vapeur…).

Les coûts en sont parfois très élevés. Selon une étude de l’Agence de bassin Rhin-Meuse, la pollution par les chlorures des soudières entraînait en 1980 une perte de 9,5 millions de francs par an pour Sacilor-Sollac et d’environ 11 millions pour l’ensemble de la sidérurgie (soit 20 millions en valeur 1990). Cette somme caractérise fort bien l’ampleur du problème. À quoi servent les sacrifices imposés aux sidérurgistes et les dizaines de milliers d’emplois supprimés pour rétablir la compétitivité de la sidérurgie lorraine si, dans le même temps, les pollueurs situés en amont de la Moselle agissent impunément et créent d’autres handicaps ?

Selon l’Agence de bassin, l’obligation de traiter les eaux de la Moselle entraîne parfois un surcoût de fonctionnement ; c’est le cas pour la centrale thermique de La Maxe. Plus généralement, les centrales de Richemont, de Blénod et de La Maxe subissent des corrosions anormalement rapides des circuits de refroidissement, ce qui nécessite périodiquement des travaux de rénovation s’élevant à plusieurs millions de francs.

Les responsables de la construction et du fonctionnement de la centrale nucléaire de Cattenom ont été également confrontés au problème de la pollution de la Moselle par les chlorures. E.D.F. a notamment effectué en 1982 une étude exploratoire en comparant la centrale de Cattenom à une centrale installée au bord d’une rivière « normale ». Depuis lors, les calculs ont été précisés et, dans une lettre du 14 septembre 1990, le directeur du centre de production nucléaire de Cattenom évaluait à 150 millions de francs le surcoût pour l’investissement et à 5 millions par an le surcoût pour le fonctionnement :

– « S’agissant des investissements, la salinité de la Moselle conduit à des surcoûts de trois natures : 1° choix pour certains matériels d’alliages plus résistants (aciers spéciaux, titane…) ; 2° nécessité de poser des revêtements de protection sur certains échangeurs et canalisations ; 3° conception appropriée de la station de déminéralisation de l’eau de Moselle. Leur montant s’élève à environ 150 millions de francs.

– S’agissant des frais d’exploitation, le surcoût est constitué essentiellement par une consommation de réactifs (acide et soude) pour la station de déminéralisation plus élevée que pour d’autres rivières ; par rapport à la Seine ou à la Loire, le surcoût s’élève à environ 4 à 5 millions de francs par an ».

• Un surcoût pour les réseaux d’adduction d’eau en aval

De nombreux syndicats intercommunaux d’adduction d’eau et des régies communales ont aussi été, ou sont encore, victimes de la pollution par les chlorures. Des travaux considérables ont parfois dû être engagés pour assurer un approvisionnement en eau potable. Or, en l’absence de pollution par les chlorures, la nappe alluviale de la Moselle aurait pu fournir des ressources quasi illimitées et à un faible coût.

Dans les années 1970 par exemple, la ville de Pont-à-Mousson a dû abandonner son puits d’Atton pollué par la nappe alluviale chargée en chlorures. De même, la ville de Metz a dû financer une adduction coûteuse à partir du Rupt de Mad (82 millions de francs, valeur 1971) alors que s’il n’y avait pas eu de pollution par les chlorures, un renforcement des anciens captages dans la nappe alluviale aurait largement suffi. Les syndicats des eaux de l’Obrion (Pompey-Frouard), de Cattenom, de Verny… et bien d’autres ont été aussi confrontés à des problèmes du même type.

De même, la ville de Montigny-lès-Metz est obligée d’acheter de l’eau à la Société mosellane des eaux pour la mélanger avec celle des puits situés dans la nappe alluviale et dont la teneur en chlorures est trop élevée. Chaque année, les consommateurs de la régie de Montigny supportent donc un surcoût anormal qui devrait à tout le moins être pris en charge par les auteurs de la pollution. En raison de la pollution, d’autres syndicats d’adduction d’eau dans les vallées sidérurgiques sont, eux, obligés d’utiliser de l’eau d’exhaure des mines.

Même en matière d’agriculture, des nuisances diffuses peuvent être évoquées. Selon tous les spécialistes, au-delà de 200 mg/l de teneur en chlorures, l’irrigation agricole perd jusqu’à 50 % de son efficacité et la vitalité des plantes est atteinte. C’est d’ailleurs ce qu’a reconnu la Cour européenne de justice lorsqu’elle a été saisie par le gouvernement des Pays-Bas (journal Le Monde du 13 novembre 1979).

III – L’attitude des dirigeants des soudières

Face au préjudice subi par les utilisateurs en aval, les dirigeants des soudières ont toujours essayé de différer la prise en compte du problème. Ils ont ainsi recouru à de nombreux artifices pour perpétuer la pollution et échapper à une réglementation sérieuse qui aurait dû les obliger à respecter l’environnement.

Deux arrêtés préfectoraux des 15 et 25 mars 1974 avaient, par exemple, prévu que les rejets moyens totaux des soudières devraient être ramenés de 31 à 22,5 kg d’ions chlore par seconde. Aussitôt le patronat des soudières se mobilisait en prétextant que cette branche rencontrait d’importantes difficultés économiques et serait déstabilisée. Au même moment, un projet d’extension de 30 % des capacités de production était annoncé… ce qui est curieux pour une activité affirmant être en limite de rentabilité.

De même, en 1983, la fermeture de la soudière de Sarralbe a réduit la pollution de la Sarre par les chlorures. Or, la société a multiplié les démarches pour être autorisée à transférer dans la Meurthe, une pollution supplémentaire équivalente. Elle estimait ainsi avoir un droit acquis à polluer indépendamment des conséquences pour les utilisateurs en aval.

• Les subventions publiques utilisées pour augmenter la pollution

Au cours des années 60, les taux de pollution de la Moselle par les chlorures atteignaient en période d’étiage des seuils considérables, plus de 1 500 mg d’ions chlore par litre. Non seulement l’eau était bien entendu impropre à la consommation, mais son utilisation par l’industrie devenait même hypothétique. Sous la pression de l’administration (elle-même contrainte par les contentieux internationaux avec les Pays-Bas, premiers concernés par les rejets de chlorures dans le bassin du Rhin), les soudières durent, bon gré mal gré, étudier les mesures à prendre.

Il fut ainsi décidé de construire des bassins de rétention permettant de réguler les rejets de chlorures proportionnellement au débit de la Moselle. La pollution totale n’était pas modifiée, mais son étalement devait réduire les pointes de concentration aux étiages de l’été. Les travaux débutèrent en 1974 ; l’ensemble des investissements s’éleva à 13,4 millions de francs financés à hauteur de 50 % par des subventions publiques de l’Agence de bassin. Parallèlement, des essais d’injection souterraine des saumures furent tentés au cours des années suivantes, leur subventionnement à plus de 75 % étant d’origine européenne.

Sur les bases initiales, les bassins de rétention devaient étaler les pointes de pollution pour que la teneur en chlorures à Hauconcourt ne dépasse jamais 500 mg/l d’ions chlore. Ce maximum devait ensuite être abaissé à 400 mg/l en 1980 avec la mise en service de tous les équipements annexes. Cela supposait cependant que les soudières jouent le jeu. Or, elles prirent prétexte de la régulation pour augmenter considérablement leur production et donc leurs rejets polluants. Les taux de pollution à Hauconcourt qui auraient dû être alignés pendant toute l’année dans une fourchette 250-400 mg/l furent certes alignés, mais dans une fourchette 450-650 mg/l.

L’argent public avait ainsi été détourné par les pollueurs qui se servaient des installations de régulation de la pollution pour polluer encore plus. Dans le Journal Officiel de l’Assemblée nationale du 8 septembre 1980 (réponse à la question n° 25488 de M. Masson), le ministre indique ainsi l’évolution des rejets totaux de chlore (en tonnes) par les soudières de Solvay-Dombasle et de Rhône-Progil : - en 1976 : 334 300 et 347 900 ; - en 1977 : 608 700 et 586 600 ; - en 1978 : 372 100 et 410 000 ; - en 1979 : 555 000 et 419 400.

• Le refus de tout effort de complémentarité avec l’Alsace

Le procédé Solvay de fabrication de la soude repose sur une réaction chimique simple entre le chlorure de sodium et le carbonate de chaux, lesquels donnent du chlorure de calcium et de la soude. Le chlorure de calcium considéré comme un résidu est rejeté à la rivière. Or, en Alsace, les techniques d’exploitation des mines de potasse entraînent aussi l’extraction de chlorure de sodium qui doit être ensuite rejeté dans le Rhin. Une solution évidente consistait donc à utiliser le chlorure de sodium alsacien (considéré comme un déchet) pour produire de la soude à la place du chlorure de sodium lorrain (extrait du sous-sol).

Il fut donc proposé de construire un saumoduc aller et retour entre l’Alsace et la Lorraine. À l’aller, il aurait transporté du chlorure de sodium alsacien vers les soudières de Lorraine et, au retour, du chlorure de calcium. Ce dernier aurait été rejeté dans le Rhin en substitution, quantité pour quantité, au chlorure de sodium alsacien envoyé en Lorraine et la pollution du Rhin à hauteur de Strasbourg n’aurait donc pas été aggravée.

Une telle substitution aurait présenté d’importants avantages. L’utilisation par exemple de 1 000 tonnes de chlore provenant de chlorure de sodium alsacien pour produire de la soude en Lorraine puis son retour et son rejet dans le Rhin sous forme de chlorure de calcium correspond au bilan suivant :

– teneur inchangée du Rhin en chlorures à hauteur de Strasbourg, ce qui ne pose aucun problème car les chlorures sont très dilués à ce niveau ;

– réduction de 1 000 tonnes de la pollution de la Moselle par les chlorures ;

– réduction identique de la teneur du Rhin à hauteur des Pays-Bas, ce qui contribue à donner satisfaction aux Néerlandais ;

– diminution des quantités de sel extrait par dissolution en Meurthe-et-Moselle, ce qui préserve l’environnement en surface et réduit la progression d’affaissements menaçant les zones urbanisées.

En refusant toute participation financière ou technique à un éventuel saumoduc, les soudières ont bloqué sciemment la recherche d’une solution. Leur attitude implicite a consisté à la fois à différer toute mesure de dépollution et à essayer corrélativement de multiplier les prétextes pour augmenter leur production et donc leurs rejets nocifs. Pratiquement les soudières se désintéressent des nuisances que crée leur pollution. Elles estiment que ce sont ceux qui en subissent les conséquences qui doivent en assumer le coût ou financer la dépollution.

• La nécessité de mesures réglementaires coercitives

D’autres solutions ont été également refusées par les soudières (1). C’est le cas du recours à une autre technologie, en l’espèce, la production de soude par électrolyse. Parallèlement au procédé Solvay, il est en effet possible de produire de la soude par électrolyse du chlorure de sodium. Ce procédé ne crée aucun résidu puisque le chlore est un produit annexe pouvant être vendu. Certes, les besoins en chlore de l’industrie ne sont pas illimités ; il n’en reste pas moins que le procédé par électrolyse est largement utilisé de par le monde. Les augmentations récentes de la capacité de production de soude en Lorraine auraient pu recourir à ce procédé. Les sociétés chimiques ont hélas privilégié le procédé Solvay plus polluant mais ne concurrençant pas la production de chlore dans leurs autres établissements.

Une autre hypothèse particulièrement attractive avait été également envisagée. Elle consistait à rejeter directement les saumures en mer du Nord en les transportant par barges ou par un saumoduc passant dans le lit de la Moselle et du Rhin. Pour contrecarrer l’avancement de ce dossier, une campagne active fut déclenchée par les soudières qui craignaient de devoir apporter une contribution financière. Un argumentaire fallacieux fut ainsi développé, certains allant jusqu’à prétendre qu’il était dangereux de rejeter directement le chlorure de calcium dans la mer (que dire alors des rejets dans une rivière dont les eaux aboutissent de toute manière dans la mer !).

Que ce soit en utilisant les subventions publiques pour augmenter leurs rejets de chlorures, en refusant toute complémentarité avec les mines de potasse d’Alsace ou en combattant les autres alternatives, les soudières ont un comportement inacceptable. Leur attitude tant à l’égard de la protection de l’environnement qu’à l’égard des usagers et des collectivités situés en aval prouve que seules des mesures réglementaires strictes et coercitives sont susceptibles d’apporter de réelles solutions. En la matière, l’administration a hélas fait preuve de trop de tolérance.

IV – Les carences de l’administration

Dans une note interne, l’Agence de bassin Rhin-Meuse constate à juste titre : « Les coûts directs de la présence excessive de chlorures dans la Moselle, très importants au niveau des investissements, sont financés par les utilisateurs et non par les responsables de cette situation ». En un mot, ce sont les pollués (et non les pollueurs) qui sont les payeurs. Cette situation invraisemblable est due en partie à l’inaction de l’administration.

En contrepartie des subventions importantes allouées pour financer la construction des bassins de rétention, un arrêté préfectoral de 1974 avait limité les rejets totaux annuels d’ions chlore par les soudières à l’équivalent d’une moyenne de 31 kg par seconde. De plus, le supplément de salinité qui en résultait à hauteur de Hauconcourt ne devait pas excéder 376 mg/l (compte tenu des autres sources de pollution, la teneur à Hauconcourt ne devait donc jamais dépasser 500 mg/l). En outre, cet arrêté fixait pour objectif en 1980 un rejet maximal moyen de 22,5 kg/s et une salinité ajoutée maximale à Hauconcourt de 280 mg/l.

Les soudières ne prirent cependant aucune mesure sérieuse pour respecter l’arrêté préfectoral ; elles augmentèrent même leur production et donc leur pollution. Cette fuite en avant ne pouvait manifestement aboutir qu’à un chantage à l’emploi pour faire modifier l’arrêté préfectoral. Entre 1978 et 1981, la salinité totale à hauteur de Hauconcourt continua ainsi à dépasser largement le seuil de 500 mg/l. Au lieu de proposer les sanctions qui s’imposaient, le préfet prit alors deux arrêtés (en 1979 et 1981) octroyant provisoirement aux soudières des dérogations leur permettant de continuer à polluer impunément (réponse ministérielle à la question écrite n° 531 du 27 juillet 1981 de M. Jean-Louis Masson).

En 1984, un arrêté du préfet de Meurthe-et-Moselle abrogea enfin définitivement les objectifs initiaux de dépollution. Son application permit dès lors aux soudières d’agir en toute impunité puisque l’éventuel critère est que le taux de pollution à hauteur de Hauconcourt reste inférieur à 600 mg/l (soit trois fois le taux maximal de pollution fixé par la convention européenne de 1975). Encore faut-il noter que ce garde-fou est modulé par des dérogations ne prenant en compte que la pollution additionnelle due aux rejets importants. Dans les faits, le seuil de 600 mg/l est ainsi souvent largement dépassé, et cela en toute conformité avec l’arrêté préfectoral.

Que ce soit l’obligation de construire des bassins de régulation ou le plafonnement des taux de pollution, ce qui a été imposé par l’administration française résulte non de sa volonté, mais des pressions internationales. Dans une lettre du 10 octobre 1990, le préfet de la région Lorraine reconnaît d’ailleurs explicitement que sans les protestations des pays voisins, les soudières auraient sans doute échappé à tout contrôle sérieux. De plus, il ressort de ce courrier que les modulations de détail de l’arrêté de 1984 permettent de ne pas prendre en compte les petits rejets (moins de 1 kg/s d’ions chlore) même s’ils sont multiples. Seuls sont comptabilisés les suppléments de grosse pollution lesquels sont au total plafonnés à 400 mg/l d’ions chlore.

Le même courrier du préfet de région confirme par ailleurs que l’administration cautionne la politique des soudières qui estiment avoir une sorte de droit acquis à polluer. « Compte tenu de l’ancienneté du problème », ce seraient les utilisateurs en aval qui auraient « intégré cette contrainte ». Au nom de l’administration, le préfet estime donc implicitement que les pollués doivent être aussi les payeurs (1) :

« Des engagements internationaux ont été pris dans le cadre de la Commission internationale pour la protection du Rhin afin de limiter les conséquences de ces rejets. Ces engagements visent :

« - d’une part, à ne pas accroître les rejets de chlorures, ceux-ci étant limités pour la Lorraine à 35 kg/s d’ions chlore (total des installations rejetant individuellement plus de 1 kg/s) ;

« - d’autre part, à moduler ces rejets afin de limiter la salinité de la Moselle résultant de ceux-ci à 400 mg/l au niveau d’Hauconcourt.

« On ne peut évaluer l’impact économique pour le département de la présence de ces chlorures dans l’eau de Moselle. Les critères qui président à l’implantation d’une entreprise sont nombreux et complexes. Il est exact que la disponibilité en eau de bonne qualité peut dans certains cas être un facteur important… Pour les communes et le public, si aucune précaution n’était prise, la salinité de l’eau utilisée pour l’alimentation humaine pourrait dépasser les normes de potabilité. Mais, compte tenu de l’ancienneté du problème, les alimentations en service actuellement ont intégré cette contrainte ».

Il ne faudrait cependant pas croire que l’autorité préfectorale (stricto-sensu) est seule en cause. L’administration technique compétente, chargée de préparer les rapports et les projets d’arrêtés est elle aussi plus sensible aux préoccupations des industriels qu’à l’environnement. Au sommet de la hiérarchie, ce sont donc les ministres successifs de l’environnement qui ont cédé aux pressions des industriels de la soude.

Devant l’Assemblée nationale, le 18 mai 1978, le ministre a par exemple été jusqu’à reprendre l’argument des soudières selon lequel les rejets de chlorures dans la mer étaient à interdire : « L’évacuation par barges ou saumoduc a également été envisagée. C’est une solution très onéreuse, mais ce n’est pas pour cette raison qu’elle a été écartée. En effet, outre qu’elle présente des inconvénients évidents – plus le saumoduc est long, plus les risques d’accident sont élevés -, c’est le déversement même du sel dans la mer qui poserait des problèmes diplomatiques. Et nous devons nous soucier de protéger toutes les eaux, la mer comme les fleuves. Par conséquent, les déversements de sel y sont désormais interdits ».

En 1983, le Gouvernement avait changé, mais le ministre répondait hélas (séance de l’Assemblée nationale du 7 octobre 1983) de manière aussi peu satisfaisante. De même, dans sa réponse du 11 septembre 2000 (question écrite de Mme Marie-Jo Zimmermann J.O. AN n° 17381), le ministre indiquait : « le préfet de Meurthe-et-Moselle a pris des mesures réglementaires complémentaires par arrêtés en date du 24 décembre 1999 » afin d’imposer à terme que « la concentration en ions chlorures mesurée à Hauconcourt, dans la Moselle, soit inférieure à 530 mg/l 95 % du temps, alors qu’auparavant elle devait être inférieure à 550 mg/l 90 % du temps ». Quand on sait que la norme de potabilité des eaux de surface fixée par l’Union européenne est de 200 mg/l, on ne peut qu’être stupéfait du triomphalisme du ministre.

Enfin récemment, une autre réponse ministérielle en date du 5 juin 2008 (question écrite de M. Jean-Louis Masson, J.O. Sénat n° 2861) confirmait l’autosatisfaction des pouvoirs publics. Le ministre indiquait tout d’abord : « la Convention internationale relative à la protection du Rhin contre les chlorures, conclue à Bonn le 3 décembre 1976… prévoit une concentration maximale de chlorures dans la Moselle au niveau Hauconcourt de 600 mg/l ». Cet argument est fallacieux car la convention de Bonn a été prise uniquement pour répondre aux demandes des Pays-Bas, lesquels souhaitaient qu’à leur niveau, la teneur du Rhin en chlorures ne dépasse pas 200 mg/l. Pour cela et compte tenu de la dilution résultant du débit du Rhin, il suffisait effectivement de limiter à 600 mg/l la teneur de la Moselle à Hauconcourt. Le ministre en concluait donc tout à fait à tort : « Les mesures réglementaires adéquates me semblent donc d’ores et déjà prises pour réduire, au niveau le plus bas possible, à un coût économique acceptable, la pollution engendrée par l’activité de ces établissements ».

V – Conclusion

En conclusion, il apparaît : - d’une part que la pollution de la Moselle par les rejets de chlorure de calcium des soudières est à l’origine d’un préjudice considérable pour les utilisateurs en aval (selon une expertise rendue en 2008, il est de 49,3 M€ pour le seul réseau d’eau potable de la ville de Metz) ; - d’autre part, que les pouvoirs publics se désintéressent de ce problème et ne font strictement rien pour obliger les soudières à réduire leurs rejets de chlorures nocifs.

C’est d’autant plus regrettable que des solutions existent et seraient faciles à mettre en œuvre. On pourrait notamment obliger les soudières : - soit à utiliser les cavités souterraines créées par dissolution lors de l’extraction du chlorure de sodium pour stocker une partie du chlorure de calcium résiduel sous forme de solution saturée ou même sous forme solide ; - soit à réaliser dans le lit de la Moselle un saumoduc reportant les rejets de chlorure de calcium en aval du confluent de l’Orne ou de la Fensch de sorte que le débit de la rivière suffise à diluer la pollution par les chlorures (dans une seconde étape, le saumoduc pourrait même être prolongé jusqu’au confluent de la Moselle et du Rhin).

C’est pourquoi, je propose la création d’une commission d’enquête parlementaire ayant pour but : 1° de dresser un bilan des conséquences de la pollution de la Moselle par les chlorures ; 2° de proposer des mesures de sorte que la teneur de la Moselle en ions chlore ne dépasse pas la norme européenne de 200 mg/l pour la potabilité des eaux de surface ; 3° de faire appliquer le principe pollueur-payeur avec une indemnisation automatique des préjudices directs ou indirects résultant des rejets de chlorure de calcium par les soudières de Lorraine.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

En application de l’article 140 du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête composée de trente membres chargée :

– de dresser un bilan des conséquences de la pollution de la Moselle par les chlorures ;

– de proposer des mesures de sorte que la teneur de la Moselle en ions chlore ne dépasse pas la norme européenne de 200 mg/l pour la potabilité des eaux de surface ;

– de faire appliquer le principe pollueur-payeur avec une indemnisation automatique des préjudices directs ou indirects résultant des rejets de chlorure de calcium par les soudières de Lorraine.

(1) Les essais d’injection de saumures en couches souterraines profondes furent ainsi abandonnés avant même qu’une expérimentation sérieuse eût été véritablement engagée. De même, les cavités souterraines créées par dissolution lors de l’extraction du chlorure de sodium pourraient être réutilisées pour le stockage du chlorure de calcium. Cela supposerait que les saumures de chlorure de calcium soient concentrées au maximum (ou mieux encore que le chlorure de calcium soit sous forme solide), ce que les soudières refusent pour éviter toute charge supplémentaire.

(1) Lors de la séance du 18 novembre 1990, le conseil général de la Moselle a unanimement protesté contre cette situation en demandant que, conformément à la logique la plus élémentaire, ce soit les pollueurs (et donc les soudières) qui soient les payeurs.


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