N° 3985 - Proposition de loi de M. Bernard Carayon visant à sanctionner la violation du secret des affaires



N° 3985

_____

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 22 novembre 2011.

PROPOSITION DE LOI

visant à sanctionner la violation du secret des affaires,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus
par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

M. Bernard CARAYON,

député.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La proposition de loi vise à remédier à une lacune du droit national : l’absence de règles susceptibles de permettre aux entreprises françaises d’empêcher que, par des moyens indus, leurs concurrents n’entrent en possession de données financières, commerciales, scientifiques ou techniques relevant du secret des affaires et, à ce titre, essentielles dans le jeu de la concurrence.

La globalisation de l’économie a modifié en profondeur la valeur de l’entreprise.

La dématérialisation de l’économie rend plus diffus ce qui constitue le patrimoine d’une entreprise : ses hommes bien sûr, mais aussi leurs idées, leurs savoir-faire, leurs réseaux relationnels et commerciaux, leurs méthodes de gestion, son patrimoine informationnel, c’est-à-dire un ensemble de pratiques non brevetées, résultant de l’expérience, et testées.

En effet, la valeur financière d’une entreprise dépend non seulement de ses stocks et de son matériel d’exploitation – autrement dit des éléments corporels, selon la conception classique – mais de plus en plus de ses actifs immatériels que sont les informations essentielles liées à son secteur d’activité, au développement de sa recherche et développement non brevetable, à son fichier clientèle ou fournisseurs, à sa connaissance de données stratégiques, à son taux de marge.

Autant d’informations juridiques, financières, commerciales, scientifiques, techniques, économiques ou industrielles que les acteurs de l’entreprise partagent et mutualisent selon un mode de gestion devenu souvent bien plus horizontal que vertical.

Or, l’utilisation croissante et les rapides progrès des nouvelles technologies de l’information et de la communication fragilisent ce patrimoine malgré l’amélioration des moyens de défense technique. C’est pourquoi une protection juridique adaptée à ce patrimoine s’avère indispensable, l’atteinte et la révélation d’un tel patrimoine immatériel générant des conséquences dévastatrices auxquelles il convient d’apporter des réponses judiciaires adaptées.

Or, pour l’instant, les savoirs de l’entreprise ne sont protégés que par un ensemble de textes dont la cohérence et l’efficacité restent lacunaires :

– la loi Godfrain du 5 juillet 1988 sur les intrusions informatiques, qui n’est efficace qu’en cas d’intrusion avérée ;

– la législation sur le droit d’auteur (art. L. 111-1 et suivants du code de la protection intellectuelle) et le droit des producteurs qui ne permet pas de protéger efficacement l’accès et l’utilisation des bases de données ;

– la législation sur les brevets (cf. art. L. 611-1 et suivants et art. L. 613-1 à L. 613-7 du code de la propriété intellectuelle) qui ne protège pas les méthodes, les savoir-faire, ou les idées ;

– le secret de fabrication (cf. art. L. 621-1 du code de la propriété intellectuelle) qui ne s’applique qu’aux personnes appartenant à l’entreprise ou aux salariés et à ce qui est brevetable ;

– la législation sur la protection des logiciels qui ne s’étend pas jusqu’à la protection des informations traitées par le logiciel considéré ;

– le secret professionnel ne s’applique qu’à un nombre limité de personnes : la législation actuelle ne permet pas de protéger en amont l’ensemble des secrets d’affaires, des fichiers et des données stratégiques : la duplication illicite – comme la copie d’un fichier sur clé USB, représente un vol, même si le fichier d’origine reste en possession de la victime.

En dépit de la relative efficacité de l’ensemble des mesures de réparation financière, il n’en demeure pas moins qu’elles ont essentiellement pour vocation de réparer le dommage commis et non de réprimer l’agissement préjudiciable. Il faut mettre en place des mesures plus dissuasives :

– la législation relative à la concurrence déloyale et aux clauses de non-concurrence qui ne s’applique que dans des conditions difficiles à réunir et peu contraignantes pour le contrevenant ;

– la loi Informatique et libertés de 1978 qui ne protège que les informations nominatives.

Par comparaison, d’autres dispositifs juridiques, souvent cités comme des exemples, reposent sur des mentions opérantes et précises. Il en va ainsi du corpus normatif établi aux États-Unis par the Economic Espionage Act (EEA) promulgué le 11 octobre 1996(1).

De même, les dispositions du code pénal français relatives aux atteintes au secret de la défense nationale comportent une énumération très précise des éléments de celui-ci(2).

Ces deux dispositifs se fondent sur des dispositions suffisamment exhaustives dans leur formulation pour saisir, dans toute sa complexité, le concept d’« information à caractère économique protégée » et éviter toute interprétation a contrario. Au demeurant, ces dispositions se présentent comme suffisamment précises pour permettre la protection des informations à caractère économique protégées grâce à une mise en œuvre effective des sanctions dont celle-ci dépend en précisant l’objet et les supports de ce type de données et d’informations.

Les entreprises doivent évidemment déférer aux demandes adressées par l’autorité judiciaire, les juridictions administratives ou une autorité administrative indépendante telles que l’Autorité de la concurrence aux fins d’instruction et de règlement des contentieux. Cette obligation résulte des nombreuses dispositions du code de commerce, du code de procédure civile et du code de procédure pénale.

En outre, les entreprises françaises sont de plus en plus confrontées à des procédures administratives ou judiciaires à l’étranger. Dans le cadre de ces procédures, ces entreprises sont parfois tenues de communiquer directement des documents confidentiels, parfois stratégiques, aux parties ou autorités qui en font la demande, en dehors de tout cadre de coopération ou d’entraide judiciaire internationale. Cette situation se rencontre notamment dans les procédures dites de discovery aux États-Unis, phase d’investigation ou d’instruction préalable au procès civil ou commercial qui emporte pour l’ensemble des parties obligation de divulguer, à peine de sanction, tous les éléments de preuve pertinents dont elles disposent, quelles que soient leur localisation et leur forme. Cette situation se rencontre également à l’occasion d’enquêtes administratives, parfois informelles, initiées par des autorités étrangères au cours desquelles une coopération approfondie des entreprises françaises est requise. Ces procédures tendent à placer les entreprises dans une situation d’autant plus inconfortable qu’elles les exposent potentiellement au risque d’une autre sanction : celle instituée par la loi n° 68-678 du 26 juillet 1968(3), dite loi de blocage, qui interdit, sous réserve de l’application des traités ou accords internationaux, à toute personne de demander, de rechercher ou de communiquer, par écrit, oralement ou sous toute autre forme, des documents ou renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique tendant à la constitution de preuves en vue de procédures judiciaires ou administratives étrangères ou dans le cadre de celles-ci.

***

Ce nouveau droit du secret des affaires, inspiré du Cohen Act américain et du traité relatif aux aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ou « traité ADPIC ») annexé à la convention de Marrakech du 14 avril 1994 instituant l’OMC, permettra à l’entreprise, à condition qu’elle ait respecté un référentiel de protection de l’information, de poursuivre quiconque aurait été appréhendé en train de chercher à reprendre, piller ou divulguer frauduleusement ses informations sensibles.

Le dispositif proposé comporte une définition précise de l’atteinte au secret des affaires dans l’article 226-15-1 qu’il insère à la section 4 du chapitre VI du titre II du livre II du code pénal.

Ce nouvel article introduit une définition de l’information à caractère économique protégée.

Il précise la forme que peuvent revêtir ces informations à caractère économique protégées.

Enfin, pour bénéficier du régime mis en place par la loi, ce texte ajoute que les informations en question ne doivent pas présenter « un caractère public » et doivent avoir fait l’objet de « mesures de protection spécifiques destinées à garantir leur confidentialité ».

On retrouve là une rédaction assez analogue à celle qui, par son caractère englobant, définit avec efficacité le secret de la défense nationale et se fonde sur trois éléments constitutifs : un objet assez large ; l’absence de publicité autour de ces informations ; l’existence de mesures prises par leur détenteur afin d’en préserver le caractère confidentiel.

Par ailleurs, il spécifie, par un article 226-15-3, des exceptions raisonnables à son application en tenant compte des obligations auxquelles les entreprises doivent aujourd’hui déférer : les publicités instituées par les lois et les règlements ; les demandes d’information émanant de l’autorité judiciaire agissant dans le cadre de poursuites pénales ainsi que de toute autorité juridictionnelle ; en cas de signalements ou d’informations relatifs à des faits susceptibles de constituer des infractions ou des manquements transmis aux autorités compétentes.

Enfin, le dispositif répond par un article 226-15-4 et 5 à l’application imparfaite de la loi dite de blocage qui n’est pas suffisamment prise en compte par les autorités étrangères, notamment parce qu’elle n’est pas suffisamment appliquée par les pouvoirs publics; elle constitue par ailleurs, une source de complication majeure pour les entreprises françaises. Seules les informations vraiment confidentielles seraient ainsi protégées, ce qui permettra de réaffirmer, de manière crédible, l’importance du dispositif vis-à-vis des autorités étrangères et de mieux répondre aux inquiétudes des entreprises françaises qui aujourd’hui ne peuvent -en théorie- rien transmettre aux autorités étrangères sans passer par les conventions et traités internationaux mais qui, en pratique, sont généralement amenées à transmettre directement de nombreuses informations, faute d’effectivité de la loi du 26 juillet 1968.

Corollaire du dispositif proposé, l’article 1 bis de la loi n° 68-678 du 26 juillet 1968 est abrogé au profit du nouveau dispositif.

PROPOSITION DE LOI

Article 1er

La section 4 du chapitre IV du titre II du livre II du code pénal est complétée par un paragraphe 3 ainsi rédigé :

« Paragraphe 3

« De l’atteinte au secret des affaires des entreprises

« Art. 226-15-1. – Constituent des informations protégées relevant du secret des affaires d’une entreprise, quel que soit leur support, les procédés, objets, documents, données ou fichiers, de nature commerciale, industrielle, financière, scientifique, technique ou stratégique, ne présentant pas un caractère public, dont la divulgation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique et technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle, et qui ont, en conséquence, fait l’objet de mesures de protection spécifiques destinées à informer de leur caractère confidentiel et à garantir celui-ci.

« Ces mesures de protection spécifiques, prises après une information préalable du personnel par le représentant légal de l’entreprise ou par toute personne qu’il aura préalablement désignée par écrit et destinées à garantir la confidentialité des informations, sont déterminées par décret en Conseil d’État.

« Art. 226-15-2. – Le fait de révéler à une personne non autorisée à en avoir connaissance, sans autorisation de l’entreprise ou de son représentant, une information protégée relevant du secret des affaires de l’entreprise, pour toute personne qui en est dépositaire ou qui a eu connaissance de cette information et des mesures de protection qui l’entourent, est puni d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. 

« Art. 226-15-3. – L’article 226-15-2 n’est pas applicable dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret. En outre, il n’est pas applicable :

« 1° à l’autorité judiciaire agissant dans le cadre de poursuites pénales ainsi qu’à toute autorité juridictionnelle ;

« 2° lorsque le juge ordonne ou autorise la production d’une pièce couverte par le secret des affaires en vue de l’exercice de ses droits par une partie, sauf motif légitime opposé par une partie ;

« 3° à celui qui informe ou signale aux autorités compétentes des faits susceptibles de constituer des infractions ou des manquements dont il a eu connaissance ;

« 4° aux autorités compétentes dans l’exercice de leur mission de contrôle, de surveillance ou de sanction.

« Le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut faire l’objet d’aucune sanction disciplinaire.

« Art. 226-15-4. – Sous réserve des traités ou accords internationaux et des lois et règlements en vigueur, il est interdit à toute personne de demander, de rechercher ou de communiquer, par écrit, oralement ou sous toute autre forme, des informations à caractère économique protégées relevant du secret des affaires tendant à la constitution de preuves en vue de procédures judiciaires ou administratives étrangères ou dans le cadre de celles-ci.

« Art. 226-15-5. – Sans préjudice des peines plus lourdes prévues par la loi, toute infraction aux dispositions de l’article 226-15-4 sera punie d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »

Article 2

La loi n° 68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères est ainsi modifié :

1° L’article 1 bis est abrogé ;

2° À l’article 2, les mots : « aux articles 1er et 1er bis » sont remplacés par les mots : « à l’article 1er » ;

3° À l’article 3, les mots : « des articles 1er et 1er bis » sont remplacés par les mots : « de l’article 1er ».

1 () Ainsi, en application du paragraphe 1839 du chapitre 90 du code des États-Unis, la notion de « secret d’affaire » désigne « toute sorte et tout type d’information financière, relative aux affaires, ou à caractère scientifique, technique, économique ou portant sur des procédés de fabrication, y compris les schémas, les projets, les compilations, les programmes fonctionnels, les formules, les modèles, les prototypes, les méthodes, les techniques, les procédés, les procédures, les programmes ou les codes, qu’ils soient corporels ou incorporels, nonobstant la manière dont ils sont classés, compilés ou mémorisés par un procédé physique, électronique, graphique, photographique ou éventuellement écrit ». Le paragraphe 1839 fonde également la définition du « secret des affaires » sur la prise par le détenteur de celui-ci de mesures appropriées et destinée à garantir la confidentialité de ces informations. Enfin, suivant cette disposition, une information relève de cette catégorie si la valeur économique intrinsèque (actuelle ou potentielle) qu’elle présente tient au fait même qu’elle soit généralement peu connue et relativement peu accessible, même à un public averti.

Le paragraphe 1832 du même code, consacré au vol des secrets d’affaires, explicite quant à lui très longuement les circonstances et les procédés justifiant son application : « Dans toutes les hypothèses où une personne entend tirer profit d’un secret d’affaire (en rapport ou faisant partie intégrante d’un produit) dont elle n’est pas propriétaire et, dans l’intention ou en connaissance du préjudice causé, délibérément et sans autorisation, copie, duplique, réalise une esquisse, un dessin, un photographie, télécharge, met à disposition par serveur, altère, détruit, photocopie, reproduit, diffuse, envoie, communique par courriel, transmet une telle information ».

2 () En application de l’article L. 413-9 du code pénal, « présentent un caractère de secret de la défense nationale […] les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l’objet de mesures de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès ». L’article ajoute que « peuvent faire l’objet de telles mesures les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers dont la divulgation ou auxquels l’accès est de nature à nuire à la défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d’un secret de la défense nationale ».

3 () Loi modifiée par la loi n° 80-538 du 16 juillet 1980 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères.


© Assemblée nationale