N° 3817 - Proposition de loi constitutionnelle de M. Noël Mamère établissant la responsabilité civile et pénale du Président de la République pour les actes commis antérieurement à sa prise de fonction ou détachables de celle-ci et supprimant la Cour de justice de la République



N° 3817

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 18 octobre 2011.

PROPOSITION DE LOI CONSTITUTIONNELLE

établissant la responsabilité civile et pénale du président de la République pour les actes commis antérieurement à sa prise de fonction ou détachables de celle-ci, et supprimant la Cour de justice de la République,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus
par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Madame et Messieurs

Noël MAMÈRE, Anny POURSINOFF, Yves COCHET et François de RUGY,

député-e-s.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le président de la République n'est traditionnellement pas responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions. Mais qu'en est-il des actes antérieurs à sa prise de fonction, ou de ceux accomplis pendant ses fonctions mais qui sont sans lien avec ces dernières ? Depuis la révision constitutionnelle du 23 février 2007, le président de la République, selon le nouvel article 67, ne peut plus « durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que de faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite ». Le président de la République est donc injusticiable, quoi qu’il ait fait avant d’être élu, quoi qu’il fasse pendant son mandat. Sans exception aucune.

Au-delà du problème « moral », cette injusticiabilité peut conduire à des dysfonctionnements importants de la Justice mais risque aussi de conduire à des dénis de justice, y compris dans des affaires civiles assez triviales. Comment des individus ordinaires peuvent-ils voir réparer des préjudices civils subis du fait du président de la République (par exemple un défaut de paiement de loyer, la rupture abusive d’un contrat de travail, etc.) ? Comment faire reconnaître ses droits face à un président de la République inatteignable judiciairement (imaginons un enfant naturel réclamant une reconnaissance de paternité, une épouse divorcée réclamant le paiement d’une pension alimentaire) ? Bien sûr, le président de la République, depuis la réforme de 2008, ne peut pas exercer ses fonctions plus de deux mandats, donc 10 ans, et il redevient un justiciable ordinaire au terme de son (ou de ses) mandat(s). Mais le préjudice peut être considérable pour l’épouse divorcée qui n’a pas touché de pension alimentaire pendant 10 ans…

La non justiciabilité des actes du Président pose des problèmes très délicats. Comment juger, par exemple, des individus poursuivis pour des délits ou des crimes dont le commanditaire supposé serait à l’Élysée ? On imagine sans mal que les co-accusés s’empresseront de faire porter au président de la République la responsabilité des crimes et délits supposés, aggravant encore plus la déstabilisation de l’institution présidentielle. C’est alors le Président lui-même qui peut être mis dans une situation difficile sous l’effet d’accusations scabreuses. Si ce dernier est toujours libre d’apporter son témoignage (il est seulement impossible de l’obliger à le faire), comment peut-il se défendre, lutter contre la rumeur, si aucun acte d’instruction par un juge n’est possible dès lors qu’il est directement mis en cause ? Être « injusticiable » c’est aussi ne pas pouvoir se défendre véritablement devant la Justice. En réalité, l’inviolabilité judiciaire ne protège en rien la dignité de la fonction ; elle risque simplement d’aggraver les soupçons contre son titulaire et de conduire à des dénis de justice.

La procédure de destitution du Président, second volet de la révision constitutionnelle de 2007, est censée rééquilibrer la situation – versant politique cette fois. Elle repose sur une idée assez saine : la responsabilité politique – car il s’agit bien de cela – du président de la République doit être clairement dissociée d’une responsabilité pénale ou civile afin d’échapper aux perversions d’une judiciarisation du politique dont on a pu mesurer, depuis une dizaine d’années, les effets délétères. Pour cela il est prévu que seule une instance politique élue – le congrès des parlementaires transformé en Haute Cour – puisse intervenir, sur le fondement d’une contestation politique : le « manquement [du Président] à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». Libre ensuite à la Justice, le cas échéant, une fois le Président déchu, de se saisir de faits délictueux ou criminels qu’il aurait commis.

Il est malheureusement peu probable que cette procédure, certes exceptionnelle, réussisse à dissocier aussi facilement le judiciaire du politique. Faute d’une prise en charge de la dimension (éventuellement) judiciaire des griefs portés contre le président de la République, le politique ne pourra qu’être contaminé par ce qu’on appelle pudiquement les « affaires ». Car grande sera la tentation d’utiliser les « affaires » pour régler des conflits politiques, en détournant de sa vocation première la procédure de destitution. Et les parlementaires se transformeront de fait en juges sans en avoir les moyens. Car à partir de quels éléments les députés et les sénateurs se prononceront-ils ? Des rumeurs véhiculées par la presse, des extraits de procès-verbaux d’auditions policières, des aveux sur vidéo de porteurs de valises de billets, des confessions de « repentis » aux motivations incertaines… Il n’est pas inutile de rappeler ici que les procédures d’impeachment présidentiel aux États-Unis ont été chaque fois, au XXe siècle, précédées de procédures judiciaires. La procédure lancée contre Nixon avait pour origine un procès pénal conclu par un arrêt de la Cour suprême (United States v. Nixon, 24 juillet 1974) ; celle visant Bill Clinton avait pour origine un procès civil (Clinton v. Jones, 27 mai 1997) et l’enquête du Procureur indépendant Kenneth Starr. À cette occasion, la Cour suprême avait d’ailleurs très clairement démontré l’inanité d’une injusticiabilité présidentielle pour les actes détachables de ses fonctions, l’absence d’atteinte à la séparation des pouvoirs lorsque la Justice se saisit des agissements « privés » du Président, et la capacité du pouvoir judiciaire de défendre mieux que quiconque la dignité de la fonction présidentielle. Pour nous Français, il peut sembler ridicule que le président des États-Unis ait fait l’objet d’une procédure de destitution dont l’objet apparent était de juger de la vérité du témoignage présidentiel sur la célèbre fellation pratiquée par Monica Lewinski. Il n’en reste pas moins qu’au cours des procédures judiciaires antérieures à sa mise en accusation par la Chambre des représentants, toutes les parties, et Bill Clinton au premier chef, ont pu s’expliquer dans des conditions d’impartialité garanties par la justice américaine. Ce qui ne pourra pas être le cas en France.

La combinaison d’une inviolabilité judiciaire et d’une procédure politique de destitution ne peut en réalité qu’accroître la confusion entre le politique et le judiciaire, donner libre cours aux rumeurs les plus délirantes, enfoncer plus encore la vie politique dans une dynamique de scandalisation, et au final instiller à jet continu le soupçon dans nos institutions.

Il paraît dès lors raisonnable de supprimer ce statut d’injusticiablité des actes présidentiels antérieurs ou détachables de ses fonction durant son mandat. Une telle réforme n’est en rien révolutionnaire. Jusqu’à la fin des années 1990, il ne choquait personne que le président de la République soit un justiciable ordinaire pour les actes présidentiels sans liens avec ses fonctions ou antérieurs à sa prise de fonction. La doctrine juridique, depuis la IIIe République, a toujours considéré que, dans ces cas, le président de la République était un justiciable ordinaire. N’imaginant pas un seul instant qu’un président de la République puisse être ou avoir été un « délinquant », les constitutionnalistes reprennent alors de conserve, pour le plus grand plaisir de leurs étudiants, la scène cocasse imaginée par Barthélémy et Duez dans leur Traité de droit constitutionnel de 1933, celle d’un Président qui viendrait à tuer un perdreau alors que seule la chasse à la bécasse est ouverte. Derrière cette illustration désuète, la leçon est claire : quand le Président agit comme un particulier, il doit être jugé comme un particulier. Et c’était d’ailleurs le cas (même si c’était très rare). Ainsi, en mai 1974, M. Valéry Giscard d’Estaing a été cité devant le tribunal correctionnel de Paris pour délit d’affichage illégal au cours de la campagne, et personne n’a contesté le fait que le juge puisse être saisi de cette affaire alors qu’il venait d’être élu président de la République. En 1998, encore, la garde des Sceaux, Mme Elisabeth Guigou, explique que le président de la République est « irresponsable pour les actes qui relèvent de sa fonction », et elle précise que « comme tous les Français, il peut être traduit devant les tribunaux s’il a commis des délits. Les auteurs de la proposition ne voient pas pourquoi on prévoirait un système spécial pour le président de la République, dès lors qu’il est clairement établi que, pour les infractions de droit commun, il n’y a pas de différence ».

Pour autant, il est sans doute nécessaire, pour préserver la fonction, de prévoir un mécanisme de filtrage permettant de prévenir les procédures abusives. C’est pourquoi il est prévu que si le président de la République est civilement et pénalement responsable des actes commis antérieurement à sa prise de fonction ou détachables de celle-ci, il ne peut être appelé à témoigner devant toute juridiction, ne peut faire l’objet d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite qu’après avis public et motivé d’une commission composée de magistrats du siège à la Cour de cassation, de conseillers d'État et de conseillers maîtres à la Cour des comptes désignés pour cinq ans, présidée par le premier président de la Cour de cassation. S’agissant de l’éventualité d’une arrestation ou d’une mesure privative de liberté qui pourrait être décidée à l’encontre du président de la République par l’autorité judiciaire, sa situation est calquée en quelque sorte sur celle des députés (art. 26 de la Constitution), avec un degré de protection supérieur. Le président de la République ne peut faire l'objet, en matière criminelle ou correctionnelle, d'une arrestation ou de toute autre mesure privative ou restrictive de liberté qu'avec l'autorisation de l’Assemblée nationale statuant à la majorité absolue de ses membres. Cette autorisation n'est pas requise en cas de crime ou délit flagrant ou de condamnation définitive.

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La situation des membres du gouvernement est très différente. Pour les actes commis en dehors de l’exercice de leur fonction ou détachables de celle-ci, les ministres sont déjà – presque – des justiciables ordinaires. Le seul point, mineur, qui les distingue des justiciables ordinaires est qu’ils ne peuvent pas être auditionnés comme témoin, comme en dispose l’article L 52 du Code de procédure pénale, sans autorisation préalable du Conseil des ministres.

Mais les ministres bénéficient d'une situation particulière pour les délits ou crimes commis dans l'exercice de leurs fonctions (y compris lorsqu'ils ne sont plus ministres). Ils sont jugés par la Cour de Justice de la République. Ils bénéficient donc de ce que l'on nomme un « privilège de juridiction ». Ce privilège de juridiction conduit les ministres ou anciens ministres à être jugés par leurs « pairs » (parlementaires) et explique sans doute l’étrange mansuétude générale de la Cour de Justice de la République. Mais surtout, on ne comprend pas bien pourquoi les ministres devraient être poursuivis devant une juridiction spécialisée dès lors qu'ils ont commis une infraction de droit commun. Pour cette raison, la Cour de Justice de la République doit être supprimée.

Toutefois, il faut ici aussi prévoir un mécanisme de filtrage permettant de prévenir les procédures abusives, comme c’était le cas avec la « commission des requêtes » qui intervenait en amont de la CJR. C’est pourquoi il est prévu que les membres du gouvernement ne peuvent faire l’objet d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite qu’après avis public et motivé d’une commission composée de magistrats du siège à la Cour de cassation, de conseillers d'État et de conseillers maîtres à la Cour des comptes désignés pour cinq ans, présidée par le premier président de la Cour de cassation.

PROPOSITION DE LOI CONSTITUTIONNELLE

Article 1er

L’intitulé du Titre IX de la Constitution est modifié comme suit :

« TITRE IX

« DE LA RESPONSABILITÉ CIVILE, PÉNALE ET POLITIQUE
DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE. »

Article 2

L’article 67 de la Constitution est remplacé par les dispositions suivantes :

« Art. 67. – Le président de la République n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous réserve des dispositions des articles 53-2 et 68. 


« Il est civilement et pénalement responsable des actes commis antérieurement à sa prise de fonction ou détachables de celle-ci. Durant son mandat, il ne peut être appelé à témoigner devant toute juridiction, ne peut faire l’objet d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite qu’après avis public et motivé d’une commission composée de magistrats du siège à la Cour de cassation, de conseillers d'État et de conseillers maîtres à la Cour des comptes désignés pour cinq ans, présidée par le premier président de la Cour de cassation.

« Le président de la République ne peut faire l'objet, en matière criminelle ou correctionnelle, d'une arrestation ou de toute autre mesure privative ou restrictive de liberté qu'avec l'autorisation de l’Assemblée nationale statuant à la majorité absolue de ses membres. Cette autorisation n'est pas requise en cas de crime ou délit flagrant ou de condamnation définitive.

« Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article. »

Article 3

L’article 68-1 de la Constitution est modifié ainsi qu’il suit :

1° Il est ajouté à la fin du premier alinéa la phrase suivante :

« Ils ne peuvent faire l’objet d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite qu’après avis public et motivé d’une commission composée de magistrats du siège à la Cour de cassation, de conseillers d'État et de conseillers maîtres à la Cour des comptes désignés pour cinq ans, présidée par le premier président de la Cour de cassation. » 

2° Les deuxième et troisième alinéas sont remplacés par la phrase suivante :

« Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article.»

Article 4

Les articles 68-2 et 68-3 de la Constitution sont supprimés.


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