N° 1785 - Rapport de M. Christian Gaudin, établi au nom de cet office, sur "Clôture de la 4ème année polaire internationale" (Actes du colloque des 14 et 15 mai 2009)





N° 1785

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

 

N° 503


SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2008-2009

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale

Enregistré à la Présidence du Sénat

le 29 juin 2009

le 30 juin 2009

OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION

DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES

RAPPORT

sur

la clôture de la 4è année polaire internationale (actes du colloque des 14 et 15 mai 2009),

Par

M. Christian GAUDIN, sénateur.

Déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale

par M. Claude BIRRAUX

Président de l'Office.

Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Jean-Claude ETIENNE

Premier Vice-Président de l'Office.

Composition de l'Office parlementaire d'évaluation

des choix scientifiques et technologiques

Président

M. Claude BIRRAUX

Premier Vice-Président

M. Jean-Claude ETIENNE

Vice-Présidents

M. Claude GATIGNOL, député

Mme Brigitte BOUT, sénateur

M. Pierre LASBORDES, député

M. Christian GAUDIN, sénateur

M. Jean-Yves LE DÉAUT, député

M. Daniel RAOUL, sénateur

Députés

Sénateurs

   

M. Christian BATAILLE

M. Gilbert BARBIER

M. Jean-Pierre BRARD

M. Paul BLANC

M. Alain CLAEYS

Mme Marie-Christine BLANDIN

M. Pierre COHEN

M. Marcel-Pierre CLÉACH

M. Jean-Pierre DOOR

M. Roland COURTEAU

Mme Geneviève FIORASO

M. Marc DAUNIS

M. Alain GEST

M. Marcel DENEUX

M. François GOULARD

M. Serge LAGAUCHE

M. Christian KERT

M. Jean-Marc PASTOR

M. Michel LEJEUNE

M. Xavier PINTAT

M. Claude LETEURTRE

Mme Catherine PROCACCIA

Mme Bérengère POLETTI

M. Ivan RENAR

M. Jean-Louis TOURAINE

M. Bruno SIDO

M. Jean-Sébastien VIALATTE

M. Alain VASSELLE

   
   
   
   
   

Compte rendu

Jeudi 14 mai 2009

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SÉNAT

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SALLE CLEMENCEAU

INTRODUCTION

Docteur Christian GAUDIN, sénateur, Vice-président de l'OPECST

Mesdames et Messieurs bonjour. Bienvenue au Sénat de la République française. Je vous invite à gagner vos places et M. Claude Birraux, Président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) à ouvrir ces deux journées de colloque de clôture de l'année polaire internationale et cette première journée au Sénat. Demain nous nous retrouverons bien sûr au Collège de France. M. le Président, M. Birraux.

A. DR CLAUDE BIRRAUX, DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE L'OPECST

Mes chers collègues parlementaires, honorables invités comme on dit Outre-manche, Mesdames et Messieurs. Je suis heureux et honoré de vous accueillir ce matin au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. L'occasion est solennelle. Le programme de travail et de conférences que vous avez devant vous est particulièrement intéressant et relevé. Ces deux journées vont être du plus haut intérêt. J'espère très sincèrement qu'elles vont contribuer, d'une part, à faire avancer les connaissances, d'autre part, à développer le dialogue et les échanges entre les hommes et femmes politiques et les scientifiques.

Ce dialogue est l'une des missions importantes de notre Office parlementaire. Je voudrais vous en dire quelques mots. L'OPECST est un organe commun du Parlement, c'est-à-dire aux deux Assemblées. Il réunit à parité 18 députés et 18 sénateurs, désignés à la proportionnelle des groupes politiques dans les deux assemblées, et toutes les sensibilités sont représentées. Créé en 1983, à l'exemple de ce qui se faisait à l'époque aux Etats-Unis avec l'OTA1, pour permettre au Parlement en toute indépendance d'évaluer les grands programmes scientifiques préparés par le gouvernement.

Depuis lors, le travail accompli a été considérable. L'Office joue un rôle déterminant dans de nombreux domaines comme l'énergie et la politique spatiale, la bioéthique ou la réflexion sur les grands équipements de recherche. Nous avons sans doute - parce que nous fréquentons assidûment les milieux scientifiques - su être pionniers. J'en donnerai simplement deux exemples qui sont en rapport avec le sujet de ce matin. Il a été le premier organe parlementaire à se saisir des questions de protection et de gouvernance des pôles, il y a près de 20 ans, avec le rapport de Jean-Yves Le Déaut, député, Vice-président de notre Office, qui interviendra cet après-midi. C'était à propos de la convention de Wellington.

De même, l'Office a également été le premier organe parlementaire, et dans une certaine mesure dans ce qu'on appelle les « Governemental Bodies » en anglais, à publier un rapport expliquant le réchauffement climatique. Ce fut l'œuvre il y a plus de sept ans de notre collègue sénateur Marcel Deneux.

Comment fonctionnons-nous ? Il s'entoure des avis d'un Conseil scientifique représentant les différentes disciplines. Il compte parmi ses membres le climatologue Jean Jouzel qui fait partie des intervenants de l'après-midi.

Pour réaliser un rapport, il doit être saisi par une des Commissions permanentes du Parlement, un groupe politique ou le bureau de l'une des Assemblées, ou par la loi elle-même. De plus en plus, nous avons des études qui nous sont confiées par la loi elle-même, comme l'évaluation de la loi bioéthique après 4 ans d'application, pour préparer la révision qui aura lieu l'année suivante.

Le rapporteur, responsable de l'étude, s'appuie sur une méthodologie rigoureuse que nous essayons d'améliorer année après année. Il s'entoure d'un Comité de pilotage scientifique où sont représentées les disciplines concernées, y compris les sciences humaines et sociales ; mais également les différents points de vue. Les rapporteurs auditionnent toutes les parties prenantes ; au moins une centaine de personnes, et parfois beaucoup plus. Je pense au travail remarquable qui avait été fait par l'ancien sénateur Claude Huriet et Alain Claeys pour la révision de la loi bioéthique de 2004, où ils avaient auditionné près de 500 personnes.

A chaque fois, après une audition, de se dire : où est-ce qu'on fait pencher la balance ? Comment on établit un équilibre qui puisse faire consensus ? Et vraiment dans ce domaine, les travaux de l'Office Parlementaire ont largement inspiré les lois bioéthiques, depuis la première, et le rapport du sénateur Franck Sérusclat.

Les rapporteurs entendent non seulement toutes les parties prenantes mais ils vont aussi voir dans des pays étrangers pour aller chercher l'information, comparer et essayer de tirer la meilleure synthèse possible. C'est le respect de cette méthode rigoureuse qui garantit aux rapports de l'Office leur qualité. Ils représentent une implication et un travail extrêmement important de la part des parlementaires. C'est pour cela qu'ils sont souvent considérés comme des références, et restent valables de longues années. Ces documents sont très largement diffusés notamment via Internet. Ils sont traduits en anglais en totalité ou en partie.

Par ailleurs, l'Office a une importante mission de dialogue avec les milieux scientifiques car vous le savez, le rapport « Sciences et société » est aujourd'hui une des problématiques les plus aiguës. Je voudrais vous donner deux exemples :

Le premier est la création d'un partenariat avec l'Académie des sciences. Un parlementaire est associé à un académicien et à un jeune chercheur. Les scientifiques viennent passer une journée au Parlement pour se former à ce qu'est le travail parlementaire. Le parlementaire va passer une journée entière dans le laboratoire, et les scientifiques viennent passer une journée entière dans la circonscription ou le département du parlementaire. Puis il y aura un débriefing qui se passera cette année fin novembre à l'Académie des sciences, avec l'ensemble des participants des trois premières opérations de jumelage.

Le deuxième exemple, c'est la manifestation d'aujourd'hui, à l'initiative du professeur Edouard Bard et du sénateur Christian Gaudin que je voudrais féliciter d'avoir affronté les frimas pour voir sur le terrain, illustrant là parfaitement le travail des rapporteurs de l'Office d'une manière extraordinaire. Bravo Christian pour tout ce que tu as fait !

L'Office et le Collège de France - je les félicite - sont des organismes qui ont des vocations différentes, mais tous les deux s'adressent au public le plus large. Il est donc heureux qu'ils collaborent à cette fin. Ce Colloque n'aurait cependant pas pu voir le jour sans l'appui et la contribution de deux autres partenaires qui sont le CNRS et l'Institut Polaire Français. Nous avons avec le premier, comme d'ailleurs avec le second dans son domaine particulier, une forte collaboration, un dialogue permanent. Mme Bréchignac et M. Arnold Migus ont à cœur de l'animer et de le renforcer, et je les en remercie.

Le sujet qui nous réunit ce matin est extrêmement important. L'année polaire internationale a marqué une mobilisation scientifique considérable. Elle a été le vecteur d'une sensibilisation de l'opinion publique aux grands enjeux de notre planète. Je peux témoigner que, y compris dans mon département de Haute-Savoie, la population est particulièrement attentive aux évolutions en cours car elles sont visibles de tous, sensibles à l'échelle d'une vie humaine transformant le paysage et provoquant un impact économique. Chacun voit les photos des glaciers de la vallée de Chamonix : ceux qui venaient lécher les premières habitations, et ceux qui ont reculé d'une manière spectaculaire et dramatique au sens français du terme ; mais peut-être aussi au sens britannique.

Au moment de faire le bilan de la 4ème année polaire internationale, je souhaite que vos débats d'aujourd'hui et de demain permettent de mettre en évidence son legs scientifique et politique. Les questions soulevées ont été multidisciplinaires au sens le plus large du terme ; tout l'éventail scientifique étant mobilisé : des sciences humaines et sociales aux sciences de l'univers, en passant par les sciences de l'environnement. Nos concitoyens ont besoin de comprendre encore mieux les enjeux. Ils ont aussi besoin de comprendre à quoi sert une année polaire ? Qu'a-t-elle apporté ? Qu'a-t-on appris sur la planète ? L'élan de coopération va-t-il s'arrêter ? Va-t-il s'amplifier ? Autant de questions qui, j'espère, trouveront leurs réponses aujourd'hui et demain. Je vous remercie, et je félicite encore chaleureusement Edouard Bard et Christian Gaudin.

(Applaudissements)

Dr Christian GAUDIN, Sénateur, vice-président de l'OPECST

Merci M. le Président Birraux. J'invite maintenant M. le premier Vice-président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, M. le Sénateur Jean-Claude Etienne.

B. PR JEAN-CLAUDE ETIENNE, SÉNATEUR, PREMIER VICE-PRÉSIDENT DE L'OPECST

Je voudrais d'abord saluer mes collègues parlementaires qui nous font l'honneur de leur présence ; m'excuser de ma voix de crooner, chanteur moderne s'il en est ; et surtout et principalement vous remercier. Tout à l'heure le Président Birraux a dit « l'honneur que ceux qui avaient répondu à l'invitation par leur présence nous faisaient… », et j'ajouterai : la distinction de ces invités est pour nous un précieux réconfort. Merci à tous de votre présence aujourd'hui.

Mesdames et Messieurs, c'est pour moi un bonheur de me joindre aux propos du Président Birraux pour vous adresser, en qualité de Sénateur, la bienvenue au Sénat. L'événement est historique, on en mesure la portée. L'année polaire internationale est un événement scientifique suffisamment rare pour qu'on y apporte toute l'importance voulue ; un peu comme la comète de Halley qu'il n'est donné d'apercevoir, sauf exception, qu'une fois dans une vie, il n'est pas si fréquent d'assister à deux années polaires, ou tout du moins d'y participer activement.

En effet, ce n'est que tous les 50 ans depuis 1882 que cette mobilisation scientifique est organisée. Elle nécessite d'importants moyens logistiques, financiers et humains. Celle de 1958 a été un événement considérable. On en prend la pleine mesure chaque jour. Elle a marqué le début des mesures continues de la concentration du gaz carbonique dans l'atmosphère. Elle a permis l'ouverture des stations permanentes en Antarctique. Enfin, elle a préparé la signature du Traité de Washington. L'héritage en est donc largement positif.

Je ne doute pas que les réunions de ces jours seront à la mesure de celles de 1958. Avant que nous fassions le bilan de la 4ème année polaire internationale, je tiens tout particulièrement à saluer et à remercier les deux parrains de cette manifestation : M. Michel Jarraud, Secrétaire général de l'Organisation Météorologique Mondiale, et Madame Catherine Bréchignac, Présidente du Conseil international pour la science, et Présidente du CNRS.

Compte tenu de la densité du moment que nous partageons, l'Office Parlementaire et le Collège de France, avec l'appui du bureau de poste du Sénat, ont demandé l'édition d'un timbre à date spécifique marquant, comme toujours, les grands événements qui rythment la vie de notre nation. Une brochure vous a été distribuée à l'entrée à ce sujet. Et comme vous le savez peut-être déjà, ce sont une quarantaine d'administrations postales, à travers le monde, qui se sont unies pour éditer, à l'occasion de la clôture de l'année polaire internationale, des timbres consacrés à la protection des pôles afin de sensibiliser le public.

Il nous paraissait fondamental de nous associer à cette initiative internationale, et de permettre d'en garder un souvenir singulier, spécifique et distingué. Le cachet qui a été réalisé représente un manchot empereur adulte et son petit prenant son élan. Il symbolise le passage de relais, le legs de l'année polaire, la transmission du savoir, mais aussi du patrimoine inestimable que constituent ces espaces vierges et leur biodiversité. Surtout le rôle de révélateur que représentent ces sites particuliers qui polarisent et qui méritent vraiment le nom de pôles, puisque c'est là qu'on voit se réunir et se stigmatiser bien des aspects, des courants nouveaux qui viennent parfois et souvent, malheureusement, de façon néfaste, traverser le monde contemporain.

Vous pourrez vous procurer ce timbre entre 12 heures et 14 heures - le créneau horaire est suffisamment limité pour que je me permette de le dire et de le souligner d'entrée de jeu - et vous le faire dédicacer par le graveur, M. Yves Beaujard que je remercie également pour sa collaboration et sa disponibilité. Vous avez également à votre disposition des cartes postales avec la précieuse référence que je viens d'évoquer. Nous vous proposons de les envoyer à au moins une personne de votre choix, telles les lâchers de ballons de notre enfance, en souvenir de cette journée, pour porter en écho le caractère, que nous souhaitons immémorial, de cette rencontre.

Au moment où nous allons faire le bilan de l'année polaire internationale, je voudrais adresser au nom de tous mes collègues parlementaires mes plus sincères félicitations à l'artisan de l'implication de l'Office et du Sénat dans l'année polaire internationale, le Sénateur Christian Gaudin. Beaucoup d'entre vous le connaissent mais à mon tour, comme l'a fait Claude Birraux, je voudrais souligner son travail exemplaire dans la manifestation d'aujourd'hui et dans tout ce qu'il y a en amont. La manifestation d'aujourd'hui n'est qu'une partie de l'expression, certes, solennelle ; mais qui n'en est qu'un aspect des plus emblématiques, mais néanmoins fondamentaux.

Le Sénateur Gaudin a été en 2002 le rapporteur dans la Haute Assemblée de la loi transposant le protocole de Madrid dans le Code de l'environnement. Rien que cela : une paille ! Il a été en 2006 le premier parlementaire français à se rendre en Antarctique pour une mission de cinq semaines. Tout à l'heure le Président Birraux disait qu'il n'avait pas peur de claquer des dents et des frimas, l'amenant sur les bases françaises et italiennes de Dumont d'Urville, Terra Nova Bay et Concordia. Au cours de ce périple, il a notamment effectué le raid chenillé entre Concordia et Cap Prud'homme.

Début 2007, il a présenté à l'Office son rapport d'audit de la recherche en milieu polaire française à la vielle de l'année polaire internationale. Parmi les nombreux sujets abordés, il mettait en lumière le niveau très élevé de la recherche, de l'implication de la biologie française dans cette affaire. Il proposait de développer les recherches en Arctique, et appelait de ses vœux la nomination d'un ambassadeur français pour les pôles Arctique et Antarctique. Cher Christian, tes vœux ont été suivis et ont été exaucés. Nous en connaîtrons la pleine saveur, et nous en prendrons la pleine mesure à l'occasion de cette journée, avec la présence de Michel Rocard. Il a organisé le premier mars 2007 l'ouverture pour la France de l'année polaire internationale au Sénat. Plusieurs d'entre vous s'en souviennent, bien évidemment.

En 2008, la Ministre de la recherche, Valérie Pécresse, l'a nommé parlementaire en mission auprès d'elle pour réfléchir à la participation de la France à un Observatoire scientifique international de l'Arctique ; rapport dont les conclusions ont été intégralement suivies. Il a été un acteur important de la conférence internationale qui s'est tenue à Monaco sur le sujet en novembre dernier.

Enfin, il a pris l'initiative, grâce à l'ensemble de ses travaux, d'organiser ce colloque en partenariat avec le professeur Bard du Collège de France, et avec l'appui du CNRS et de l'Institut Polaire Français, l'IPEV. Vous comprenez pourquoi je me suis attardé, même si j'ai blessé un peu son humilité et sa modestie pour évoquer devant vous ce parcours dont je n'ai cité que les principales thématiques et les principales étapes. Ce n'est pas fini ; on compte sur lui encore, et encore beaucoup. L'Office Parlementaire - et Claude Birraux l'a exprimé - salue en lui la cheville ouvrière dans ce domaine.

Comme le président Birraux l'a fait à propos de la Haute-Savoie, son Département à lui, permettez-moi de parler un peu du mien ; pour dire simplement, porter témoignage, que dans tous les territoires de notre République, il y a un écho obligé au travail que vous faites, aux recherches que vous conduisez. Il a dit, lui dans sa Haute-Savoie, comment il pouvait en témoigner. Moi je dirais dans la Marne, dans un vignoble qui n'est pas le moins connu à travers le monde, le vignoble de Champagne. Mais quand hier je leur ai dit que je vous retrouvais, les vignerons m'ont chargé de vous passer un message. Je vous le donne ex abrupto. « Dis leur comment cela se passe chez nous en Champagne. Nos parents, nos grands-parents vivaient les vendanges au mois d'octobre la plupart du temps. Dans les meilleures éventualités, cela avait lieu parfois fin septembre. Aujourd'hui, depuis 20 ans, il n'est pas rare que cela se passe fin août ou début septembre. Dis-leur à tous les savants que tu vas rencontrer demain ». Je le dis : mission accomplie.

Vous voyez, on a besoin de vous entendre. On a besoin de vous écouter. Cela se traduit, tout ce que vous faites, tout ce que vous donnez comme éléments de réflexion, sur le terrain, et non des moindres. Il s'agit - permettez-moi de l'évoquer - d'un petit vin local qui n'est pas plus mauvais que les autres : notre champagne. Il a des bulles ; les bulles de l'esprit. Les bulles de cet esprit qui font que les remarques du terroir se nourrissent précisément des réflexions les plus élevées, et qui donnent au vieil adage paysan « Les pieds dans la glaise, la tête dans les étoiles » toute sa signification. Les étoiles, la tête, la réflexion, c'est vous. Mais sachez que ceux qui ont les pieds dans la glaise, ils vous écoutent avec l'attention. Ils ont besoin de vous entendre.

Et c'est pour cela, c'est bien sûr au nom du Sénat que je vous dis merci. Mais c'est aussi au nom de ces gens que j'ai entendus hier, à qui je leur ai dit que je venais vous retrouver ce matin. En leur nom, au nom de tous, au nom de toutes ces populations qui ont besoin de vous, de ce que vous faites, de votre travail, de ce que vous initiez comme perspectives, je tiens à vous dire merci de votre présence, merci de votre implication.

(Applaudissements)

C. DR CHRISTIAN GAUDIN, SÉNATEUR, VICE-PRÉSIDENT DE L'OPECST

Mes chers collègues parlementaires, distingués invités étrangers et français, Mesdames et Messieurs, je voudrais tout d'abord remercier les présidents Claude Birraux et Jean-Claude Etienne de leurs encouragements et de l'intérêt qu'ils ont portés à la préparation de ces journées. Je voudrais aussi associer à ces remerciements les personnels de l'OPECST. Je m'associe à leurs mots de bienvenue et formule aussi le vœu que notre colloque soit fructueux et permette de faire progresser la recherche en milieu polaire.

Dans ce propos liminaire, permettez-moi d'adresser des remerciements spécifiques à nos partenaires. Je vais d'abord citer le Pr. Edouard Bard que j'ai appris à connaître et apprécier au cours de mes travaux sur les pôles, mais aussi parce que nous siégions ensemble à l'Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (AERES). Il a été tout de suite enthousiaste à l'idée d'organiser pour la première fois une manifestation commune entre l'Office et le Collège de France, et d'en soutenir l'idée auprès du Pr. Pierre Corvol, Administrateur du Collège de France et Président de l'Assemblée des professeurs, que je tiens à associer à mes remerciements. Je vais ensuite citer Madame Catherine Bréchignac et M. Gérard Jugie qui ont montré le même enthousiasme et ont témoigné le même soutien sans faille à notre projet. Qu'ils en soient tous vivement remerciés.

Les deux journées qui s'ouvrent vont être denses. Avec le professeur Edouard Bard, nous les avons structurés en quatre grands thèmes. D'abord « l'homme et l'environnement », puis « la gouvernance », aujourd'hui au Sénat, « l'évolution du climat » et « l'impact sur la biodiversité », demain au Collège de France.

Aujourd'hui, nous allons entendre tout d'abord les deux parrains de l'année polaire internationale : M. Jarraud et Madame Bréchignac qui nous diront sans doute comment ils perçoivent le bilan de cette 4ème édition. De 10 heures à midi, avec la contribution éminente du Pr. Philippe Descola du Collège de France, mais aussi de Mesdames Michèle Therrien, Sylvie Beyries et M. Bruno Goffé, nous nous intéresserons aux relations entre l'homme et l'environnement, vues du Grand Nord.

A partir de 14 heures, notre après-midi s'ouvrira par de grands témoins : le professeur Jean Malaurie d'une part, l'ancien premier Ministre Michel Rocard, aujourd'hui ambassadeur des pôles, d'autre part. Ils nous feront tous les deux partager leur réflexion et leur expérience.

S'ouvrira ensuite la table ronde sur « la gouvernance scientifique des pôles » avec la contribution de mon collègue député Jean-Yves Le Déaut et de MM. Jean Jouzel, Gérard Jugie et Karl Erb. Permettez-moi d'adresser à ce dernier mes remerciements les plus cordiaux car il est venu spécialement, pour l'occasion, des Etats-Unis. Enfin à 16 heures 15, nous aurons le plaisir d'accueillir la Ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Valérie Pécresse, qui prononcera le discours de clôture de cette première journée.

Mesdames et Messieurs, beaucoup d'entre nous - je le sais - ont l'expérience des régions polaires, et tout particulièrement de l'Antarctique. Notamment, la plupart des scientifiques français gardent un vif souvenir du retour de Dumont d'Urville à Hobart en Tasmanie. Ce voyage est marqué par des sentiments très personnels au moment où nous quittons le continent blanc. Comme au moment où nous revoyons enfin une terre habitée, de l'herbe et des arbres. Ce sont ces sensations que j'ai retrouvées en lisant le passage de Jean-Baptiste Charcot que je vais vous lire maintenant. Il est issu de son livre Le Français au pôle Sud, et se situe au moment où il quitte la Péninsule antarctique. Il est daté du 6 février 1905. Il a exprimé mieux que je ne saurais le faire l'impression profonde laissée par mon propre passage sur ce continent.

« D'où vient donc l'étrange attirance de ces régions polaires, si puissantes, si tenaces, qu'après en être revenu on oublie les fatigues morales et physiques pour ne songer qu'à retourner vers elles. D'où vient le charme inouï de ces contrées, pourtant désertes et terrifiantes ? Est-ce le plaisir de l'inconnu ? La griserie de la lutte et de l'effort pour y parvenir et y vivre ; l'orgueil de tenter et de faire ce que d'autres ne font pas ; la douceur d'être loin des petits tests et des mesquineries. Un peu de tout cela, mais autre chose aussi.

J'ai pensé pendant longtemps que j'éprouvais plus vivement, dans cette désolation et cette mort, la volupté de ma propre vie. Mais je sens aujourd'hui que ces régions nous frappent, en quelque sorte, d'une religieuse empreinte.

Sous les latitudes tempérées ou équatoriales, la Nature a fourni son effort dans un grouillement de vie animale et végétale, intense, inlassable, tout naît, croît et se multiplie, agit et meurt pour s'entraider à la reproduction, pour assurer la perpétuité de la vie. Ici, c'est le sanctuaire des sanctuaires, où la nature se révèle en sa formidable puissance comme la divinité égyptienne qui s'abrite dans l'ombre et le silence du temple, à l'écart de tout, loin de la vie, que cependant elle crée et régit. L'homme qui a pu pénétrer dans ce lieu sent son âme qui s'élève. »

Oui j'en ai le sentiment, nous rencontrons dans ces régions quelque chose qui nous dépasse et nous amène à nous dépasser. Elle forge en nous une conscience particulière. Je suis heureux que la 4ème année polaire internationale ait été l'occasion de le faire comprendre et d'y sensibiliser nos concitoyens. Je formule le vœu que nos travaux des deux journées qui s'ouvrent soient riches et utiles. Je vous remercie.

(Applaudissements)

Je vais inviter maintenant M. Michel Jarraud, Secrétaire général de l'Organisation Météorologique Mondiale, à venir s'exprimer.

OUVERTURE

A. M. MICHEL JARRAUD, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L'ORGANISATION MÉTÉOROLOGIQUE MONDIALE

M. le député Claude Birraux, Président de l'Office parlementaire, M. le sénateur Jean-Claude Etienne, M. le Sénateur Christian Gaudin, Mme Catherine Bréchignac Présidente de l'ICSU et du CNRS, Mesdames, Messieurs les parlementaires, chers collègues, chers amis. Il y a un peu plus de deux ans, j'ai déjà eu le privilège d'être ici même et de participer à l'ouverture solennelle, au Palais du Luxembourg, de la campagne de l'année polaire internationale sous le thème « Les pôles, témoins pour les hommes ».

Au nom de l'Organisation Météorologique Mondiale, c'est donc un plaisir renouvelé et un honneur de me retrouver avec vous à Paris à l'occasion de la clôture de cette campagne fructueuse. Je tiens en premier lieu à remercier le sénateur Gaudin d'avoir aimablement invité l'OMM à participer à cette séance, et de me permettre ainsi de contribuer à la célébration de cet événement unique. Comme vous le savez, l'OMM a mené cette initiative scientifique globale exceptionnelle, l'année polaire internationale 2007-2008, en partenariat étroit avec le Conseil international pour la science que préside Mme Bréchignac.

Mesdames et Messieurs, permettez-moi de rappeler que l'Organisation Météorologique Internationale, le prédécesseur de l'OMM, a entrepris les deux premières campagnes internationales consacrées aux régions polaires, qui se sont traduites par des avancées majeures dans les domaines de la météorologie, mais aussi des sciences de l'atmosphère. Le principal objectif scientifique de la première année polaire internationale en 1882-1883 était d'aborder la recherche polaire à une échelle hors de portée des nations prises individuellement.

La France envoya en Terre de Feu l'aviso « La Romanche », commandé par le capitaine de frégate Martial, qui s'établit à la baie Orange. Une trentaine d'hommes hivernèrent pour exécuter un programme scientifique multidisciplinaire, portant sur le magnétisme, l'astronomie et la météorologie. La seconde année polaire internationale fut organisée cinquante ans après dans le même esprit de coopération internationale.

Dans ce contexte, l'Organisation Météorologique Internationale s'attacha au renforcement et à l'expansion des réseaux d'observations météorologiques et magnétiques existants dans les régions polaires. La France y participa également cette fois avec des missions au Groenland et en Arctique. Et lors de cette année polaire, le commandant Charcot, médecin, explorateur polaire, joua un rôle majeur avec son navire le « Pourquoi Pas ».

Après que l'Organisation Météorologique Internationale eut cédé la place à l'Organisation Météorologique Mondiale en 1950, la nouvelle Organisation s'associa au Conseil international pour la science pour lancer l'année géophysique internationale, dans le cadre de laquelle 67 nations unirent leurs efforts de recherche sur les régions polaires. C'est aussi au cours de cette année géophysique internationale qu'eut lieu le premier lancement d'un satellite artificiel « Le Spoutnik ». L'effort principal se concentra cette fois sur l'Antarctique où 12 pays dont la France installèrent des stations. Malheureusement, cette année fut endeuillée par la disparition accidentelle du météorologiste français André Prud'homme en Terre Adélie en 1959.

L'année géophysique internationale a débouché aussi, comme l'a mentionné le député Birraux, sur un succès diplomatique décisif, à savoir le système du Traité de l'Antarctique. Cependant, malgré toutes les activités de recherche menées à bien dans les régions polaires, notre connaissance des changements climatiques et de leurs incidences sur l'environnement et les écosystèmes et les sociétés polaires ainsi que sur le reste de la planète, présentait-elle encore de grosses lacunes à la fin du 20ème siècle. C'est pourquoi l'ICSU et l'OMM décidèrent de joindre leurs efforts, une fois encore, pour organiser une nouvelle année polaire internationale, avec un accent particulier cette fois sur le lien entre les régions polaires et le changement climatique.

L'entreprise a déjà été un véritable succès, au point d'encourager certains pays à prolonger leurs activités au-delà de la période 2007-2008. On prévoit que la clôture effective, sinon officielle, de la campagne polaire aura lieu lors de la conférence sur l'année polaire internationale organisée à Oslo l'an prochain. De nombreuses voix s'élèvent déjà pour transformer cette année polaire en décennie polaire internationale.

Toutefois de nombreuses avancées de cette année polaire sont déjà évidentes. Et je ne retiendrai aujourd'hui que quelques-unes qui sont en rapport avec les domaines de compétence de l'Organisation Météorologique Mondiale : l'extension, la modernisation, des réseaux d'observations météorologiques en surface, ainsi que l'installation d'un grand nombre de stations météorologiques automatiques et de systèmes d'observations océaniques satellitaires. Mises à disposition d'une gamme étendue de nouvelles données et de nouveaux produits satellitaires. Lancement de nouvelles initiatives concernant l'étude du cycle hydrologique et de la Cryosphère. Émergence - et ce n'est pas le moindre des résultats - d'une nouvelle génération de chercheurs polaires.

A l'échelle du globe, l'OMM a mis à disposition de l'année polaire internationale la collaboration et l'infrastructure scientifique et opérationnelle de ses 188 pays membres, car le temps, le climat, le cycle de l'eau - comme vous le savez tous - ignorent les frontières politiques ou économiques.

La troisième conférence mondiale sur le climat qui se tiendra à Genève cette année, du 31 août au 4 septembre 2009, sera une occasion privilégiée de mettre en lumière la pertinence de la campagne polaire, confirmée par ailleurs par le 4ème rapport du GIEC que l'OMM a créé avec le programme des Nations Unies pour l'environnement en 1988, et parraine depuis lors. L'urgence de la situation nous pousse en effet à mieux comprendre le rôle des gaz à effet de serre, des aérosols, des nuages polaires, alors qu'une fonte sans précédent des glaces continentales et de la banquise, lors des deux derniers étés arctiques, a un impact critique sur la biodiversité, les échanges, la sécurité internationale et les impératifs d'adaptation des populations arctiques.

Les données recueillies dans le cadre de l'année polaire internationale sont déjà mises à profit dans les modèles numériques de prévision du temps et de simulation du climat. Tandis que notre connaissance de la dynamique des phénomènes météorologiques à fort impact ou propres aux hautes latitudes a progressé de manière significative.

M. le Président, Mesdames, Messieurs, une nouvelle fois, la France a participé à un événement scientifique historique, puisque l'année polaire internationale 2007-2008 a déjà permis des progrès décisifs et elle nous laisse en héritage des moyens d'observation accrus, une nouvelle génération de chercheurs spécialisés, et une mobilisation sans précédent des responsables politiques, et du grand public.

En terminant mon intervention, je souhaite remercier la France, au nom de l'Organisation Météorologique Mondiale, de cette contribution majeure à cette expérience capitale. Je vous remercie.

(Applaudissements)

Dr Christian GAUDIN

Merci beaucoup M. Jarraud. J'invite maintenant Mme Catherine Bréchignac, Présidente du Conseil international pour la science et Présidente du CNRS, à s'exprimer.

B. DR CATHERINE BRECHIGNAC, PRÉSIDENTE DU CONSEIL INTERNATIONAL DE LA SCIENCE, PRÉSIDENTE DU CNRS

Mesdames et Messieurs les élus, chers collègues, bonjour. Le choix de lieux aussi prestigieux que le Sénat et le Collège de France pour célébrer la clôture de l'année polaire internationale, la 4ème, qui constitue en fait un renouveau de la recherche en milieux polaires, est très symbolique. Et l'approche scientifique de questions sociétales au contact direct des décideurs politiques marquera - j'en suis sûre - les débats de ces deux jours à Paris.

Je souhaite saluer la présence ici des différents acteurs français qui se sont mobilisés à tous les niveaux scientifiques, logistiques, politiques pour que la participation nationale à l'année polaire soit significative, et qu'elle s'intègre à l'effort international, tant au plan de l'avancée de la connaissance que de sa diffusion vers un plus large public.

La présence à cette tribune du Secrétaire général de l'Organisation Météorologique Mondiale, Michel Jarraud, apporte le témoignage de l'action concertée qu'ont menée pendant depuis de nombreux mois l'ICSU - que j'ai l'honneur de présider - et l'OMM pour partager le parrainage de cet événement mondial que fut la 4ème année polaire internationale.

Je souhaite remercier personnellement Michel Jarraud d'avoir engagé l'OMM dans un soutien sans faille à cette année polaire. Il y a deux ans, comme vous l'avez rappelé, nous avons partagé ici au Sénat l'ouverture solennelle de cet événement. L'ICSU est l'une des plus anciennes organisations non gouvernementales. Elle dispose désormais de plus d'une centaine de membres, 116 pays exactement, pour la plupart représentés par leurs académies des sciences, auxquelles viennent s'ajouter 30 membres que sont les unions scientifiques internationales.

Les programmes scientifiques que nous initions et qui bénéficient de notre label impliquent plusieurs milliers de chercheurs, et sont en prise directe avec les questions sociétales. L'année polaire en est une parfaite illustration. Mais déjà il y a plus de 50 ans, nous avions été complices avec l'OMM pour jeter les bases de l'année géophysique internationale qui s'est déroulée en 1957. Et il faut rappeler que c'est au cours de cette année géophysique qu'une nouvelle génération marquante de chercheurs en zone polaire a émergé ; que de nouveaux groupes de coordination de recherche comme le SCAR sont nés ; et que des centres mondiaux de collecte de données ont été lancés. Données dont le traitement devient aujourd'hui l'objet d'un enjeu mondial.

L'enthousiasme et la créativité de la Communauté scientifique, pour la 4ème année polaire, ont été débordants, avec plus de mille projets au niveau des manifestations d'intérêt. C'est ici qu'il faut saluer le rôle réalisé par un comité conjoint ICSU-OMM pour canaliser, rationaliser, intégrer ces projets, avant de les labelliser en plus de 200 actions.

En fait, si le succès de l'année polaire a, en tout premier lieu, reposé sur la créativité de la communauté scientifique, les initiatives ont été épaulées par les organisations de chaque pays. La contribution d'autres agences que celles qui traditionnellement accompagnent les programmes polaires a été déterminante. Et en particulier en France, l'apport financier de l'ANR, notre agence de moyens, a permis la réalisation plus rapide de grands projets qui n'auraient pu voir le jour qu'à des échéances beaucoup plus lointaines.

Au niveau français, il est clair que notre pays a été naturellement engagé, dans la tradition de ces figures de proues qu'ont été Dumont d'Urville, Charcot, Paul-Émile Victor et Jean Malaurie dont nous aurons le plaisir d'avoir un témoignage en début d'après-midi. Le projet français d'accroître sa participation à l'Observatoire Arctique en étroite concertation avec les pays riverains de ce bassin est l'une des retombées directes et concrètes de cette dernière année polaire. Mais l'essentiel reste encore à faire en assurant la pérennisation de cet effort sans précédent. Il serait irrationnel de ne pas soutenir cette jeune génération qui a été attirée par les programmes qui ont été lancés, de ne pas conforter les collaborations, qui ont été initiées au cours de ces deux dernières années, et de ne pas tirer de nombreux enseignements que nous ont apportés des récents travaux.

Pour ce qui est du concept d'observatoire en général, je rappellerai que l'ICSU soutient, en co-partenariat avec l'OMM les systèmes globaux d'observations. De plus, nous avons récemment adhéré aux initiatives telles que SAON, « Sustainable Arctic Observatory Network », que l'on traduit en français par Réseaux d'Observatoire Durables. Et j'ai horreur de cette traduction entre sustainable et durable - mais enfin c'est comme cela - de l'Arctique.

Pour ce qui est de la gestion des données, je mentionnerai que l'Assemblée générale de l'ICSU a émis une très forte recommandation pour qu'une attention particulière soit apportée à l'obligation faite aux porteurs de projets polaires de partager et de disséminer les données qu'ils auront recueillies à cette occasion. Sur le long terme, il est nécessaire de repenser la collecte et les gestions des données.

Pour ce qui concerne les nouvelles générations, l'engouement des jeunes chercheurs dans la participation aux actions engagées constitue une immense satisfaction, et procure des garanties de pérennisation des nombreux programmes mis en œuvre. Il serait irresponsable de ne pas tenir compte de la créativité et de la liberté d'approche de ces nouvelles générations, et de ne pas en retenir les aspects positifs.

En conclusion, je voudrais insister une nouvelle fois sur l'importance du succès et des perspectives très prometteuses des résultats en cours. Cet impact est essentiel pour la communauté intéressée par les zones polaires, à un moment crucial de l'évolution de notre planète. A moyen terme, nous devrions sans doute remodeler la structure de coopération internationale de recherche sur le système terre, et sur la généralisation de la gestion cohérente des données ; non seulement pour la communauté scientifique elle-même, mais aussi pour la fourniture de paramètres universels et incontestables aux décideurs politiques des différents pays. Je vous remercie.

(Applaudissements)

Dr Christian GAUDIN

Merci Madame la Présidente. Nous allons maintenant installer la première table ronde qui a pour thème « l'homme et l'environnement ». Cette table ronde présidée par les Professeurs Philippe Descola et Jean-Claude Etienne, et je vais demander aux trois intervenants qui sont : Mmes Michèle Therrien, Sylvie Beyries et M. Bruno Goffé de rejoindre la tribune.

PREMIÈRE TABLE RONDE : L'HOMME ET L'ENVIRONNEMENT

A. PR JEAN-CLAUDE ETIENNE

Merci Christian de nous avoir appelés à cette tribune. « L'Homme et l'environnement », le plus important des programmes s'il en est. Descartes présentait l'homme comme maître et possesseur de la nature. Heureusement aujourd'hui on a inversé la proposition : l'homme n'est pas le maître de la nature ; c'est la nature qui apprend à l'homme. L'homme ne sait pas encore tout sur la nature. Mais les pôles sont précisément des révélateurs hors du commun de tous les paramètres qui aujourd'hui dans notre monde contemporain, gouvernent la nature. Un tout petit exemple : je suis chargé d'un rapport sur les pesticides et la santé des hommes.

On peut chercher partout dans le monde, c'est au niveau des pôles qu'on trouve les stigmates les plus accomplis, les plus définis et les plus exprimés des traces de ce qui peut représenter l'événement déterminant dans nos arts de vivre contemporains. Le révélateur se trouve au niveau des pôles ; ils ne s'appellent pas pôle pour rien. Ils polarisent quelque part tout ce qui se passe à la surface du globe. Et en vous entendant, et en entendant Madame Bréchignac, je me disais que vraiment on était là dans une dimension qui venait inverser la proposition de Descartes qui aujourd'hui prend un sens différent.

L'homme n'est pas possesseur de la nature, il fait partie de la nature. Il n'y a pas de séparation, de divorce entre la vie de l'homme et la vie de la nature. Les deux sont intimement liés. Mais le maître dans cette affaire n'est pas l'homme. L'homme est l'étudiant, l'élève, et la nature est son maître. Vraiment cette table ronde, moi médecin d'occasion, car initialement je suis mathématicien, je me dis que vraiment, il y a là dans cette table ronde une merveilleuse disposition bien pratique. Je ne dirai plus rien.

Pr. Descola, merci maintenant d'assumer la présidence. Je suis à vos côtés, gourmand de vos propos. Je vous laisse faire tout ce qu'il y a à faire et dire ce qu'il y a à dire. C'est vous qui présenterez les prestigieux intervenants. C'est vous qui donnerez le tempo pour laisser la place et le temps à ceux qui veulent, après les interventions, intervenir et poser leurs questions. Maintenant, c'est vous le patron.

B. PR PHILIPPE DESCOLA, COLLÈGE DE FRANCE

Merci M. le Sénateur de cette responsabilité. Mon collègue et ami Edouard Bard m'a demandé de dire quelques mots de présentation de cette thématique sur « l'Homme et l'environnement ». C'est une tâche qui m'honore mais qui est difficile étant donné l'ampleur de la thématique. En outre je ne suis pas sûr d'être le mieux qualifié pour le faire parce que d'abord je ne suis ni climatologue, ni océanologue, ni glaciologue. Je suis anthropologue, et les populations qui me sont les plus familières sont le plus loin possible des pôles, puisqu'elles se situent sur la ligne de l'Equateur en haute Amazonie.

Cela dit, c'est une question qui m'intéresse depuis longtemps : le rapport entre l'homme et l'environnement. Je crois que la façon la plus simple de l'aborder et la présenter brièvement, c'est de faire un petit apologue.

A première vue, il semble que distinguer entre nature et société ou nature et culture ne pose guère de difficulté. Cela l'a été pendant longtemps en tout cas. Est naturel ce qui se produit indépendamment de l'action humaine, ce qui existe ou ce qui a existé avant l'homme, et ce qui existera après lui ; est culturel ce qui est produit par l'action humaine : que cela soit des objets, des idées ou encore des choses qui sont à mi-chemin entre des objets et des idées, que l'on appelle des institutions, une langue, la Constitution française, le système scolaire ou le Sénat par exemple.

Je me promène à la campagne, je traverse un bois, je suis dans la nature. Puis j'entends un avion passer au-dessus de ma tête ou un tracteur à proximité ; ce sont des objets fabriqués et employés par les hommes. Ils relèvent donc de la culture. Pourtant la distinction n'est pas toujours aussi simple. Dans le cours de ma promenade, je longe une haie vive. Elle est faite de plantes sauvages : des églantiers, des amélanchiers, des noisetiers. Je peux donc dire que c'est une haie naturelle. Par contraste avec la barrière de bois ou la clôture de fil de fer barbelé qui ferme le champ voisin. Mais cette haie, elle a été aménagée, elle a été taillée, elle a été entretenue par les hommes. Elle est là pour séparer deux prés selon les limites fixées par le cadastre. Elle est donc, cette haie, aussi, un résultat d'une activité technique, c'est-à-dire d'une activité culturelle. Et elle a une fonction légale, c'est-à-dire culturelle aussi. La plupart des objets de notre environnement, y compris nous-mêmes, sont dans cette situation intermédiaire et sont à la fois naturels et culturels, comme le Sénateur Jean-Claude Etienne l'a rappelé.

Malgré ces recouvrements, malgré ces zones d'ombre, nous n'avons pas de doute quand il s'agit de donner des qualités aux objets de notre environnement, selon qu'ils relèvent de la nature ou de la culture. Mon chat et mon chien font partie de la famille, comme on dit ; et pourtant ils n'ont pas les mêmes droits que les membres humains de ma famille. Ils ne sont pas représentés au Sénat, du moins pas de façon directe ; ils le sont par toutes sortes de médiations interposées, mais pas en tant que tels. Ils n'ont pas la Sécurité Sociale, ils ne sont pas tenus responsables de leurs actes.

Bref, entre les humains et les non humains, subsiste malgré tout une différence importante. Les premiers sont des sujets qui possèdent des droits du fait de leur qualité d'homme. Les seconds sont des objets naturels ou artificiels qui n'ont pas de droits en propre. C'est une autre façon, peut-être la plus commune, de distinguer entre la nature et la culture. C'est celle qu'on enseigne à l'école. C'est celle qui paraît relever de l'évidence du bon sens.

Or l'anthropologie, qui est la science que je pratique, se méfie beaucoup du bon sens. Contrairement à ce que disait Descartes, le bon sens n'est pas la chose la mieux partagée dans le monde. Les anthropologues sont plutôt d'accord avec Pascal lorsqu'il dit : « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Des habitudes de vies, des manières de penser qui sont normales en France ne le sont pas en Espagne et inversement. Donc c'est le rôle de l'anthropologie que de faire l'inventaire de ces différences, et d'aller chez les gens, d'observer leurs coutumes et leurs façons de dire, et de partager leur vie quotidienne pendant plusieurs années.

C'est précisément comme cela que, jeune ethnographe, j'ai commencé à mettre en doute l'évidence de ce qui paraissait aller de soi, la différence entre les humains et les non-humains, entre les êtres qui relèvent de la nature et ceux qui relèvent de la culture.

Je l'ai dit tout à l'heure, c'était une population qui se situe sur la ligne de l'équateur en Haute Amazonie. Il y a plus de 30 ans maintenant j'étais parti étudier des indiens que le grand public connaît sous le nom de Jivaros, qui s'appellent eux-mêmes Achuar, c'est-à-dire « les gens du palmier d'eau ». Ils vivaient dans une forêt tropicale dense, donc un milieu extrêmement différent de celui de l'Arctique ou de l'Antarctique, sans contact régulier avec le monde extérieur, dispersés dans des grandes maisons au toit de palmes.

J'ai mis à peu près un an à me débrouiller pour comprendre leur langue. A mesure que je comprenais de mieux en mieux ce qu'ils disaient, mon étonnement quant à leur façon de penser n'a pas cessé de croître. C'était tout particulièrement le cas lorsqu'ils parlaient de leurs rêves. Tous les matins, bien avant l'aube, les Achuar se réunissaient autour d'un feu pour décider ce qu'ils allaient faire dans la journée en fonction de ce qu'ils avaient rêvé pendant la nuit. Et la plupart du temps ils interprétaient leurs songes à partir de règles classiques de transformation du type « clé des songes », des règles grammaticales d'inversion systématique. Par exemple, rêver de pêcher un poisson, c'est un bon signe pour aller à la chasse. Mais d'autres rêves étaient interprétés de façon beaucoup plus étrange.

Une fois par exemple, un Achuar raconta qu'il avait vu en rêve un homme mort récemment, tout ensanglanté, lui avait reproché de lui avoir tiré dessus. Or ce même homme avait blessé la veille à la chasse un petit cerf. Et l'ont dit chez les Achuar que l'âme des morts s'incarne notamment dans les cerfs ; raison pour laquelle il est interdit de les chasser. En une autre occasion, c'était un jeune homme qui s'était présenté au rêveur comme son beau-frère, et qui lui avait dit qu'il irait le lendemain avec ses sœurs danser au bord d'un lac. De fait il s'agissait d'un singe, un singe capucin, qui, sous une forme humaine, donnait en rêve des indications de chasse au rêveur.

Une autre fois encore une femme raconta qu'elle avait vu en rêve des fillettes qui se plaignaient qu'on cherchait à les empoisonner. Et l'interprétation qu'elle en donnait était qu'il s'agissait de plants de cacahuètes qui avaient revêtu une apparence humaine pour se plaindre de ce qu'elles les avaient semés trop près de buissons de barbasco ; c'est le nom espagnol qu'on donne à un poison végétal employé pour pêcher.

Et lorsque j'ai demandé aux Achuar pourquoi le cerf, le singe capucin, ou les cacahuètes se présentaient comme des humains dans leurs rêves. Ils me répondaient, surpris par la naïveté de ma question, que la plupart des plantes et des animaux sont des personnes tout comme eux-mêmes ; et que dans les rêves, on peut les voir sans leur costume animal ou végétal, c'est-à-dire comme des humains. Selon les Achuar, en effet, la grande majorité des êtres de la nature possède une âme analogue à celle des humains. C'est-à-dire une faculté qui leur permet de penser, de raisonner, d'éprouver des sentiments, de communiquer comme les humains ; et surtout qui les conduit à se considérer eux-mêmes, malgré leur forme animale ou végétale, comme des humains. C'est pour cela que les Achuar disent que des plantes et des animaux sont des personnes. Leur humanité est morale, c'est-à-dire reposant sur l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes, et non physique, c'est-à-dire reposant sur l'apparence qu'ils présentent aux regards d'autrui.

A propos des plantes et des animaux, j'ai employé il y a un instant l'expression « êtres de la nature ». On voit bien maintenant à quel point, pour les Achuar, une telle expression est dépourvue de sens. Des êtres qui sont conçus comme des personnes, qui sont traités comme des personnes, qui ont des pensées, des sentiments, des désirs, des institutions semblables à celles des humains, ne sont plus des êtres naturels.

Bref, les Achuar ignorent ces distinctions qui nous semblent évidentes entre les humains et les non-humains, entre ceux qui relèvent de la nature et ceux qui relèvent de la culture. Mon sens commun n'avait aucun rapport avec leur sens commun.

Les Achuar, de ce point de vue-là, n'ont rien d'exceptionnel. Ailleurs, en Amazonie, pour des centaines de tribus parlant des langues différentes, les non-humains sont aussi des personnes qui participent à la vie sociale, avec qui on peut nouer des relations d'alliance ou être au contraire en compétition. Cette manière de voir la nature comme identique à la société des hommes n'est pas non plus caractéristique de la seule Amazonie.

L'ethnologue anglais Adrian Tanner rapporte la chose suivante qu'il a observée il y a une trentaine d'années dans un village d'Indiens Cris du nord du Québec. Un vieil homme très respecté était mort peu de temps auparavant, et de nombreux parents étaient venus pour ses funérailles. De très jeunes gens, voyant une oie sauvage voler autour du village et se poser régulièrement à proximité de la maison du mort, allèrent chercher un fusil pour essayer de la tuer. Au moment où ils allaient tirer sur l'oie sauvage, un homme d'un âge mûr les en empêcha : « Malheureux, ne voyez-vous pas que c'est l'ami du défunt que vous vous apprêtez à tuer ? Lui aussi pleure son ami mort »

Certains chasseurs Cris développent en effet au fil du temps une relation privilégiée avec un animal d'une espèce qui devient, dit-on, comme son ami. C'est aussi une sorte d'ambassadeur auprès des autres membres de l'espèce qu'ils persuadent de se rapprocher de son ami chasseur pour qu'il les tire plus facilement. Et à la mort du chasseur, son ami animal est en deuil. Donc il faut le persuader de ne pas s'en aller, car il entraînerait avec lui tous les autres membres de son espèce et il n'y aurait plus rien à chasser près du village.

Tout comme les Indiens d'Amazonie, les Indiens du Grand Nord canadien considèrent la plupart des animaux comme des personnes ayant une âme, dotés de ce fait de bien des qualités humaines, notamment le sens de la solidarité, l'amitié, le respect vis-à-vis des anciens. Et si les animaux diffèrent des hommes, c'est uniquement par l'apparence, une simple illusion des sens, puisque les corps des animaux sont pour eux comme des costumes qu'ils portent lorsque les humains sont présents afin de les tromper sur leur véritable nature. Et lorsqu'ils visitent les Indiens en rêve, les animaux se révèlent tels qu'ils sont vraiment, c'est-à-dire sous leur forme humaine. Quant au fait que l'ami animal attire les membres de son espèce pour qu'ils soient tués par le chasseur, cela ne porte pas à conséquence car les victimes du chasseur se réincarnent aussitôt en un animal de la même espèce.

Selon les Cris, les animaux sont pris de compassion pour les chasseurs. Et rappelons que jusqu'à une date relativement récente, le gibier était la source d'alimentation principale des Indiens du nord du Canada. C'est donc par générosité qu'ils donnent leurs corps aux hommes pour qu'ils se nourrissent. Michèle Therrien qui va parler tout à l'heure des Inuits pourrait nous raconter mille anecdotes semblables à leur propos. Mais traiter les plantes et les animaux comme des sujets plutôt que comme des objets n'est pas une exclusivité des Indiens des Amériques ou des Inuits.

D'une façon générale, d'ailleurs, distinguer entre ce qui est naturel et ce qui est culturel n'a guère préoccupé l'humanité jusqu'à une date très récente. Car pour que l'on puisse parler de nature, il fallait que l'homme se soit mis en retrait de l'environnement dans lequel il est plongé, il fallait qu'il se sente extérieur et supérieur au monde qui l'entoure. Il pouvait alors percevoir ce monde avec la distance nécessaire pour l'appréhender comme un tout, comme un ensemble cohérent, différent de lui et de ses semblables.

C'est une idée assez bizarre quand on y réfléchit. Comme le dit le poète Fernando Pessoa, on voit bien qu'il y a des montagnes, des vallées, des plaines ; qu'il y a des arbres, des fleurs, des herbes ; qu'il y a des rivières, des pierres. Mais on ne voit pas qu'il y a un tout auquel cela appartient. Car on connaît toujours le monde par ses parties, et non comme un tout. Mais une fois qu'on a pris l'habitude de se représenter la nature comme un tout, alors elle devient un peu comme une très grande horloge dont on peut chercher à démonter les rouages et à améliorer le fonctionnement.

Ce mouvement, il est tardif dans l'histoire de l'humanité, et il ne s'est vraiment produit qu'une seule fois, au 17ème siècle en Europe, lorsque l'homme - pour reprendre la formule de Descartes qu'a employée tout à l'heure le sénateur Jean-Claude Etienne -, « lorsque l'homme s'est rendu comme maître et possesseur de la nature ». Le résultat fut un extraordinaire développement des sciences et des techniques, mais évidemment aussi, de plus en plus, une exploitation sans freins de la nature. Celle-ci était devenue composée d'objets sans rapport avec les humains, les plantes, les animaux, la terre, l'eau, les roches ; de simples ressources dont on pouvait faire usage et tirer profit sans modération.

La nature avait perdu son âme, et rien n'empêchait plus qu'on la voie simplement comme une source de richesse. Ce n'est finalement que depuis quelques décennies que nous commençons à mesurer le prix à payer pour cette séparation et pour l'exploitation sans retenue que, d'une certaine façon, elle a rendue possible, avec la pollution croissante des sols, des airs, des eaux, la disparition accélérée de nombreuses espèces ; enfin, je n'insisterai pas : vous connaissez tout cela aussi bien que moi.

Ailleurs dans le monde, je l'ai dit, d'autres cultures n'ont pas suivi ce chemin. Elles n'ont pas isolé la nature comme un domaine à part où tout a une cause qui peut être scientifiquement étudiée, et où tout peut être mis au profit ou au service des hommes. Ces cultures n'ont pas toujours pour autant évité les désastres écologiques. Il ne faut pas faire d'irénisme. Les Indiens des Plaines d'Amérique du nord, par exemple, ont fait de grands massacres de bisons et de cerfs de Virginie au 18ème et au 19ème siècle. Mais c'était pour répondre aux besoins d'approvisionnement en viande des colons blancs, et non pour assurer leur propre subsistance. Des cas semblables ont existé ailleurs. Ils se produisent le plus souvent dans des situations de contact entre les civilisations lorsqu'une technologie et un environnement économique nouveaux et mal maîtrisés viennent bouleverser des habitudes anciennes. Ainsi en fut-il chez les Indiens des Plaines avec l'irruption des armes à feu, et l'apparition d'un marché des biens alimentaires dans une région où ce type de marché était inconnu auparavant.

Il faut reconnaître pourtant qu'en maintenant des liens de complicité et de connivence, d'interdépendance avec les habitants non humains du monde, bien des civilisations qu'on a longtemps appelé primitives ont su se préserver de ce pillage irréfléchi de la nature dans lequel les Occidentaux se sont engagés à partir du 19ème siècle. Peut-être même que ces civilisations nous indiquent-elles une voie pour sortir de l'impasse où nous sommes à présent ; elles qui n'ont jamais songé que les frontières de l'humanité s'arrêtaient aux portes de l'espèce humaine. Il faut distinguer entre l'humanité comme espèce biologique et l'humanité comme condition. Ces sociétés n'ont jamais hésité à inviter au cœur de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux.

C'est vrai que l'anthropologie n'a pas pour vocation de proposer des modes de vie alternatifs. Il est trompeur de penser que l'on pourrait adopter maintenant dans les pays industrialisés une manière de vivre en accord avec la nature qui pourrait s'inspirer directement de celle que les Indiens d'Amazonie ou les Inuits proposent. Les Achuar, dont j'ai partagé la vie, ne font pas d'agriculture intensive, ne consomment ni pétrole, ni charbon, ni énergie nucléaire ; leurs besoins sont très limités, leurs déchets sont intégralement recyclables. En somme, nos problèmes ne sont pas les leurs, ou leurs problèmes ne sont pas les nôtres.

Par contre, la connaissance que nous avons de tous ces peuples, comme les Achuar ou les Inuits, qui ne voient pas leur environnement physique comme quelque chose d'extérieur à eux-mêmes, nous fournit un moyen de prendre nos distances vis-à-vis du présent, pour mieux faire face à l'avenir. Car il est difficile de s'extraire du présent, des habitudes de pensée, des routines quotidiennes, des institutions qui encadrent notre vie, et dont on imagine mal pouvoir se passer. Or l'anthropologie - vous m'excuserez de faire un plaidoyer pour ma discipline - nous montre que ce présent qui paraît éternel n'est qu'une façon parmi des milliers d'autres qui ont été décrites de vivre la condition humaine.

De ce fait, même si la façon de vivre la condition humaine que nous voudrions pour l'avenir n'existe pas encore, nous avons l'espoir - puisque d'autres l'ont fait avant nous - de pouvoir en inventer de nouvelles, et peut-être même de meilleures. Et c'est cet espoir que j'aimerais apporter dans la discussion de ce matin, avant de passer la parole à Michèle Therrien, Pr. à l'INALCO, grande spécialiste de la langue et de la civilisation inuites.

(Applaudissements)

C. PR MICHÈLE THERRIEN, PR. À L'INALCO

Messieurs les parlementaires, cher(è)s collègues. L'Année polaire internationale a un peu plus de 125 ans et, à quelques exceptions près, il n'était pas dans la tradition de ses inspirateurs d'inviter les sciences humaines et les sciences sociales à participer aux travaux de recherche. Jusqu'en ce début du XXIe siècle, les réflexions étaient essentiellement menées par des spécialistes des sciences de la nature et de l'univers, mais la situation a changé, si bien que les sciences humaines et sociales sont désormais invitées à collaborer. Pour ne citer qu'un exemple, le programme international BOREAS a été mis en place à l'initiative de la Fondation européenne de la science à l'occasion de la présente Année polaire internationale. Ce programme, intitulé Histories of the North : environments, movements, narratives a donné le ton en sciences sociales. Il est consacré aux différentes cultures autochtones des régions polaires, à leurs philosophies, à leurs représentations du temps et de l'espace, à leurs langues, mais également à la vulnérabilité du milieu, au changement, à la résilience de ses habitants, à l'économie de subsistance et à l'industrialisation ; dernier point - et non le moindre - il s'intéresse à la question de la souveraineté sur ces immenses territoires. La France ne s'est cependant pas engagée financièrement dans ce programme aussi largement qu'elle le souhaitait.

Dans un futur proche, non seulement les programmes en sciences sociales sont appelés à se multiplier - il est souhaitable qu'il en soit ainsi - mais ils placeront, j'en suis convaincue, au centre de leur dispositif la participation pleine et entière des résidents des régions polaires et plus spécifiquement celle des communautés autochtones locales. Le processus est déjà engagé. Des partenariats entre chercheurs et autochtones fonctionnent réellement et produisent des résultats, notamment en Amérique du Nord. Ils s'inscrivent dans le cadre d'une charte éthique qui concerne tout autant les chercheurs que les doctorants. Cette recherche menée en concertation est non seulement internationale, mais elle est transnationale, puisque les habitants de l'espace circumpolaire sont des citoyens de différents États. Pour leur part, les Inuit sont politiquement et économiquement rattachés aux États-Unis, au Canada, au Danemark, et pour une infime part d'entre eux, à la Russie.

Dans la perspective du développement de nouveaux partenariats de recherche, je voudrais attirer votre attention sur des réflexions, des témoignages, des modèles d'analyse qui émanent non pas de la communauté scientifique mais de représentants du peuple inuit. Comme vous le savez, les Inuit occupent, à l'échelle circumpolaire, l'espace le plus étendu depuis la Tchoukotka en Sibérie jusqu'au Groenland, en passant par l'Alaska et l'Arctique canadien.

Je m'appuierai sur un concept que les Inuit placent au centre de leurs préoccupations et qui est rendu en inuktitut par inuuqatigiitsianiq, « le bien vivre ensemble ». Une expression qui renvoie à la qualité des relations que chacun se doit d'entretenir avec l'entourage immédiat, avec le monde animal, avec l'environnement dans sa totalité, tout en valorisant les attitudes de retenue qui favorisent l'écoute. « Celui qui sait écouter sait assumer des responsabilités », entend-on en milieu inuit.

L'expression inuuqatigiitsianiq dénonce ses contraires, lesquels provoquent des tensions. Parmi elles, je citerai :

• La présence de contaminants organiques persistants dans les eaux arctiques.

• Les risques écologiques associés à l'exploitation minière, gazière et pétrolière.

• L'effet de serre induit par les rejets industriels émanant des pays surdéveloppés ou émergents.

• L'inquiétude suscitée par les projets de circulation commerciale et militaire, notamment dans la région du passage du Nord-Ouest.

• La confusion faite en Occident, entre chasse de subsistance et chasse industrielle.

Je voudrais m'attarder sur le dernier point. Bien qu'il existe actuellement, comme vous le savez, une dérogation autorisant les Inuit à chasser les mammifères marins dont ils se nourrissent, il n'en reste pas moins que l'importation des produits dérivés du phoque vient d'être interdite en Europe. Encouragés à créer des entreprises locales pour s'affranchir des aides de l'État, des Inuit, ici et là en différents points de l'Arctique, ont mis en place des petits ateliers de fabrication de vêtements destinés à l'exportation. Les savoir-faire s'y transmettent et la créativité s'en trouve stimulée. Ces ateliers rassemblent le plus souvent des femmes, chefs de familles, et les salaires qu'elles perçoivent constituent une source indispensable de revenus. L'Union Européenne ne mesure pas le poids des effets négatifs que ses décisions exercent sur l'économie des Inuit et, j'ajouterai, sur l'image que l'on a de soi et de sa culture.

Face aux défis environnementaux, aux enjeux économiques et politiques, la stratégie inuit consiste à ne pas accuser les pays occidentaux de tous les maux, mais à chercher à associer ces pays détenteurs de pouvoir à une réflexion sur le « bien vivre ensemble », tout en considérant qu'il est possible de réparer les erreurs du passé et de fabriquer du lien social là où les référents ne sont pas communs, là où les objectifs risquent de diverger. La posture est audacieuse et courageuse. Cette invitation au dialogue repose cependant sur un préalable : les Inuit veulent que leur expertise concernant le milieu soit reconnue. Vivant en permanence sur le terrain, ces observateurs attentifs revendiquent le privilège d'avoir hérité de savoirs précis et considèrent que l'Arctique est un milieu exigeant qui restera dangereux pour qui n'en a pas une pratique suivie inscrite dans la longue durée.

Mieux connaître l'histoire des Inuit, leur culture et leur langue, comme nous tentons de le faire en France, permet de prendre la mesure des choix culturels et des moyens matériels qui ont permis à ces sociétés, dont la résilience n'est plus à démontrer, de se développer dans des milieux maintes fois soumis aux changements climatiques. Ce n'est pas nouveau, comme vous le savez. Forcés de s'adapter à l'alternance de périodes de réchauffement et de refroidissement, les Inuit ont modifié, au cours de leur longue histoire, des aspects de leur occupation de l'espace, de leur technologie, de leur organisation sociale, et modifié également certaines configurations de leur cosmologie. En bref, une formidable aptitude à l'adaptation revendiquée haut et fort par leurs descendants et qui n'est pas interprétée comme une soumission à divers déterminismes, mais comme une participation active à des processus.

Nous aurions tort de penser qu'en matière de développement des régions circumpolaires et de protection de l'environnement, les décideurs occidentaux puissent se priver de l'expérience humaine. L'Arctique est avant tout un milieu anthropisé, un milieu humanisé, loin des clichés évoquant les immenses espaces vides que nous pourrions continuer à nous approprier. Il s'agit, selon les Inuit, d'un milieu plein, voire saturé ; saturé de présences humaines, lesquelles incluent les défunts ; également saturé de présences animales et de présences sous la forme de diverses catégories d'êtres invisibles, lesquels, ainsi que le disait il y a quelques instants mon collègue Philippe Descola, « sont des personnes » et que nous devons considérer comme telles.

Les Inuit ne reculent actuellement devant aucun effort pour encourager les dialogues fructueux et les partenariats au plus haut niveau, notamment avec les scientifiques. Que souhaitent-ils ? Que nous soyons attentifs à leur appel en faveur d'une solidarité fondée sur le partage des savoirs, des connaissances, des compétences et des moyens. En 2005, plus de 150 termes spécialisés, dont albédo, biosphère, chlorofluorocarbone, couche d'ozone, dioxyde de carbone, énergies alternatives ont trouvé leur expression en langue inuit, sans recours à des langues d'emprunt. Je souligne que les champs sémantiques recouverts par nos terminologies scientifiques ne sont pas tous conceptuellement étrangers. Il est évident que des termes inuit anciens, encore en usage, correspondent à nos notions de biodiversité, d'écosystème ou encore de résilience. Quant à la désignation pôle Nord, ceci vous permettra de vous détendre quelques instants, l'une de ses traductions est « l'épi des cheveux », kajjiq. Mais il ne faut pas se méprendre, la constitution de glossaires n'est pas une activité anodine. Elle suggère que les Inuit cherchent l'adhésion plus que l'affrontement, le partage des idées plus que l'exercice du rapport de forces. D'ailleurs, ils se sont toujours montrés intéressés à la façon de penser des Qallunaat, les Occidentaux, pour mieux interagir et éviter l'approche frontale. Intégrer à sa langue des concepts autres prouve que le monde extérieur peut se penser dans une langue peu répandue, néanmoins aussi sophistiquée et performante que d'autres. Ceci revient à dire que des questions complexes, telles que la souveraineté des États et celle des Inuit sur leurs propres territoires ou encore la question de la croissance à l'échelle de l'Arctique ne peuvent être discutées en dehors du contexte de l'interculturalité.

Loin des attitudes essentialistes, les Inuit ont fait le pari de l'ouverture. Depuis 1977, ils sont représentés par un organisme international, le Conseil circumpolaire inuit (connu jusqu'ici sous le nom de Conférence circumpolaire inuit) regroupant la totalité de la population, soit 150 000 personnes de la Sibérie au Groenland. L'agenda de cet organisme non gouvernemental concerne le développement durable, la protection de l'environnement, la valorisation du savoir inuit, la responsabilité politique. Pour leur part, les Groenlandais interagissent avec leurs voisins finno-scandinaves depuis de très nombreuses années, et l'ensemble des Inuit bénéficient d'une voix consultative au sein du Conseil de l'Arctique, lequel réunit huit pays : les États-Unis, la Russie, le Canada, la Norvège, le Danemark, la Suède, la Finlande et l'Islande. Depuis 1991, le processus de Rovaniemi a modifié la relation aux régions circumpolaires. Le Conseil de l'Arctique est né, avec l'objectif de réunir les Etats concernés et les peuples autochtones, qu'ils soient des Saami des pays scandinaves ou qu'ils appartiennent à d'autres groupes autochtones. Ce rapprochement s'est effectué autour des questions relatives à la protection de l'environnement et au développement durable. Il sera impossible de revenir en arrière. Les responsables politiques des États nationaux et les représentants autochtones devront travailler dans un esprit de collaboration, à la fois avec les acteurs sur le terrain, avec les scientifiques, avec le secteur privé pour construire un monde circumpolaire viable pour tous, et en premier lieu pour ses habitants.

Certes, il faudra franchir un obstacle d'importance. Les États au sein desquels les autochtones ne représentent que l'une des composantes risquent de s'exprimer, et de décider en leur nom, sur les dossiers les plus délicats. Mais il existe des signes positifs, dont un Traité, en cours d'élaboration, relatif à la protection de l'environnement arctique. La France, bien que pays non riverain de l'océan Arctique, souhaite jouer un rôle. Un ambassadeur pour les négociations sur les pôles Arctique et Antarctique vient d'être nommé, M. Michel Rocard, ancien Premier ministre, qui s'attachera à définir, dans un esprit de partenariat, les modalités d'une gouvernance dans les régions circumpolaires, et à en préciser les contours à l'échelle internationale.

Pour ma part, je formulerai le souhait qu'afin que les représentants des divers groupes autochtones soient consultés au plus haut niveau, et sur toutes les questions concernant l'avenir de leurs régions, que le principe de subsidiarité puisse s'appliquer, reconnaissant ainsi un rôle aux premiers habitants de l'Arctique dans toute décision qui pourrait être prise. Ce n'est certes pas une entreprise facile, surtout lorsque d'autres habitudes ont été prises. Pour sa part, la communauté scientifique a, depuis l'avènement de l'Année polaire internationale, coopéré. Mais un pas de plus doit être fait, et il sera déterminant. Pendant des siècles, les régions polaires ont été considérées comme des colonies par les États nationaux. Il est vrai à des titres divers, mais quel que soit le cas de figure, on y envoyait des experts (administrateurs, enseignants, travailleurs). Cette époque, jusqu'à un certain point, est révolue. Des cadres autochtones ont été formés, et continuent de se former. Depuis trente ans, il existe un Parlement au Groenland, depuis dix ans une Assemblée législative au Nunavut dans l'Arctique canadien. En 2010, s'ajoutera une seconde Assemblée législative au Nunavik dans l'Arctique québécois où un gouvernement régional sera officiellement mis en place. Les experts ne travailleront plus entre eux. Ils devront désormais jouer le rôle de collaborateurs et de 'facilitateurs', selon une expression récente. La qualité de leurs travaux n'en sera pas pour autant menacée, l'élaboration théorique n'étant nullement entravée.

Rappelons que les Inuit détiennent des droits politiques et territoriaux, légalement protégés. N'oublions pas que les Inuit du Groenland, qui forment une communauté distincte au sein du royaume du Danemark, se considèrent comme un peuple, lequel peuple formule et reformule depuis quelques décennies un projet ambitieux. Un référendum, tenu à la fin de l'année 2008, a montré que plus de 75 % des Groenlandais étaient favorables à un régime d'autonomie élargie. Plusieurs souhaitent, à terme, une autonomie totale, considérant que le Groenland doit s'affranchir de sa dépendance politique à l'égard du Danemark et gérer son développement économique. Je souligne que les réunions préparatoires au référendum ne se sont pas déroulées dans un climat d'hostilité ouverte ; des commissions mixtes dano-groenlandaises se sont rencontrées à de multiples reprises. Dans un mois, le 21 juin 2009, un pas de plus sera franchi en faveur de l'indépendance politique et économique du Groenland. Si à terme, le Groenland devenait un État, c'est-à-dire indépendant du Danemark, il serait alors placé à égalité avec les États du pourtour de l'océan Arctique et pèserait davantage sur les décisions prises. Voilà une question qui ne se pose pas en Tchoukotka, en Alaska et dans l'Arctique canadien, où il n'existe pas de projet similaire à l'heure actuelle. En revanche, dès lors qu'il est question de prendre des décisions d'intérêt commun, tous les Inuit savent parler d'une même voix. Ils en ont apporté la preuve en tentant de répondre, sur la scène internationale, à des questions qui nous concernent tous : l'égalité des droits avec les autres citoyens ; la participation à la vie politique d'ensemble ; la coexistence pacifique fondée sur le dialogue ; le rapport délicat pays-régions-nations ; le statut des langues régionales ; la répartition de la richesse et la protection de l'environnement.

Les Inuit se considèrent comme d'excellents négociateurs. Ils l'ont maintes fois prouvé lors des nombreuses négociations territoriales et gouvernementales menées avec leurs gouvernements de tutelle. Ils estiment également avoir obtenu des résultats satisfaisants en Europe, sauf sur la question de la chasse au phoque. Ils jouent un rôle majeur au sein du Forum permanent sur les peuples autochtones et multiplient les initiatives dans des domaines d'intérêt général. À titre d'exemple, la création récente à Nuuk, capitale du Groenland, d'un institut dont le mandat vise à promouvoir les droits humains. Je rappelle également qu'en 2005 Sheila Watt-Cloutier, alors Présidente de la Conférence circumpolaire inuit, considérant que la question du droit à un environnement sain devait être inscrite dans la Charte des droits de l'homme, a déposé une plainte à Washington auprès de la Commission interaméricaine des droits de l'homme alléguant que les émissions américaines de gaz à effet de serre violaient des droits environnementaux et culturels.

À n'en pas douter, le décentrement, la mobilité, sont des mots clés pour comprendre les sociétés inuit, mais tout en manifestant leur volonté d'ouverture, ces sociétés se montrent soucieuses de conserver ce qui les différencie : une certaine représentation de l'espace et du temps, de la qualité des relations interpersonnelles et de la place réservée aux humains face au monde animal et à l'environnement. Pour toutes ces raisons, évitons les jugements à l'emporte-pièce que nous entendons encore souvent : « les Inuit disparaîtront ». Ces propos sont blessants et sont sans fondement. Depuis des siècles, ils ont été tenus par les explorateurs, les missionnaires, les administrateurs, les médias, les scientifiques. Et heureusement, tous se sont trompés, et continueront de se tromper. Changeons de paradigme, et soyons attentifs à ce que disent les Inuit.

Que nous disent-ils ? Qu'il faut penser l'instabilité et non la stabilité ; que l'absence de permanence et d'immuabilité caractérise leur milieu de manière inhérente ; qu'il convient, face au changement, d'inscrire les événements dans des processus en évitant les décisions intempestives et les plans rigides ; qu'il faut rester vigilants et ouverts en évitant l'interventionnisme à tout prix. « Voilà les conseils transmis par nos prédécesseurs », la prudence n'étant pas synonyme d'indécision. L'Arctique, ajoutent-ils, a toujours été un milieu exploité et doit le rester, il ne doit pas être transformé en parc naturel, mais des mesures doivent être prises pour décontaminer les sites pollués, il faut développer les énergies nouvelles. Les inquiétudes n'en sont pas pour autant masquées : « les projets industriels ne cesseront de frapper à notre porte, serons-nous assez forts pour savoir protéger notre environnement ? » À ces propos que les Inuit tiennent publiquement, je pense ici à des porte-parole tels que Aqqaluk Lynge, John Amagoalik, Sheila Watt Cloutier et d'autres, il faut ajouter une réflexion sur la victimisation, une attitude jugée incapacitante : « Nous, Inuit, savons qui sont les pollueurs. Au-delà de l'amertume, il faut aller de l'avant et situer les problèmes qui se posent dans l'Arctique dans une perspective mondiale. »

Les aspects de la pensée inuit, retenus ici, interrogent nos certitudes concernant les choix à faire pour garantir l'avenir proche et lointain des régions arctiques, et nous indiquent la voie à suivre pour penser le futur. Sans rassemblement des compétences, sans mise en commun des connaissances, les perspectives resteront sombres. Nous devons joindre nos forces, qui que nous soyons, résidents ou non des régions circumpolaires, spécialistes des sciences de la nature, des sciences de l'univers ou des sciences humaines et sociales. Nous sommes placés devant une urgence car les défis sont planétaires. L'Arctique n'est pas l'Antarctique, c'est un milieu humanisé et qui le restera. L'Arctique n'est pas un laboratoire, mais un milieu de vie, librement choisi par ses habitants qui entendent gérer avec respect la terre et les eaux qu'ils ont reçus en héritage, mais qu'ils acceptent néanmoins de partager. Favorisons la mise en place de partenariats, solidement établis, appuyés par nos organismes de tutelle respectifs : des partenariats entre experts et peuples autochtones, mais également de nouvelles solidarités entre scientifiques. La mise en commun des compétences peut jouer un rôle déterminant dans le succès du projet français pour favoriser l'émergence des meilleures approches concernant la question qui nous préoccupe tous, l'avenir de notre environnement. La France, bien que n'étant pas un pays riverain de l'océan Arctique, a un rôle majeur à jouer.

Je vous remercie de votre attention.

(Applaudissements)

Pr. Philippe DESCOLA

Merci Michèle Therrien. Merci aussi d'avoir rappelé que l'Arctique est un milieu humanisé, comme vous l'avez dit. Humanisé matériellement et idéalement.

Trop souvent, en effet, la nécessaire politique de préservation de la biodiversité se fait au détriment des droits des populations autochtones qui occupent ces milieux, dans la mesure où l'on considère que ces milieux sont en fait vides de présence humaine ; alors que très souvent c'est la présence humaine qui a contribué à les façonner.

Rappelons quand même que le premier parc naturel national dans le monde - celui de Yellowstone s'est fait au détriment des populations amérindiennes, puisque 400 d'entre eux ont été expulsés du parc pour le créer. Et c'est un processus qui se répète quotidiennement aux quatre coins de la planète.

Je vais passer maintenant la parole à Mme Sylvie Beyries qui va parler avec un PowerPoint. Mme Beyries est Directeur de recherche au CNRS. Elle va nous parler des populations de Sibérie, et du nomadisme de ces populations.

D. DR SYLVIE BEYRIES, DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS, CEPAM, SOPHIA ANTIPOLIS

Mesdames, Messieurs. Je voudrais d'abord remercier le Sénateur Christian Gaudin et le Pr. Edouard Bard pour leur invitation.

Dans le contexte de ce colloque, il me revient de parler des peuples de Sibérie qui vivent avec le renne, et des réponses qu'ils tentent d'apporter aux bouleversements actuels. Alexandra Lavrillier et Virginie Vaté m'ayant fourni les données concernant les Iakoutes et les Tchouktches, elles sont associées à cette présentation.

Au cours du quaternaire, les hommes ont été confrontés plusieurs fois à des changements climatiques plus ou moins rapides, et d'ampleurs variées. A la suite des bouleversements engendrés par la modification de leur environnement, certaines cultures ont pu disparaître ou se transformer radicalement.

C'est ce qui s'est passé en Europe occidentale il y a 11 000 ans, à la fin du Pléistocène. A ce moment de notre histoire disparaissent dans cette partie du monde les cultures emblématiques de ce que l'on appelle l'âge du renne. En réalité, les hommes se sont déplacés et se sont adaptés.

Aujourd'hui nous sommes devant un phénomène similaire dont on peut observer le ou les processus. Celui-ci est particulièrement marquant dans une grande partie de la Sibérie où le renne et l'homme ont lié leur existence. Ce lien se caractérise, entre autres, à travers les faits suivants :

Comme le renne doit changer de pâture régulièrement, l'homme suit sa migration. Les déplacements des hommes, rythmés par les déplacements des rennes sont aussi liés à l'exploitation du territoire. La taille des groupes varie selon les saisons, les activités, les fêtes.

Le renne, qu'il soit sauvage ou domestique, est donc au cœur des organisations sociales, économiques ou symboliques.

Dans un environnement économique déjà difficile, les variations climatiques actuelles, en mettant en danger l'existence même du renne, risquent de rompre l'équilibre établi entre l'homme et l'animal partenaire.

Quelles sont les conséquences directes et quels sont les corollaires que les modifications de l'environnement auront sur l'organisation de ces groupes ? Pour illustrer mon propos, je prendrai l'exemple de trois régions sibériennes.

Tout d'abord, le Sud de la Iakoutie, dans la région de l'Amour, à une attitude de 55 degrés. Cette région est habitée par des Evenks qui évoluent en taïgas dans une des régions les plus accidentées, mais aussi les plus froides de la Sibérie, dont l'amplitude annuelle s'étend de -60 à +30°C.

Devant répondre simultanément aux contraintes liées à la chasse et à l'élevage de rennes, les Evenks de cette région connaissent un rythme de nomadisation très soutenu. Hommes, femmes et enfants se déplacent d'une à plusieurs fois par mois avec les troupeaux, qui dans cette région, dépassent rarement une centaine de têtes, et qui sont essentiellement utilisés pour le transport.

Deuxième zone, le Nord du Kamchatka, la région d'Atchaïvaïam, à 61 degrés de latitude nord où cohabitent Tchouktche, Koriaks, Evenks. Dans cette région, les températures varient entre -50 et +15°C. Le village d'Achaïvaïam est installé au confluent de deux fleuves : l'Atchaïvaïam et l'Apuka. En aval, s'étend une large vallée. Tout au long des deux fleuves, un couloir de forêt développe une végétation arbustive où se mêlent aulnes, bouleaux et saules.

Bien que séjournant très régulièrement en toundra, les habitants de cette région sont relativement sédentarisés autour du village. Ils pratiquent pêche de rivière et chasse de proximité. Nombre d'entre eux ont planté une tente autour du village pour pratiquer des activités traditionnelles et des rituels. Les bergers circulent régulièrement en toundra pour accompagner les troupeaux. En 2005, les sovkhozes regroupaient 6 000 têtes qui se répartissaient en trois brigades, c'est-à-dire trois troupeaux ; s'ajoutait à cela un troupeau privé de 900 têtes. Les bêtes sont destinées à l'abattage pour la vente de la viande dans tout le Kamchatka, et à la reproduction avec la sélection d'étalons.

La dernière zone, le Tchoukotka, ville des Tchouktches, dans la région d'Amgouema, à 67 degrés de latitude nord - là on est au-delà du cercle polaire -, cette région se caractérise par des conditions atmosphériques d'une grande instabilité, avec des hivers froids et des étés frais et pluvieux.

Ce qui distingue la région d'Amgouema de celle d'Atchaïvaïam, c'est la présence d'un facteur vent très important. Cette différence de climat va se refléter par des différences de milieu, et en particulier de végétation, presque exclusivement de la toundra avec une végétation naine, résultat de vents violents et réguliers.

A Atchaïvaïam, le vent plus rare et moins violent permet une toundra arborée. Le sovkhoze d'Amgouema est l'un des plus importants Tchoukotka, puisqu'en 2007, il élevait 17 600 rennes répartis en cinq brigades, allant de 5 200 têtes pour la plus importante à 1 200 pour la plus petite.

Dans ces trois régions, la biomasse végétale est très différente puisque l'on passe de la taïga à la toundra. La mobilité, à des degrés divers, est l'élément central de l'organisation des hommes.

Malgré la force des contraintes qu'impose un environnement difficile, en même temps que des réponses similaires sont apportées, il y a toujours des choix culturels qui permettent à chaque groupe d'afficher son identité. Qu'ils soient Tchouktches, Koriaks, Evenks… les modes d'organisation et de gestion de l'environnement sont extrêmement efficaces, mais présentent un équilibre fragile.

Il ne faut pas oublier qu'on est en situation extrême. Les conséquences du moindre phénomène sont démultipliées. Aussi, chaque modification d'un des paramètres peut entraîner des changements très importants sur la globalité du système.

Selon les latitudes, selon qu'on soit en taïga ou en toundra, les risques ne sont pas les mêmes. Pour la région la plus méridionale, les phénomènes sont très marqués, et certains changements écologiques sont déjà tout à fait remarquables : disparition de certaines espèces végétales. Certains salmonidés sont devenus rares, or c'est un poisson gras qui joue un rôle très important dans les équilibres alimentaires. Certains oiseaux ont complètement disparu, tandis que le tigre de Sibérie, le lynx, encore inconnus dans cette région, commencent à être vus.

Sur toute la Sibérie, de nouvelles espèces de moustiques et de nombreux insectes encore non répertoriés ou en mutation prolifèrent. Le renne, lui, subit directement ou indirectement ces évolutions. Bien qu'il évolue dans des environnements variés de la toundra à la taïga, le renne supporte difficilement la chaleur.

Dans la région de l'Amour, le raccourcissement de la période très froide et le radoucissement du climat plus marqué que dans les zones plus septentrionales, permettent - comme nous l'avons dit - une prolifération très importante des divers insectes. Larves et parasites s'installent sur les rennes, entraînant une recrudescence des maladies de peau, souvent mortelles. Notons ici qu'une peau de renne infestée par des parasites devient difficilement exploitable pour un artisanat quel qu'il soit, comme par exemple la fabrication de tentes ou de vêtements. En corollaire, ces infections parasitaires rendent la viande impropre à la consommation.

Les éleveurs effectuent toujours l'autopsie d'un renne qui est anormalement décédé. Depuis quelques années, on remarque une prolifération des parasites dans tous les organes : système digestif, sang. Ceci aussi bien pour le renne domestique que pour le renne sauvage. De nouvelles espèces de mouches pondent leurs œufs dans les bois cartilagineux des jeunes rennes. Lors de leur développement, les larves provoquent des infections pouvant s'avérer mortelles pour l'animal.

Notons une augmentation des phénomènes de pourrissement des bois des rennes domestiques. Certaines de ces maladies sont nouvelles et donc mal connues. D'autres sont en recrudescence. Les populations sont totalement démunies pour endiguer ces nouveaux problèmes sanitaires.

La période chaude est particulièrement redoutée. Les jours de grande chaleur, même en changeant les parcours de nomadisation pour aller vers des zones plus élevée et plus froides, on regrette chaque été la mort subite de plusieurs rennes par troupeaux, phénomène rarissime il y a encore une dizaine d'année.

Plus au Nord, les pathologies sont moins importantes. Cependant, au printemps, on déplore une recrudescence des maladies des sabots ; infection bactérienne contagieuse. Le remède est simple si la maladie est prise très tôt. Il suffit de faire passer les rennes dans un bain de permanganate dilué. Si la maladie est plus évoluée, il faut faire une piqûre d'antibiotiques. Si pendant un demi-siècle grâce à des soutiens étatiques, les comptoirs administratifs isolés, ont été ravitaillés par camions, bateaux ou hélicoptères, depuis l'abandon du communisme et les problèmes économiques inhérents, l'approvisionnement des villages est devenu totalement aléatoire et les produits même les plus simple sont tout simplement introuvables. C'est le cas des médicaments d'une manière générale et du permanganate et des antibiotiques en particulier.

En l'absence de traitement, les rennes sont abattus parce qu'il y a un risque de contagion pour le reste du troupeau, et que les bêtes malades ne peuvent pas suivre le rythme des déplacements.

En ce qui concerne le renne sauvage, notons sa raréfaction dans les zones où il est encore présent.

Dans ces mêmes régions, depuis environ cinq ans, les premiers symptômes du changement climatique ont amené une augmentation de la pluviométrie en hiver. Les températures hivernales et le vent transforment alors le manteau neigeux en carapace de glace. En hiver, le renne se nourrit en grattant la neige avec son sabot. En revanche, il lui est absolument impossible de casser de la glace. Ce phénomène oblige les pasteurs à modifier leur circuit de transhumance vers des zones plus protégées, en fonction de leur connaissance du paysage.

Or, pour les troupeaux très importants relevant d'un sovkhoze, le rythme d'occupation du territoire est très précis. Dans la région d'Atchaïvaïam par exemple, le parcours doit se terminer à la belle saison près de la mer. L'air marin diminue considérablement la présence des parasites, et permet un apport de sel aux troupeaux. Le parcours du territoire de circulation est organisé très précisément par les brigades.

Dans cette région, le territoire exploitable pour les troupeaux à été divisé en 5 parties (une par brigade). Chacune d'entre elles est partagée en grandes zones d'occupations saisonnières. Chaque zone est elle-même divisée en parcelles qui correspondent à une aire d'occupation du troupeau. A l'époque soviétique, en arrivant sur la parcelle, les bergers contactaient par radio le sovkhoze avec lequel ils définissaient, en fonction de l'état du pâturage et de l'importance du troupeau, le nombre de jours où le troupeau pouvait pâturer. Un temps de jachère était ensuite défini afin que le sol ait le temps de se régénérer. Dans ces régions, la régénération des sols est beaucoup plus lente que dans un environnement plus clément. L'abandon de certains pâturages d'hiver entraînera à terme une surexploitation de certaines zones, ce qui pourrait être une catastrophe économique et écologique.

En moins de dix ans, partout la période froide a été raccourcie de plusieurs semaines Les routes de transhumance qui traversaient les fleuves sont donc impraticables beaucoup plus tôt dans l'année, à cause du risque de rupture des glaces. Tous les repères sont à réévaluer ; les circuits, là encore, à modifier. En corollaire, on a une recrudescence des accidents de pêche à cette saison.

En résumé, pour les régions les plus septentrionales, il s'agit de changer les circuits de nomadisation sur une saison, l'hiver, à cause de la pluie et de la transformation de la neige en glace. Pour la partie méridionale, il s'agit de rechercher des zones plus froides et de changer de circuits sur l'année.

Que va-t-il se passer si l'animal doit remonter encore plus vers le Nord pour trouver des conditions adaptées à son éthologie ? Est-ce la fin de certaines cultures autochtones ? Comment peut s'adapter un groupe à la disparition de l'animal qui est au cœur de son système de subsistance et surtout, autour duquel s'est construite sa vision du monde. N'y a-t-il pas à terme des risques de conflits ethniques ?

Dans un autre domaine, la fonte plus rapide du permafrost a des conséquences dramatiques à plus d'un titre sur la vie et l'avenir des autochtones. Difficultés à conserver la nourriture à la période clémente. Dans certaines régions, des réfrigérateurs naturels sont creusés dans le permafrost. Enfoncement de certains villages dans un sol devenu mou, car gorgé d'eau. Pour les mêmes raisons, on peut s'inquiéter de la préservation d'un patrimoine mondial, qui va des mammouths à des tombes anciennes très riches en indices culturels et qui est conservé grâce au permafrost.

Comme le fait remarquer l'artiste Tchouktche Olga Letykaï Csonka, les problèmes liés au réchauffement climatique ne doivent pas en masquer d'autres tout aussi cruciaux. La privatisation des terres et l'extraction des ressources naturelles, hors gaz, charbon, uranium, pétrole, ont pris un nouvel essor et sont extrêmement polluantes. L'exploitation des matières premières risquent à terme de signer l'arrêt de mort des élevages si les éleveurs n'ont plus suffisamment de terres pour faire paître leurs rennes et renouveler régulièrement les pâtures.

En 2004, les autorités parlaient de classer le Tchukotka en zone d'usage traditionnel de la nature, donc non vendable. Qu'en est-il à présent face à des enjeux financiers internationaux énormes, et au moment où des firmes étrangères s'installent, rachètent le sol pour exploiter l'or et l'argent. Contrairement aux natifs canadiens ou inuits auxquels des terres ont été attribuées, les autochtones sibériens ne sont pas propriétaires des terres qu'ils parcourent. Aucun dividende ne leur est reversé si leurs pâturages se transforment en site d'exploitation de matières premières. Pour la Yakoutie, on peut aussi citer une déforestation démesurée pour les besoins de la Chine.

Les populations autochtones ont tout à perdre face à l'industrialisation et l'exploitation des réserves naturelles, on est très loin d'une exploitation raisonnée qui permettrait de préserver leur seul capital : les troupeaux, la nature. Leur dépendance à la civilisation risque d'être de plus en plus importante. Dans ces régions, des changements profonds apportés par les différentes évolutions économiques, techniques et politiques au cours du 20ème siècle ont créé à plusieurs reprises des ruptures et des dysfonctionnements importants. Les systèmes ont alors été repensés et réorganisés plusieurs fois en moins d'un siècle.

Mais ces cultures, sans doute parce qu'elles sont fragiles et que les acteurs en ont conscience, n'ont jamais montré d'opposition ou de véritables résistances aux changements, mais plutôt des capacités d'adaptation et d'anticipation. Encore une fois, il va donc falloir qu'elles arrivent à adapter leur mode de vie à cette nouvelle réalité. Cette fois le challenge est particulièrement difficile. Cependant, le risque est grand de voir ces populations se normaliser. Ce qui aboutirait à terme à un appauvrissement d'expression culturelle.

Pour conclure, lors de la première année polaire internationale, en 1882 et 1883, les sciences humaines étaient représentées par l'ethnologie. Les deux années polaires suivantes, 1932-1933, 1957-1958, même si elles permirent de contribuer très largement à l'enrichissement des collections du Muséum d'Histoire Naturelle, furent essentiellement consacrées à la compréhension des phénomènes atmosphériques, météorologiques ou même magnétiques. L'avancée des connaissances fut considérable grâce aux progrès exceptionnels de la technologie.

La quatrième année polaire qui est en passe de se terminer s'est déroulée à un moment où le changement climatique majeur est en train de modifier les équilibres, non seulement de la planète, mais de la stratosphère. La compréhension de la mise en place et des interactions des différents mécanismes qui engendrent ce phénomène est un enjeu intellectuel important et extrêmement séduisant.

Il ne faudra pas oublier d'intégrer l'homme, et plus particulièrement les populations autochtones, avec leurs savoirs dans le système étudié. Par souci d'efficacité et par respect pour ce qu'ils représentent de notre Histoire, peut-être faudrait-il aussi les inviter à participer au débat ? Merci de votre attention.

(Applaudissements)

Pr. Philippe DESCOLA

Je donne maintenant la parole à M. Bruno Goffé qui est le Directeur adjoint scientifique de l'Institut national des sciences de l'univers. Il va parler de l'exploitation des ressources minières dans l'Arctique.

E. DR BRUNO GOFFE, DIRECTEUR ADJOINT SCIENTIFIQUE, INSTITUT NATIONAL DES SCIENCES DE L'UNIVERS (INSU), CNRS

Bonjour Messieurs les parlementaires. Bonjour chers collègues. Je vais donc vous parler de quelque chose de très pratique. J'ai choisi de vous parler des implantations minières lourdes en milieu arctique et d'illustrer un certain nombre de choses que mes collègues ont exprimées, soit oralement soit graphiquement.

Vous me pardonnerez un peu cette présentation qui a été faite dans l'avion cette nuit ; avion qui me ramenait justement de l'Arctique. Donc il y a certainement à la fois des imperfections graphiques, et certainement aussi des imperfections de mûrissement peut-être de ce que j'ai vu et ce que j'ai rencontré.

Donc le titre « Ressources minérales dans les milieux fragiles : un enjeu pour l'Observatoire de l'Arctique ». Je vais donc présenter une partie sur ce que sont les ressources minérales dans l'Arctique, et évidemment la ou l'une des solutions qui peuvent être présentées pour les observatoires.

Si on regarde une carte mondiale de répartition des ressources minérales connues sur le monde, vous voyez évidemment que ces ressources sont essentiellement localisées dans les régions habitées et accessibles ; et que l'Arctique est plutôt dépourvu de ces ressources. Soit qu'elles ne sont pas connues, soit qu'elles ne sont pas découvertes.

Si on zoome un peu sur cette région, vous voyez donc les zones d'exploitation, les zones de reconnaissance. Ces ressources arctiques sont très localisées en Norvège, en Europe et dans Nord des Etats-Unis et le Sud du Canada. Si on replace sur cette carte la limite sud du pergélisol que j'ai mise en rouge, et puis la limite de l'isotherme 10 degrés C moyen des mois les plus chauds, vous voyez que cette industrie minière se limite extrêmement précisément à la limite du pergélisol. Vous voyez qu'en gros, les plus grosses installations et les plus grosses concentrations des ressources connues sont vraiment limitées par la limite du pergélisol.

Maintenant, si on représente sur ce même graphique le déplacement prévu du pergélisol avec le réchauffement climatique, donc avec une vision évidemment très imprécise 2050-2100, vous voyez que ce pergélisol remonte franchement vers le Nord, et rejoint et même dépasse la limite des 10 degrés moyens des mois les plus chauds. Donc vous voyez qu'on peut s'attendre à une modification fondamentale de la recherche et de l'exploitation des ressources économiques et des ressources naturelles, en particulier les ressources minérales dans l'Arctique, puisque toutes ces zones exploitées par ailleurs, vont certainement se déplacer ; la géologie étant en effet la même entre le Groenland, la Norvège, le Québec et le Canada de par le fait qu'ils sont tous des anciens cratons. Donc on peut s'attendre à ce qu'on ait des exploitations minières tout à fait équivalentes à celles qu'on voit en Norvège.

Donc j'ai choisi pour vous illustrer ces propos de vous présenter une industrie minière dans un milieu fragile, un milieu arctique. J'ai pris le cas de la mine de Raglan qui est située en territoire inuit dans la péninsule Ungava au Nunavik au Nord Québec. Et donc vous voyez ici, sur cette carte, la localisation à 62 degrés Nord de la mine de Raglan, et un encadré qui vous présente cette mine dans son désert arctique avec le symbole inuit au premier plan.

Je vais d'abord vous parler des acteurs. Tout d'abord, le groupe industriel : XSTRATA Nickel qui est membre d'un groupe international récent qui a été créé en 2001, et dont le siège est en Suisse, composé d'acteurs essentiellement européens. Le Groupe Axa est un actionnaire de ce groupe international.

XSTRATA Nickel exploite les deux plus grands gisements de nickel au monde : l'un à Raglan, et l'autre à Koniambo en Nouvelle-Calédonie, et qui est aussi un de nos territoires.

Ce Groupe affiche une politique de développement durable avec deux objectifs que vous pourriez juger en apparence contradictoires :

- offrir aux actionnaires des rendements parmi les meilleurs de l'industrie ;

- et en même temps, assurer des partenariats éthiques responsables et ouverts avec les employés, les clients, les actionnaires et les communautés locales.

Les acteurs locaux sont les populations autochtones ; principalement et uniquement les Inuits constitués de 14 communautés représentées par la société Makivik qui en assure le développement économique et par l'administration régionale kativik ARK. La mine traite, en outre plus spécialement avec les deux communautés locales qui totalisent 1 700 habitants des villages de Salluit et de Kanjis Soujuak. Vous avez sur la carte leur position ainsi que la localisation de la mine Raglan entourée en bleu, et les deux villages en question qui sont de part et d'autre de cette mine.

Ces populations Inuits aspirent - et cela confirme ce que mes collègues ont dit tout à l'heure - à l'indépendance économique, au changement politique et à l'autodétermination, et revendiquent la connaissance et la maîtrise de leur environnement.

Et puis en bas, sur cette image, j'ai mis un troisième partenaire, pour l'instant un peu absent mais qui commence à se manifester, qui est le gouvernement du Québec, représenté par le ministère des ressources naturelles et de la faune.

Je vais faire un état des lieux : quel est le milieu géologique ? Ce sont des roches issues d'une structure océanique archéenne affleurant dans le désert arctique. Archéen, c'est une période lointaine : autour de 2 milliards 800  millions d'années. Sur la carte, vous voyez que le potentiel d'exploration du gisement fait 70 kilomètres de long, et que les zones actuellement exploitées sont représentées par les étoiles jaunes constituent une très faible part du domaine. Donc vous voyez que cette mine a un potentiel encore très fort dans son développement.

Vous voyez ici une photo de roches archéennes affleurant au sein d'un milieu caractérisée par une biodiversité réduite et fragile. Vous voyez ainsi sur cette image un peu sombre, du fait d'une luminosité basse, les quelques plantes perdues, au milieu de cailloux, dans la neige chassée par le blizzard.

Puis, c'est aussi un lieu de la transhumance des caribous. Vous savez que dans ces régions, les caribous sont extrêmement nombreux en deux grands troupeaux d'environ 800 000 têtes ; l'un migrant vers l'Ouest de l'Ungava, et l'autre vers l'Est de l'Ungava, et traversant le domaine minier.

Qu'est-ce que cela va changer pour le milieu d'avoir une exploitation minière ? D'abord c'est une usine moderne assez récente de 1998 de classe mondiale, complètement isolée, autonome en énergie et en lieux de vie, qui ne rejette rien sauf du CO2 et de la vapeur d'eau.

Vous voyez un plan de l'usine où on voit les bâtiments industriels au nord de l'image, et les locaux de vie au sud de l'image. Vous avez une photo ici de l'usine ; c'est une très grosse usine. Vous avez en bas une photo des bâtiments d'habitation, et l'intérieur contient tout : des gymnases, des cuisines, des salles pour laver le linge, des salles pour jouer de la musique. C'est donc complètement autonome. C'est une ville entièrement fermée. C'est comme un vaisseau spatial dans un milieu très hostile, et en gros, on ne peut pas sortir de cette base.

Qu'est-ce que cela change pour le milieu ? Des infrastructures de transport qui ne rompent pas l'isolement, il n'y a aucun lien direct par les routes avec les populations inuites. Par contre, tout arrive par bateaux et avion.. Il y a un port avec un brise-glace, une piste d'aéroport avec un avion Boeing 737, et puis évidemment des infrastructures de transport lourdes pour transporter les matériaux. Vous voyez ici, un camion qui transporte 50 tonnes de roches, pour un poids total d'environ 70 tonnes. Puis, ici, aussi des autobus pour transporter le personnel sur place.

Ce sont aussi des infrastructures d'exploitation et d'exploration du sol, des forages, des excavations, des tunnels qui sont évidemment extrêmement importants puisque la mine extrait 1 300 000 tonnes de minerais par an, dont 80 % environ en mine souterraine. Le reste est à ciel ouvert, et est d'ailleurs exploité par des sous-traitants inuits.

La profondeur maximale des mines est relativement faible, environ 300 mètres. La teneur du minerai en Ni est autour de 3 %, et c'est la plus élevée du monde. Les températures sous terre peuvent descendre à moins 30°C, la température de la roche étant à moins cinq.

Les stériles sont stockés dans des halles gelées ; les eaux d'été étant récupérées. Cette technique est un enjeu extrêmement important dans le cadre du changement climatique, puisque le jour où les halles ne gèleront pas suffisamment, on va se retrouver dans des conditions extrêmement complexes pour l'exploitation de cette mine. Environ 80 % de ce qui est extrait restent sur place dans les halles.

Qu'est-ce que cela change pour les Inuits ? Les conditions de travail de la mine est une découverte pour les Inuits. Vous voyez ici les chiffres : il y a le nombre d'employés : 710 personnes qui travaillent sur la mine de Raglan, dont 120 Inuits. Il y a 209 entrepreneurs sous-traitants qui agissent avec la mine, dont une grande partie sont des Inuits. Les horaires de rotation sont de trois semaines de travail et deux semaines de congés pour les travailleurs venant de l'extérieur ; et deux semaines de travail et deux de congés pour les Inuits, avec des programmes avantageux de primes et de bonus qui améliorent les rémunérations de base. Un mineur peut gagner jusqu'à 100 kilos euros par an. Vous voyez donc, ce sont des apports financiers considérables pour les populations locales.

Les Inuits découvrent les conditions de travail en milieu industriel ; que cela soit les travailleurs eux-mêmes ou leur famille. En fait il y a un très grand problème de compréhension de ce que c'est un milieu industriel par les familles. Pour disperser ces malentendus, les familles sont invitées à visiter l'usine, à la fois les conditions de sécurité dans l'usine, mais aussi les activités sociales. Parmi ces activités on peut citer en exemple l'équipe de hockey; vous voyez sur cette image une équipe de hockey Inuit qui a participé à une compétition internationale à Montréal, ce qui a pu être réalisé grâce au soutien de la mine.

Puis c'est aussi pour les populations inuit une rencontre avec les travailleurs du monde entier, puisque les 600 autres travailleurs de la mine viennent de tout le Québec, parfois même de Floride. La mine organise aussi des rencontres avec des travailleurs d'autres mines comme celle de Nouvelle-Calédonie. Vous avez ici sur cette image une rencontre entre un Canaque et un Inuit. Vous voyez donc que ce sont des impacts incroyables sur les populations Inuits.

Ensuite, il y a des retombées financières évidentes. Voici un graphique qui vous montre les impacts financiers qu'apporte la mine. A la différence de ce que ma collègue a dit tout à l'heure sur ce qui se passe en Russie, ici il y a des impacts financiers énormes sous trois formes : - les moyens, le matériel achetés aux entreprises qui travaillent pour la société de la mine, - les salaires des employés et - les redevances payées directement aux communautés inuites ou à la société gérant les investissements de la communauté : la société des Makivik, soit directement aux communautés. Vous voyez donc la progression très forte jusqu'en 2007, sachant qu'en 2008, le programme « partage des profits » a été beaucoup plus bas. Vous savez ce qui s'est passé en 2008, avec la crise financière. Il n'y a eu que 6,8 millions d'euros qui ont été distribués aux communautés.

L'utilisation de ces fonds est très diverse. La société Makivik les redistribue dans des infrastructures collectives, alors que les communautés les utilisent parfois d'une manière un peu étrange - mais personne ne veut s'en mêler - en redistribuant aux personnes des chèques avec des sommes du genre 5 000 euros par adulte, 3 000 euros par enfant. Ce qui fait que par exemple en 2005, des familles ont pu toucher 50 000 euros d'un seul coup. Et donc on fait des achats qu'on peut penser pas tout à fait utiles.

Vous voyez que la somme totale investie dans les communautés va en 2007 à près de 120 millions d'euros, avec une part extrêmement importante d'achats préférentiels auprès des communautés inuites. Donc des impacts financiers majeurs.

Ensuite, qu'est-ce qui va changer pour les Inuits ? C'est la formation. Evidemment, travaillant au sein d'une entreprise, ils sont formés dans cette entreprise. Et il existe un programme qui s'appelle le projet Tamatumani qui est une formation complémentaire, avec l'idée de former entre 70 et 120 Inuits au management pour faire des cadres qui sont utiles à la fois à l'usine, mais aussi aux sous-traitants. Donc c'est un programme doté de 50 millions de dollars partagés entre le Québec, les communautés locales et la mine. La mine mettant 36 millions de dollars dans le programme. Chacun participe au programme, les formateurs, les conseillers en dotations, le personnel d'encadrement peuvent être Inuits en partie pour former leurs collègues. Vous voyez, évidemment, nécessairement, un impact très fort sur la vision que peuvent avoir ces gens-là de leur milieu.

Qu'est-ce que cela change pour la politique ? Pour pouvoir s'installer dans les territoires inuits, à cause des différentes choses qui ont été exprimées avant, il y a eu la signature d'une entente entre le minier XSTRATA et les communautés locales - l'entente Roglan. C'est un accord secret entre l'entreprise et les communautés inuites sur entre autres, d'après ce qui en filtre un peu : les études réglementaires environnementales et leurs études complémentaires  et la maximisation de l'emploi des bénéficiaires inuits. Cela veut dire qu'il y a une préférence directe pour l'emploi des Inuits, pour la promotion et l'utilisation des entreprises inuites  et pour le partage des profits ce dont je vous ai parlé à l'instant. Les conflits sont résolus par un comité Raglan avec des rencontres une fois tous les trois mois avec l'usine. En particulier, sont discutés dans cette entente, les tonnages utilisés par la mine, sachant que si la mine dépasse 1,3 million de tonnes de minerais extraits, l'entente doit être renégociée.

Les conséquences au niveau canadien ont été que tous les groupes aborigènes canadiens ont voulu faire des ententes avec les industriels dans leur secteur. Par exemple dans le cas de l'environnement à Raglan, l'entente a ainsi imposé un comité d'experts externes de scientifiques mondiaux donnant leur avis sur le traitement des déchets et l'interprétation du changement climatique, la conduite des études sur les caribous, le contrôle de l'absence d'effluent dans le concentrateur de la mine. Le concentrateur est la machine qui enrichit le nickel, permet de rejeter un minerai pauvre en nickel. Cela concerne aussi les problèmes de biodiversité ; mais aussi des réglementations extrêmement fortes sur l'abattage des animaux, le commerce et le nourrissement des animaux sauvages, activités totalement interdites aux gens de la mine même s'il s'agit d'animaux dangereux. En outre le commerce est interdit ainsi que l'import de la drogue ou de l'alcool. La réglementation drogue et alcool est ainsi extrêmement lourde dans ce système.

Actuellement il y a 120 ententes au Québec, et ce qui est assez intéressants est que ces ententes ne dépendent ni de la loi canadienne, ni sur la loi québécoise, et encore moins lois du commerce international puisque ce sont des ententes privilégiées favorisant les populations locales. Ainsi les modifications politiques sont énormes.

Qu'est-ce que cela change pour le politique ? Ce que vous ne voyez pas, c'est le Québec. Le Québec a engagé un plan Nord pour le développement du Québec, le développement durable du Nord Québec, et avec une participation forte des différentes tribus comme les Cris, les Inuits vivants dans ces régions.

Puis pour l'industriel minier, ce dont je me suis aperçu en visitant cette mine, c'est que l'industriel minier commence à entrevoir que prendre en compte le développement durable, l'intérêt des populations locales, pourrait être un avantage concurrentiel vis-à-vis d'autres compétiteurs dans le monde de la mine; ce qui est quand même assez nouveau dans ce milieu.

Finalement, le changement climatique apporte un changement fondamental pour l'accès aux ressources minérales dans l'Arctique puisqu'on va se retrouver dans un système classique, ouvert, et où tous les groupes nationaux, internationaux vont se jeter pour exploiter les ressources qui sont extrêmement importantes. Les régions arctiques et subarctiques deviennent un enjeu majeur pour le prochain siècle. C'est à la fois une potentialité unique de développement harmonieux du Grand Nord, mais c'est aussi une source potentielle d'incompréhension, de conflits et de décisions catastrophiques - mes collègues en ont parlé - puisque ce sont des choses qui déséquilibrent vraiment le milieu.

Pour essayer de comprendre, mesurer, observer ce qui se passe, anticiper, adapter, contrôler, décider avec juste valeur, il faut apporter des informations sûres et compréhensibles à l'égard des différents acteurs qui interviennent, les acteurs politiques qu'ils soient nationaux ou régionaux, les acteurs économiques, les acteurs administratifs, les acteurs du droit et de la santé, les scientifiques et les citoyens. Et cela aux échelles régionales, provinciales, nationales et internationales, puisque tout est lié. Ce qui se passe dans l'Arctique canadien peut évidemment influencer ce qui se passe au Groenland, et puis influencer aussi ce qui se passe dans des communautés lointaines comme dans la Nouvelle-Calédonie avec les Canaques qui finalement commencent à connaître tout ce qui se passe dans d'autres régions de milieu fragile.

C'est d'abord pour cela que l'INSU avec son partenaire le CNRS proposent de construire les observatoires de l'arctique. Ce sujet de la mine et du développement économique est un des sujets possible pour ces observatoires, avec pour enjeu la construction des Observatoires de l'arctique. Il a été ainsi signé la semaine dernière un protocole d'entente entre l'INSU, le CNRS et l'université de Laval, comprenant l'accès au réseau CEN-SAON, dont on a parlé tout à l'heure. Au sein de ce réseau, l'observatoire de la mine en accord avec le ministère des ressources naturelles et de la faune du Québec sera coordonné avec la Nouvelle-Calédonie en partenariat avec l'IRD, l'Institut National de l'écologie et environnement (INEE)du CNRS et les gouvernements autochtones des provinces de la Nouvelle-Calédonie. Ici en image, les deux signataires principaux Dominique Le Quéau, Directeur de l'INSU, et le Président de l'université Laval avec une image du le réseau Sila.

Sila est un mot inuit qui veut dire climat, mais aussi ambiance du milieu. C'est un mot assez large. Le réseau Sila est en fait le support du réseau CEN-SAON dont les stations s'étalent depuis Québec jusqu'au Nord du Québec, mais aussi jusqu'aux péninsules les plus nordiques du Canada avec l'Ile de Ward Hunt à 83 degré Nord. C'est un réseau qui va permettre à la fois de l'observation atmosphérique, de la biodiversité, des évolutions sociales, mais aussi des évolutions économiques.

Je vous remercie.

(Applaudissements de la salle)

Pr. Jean-Claude ETIENNE

En arrivant à nous rejoindre en début de cette matinée, le Dr. Bruno Goffe me disait : « je viens de là-bas ». Après l'avoir écouté et entendu, on se dit vraiment que ce n'est pas l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours ; c'est l'homme qui a vu l'ours en direct. Comme les pros, il vient du terrain.

Ce qui est vrai pour lui était vrai - je me permets, en votre nom à tous, de les en féliciter - de tous les intervenants de ce matin. Quand ils nous parlent, quand ils nous apportent leur témoignage, c'est tous du vécu ; parfois en proximité rapprochée - si je peux me permettre ce pléonasme -, et je crois que c'est là le plus important.

QUESTIONS-DÉBATS

Pr Jean-Claude ETIENNE

Alors maintenant, grâce à la discipline et à la rigueur des intervenants, il y a un peu de temps pour l'échange, si Christian Gaudin le veut bien. Il opine du chef, et par conséquent la parole est dans la salle. Les intervenants sont à votre écoute pour répondre à vos questions.

Qui souhaite intervenir en premier ? Je vous en prie, allez-y.

De la salle

Qu'est-ce qu'il en est de l'exploitation pétrolière dans ces régions-là ? Parce que c'est le plus grand danger potentiel.

Pr Jean-Claude ETIENNE

Après le nickel, le pétrole. Allez-y Bruno Goffe.

Dr Bruno GOFFE

Le pétrole n'est pas tout à fait le même enjeu pour l'Arctique, parce que le pétrole se trouve essentiellement en milieu marin. Peut-être que sur l'Alaska américain il est en milieu terrestre, mais sur la partie canadienne, les plus grandes ressources seront certainement en milieu marin.

Là en fait, la grande question, est :à qui appartiennent les marges ? Et à qui appartient le territoire marin ? Donc c'est un enjeu à la fois politique et industriel. Mais néanmoins, c'est clair qu'actuellement il y a des concessions qui sont ouvertes, en particulier sur le Nord-Ouest du Canada où les opérateurs pétroliers engagent des sommes considérables. On parle de plusieurs milliards d'euros pour avoir simplement une concession.

Pr Philippe DESCOLA

D'ailleurs, on peut rajouter que cela suscite quelquefois des conflits internes entre les populations locales. Par exemple, le projet de diminuer le périmètre de l'Arctic National Wildlife Refuge en Alaska de façon à y permettre la prospection pétrolière a reçu l'aval des populations inuites côtières parce qu'elles sont concernées par la chasse aux grands mammifères marins. Donc cela ne troublera pas trop leur mode de vie.

En revanche, pour les Indiens Gwitchin qui sont plus au Sud et qui vivent de la chasse aux caribous, l'infrastructure de l'exploitation pétrolière va apporter des bouleversements tels que cela va modifier le déplacement des hardes, notamment de celles qu'ils chassent, qui est la plus grande harde de caribous de cette région d'Amérique du Nord.

Pr Jean-Claude ETIENNE

Merci. Allez-y.

Pr Michèle THERIEN

Puis-je ajouter un mot ? Je dirais que les Inuit eux-mêmes, vous l'avez sans doute observé, ne sont pas unanimes. Certains considèrent que l'exploitation minière ne doit pas se développer davantage. Récemment, dans l'Arctique canadien, en Terre de Baffin, au Nord du Nunavik, dont nous venons de voir la carte, les Inuit qui ont été consultés ont résisté à la perspective de l'ouverture d'une nouvelle mine dans leur région. La question donne lieu à des dissensions.

La situation, dont Bruno Goffé a rendu compte, concerne le Nunavik où un gouvernement régional (et non 'autonome') sera mis en place en 2010. Il faudra des ressources financières considérables pour qu'il soit viable à long terme ! Il est vraisemblable que le secteur minier, à ce moment précis de l'histoire du Nunavik, soit considéré comme un apport essentiel.

Pr Jean-Claude ETIENNE

Merci, une question.

M. Thierry TOUCHAIS, Directeur de la Fondation Polaire Internationale

Bonjour, Thierry Touchais, Directeur de la Fondation Polaire Internationale. Il y a deux aspects pour les pays arctiques : la partie Nunavut Nunavik, et la partie des peuples de Sibérie. Et on voit du côté du Canada ou des Etats-Unis une organisation gouvernementale d'Etat. Quelle est la position de l'Etat Russe par rapport à ces territoires et à ces peuples dans le développement d'une gouvernance arctique ?

Dr Sylvie BEYRIES

Comme je le disais tout à l'heure dans ma présentation il n'y a pas de dédommagements pour les éleveurs de rennes. Mais la société Copole par exemple qui s'implante en Tchoukotka pour l'exploitation d'or et l'argent, donne des compensations financières à des pouvoirs locaux.

Donc il y a des compensations financières. Mais il est évident qu'on ne demande pas l'avis des locaux ; il faut qu'ils s'adaptent. Ils le font, je ne dirai pas de bonne grâce, mais ils ont eu l'habitude de se plier dans ces régions-là. Donc ils s'adaptent. C'est presque historique, je dirai.

Pr Jean-Claude ETIENNE

Merci. D'autres demandes d'intervention ? Je vous en prie.

Mme Valérie MASSON DELMOTTE, Climatologue

En fait, on parle un peu de développement durable et puis de bouleversement économique. La question que j'ai est la suivante : par rapport à votre expérience, quelle est la durée d'exploitation de ce type de mines ?

Dr Bruno GOFFE

Vous avez vu l'étendue du système. Actuellement ils ont une prévision sur 20 ans, à ce qu'ils en connaissent. Quand vous voyez une chose comme cela et l'habitude qu'on a, je pense qu'il y en a au moins pour 70 ans. L'expérience montre dans d'autres régions minières du Canada, ou du Québec simplement, des mines ont fonctionné en gros autour de 70 ans ; cela paraît normal. C'est une mine de classe mondiale, donc une réserve estimée à 100 millions de tonnes de métal, ce qui est considérable.

Au cours de ces 70 ans la mine va s'étendre. C'est vrai que la mine se déplace avec ces espèces d'amas qui sont dans la terre. La mine se déplace avec les découvertes. Et probablement, la zone est très longue. Je ne vois pas pourquoi cela s'arrêterait dans un laps de temps très court.

Par contre, ce qui est une vraie problématique, c'est le marché, le cours. Ces gens-là veulent faire du développement durable, mais regardent tous les jours le cours du métal. C'est une durabilité incertaine. Et ils adaptent la teneur du minerai au cours de la bourse. C'est-à-dire que si le cours diminue, ils ne prennent que les niveaux les plus riches. Et si le cours augmente, ils prennent de plus en plus pauvre.

Le problème c'est que quand on a abandonné à un moment donné un minerai pauvre ou moyennement pauvre, on ne peut plus le récupérer ; parce que ré-exploiter une mine c'est extrêmement dangereux, c'est instable. En gros, on abandonne complètement le système. Donc c'est une durabilité qui pourrait être plus longue. Certainement que la mine, quand XSTRATA décidera de cesser de l'exploiter, la partie la plus riche du système étant totalement épuisée, va être reportée sur les acteurs locaux puisqu'ils sont maintenant formés à faire l'exploitation minière. L'exploitation finalement du plus difficile et du moins rentable. Et ils vont ainsi se retrouver dans un pays extrêmement perturbé par une exploitation minière antérieure, et cela c'est une problématique. Donc la durée d'exploitation de la partie la plus riche par peut-être XSTRATA durera 20 ans, mais le gisement peut être exploité pendant 70 ans, par d'autres dans d'autres conditions ; probablement les opérateurs locaux.

Pr Jean-Claude ETIENNE

A ce sujet, et dans les deux questions, il y a quand même une remarque que je voudrais me permettre de faire. On sait ce que le pétrole a apporté au monde arabe ; notamment, pas seulement. C'était du sable et il n'y avait presque rien. Aujourd'hui, le pétrole a apporté une dimension nouvelle à ces pays qui ont sous leurs sols des gisements.

Comment à la faveur de cette affaire, pensez-vous qu'il y ait des possibilités ? Et comment les ouvrir pour qu'on puisse entrevoir des perspectives qui dans un terme, si possible plus rapproché, puissent être aussi gratifiantes localement que cela a pu l'être pour le pétrole et le monde des sables et des déserts arabes ?

Dr Bruno GOFFE

En fait, dans les déserts arabes, les acteurs locaux ont réussi à bonifier leur affaire à la fois parce qu'ils en avaient beaucoup, bien localisé, mais aussi en faisant une politique. C'est-à-dire en unifiant et en contrôlant les cours eux-mêmes de la matière première, puisque l'OPEP a été une organisation qui a essayé de régler le débit du robinet en fonction du cours. Cela n'existe pas du tout pour la mine.

Dr Bruno GOFFE

Cela ne marche pas du tout pour la mine. C'est complètement erratique. Et le mineur par excellence a une vision - cela doit être le métier qui fait cela - extrêmement limitée. Il est dans le noir et quand il n'y a plus rien, il s'arrête.

Ce qui est nouveau dans cette affaire, c'est que c'est le groupe qui exploite ici à Raglan XSTRATA n'est pas du tout un groupe minier. C'est un groupe qui a été créé très récemment. En fait, ce sont des financiers et qui font marcher un système financier. Peut-être ils ont une vision un peu différente de ce qu'est la mine. Et d'ailleurs cette mine est remarquablement bien conçue, par rapport à d'autres mines que j'ai visitées, avec une vision. Ce sont des financiers, ce ne sont pas fondamentalement des mineurs.

Peut-être que là c'est une nouvelle génération. Mais il faudrait que les peuples qui possèdent des ressources s'associent, s'allient pour forcer les opérateurs.

Pr Jean-Claude ETIENNE

Merci. Il y avait des bras qui se levaient. Je vous en prie.

M. Jérôme CHAPPELLAZ, Glaciologue

Jérôme Chappellaz, glaciologue à Grenoble. Je vais m'intéresser à la question du bilan CO2 de ce type d'activité. Quelle est la politique de ces groupes exploitant ces ressources minières dans un contexte difficile, puisque c'est très éloigné ? Il y a un contexte climatique également qui probablement implique un coût énergétique supplémentaire. Donc est-ce que ce sont des entreprises qui envisagent de s'investir dans l'aspect captation de CO2, séquestration de CO2 ? Est-ce qu'elles sont plutôt dans une logique d'achat de permis de polluer en CO2 ?

Dr Bruno GOFFE

Je ne sais pas qu'est-ce qu'ils ont fait. Leur seule règle, c'est que la société applique la loi. Donc le jour où la loi sera établie qu'il faut contrôler le CO2, ils le feront j'imagine. Mais pour l'instant ils ne font rien. Evidemment, ils ont une usine thermique extrêmement lourde parce qu'on ne fait pas marcher un bazar pareil sans énergie, surtout dans un milieu aussi hostile. Donc tout est au fioul actuellement. C'est rejeté dans l'atmosphère.

La seule chose qu'ils contrôlent comme fluide, ce sont les eaux. Il n'y a aucun fluide rejeté dans le milieu puisque les eaux qui sont utilisées sont les eaux naturelles, qui sont ensuite recyclées entièrement dans le processus industriel. Il n'y a pas une seule goutte d'eau qui sort du système sous forme liquide. Il y a une partie de l'eau qui est perdue sous forme de vapeur, parce qu'ils font sécher le minerai.

Donc de toute façon, pour l'instant, il n'y a pas de politique CO2, puisqu'on ne leur impose pas.

Pr Jean-Claude ETIENNE

Pas de politique du tout. Oui, je vous en prie.

De la salle

Pour ce genre de centrale, le nucléaire…

Pr Jean-Claude ETIENNE

On note la suggestion. Je vous en prie.

Dr Bruno GOFFE

Si je peux me permettre, ce sont des endroits extrêmement ventés. Un des grands problèmes c'est le vent. Il y a du vent tout le temps. Je pense que là il y a une meilleure façon de faire de l'électricité.

Pr Jean-Claude ETIENNE

Je vous en prie, et puis après devant.

M. Guy BORDIN

Une question un peu plus « philosophique », et en particulier adressée à la personne qui a parlé de la Sibérie. Vous avez à plusieurs reprises utilisé l'expression milieu extrême. Je voudrais savoir si c'est votre point de vue sur le milieu ou bien si c'est celui des populations autochtones avec lesquelles vous travaillez ? Parce que par exemple, en prenant une population de comparaison, les Inuits sur lesquels je travaille, les Inuits ne parlent jamais de l'Arctique en parlant d'un milieu extrême. Ils parlent d'un milieu difficile, d'un milieu exigeant, d'un milieu qui demande des connaissances. Mais jamais ils n'utiliseront la notion de milieu extrême parce que cette notion d'extrémité suppose une notion d'échelle. Cela est quelque chose de très occidental, évidemment.

Donc je voudrais savoir si c'est vous qui pensez que c'est un milieu extrême ou bien si ce sont les Sibériens avec lesquels vous travaillez qui pensent que c'est un milieu extrême ? Merci.

Dr Sylvie BEYRIES

C'est moi, j'assume, qui appelle cela un milieu extrême parce que je trouvais que cela représentait bien ce que je voulais dire au niveau climatique. Evidement, eux n'appellent pas cela un milieu extrême. Effectivement, c'est complètement une vision extérieure.

Pr Jean-Claude ETIENNE

Extrême pour ceux qui ne sont pas dedans. Madame.

Mme Joëlle ROBERT-LAMBLIN

C'était juste à propos du développement industriel. Justement je m'appelle Joëlle Robert-Lamblin, et je voulais parler du Groenland qui est à la croisée des chemins justement maintenant où ils prennent leur destin tout à fait en main avec des visées indépendantistes. Qu'est-ce qu'il faut mettre en priorité ? Les contraintes écologiques et la préservation du milieu ou le développement industriel ? Il y a des débats très intéressants au niveau des politiques au Groenland en ce moment, justement entre ces deux chemins assez antagonistes.

Pr Jean-Claude ETIENNE

Qui veut répondre ?

Pr Michèle THERRIEN

Je veux bien ajouter quelques mots. Je pense que c'est une situation unique dans l'histoire inuit que celle de la perspective de bénéficier, à terme, d'un statut d'État. Cette question se pose avec une pertinence qu'elle n'a jamais eue. Le projet, formulé il y a déjà près de 50 ans, semblait irréalisable. Et maintenant, il est légitime de considérer que cet État, un jour, sera créé.

La difficulté tient au fait que la décision est en voie de se prendre à un moment où tous les Inuit connaissent parfaitement les dégâts environnementaux qui ont été causés dans l'Arctique ces dernières années, notamment par les rejets industriels. La décision est par conséquent extrêmement difficile à prendre.

Le Danemark fait la proposition suivante : « Devenez économiquement indépendants et vous aurez l'indépendance totale, ainsi que vous le souhaitez », sous-entendu : exploitez industriellement votre territoire afin de garantir votre indépendance économique et politique. C'est une décision vraiment très difficile à prendre. Tous les Inuit savent que les eaux sont contaminées, et depuis longtemps, par des pesticides. Les eaux contiennent des métaux lourds. Tous les Inuit savent que non seulement ce qu'ils consomment est contaminé, mais que le lait maternel est également contaminé.

Des enquêtes, et des contre-enquêtes, ont montré qu'il valait encore mieux consommer la chair de mammifères marins dont les apports nutritifs sont bénéfiques - en raison de ses concentrations en fer et en calcium, indispensables pour résister au froid - que de ne pas en consommer du tout. Je voudrais terminer sur une note fortement marquée par la culture. Dès lors que l'on consomme un gibier produit localement, on consomme de la culture. Les savoir-faire, les connaissances, la littérature orale, les valeurs se transmettent en association avec la consommation de produits locaux, que ce soit des plantes, des poissons ou de la chair animale. Aucun Inuk ne transmet sa culture à la jeune génération en consommant un produit importé : des œufs, du poulet et ainsi de suite. La transmission des savoirs est associée à ce qui de tout temps a composé l'environnement, au cœur duquel l'animal occupe une place centrale.

Donc la situation est délicate pour les Inuit groenlandais (les Kalaalliit) qui rêvent depuis très longtemps d'une accession à une forme d'indépendance, et qui se trouvent face à une situation écologique qui pose d'immenses points d'interrogations. Les Inuit veulent se montrer responsables de leur milieu comme ils considèrent l'avoir toujours fait. C'est déchirant.

Pr Jean-Claude ETIENNE

Si je peux me permettre sur ce point précis d'apporter un témoignage complémentaire. L'Office parlementaire des choix scientifiques français vient d'être saisi par le Danemark et des populations Groenlandaises d'une problématique à l'occasion de notre rapport sur l'homme, la santé des hommes et les pesticides.

On a noté - certains d'entre vous le savent probablement - que le taux de certains pesticides dans le lait des mères Inuits allaitant leurs enfants est plus de 40 fois supérieur à la norme européenne acceptée dans le lait de consommation courante.

C'est vous dire que le problème est - je ne sais pas s'il est extrême, mais il est actuel, intense - hors du commun. Il y a dans cette affaire une dimension qu'il nous faut prendre en compte, qui a des prolongements politiques obligés ; vous les avez bien soulignés. On a beau évoquer - et vous l'avez bien fait Michèle Therrien - l'adaptabilité culturelle des Inuits notamment, mais d'une manière générale d'ailleurs de toutes ces populations qui sont aux marges des pôles, qui ont une culture de l'adaptabilité. C'est assez particulier. Ils sont beaucoup moins enfermés sur des rigidités congelées que les autres populations et les autres cultures de latitude plus méridionale. C'est un intérêt que je ne me permettrais pas de piocher plus avant devant les spécialistes qui sont autour de moi.

Néanmoins les politiques aujourd'hui sont confrontées à cette problématique. Il y a là-dedans des relents de colonialisme. Vous voyez, il y avait les Indiens ; c'était les Indiens. Et maintenant brusquement, on les voit émerger eux aussi et naturellement à l'occasion de cette problématique très intense de pollution, notamment, mais aussi de ressources minières dans une dimension de citoyens affirmés qu'il faut qu'ils trouvent, et qu'ils définissent par rapport à leurs autorités politiques anciennes qu'exercent des tutelles sous des formes extrêmement diverses suivant les zones concernées. On est en plein dans le travail avec lequel notre Office Parlementaire est plongé. On a parlé avec M. Jarraud, et on se disait qu'on va avoir besoin de l'ONU. Je compte sur vous.

Je vous en prie.

De la salle

Merci. On parle du réchauffement de l'Arctique, mais en fait là, on a surtout parlé des faits qui ne sont pas directement liés au changement climatique. Par exemple la mine, Ok, elle peut se développer parce que le pergélisol fond. Mais avec la pression de toute façon et la nécessité d'obtenir plus de métal, je pense qu'elle se serait aussi développée.

Pour les populations, c'est un peu pareil. C'est plus la pression anthropique, le développement en général, qui induisent les mutations ; plus que directement l'effet du changement climatique. Cela serait intéressant d'essayer de séparer. En Afrique, on s'aperçoit que finalement le réchauffement joue un rôle relativement mineur, et que les problèmes sociaux, les problèmes d'eau, etc., seront beaucoup plus importants avec le changement global, en quelque sorte.

Pr Philippe DESCOLA

Je crois qu'on peut dire que c'est un double mouvement qui concerne particulièrement les latitudes les plus septentrionales. Ce qui est très frappant, notamment par exemple dans le cas russe, c'est qu'il y a eu un mouvement de yo-yo. C'est-à-dire qu'avec la dissolution de l'Union soviétique, les populations locales n'ont plus bénéficié des garanties du Welfare State soviétique, même s'il était rudimentaire, et dans bien des cas sont revenus à des modes de vies dits « traditionnels » qui étaient en fait des modes de vie qu'ils n'avaient plus pratiqué de façon exclusive pendant longtemps, la chasse notamment ; de sorte qu'ils se sont trouvés confrontés à des problèmes qui n'étaient plus tellement ceux dont ils avaient l'habitude auparavant.

A cela s'est conjugué, bien sûr, le réchauffement climatique. Donc il y a des mouvements d'alternance adaptative en quelque sorte qui sont très nets dans le cas de la Sibérie, et qu'on trouve aussi dans le cas des populations inuites.

Dr Sylvie BEYRIES

Je me permettrai de moduler un peu ce que vous venez de dire. Je pense que ce sont des populations qui ont toujours continué à vivre de façon traditionnelle, mais il y avait un apport économique en plus, un apport culturel, qu'il n'y a plus maintenant. Ce qui fait qu'il y a effectivement une rupture.

Pr Jean-Claude ETIENNE

C'était la dernière réponse car c'était la dernière question pour la matinée ; tout au moins pour cette table ronde. Merci et bravo à tous les intervenants. Merci à vous tous.

(Applaudissements de la salle)

Dr Christian GAUDIN

Merci à vous Messieurs les Présidents pour cette ponctualité. Et je veux vous féliciter, bien sûr, pour cette table ronde, saluer et remercier les quatre intervenants pour la richesse des propos.

DEUXIÈME TABLE RONDE : LA GOUVERNANCE DES PÔLES

Dr Christian GAUDIN

Mesdames et Messieurs, je vous propose de reprendre nos travaux. Nous allons maintenant passer au programme de l'après-midi. Pour faire le lien entre la table ronde de ce matin, « L'Homme et l'environnement », et celle de cet après-midi, « La Gouvernance des pôles », nous avons demandé à une personnalité bien connue, le Pr. Jean Malaurie, d'intervenir pour introduire les débats. Je suis très heureux de sa présence et qu'il ait répondu à notre invitation. M. Jean Malaurie, si vous voulez bien rejoindre la tribune pour introduire cet après-midi. Je vous remercie.

A. PR JEAN MALAURIE, AMBASSADEUR DE BONNE VOLONTÉ DE L'UNESCO EN CHARGE DES QUESTIONS ARCTIQUES, DIRECTEUR DU CENTRE D'ÉTUDES ARCTIQUES, EHESS, CNRS

M. le Président, mes très chers collègues de l'Année Polaire internationale, mes chers amis, je saluerai M. l'ambassadeur Michel Rocard, parce que je veux tout d'abord dire combien je suis heureux de la décision de M. le Président de la République, de lui avoir confié la défense de ce pôle mythique, ce pôle du nord, ce pôle des hyperboréens, qui est non seulement mythique mais qui, pour Hölderlin et Nietzsche, est mystique. C'est important pour l'avenir de notre planète. C'est l'honneur de la France de participer à ce combat avec les compétences de tous. Je rappelle que M. le Président de la République m'a chargé par une lettre personnelle, datée de 2008, d'une large mission sur ces problèmes.

Je vais tout d'abord rendre hommage aux organisateurs et aux inspirateurs de ces journées, qui font le bilan de la quatrième Année Polaire internationale. Je suis probablement le doyen parmi vous. Je puis vous dire que nous ne pouvons que saluer cette initiative. Cette année a été active, elle a été riche de promesses mais nous sommes ici pour travailler ; puisque c'est un bilan : il faut donc réfléchir. Il y a progrès dans la dénomination de cette Année Polaire internationale. Lorsque j'ai été nommé en 1957 à la première Chaire polaire de l'université française, régnait une quasi-dictature des sciences dures. Ce qui fait que la troisième Année Polaire internationale s'est appelée « Année Géophysique internationale ».

Or l'idée même des fondateurs de l'Année Polaire internationale, au congrès de Berlin, était de faire se rencontrer toutes les disciplines. J'ose dire - et je me permets de prononcer ces mots devant Madame la Présidente du CNRS - que les programmes français, comme ceux de quelques autres pays, restent sur le plan polaire, et naturellement arctique, fortement déséquilibrés au titre des moyens et des perspectives, et l'Antarctique étant, en France, très largement privilégié.

J'ai fondé le Centre d'Études Arctiques en 1957 à l'initiative du grand historien Fernand Braudel, qui était mon président à ce qui devait devenir l'EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris). En quelque sorte, lorsque j'ai été élu à cette fonction de directeur d'études dans les domaines arctiques, j'ai succédé au commandant Charcot qui, comme vous le savez, n'a jamais eu des rapports très structurés avec l'université. Ce qui fait qu'il a reçu le titre cocasse de « directeur d'études honoraire du laboratoire maritime de l'École Pratique des Hautes études », 3ème section, Sciences naturelles. C'était le « Pourquoi pas ? ». Le « Pourquoi pas ? » ayant sombré, les projets du Commandant Charcot n'ont pas été suivis et l'initiative est revenue à Paul-Émile Victor qui a situé, après guerre, le cadre opérationnel de son activité hors du système universitaire (loi association 1901). Il avait ainsi plus de liberté d'action et il avait raison. Le danger, c'est que quand on est dans un comité scientifique sélectif dans ses objectifs, il y a des clans. Ce clan était naturellement glaciologique et géophysique, puisque c'était le but essentiel de l'expédition à laquelle j'appartenais en tant que géographe, nommé par l'Académie des sciences pour les deux premières missions fondatrices. Le but principal était de suivre la voie du grand prédécesseur Alfred Wegener et de construire une Station centrale géophysique et glaciologique au cœur du Groenland, à 3000 mètres d'altitude.

Comme me l'a dit Fernand Braudel, lorsque nous avons fondé ensemble le Centre d'Études Arctiques avec l'appui de mon ami Claude Lévi-Strauss, les programmes polaires étaient déséquilibrés. Ce fut le péché originel de cet âge d'or de la recherche scientifique polaire française, dont nous continuons à subir les effets. Ce Centre d'Études Arctiques, qui a été par la suite intégré au CNRS et qui est aussi sous l'autorité de l'EHESS, son organisme fondateur, s'est voulu délibérément tourné vers l'Homme. Comme l'a écrit dans toute son œuvre le grand historien Fernand Braudel, l'Homme est au cœur de tout. C'est l'Homme qui doit être au centre d'un tel programme.

Cette interrogation nous a hantés. Je suis un homme habité par une vision dramatique, à l'issue de ma troisième expédition à Thulé, en 1950-51. Le 16 juin 1951, du haut d'un glacier, j'ai découvert, alors que j'étais en traîneau à chiens, avec mes caisses de fossiles, des appareils singuliers qui s'approchaient d'une région mythique, absolument vierge de toute préoccupation militaire. C'était US Air Force qui construisait une base militaire ultra secrète contre laquelle, seul étranger sur place, je me suis aussitôt érigé. Non pas que je sois contre le principe d'une base militaire mais l'emplacement a été mal choisi, au cœur du peuple le plus au nord du monde, sans son autorisation, et dont les hommes et les femmes, par leur philosophie de la nature et leur sagesse, veulent être perçus comme des hommes naturés. Toute minorité, et celle-ci en particulier, parce qu'elle est au faîte du monde et légendaire - et à cet égard, dois-je rappeler que tout intellectuel est une minorité ? -, appelle le respect.

Quand on fait une mauvaise action, la suite arrive, et cette mauvaise action était luciférienne. Aussi le 29 janvier 1968, un B52 s'est écrasé avec quatre bombes H, à quelques kilomètres de la base de Thulé. Trois se sont pulvérisées, polluant à jamais ces eaux et une est toujours sous ces eaux glacées. C'est donc avec une double préoccupation, anthropologique et écologique, dans un esprit humaniste, que j'ai aussitôt créé la collection Terre Humaine, où j'ai écrit mon propre livre, Les Derniers Rois de Thulé, suivi de Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss et de tant d'autres livres. En 2005, nous avons célébré le cinquantenaire de la collection Terre Humaine, sous le patronage et avec la présence de Jacques Chirac, Chef de l'État, à la Bibliothèque Nationale de France, avec une importante exposition.

Je voudrais éveiller un malentendu. Je ne suis pas du tout contre les sciences dures, puisque j'en suis. Je suis un géographe physicien, un naturaliste et, pour mieux vous préciser, je ne suis pas seulement un homme qui lève les cartes. Il est vrai que j'ai levé des cartes dans ces régions lointaines au 1/100 000, sur 300 kilomètres, publiées par l'Imprimerie Nationale. Il y a même un fjord de mon maître, De Martonne, et également un fjord de Paris… Ce qui m'intéressait, c'était des problématiques de géocryologie et des préoccupations assez pointues, qui consistent à comprendre comment, dans les canalicules, les eaux se comportent sous l'effet des pressions qui sont assez variables dans la longue durée. C'est-à-dire qu'en fait, je m'attache à l'écosystème des pierres dans ces déserts froids.

J'avais pour but - but qui m'a retenu pendant douze ans de ma vie - de calculer quantitativement l'érosion pendant le postglaciaire, qui est très bien daté, au pied de ces falaises précambriennes du grand nord du Groenland, en Terres d'Inglefield et de Washington, fondant ainsi une discipline en inventant un vocable : l'éboulologie. Et j'ai eu la joie de voir nombre de mes étudiants poursuivre ces recherches géomorphologiques à la base française CNRS, au Svalbard, que le Centre d'Études Arctiques a dirigée pendant dix ans (1979-1989), après l'avoir modernisée. Mon but était de quantifier, c'est-à-dire d'être aussi près que possible de ce qu'on appelle la science exacte.

Il se trouve que je n'étais pas seul. Alors que toutes mes missions depuis 1950 sont solitaires, j'étais avec des chasseurs inuit qui, à leur manière, avec leur touche, dans leur approche, m'ont peu à peu fait comprendre que dans la matière, il y a une énergie, il y a un potentiel de force qui relève d'un ordre du monde, d'un ordre caché. L'espace, l'Umwelt, les inspire. Et c'est introduire l'animisme.

J'arrive d'Uummannaq, où j'étais il y a quelques jours. Uummannaq est, dans une petite île, un village inuit de la côte nord-ouest du Groenland. Il est dominé par une montagne de 1 200 mètres qui, pour eux, a une forme de cœur. Il y a dans ce cœur de pierre, uummaa, deux ventricules. Il y en a un, à gauche, qui oxygène ces forces qui viennent de l'invisible, de l'immatériel ; et un, à droite, qui réinsuffle cette énergie dans la nature et dans les hommes. Uummaa, « le cœur », et naq, « comme ». Je vous donne là les linéaments de cet itinéraire singulier qu'ont ces hommes et qui inspire cette perception animiste qui a été si souvent décriée par les rationalistes, en Sibérie par les autorités soviétiques, et de par le monde, par les églises. L'animisme a pour expression, notamment, le chamanisme. Là, je retrouve un homme que j'ai connu, un grand savant, Gaston Bachelard, et un collègue et un ami, un des grands esprits français méconnu, Roger Bastide. Avec ces deux maîtres, on retrouve une intelligence compréhensive de l'imaginaire de la matière. C'est là un champ d'étude immense, que la neurologie permettra de mieux cerner. Tous les peuples premiers, qu'ils soient en Amazonie, en Australie ou en Afrique, sont habités par l'environnement qui les entoure qui, peu à peu, les a construits dans leurs intuitions, leurs anticipations et leur philosophie de vie.

C'est une des raisons pour lesquelles je me suis attaché à enseigner, pendant cinquante ans, à l'EHESS, l'anthropogéographie arctique, c'est-à-dire à développer cette dialectique entre l'Homme et son environnement vécu en conditions extrêmes. Penser à l'amont ce qui est consubstantiel, c'est une branche de la géographie humaine ou de l'ethnohistoire, que j'appelle l'anthropogéographie, qui a été, par les géographes, très négligée, pour ne pas dire ignorée, et qui n'est possible qu'avec des « peuples racines », comme disent élégamment les Russes.

Ainsi a vécu le Centre d'Études Arctiques. La France n'ayant pas de territoire polaire arctique, nous avons cru devoir agir aussitôt sur un plan international, en multipliant les confrontations. Il y en a eu treize, dont beaucoup ont été exceptionnelles. A eu lieu, en novembre 1969, le quatrième congrès international du Centre d'Études Arctiques, qui rassemblait, pour la première fois de leur histoire, à Rouen, des Inuit et leurs représentants venus de Sibérie, de l'Alaska, du Canada et du Groenland. Cette rencontre exceptionnelle, rassemblant des peuples qui ne s'étaient pas rencontrés depuis 10 000 ans, a eu lieu dans la vieille halle aux toiles, c'est-à-dire un drakkar renversé, sous mon autorité et avec la présidence de cet homme d'inspiration qu'est René Cassin, le prix Nobel de la paix. Ce visionnaire qui était aux côtés du Général De Gaulle, à Londres en juin 1940, a écrit en 1945 à San Francisco, pour les Nations Unies, la Charte des Droits de l'Homme. Lorsque j'ai demandé à René Cassin de présider ce congrès, il m'a dit : « Cette charte n'est pas bien écrite. On aurait dû l'appeler 'Charte des droits de l'Homme et des Peuples'. » Il y a eu ensuite un autre congrès sur le pétrole et le gaz arctiques, en 1973, avec le puissant concours et l'expertise de l'Institut Français du Pétrole (IFP). Ces deux congrès de très grande portée internationale nous ont incités, avec l'appui de Fernand Braudel et sous l'autorité du CNRS et de l'IFP, à solliciter, de la part du Président de la République et des autorités des ministères concernés, une politique arctique française spécifique de recommandation pour la gouvernance écologique onusienne de ces espaces. Une longue expérience m'a montré que, lorsqu'un homme de sciences sollicite les pouvoirs publics pour de telles actions internationales de grande portée, s'il n'est pas soutenu par un parti, sa vision, si élevée soit-elle, et sa demande, sont sans conséquences et décisions. Et l'intégralité des rapports et des verbatim de ces congrès a été publiée au Centre d'Études arctiques avec l'appui de la Fondation Française d'Etudes Nordiques (Rouen). Ce sont des documents historiques exceptionnels.

C'est donc naturellement que pour ouvrir la quatrième Année Polaire internationale dans une grande enceinte scientifique, le Centre d'Études Arctiques a été appelé à l'organiser et à le présider. Le directeur scientifique était le professeur Jan Borm, de l'Université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines. Ce congrès sur l'avenir de l'Arctique, a eu lieu les 8-10 mars 2007, sous l'autorité du chef de l'État, Jacques Chirac, et avec une adresse personnelle de celui-ci. Participaient à ce congrès des personnalités savantes de tous les pays concernés - notamment le Prince Albert II de Monaco, Arthur Chilingarov, vice président de la Douma et conseiller polaire du président Poutine, et le grand ethno-archéologue de la Sibérie, Serguei Arutiunov. Il y avait également une exceptionnelle délégation groenlandaise. Y participaient aussi l'ancien chef de cabinet de Pierre Trudeau, Mark Malone, et le très grand savant et intellectuel Bruce Jackson, de l'université d'État de New York. Ce congrès a été préparé dans l'esprit même de ce qui nous a toujours animés : les sciences dures et les sciences sociales enfin réunies et réconciliées. Ce congrès doit paraître dans la revue arctique du CNRS, Internord n°21, publiée par les Éditions du CNRS.

Ce congrès, au cours duquel a été célébré le cinquantenaire du Centre d'Études Arctiques, qui a fait l'objet d'une Commémoration Nationale, nous a fait prendre conscience que les problèmes restaient très mal posés pour l'avenir des peuples autochtones. Incontestablement, la quatrième Année Polaire internationale a fait faire des progrès considérables à la science glaciologique, à la géophysique, à la climatologie et à l'océanographie. Mais nous avons pris conscience, par cette quatrième Année Polaire internationale, que l'orphelin, l'enfant pauvre de nos débats, reste les populations autochtones qui risquent d'être submergées par d'importantes poussées d'immigration venues du sud : Russes, Canadiens, Nord-Américains. En avril dernier, les représentants de ces peuples se sont justement réunis pour revendiquer le droit pour ces peuples qui se jugent souverains de décider de leur avenir dans leurs territoires dont ils sont les héritiers légitimes.

Pardonnez-moi de ne pas avoir été présent ce matin mais nous avions à l'Unesco une réunion annuelle des Ambassadeurs de bonne volonté, pour décider des actions à venir, en particulier sur le plan arctique. En effet, j'ai été nommé Ambassadeur de bonne volonté pour l'Arctique en juillet 2007, par le Directeur Général, M. Koïchiro Matsuura, au titre des sciences de la nature et au titre de l'Homme, et je me suis tourné vers celui-ci. C'est un homme d'une grande intelligence, de surcroît un homme de cœur, qui a réintroduit à l'Unesco - peut-être par tradition shintoïste - l'immatériel de notre patrimoine dans l'étude de l'avenir de ces populations autochtones. J'ai fait comprendre à M. Koïchiro Matsuura qu'il était souhaitable qu'un grand congrès sur les peuples du nord ait lieu, sous l'égide de l'Unesco, qui est en retard à cet égard. Ce congrès doit s'interroger sur le développement durable de ces peuples compte tenu du réchauffement climatique.

Avec l'appui du Prince Albert II que j'ai sollicité - très soucieux, dans la tradition d'Albert 1er, de laisser sa trace dans l'Histoire polaire, et qui me porte de l'amitié, à laquelle je suis très sensible - a eu lieu ce grand congrès de l'Unesco des 3-6 mars 2009 à Monaco que j'ai eu l'honneur de présider et de conclure. Ce congrès a permis d'entendre les savants océanographes, glaciologues et climatologues, du point de vue de ce qui nous préoccupe - les changements climatiques - mais surtout les représentants de ces peuples. Ils ont insisté sur les problèmes de développement durable. Nous avons été tous très impressionnés par l'intelligence politique et la force d'action et de diplomatie de nombre de ces délégations, notamment des Samis, mais aussi des Inuit de l'Alaska et des Groenlandais. Les Samis ont dû faire face à un problème sérieux, en tant qu'éleveurs de rennes, de pollution radioactive après le nuage de Tchernobyl. Je pense pouvoir dire que ce congrès, dont les travaux, les rapports et les débats paraîtront, sous l'égide de l'Unesco, dans les mois qui viennent, avant le congrès écologique de Copenhague, que nous avons fait du bon travail de défricheurs et d'éclaireurs, mais nous avons eu tous le sentiment qu'il fallait aller plus loin.

En effet, il ne faut pas se faire d'illusion : l'Arctique va mal. Les glaces s'en vont et les raisons ne sont peut-être pas que climatiques. Il y a peut-être des facteurs plus complexes. De toute manière, nous vivons ce que l'on pourrait qualifier de crépuscule des glaces, révélateur d'un changement de civilisation technique et éthique. Les équilibres naturels sont gravement atteints. L'Arctique change mais ce qui est plus grave, c'est qu'il change contre les intérêts immédiats de ses peuples, avant qu'ils ne soient en force pour préparer une nouvelle stratégie qui leur soit bénéfique. Ces peuples sont amenés à changer certes, mais il leur faut changer très vite - et peut-être trop vite. Il est évident que la chasse au phoque ne sera pas toujours au cœur même de ces sociétés. Le temps des civilisations de chasseurs s'éloigne. Le Groenland, du reste, pour les trois quarts de la population, est tourné vers la pêche à la morue et aux crevettes. Et c'est une industrie qui s'est peu à peu constituée à partir de pêcheries artisanales dispersées dans une centaine de petits villages. Mais l'ombre d'une industrie minière se profile, à la faveur de concentrations massives de la population, jusqu'alors dispersée. L'ensemble de l'économie va changer parce qu'en effet, les conditions naturelles changent. Le malheur, c'est nous. C'est nous qui avons été des impérialistes de tout temps. C'est notre force ; l'expression de notre énergie conquérante ; mais c'est aussi notre indignité.

Vous savez que je suis aussi éditeur. J'ai fondé et je dirige la collection Terre Humaine, aux Éditions Plon. Avec étonnement, et je dois dire avec émotion, j'ai vu récemment, à la télévision, le Président Hugo Chavez remettre au Président Barack Obama un livre que j'ai moi-même édité, intitulé Les veines ouvertes de l'Amérique Latine, d'Eduardo Galeano. Je vous relate la scène : « M. le Président des États-Unis, vous voulez être mon ami. Lisez auparavant ce livre. » Il y a quelques années, j'ai publié un ouvrage devenu un livre essentiel du pionnier de l'écologie, René Dumont. Michel Rocard en a écrit la postface. Nous nous étions rencontrés tous les trois à ce sujet.

Je ne voudrais pas qu'un de mes élèves ait à écrire Les veines ouvertes de l'Arctique. Ce sont les sérieux motifs pour lesquels, avec le Prince Albert II, nous avons décidé d'aller plus loin. Nous ne voulons pas qu'une mal-gouvernance se traduise par des situations telles que je les vois décrites dans une région que j'ai parcourue, la Tchoukotka, où une politique tout à fait déraisonnable, pour ne pas dire chaotique, a été et est conduite par M. Roman Abramovitch, avec des moyens financiers importants. Manifestement, il n'y a plus de politique cohérente des minorités du Nord en Sibérie. Les 26 populations - 400 000 hommes et femmes - vivent une situation difficile : pollution, éducation médiocre, détournements de crédits…

Toutefois on observe la naissance de jeunes nations métissées et en rapide évolution technique. Les évolutions sont très différentes de l'ouest à l'est. Le postcolonial est toujours, et partout dans les empires, délicat, difficile. Il l'est encore davantage dans ces régions extrêmes. Or rien de grand, rien de durable ne se fera à ces latitudes extrêmes, pour la défense du climat et le développement durable, c'est-à-dire de notre avenir à nous, Hommes de l'Occident et plus généralement, tous les habitants de la planète, sans que nous ayons le concours actif de ces peuples habitants de la toundra qu'il faut situer comme des éclaireurs et des administrateurs de nos politiques écologiques. Or ils sont très rarement conviés à niveau international, et c'est la raison pour laquelle, après les missions qui m'ont été confiées par l'Unesco, je suis très reconnaissant au Président Nicolas Sarkozy de m'avoir confirmé, lors d'un deuxième entretien, le programme d'action dont nous avions convenu et dont la réalisation se fera en collaboration étroite avec Madame la Présidente du CNRS et du Conseil International des Sciences de l'ONU (ICSU), Catherine Bréchignac.

Si ces peuples et jeunes nations cherchent à s'affirmer, ils ne se font toutefois aucune illusion. M. Paul Okalik, Premier Ministre de Nunavut, a rappelé dans une déclaration récente que s'il était l'un des artisans de Nunavut, qui est un vrai pas en avant, il n'en reste pas moins que depuis dix ans, l'essentiel reste à construire. Les hommes manquent à l'Ouest, à l'Est et au centre de cet immense espace circumpolaire. Les autorités autochtones souhaitent disposer de davantage de cadres d'entrepreneurs à niveau, pour discuter avec l'Occident conquérant. J'en suis d'autant plus conscient qu'en 1968-69, à la demande du gouvernement du Québec, le Centre d'Études Arctiques a été invité, dans le cadre d'un mandat initié par un accord du président De Gaulle et par le Premier Ministre Daniel Johnson, une coopération étroite franco-québécoise pour la définition d'un nouveau Québec inuit, qui est devenu Nunaviq. Le Centre d'Études Arctiques est fier d'avoir participé à cette architecture, à cette révolution. Et comme nous l'avons rappelé dans un ouvrage récent paru à Paris et au Québec, qui présentait les grandes lignes de nos recommandations, l'autonomie définie est fragile.

C'est la raison pour laquelle, j'ai aussitôt répondu à l'appel des Groenlandais qui sont très attachés à l'œuvre scientifique que nous avons réalisée avec eux et chez eux. Ils ont même décidé de m'accorder la plus haute distinction du Parlement du Groenland, Nersornaat, qui honore tous les chercheurs français qui ont travaillé dans notre laboratoire. La Présidente du Parlement groenlandais à Nuuk, Madame Ruth Heilmann, est venue en délégation à Paris, le 27 février 2009, me remettre, au siège de l'ICSU cette médaille d'or, en présence de Madame Catherine Bréchignac, Présidente de l'ICSU et du CNRS, de deux représentants du cabinet de M. le Président de la République ainsi qu'un représentant de M. l'ambassadeur du Danemark. Il s'agit là d'un fait exceptionnel : les autorités groenlandaises remettent en effet très rarement leur plus haute distinction à un savant étranger. Lors de cette importante cérémonie, Madame la Présidente du Parlement groenlandais m'a fait savoir qu'elle souhaitait que je participe activement avec eux à cette politique de formation accélérée des cadres et d'une intelligentsia scientifique. C'est la raison pour laquelle je suis parti, il y a quelques semaines, avec le Prince Albert II, qui m'a fait l'honneur de m'accompagner, et Arthur Chilingarov, vice président de la Douma. Nous avons inauguré l'Institut Polaire groenlandais (UPI - Uummannaq Polar Institute) le 28 avril 2009, dont ils m'ont demandé d'accepter la présidence d'honneur. Au cours de la première réunion du comité directeur, les intentions immédiates de l'UPI ont été précisées.

Quelles sont-elles ? Tous les ans, de choisir cinq Groenlandais, hommes ou femmes. Des jeunes - de niveau master - et qui sont volontaires pour être recyclés d'une manière accélérée, pour devenir des entrepreneurs, des chercheurs de pointe, des administrateurs, la pépinière de la nouvelle élite groenlandaise. Ils partiront à l'Université de Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines, où vient d'être créé par Madame le professeur Sylvie Faucheux, Présidente de l'université, un Institut Polaire dont la direction est confiée au professeur Jan Borm. Il aura une étroite collaboration avec le Centre d'Études Arctiques et le CNRS. Les cinq Groenlandais, auxquels s'ajouteront cinq autochtones de Sibérie, du Nord de la Scandinavie, de Nunavut et de Nunaviq, et de l'Alaska, seront formés en cet institut pendant une année. Des parrainages personnels sont prévus. Le Prince Albert II a bien voulu parrainer deux de ces bourses, et également Madame la Présidente du CNRS. Le programme est en dix ans et pourra recycler cinquante jeunes hommes et femmes venus de ces peuples circumpolaires, en étroite collaboration avec l'Académie Polaire d'État à Saint-Pétersbourg, dont je suis un des co-fondateurs, suite à une coopération franco-soviétique en Tchoukotka souhaitée sous l'autorité du Président Gorbatchev en 1990. Cette école des cadres nord sibériens regroupe 1600 élèves dans un puissant ensemble universitaire à Saint-Pétersbourg, de 26 000 m².

Tout n'est pas parfait. J'ai été instituteur volontaire dans des écoles inuit en 1987 (Canada) et 1990 (Sibérie) et je sais le désastre que sont ces écoles, souvent d'esprit dominateur et colonial. Qui éduquera les éducateurs ? Voilà tout de même plus d'un siècle que le Danemark forme les Groenlandais dans des écoles : très peu d'ingénieurs, très peu de médecins… Il y a donc un problème, qui est celui des peuples de société orale. Je pourrai parler de la Russie, du Canada, de l'Alaska. Peut-être faut-il d'abord réformer l'éducateur et faire comprendre que l'éducation se fait dans les deux sens, l'élève venu d'une civilisation si différente, si lointaine, ayant à apprendre de son maître. C'est un problème récurrent que nous nous posons à l'Unesco. Je relisais ces jours derniers Emile ou de l'éducation de Jean-Jacques Rousseau. Rousseau demandait à l'éducateur ce qu'il voulait faire et celui-ci lui a répondu : « Je veux lui apprendre à vivre ».

L'Institut Polaire d'Uummannaq vient de terminer un grand film, qui va être présenté au festival de Venise, Le Voyage d'Inuk - on thin ice. C'est le premier grand film avec des acteurs groenlandais, qui ne parlent que groenlandais - c'est la confrontation entre des hommes de vieilles traditions et un jeune qui à Nuuk, la capitale du Groenland, s'intègre mal, connaît la drogue, l'alcoolisme, le chômage... Le taux de suicide est alarmant en Arctique. Il est un des plus élevés au monde dans le Nord canadien. On peut l'interpréter comme une réponse politique des jeunes qui ne comprennent pas l'avenir que la société nouvelle occidentale leur réserve. Et leur refus va jusqu'au sacrifice. Ce film, qui se veut positif et tourné vers l'avenir, sera une des premières manifestations produites par l'UPI.

Mes dernières pensées, c'est de vous dire que bien sûr, il y a un devoir de repentance, quand on voit le désastre que nous avons provoqué chez tous ces peuples premiers et dans leurs territoires glacés jusqu'alors inviolés. Il est évident que nous avons une immense dette envers ces peuples arctiques, après les drames que notre civilisation, dite avancée, leur a fait subir, dans un choc de cultures mal préparées, exception étant faite du Groenland. Il nous faut délibérément procéder autrement, avec hauteur et intelligence, pour qu'il ne soit pas reproché à notre génération de scientifiques d'assister en silence à la disparition de civilisations héroïques, l'histoire de l'humanité. Notre science doit être aussi de combat.

Une observation sur le plan de la recherche : il est capital que la recherche française polaire travaille sans esprit de division disciplinaire ou autre. Tout esprit de division dans ces hautes latitudes si complexes, est détestable et antiscientifique. Il faut nous guérir de cette tendance française aux sottes querelles qui attristent nos collègues étrangers. Une autre remarque : la quatrième Année Polaire internationale s'achève et il serait souhaitable que les présidences nationales fassent connaître aux acteurs des nations qu'elles représentent les résultats obtenus dans les pays étrangers sur chacun des problèmes évoqués. Si elle peut exister à titre personnel, l'intercommunication internationale, à niveau institutionnel, reste à inventer. Nous avons, nous, Français, de grands retards sur de vastes secteurs. Quelques exemples : l'archéologie arctique, notamment sibérienne, nord-américaine ou groenlandaise, histoire, patrimoine et art, sans parler de secteurs pointus de sciences naturelles. Il n'est pas de recherche qui ne s'organise autour d'une bibliothèque. Le Fonds Polaire, qui est la seule bibliothèque polaire française arctique et antarctique, est à la Bibliothèque Centrale du Muséum national d'Histoire naturelle. Il rassemble la bibliothèque du Centre d'Études Arctiques et le fonds polaire de Paul-Émile Victor. Il représente au moins 40 000 titres numérisés. Il est absolument nécessaire que les crédits d'achat de livres et de revues soient au moins doublés pour que ce Fonds Polaire puisse être comparé avec la célèbre bibliothèque de 200 000 volumes du Scott Polar Research Institute (SPRI) de Cambridge.

Un dernier mot, M. le sénateur. Je vous transmets, à sa demande expresse, le regret que la Présidente du Groupe d'études sur l'Arctique de l'Assemblée Nationale n'ait pas été invitée à cet important colloque au Sénat de clôture de la quatrième Année Polaire internationale. Je ne veux pas évoquer de querelles possibles entre les prérogatives du Sénat et celles de l'Assemblée Nationale. Vous représentez un office parlementaire qui rassemble heureusement les deux assemblées. Mais la députée Françoise Olivier-Coupeau, Présidente du Groupe d'études sur l'Arctique, m'a demandé d'être son porte-parole, en rappelant qu'elle aurait beaucoup aimé être parmi nous. Elle le regrette d'autant plus que, lors de la cérémonie qui m'a été consacrée à l'ICSU, pour la remise de nersornaat, elle était non seulement présente ; mais elle a remis personnellement la médaille de l'Assemblée Nationale à Madame Ruth Heilmann, Présidente du Parlement groenlandais. Je vous remercie, mes chers collègues, de votre amicale attention.

Dr Christian GAUDIN

Merci Pr. Jean Malaurie. Je me souviens de notre première rencontre, c'était à l'Assemblée nationale et j'ai grand plaisir à vous recevoir cet après-midi au Sénat. Avec la vitalité qu'on vous connaît, vous nous avez transmis votre passion pour l'Arctique. Merci encore de cette contribution.

S. Exc. Michel Rocard va intervenir en ouverture de la table ronde de cet après-midi, qui est consacrée à la gouvernance des pôles. Moi-même, je suis entré sur le sujet polaire en étant rapporteur au Sénat, du projet de loi du protocole de Madrid. J'ai appris à ce moment-là, tout le travail que vous aviez conduit à l'époque pour arriver, justement, à faire valoir le protocole de Madrid. Par ailleurs, dans votre mandat de député européen, vous avez porté avec force l'idée de regarder plus au nord et de travailler à la gouvernance du pôle, tellement les enjeux sont d'importance. Je suis personnellement très heureux et très ému de vous recevoir aujourd'hui au Sénat et je vous invite dès maintenant à venir prendre la parole.

B. M. MICHEL ROCARD, ANCIEN PREMIER MINISTRE, AMBASSADEUR POUR LES NÉGOCIATIONS SUR LES PÔLES ARCTIQUE ET ANTARCTIQUE

Merci M. le sénateur. Mesdames, Messieurs, chers amis, M. l'ambassadeur, je suis la pièce rajoutée, imprévue et surprenante de cet ordre du jour. Ma présence ici a ceci d'incongru que pour apporter des conclusions à la quatrième année polaire internationale, je n'y ai participé en rien. Je n'y suis pour rien, je n'en ai pas eu l'idée. On m'a fichu là à cause d'un aléa de carrière récent, mais qui n'est pas sans connexion avec vos préoccupations et par conséquent, il m'a semblé important d'y réfléchir. D'autant plus que cet aléa de carrière me met, moi, en charge de représenter le gouvernement, l'administration, la République française, dans les combats sur la gouvernance de l'Arctique qui est votre thème de cet après-midi. C'est là en effet, cher Jean Malaurie, que ça va mal. La gouvernance de l'Arctique va vraiment très mal.

Je me sens donc le devoir de répondre devant vous à quelques questions - dont la première est qu'est-ce que grand Dieu, je fais ici ? - et de vous dire ensuite comment les choses peuvent s'orienter. Je suis un protestant, un dé-régionalisé, un bâtard interrégional en France. Je n'ai pas de localisation régionale de départ. Je suis inspecteur des finances et j'ai passé la moitié de ma vie publique à en demander pardon. C'est une espèce de honte, une tare qui vous suit. Il n'y a que dans des milieux très restreints que le fait d'être inspecteur des finances vous met dans un système de célébrité, dont on vous parachute efficacement. Ce ne fut pas mon traitement, ce ne fut pas ma carrière. Moi, pour monter en politique, j'ai taché une bonne douzaine de pantalons à la colle à affiches. Ce que ne peuvent pas dire tous mes collègues. Bref, tout cela faisait de moi un fonctionnaire spécialisé dans le contrôle de la dépense publique sur notre territoire, à l'exception de toute sortie à l'extérieur.

Cette double formation, au fond très abstraite et très centrée sur la comptabilité publique, me donnait des pôles une idée de poésie, de mystère, de gratuité, d'indifférence et en fait, de curiosité plutôt vacancière. Les choses étant ce qu'elles sont, un beau jour, M. le Premier Ministre d'Australie a été invité à faire une visite d'Etat en France. Pourtant, il n'est pas chef d'Etat et l'expression « visite d'Etat » est explicitement réservée aux visites des chefs d'Etat des pays qui sont nos amis. Mais il y a ces trois pays - le Canada, la Nouvelle-Zélande et l'Australie - dont le chef d'Etat est la Reine d'Angleterre mais pour le compte desquels, elle ne voyage pas. Le protocole international admet donc la générosité que le Premier Ministre australien puisse venir en visite d'Etat. Il vient aussi en visite de travail, ce qui est plus normal, mais il peut aussi être reçu en visite d'Etat. Ce qui était le cas ce jour-là.

Nous sommes au printemps 1989 et en tant que Ministre de l'agriculture, j'avais cherché, mais pas trouvé, l'alliance de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande pour les méchantes bagarres commerciales qui nous attendaient dans l'Uruguay Round. En effet, il n'y avait ni tribunal, ni experts, ni chiffres communs et on savait qu'on passerait en force et qu'il fallait donc des alliés. C'est comme ça que j'ai poussé mes antennes du côté du Pacifique, sans aucun résultat notoire sinon de connaître les hommes. Puis, il s'est passé des choses en Nouvelle-Calédonie.

Le Premier Ministre de l'Australie de l'époque était un honorable camarade travailliste. C'est un club international et c'est un bon endroit où rencontrer les gens. Le siège de l'internationale n'a pas la surface de cette pièce et elle n'a pas d'argent pour faire quoi que ce soit. Ce n'est qu'un club qui n'est pas dangereux. Il y a tout de même dedans cinq prix Nobel de la paix. C'est un style, une façon de travailler et nous sommes membres du club.

Voilà que Robert Hawke m'observe faire en Nouvelle-Calédonie, ce qui a développé chez lui une propension à l'amitié que je ne lui connaissais pas. C'est avec cet arrière-plan qu'il arrive à Paris pour cette visite d'Etat. La constitution de la République française est claire, la visite d'Etat a été voulue comme telle par le général De Gaulle. Nous l'avons appliquée fidèlement, tout s'est passé à l'Elysée. Mais comme la France ne cache pas qu'elle a aussi un Premier ministre, il y a une réunion sur douze et un déjeuner de travail à Matignon, alors que le dîner solennel se passe naturellement à l'Elysée. Nous siégions donc pour une réunion de routine, M. Hawke et moi-même. Les histoires d'anciens combattants de Nouvelle-Calédonie n'ont plus lieu. Il y a un peu de travail bilatéral, il est un peu ennuyeux. Il a six ministres autour de lui, j'en ai trois autour de moi et nous avons autant de conseillers.

Ce mot merveilleux, il m'a fallu ce genre d'expérience pour le comprendre. Pardonnez-moi, il doit y avoir de cette race de gens dans la salle. Ce sont nos commissaires politiques. C'est la présence de tout ce monde qui pousse les grands chefs se rencontrant à avoir peu d'audace, voire peu d'initiative. On est ramené dans les limites des risques politiques, juridiques et professionnels. Interdit de lâcher une idée quelconque qui n'aurait pas été estampillée par la masse roborative de tous les savoirs présents qui exigent la pertinence, la performance et par conséquent, la sécurité et par conséquent, l'absence d'audace de ce qu'on va faire ensemble. J'ai développé ailleurs une théorie de la grande frustration des patrons qui, dans un pareil système, ne peuvent faire que 10 % de ce dont ils ont rêvé en étant élus à leurs fonctions.

Bref, nous sommes un matin de juin. Nous avons un grand respect l'un pour l'autre. J'ai pour ma part beaucoup de respect pour Robert Hawke pour la façon dont il a reçu un français, ce qui est inhabituel en Australie. Lui a beaucoup de respect pour ce que nous sommes en train de faire, notamment moi, en Nouvelle-Calédonie. Je lui propose d'aller prendre le café sur la pelouse du parc Matignon, qui est le plus beau de Paris. C'est d'ailleurs là que j'ai su que mes jours étaient comptés, quand le Président de la République, m'a dit « Ce parc est quand même beaucoup plus beau que le mien ». C'était bien clair. J'ai eu la discourtoisie de demander à l'essentiel de nos ministres et collaborateurs de nous attendre, Robert Hawke et moi-même, dans les salons et de nous ficher la paix dans le parc. Nous voilà donc seuls tous les deux. Il n'y a plus de commissaires politiques, il n'y a plus de contrôleurs. On peut travailler. Je m'attendais à le chercher sur les problèmes de contrôle de l'armement à travers la planète et sur le regard de l'Australie et du Pacifique sur les enjeux de l'Union Soviétique finissant et d'une manière générale, sur les enjeux planétaires. Il me dit : « Michel, il y a une urgence. As-tu jamais entendu parler de l'Antarctique ? »

Je ferai ici pour la dernière fois, afin d'en demander pardon et que ce soit bien terminé, la confession de ce qu'a été ma réponse : « Ecoute Robert, c'est très gentil les manchots mais on a peut-être des problèmes plus urgents sur la carte du monde. Qu'est-ce que tu viens m'embêter avec un pays où il n'y a ni électeurs ni problèmes stratégiques ? ». Ce à quoi, il me rétorque : « Non, Michel, ne te trompe pas. Nous venons, l'Australie et la France, de signer l'année dernière le troisième protocole du Traité de l'Antarctique, qui porte sur les conditions d'exploitation des ressources minéralogiques de l'Antarctique. Or ma majorité parlementaire sociale démocrate est devenue verte et jamais le parlement d'Australie n'acceptera de signer cela. Je ne sais pas à qui le dire. Je ne peux pas mettre un coup de poignard dans le dos à mes voisins néo-zélandais, qui sont les producteurs de cette convention. »

Cette convention est excellente. On passait d'un système sans droit où on pouvait tout faire à un vrai droit, vigoureux, contrôlé et au fond, assez redoutable par ses conditions. Tout de même, c'était le droit de l'exploitation du pétrole en zone Antarctique, soit un bon 10 % des réserves mondiales. Je comprends au quart de tour que la chose est grave et qu'il ne peut pas le dénoncer tout seul, parce que c'est violer ses amis néo-zélandais. D'ailleurs, il me gronde : « Vous n'y pensez pas. Tu n'en as jamais entendu parler. C'est un problème dont vous vous moquez. Il faudrait que vous, les occidentaux tempérés, vous vous occupiez un peu de tout ça. »

Il me vient dans la tête que l'homme en charge d'une telle négociation pour la suite - mon Ministre des affaires étrangères, Roland Dumas, immense talent et immense culture - n'avait pas du tout, mais alors pas du tout, la moindre sensibilité écologique et que c'était donc un peu dangereux. Il avait en revanche une évidente amitié du Président de la République, qui tirait celui-ci jusque contre les amitiés écologiques. Donc, il fallait que j'invente quelque chose pour sortir de là.

C'est là, Mesdames et Messieurs, que nous avons fait un coup de bluff. Nous avons commis l'unique décision commune de la France et de l'Australie dans leur Histoire. Nous n'avions jamais rien fait ensemble avant et nous n'avons jamais rien fait ensemble depuis. Nous avons annoncé d'un commun d'accord que nos deux gouvernements refuseraient de déposer pour ratification la convention qui venait d'être signée et qu'on demandait une réouverture de négociations, infiniment plus exhaustives et complètes sur le plan de l'interdiction pétrolière. Le cœur des écolos du monde entier, et notamment de France, s'est réjoui mais je ne suis pas sûr que les gens qui se réjouissaient, se rendaient compte de la folie et du danger. En effet, la probabilité était qu'il n'y ait plus du tout de droit, plus du tout d'écriture et qu'on se remette à faire absolument n'importe quoi.

Malheureusement, mon temps est bref et je ne veux pas manger sur le temps des autres. Il faudrait vous expliquer comment on a fait mais le miracle, c'est qu'en trois ans, on a signé le troisième protocole. On a obtenu la bienveillance soviétique, mais c'était loin de chez eux. On a retourné l'opinion américaine. Il a fallu financer une campagne de trois mois de Jacques-Yves Cousteau, pour aller faire 30 conférences, montrer 30 fois son film et demander 45 audiences à 45 sénateurs. L'ambassadeur, qui pointait les visites une par une, nous a téléphoné quand le sénat était mûr pour que nous puissions commencer la négociation.

Le protocole numéro 3 du Traité de l'Antarctique, signé à Madrid en 1991, classe l'Antarctique comme terre de science, réserve naturelle interdite de toute activité autre que de recherche scientifique, notamment interdite d'activité économique. Le tout pour cinquante ans, renouvelables par tacite reconduction. C'est un des plus beaux coups de bluff de l'histoire scientifique. A l'époque, la presse française ne s'intéressait qu'à mes démêlés avec François Mitterrand. Si bien que ceci n'a jamais été raconté à l'opinion publique française. On l'a su quand même ici ou là. Notamment, l'ont su, pour me piéger, quelques amis scientifiques qui, eux, ont gardé bonne mémoire et qui, il y a trois ans, ont envoyé une délégation pour me demander de l'aide. Je suis donc devenu une espèce de conseiller bénévole. J'ai l'âge pour ça d'ailleurs, avec mes 78 ans. Passons sur ce détail pittoresque, mais qui est d'une grande aide dans ces affaires.

Le plus drôle, c'est qu'ils ont même réussi à convaincre le gouvernement et le Président de la République. Au moment où, dans le monde entier, une crise économique gravissime nous rappelle que sur les quatre grandes forces meurtrières qui ont massacré le 20ème siècle - communisme, fascisme, capitalisme pur et dur et social-démocratie - celle qui a gagné, c'est le capitalisme pur et dur. La petite social-démocratie s'était mise en alliance dans son camp, par souci de la liberté. Donnons-lui en acte, ce n'est pas si mal. Elle se bornait, dans une alliance où elle était toujours dominée et toujours battue, à dire : « Attention, le marché, il faut le réguler. Il n'est pas en auto-équilibre. » J'appartiens au courant qui, depuis un demi-siècle voit son discours authentifié par les faits. Le G20 met en place les techniques et les ripostes régulatrices, auxquelles nous avions pensé depuis si longtemps. L'idée donc de changer de crémerie et de passer dans le camp d'en face, me révulsait jusqu'à la moelle. La communauté scientifique m'a rendu le service de convaincre le gouvernement qu'il ne s'agissait pas du tout d'une conviction politique mais d'une urgence diplomatique, et qu'après tout, il fallait bien s'occuper de l'Arctique.

J'ai donc, Mesdames et Messieurs, accepté, ce qui me vaut votre invitation aujourd'hui. Ma tâche serait de tirer le bilan de vos travaux pour vous dire : « Voilà vers quoi on peut aller ». Mais l'Arctique, c'est le contraire absolu de l'Antarctique. L'Antarctique, c'est un continent avec de la glace partout, personne autour, les premières villes habitées à 4 000 kilomètres et pas un électeur sur place. Vous vous rendez compte ? La paix politique totale. L'Arctique, c'est tout le contraire : rien que de l'eau et tous les grands de la planète - les Russes, les Américains et même un peu les Canadiens ; et deux petits, pour la figuration, la Norvège et le Groenland, soit le Danemark. Je découvre depuis cette prise de fonction que la communauté internationale actuelle est très mal équipée pour traiter de ce qu'il se passe.

En gros, ce qu'il se passe, c'est que pendant 6 ou 7 000 ans d'histoire, l'Arctique a vécu dans une indifférence totale. On avait avec cette région une relation de poésie, de mystère, d'exploration et un peu de science mais rien de plus. Il n'y a que trois ans et demi ou quatre ans que tout a changé à toute allure. La première constatation est celle du GIEC. Il y a réchauffement climatique. Il est fait de main d'homme et il n'est pas homogène sur l'ensemble de la planète. Il est deux fois et demie à trois fois plus rapide dans la zone Arctique qu'ailleurs.

Par ailleurs, pour la première fois en 2008 - mais sans doute la première fois d'une très longue série, sûrement continue - les chenaux de navigation, pour aller d'Europe au Japon ou d'Europe en Californie, dans le passage nord-ouest du Canada ou au large de la Sibérie, ont été ouverts ensemble. Comme ça fait 5 000 à 6 000 kilomètres de moins que les itinéraires habituels, on finira bien par renforcer les coques des bateaux. On finira bien par préparer des systèmes de sauvetage et de récupération. Mais pour le moment, il n'y a rien du tout alors que tout le monde veut y aller. Nous sommes assurés que nous allons commencer par les dégazages, les marées noires et les accidents sans remorqueur de secours dans l'une de ces zones.

Vous ajoutez, pour une pincée de sel sympathique, la zone de patrouille concentrée des grands sous-marins nucléaires qui maintiennent ce mythe curieux selon lequel nous nous protégerions les uns les autres par la dissuasion nucléaire. Il est évident que quand on est Russe, le plus commode pour tirer sur les Américains, c'est depuis l'océan arctique et que la réciproque est également vraie. Or ces extrêmes engins sont équipés d'instruments d'identification pour tout ce qui se passe à des centaines de kilomètres mais pour leur proximité immédiate, il n'y a rien. On ne juge pas ça utile mais on pourrait bien se cogner. Qui va aller enquêter et chercher les marins russes et américains, meurtris par un grand choc sous le pôle Nord ? On n'en sait rien.

Vous ajoutez l'inoubliable convention sur le droit de la mer, signée à Montego-Bay en 1982 et qui fixe le contenu et le sens de ces limites exclusives territoriales qui sont à 200 000 miles marins, soit à peu près 370 kilomètres des côtes de chaque Etat. Elle prévoit que tout Etat qui peut démontrer que les fonds sous-marins, au-delà de leur limite territoriale, sont dans la continuité absolue du plateau géologique continental, a le droit de demander l'extension de son territoire naval dit zone économique exclusive, ZEE. Un comité spécial, dit comité des limites territoriales, fonctionne dans le cadre de l'ONU et de cette convention. La Russie a déjà déposé, dans ce cadre, deux revendications conjointes, qui à elles deux font 34 % de la surface de l'océan Arctique. La plus grande englobe le pôle Nord et la plus petite englobe un gisement pétrolier, qui vaut à lui tout seul la moitié de l'Arabie Saoudite. Voilà ce que nous savons. La Norvège a fait la même chose sur des plus petites quantités et elle vient de recevoir satisfaction du comité. On lui donne les deux tiers de ce qu'elle avait demandé. Le comité compétent ne travaille que sur le critère géologique. Il n'a pas d'autres critères - ni la sécurité, ni l'équilibre international, ni rien de tel.

Tout cela a mis nos amis américains dans une fureur noire mais les a fait s'apercevoir qu'en ne ratifiant pas la convention de Montego-Bay, ils se sont interdits d'être partie de ce mécanisme. Ce qui donne un chassé-croisé et un jeu de « bien malin qui » au sein de la démocratie américaine, où il reste quelques sénateurs convaincus que l'avenir des Etats-Unis suppose qu'ils ne prennent, nulle part et à aucun prix, aucun engagement extérieur. C'est une petite minorité mais elle est toujours capable de faire pression. Il y a en revanche une grande majorité qui, timidement, dit qu'il faudrait mieux jouer le jeu des règles mondiales. Ce combat s'engage aux Etats-Unis. J'arrive de Washington où j'ai été observateur de cela.

Comme le Danemark et les Etats-Unis pour l'Alaska ont des revendications, le Canada a les siennes. Si tout l'Arctique est approprié, il restera à peu près 7 à 8 % de sa surface qui sera des eaux libres internationales, sans souveraineté nationale. C'est ce vers quoi on va tout droit. M. Malaurie y a fait une allusion rapide dans son propos tout à l'heure mais il était presque optimiste. Je ne sais pas comment on en sortira. J'ai été nommé ambassadeur pour aller chercher cela mais je n'ai pas encore trouvé le moyen de bloquer un pareil développement.

Une des idées serait que l'ONU prenne la décision d'arrêter toute négociation de ce genre, prétexte pris qu'on négocie un traité plus général sur l'ensemble des problèmes de sécurité en Arctique, mais personne n'en veut. Nous avons en face de cela une situation un peu étrange, c'est que nos amis Etats riverains du club arctique ne veulent pas entendre parler d'une telle hypothèse et donc, valident l'authenticité de la demande d'affectation territoriale.

Le club arctique est une invention post-Gorbatchev. C'est un coup scandinave et cela s'appelle le conseil arctique. Sa création découle d'une déclaration de 1996, dans laquelle les huit Etats membres - c'est-à-dire les cinq riverains : Etats-Unis, Canada, Norvège, Russie et Danemark ; plus les Etats arctiques non riverains : la Finlande, la Suède et l'Islande - se donnent un instrument de travail, une collectivité internationale de droit public, qu'ils financent pas mal. Il y a beaucoup d'argent, beaucoup de recherches. Le conseil arctique a fait des avancées sur la biologie et sur les risques pour la biodiversité ; sur la protection des fonds marins ; et sur les problèmes de sécurité et de sauvetage en mer en arctique, dans des conditions remarquables. Mais il s'est auto-interdit dans son texte fondateur, toute réglementation contraignante. Son instrument de travail, ce sont des recommandations aux Etats riverains.

J'ajoute pour faire bon poids que le réchauffement climatique a déjà cet effet, de pousser fortement sinon de chasser des milliards de poissons du nord du pacifique et du nord de l'atlantique vers l'Arctique, pour y trouver des eaux plus fraîches. Ce qui naturellement veut dire que des flottes de pêches vont y aller en quantité et donc, accidents, dégazages, peut-être marées noires et en tout cas, dégâts pour l'environnement dans une zone où il n'y a ni phare ni balise, des cartes extrêmement insuffisantes et pas un seul remorqueur de secours à 6 000 kilomètres à l'horizon. Et comme la navigation commerciale va y aller aussi, tout ça ne peut que s'aggraver.

Le drame étant que le conseil arctique, qui fait tout ce travail d'éclairage et qui saisit les organismes compétents - pour l'essentiel, les gouvernements des pays côtiers ; l'organisation maritime internationale et la FAO, pour ce qui est de la pêche - a du mal à prendre en charge la totalité des problèmes car il n'ose pas dire, qu'en matière de sécurité navale en Arctique, comme en matière de préservation de la pêche et de sans doute d'autres domaines, nous aurions un besoin urgent de règles contraignantes. Nous sommes dans un système international de courtoisie ou quiconque dit cela, devient impoli ou commet un affront vis-à-vis des diplomaties locales. C'est d'autant plus émouvant que dans quelques années, le Groenland aura pris son indépendance internationale et viendra négocier pour lui-même à la place du Danemark. Or il est probablement un des plus attachés à ce dit du conseil arctique : « D'accord mes amis du monde entier. Il y a des problèmes gravissimes en Arctique, on les connaît mais laissez-nous tranquille, on est bien capable de les traiter nous cinq. » C'est cette situation actuelle de diplomatie, que je trouve relativement bloquée.

Le plus fort de l'affaire, c'est que le drame dont nous décrivons les conséquences est d'origine planétaire, mondiale et il ne trouve pas sa cause dans la seule Arctique, bien entendu. L'arrêt de la détérioration de la glace polaire, c'est l'arrêt des émissions de gaz à effet de serre, plus quelques autres précautions touchant le méthane ou encore d'autres gaz. Tout cela est largement planétaire, difficile, lent, improbable pour le moment et sans effet pour ce qui se passe dans l'Arctique.

Voilà, Mesdames et Messieurs, au nom de quoi, j'ai, par un hasard, bricolé et reçu une responsabilité qui en a fait rigoler plus d'un. A 78 ans, ça méritait quand même un coup de champagne mais ça rend ma nomination attaquable en droit administratif. C'est un conseil que je donne à quiconque voudrait abréger mes travaux. En tout cas, j'ai reçu cette mission, non pas du tout pour avoir participé à vos travaux, mais probablement en conséquence de l'immense intérêt que la quatrième année polaire internationale a réussi à susciter. Je ne connaissais pas M. Malaurie avant aujourd'hui mais ça fait longtemps que l'obligation de se voir est inscrite dans nos charges. La mienne est toute récente, vous me pardonnez. Reste que la conséquence de votre prise d'influence, de votre soulignage de la gravité du problème, est que la République française s'est dotée d'instruments diplomatiques officiels pour rentrer dans le problème. Elle ne le fait pas beaucoup bouger pour autant. Il nous faut inventer les conditions techniques et les moyens d'un coup de bluff aussi réussi que celui de l'Antarctique. Mais des coups de ce culot et de cette audace, on n'en fait pas tout le temps. Je suis quand même nommé pour en refaire un autre et nous travaillons tous ensemble, j'en suis sûr. Je m'excuse de n'avoir pas honoré la quatrième année polaire internationale d'un commentaire de ses propres travaux, j'espère que d'autres vont le faire. Moi, je suis là pour servir humblement la cause qu'elle défend. Merci à vous.

Dr Christian GAUDIN

Merci M. l'ambassadeur pour avoir rappelé l'histoire du Sud et d'en être arrivé à la problématique du Nord.

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Je vais demander à Jean Jouzel, Karl Erb, Jean-Yves Le Déaut et Gérard Jugie de rejoindre la tribune, pour cette table ronde sur la gouvernance des pôles. J'ai le grand plaisir d'accueillir M. Jean Jouzel, bien connu par ses travaux au sein du GIEC. Il préside également le conseil d'administration de l'Institut polaire français Paul-Emile Victor. Il va présider cette table ronde.

Je voudrais aussi rappeler l'immense plaisir de retrouver Karl Erb, que j'ai rencontré il y a quelques semaines et qui m'a gentiment accueilli à la NSF à Washington. C'est un bonheur de l'accueillir aujourd'hui au Sénat français et de le faire participer à cette table ronde. Y participent également Gérard Jugie, qui est le directeur de l'institut Paul-Emile Victor, et Jean-Yves Le Déaut, qui est ami de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques et qui, comme on l'a rappelé ce matin en ouverture, a travaillé, il y a déjà quelques années, sur la problématique de l'Antarctique, des travaux qu'a rappelé tout à l'heure M. l'ambassadeur Michel Rocard. Il était bien sûr tout à fait intéressant qu'il participe à cette table ronde pour parler de la gouvernance des pôles.

Je vais me tourner vers Jean Jouzel et lui demander d'introduire le propos de cette table ronde.

C. DR JEAN JOUZEL, PRÉSIDENT DU CONSEIL D'ADMINISTRATION DE L'IPEV, MEMBRE DU GIEC (IPCC)

Merci Christian, je souhaitais d'abord te remercier de ton implication personnelle dans toute cette vie polaire. Ton implication est formidable et je crois que si l'année polaire connaît un véritable succès, tu y es pour quelque chose. C'est vraiment cette implication du politique, à côté du scientifique, qui est très importante. Merci à tous ceux qui ont participé et qui sont ici. Je vais dire quelques mots rapidement.

On m'a demandé d'intervenir sur la gouvernance scientifique, plus que sur la science elle-même. Ça m'est quand même l'occasion de dire que sur le changement climatique, il y aura demain matin une séance complète. La matinée sera non seulement consacrée au changement climatique mais plus largement aux climats glaces et océans, sous la présidence d'Edouard Bard en particulier. Y participeront Jérôme Chappellaz, Jean-Claude Gascard, Frédérique Rémy et Thomas Stocker qui fera une synthèse. Je vous invite évidemment à être là.

Mon propos n'est pas trop de parler de science mais de comment s'organise cette communauté qui s'intéresse au changement climatique et aux régions polaires. Pourquoi les régions polaires sont-elles très importantes dans ce contexte de changement climatique ? Il y a différentes raisons. Les régions polaires sont vraiment un témoin de tout premier ordre des changements climatiques. Ce qu'a dit Michel Rocard, vous le voyez là. Le changement climatique est deux à trois fois plus important dans l'Arctique qu'en moyenne globale. Les glaces polaires sont des archives uniques, mais il y a également les sédiments marins et d'autres archives du changement climatique. C'est un acteur du changement climatique. Ce sont des points qui seront plutôt abordés demain. Il y a les changements très rapides de circulation atmosphérique. Il y a tout le problème de la glace de mer, de la fonte du pergélisol, des cycles biogéochimiques, de la chimie atmosphérique et du lien entre climat et ozone. Ce sont déjà des régions très vulnérables. Quand le GIEC parle de régions vulnérables, il parle de l'Afrique, des régions côtières et de l'Arctique.

Comment nous sommes nous organisés ? Nous sommes organisés comme, je pense, tous les domaines de recherches. Je crois que ça s'appuie sur le dynamisme des équipes de recherches impliquées et sur les organismes qui les soutiennent. Il y a une organisation de coordination qui est tout à fait nécessaire et bien sûr, des financements. Ces financements découlent du niveau national, du niveau européen ou du niveau international. Au niveau européen, les financements deviennent de plus en plus difficiles dans notre domaine. Au niveau de la coordination, il y a toute une liste d'organisations qui ont des liens avec l'ICSU.

Il y a aussi des organisations plus spécifiques. Au niveau de l'Antarctique, c'est le SCAR et au niveau de l'Arctique, le comité international des sciences arctiques. Il y a aussi l'association internationale des sciences. Ces trois associations ont des liens. Au niveau du programme mondial de recherche sur le climat, c'est CLIC, Climat et Cryosphère. Au niveau de l'IGBP, il y a aussi ceux qui s'intéressent à la chimie atmosphérique. On pourrait faire une liste plus longue. On a bien ce tissu d'organisations, vers lesquelles la communauté scientifique peut se tourner pour organiser des projets.

Les projets sont internationaux par essence, pratiquement systématiquement. Il y a des aspects logistiques spécifiques et là, je tiens à souligner le rôle clé de l'IPEV en France. Si notre communauté est bien présente dans ces programmes de recherches en régions polaires, c'est bien parce qu'il y a l'IPEV. Je crois par ailleurs qu'au niveau des résultats, il y a une bonne visibilité.

Là où ça devient un peu spécifique par rapport à d'autres domaines scientifiques, c'est qu'on est face à un problème sur lequel il faut une action. Michel Rocard l'a redit et cette action se déroule en fait en deux étapes. Il y a l'étape du diagnostic qui est très importante. C'est le rôle du GIEC et le rôle du GIEC se limite à cela. Son rôle est de faire un diagnostic sur l'ensemble des problèmes liés au changement climatique. Ce n'est pas de dire aux politiques « Voilà ce qu'il faut faire, voilà ce qu'il ne faut pas faire » mais « Si vous faites ça, voilà ce qu'il risque d'arriver ». C'est ça le rôle du GIEC et c'est un rôle très important, parce qu'en face, le monde des décideurs politiques s'est organisé à travers la convention climat signée à Rio en 1992. Le GIEC a été mis sur pied en 1988, avec l'OMM et l'UNEP comme parrains. L'idée, c'était que le monde politique s'appuie sur les rapports du GIEC pour prendre ou éventuellement ne pas prendre de décisions. C'est un mécanisme qui marche bien

Dans le rapport du GIEC, tout ce qui se passe en région polaire est appelé à prendre plus d'importance. Des problèmes comme le niveau de la mer, où il y a beaucoup d'incertitudes, et le comportement des grands glaciers vont être centraux dans le cinquième rapport du GIEC. De même, les problèmes du permafrost et tous ceux que j'ai cités vont y prendre certainement une grande place. On espère que ce sera ambitieux en fin d'année à Copenhague. Sur le plan européen, il y a eu le paquet climat/énergie ratifié sous la présidence française. Il y a le Grenelle de l'environnement au niveau français. Tout cela se met en marche et avec la présence du monde scientifique. Une chose que je ne peux pas ne pas souligner ici, c'est l'importance de l'observation dans ces régions, Arctique et Antarctique, et je crois que là, les choses se mettent en place. L'observatoire de l'Arctique se met en place.

Je termine par quelques transparents. Le problème de l'Arctique, c'est qu'à la fin du siècle, ce problème d'amplification polaire va subsister. Il y aura aussi des réchauffements deux à trois plus élevés que la moyenne globale. Pour un réchauffement de 2,8 degrés, c'est plutôt 6 ou 7 degrés dans les régions polaires. C'est un point qu'on a au moins en Arctique. Ensuite, bien sûr, un hommage aux données du passé parce qu'il est important de s'appuyer sur le passé. On aurait pu montrer autre chose. Là, c'est Vostok qui couvre 420 000 ans. On est maintenant à 800 000 ans au site EPICA Dome C et il y a tous les problèmes de variations climatiques rapides. Ce dont parlera Jean-Claude Gascard demain, c'est de la diminution rapide de la glace de mer. Un autre point qui émerge en ce moment, c'est que l'amplification du réchauffement en Arctique est liée en partie à la diminution de la glace de mer et à la modification de l'albédo, mais cet albédo est également modifié par le carbone-suie. La pollution atmosphérique, tout ce qui se dépose, joue un rôle probablement important. Ce sont des choses récentes que l'GIEC souhaite mettre en avant dans la discussion de Copenhague - à savoir, cette possibilité de jouer sur la diminution de la pollution très rapide pour contrer une partie du réchauffement climatique.

Je m'arrêterai là après avoir essayé de montrer cette continuité entre le travail du chercheur et vers où nous allons, je l'espère, au niveau des décisions politiques et la façon dont cela fonctionne.

Karl Erb est responsable des programmes polaires de la fondation nationale des sciences aux Etats-Unis depuis plus de dix ans.

D. DR KARL ERB, RESPONSABLE DES PROGRAMMES POLAIRES, FONDATION NATIONALE DES SCIENCES (ETATS-UNIS)

Merci beaucoup de m'avoir invité, mes chers collègues et amis. C'est un honneur pour moi d'être présent ici aujourd'hui pour commémorer l'année polaire internationale et tout ce que nous avons fait ensemble durant cette année. Je voudrais souligner que pour nous l'année polaire, à cette étape, ne constitue qu'un commencement. Nous avons commencé des projets de recherche ensemble, qui fourniront de nouvelles connaissances dans les années à venir.

C'est de ces débuts de la recherche que je voudrais parler à présent, en termes de partenariats internationaux.

Bien sûr, nous parlons des régions polaires. Les voici, l'Arctique et l'Antarctique. Le continent de l'Antarctique est plus vaste que les Etats-Unis et que bon nombre de continents, avec des zones où de nombreuses personnes habitent.

En cette période de changement, rien ne peut être plus important que cette collaboration internationale pour l'année polaire. La fondation nationale des sciences aux Etats-Unis a pour but d'être l'agence leader dans cette collaboration. Je dois dire que cela a constitué une expérience formidable d'y coopérer. Nous avons évalué des propositions de scientifiques durant cette année et nous avons voulu nous assurer que nous avions créé un héritage de partenariats, pas seulement pour les scientifiques d'aujourd'hui mais aussi pour les étudiants qui continueront sur la même voie dans vingt ou quarante ans. Nous avons dit à quiconque souhaitait postuler à la fondation nationale de la science de nous expliquer comment il pouvait coopérer avec des collègues d'autres pays. Nous nous sommes donc retrouvés avec des scientifiques qui proposaient des projets que nous avons soutenus, des projets de coopération avec des scientifiques de 27 autres pays.

Jean [Jouzel] a montré la même image du globe tel qu'il pourrait être dans cent ans. Voilà ce qu'il en était il y a deux ans. Certaines parties du globe changent bien plus rapidement que d'autres. L'Arctique, par exemple, mais aussi la péninsule antarctique. Vous voyez la pointe qui touche l'Amérique du Sud ? Il s'agit de la partie qui se réchauffe le plus rapidement sur le globe. Voici un exemple de changement climatique en Antarctique, près d'une station de recherche que nous faisons fonctionner sur la péninsule. Les informations fournies couvrent une période de vingt ans.

Jean [Jouzel] nous a aussi montré ce qui s'est passé dans l'Arctique, avec les changements relatifs aux glaciers. Vous voyez une baisse permanente et régulière de la quantité de glaces. Par endroits, on peut noter une légère augmentation mais c'est alors l'épaisseur qui décroît. Il s'agit d'habitats dont bon nombre d'organismes dépendent pour leur survie, comme les ours polaires ou tout simplement les êtres humains.

Voici certaines des espèces dont la vie a été radicalement changée. Vous voyez ici un ours polaire pour qui l'élevage des petits est rendu difficile du fait de ces modifications de l'environnement. Les pingouins ne trouvent pas toujours la nourriture dont ils ont besoin pour survivre. Les sociétés humaines sont aussi affectées de façon majeure. En Alaska, la survie des gens dépend de la capture de phoques. Cette possibilité a disparu à cause des changements qui ont eu lieu en Arctique. La population a donc dû se déplacer vers des endroits où elle finit par acheter sa nourriture dans des supermarchés. Sa culture change catégoriquement. Ces communautés Inuits traversent des grandes difficultés et ne savent pas comment aller de l'avant. Elles sont très fières de leur capacité à s'adapter, qui fait partie de leur culture, mais le climat change si rapidement qu'il leur sera difficile de continuer à s'adapter au même rythme.

Je voulais aussi vous monter cette image de l'Antarctique. Il s'agit d'une partie du monde qui change beaucoup plus rapidement que d'autres. Ceci a été publié cet été. Jusque-là, toute une partie de l'Antarctique se réchauffait légèrement alors que dans sa partie Est, on soupçonnait un refroidissement. Pourquoi n'en savons-nous pas plus sur les changements en Antarctique ? Après l'IGY2 de 1958, nous avons établi des systèmes de mesure mais nous ne les avons pas maintenus. Nous avons donc perdu certains repères et seules trois stations ont fonctionné sur le long terme pour continuer à prendre ces mesures. Nous espérons pouvoir parvenir à faire mieux.

Laissez-moi revenir 170 ans en arrière, en 1840 je crois. En France et aux Etats-Unis, nous explorions tous deux l'Antarctique. Du côté gauche, vous voyez l'Astrolabe et la Zélée, les vaisseaux de l'explorateur Dumont d'Urville, qui a nommé la côte du nom de son épouse, Adèle ; et à droite, l'expédition de Charles Wilkes. Un de ses navires portait le nom de Vincennes, un lieu proche de Paris. Il se trouvait à 2 500 km des côtes et il a conclu que l'Antarctique était un continent, après en avoir fait le tour. Je pense qu'on peut dire que ces deux explorateurs étaient en concurrence. Il ne s'agit pas d'une compétition, mais tous les deux voulaient découvrir quelque chose. C'étaient des temps assez extraordinaires. Lorsque l'on passe au présent, 170 ans plus tard, on peut parler de collaboration.

Les deux stations de recherche les plus modernes se trouvent dans la partie intérieure de l'Antarctique. Au Nord, c'est la station Concordia. L'autre est la station Amundsen-Scott. Ces deux stations ont été mises en place ces deux dernières années et ont permis à la recherche d'effectuer des avancées. Je voudrais aussi mettre l'accent sur le fait que dans ces stations les deux pays ont échangé librement leur expérience, ce qui nous a évité de faire des erreurs. Il y a aussi la question de l'avancée technologique. Nous avons pu bénéficier des avancées de chacune des deux parties. C'est ce que nous continuons de faire, le Docteur Gérard Jugie et moi-même. Ici vous pouvez lire « la station vous souhaite la bienvenue ». C'est l'esprit dans lequel nous œuvrons.

Je ne résiste pas à la tentation de revenir un peu en arrière. Les chercheurs Français, Russes et américains ont travaillé ensemble, dirigés par nos collègues français, Claude [Lorius] et Jean [Jouzel]. Nous avons réalisé des expériences historiques, qui ont montré une forte corrélation entre le réchauffement climatique et l'effet de serre sur 400 000 ans. C'est une démonstration extrêmement claire de ce que fait l'effet de serre. Notre collaboration, que nous avons commencée avec l'année géophysique internationale, ou plutôt avec la 3ème année polaire internationale, nous donne entre autres une meilleure compréhension de la façon dont les courants de la haute atmosphère influencent la couche d'ozone. Une nouvelle expérience dans ce domaine est menée avec Météo-France, le CNES et le CNRS côté français, avec le NCAR3 côté américain. Je pensais que nous pourrions faire démarrer cette expérience cet été, mais je crois que ce sera l'année prochaine.

Autre avancée au cours de cette année, les couvertures de glace du Groenland. Les mesures satellitaires nous montrent clairement que la couche de glace est en train de fondre. Je n'ai pas tellement le temps de vous expliquer tout cela, mais les différentes couleurs montrent que les glaciers montaient de plus en plus haut, donc les zones les plus hautes sont toujours couvertes de glace. Mais depuis nous avons fait des mesures et je suis ravi de dire qu'au Groenland nous avons établi le premier lien entre l'organisation météorologique et un projet de la NASA4.Des instruments comme ceux que vous voyez ici deviendront des instruments de mesure officiels de l'OMM. Voilà une preuve des liens qui ont pu être tissés entre des agences de recherche et des agences opérationnelles.

En été, le soleil crée des réserves d'eau très importantes. Cette eau s'infiltre et va jusqu'au socle rocheux. On a cru pendant longtemps que c'était une hypothèse sur l'avancée des glaciers, que cette eau poussait et accélérait la fonte des glaciers. Les chercheurs se sont aperçus que les pêcheurs récoltaient depuis très longtemps des données sur les températures de l'eau, afin de savoir dans quelle zone aller pêcher. Ils ont fait le lien entre les communautés locales de pêcheurs et le centre météorologique danois. On a ainsi montré qu'il y avait une corrélation extrêmement forte entre l'évaporation des glaciers et les températures de l'eau. C'est un exemple classique - et il n'y en a pas tellement - de la façon dont la combinaison des connaissances des peuples indigènes et des communautés scientifiques occidentales peut fournir des avancées scientifiques extrêmement importantes. Relier les données de changement de température de l'eau avec les données que nous avions recueillies sur les glaciers nous permet de mieux comprendre la façon dont les choses se passent dans l'atmosphère.

Tournons-nous maintenant vers les océans. Vous pouvez voir le Groenland ici. Les hexagones montrent les endroits où les recherches américaines se sont développées dans le cadre de l'API. Le rouge constitue ce que l'on peut appeler le « projet du nord-ouest », que nous avons subventionné. Il est organisé et géré par les communautés locales, peut-être pas en Sibérie mais certainement en Alaska, pour faire les mesures. Ces mesures sont liées à d'autres projets scientifiques.

J'ai rentré dans ce graphe d'autres éléments qui correspondent à d'autres projets. Vous voyez ici sur la gauche un projet des Nations Unies. Les scientifiques qui ont participé à ce projet se sont rendu compte qu'ils pouvaient apprendre plus en échangeant des données les uns avec les autres. Il fallait donc faire des efforts sur le terrain et les formaliser à travers les organismes et à travers les pays impliqués.

Pour en revenir à l'année polaire internationale, l'un des projets intéressants était un projet terrestre avec de meilleurs liens entre les différents scientifiques. Je sais par exemple que la France travaille particulièrement dans certains domaines, avec des études développées au Groenland. Je crois que c'est tout à fait dans l'esprit de ce qu'on a évoqué ce matin, avec la prise en compte des changements d'écosystèmes qui coïncident avec les changements climatiques. Je crois que bon nombre des intervenants qui ont parlé dans le cadre de cette année polaire internationale ont dit qu'il ne s'agit pas seulement de changements physiques mais aussi de changements de la pêche, de la gestion de la pêche et de tout ce qu'impliquent les changements physiques en eux-mêmes.

Le Dr. Jugie et moi-même avons parlé de différentes façons de relier les stations de recherche entre elles pour mieux comprendre les effets du changement climatique sur les différents écosystèmes. Ce serait une grave erreur économique de penser que chaque écosystème puisse changer de la même façon. Bien sûr il y a des changements économiques très importants qui sont dus au changement climatique mais l'on voit aussi des signes de ce que les scientifiques appellent - et je n'arrive pas à me souvenir de ce terme, que je viens d'apprendre… Mais par exemple si vous vous fiez, vous vous reposez sur les insectes pour que le pollen soit transmis et que certaines plantes se reproduisent, et que ces insectes disparaissent, vous pouvez imaginer l'impact que cela peut avoir. Le changement climatique a donc un impact différent selon l'écosystème, qu'il s'agisse de pollinisation ou d'autre chose.

Deux scientifiques américains ont visité des stations de recherche française pour approfondir la coopération. Vous voyez qu'il y a aussi des questions d'observation de la glace maritime, des écosystèmes, des changements dans l'Arctique. L'agence américaine a recommandé que l'année polaire se concentre sur l'Arctique et sur des systèmes d'observation. Je crois que c'est un bon début mais que nous avons encore bon nombre de choses à accomplir en Antarctique. Par exemple l'Antarctique ne s'est pas vu accorder le même niveau d'attention que l'Arctique. Mais d'un autre côté l'Antarctique bénéficie d'une longue tradition de coopération internationale. Je pense que l'année polaire nous a permis de rattraper le temps perdu. Il est intéressant de comparer comment ces changements ont lieu dans les deux régions.

Ce que nous avons appris de tout ceci - et je vais terminer là-dessus - c'est que l'héritage de cette année polaire internationale dépendra de ce qui va se produire à présent. Nous devons construire des partenariats internationaux forts. Nous avons lancé et engagé l'intérêt des jeunes, et pas seulement aux Etats-Unis, dans bon nombre d'autres pays, puisque nous avons mené des projets pédagogiques avec ces pays. Par exemple au Groenland, durant les derniers étés, nous avons eu des jeunes accueillis dans les stations de recherche. Ces séjours les rattachent à leurs classes, auxquelles ils font des rapports. Il y a eu ainsi transmission d'information.

Permettez-moi de conclure rapidement en vous rappelant, si vous ne le savez pas, que le 6 avril dernier Hillary Clinton a ouvert la réunion consultative du traité sur l'Antarctique à Washington, réunion qui a été l'occasion de fêter cinquante années de paix et de science en Antarctique. J'essaie à présent de retrouver ma conclusion car je crois que le message de Madame Clinton était extrêmement pertinent et intéressant. Elle a dit à cette occasion : « le génie du traité de l'Antarctique tient dans sa pertinence, dans sa capacité à relever les défis du passé mais aussi à avoir établi des outils qui restent essentiels dans la façon dont nous abordons une question urgente, le changement climatique, qui a déjà déstabilisé de nombreuses communautés à travers tous les continents[...] Il va changer le futur de notre planète selon des modalités que nous nous efforçons encore de comprendre. La recherche scientifique menée dans le cadre du traité sur l'Antarctique nous montre le caractère catastrophique des conséquences d'un tel changement si nous ne prenons pas rapidement des mesures ». C'est un document tout à fait remarquable, qui a été mentionné partiellement lors de présentations précédentes. 47 pays ont signé ce traité. Je crois que ces 47 pays représentent les deux tiers de la population de la planète. J'ai mentionné aussi d'autres partenariats. Il y a d'autres problèmes qui représentent des difficultés, par exemple pour le ministère des affaires étrangères ou le ministère de l'économie. Nous nous félicitons de pouvoir construire sur la base de ce que font le conseil scientifique, la fondation nationale pour la science et toutes les organisations qui ont contribué ici. Lorsque nous avons commencé à réfléchir à cette année internationale polaire aux Etats-Unis, le président de l'ICSU, était Madame Jane Lubchenko . Elle vient d'être placée à la tête de la National Oceans and Atmosphere Administration - NOAA - par le Président Obama. Elle est donc à même de nous aider à continuer le travail de cette année internationale polaire. Je suis sûr que le Docteur Catherine Bréchignac ,, Présidente du CNRS et aujourd'hui Présidente de l'ICSU, aura la même attitude. Je crois que nous allons vers beaucoup de progrès. Le Docteur Jugie et moi-même sommes impatients de voir les retombées de cette année polaire internationale.

Dr. JEAN JOUZEL

Merci Karl pour cette présentation extrêmement intéressante, qui illustre la richesse des résultats recueillis à travers cette année polaire internationale, avec l'établissement de nombre de programmes communs avec les Etats-Unis.

C'est au tour de Jean-Yves Le Déaut, que j'ai eu le plaisir de rencontrer dans le contexte de la mission interparlementaire sur l'effet de serre, que Jean-Yves présidait avec Nathalie Kosciusko-Morizet. Donc, je sais qu'il s'intéresse au changement climatique mais je sais aussi qu'il s'intéresse aux régions polaires. Je suis heureux qu'il vienne témoigner de son intérêt ici.

Pr Jean-Yves LE DEAUT

Merci Jean, je suis très heureux d'être quelques minutes parmi vous, avec Catherine Bréchignac et M. Malaurie, que je ne connaissais pas mais dont j'ai vu la fougue. Je voudrais juste vous dire que je suis député depuis 23 ans et que j'ai été professeur de biologie moléculaire. Ça n'a rien à voir avec vos sujets. Néanmoins, quand je suis arrivé au parlement, scientifique un peu perdu dans les méandres parlementaires, j'ai pensé que la science devait rentrer au parlement. Avec un certain nombre de parlementaires - dont Christian Gaudin, Claude Birraux et d'autres de tout bord politique - on a essayé d'établir ce pont entre les milieux scientifiques et les milieux parlementaires. Je me souviens du premier accueil de Catherine Bréchignac à l'office parlementaire et aujourd'hui, je dois dire que ça fonctionne plutôt bien. M. Malaurie est présent. Le groupe polaire sur l'arctique vient de se constituer, il y a seulement quelques mois, et il n'a pas encore fait de réunions mais il va se développer.

Dans un des premiers rapports de l'office, en 1989, alors que je venais d'être élu, j'ai été amené à travailler sur le développement des activités liées à l'extraction des ressources minérales de l'Antarctique. Je ne vais pas en parler, parce que Michel Rocard l'a fait. On avait commencé au parlement juste un peu avant. C'était un des premiers rapports de l'office. Claude Lorius avait travaillé à l'époque avec moi et ça a été un des conseillers qui m'a piloté sur ces sujets que je ne connaissais pas. On est arrivé à une conclusion, c'est qu'il fallait réserver l'Antarctique comme terre de science. Ça a bien progressé, parce qu'un certain nombre de politiques ont poussé et parce qu'il y avait les mêmes interrogations sur l'Antarctique à l'époque.

Ce n'est pas du tout le même sujet, ce ne sont pas du tout les mêmes conditions. Ça a été dit tout à l'heure. Il n'y a pas d'Etats riverains. Il y a des Etats possessionés. On se retrouve dans une problématique très différente, mais dans une problématique d'urgence écologique. Ça a bien été rappelé tout à l'heure. Il faut donc faire le lien, une nouvelle fois, entre la science et la politique, si on veut sauver l'Arctique et sauver la planète. Or ce lien entre la science et la politique est plus compliqué que pour l'Antarctique. En effet, il y a cinq Etats riverains et des grands Etats. Quand on parle de la Russie, du Canada et des Etats-Unis ; quand on parle de l'Union Européenne, via le Danemark et le Groenland ; et quand on parle de Norvège, on parle de grands Etats. Cinq Etats riverains et huit Etats qui sont au-delà du cercle polaire. On est au carrefour du droit, de la science, de l'économie, de l'écologie et de la politique. Ces sujets, quand ils sont imbriqués de cette manière, sont encore plus compliqués à traiter.

Je pense qu'on résoudra d'autant mieux ces problèmes, que les scientifiques connaîtront les phénomènes et pourront les faire connaître, non seulement à nous mais aussi globalement à la population. Je pense qu'il y a aujourd'hui une modification de la prise de conscience générale de la population, sans qu'il y ait une prise de conscience dans la vie de tous les jours. On se dit de manière très simpliste : « Il faut sauver la forêt amazonienne, il faut sauver l'Arctique. » Mais je ne sais pas si les prises de décisions sont assez rapides pour qu'on traite assez rapidement de cette question. J'ai assuré la présidence de la mission sur le réchauffement climatique et on a écrit que c'était le défi du 21ème siècle. Je fais par ailleurs un cours sur les grands enjeux scientifiques à l'Institut d'études politiques de Paris et j'y traite de l'échelle des risques. Le risque qui est perçu aujourd'hui très fortement en tête par la totalité des étudiants, c'est effectivement ce risque du réchauffement climatique associé à la démographie. Ça veut dire qu'il y a aujourd'hui une perception très claire de cela mais je ne suis pas sûr qu'on prenne les décisions à la mesure de la perception.

Néanmoins, on a commencé. Je parlerai ensuite des questions qu'on pose aux scientifiques. On a commencé. Dans la loi sur le Grenelle de l'environnement, on a enfoncé une porte. On a fait passer à l'Assemblée nationale l'observatoire sur l'Arctique. Christian Gaudin, au Sénat, a repris le ballon et il est allé un peu plus loin. J'ai un amendement qui est déjà prêt et j'espère que dans la deuxième lecture, on ira encore plus loin dans l'ouverture de cette porte. En effet, il faut non seulement l'observatoire scientifique international et la gouvernance scientifique mais sur un sujet comme celui-là, il faut également que les pays se parlent pour que, sur un certain nombre de points, on puisse non seulement avoir des questions mais également donner des éléments de solutions.

Les questions qui sont posées aujourd'hui sont les suivantes. Tout le monde sait ce qu'il se passe en Arctique mais, première question que je poserai, c'est : est-ce qu'aujourd'hui, les phénomènes de rétroactivité y sont aussi importants que ceux qu'on indique ? C'est-à-dire qu'au-delà de la constatation chaque année du fait qu'il y a une zone de plus en plus grande de glace qui n'est plus glacée pendant l'été - ce qui accroît l'absorption de la chaleur et la température - est-ce que cela va avoir d'autres effets ? Est-ce que cela va avoir des effets sur les courants marins ? Est-ce que cela va avoir des effets sur la densité de l'eau et sur la fonte de l'eau dans ces zones-là ?

Deuxième question : concernant la fonte du pergélisol, est-ce qu'il y aura des bombes à retardement ? Est-ce qu'il y aura dans des zones, du méthane enfermé qui pourrait, en étant relargué, accroître encore plus fortement le phénomène du réchauffement climatique ?

Ces questions, il est évident qu'elles sont importantes et que la protection et la préservation de l'Arctique, en lien avec sa population, sont les questions majeures. Mais découlant de cette question et du changement aujourd'hui de la nature de cet océan, il va y avoir la volonté d'exploiter des ressources encore plus fortement. Or les ressources terrestres ne sont pas infinies et on est arrivé au pic d'un certain nombre de ressources naturelles. C'est déjà le cas pour un certain nombre de métaux et ce sera bientôt le cas pour le pétrole et le gaz. Dans un futur un peu plus lointain, ce sera aussi le cas de l'uranium et du charbon, dans un futur peut-être encore plus lointain. En tout cas, les ressources s'épuisent et la tentation d'aller chercher des ressources dans des zones comme l'Arctique va être de plus en plus forte. Si jamais, on n'a pas discuté de ces questions avec de bonnes connexions scientifiques au niveau international, on n'y arrivera pas.

Ce qui me fait dire qu'il faut arriver à une meilleure gouvernance multilatérale, pour qu'on puisse agir globalement sur cette zone qui n'est pas une zone nationale. Quand on dit cela au niveau national, on est exactement dans la même problématique que celle du changement climatique. On nous dit : « Est-ce qu'au niveau national, on a la possibilité d'agir et d'interagir ? » Non, sans doute, au niveau international mais aussi, oui, sans doute, si on est persuadé que c'est en essayant de convaincre dans son pays mais aussi dans la totalité des pays du monde qu'on arrivera à sauver notre planète. C'est ce combat qu'on est un certain nombre à mener et c'est pour témoigner de cela que j'ai tenu à être parmi vous cet après-midi.

Dr Jean JOUZEL

Merci Jean-Yves. Je répondrai rapidement à tes interrogations. Quand on regarde les problèmes climatiques à long terme, il est clair que les régions polaires sont au cœur des grandes questions qu'on se pose - que ce soit sur le niveau de la mer, que ce soit sur la fonte du pergélisol et de ce qu'il recèle, et surtout sur le problème de changement de circulation océanique. Donc, ma réponse est plutôt oui mais il y a encore beaucoup de recherches à faire. En tout cas, c'est vraiment au cœur des problèmes du futur climatique.

On va terminer avec Gérard Jugie. Je crois que c'est normal que ce soit toi qui conclus cette journée. Gérard Jugie est directeur de l'Institut polaire Paul-Emile Victor. Je tiens à le remercier de son implication personnelle mais aussi de celle de tout l'Institut, dans la préparation de cette année polaire et dans le suivi de cette année polaire au niveau français. L'IPEV a vraiment joué un rôle clé tout au long de ces deux ans et je tiens à le souligner.

E. DR GÉRARD JUGIE, DIRECTEUR DE L'IPEV

Mesdames et Messieurs, les circonstances me conduisent à me replacer au cœur de mon métier puisque je dois adapter mes propos au laps de temps qui me reste imparti en essayant toutefois de répondre à quelques questions fondamentales, et en séparant nettement notre positionnement par rapport aux deux précédents discours politiques qui ont bien positionné les difficultés devant lesquelles nous nous trouvons sur le sujet arctique. Au niveau purement des organisations scientifiques, je pense qu'il est nécessaire d'aller de l'avant et de définir une stratégie.

J'ai quelques scrupules à vous rappeler quelques grandes notions eu égard aux différentes interventions que nous avons écoutées. En fait, j'enfoncerai le clou en disant que pôle Nord, pôle Sud, sont véritablement deux mondes que tout oppose. Un océan versus un continent ; un espace possessionné, j'ai presque envie de dire un espace passionné, versus un espace international ; et surtout des habitants permanents versus des habitants temporaires. L'Antarctique, comme l'a bien rappelé notre collègue Karl Erb, compte 14 millions de kilomètres carrés. Les hautes latitudes Sud comportent 44 stations scientifiques, dont 3 à l'intérieur du continent avec en particulier les deux stations très modernes dont a parlé Karl Erb, la station américaine du pôle Sud géographique et notre station Concordia sur le plateau antarctique. En ce moment, les températures moyennes y sont de l'ordre de -65° C, elles peuvent y descendent jusqu'à -80°C.

La gouvernance de l'Antarctique est désormais parfaitement établie autour de la notion d'un territoire dédié à la science et à la paix avec pour support le Traité de Washington et l'action spectaculaire qui a été parfaitement commentée par Michel Rocard, le protocole de Madrid sur la protection de l'environnement en 1991. Quant à l'Arctique, c'est un océan d'une surface à peu près équivalente dont le seul point commun avec l'Antarctique est la couleur blanche quand l'eau de mer gèle. Certaines personnes confondent encore la glace des grandes calottes continentales et la glace de mer. L'Arctique est par ailleurs entouré par des pays souverains, sur lesquels je ne reviendrai pas, et dispose d'une forme de gouvernance via le Conseil Arctique.

Cette gouvernance comprend des Etats membres, des participants permanents et j'ai quelque fierté à dire que depuis 2000, j'ai contribué avec l'appui de notre ministère des Affaires étrangères, à y faire adhérer la France en tant qu'observateur. Ce positionnement privilégié, dans le contexte actuel et s'il est entretenu, est extrêmement utile. Il est aussi possible de compléter la vision de la gouvernance de l'Arctique par l'existence d'une organisation équivalente à celle du SCAR à savoir le comité scientifique international de l'Arctique (IASC). A mon avis, il faut que la France participe activement à cette instance pour qu'un certain nombre de grands thèmes scientifiques se développent sous les hautes latitudes septentrionales. Enfin, il parait opportun de mentionner la déclaration récente d'Iqaluit qui permet aussi de recadrer cette gouvernance de l'Arctique.

Pour apporter de l'eau au moulin du positionnement de la France, qui est beaucoup plus faible en Arctique qu'en Antarctique, nous avons dressé l'inventaire des programmes mis en œuvre par l'Institut polaire. Bien que ne recouvrant pas toute l'activité polaire française, cette liste démontre que le barycentre des activités françaises est situé au Sud par rapport au Nord. Il est harmonieusement partagé entre des programmes portant sur les sciences de l'univers et sur une partie couvrant les sciences du vivant. En Arctique, il apparaît sensiblement la même répartition, mais avec l'apparition d'un soutien certes faible aux sciences de l'homme et de la société. Quand je dis faible, c'est faible en nombre de programmes et par comparaison à l'activité de l'Institut polaire. Le positionnement de la France en Arctique reflète le niveau de nos investissements. Si le critère du nombre de publications est pris en compte, il est noté que la France occupe un rang plus modeste qu'en Antarctique mais tout de même significatif.

Le plus intéressant est de considérer toute la palette des sujets scientifiques sur lesquels œuvre la France. On détecte bien entendu les sujets traditionnels, comme les géosciences ou les sciences de l'atmosphère, tout en notant une palette d'autres disciplines qui, à mon sens, seront importantes à identifier, pour définir une stratégie politique et scientifique de l'Arctique au niveau national.

En analysant au niveau national l'impact de la recherche en milieu polaire sur le Territoire, il est à noter que ce domaine n'est pas l'apanage d'une communauté parisienne mais est harmonieusement réparti sur l'ensemble de l'hexagone. La carte présentée illustre le nombre de partenariats actuellement en vigueur au niveau national.

Enfin pour mieux cerner l'ensemble des programmes arctiques dans lesquels l'Institut polaire français exerce une activité, il est intéressant de constater une action prépondérante au Spitzberg où est entretenue une base commune avec nos collègues allemands de l'Alfred Wegener Institute. Nous soutenons également un certain nombre d'autres programmes sur le pourtour de l'Arctique, actions qui sont bien entendu menées en étroite collaboration avec les pays où se déroule le travail de terrain. Cette notion de partenariat local est majeure car il serait inconcevable de mener par exemple un travail en Alaska, sans être en lien direct avec la NSF et vérifier la validité et l'intérêt stratégique pour le pays qui nous accueille. Il y a là une question d'éthique mais aussi d'efficacité en termes de coordination internationale. Une des recommandations que je me permettrais de faire et d'essayer d'appliquer au Nord ce qui est relativement bien, pour ne pas dire très bien appliqué en Antarctique, à s'avoir l'esprit de collaboration internationale qui imprègne chaque programme. Ce n'est pas encore le cas pour l'Arctique, mais, à mon avis, c'est un concept, qu'il faut pousser.

Pour revenir au plan national, il existe actuellement une forte implication de l'Institut polaire pour soutenir au Spitzberg des travaux menés par des équipes liées au CNRS. L'aide est en revanche beaucoup plus marginale sur les programmes développés dans le pourtour arctique et la question du recentrage des activités va se poser. Le dilemme consiste à soit engager le maximum de nos forces sur une structure polaire qui nous appartient soit à développer des collaborations avec les pays riverains ? Il est à mon sens impératif de dégager rapidement une stratégie nationale cohérente à ce propos. Dans ce but, il faudra identifier les équipes françaises compétentes et envisager également les autres types de plateformes. En effet, il est nécessaire d'identifier les navires et tout le dispositif spatial.

Une des idées forces qui constitue une retombée pratique de l'année polaire internationale réside dans la valeur ajoutée des équipes françaises sur le secteur qualifié de subpolaire. Je dis bien subpolaire et non subantarctique. Dans les thématiques de l'année polaire internationale, il apparaît que stratégiquement, de nombreuses zones du subarctique vont être étudiées. La France, grâce à son gradient d'implantation entre l'Equateur et le pôle Sud, dispose d'avantages très significatifs. Les travaux qui ont été menés depuis plus de cinquante ans dans les îles subantarctiques, en étroite collaboration avec nos collègues des terres australes et antarctiques françaises, portent leurs fruits. De longues séries de mesures de type « observatoires » sont disponibles et, à ce propos, un des clichés présentés par Karl rappelle qu'il existe de nombreux parallèles à faire sur des zones parfaitement délimitées. Au niveau du CNRS, ces zones seraient qualifiées de « zones ateliers ».

Il est nécessaire de participer aux réseaux des systèmes d'observation et de choisir ceux qui sont les plus pertinents. Dans le cas de l'Arctique et pour paraphraser une citation célèbre, je dirais « qu'observer, c'est prévoir » et donc gouverner. Il faudra construire avec discernement, des opérations bilatérales et impliquer l'ensemble des organismes français compétents.

Je m'arrêterai là en vous remerciant pour votre attention.

QUESTIONS-DÉBATS

Dr Jean JOUZEL

Merci Gérard, je crois que nous avons effectivement le temps pour quelques questions, en attendant le discours de clôture de Madame la Ministre. La parole est à la salle.

De la salle

J'ai remarqué qu'en principe, ce sont les écolos qui sont partisans de ce réchauffement climatique. La droite prêche que ce n'est pas possible mais c'est une opposition purement politique, ça n'a plus rien de scientifique. Ils parlent du cycle du soleil mais ils ne savent même pas que ça dure onze ans. Ils rattachent tout à l'influence du soleil et je trouve cela lamentable, parce que le public est très mal informé.

Dr Jean JOUZEL

Je ferai un commentaire scientifique. Le fait qu'on sache maintenant faire la part des choses entre les causes naturelles de variations du climat - celles liées à l'activité solaire et aux volcans - et celles liées aux activités humaines, est pour moi très clair. Je répète que pour la communauté scientifique, il y a plus de neuf chances sur dix que l'essentiel du réchauffement des cinquante dernières années soit lié aux activités humaines. Le diagnostic du GIEC est très clair et il est très documenté et très argumenté, y compris sur cet aspect de l'activité solaire. Je dirai simplement que si c'était l'activité solaire qui gouvernait notre climat, nous aurions effectivement un réchauffement dans les basses couches mais également dans l'autre couche de l'atmosphère. Si c'est l'effet de serre, il y a refroidissement dans l'autre couche de l'atmosphère, or c'est ce qui est observé. Voilà une réponse scientifique. D'autres questions ?

Dr Jérôme Chappelaz (LGGE)

Je voulais interroger Karl Erb et Gérard Jugie sur un acteur grandissant des régions polaires qui est la Chine. La Chine est évidemment concernée au premier chef par l'évolution du climat, compte tenu du fait qu'on a affaire à un cinquième de la population mondiale. C'est un acteur nouveau. Enfin, il était déjà présent en Antarctique mais il s'installe de plus en plus. En Arctique, il commence également à montrer le bout de son nez. Est-ce que vous pouvez nous donner votre point de vue sur l'attitude la Chine et le futur de la collaboration de la Chine avec les autres acteurs en région polaire ?

Dr Karl ERB

Je suis très heureux de commenter cela. On a beaucoup parlé de problèmes scientifiques avec les Chinois depuis quatre ou cinq ans. Dans l'Antarctique et dans l'Arctique, nous espérons dans une certaine mesure qu'ils construisent leur propre station de recherche. Ils connaissent quelques succès. La Chine utilise la science comme une façon de démontrer sa capacité de figurer au rang des grands dirigeants mondiaux. Il faut s'en rendre compte.

Dans l'Arctique, ils veulent faire venir un brise-glace, peut-être au cours de l'été qui vient. Un certain nombre de nations fonctionnent ensemble pour ce que je pense être une armada, en pensant à l'armada espagnole, pour que chacun d'entre nous puisse arriver dans des régions de l'Arctique à un moment où il y a encore des glaces. Là où des brise-glace individuels ne peuvent pas pénétrer, une armada pourrait pénétrer. Cet esprit-là sera avec nous lorsque l'on discutera de ces points avec la Chine. Mon bureau en Chine organise un autre atelier - je crois que c'est le 23 octobre - à Shanghai, pour explorer les occasions pour l'année prochaine.

Dr Gérard JUGIE

En ce qui concerne la Chine, je pense qu'il y a différentes façons de répondre à la question. Ainsi, on peut se réjouir de voir que les collègues chinois ont adopté en Antarctique la technique française et disons même au-delà, la technique franco-italienne, en construisant une station homologue à la station Concordia dans des conditions certes un peu plus délicates mais en utilisant les mêmes concepts. Ces derniers ont d'ailleurs donné lieu à des échanges avec l'organisme chinois, puisque certains collaborateurs ont passé du temps à l'Institut polaire français pour apprendre à concevoir des traversées et à construire une station sur le haut plateau antarctique.

Sur le plan diplomatique, je me suis rendu récemment à Shanghai pour négocier un accord de partenariat qui permettrait d'avoir des échanges suivis avec les collègues chinois. Je forme réellement le vœu que cet accord de partenariat devienne effectif le plus rapidement possible. En effet, leur système est actuellement un peu fermé, au moins en Antarctique puisque nos collègues chinois ont décidé pour les prochaines saisons à venir de travailler sans collaboration extérieure. Dans le Nord, il est à espérer que la collaboration soit plus ouverte, en raison de la nécessité de voir les Chinois, tout comme nous, pratiquer une politique de recherches en propre et également de recherches en partenariat avec l'ensemble des acteurs de l'Arctique. J'espère avoir répondu à votre question.

Dr Jean JOUZEL

Merci beaucoup Gérard Jugie et merci beaucoup à tous les participants de cette table ronde.

DISCOURS DE CLÔTURE

Docteur Christian GAUDIN

Chère Madame la Ministre, chers Mesdames et Messieurs, il est légitime pour le Parlement d'avoir pris sa place dans l'année polaire internationale. Il l'a fait par la voie de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, organisme que vous connaissez bien, Madame la Ministre, et qui a l'avantage de représenter les deux chambres du Parlement.

Ce matin, nous avons ouvert ces deux journées du colloque de clôture de l'année polaire internationale par la voix de nos deux parrains : M. Michel Jarraud, qui est secrétaire général de l'organisation météorologique mondiale, et Madame Catherine Bréchignac, qui est présidente du conseil international pour la science et du CNRS. Nous avons aujourd'hui animé deux tables rondes, une première ce matin sur l'Homme et l'environnement et une seconde cet après-midi sur la gouvernance des pôles. Vous savez combien ce sujet est important, en partant de l'histoire en Antarctique pour en arriver à la problématique qui se présente au Nord. L'articulation de ces deux tables rondes a été animée par l'intervention de Jean Malaurie qui nous a fait part, avec beaucoup de fougue, de sa passion pour le pôle Nord. M. Michel Rocard, nouvel ambassadeur des pôles, nous a rappelé l'histoire de sa participation à la définition du protocole de Madrid.

Nous en arrivons au terme de cette première journée du colloque qui va se poursuivre demain, avec deux nouvelles tables rondes, au collège de France. Je voudrais remercier personnellement Edouard Bard pour tout le temps qu'il a pu passer à la préparation de ces deux journées.

Madame la Ministre, en clôture de cette première journée, en clôture de ces échanges qui ont été d'une grande richesse, nous avons beaucoup d'honneur à vous recevoir. C'est personnellement un grand plaisir de vous recevoir pour clore cette première journée sur les pôles et sur le bilan de la quatrième année polaire internationale. L'année dernière, vous m'aviez nommé auprès de vous par une lettre de mission, pour travailler sur les problématiques de l'Arctique à la préfiguration de ce que pouvait être un observatoire international multidisciplinaire le rôle que la France pourrait y jouer. J'ai eu beaucoup de plaisir à le faire auprès de vous. Vous connaissez ma passion pour les pôles. Je vous invite, Madame la Ministre, à prendre la parole.

A. MADAME VALÉRIE PECRESSE, MINISTRE DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE

M. le président, cher Christian Gaudin, Mesdames et Messieurs les parlementaires, Madame la présidente du CNRS, Mesdames et Messieurs les professeurs, les chercheurs, Mesdames et Messieurs ; permettez-moi d'abord de vous dire combien je suis heureuse d'être parmi vous aujourd'hui, à l'occasion de ce colloque qui nous permettra de tirer ensemble les leçons de l'année polaire internationale. Année polaire internationale qui s'achève finalement là où elle avait commencé puisqu'en effet, c'était au Sénat qu'elle s'était ouverte. C'est là aussi qu'elle a connu l'un de ses temps forts, puisqu'à la demande du sénateur Christian Gaudin et des sénateurs de l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques, un débat sur cette même manifestation avait eu lieu dans l'hémicycle de la haute assemblée.

D'emblée, le Sénat a montré son intérêt pour cet événement, exceptionnel à plus d'un titre. Par sa fréquence bien sûr, parce que c'est la quatrième année polaire et que la dernière a eu lieu il y a plus de cinquante ans. Mais aussi et surtout par ses ambitions, puisqu'il s'agit bien pour la communauté internationale de tourner son regard vers les pôles et de prendre la mesure de l'engagement qu'ils exigent de nous. Je ne peux donc que me réjouir de voir que ce colloque de clôture soit placé sous le double patronage du Collège de France et du Sénat.

Dans cette alliance de la représentation parlementaire et de l'excellence scientifique, je vois le signe que nous avons ensemble atteint notre but. Celui de faire du destin des pôles une question d'intérêt public. Permettez-moi par conséquent de remercier ces deux grandes institutions et leurs membres présents ici, qui en alliant leurs engagements aux remarquables forces scientifiques dont dispose le pays, ont permis de donner à l'année polaire internationale l'écho qu'elle méritait.

La France s'est ainsi montrée fidèle à un très bel héritage, celui de Dumont d'Urville qui découvrit l'Antarctique, celui de Charcot qui l'explora et celui de Paul-Emile Victor qui non seulement sillonna les pôles mais fit aussi tout pour les faire connaître. De cet héritage, la France s'est fait une tradition. Une tradition qui fit, fait et fera, sûrement pendant longtemps encore, de l'exploration polaire une aventure à la fois humaine, scientifique et populaire. C'est cette tradition qui explique que la France se trouve aujourd'hui encore aux avant-postes de la recherche en milieu polaire. En effet, sur les 228 projets labellisés, après une sélection scientifique exigeante par le jury de cette quatrième année polaire, près d'une cinquantaine regroupait des scientifiques français et 34 ont bénéficié d'un financement français spécifique. Nous avons également conduit six projets majeurs avec le concours de nos équipes de recherche, au premier rang desquelles figurait celles du CNRS associées aux universités et à des établissements comme le CEA, le CNES, l'IFREMER, Météo France ou encore, le Muséum national d'histoire naturelle.

En intégrant les coûts logistiques et technologiques, naturellement élevés lorsqu'on travaille dans ces régions, ce sont près de 30 millions d'euros qui ont été consacrés à la mise en œuvre des programmes scientifiques de l'année polaire internationale. La France a donc tenu son rang. Elle figure parmi les plus importants contributeurs de cette quatrième année polaire internationale et reste un leader dans les activités scientifiques en milieu polaire.

Ce beau succès, nous le devons également aux plateformes polaires nationales dont notre pays dispose et dont l'IPEV a la responsabilité. Car cette réussite est aussi celle d'un modèle original que nous avons patiemment construit depuis plusieurs années, celui d'une agence de moyens et de projections de moyens en milieu polaire. Chacune de nos équipes parties sur le terrain sait en effet qu'elle peut entièrement compter sur le soutien de l'IPEV, dont la compétence et l'expertise sont reconnues dans le monde entier et dont je salue ici le directeur Gérard Jugie. Mais cette sécurité est aussi le fruit d'une recherche en milieu polaire, coordonnée entre l'Institut polaire, l'Agence nationale de la recherche et les tutelles des laboratoires. Chacun ayant en effet trouvé toute sa place et démontré toute son efficacité.

C'est pourquoi j'ai décidé qu'en 2009, le budget de l'Institut polaire augmenterait de 9,5 %, après une augmentation de 5 % en 2008. Voilà qui démontre Mesdames et Messieurs que l'Etat est lui aussi au rendez-vous du défi de l'exploration et de la recherche polaire, qui fait partie des priorités scientifiques de notre nation. Loin d'être un domaine isolé ou marginal, la recherche en milieu polaire concerne en effet l'ensemble des disciplines scientifiques. L'année polaire vient de le démontrer à qui pouvait encore en douter. Des sciences humaines et sociales aux sciences biologiques, en passant par les sciences de l'univers qui sont représentées ici, en particulier l'astronomie - toutes les sciences ont participé.

La recherche en milieu polaire se situe en effet au carrefour des principaux défis scientifiques et sociaux de notre temps et je pense en particulier à la glaciologie. C'est en effet dans les glaces des pôles que nos scientifiques ont pu mesurer, avec la plus grande certitude, la radicalité des changements climatiques et révéler l'urgence, qui est la nôtre, d'agir. Je salue Messieurs Bard et Jouzel. Je pense aussi à la perte de biodiversités, qui se fait chaque jour plus alarmante sous l'effet du changement climatique et de l'expansion des activités humaines. Pour relever ce défi majeur, les entreprises et les citoyens ont plus que jamais besoin que les scientifiques, venus de tous les pays et de toutes les spécialités, unissent leurs forces et parlent au monde d'une seule voix.

C'est pourquoi, avec le projet de l'IPBES - la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services économie-systémiques, que la France promeut inlassablement depuis bien des années - nous allons, je l'espère, donner corps à cette communauté scientifique qui nouera le dialogue avec les responsables publics, les Etats et les individus, pour que nous puissions ensemble échafauder des scénarios responsables. Voilà aussi pourquoi la France attachait tant de prix à l'année polaire internationale. Il s'agissait là d'une opportunité unique pour développer le dialogue direct entre les scientifiques et le public. C'est d'ailleurs pour cela que l'Agence nationale de la recherche a fort logiquement décidé d'abonder jusqu'à 5 % les projets labellisés « année polaire internationale », afin de financer des actions de vulgarisation scientifique, confiées pour leur réalisation à l'IPEV.

A mes yeux, il s'agissait là d'une obligation essentielle. L'année polaire est traditionnellement un moment de réflexion collective et cette réflexion débouche toujours sur des actions coordonnées, qui donnent progressivement naissance à une véritable communauté internationale soudée par des enjeux qui sont loin d'être propres aux pôles mais qui concernent l'humanité entière. La précédente année polaire avait conduit à l'installation de plus de cinquante stations permanentes en Antarctique, dont la station française en Terre Adélie ; ainsi qu'au début d'un effort de mesure continue de la concentration de CO2 dans l'atmosphère. Mieux encore, elle avait conduit à la signature du Traité de Washington qui fait de l'Antarctique, un lieu neutre consacré à la science et à la paix et ouvert à l'ensemble de la communauté internationale. Sans doute ce Traité est-il encore fragile mais il a démontré, de manière éclatante, que les nations du monde pouvaient s'entendre pour explorer et préserver ensemble leur patrimoine naturel commun.

C'est pourquoi, fidèle à cet espoir remarquable, le Président de la République a confié à l'ancien Premier Ministre Michel Rocard une mission tout aussi ambitieuse, celle de protéger l'Arctique en œuvrant au sein de la communauté internationale pour lui offrir un véritable statut. Nous ne pouvons pas renoncer. Sans doute le réchauffement de la calotte arctique est-il inéluctable ; sans doute devons-nous d'ores et déjà nous préparer à des changements biologiques profonds qui affecteront la faune et la flore, et par voie de conséquent les populations qui y résident. Nous savons, grâce au Pr. Malaurie, ce que nous perdrions si les derniers rois de Thulé venaient à s'éteindre. Il nous est donc interdit d'attendre et de constater les changements à venir sans réagir. Même si nous ne pouvons plus freiner certains d'entre eux, il nous faut pour le moins les accompagner de la manière la plus harmonieuse et la plus durable qui soit, en faisant de l'Arctique, une zone d'intérêt commun pour l'ensemble de l'Humanité.

Tel est le mandat qui a été confié au nom de la France à Michel Rocard et je suis sûre qu'il parviendra à relever ce défi, avec l'aide de tous les parlementaires européens et nationaux. La communauté scientifique est prête à l'aider et je sais que la création de l'observatoire de l'Arctique, qu'a proposée Christian Gaudin, serait un pas supplémentaire dans cette direction. C'est pourquoi, j'ai confié à Catherine Bréchignac, en sa double qualité de présidente du CNRS et de présidente de l'ICSU, la mission de créer cet observatoire international qui rassemblerait l'ensemble de la communauté scientifique. Ce dernier pourrait en effet jouer un rôle, qui fut celui du GIEC, en matière de climat ; celui d'une vigie scientifique, dont la voix forte se ferait entendre de tous et préparerait le terrain à des accords politiques plus ambitieux.

Voilà Mesdames et Messieurs, quel sera le lègue de cette quatrième année polaire internationale et nous pourrons être fiers lorsque nous serons parvenus à conduire à son terme le processus qui est né tout au long de ces derniers mois. Je sais que nous y parviendrons, car la passion et l'engagement de tous les amoureux des pôles ne connaissent pas de limites. Songez un instant à ces hommes et à ces femmes qui, au sein de la station franco-italienne Concordia, vont vivre pendant neuf mois coupés du monde, à 1 000 miles de toute terre habitée - pour citer Saint-Exupéry - seuls sur la calotte glacière. Ils vont vivre dans un monde où le soleil s'est couché pour six longs mois mais dans un monde rythmé d'expériences scientifiques, d'analyses, de réflexions et de découvertes en météorologie, en glaciologie ou encore en astronomie.

Si ce succès n'a été possible que par une communion d'efforts avec nos collègues italiens, il reste, à mes yeux, en partie inachevé. En effet, comment ne pas penser, à l'heure où nous œuvrons ensemble pour créer l'espace européen de la recherche, où les Hommes et les idées circuleront librement, que ce partenariat franco-italien ne puisse pas être ouvert plus largement à nos partenaires européens volontaires. Je souhaite donc que le directeur de l'IPEV, en accord avec nos partenaires italiens, puisse rapidement me faire des propositions d'évolution des collaborations scientifiques sur la base Concordia. Vous savez bien que nos amis allemands sont très demandeurs.

Vous le voyez, Mesdames et Messieurs, le souffle épique et humaniste, qui anima dès l'origine l'exploration polaire, n'est pas perdu loin s'en faut. En effet, c'est lui qui nous a inspirés tout au long de cette année et c'est lui qui nous pousse encore aujourd'hui à faire de la découverte et de la protection des pôles, le ferment de la concorde et de la paix. Il s'agit d'un très bel idéal que nous ne laisserons pas perdre.

Pour conclure ce discours, permettez-moi de vous rappeler, alors que nous achevons l'année polaire, qu'un autre événement tout aussi riche scientifiquement et tout aussi nourri de nobles idéaux, a débuté : celui de l'année mondiale de l'astronomie. Je félicite tout particulièrement l'ensemble des équipes françaises et européennes, qui ont travaillé au lancement, réussi aujourd'hui même, des satellites Herschel et Planck sur une fusée Ariane 5. Une année chasse l'autre et cet événement est un point cardinal de cette année mondiale de l'astronomie. Il représente la réalisation d'un effort conjoint entre les entreprises et les laboratoires publics de recherches, pour mettre l'espace au service de la recherche fondamentale. Avec Herschel et son miroir de 3,50 mètres de diamètre, c'est le processus de formation des étoiles qui devrait être révélé. Avec Planck et son télescope refroidi proche du zéro absolu, nous pourrons remonter aux origines de l'univers en mesurant, avec une précision inégalée, la première lumière émise 380 000 ans après le big-bang. Ces deux satellites qui seront d'ici deux semaines à leur poste, à 1 million de kilomètres de la Terre, représentent un espoir majeur pour la recherche et aussi un rêve pour l'Humanité, à l'image de toutes vos réalisations durant cette année polaire internationale. C'est vous dire si ces années, année polaire et année de l'astronomie, sont des moments un peu spéciaux pour la recherche qui permettent de repousser un peu plus loin les frontières de la connaissance. Je vous remercie.

Dr Christian GAUDIN

Mesdames, Messieurs, merci, nous nous retrouvons donc demain matin au collège de France pour la seconde journée.

vendredi 15 mai 2009

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COLLÈGE DE FRANCE

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AMPHITHÉÂTRE MARGUERITE DE NAVARRE

INTRODUCTION

A. PR PIERRE CORVOL, ADMINISTRATEUR DU COLLÈGE DE FRANCE

Je suis heureux de vous accueillir au nom du Collège de France pour cette deuxième journée du colloque de clôture de la 4ème année polaire internationale. Je voudrais simplement resituer un petit peu le Collège de France dans cette importante histoire du climat, de l'évolution des sciences de la Terre et de l'Homme. Le Collège de France a une assez longue tradition en la matière puisque, sans remonter à très très loin, en tout cas au milieu du XIXe siècle, l'un de nos collègues Elie de Beaumont avait développé une théorie selon laquelle le globe se refroidit et se contracte, créant des protubérances à sa surface (des volcans, des montagnes) qui était comparable, disait-il, à celle d'une pomme qui se ride. Alors, on peut sourire, mais au fond, on peut penser aussi que c'était un premier essai intuitif de tectonique globale, finalement un siècle avant que Xavier Le Pichon ne découvre - avec quelques autres - les plaques. Je voudrais vous rappeler aussi que Georges Cuvier a enseigné ici. Il a été réellement le fondateur de la paléontologie. Entre autre, dans ses travaux, il a mis en avant les grandes catastrophes environnementales pour expliquer la disparition de certaines espèces auxquelles il s'intéressait.

Alors, aujourd'hui, le Collège de France contribue, certes par cette journée, mais aussi par la création d'une chaire, une chaire qui est nouvelle, à savoir la chaire de l'évolution du climat et de l'océan qu'occupe à l'heure actuelle Edouard Bard qui va me succéder à cette tribune. Mais nous avons voulu aller encore plus loin en créant une série de chaires annuelles. Nous avons à l'heure actuelle cinq chaires annuelles au Collège de France et l'une est dévolue aux grands thèmes du développement durable. En fait, développement durable, énergie, économique, environnement et société sont les thèmes qui sont abordés ou qui seront abordés au cours des cinq années de l'enseignement de cette chaire. Cette année, c'est Henri Léridon, un démographe, qui logiquement débute ce cycle pour discuter des conséquences démographiques qu'il analyse en profondeur sur l'évolution de notre planète. Il est essentiel, bien sûr, de sensibiliser l'opinion. Mais pour sensibiliser l'opinion, il faut lui donner une information et une information de qualité. Nous pensons que c'est notre responsabilité, au Collège de France, de le faire dans les meilleures conditions possibles.

Un certain nombre d'entre nous et d'entre vous peuvent participer à des réunions comme celle-ci qui se tiennent physiquement au Collège. C'est bien ! Peut-on faire mieux ? Oui. Avec les moyens actuels dits plus modernes, les moyens actuels de communication, on peut faire beaucoup mieux. Depuis maintenant plus de deux ans, nous avons mis sur notre site web l'essentiel des cours du Collège de France. Le site web du Collège de France est consulté environ quatre à cinq mille fois par jour. C'est une consultation importante et surtout, les cours sont téléchargés en podcast audio, certains en audio et vidéo. Le téléchargement a réellement dépassé tout ce que nous pouvions espérer. Nous avons en effet eu l'année dernière, au cours de la seule année passée, cinq millions d'heures de cours de téléchargées. Cours naturellement gratuits, accessibles à tous et qui permettent éventuellement d'avoir un dialogue avec le professeur titulaire de cet enseignement. C'est aussi, si vous voulez bien, au-delà de ce que nous pouvions penser comme diffusion et comme importance, une diffusion pour un public qui est désireux d'écouter et de suivre ces cours. D'ailleurs, nous entreprenons une petite enquête sur le site Internet qui va débuter dans les semaines qui viennent pour savoir qui nous écoute, pourquoi et comment, de façon à répondre encore plus à ce public internaute qui est extrêmement fidèle et intéressé aux cours du Collège de France.

Je voudrais terminer par une petite note en vous disant qu'il y a plusieurs manières d'aborder l'histoire du climat. L'un d'entre nous, Emmanuel Le Roy Ladurie, l'aborde à sa manière d'historien. On peut considérer qu'il est réellement l'un des créateurs de l'histoire du climat sur laquelle il a écrit trois gros ouvrages de référence, le troisième venant de sortir. Le tout faisant en quelque sorte une somme qui est dédiée à l'histoire humaine et comparée du climat. Alors, on peut relever dans cette histoire une période particulièrement difficile en matière de climat : climat pourri, climat difficile, prix du pain posant des problèmes majeurs, etc. (la période 1530). La période 1530 nous intéresse, nous interpelle, car c'est la date de création du Collège de France. On peut très bien avoir un climat pourri, mais un humanisme qui se développe et un optimisme que j'essaye de vous faire partager au jour d'aujourd'hui. Je vous remercie.

B. PR ÉDOUARD BARD, COLLÈGE DE FRANCE, CHAIRE DE L'ÉVOLUTION DU CLIMAT ET DE L'OCÉAN

Merci Pierre pour ces mots d'introduction sur le Collège. C'est à mon tour de vous accueillir. Bienvenue au Collège de France et à cette seconde journée du colloque de clôture de la 4ème année polaire internationale. Ce colloque est une organisation commune avec l'OPECST, en particulier le sénateur Christian Gaudin. Hier, nous avons eu une très belle journée qui s'est déroulée au Sénat, où nous avons parlé essentiellement de sciences de l'homme, de la société et de gouvernance. Aujourd'hui, nous aurons, une session un peu plus scientifique, avec ce matin une discussion sur l'année polaire internationale et l'environnement physique : le climat, l'océan, les glaces. Cet après-midi, nous aurons un volet plus biologique où l'on abordera, la biodiversité polaire des hémisphères Nord et Sud.

Avant de débuter cette première session focalisée justement sur « climat, glaces et océans », j'aimerais dire quelques mots sur cette 4ème année polaire internationale. Ces années polaires se succèdent à peu près tous les cinquante ans et c'est la première fois qu'une année polaire se déroule en pleine crise environnementale avec un changement de température, un réchauffement mondial et un risque aussi pour la biodiversité. Il y avait donc quelque chose d'urgent et de tout à fait spécial dans l'année polaire qui vient de s'achever.

Afin de faire un peu l'historique de ces années polaires, en particulier la filiation entre la dernière qui a eu lieu, il y a à peu près cinquante ans, et celle que nous clôturons aujourd'hui, nous avons invité Claude Lorius l'un des pionniers du domaine de la glaciologie et des recherches en Antarctique. Claude Lorius est aussi Président du comité français de l'Académie des sciences pour l'organisation de la 4ème année polaire internationale. Il est reconnu mondialement et a reçu de nombreux prix : le prix Balzan, la médaille d'or du CNRS avec Jean Jouzel, et plus récemment encore, cette année, le prix Blue Planet. Il va nous montrer quelle est la filiation entre ces deux années polaires, la dernière et celle que nous venons de clôturer et bien évidemment, nous parler de ce qui nous attend dans le futur.

C. DR CLAUDE LORIUS, PRÉSIDENT DU COMITÉ FRANÇAIS DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES POUR L'ORGANISATION DE LA 4ÈME ANNÉE POLAIRE INTERNATIONALE

Je voudrais tout d'abord simplement vous dire mon plaisir de participer à ce témoignage d'intérêt pour les régions polaires. Un plaisir teinté d'émotion puisque c'est dans un bureau du Collège de France, accueilli par le Pr. Fallot, que j'ai préparé ma thèse au retour de mes premières campagnes en Antarctique. Dans ce raccourci j'ai choisi de vous présenter avec quelques images les étapes d'une recherche menée en Antarctique par les glaciologues en quête des archives du climat et de l'environnement planétaire ; un thème qui concerne bien sur le réchauffement climatique, un défi urgent posé à notre société.

• AGI-API, 50 ans de recherche

Tout commence en 1957 avec l'Année Géophysique Internationale ou les chercheurs de 12 pays découvrent un continent inhabité, l'Antarctique. C'est l'Académie des Sciences, notamment sous l'impulsion de Jean Coulomb que certains d'entre vous ont bien connu, qui pilotait les programmes menés en Terre Adélie sous la direction de Bertrand Imbert à partir de deux bases portant les noms des premiers explorateurs : Dumont d'Urville et Charcot. L'AGI fut la découverte d'un continent de glace, au bout d'une Terre placée dans l'infini de l'espace ; un continent devenu, suite à la réussite de l'AGI, une terre de paix et de science dont les chercheurs n'ont pas fini de découvrir les richesses.

• AGI-1956 : vers la « Terra incognita »

Le bateau sur lequel nous nous sommes embarqués en 1956 est équipé pour la chasse aux phoques ; un navire d'un autre âge et peu confortable pour un long voyage qui mènera les expéditions pendant les trois années de campagnes sur le terrain. Beaucoup d'entre nous auront du mal à s'adapter aux roulis et tangages permanents jusqu'à la banquise ou nous découvrirons icebergs, manchots et, sur l'horizon, le soleil qui éclaire la nuit du continent de glace.

• API-2007 : brise-glace

C'est un autre type d'équipements dont peuvent bénéficier les expéditions actuelles : les brise-glace. Equipés pour en faire des observatoires des océans de la surface jusqu'aux fonds des mers et forcer le barrage des banquises, ils embarquent des chercheurs des pays qui n'en disposent pas puisqu'en plus de sa qualité aucun programme ne peut obtenir le « logo » de l'Année Polaire Internationale s'il n'abrite pas des chercheurs venant de nations différentes. Une officialisation de la coopération en usage dans les régions polaires. Et d'autres moyens logistiques entre ces deux années polaires ont bien changé ouvrant de nouvelles possibilités à la recherche. Par exemple en ce qui concerne les bases implantées sur ce continent sans frontières et, par exemple, vers la Terre Adélie.

• 1957 : hivernage à la Station Charcot

C'est là que j'ai passé un an avec deux compagnons à quelques centaines de kilomètres de la base côtière Dumont d' Urville d'où l'on ne pouvait espérer aucun secours pendant les longs mois d'hiver. A 2 400 m d'altitude et une température moyenne de - 40°C nous vivrons dans un abri d'une vingtaine de mètres carrés enterré dans la neige. Privés d'électricité pendant de nombreux mois et même de tout moyen de communication, nous recueillerons données météorologiques, magnétiques et glaciologiques. Pour moi ce fut le début d'une carrière ; j'ai attrapé là-bas le virus des glaces qui ne m'a jamais quitté. Nous aurons tous trois quelques difficultés temporaires pour nous réadapter à notre civilisation mais nous garderons l'empreinte de ce qui fut pour moi une découverte essentielle : la solidarité et l'esprit d'équipe qui marquent là, plus qu'ailleurs, les hommes de terrain dans un monde hostile.

• API-2007 : Station Concordia

Vous savez qu'une des contributions importantes de la France dans cette Année Polaire Internationale, est l'installation d'une station, Concordia, au cœur de l'Antarctique, construite par l'Institut Paul-Emile Victor en collaboration avec les Italiens. Vous avez sur cette image à gauche le campement qui nous a abrités pendant l'exploration de ce site il y a une trentaine d'années et, à droite, les bâtiments de cet observatoire de la planète qui va de plus en plus s'ouvrir par l'astronomie à l'espace.

Brise-glace, tracteurs, avions et satellites… l'exploration des régions polaires a changé de statut ; mais elle a toujours besoin d'hommes sur le terrain pour lesquels une campagne aux bouts de la planète est encore de nos jours une aventure et une découverte de soi-même.

• La protection de notre planète

C'est de l'AGI que date la compréhension de la formation des aurores, un symbole des régions polaires qui nous a tous marqués. C'est l'époque ou l'on a compris que le champ magnétique qui entoure la planète protégeait la vie sur Terre en stoppant les particules dévastatrices du vent solaire en même temps que naissent les aurores. C'est sous ce bouclier, placé très haut dans l'espace, que les humains deviennent les gérants de leur atmosphère, des océans, des sols et des espèces vivantes à l'échelle planétaire.

Il y a cinquante ans, on ne parlait pas d'environnement, ni de réchauffement climatique d'ailleurs. Mais, au fil des campagnes et observations, c'est en décryptant aux bouts du monde les archives des glaces polaires que nous avons pris conscience de l'impact des activités de l'Homme sur le monde dans lequel il vit ; un sujet à l'ordre du jour.

• Pôle nord - Pôle sud : une seule planète

C'est ainsi à titre d'exemple que les chercheurs ont trouvé les traces du plomb de nos essences dans les neiges du Groenland, les retombées radioactives au pôle Sud de tests menés dans les hautes latitudes de l'hémisphère Nord ; et le trou d'ozone dû aux CFC des pays industrialisés a été découvert en Antarctique.

L'AGI voit aussi les premières mesures du contenu de l'atmosphère en CO2. Depuis longtemps les physiciens avaient émis l'idée que les gaz à effet de serre devaient jouer un rôle dans l'évolution du climat ; mais il faudra attendre la découverte des glaciologues que les bulles d'air stockées dans les glaces de l'Antarctique sont des témoins de l'atmosphère. Il y a maintenant une trentaine d'années que nous avons montré le lien entre CO2 et climat, les variations naturelles de sa concentration amplifiant celles de la température gouvernées par les variations astronomiques de la ballade de la Terre autour du soleil.

C'est en particulier sur la reconstruction des concentrations au cours du dernier millénaire que fait référence le prix Nobel Paul Crutzen pour introduire une nouvelle ère pour les géologues et pour les humains : l'Anthropocène. C'est sous cette ère dont le nom est encore peu connu qu'a pris naissance le réchauffement climatique actuel causé par les émissions croissantes de différents gaz à effet de serre.

• CO2 : la naissance de l'anthropocène

S'il y a un seul paramètre qui est capable de représenter la majeure partie des activités de notre société, c'est le gaz carbonique. Vous brûlez du bois, du fioul ou du charbon, vous faites tourner vos moteurs, vous allumez une lampe,…des gestes familiers qui ont pour conséquence l'émission de CO2 dans notre atmosphère. Ce gaz, on sait maintenant qu'il influence non seulement le climat de notre atmosphère, mais aussi l'acidité des océans au préjudice des coraux et poissons. Sans parler ici des crises affectant les ressources de la planète : eau potable, ressources alimentaires, biodiversité… des sujets traités par d'autres chercheurs qui sont de vrais défis pour les conditions de vie de nos sociétés.

Nous sommes dans l'anthropocène, une ère ou c'est l'Homme qui maintenant gouverne l'environnement dans lequel nous vivrons. Son point de départ : la flèche rouge sur le CO2 mesuré dans les glaces, au début du 19ème siècle.

• Théodore Monod : l'explorateur des déserts chauds

J'aime à reprendre cette citation dont ce grand humaniste est l'auteur et qui nous inspire :

« Jusqu'au 19ème siècle les scientifiques étaient des aventuriers, […] l'exploration de la planète n'était pas terminée… Maintenant, il faut plutôt chercher à savoir comment le monde qui nous entoure fonctionne et surtout comment l'homme va se conduire à l'égard de cette petite boule si fragile tournant dans l'immensité de l'univers. »

Théodore Monod

• Climat et environnement : que faire ?

Voici les « lumières » du monde vues de l'espace. Elles indiquent sans ambiguïté les pays et continents émetteurs de CO2 situés pour l'essentiel dans l'hémisphère Nord parmi lesquels l'Europe, les Etats-Unis et maintenant la Chine. Pour sauvegarder l'environnement et réduire le réchauffement climatique les remèdes ne sont pas faciles.

Sur cette image sont listés en jaune ceux qui pour moi s'imposent : changer notre mode de vie, soutenir la recherche, qu'elle soit fondamentale ou appliquée, éduquer jeunes et adultes, qu'ils soient simples citoyens ou décideurs. Et l'on peut apprécier que le Collège de France ait créé une chaire pour répondre à ces besoins. En rouge figurent des pistes dont il reste à prouver la faisabilité : développements technologiques, construire une économie plus soucieuse de l'aspect humain, obtenir une gouvernance internationale ; en un mot changer l'Homme pour qu'il soit plus soucieux d'éthique et de solidarité. C'est dans la possibilité de réaliser ces vœux dans un délai raisonnable avant que l'on n'aie par exemple atteint un point de non retour par exemple pour le climat que je peux me qualifier de pessimiste.

• Environnement et gouvernance internationale

C'est un sujet que l'on ne peut éviter si l'on évoque le futur et qui nous ramène vers les Pôles. L'une des fiertés des chercheurs qui ont participé à l'AGI est d'avoir amené les hommes politiques à construire un nouveau type de traité, celui qui concerne l'Antarctique, dont il a d'abord fait une terre de paix et de science ; un traité qui va s'enrichir ensuite d' « annexes » consacrées à la protection de l'environnement, une condition allant jusqu'à l'interdiction d'évaluer d'éventuelles ressources dans la zone couverte par le traité. Le respect de ces critères est nécessaire pour que soient acceptés les programmes par le SCAR, le comité scientifique international qui pilote la recherche en Antarctique.

A propos de cette réalisation modèle il est bon de rappeler le rôle décisif joué par Michel Rocard, alors premier ministre de notre gouvernement, dans la mise en place de ce traité.

• Entre nos mains, notre Terre

Ce traité vit toujours. Pour combien de temps ? Comme tout traité, il peut cependant être remis en discussion, ce que l'on ne saurait souhaiter. Hier, nous avons entendu Michel Rocard parler avec enthousiasme de son rôle d'ambassadeur des régions polaires ; il s'agit cette fois de préserver l'Arctique des effets d'une possible exploitation non contrôlée des nombreuses ressources, dont le pétrole, contenues sur terre et dans les fonds marins. Un objectif passionnant mais difficile dont on ne peut que souhaiter la réussite : mettre sur pied une gouvernance internationale qui aille au-delà des intérêts nationaux. Parce que ce sont les grandes puissances qui gouvernent en fait le comportement des humains sur la planète.

Je voudrais, en conclusion, dire ma satisfaction d'avoir entendu dans ces rencontres des intentions prometteuses. J'ai cru comprendre que l'on peut espérer un rebond et une continuité des recherches en régions polaires. Une reconnaissance qui prend en compte la richesse de ces zones glacées à la fois témoins et acteurs dans l'évolution du climat, de l'environnement et de nos sociétés.

Je vous remercie pour votre attention et vais maintenant me poser pour m'enrichir des présentations qui nous sont faites.

PREMIÈRE TABLE RONDE : CLIMAT, GLACES ET OCÉANS : QUELLES ÉVOLUTIONS À COURT ET LONG TERME ?

A. DR CHRISTIAN GAUDIN, SÉNATEUR, VICE-PRÉSIDENT DE L'OPECST

Mesdames, Messieurs les professeurs du Collège de France, distingués invités, Mesdames, Messieurs. Au moment d'entamer la table ronde de ce matin consacrée aux perspectives d'évolution à court, moyen et long terme du climat, des glaces et de l'océan, je veux renouveler au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques mes plus chaleureux remerciements au Pr. Pierre Corvol, Administrateur du Collège de France, d'avoir accepté l'organisation de ce colloque commun à l'occasion de la clôture de la 4ème année polaire internationale.

Je remercie également très sincèrement et avec beaucoup d'amitié le Pr. Edouard Bard de son accueil dans le cadre de sa chaire d'enseignement et d'avoir bien voulu être mon partenaire dans cette aventure.

Je voudrais enfin saluer tout particulièrement Claude Lorius qui est à l'origine de tant de vocations pour la science et l'aventure polaire et qui a donné une dimension complètement nouvelle aux connaissances dont nous disposons. Je voudrais aussi publiquement lui adresser mes félicitations, car il vient d'être élevé au grade de Commandeur de la Légion d'honneur. Cette distinction très élevée est évidemment personnelle et amplement méritée, mais elle est aussi, je le crois, un témoignage de reconnaissance de l'importance de la recherche en milieu polaire et tout particulièrement celle portant sur le climat.

Permettez-moi également un mot personnel. C'est un immense honneur pour moi de m'exprimer ce matin devant vous au Collège de France quand, comme moi, on a eu un parcours scientifique non conventionnel puisque ancien apprenti ajusteur, je n'ai pas fait d'études secondaires. Je n'ai jamais passé le baccalauréat. J'ai préparé un diplôme d'ingénieur par le CNAM et fait une thèse ensuite sur les sciences de l'ingénieur et j'ai terminé ma carrière scientifique comme maître de conférences à l'Ecole Centrale avant de partir dans une activité politique. J'ai aujourd'hui, le plaisir véritablement de retrouver la science au travers de mon engagement politique avec l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques. Pour moi, c'est bien sûr un plaisir de m'exprimer dans un lieu aussi mythique. Je ne pensais pas un jour pouvoir le faire ici au Collège de France et c'est évidemment un moment chargé d'une émotion particulière.

Avant que les éminents spécialistes du climat, de la glace et de l'océan qui sont ici réunis nous présentent l'état de la science, je voudrais souligner la nouveauté fondamentale apportée par ces recherches. L'exploitation des calottes de glace de Vostok et d'EPICA, avec d'autres recherches, a constitué un véritable bouleversement, une révolution copernicienne. Avec l'habitude, on en perd parfois un peu la portée, mais les mots que j'ai employés ne me semblent pas trop forts. Ces résultats dans lesquels les équipes françaises ont joué un grand rôle aux côtés d'autres pays ont profondément modifié la vision que l'homme a du climat de la Terre.

En ayant désormais une vision sur plus de 800 000 ans de notre climat, nous avons le recul nécessaire pour comprendre bien des mécanismes qui nous étaient jusque-là incompréhensibles, inaccessibles ou tout simplement inconnus.

Nous avons également une vision précise de la variabilité naturelle du climat et, par comparaison, d'une évolution qui serait liée à l'homme. Des événements politiques et diplomatiques majeurs de ces dernières années s'expliquent directement par ces découvertes : la prise de conscience d'un réchauffement, de ses dangers et la nécessité d'en limiter l'ampleur.

Tout cela paraît naturel aujourd'hui, limpide et évident, mais retournons-nous en arrière et pensons un instant que nous le devons à l'impulsion de grands précurseurs. Je pense à Willi Dansgaard qui devait avec une certaine fébrilité récolter l'eau de pluie lors d'un orage à Copenhague en juillet 1952 pour prouver que la proportion des isotopes de l'oxygène dans les précipitations variait en fonction de la température.

Je pense aussi à cet Euréka intérieur qu'a dû ressentir Claude Lorius en voyant les bulles d'un glaçon éclater au fond d'un verre de whisky lui donnant la conviction qu'on pouvait analyser l'atmosphère emprisonnée dans la glace.

Je ne sais pas si ces anecdotes sont parfaitement exactes, mais elles ont la beauté de la pomme de Newton et du bain d'Archimède, c'est-à-dire de ces grands moments apocryphes peut-être, mais qui symbolisent des progrès gigantesques dans la science et la compréhension par l'homme de son environnement.

Voilà ! Cher Edouard Bard, je vais maintenant vous céder la parole pour la présentation de la table ronde à laquelle nous allons assister ensemble ce matin. Je vous remercie.

B. PR ÉDOUARD BARD, COLLÈGE DE FRANCE, CHAIRE DE L'ÉVOLUTION DU CLIMAT ET DE L'OCÉAN

Un grand merci, cher Christian Gaudin. J'aimerais faire une brève introduction au sujet de la table ronde de ce matin pour que nos différents orateurs ne perdent pas trop de temps sur les principes de base. Parce que l'objectif de notre demi-journée, c'est d'abord de vous montrer quels ont été les résultats scientifiques récents de l'année polaire internationale.

Quelles évolutions à court et long terme ?

La session de ce matin est intitulée « climat, glaces et océans : quelles évolutions à court et long terme ? ». Bien évidemment, l'aspect très spécifique à cette année polaire internationale est qu'elle s'est déroulée dans un contexte de réchauffement. Il est donc utile de faire quelques rappels sur ce réchauffement d'abord à l'échelle de la planète puis à celles des pôles afin d'illustrer leur spécificité dans ce contexte.

Le réchauffement mondial depuis un siècle

Une façon simplifiée de montrer ce réchauffement mondial est de présenter une courbe qui résume à l'extrême les choses, mais qui a son utilité pédagogique. Voici donc l'évolution de l'anomalie de la température moyenne atmosphérique en fonction du temps, depuis à peu près un siècle. Je pourrais passer des heures à vous décrire et décortiquer cette courbe. Là n'est pas le propos aujourd'hui. Ce que je voulais juste vous rappeler, est que depuis à peu près un siècle, on assiste à un réchauffement de l'ordre de pratiquement un degré centigrade. Il s'agit ici de moyennes annuelles exprimées en anomalies par rapport à la moyenne des trois décennies de 1950 à 1980. Cette anomalie de température est complexe dans son évolution avec des « sautes d'humeur » d'une année sur l'autre. On voit aussi une tendance à long terme avec des anomalies négatives avant la période 1950-80 et positives après jusqu'à la période actuelle. Le message principal est qu'il y a effectivement un réchauffement de l'ordre d'un degré et que depuis trente ans, on assiste à une augmentation de température conséquente d'environ un demi degré.

Le climat : un système complexe perturbé par des forçages variés

Ce réchauffement est le sujet de beaucoup d'études, et d'inquiétudes aussi comme l'a montré Claude Lorius ce matin. Cette augmentation de la température depuis trente ans correspond à l'excès en gaz carbonique et autres gaz à effet de serre, lié aux activités humaines. Pour comprendre cette anomalie de température qui affecte, de façon très particulière les pôles, il faut se rendre compte que l'on ne peut pas se contenter de regarder l'atmosphère. Le climat, ce ne sont pas uniquement les basses couches de l'atmosphère. C'est ce qui nous intéresse au jour le jour pour la météorologie, mais pour comprendre l'évolution climatique, il faut réaliser que nous avons affaire à un système complexe composé de plusieurs compartiments : l'atmosphère, l'hydrosphère, en particulier de l'océan, la cryosphère, c'est-à-dire toutes les glaces de la planète (la glace de mer ou banquise, les glaces continentales, les glaciers et les calottes de glace à la fois au Groënland et en Antarctique). Nous en reparlerons en détail. La lithosphère et la biosphère à la fois continentale et marine. Tous ces compartiments qui constituent le système climatique dans son ensemble échangent entre eux de l'énergie, de la matière, essentiellement de l'eau. Ils sont en permanence perturbés de l'extérieur par ce que l'on appelle des forçages climatiques qui peuvent être soit d'origine astronomique : changements de l'éclairement solaire, ou des paramètres de l'orbite terrestre, soit d'origine géologique : changements internes à la Terre, mais qui sont externes au système climatique. On peut mentionner le volcanisme explosif sur les échelles de temps qui nous intéressent aujourd'hui. Ces perturbations naturelles affectent le climat depuis toujours, mais en plus, comme l'a rappelé Claude Lorius, la grande inquiétude du moment est que l'homme est un contributeur significatif depuis au moins un siècle par ses émissions de gaz à effet de serre, notamment le gaz carbonique. Une perturbation importante qui va affecter notablement les pôles.

Un des grands messages lorsque l'on regarde ce système climatique complexe, est que tous ces compartiments ont des constantes de temps très variées. Il y a compartiments rapides comme l'atmosphère, mais il est clair que les glaces, par exemple, ont des constantes de temps beaucoup plus longues. L'évolution climatique liée aux émissions de gaz à effet de serre va avoir des répercussions multiples dans les différents compartiments que sont l'atmosphère, l'océan et les glaces, en particulier les glaces polaires. De façon imagée, on peut représenter un diagramme publié par le GIEC, qui montre de façon très qualitative ce qui se passe après un pic d'émission de gaz carbonique durant à peu près un siècle. La teneur en gaz carbonique atmosphérique se stabilise après quelques siècles. A l'heure actuelle, on en est loin de cette stabilisation du gaz carbonique dont la teneur augmente de 2 ppm chaque année. L'important est que cette hypothétique stabilisation n'implique pas un arrêt du réchauffement. Même après l'arrêt de la croissance du gaz carbonique, on observe une lente augmentation de la température atmosphérique qui dure plusieurs siècles. Plus grave encore, les autres compartiments que sont l'océan et les glaces ont une inertie bien plus grande, On peut considérer en particulier l'élévation du niveau de la mer due à la dilatation thermique. C'est la lente propagation de la chaleur dans l'océan qui produit cette inertie beaucoup plus grande. A plus long terme encore, l'élévation du niveau de la mer liée à la fonte des glaciers et des calottes, va intervenir sur des siècles à plusieurs millénaires. Ce diagramme nous donne une vue très qualitative, mais qui montre dès le départ qu'il faut se soucier de ces différents compartiments, et de leurs constantes de temps pour prévoir l'évolution du système climatique.

Pour l'instant, je n'ai pas encore parlé de cartographie et de latitudes, mais il faut aussi réaliser que ce réchauffement est amplifié dans les zones polaires. Ces régions, constituent véritablement des sentinelles du réchauffement et des ses impacts sur l'atmosphère, l'océan et les glaces. Ces trois compartiments sont tous importants et les recherches sont très actives comme vous allez pouvoir vous en rendre compte aujourd'hui. Pour souligner l'importance des hautes latitudes, je vous montre un diagramme des interactions entre l'océan, la glace et l'atmosphère, notamment les échanges de chaleur, au niveau de l'Atlantique Nord. C'est un diagramme tout à fait simplifié, mais qui illustre déjà la complexité des interactions entre la convection marine, les courants marins, la banquise et les précipitations. Ces phénomènes ont lieu au niveau de l'Atlantique Nord et il ne s'agit que d'un exemple parmi d'autres pour illustrer cette complexité. Il faut donc se soucier des interactions entre des compartiments variés. Les hautes latitudes ont des spécificités comme la glace de mer qui constitue aussi une des sources de cette amplification polaire. Cette banquise est un immense réflecteur du rayonnement solaire et son évolution, sa disparition possible à long terme aura une influence très importante sur le bilan radiatif des zones polaires.

Une des façons de se convaincre de l'importance de l'amplification du réchauffement polaire, est de considérer une année particulière. Je vous ai montré l'évolution de la température depuis un siècle, avec cette augmentation de l'ordre d'un demi degré sur les derniers trente ans. Il suffit de choisir une année particulière et de cartographier l'augmentation de température. Il s'agit ici de l'année 2007. Hier, Jean Jouzel vous a montré l'année 2008 dans son allocution pour la session sur la gouvernance. L'année 2007 présente aussi des anomalies régionales de température très négatives qui sont liées à un changement climatique naturel. Le message important, c'est qu'en moyenne globale, on a une augmentation de température de l'ordre de 0,6 degré par rapport à la moyenne des années 1950-80, mais que ce changement de température, est très régionalisé. Il y a même des zones qui, de façon tout à fait particulière, se sont refroidies. Par contre, il est très clair qu'à l'échelle globale, on fait face à un réchauffement en particulier dans les zones polaires et sur les continents. Cette signature régionale est très nette pour toutes les années. Pour l'année 2007 on voit nettement un refroidissement caractéristique de la phase froide de ce que l'on appelle l'Oscillation Australe. Le phase opposée d'El Niño, est la phase La Niña caractérisée par un refroidissement net du Pacifique équatorial. La longue tendance du réchauffement vient donc se superposer aux fluctuations naturelles qui doivent aussi être cartographiées et étudiées.

Le réchauffement actuel n'est donc pas uniforme, mais il est amplifié au niveau de l'Arctique. Ceci restera vrai dans le futur ce qui constitue l'une des grandes inquiétudes actuelles des climatologues. Ici, je vous ai représenté une cartographie des températures obtenue grâce à un modèle de circulation générale. Elle a été réalisée par un laboratoire américain (NCAR) avec un scénario réaliste d'augmentation du gaz carbonique, de l'ordre de 700 ppm pour l'année 2100. On voit très nettement cette amplification du réchauffement polaire. Celui-ci est dissymétrique entre le Nord et le Sud pour des raisons que je ne peux aborder par manque de temps. On peut montrer aussi que cette dissymétrie n'est pas spécifique à cette modélisation particulière. J'aurais pu vous montrer des centaines de cartographies équivalentes réalisées grâce aux différents modèles de nombreux groupes de modélisation de différents pays. Là n'est pas le propos. Une façon de tout faire tenir sur un même diagramme, est de montrer les changements de la température en fonction de la latitude obtenue pour les différents modèles. Ce sont des moyennes latitudinales qui font perdre l'aspect cartographique mais permettent de simplifier la représentation. Sur ce diagramme, il y a des modèles américains, (Princeton, NASA), allemands, anglais et aussi des études françaises (IPSL et CNRM-Météo-France). Au premier ordre, on voit, que tous les modèles concordent en prévoyant une amplification polaire très nette, allant d'un doublement à un triplement de l'anomalie de température. On voit encore cette dissymétrie entre le pôle Sud et le pôle Nord. Apparaissent aussi de très larges écarts entre les amplifications polaires obtenues par les différents groupes de modélisation. Il reste donc encore beaucoup de recherches à faire en modélisation climatique pour comprendre les mécanismes et savoir comment les introduire dans les modèles. Mais, le message principal est que tous les modèles montrent cette amplification polaire que l'on observe même avec le réchauffement mondial depuis les années 1970.

Une autre façon d'illustrer cette amplification en zone polaire est de se tourner vers les enregistrements climatiques du passé très lointain. Cette amplification existe dans les séries de paléotempératures des 150 000 dernières années. Pour l'illustrer de façon très basique, j'ai représenté sur un même diagramme cinq séries temporelles de températures obtenues depuis l'Equateur jusqu'aux deux pôles. Bien évidemment, les températures aux pôles sont beaucoup plus froides qu'à l'Equateur. J'ai donc translaté toutes ces courbes à la même température de 15 degrés qui correspond approximativement à la moyenne mondiale actuelle. Vous pouvez voir la courbe de variation des températures à l'Equateur fondée sur des études que nous avons réalisées à Aix-en-Provence sur des sédiments marins ainsi que les températures de l'Antarctique obtenues dans la carotte de glace mythique de Vostok. J'ai aussi représenté les températures pour la carotte NorthGRIP au Groënland. En comparant les enregistrements, on voit nettement que pour cette longue période, il y a une amplification majeure du changement de température aux niveaux des pôles. Il s'agit dans ce cas, de phénomènes naturels, qui n'ont rien à voir avec l'influence de l'Homme. C'est essentiellement la dernière grande glaciation depuis la dernière période interglaciaire il y a environ 120 000 ans. On voit aussi que ce phénomène d'amplification est dissymétrique entre les deux hémisphères.

Dans cette brève introduction, j'ai voulu montrer la spécificité de ce réchauffement mondial au niveau des pôles. C'est ce qui sous-tend l'organisation de la session de ce matin. Avec Christian Gaudin, notre intention est précisément d'illustrer et de faire le bilan des recherches aux échelles des pôles et du globe. Les présentations thématiques nous permettront de regarder ce qui se passe dans les différents compartiments, notamment l'atmosphère avec les gaz à effet de serre, les océans polaires, Arctique et Austral, et les calottes de glace comme le Groënland et l'Antarctique.

J'aimerais accueillir Thomas Stocker, notre premier intervenant de cette matinée. Thomas Stocker est Pr. à l'Université de Berne et a de multiples compétences en glaciologie et en modélisation numérique. Thomas nous parlera de l'année polaire internationale, de l'utilité de la recherche polaire sur le changement climatique et de l'importance de cette recherche polaire pour le GIEC (IPCC en anglais) dont il est un des principaux responsables. Il est maintenant co-président du premier groupe du GIEC, ayant repris le flambeau après Susan Solomon. C'est désormais Thomas Stocker qui pilote le GIEC dont le prochain rapport sera publié en 2014.

Une façon simplifiée de montrer ce réchauffement mondial est de présenter une courbe qui résume à l'extrême les choses, mais qui a son utilité pédagogique. Voici donc l'évolution de l'anomalie de la température moyenne atmosphérique en fonction du temps, depuis à peu près un siècle. Je pourrais passer des heures à vous décrire et décortiquer cette courbe. Là n'est pas le propos aujourd'hui. Ce que je voulais juste vous rappeler, est que depuis à peu près un siècle, on assiste à un réchauffement de l'ordre de pratiquement un degré centigrade. Il s'agit ici de moyennes annuelles exprimées en anomalies par rapport à la moyenne des trois décennies de 1950 à 1980. Cette anomalie de température est complexe dans son évolution avec des « sautes d'humeur » d'une année sur l'autre. On voit aussi une tendance à long terme avec des anomalies négatives avant la période 1950-80 et positives après jusqu'à la période actuelle. Le message principal est qu'il y a effectivement un réchauffement de l'ordre d'un degré et que depuis trente ans, on assiste à une augmentation de température conséquente d'environ un demi degré.

Le climat : un système complexe perturbé par des forçages variés

Ce réchauffement est le sujet de beaucoup d'études, et d'inquiétudes aussi, comme l'a montré Claude Lorius ce matin. Cette augmentation de la température depuis trente ans correspond à l'excès en gaz carbonique et autres gaz à effet de serre, lié aux activités humaines. Pour comprendre cette anomalie de température qui affecte, de façon très particulière les pôles, il faut se rendre compte que l'on ne peut pas se contenter de regarder l'atmosphère. Le climat, ce n'est pas uniquement les basses couches de l'atmosphère. C'est ce qui nous intéresse au jour le jour pour la météorologie, mais pour comprendre l'évolution climatique, il faut réaliser que nous avons affaire à un système complexe composé de plusieurs compartiments :

- l'atmosphère,

- l'hydrosphère en particulier de l'océan,

- la cryosphère, c'est-à-dire toutes les glaces de la planète (la glace de mer ou banquise, les glaces continentales, les glaciers et les calottes de glace à la fois au Groënland et en Antarctique). Nous en reparlerons en détail.

- la lithosphère et la biosphère à la fois continentale et marine.

Tous ces compartiments qui constituent le système climatique dans son ensemble échangent entre eux de l'énergie, de la matière, essentiellement de l'eau. Ils sont en permanence perturbés de l'extérieur par ce que l'on appelle des forçages climatiques qui peuvent être soit d'origine astronomique : changements de l'éclairement solaire ou des paramètres de l'orbite terrestre, soit d'origine géologique : changements internes à la Terre, mais qui sont externes au système climatique. On peut mentionner le volcanisme explosif sur les échelles de temps qui nous intéressent aujourd'hui . Ces perturbations naturelles affectent le climat depuis toujours, mais en plus, comme l'a rappelé Claude Lorius, la grande inquiétude du moment est que l'homme est un contributeur significatif depuis au moins un siècle par ses émissions de gaz à effet de serre, notamment le gaz carbonique. Une perturbation importante qui va affecter notablement les pôles.

Un des grands messages lorsque l'on regarde ce système climatique complexe, est que tous ces compartiments ont des constantes de temps très variées. Il y a compartiments rapides comme l'atmosphère, mais il est clair que les glaces, par exemple, ont des constantes de temps beaucoup plus longues. L'évolution climatique liée aux émissions de gaz à effet de serre va avoir des répercussions multiples dans les différents compartiments que sont l'atmosphère, l'océan et les glaces, en particulier les glaces polaires. De façon imagée, on peut représenter un diagramme publié par le GIEC, qui montre de façon très qualitative ce qui se passe après un pic d'émission de gaz carbonique durant à peu près un siècle. La teneur en gaz carbonique atmosphérique se stabilise après quelques siècles. A l'heure actuelle, on en est loin de cette stabilisation du gaz carbonique dont la teneur augmente de 2 ppm chaque année. L'important est que cette hypothétique stabilisation n'implique pas un arrêt du réchauffement. Même après l'arrêt de la croissance du gaz carbonique, on observe une lente augmentation de la température atmosphérique qui dure plusieurs siècles. Plus grave encore, les autres compartiments que sont l'océan et les glaces ont une inertie bien plus grande. On peut considérer en particulier l'élévation du niveau de la mer due à la dilatation thermique. C'est la lente propagation de la chaleur dans l'océan qui produit cette inertie beaucoup plus grande. A plus long terme encore, l'élévation du niveau de la mer liée à la fonte des glaciers et des calottes, va intervenir sur des siècles à plusieurs millénaires. Ce diagramme nous donne une vue très qualitative, mais qui montre dès le départ qu'il faut se soucier de ces différents compartiments, et de leurs constantes de temps pour prévoir l'évolution du système climatique.

Pour l'instant, je n'ai pas encore parlé de cartographie et de latitudes, mais il faut aussi réaliser que ce réchauffement est amplifié dans les zones polaires. Ces régions constituent véritablement des sentinelles du réchauffement et de ses impacts sur l'atmosphère, l'océan et les glaces. Ces trois compartiments sont tous importants et les recherches sont très actives comme vous allez pouvoir vous en rendre compte aujourd'hui. Pour souligner l'importance des hautes latitudes, je vous montre un diagramme des interactions entre l'océan, la glace et l'atmosphère, notamment les échanges de chaleur, au niveau de l'Atlantique Nord. C'est un diagramme tout à fait simplifié, mais qui illustre déjà la complexité des interactions entre la convection marine, les courants marins, la banquise et les précipitations. Ces phénomènes ont lieu au niveau de l'Atlantique Nord et il ne s'agit que d'un exemple parmi d'autres pour illustrer cette complexité. Il faut donc se soucier des interactions entre des compartiments variés. Les hautes latitudes ont des spécificités comme la glace de mer qui constitue aussi une des sources de cette amplification polaire. Cette banquise est un immense réflecteur du rayonnement solaire. Son évolution, sa disparition possible à long terme, aura une influence très importante sur le bilan radiatif des zones polaires.

Une des façons de se convaincre de l'importance de l'amplification du réchauffement polaire est de considérer une année particulière. Je vous ai montré l'évolution de la température depuis un siècle, avec cette augmentation de l'ordre d'un demi degré sur les derniers trente ans. Il suffit de choisir une année particulière et de cartographier l'augmentation des températures. Il s'agit ici de l'année 2007. Hier, Jean Jouzel vous a montré l'année 2008 dans son allocution pour la session sur la gouvernance. L'année 2007 présente aussi des anomalies régionales de température très négatives qui sont liées à un changement climatique naturel. Le message important, c'est qu'en moyenne globale, on a une augmentation de température de l'ordre de 0,6 degré par rapport à la moyenne des années 1950-80, mais que ce changement de température est très régionalisé. Il y a même des zones qui, de façon tout à fait particulière, se sont refroidies. Par contre, il est très clair qu'à l'échelle globale, on fait face à un réchauffement en particulier dans les zones polaires et sur les continents. Cette signature régionale est très nette pour toutes les années. Pour l'année 2007, on voit nettement un refroidissement caractéristique de la phase froide de ce que l'on appelle l'Oscillation Australe. Le phase opposée d'El Niño est la phase La Niña caractérisée par un refroidissement net du Pacifique équatorial. La longue tendance du réchauffement vient donc se superposer aux fluctuations naturelles qui doivent aussi être cartographiées et étudiées.

Le réchauffement actuel n'est donc pas uniforme, mais il est amplifié au niveau de l'Arctique. Ceci restera vrai dans le futur ce qui constitue l'une des grandes inquiétudes actuelles des climatologues. Ici, je vous ai représenté une cartographie des températures obtenue grâce à un modèle de circulation générale. Elle a été réalisée par un laboratoire américain (NCAR) avec un scénario réaliste d'augmentation du gaz carbonique de l'ordre de 700 ppm pour l'année 2100. On voit très nettement cette amplification du réchauffement polaire. Celui-ci est dissymétrique entre le nord et le sud pour des raisons que je ne peux aborder par manque de temps. On peut montrer aussi que cette dissymétrie n'est pas spécifique à cette modélisation particulière. J'aurais pu vous montrer des centaines de cartographies équivalentes réalisées grâce aux différents modèles de nombreux groupes de modélisation de différents pays. Là n'est pas le propos. Une façon de tout faire tenir sur un même diagramme est de montrer les changements de la température en fonction de la latitude obtenue pour les différents modèles. Ce sont des moyennes latitudinales qui font perdre l'aspect cartographique mais permettent de simplifier la représentation. Sur ce diagramme, il y a des modèles américains, (Princeton, NASA), allemands, anglais et aussi des études françaises (IPSL et CNRM). Au premier ordre, on voit, que tous les modèles concordent en prévoyant une amplification polaire très nette, allant d'un doublement à un triplement de l'anomalie de température. On voit encore cette dissymétrie entre le pôle Sud et le pôle Nord. Apparaissent aussi de très larges écarts entre les amplifications polaires obtenues par les différents groupes de modélisation. Il reste donc encore beaucoup de recherches à faire en modélisation climatique pour comprendre les mécanismes et savoir comment les introduire dans les modèles. Mais, le message principal est que tous les modèles montrent cette amplification polaire que l'on observe même avec le réchauffement mondial depuis les années 70.

Une autre façon d'illustrer cette amplification en zone polaire est de se tourner vers les enregistrements climatiques du passé très lointain. Cette amplification existe dans les séries de paléotempératures des 150 000 dernières années. Pour l'illustrer de façon très basique, j'ai représenté sur un même diagramme cinq séries temporelles de températures obtenues depuis l'Equateur jusqu'aux deux pôles. Bien évidemment, les températures aux pôles sont beaucoup plus froides qu'à l'Equateur. J'ai donc translaté toutes ces courbes à la même température actuelle de 15 degrés qui correspond approximativement à la moyenne mondiale actuelle. Vous pouvez voir la courbe de variation des températures à l'Equateur fondée sur des études que nous avons réalisées à Aix-en-Provence sur des sédiments marins ainsi que les températures de l'Antarctique obtenues dans la carotte de glace mythique de Vostok. J'ai aussi représenté les températures pour la carotte NorthGRIP au Groënland. En comparant les enregistrements, on voit nettement que pour cette longue période, il y a une amplification majeure du changement de température aux niveaux des pôles. Il s'agit, dans ce cas, de phénomènes naturels qui n'ont rien à voir avec l'influence de l'Homme. C'est essentiellement la dernière grande glaciation depuis la dernière période interglaciaire il y a environ 120 000 ans. On voit aussi que ce phénomène d'amplification est dissymétrique entre les deux hémisphères.

Dans cette brève introduction, j'ai voulu montrer la spécificité de ce réchauffement mondial au niveau des pôles. C'est ce qui sous-tend l'organisation de la session de ce matin. Avec Christian Gaudin, notre intention est précisément d'illustrer et de faire le bilan des recherches aux échelles des pôles et du globe. Les présentations thématiques nous permettront de regarder ce qui se passe dans les différents compartiments, notamment l'atmosphère avec les gaz à effet de serre, les océans polaires, Arctique et Austral, et les calottes de glace comme le Groënland et l'Antarctique.

J'aimerais accueillir Thomas Stocker, notre premier intervenant de cette matinée. Thomas Stocker est Pr. à l'Université de Berne et a de multiples compétences en glaciologie et en modélisation numérique. Thomas nous parlera de l'année polaire internationale, de l'utilité de la recherche polaire sur le changement climatique et de l'importance de cette recherche polaire pour le GIEC (IPCC en anglais) dont il est l'un des principaux responsables. Il est maintenant co-président du premier groupe du GIEC, ayant repris le flambeau après Susan Solomon. C'est désormais Thomas Stocker qui pilote le GIEC dont le prochain rapport sera publié en 2014.

C. PR THOMAS STOCKER, UNIVERSITÉ DE BERNE, CO-PRÉSIDENT DU GROUPE 1 DU GIEC (IPCC)

Merci bien Edouard. Mesdames et Messieurs, chers collègues et amis de la recherche polaire et de la science du climat, je suis très heureux et honoré également d'être invité à cette réunion importante sur la clôture de l'année polaire internationale. Comme vous le verrez, il y a beaucoup de résultats très importants pour la recherche du climat et pour comprendre aussi la sensibilité du système de notre planète à la perturbation humaine. Mais je voudrais avec votre permission continuer mon allocution en anglais. C'est plus facile pour moi évidemment. Merci.

J'aimerais prendre quelques minutes pour vous parler de l'importance de la recherche polaire pour mieux comprendre le système climatique, ce système climatique qui est perturbé, qui change à cause de l'activité de l'homme - vous avez déjà entendu Claude Lorius et Edouard en parler.

Ceci est évident depuis un certain nombre d'années. Les pionniers nous ont permis de constater des changements depuis les années 1950. Nous avons eu l'année géophysique internationale et l'année polaire. Cela a fourni l'opportunité de faire des mesures sur différentes régions de la planète qui servent de ligne de base pour les mesures et observations recueillies au cours des deux dernières décennies et qui nous démontrent de façon assez évidente que l'homme a changé le climat de la planète.

Le dernier rapport du GIEC a été publié en février 2007, dans cette ville même. Nous avons eu une réunion mémorable pour ce rapport d'où il est ressorti que : « Le réchauffement climatique est sans équivoque... Il est probable qu'au cours des 50 dernières années il y a eu un réchauffement d'origine anthropique sur chaque continent, excepté l'Antarctique. »

Cette phrase a été acceptée au cours de la réunion plénière du GIEC, en une période de temps très courte. Il y a eu très peu de discussions là-dessus. Si je me souviens bien, la discussion a tourné autour de la question de savoir comment traduire le mot unequivocal en français. Il y a eu un peu de débat. Quelques pays ont soulevé leurs inquiétudes. Finalement, grâce au délégué français lui-même, la situation a été résolue. Il a levé la main et déclaré que c'était très simple et que cela signifiait « non équivoque ». Le réchauffement est donc quelque chose qui n'est pas équivoque.

Il y a d'autres déclarations assez pertinentes lorsque l'on parle de la recherche polaire. En voici une, qui nous dit qu'il se peut qu'il y ait eu un réchauffement anthropogénique assez important durant les cinquante dernières années. Nous avons atteint une moyenne sur chaque continent, sauf l'Antarctique. C'est tout ce que nous pouvions dire du point de vue scientifique, concernant les changements climatiques. Maintenant, quelques mois plus tard, les gens ont regardé de plus près les observations sur l'Antarctique à partir de diverses stations. C'est assez clair, quand on regarde cette série de températures qui commence en 1957, l'année géophysique internationale et année polaire internationale. Vous voyez alors l'importance de tels événements pour la science et la compréhension de notre planète. Vous voyez clairement dans une publication du début de cette année que le réchauffement est arrivé en Antarctique. On peut le mesurer. Il est visible. C'est un véritable défi de le constater. Comme vous le voyez sur ces courbes, la température de l'Antarctique nous montre des fluctuations importantes, une variabilité naturelle qui nous cache les tendances à long terme. Maintenant, nous les avons observées et détectées dans les deux régions de l'Antarctique, à l'Est et à l'Ouest.

Je vais maintenant vous parler de certains des sujets assez nouveaux sur les carottes glacières polaires. Je vais vous parler des surprises dans le système terrestre, de la glace des océans arctiques, de l'instabilité de la banquise. Je vais conclure sur ce que peut faire la communauté scientifique et comment nous pouvons progresser là-dessus dans les quatre ou cinq prochaines années. Bien sûr, notre objectif est d'écrire le nouveau rapport d'évaluation sur le changement climatique.

Un constat très important n'aurait pu être fait sans l'aide de la recherche polaire et plus particulièrement sans les carottes glacières du Groenland et de l'Antarctique. Il s'agit du constat selon lequel les gaz à effet de serre anthropogéniques, comme le CO2 et d'autres gaz, ont atteint des niveaux plus élevés que les années précédentes. Ceci vous montre que, non seulement ces niveaux sont élevés, mais que le taux d'augmentation est également assez élevé, surtout pour le CO2. Nous pouvons voir que l'augmentation au cours des 200 dernières années est 200 fois plus rapide que n'importe quelle augmentation de CO2 dans le système climatique naturel, non perturbé, depuis 20 000 ans.

Ici, vous pouvez voir les perspectives à long terme de deux des gaz les plus importants. C'est grâce à une collaboration très étroite avec le laboratoire de Grenoble et le laboratoire de Paris que la communauté scientifique a pu relever ces courbes. En bleu, vous avez la concentration de CO2 dans l'atmosphère durant les 800 000 dernières années. Le CO2 n'a jamais été un facteur constant. Il y a toujours eu des variations. Cela change entre les océans, les continents et la biosphère. Ces changements vont de 172 à 300 ppm - ppm mesure le nombre de molécules de CO2 dans un million de molécules. Aujourd'hui, le CO2 se trouve à une concentration de 386 ppm. Le graphique ne nous permettrait même pas de montrer cette concentration. En rouge, vous voyez l'estimation de la température qui a été mesurée ou dérivée grâce aux isotopes. Un certain nombre de ces mesures a été effectué à une très forte résolution (LSCE). La courbe verte montre la concentration de méthane qui a été principalement mesurée au laboratoire de Grenoble. Tous ces paramètres nous montrent une variabilité naturelle. Il y a la séquence des périodes glacières mais en même temps, on voit des concentrations assez uniques, imposées par l'homme sur l'atmosphère, au niveau de ces deux gaz.

Les carottes de glaces polaires nous ont aussi informés concernant des surprises qui se sont produites dans le système climatique. Ici, vous voyez une série de temps qui vient de NordGrip et qui a été publiée il y a quelques années. Cela couvre le dernier âge glacière et remonte à 123 000 ans. Il faut mettre l'accent sur les variations de températures reconstruites en vert. Pendant la dernière période glacière, il y a des réchauffements et des refroidissements très abrupts. Dans la communauté scientifique, on appelle cela les événements de Dansgaard-Oeschger, nommés d'après deux grands amis et pionniers, danois et suisse. Ils nous ont permis de comprendre beaucoup de choses en matière de recherche polaire. Cela nous montre que le système climatique est sensible et peut changer rapidement. Nous devons nous demander quelle est la signification de ces informations pour le climat d'aujourd'hui. En fait, ce sont les carottes de glace du Groenland qui nous ont apporté des preuves sur le fait que l'on pourrait assister à ce genre de choses dans le système climatique. Récemment, une publication nous a montré que grâce à l'analyse de mesures isotopiques de très haute résolution, la température et d'autres variables atmosphériques peuvent être modifiées en quelques années seulement.

Cela a donné lieu à un programme de recherche dans différentes parties du monde. Les scientifiques se sont posé la question suivante : si l'on voit de grandes modifications de température au Groenland, il y a peut-être d'autres régions de la planète où l'on voit le même genre de changements brusques et où on peut même constater des surprises. Vous voyez ici une mappemonde qui vous montre en résumé les régions - par exemple en rouge, c'est la partie tropicale de l'océan Pacifique - et les modifications de températures en une seule année, 2007.

Les scientifiques voudraient répondre à une autre question : comment ce système de variabilité naturelle du climat va-t-il évoluer dans les cent ans à venir ? Comme on le sait, le phénomène El Niño est responsable en partie du bien-être économique des pays d'Amérique du sud, en matière de pêcherie et de ressources. Il nous faut donc savoir comment le système va évoluer. Y aura-t-il une modification de fréquence ou d'amplitude ? Peut-être que le système va graviter vers un autre équilibre, complètement différent, où il y aura une condition permanente d'El Niño. Sur les continents, vous allez reconnaître les points chauds, par exemple la Sibérie - j'y reviendrai tout à l'heure, vers la fin de ma présentation. Qu'en est-il du pergélisol quand le réchauffement perdure ? - et d'autres régions qui se situent maintenant dans le champ d'étude des scientifiques.

Autre phénomène déjà mentionné ici, le changement de circulation dans les océans à l'avenir, notamment la partie nord du Gulf Stream, qui est responsable en grande partie du climat tempéré en Europe.

Vous voyez ici une illustration montrant que la science n'est pas arrivée au stade où elle pourrait vraiment informer le public d'une manière bien étayée. On ne sait pas quelle sera l'évolution future de ce système. La seule et unique chose que l'on puisse dire, c'est que la plupart des modèles montrent la réduction de la circulation océanique, mais on ne voit pas de surprise abrupte pour ces variables dans l'avenir. Mais nous devons être très vigilants et guetter le produit des recherches scientifiques dans les cinq années à venir. Avec des moyens et des modèles climatiques plus sophistiqués à notre disposition, nous allons pouvoir étalonner un peu mieux ces modèles pour pouvoir informer le grand public d'une matière plus sûre et avec moins d'incertitude.

Je vais maintenant parler de la glace de mer dans les zones arctiques. C'est une composante de l'écosystème qui est très vulnérable et très importante. On se rappelle tous l'année 2007, année record. Edouard vous a montré la situation mondiale au niveau des anomalies de températures, mais regardons maintenant de plus près la région polaire de l'hémisphère Nord. Vous pouvez voir l'étendue de la glace de mer en blanc observée en septembre 2007. Par comparaison, la ligne en mauve vous montre la masse de glace en moyenne entre 1979 et 2000. Il est évident que c'était une année record, dans le sens où l'on a atteint un niveau minimum record.

Est-on déjà passé par le point de basculement ? C'est la question qu'il faut se poser. Est-ce qu'on est passé à un nouveau système, un nouvel équilibre, dans une zone arctique qui est exempte de glace ? On n'a pas de réponse à cette question, mais la planète a évolué plus rapidement que les modèles climatiques, pour lesquels on dispose des résultats, ici en grisé. Les modèles, dont nous disposons, montrent une réduction de la glace de mer dans les zones arctiques, mais ce qui est en rouge va plus loin. Vous voyez que la baisse est beaucoup plus raide. C'est ce que l'on a vu au niveau empirique. La nature bat encore ces chiffres. En 2007, ce sont vraiment des marches d'escalier. Il y a un décrochage par rapport à la tendance lourde à plus long terme qui commençait à se dessiner.

Là, c'est une simulation des modèles climatiques qui montre les changements très abrupts auxquels il faut s'attendre au niveau du système de la glace de mer, mais uniquement aux alentours de 2030. Pourtant, on a déjà vu ce phénomène en 2007. C'est donc quelque chose qui devrait nous préoccuper. 2008 est aussi affichée comme référence. La réduction de la glace de mer dans la zone arctique est moins extrême que pour 2007, mais on est dans une zone qui s'éloigne beaucoup de ce que les modèles climatiques nous prédisaient. Il faut donc toujours observer, et pas seulement simuler, extrapoler. Il faut bien sûr utiliser les outils les plus sophistiqués que l'on peut avoir, mais il faut aussi des observations empiriques. C'est absolument fondamental. Il faut fournir des mesures de qualité à grande échelle tout le temps.

Maintenant, je voudrais parler de l'instabilité des calottes de glace. Vous vous souvenez peut-être de ce schéma qui a été publié dans le cadre du quatrième rapport d'évaluation du GIEC. Il informe le public concernant l'élévation du niveau de la mer, faisant suite à six scénarii différents d'émissions de gaz à effet de serre. On peut distinguer le niveau d'élévation du niveau de la mer grâce à l'expansion thermique, grâce à la fonte des calottes de l'Antarctique et du Groenland et à la fonte des glaciers sur terre. Il y a aussi des incertitudes qui sont intégrées dans ce graphique, comme ces 20 cm d'élévation du niveau de la mer dans les 70 à 90 années à venir. Ces incertitudes sont indiquées avec ces barres bleues dans l'histogramme. Les raisons de ces incertitudes ont trait à l'instabilité inhérente dans les calottes de glace. La possibilité que le Groenland et l'Antarctique puissent fondre plus rapidement que le prévoient nos projections, puissent perdre de la glace à cause d'échanges avec la terre, d'interactions peu connues actuellement, pourrait entraîner une élévation du niveau de la mer beaucoup plus importante que ce que l'on avait envisagé pour l'instant. La science va même un peu plus loin et parle de point de basculement, de point de non-retour, de réchauffement critique du système climatique, au niveau global et au niveau local, au-dessus du Groenland, de l'ordre de 2 à 4 degrés centigrades.

C'est tout à fait plausible dans les 100 années à venir et cela donnerait lieu à une fonte du Groenland irréversible. Mais bon, les scientifiques ne sont pas encore d'accord. Des gens alimentent leurs ordinateurs en modèles nouveaux, en données nouvelles, en tenant compte des processus les plus récemment découverts pour tester la précision de nos prédictions. Mais cela, c'est une possibilité qu'il ne faudrait pas oublier. La science nous a aussi appris que ces processus d'instabilité viennent de différentes origines. Au Groenland et dans les deux parties de l'Antarctique évoquées tout à l'heure, la partie orientale et la partie occidentale, c'est dû à toute une variété de processus : la fonte, la chaleur géothermique élevée, la forme spécifique de la topographie, qui induit une certaine instabilité au niveau de la glace, jusqu'à la formation de lacs - et cela est connu dans la partie basse de la calotte qui recouvre l'Antarctique oriental.

Ces observations doivent aussi nous préoccuper. Si l'on regarde la surface du Groenland, en rouge et en jaune, on voit toutes les régions du Groenland où l'accumulation est archivée, enregistrée. C'est à cause de l'accumulation qui se fait à l'intérieur que la calotte gagne en masse. Mais en même temps cette même calotte perd de sa masse aux marges, aux frontières, en bleu. La fonte vient dépasser l'accumulation dans l'intérieur même. Cela tend à réduire la masse entière, la masse totale du Groenland. Cela tend donc à faire s'élever le niveau de la mer.

J'arrive maintenant à la conclusion de ma vue d'ensemble. Il est clair que chacune de ces années polaires et années géophysiques internationales, d'initiatives particulières, tend à consolider nos connaissances, à nous faire faire un saut quantique, comme on dit, en avant. Cela nous permet de bénéficier de certains financements, de motiver les scientifiques, de prendre les initiatives requises pour pouvoir vraiment nous concentrer sur ce thème ô combien important. C'était aussi le cas dans les années 1950. La dernière fois où la série temporelle avait commencé dans l'Antarctique, on avait pu profiter de projets sur les calottes de glace et tout cela avait alimenté notre somme de connaissances.

Maintenant, il est clair que les zones polaires sont des enregistreurs très précis, des indicateurs de changements climatiques passés et futurs. Mais en même temps, comme ce sont des indicateurs très sensibles, qui réagissent rapidement au changement climatique, comme on l'a vu dans les calottes de glace polaires, ce sont des indicateurs très vulnérables. C'est pour cela qu'il faut focaliser précisément notre attention sur ces zones polaires.

Je voudrais aussi vous rappeler qu'il est nécessaire de procéder à des nouvelles observations et reconstructions paléoclimatiques basées sur les zones polaires, pour nous permettre de quantifier d'une manière sûre les fourchettes de variabilité naturelle, donc le changement climatique naturel. Nous avons quelques éléments qui nous permettent de comprendre toute la dynamique intégrée dans ces archives, dans ces sédiments, dans ces immenses calottes de glace, en dessous de nos pieds dans les zones polaires.

Une grande question reste ouverte : comment les calottes, au Groenland et en Antarctique, vont-elles réagir par rapport au réchauffement planétaire en cours ? Nous devons mieux comprendre ces phénomènes pour réduire les incertitudes concernant le niveau de la mer à long terme.

Voilà quelques questions qui appellent des réponses. J'espère que dans le prochain rapport d'évaluation du GIEC on pourra contribuer à y trouver une réponse. D'abord, quel sera le devenir de la calotte de l'Antarctique occidental ? Dans les années 1970 et 1980, des hypothèses étaient émises par les scientifiques, selon lesquelles la calotte pouvait être instable. Après, pendant quelques décennies, personne ne s'est intéressé à la chose. Une génération de scientifiques ne s'y intéressait plus. Après c'est revenu à la surface, si je puis dire. C'est redevenu important, cette réaction de cette calotte par rapport au réchauffement et à l'élévation du niveau de la mer. Les modèles ont indiqué qu'il y aurait peut-être des points de basculement qui entreraient en ligne de compte pour le Groenland. Est-ce vrai ? Y aura-t-il un point de basculement ? Et s'il y en a un, où va-t-il se situer ?

Autre question, ô combien importante dans ce contexte, le pergélisol. Il est clair que, vue l'amplification constatée en zone polaire, ce réchauffement va se passer rapidement dans ces zones et que cela va peut-être libérer des gaz qui sont piégés actuellement dans ces vastes zones. Elles deviendraient perméables à ces gaz. La libération de ces gaz ne va-t-elle pas aussi contribuer à la masse des gaz dégagés par l'activité humaine ?

Un autre thème qu'il ne faut pas oublier quand on parle de réchauffement planétaire… Et ce n'est pas vraiment le terme qu'il faut utiliser, car on a tendance à penser uniquement à la température quand on parle de réchauffement alors que la recherche scientifique nous a apporté la démonstration qu'il y a la température mais aussi d'autres paramètres qui vont également changer, comme le cycle hydrologique et ce sera le changement le plus féroce, qui va nous poser le plus de défis, mais aussi l'état chimique des océans, qui va changer à cause des effets induits par ces concentrations de CO2 plus élevées dans l'atmosphère. Le PH de l'océan va être modifié et cela va opérer des effets sur l'écosystème que l'on a même pas encore quantifiés.

Clairement, la grande question globale est de se demander, si l'on regarde ce qui s'est passé dans le passé avec des changements irréversibles, des périodes glacières, est-ce que l'homme va modifier le climat de manière irréversible ? Même si on diminue nos émissions de CO2, est-ce que l'on aura modifié le climat de manière irréversible ? Il est clair que certaines parties du système climatique vont connaître des modifications irréversibles. En tant que race humaine, nous devrons nous adapter à tout cela. Merci.

Pr. Edouard BARD

Merci Thomas pour cette brillante synthèse de ce que l'on sait sur le climat, tout en ne cachant rien de ce que l'on ne sait pas. Il y a encore beaucoup de travaux à réaliser dans les prochaines années, en particulier pour préparer le prochain rapport du GIEC et au-delà pour aller vers la prochaine année polaire internationale. Cette synthèse lui a aussi permis de souligner les contributions scientifiques françaises et suisses. Thomas Stocker a rappelé qu'il s'agit de collaborations débutées de longue date. Son groupe de climatologie de l'Institut de Physique de Berne collabore depuis des décennies avec les équipes françaises de Saclay et de Grenoble ainsi que des laboratoires Danois et des Allemands.

J'aimerais maintenant accueillir le premier orateur des interventions spécialisées sur chaque compartiment du système climatique. Nous commencerons par l'atmosphère et les gaz à effet de serre en essayant de montrer en quoi a contribué cette quatrième année polaire internationale. Le premier intervenant est Jérôme Chappellaz, Directeur de recherche au CNRS, travaillant à Grenoble au Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement.

D. DR JÉRÔME CHAPPELLAZ, DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS (LGGE GRENOBLE)

Merci Edouard Bard. Mesdames et Messieurs, chers collègues, c'est un grand honneur et un grand plaisir pour moi de m'exprimer ici au sein de cette enceinte prestigieuse pour vous dire quelques mots quant à l'état de nos connaissances concernant le climat aux pôles et préciser notamment quels ont été les apports de la quatrième année polaire internationale sur ce sujet de grande importance.

État de nos connaissances

Comme cela vous a déjà été expliqué par Claude Lorius et d'autres personnes également hier, quand on parle des pôles, on parle de glace et on parle de climat et les deux sont intimement liés.

Les pôles : glace et climat vont de concert

D'une part, la glace est un témoin des changements, on va dire, du système climatique. Quand on parle de changements climatiques aux grandes échelles de temps, vous savez tous qu'on parle de glaciation et de période interglaciaire. On parle de période où la glace s'étend à la surface des continents et de période où cette glace disparaît. C'est également un acteur, cela vous a déjà été précisé par Thomas Stocker ou Edouard Bard. La glace est un acteur du système climatique. Par son existence, par sa surface blanche, elle intervient sur l'énergie captée par la surface de la Terre provenant du Soleil et sur le bilan énergétique à la surface. Elle intervient également sur la circulation océanique. La décroissance des calottes de glace intervient sur des flux d'eau douce qui, ensuite, vont contrôler la circulation océanique globale. Elle intervient également sur le cycle du carbone. Peu de gens ont connaissance du fait que quand on a affaire à la cryosphère aussi dans les sols, dans un milieu comme le pergélisol en région arctique. La présence ou l'absence de glace dans ces sols va conditionner le devenir de la matière organique et la formation de gaz carbonique, de méthane, de gaz qui peuvent contribuer également aux changements climatiques. Enfin, les glaces, ce sont des archives comme Claude Lorius nous l'a rappelé tout à l'heure. On a la chance grâce à cette accumulation de neige au cours du temps, en forant à l'intérieur de ces glaciers, de remonter le temps et d'accéder avec beaucoup de précision du climat, mais également à l'évolution de la composition de l'atmosphère.

Alors, quand on parle de climat au global, quand on parle de climat aux pôles, on est intéressé évidemment par différents aspects temporels : quel est ce climat aujourd'hui ? Quel va être ce climat dans le futur ? Quel a été ce climat dans le passé ?

Cette carte, vous l'avez déjà vue tout à l'heure, elle représente l'anomalie de température entre 1957 et 2007 où on observe notamment cette amplification en région polaire, surtout en Arctique, mais également en péninsule antarctique. Cette zone rouge sur la péninsule antarctique correspond à la zone qui se réchauffe le plus vite aujourd'hui à la surface de la Terre. Evidemment, la question qui se pose pour nous : quel va être notre avenir climatique, l'avenir de notre planète et de l'environnement dans lequel les civilisations humaines se développent ? Pour ça, la seule réponse dont on dispose, ce sont les modèles climatiques. Les modèles climatiques, ce sont en gros les modèles qui vous servent à avoir les prévisions météorologiques tous les jours, mais que l'on dégrade en résolutions temporelles, que l'on dégrade en résolutions spatiales. Et à partir de la même physique, échange de matières, d'énergie, on calcule l'état du climat au cours du temps. Ces modèles comprennent en fait toute la physique que l'on connaît du climat terrestre, mais ils sont perfectibles. Ils sont perfectibles parce qu'on peut les tester essentiellement sur une période instrumentale, une période d'observation du climat terrestre qui représente à peu près une centaine d'années. Il y a besoin de tester ces modèles bien au-delà et pour cela, il faut accéder à des archives climatiques qui nous permettent de reconstituer l'évolution du climat à différentes échelles de temps et à différentes échelles spatiales.

Pour résumer, quand on s'intéresse au climat, aux pôles comme au niveau global, on a besoin d'observations, absolument d'observations. Sur tous les processus impliqués dans le fonctionnement de la machine climatique, à différentes échelles spatiales et temporelles, on a besoin d'établir des bases de données climatiques. Elles sont vitales pour tester les modèles climatiques et on a besoin absolument de remonter dans l'histoire du climat parce que, notamment, en remontant dans l'histoire du climat, on accède à des évolutions d'éléments du système climatique qui évolue lentement comme nous l'a signalé Edouard Bard. C'est le cas par exemple de la cryosphère. C'est le cas du cycle du carbone. La période instrumentale 100 ans, 150 ans, ne suffit pas à documenter le fonctionnement de ces rétroactions climatiques.

On m'a demandé de préciser un petit peu l'implication française au sein de l'année polaire internationale. Il y aura peut-être un peu de cocoricos dans les minutes qui suivent, mais je tiens tout de suite à temporiser ces cocoricos. La recherche polaire comme l'a signalé déjà Thomas Stocker, Claude Lorius également, elle se développe dans un contexte de collaboration internationale très forte. L'activité française ne pourrait pas voir le jour, être performante si on ne bénéficiait pas des collaborations notamment européennes extrêmement fortes, mais maintenant également vraiment à l'échelle internationale. Il y a essentiellement quatre axes dans les sciences climatiques qui ont intéressé les chercheurs français sur la problématique climatique au cours de l'Année Polaire : d'une part, des raids scientifiques en Antarctique. Je souligne ici en rouge le contexte international de l'année polaire internationale. C'est le programme TASTE-IDEA. Sa déclinaison française en jaune, c'est un soutien de l'Institut Polaire Paul-Emile Victor, partenaire vraiment privilégié de ce type de recherche, et de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) qui a effectivement apporté un soutien tout à fait significatif à ce type d'activité. Une autre activité concerne la validation des données satellites. Vous savez que les données satellites ont besoin d'une interprétation : à quelle variable physique du climat accède-t-on à partir de ces données. Notamment sur la question de la dynamique atmosphérique en Antarctique, il y a beaucoup de questions qui se posent aujourd'hui. Il y a un projet international qui s'appelle THORPEX-IPY dont la déclinaison nationale a été le projet CONCORDIASI avec des implications de nombreuses agences françaises : le CNES, Météo France, l'Institut Polaire bien sûr et puis un institut qui est de grande importance dans nos activités : l'Institut National des Sciences de l'Univers en charge notamment des observations dans le domaine des géosciences.

Un troisième programme concerne Concordia, la base franco-italienne Concordia dans laquelle nous avons conduit en France une partie de recherche concernant plutôt la physique de la neige : comment la neige évolue dans un milieu extrême comme celui d'une base où la température moyenne annuelle est de 54°Cet où il ne tombe seulement que trois centimètres d'eau chaque année. Ces activités ont été soutenues essentiellement par l'Institut Polaire et à nouveau par l'INSU. Et puis, il y a toute l'activité qui m'intéresse au premier chef et beaucoup de personnes dans cette salle, portant sur les carottages dans la glace. Les carottages dans la glace qui nous permettent d'accéder à l'évolution du climat et de l'environnement. Cette activité est fédérée au niveau international maintenant par un programme que l'on appelle IPICS (International Partnerships in Ice Core Sciences) et sa déclinaison dans le cadre de l'année polaire s'est exprimée essentiellement via trois projets : le projet NEEM au Groenland soutenu par l'ANR également et l'Institut Polaire, le projet Talos Dôme en Antarctique soutenu par l'INSU et l'Institut Polaire et le projet Dôme A qui est soutenu par l'ANR et par l'Institut Polaire.

Alors, je ne vais pas vous donner des détails sur chacune de ces activités-là. Je vais focaliser essentiellement sur le premier et le dernier. Tout d'abord, les observations du climat aujourd'hui. Thomas Stocker a parlé de l'évolution de la température. On a maintenant des indications grâce aux travaux de nos collègues américains, Eric Steig et d'autres, que l'Antarctique se réchauffe effectivement, peut-être plus lentement et avec plus de variabilité que dans d'autres régions du globe. Mais, une autre variable du climat importante à quantifier également, c'est l'accumulation. Quand on parle de climat, on parle de température, on parle d'accumulation et je pense que si on demandait à des habitants des régions tropicales ou équatoriales quelles variables climatiques les impactent plus, ils vous diront la précipitation. Les ressources en eau sont au cœur des préoccupations de l'évolution climatique future. C'est également au cœur des préoccupations en région polaire parce que l'accumulation va contrôler d'une certaine manière comment la cryosphère va stocker ou au contraire déstocker de l'eau douce qui va ensuite contribuer au niveau des mers. L'activité qui a été conduite essentiellement dans le cadre de l'Observatoire de l'Institut National des Sciences de l'Univers GLACIOCLIM, avec un soutien de l'ANR, a consisté à comparer des données d'accumulation obtenues par satellites. C'est ce que vous avez sur la carte de droite avec un champ d'accumulation à l'échelle du continent Antarctique. L'énorme avantage des satellites, c'est qu'ils fournissent cette couverture spatiale. Et puis, à gauche, vous avez une carte avec chaque petit point correspondant à un endroit où on a pu mesurer l'évolution de l'accumulation et l'état de l'accumulation entre 1958 et 2008. Vous voyez, il n'y a pas beaucoup de points. Une des difficultés de l'Antarctique, c'est qu'il est très difficile d'accéder au sol aux informations dont on a besoin.

Mais, ce qui est intéressant, c'est que quand on compare ces deux cartes, c'est ce que vous avez au milieu, on se rend compte qu'il y a une bonne corrélation ici dans les zones de relativement faible accumulation en Antarctique, ce que l'on rencontre dans le plateau central. Par contre, cette corrélation est tout à fait perdue dans les zones à forte accumulation qui concernent les régions côtières. Or, il se trouve que ces régions côtières contribuent pour 40 % à l'accumulation à la surface de l'Antarctique aujourd'hui. Ces travaux qui ont été publiés récemment par notre collègue Olivier Magand et quelques autres démontrent le besoin crucial que l'on a aujourd'hui de documenter l'évolution de l'accumulation en région côtière Antarctique. Ce qui n'est pas une mince affaire parce que notamment, les accès logistiques sont très difficiles sur ces régions côtières en général très crevassées.

Une autre activité que je souhaite mettre en avant dans ce contexte de l'année polaire internationale concerne le futur. Les modélisateurs continuent leur simulation du climat avec, pour certains, notamment au laboratoire de glaciologie de Grenoble, un intérêt spécifique pour les régions polaires. Sur ces cartes, on représente l'évolution de l'accumulation entre le début et la fin de ce siècle calculée avec un des modèles climatiques qui a servi dans les simulations du GIEC et qui a ensuite été confronté à d'autres simulations, d'autres modèles du GIEC. A gauche, vous avez représentée en pour cent l'augmentation de l'accumulation calculée par ce modèle qui vous montre que, par exemple, dans les zones jaunes, on peut s'attendre à des augmentations de l'accumulation à la surface de l'Antarctique de l'ordre de 40 à 60 %. Un chiffre tout à fait impressionnant qui nous laisserait penser que l'Antarctique est susceptible du coup de stocker une bonne quantité de précipitations au cours du temps et de limiter l'augmentation du niveau des mers au cours de ce siècle. En revanche, quand on le représente en termes de millimètres par an, c'est ce que vous avez à droite, on se rend compte que les zones où l'augmentation d'accumulation est la plus importante, représentée en rouge sur la carte, ce seront à nouveau les régions côtières. Ce qui finalement va contrôler la quantité d'eau stockée en surface par, on va dire, le frigo Antarctique, contribuant à restreindre l'augmentation du niveau des mers, ça va être à nouveau les régions côtières. Il devient donc crucial d'aller documenter l'évolution de cette accumulation au cours du temps dans ces régions.

Tournons-nous maintenant vers le Groenland. Le Groenland, vous le savez tous parce que cela a été effectivement largement médiatisé, subit une fonte estivale sur la côte qui ne fait que croître. Vous avez, représenté sur cette carte évolutive, le nombre de jours de fonte par an pour chaque pixel représenté entre 1976 et 2006. On voit tout à fait clairement sur ces cartes que les zones affectées par la fonte durant l'été à la surface du Groenland n'ont fait que s'accroître et c'est une augmentation tout à fait impressionnante puisqu'en comparant les superficies entre 1976 et 2006, il y a l'équivalent d'un tiers de la surface de la France qui fond désormais à la surface du Groenland et qui ne fondait pas en 1976. Nos collègues, notamment Hubert Gallée avec des collèges belges, ont conduit les simulations à l'échelle du 21ème siècle pour déterminer dans quelle mesure avec un modèle climatique régional cette accélération de la fonte allait se poursuivre et impacter le bilan de masse de surface de la calotte groenlandaise. Leurs conclusions suggèrent que l'augmentation de l'accumulation au centre du Groenland qui existe effectivement aujourd'hui comparée à l'augmentation de la fonte sur la côte conduira en quelque sorte à un bilan nul. On peut espérer si les simulations sont correctes qu'à la fin du 21ème siècle, le Groenland dans son ensemble en termes simplement de bilan de masse de surface - je ne parle pas ici de la glace rejetée par la dynamique de la calotte de glace - sera dans un état de balance nulle.

L'autre conclusion importante de ces travaux, c'est que cette fonte sur la côte du Groenland amène de l'eau douce dans l'Océan Atlantique et est susceptible d'intervenir sur l'intensité de la circulation thermohaline telle qu'on l'appelle. Les calculs qui ont pu être menés par cette équipe concluent que cet effet de fonte seul ne sera pas suffisant pour réduire l'intensité de la circulation thermohaline. Encore une fois, je précise bien ici que l'on parle de bilan de masse de surface, on ne parle pas de l'effet possible d'accélération de l'écoulement du glacier avec des décharges d'icebergs dans l'océan.

Je bascule maintenant sur l'histoire du climat, les données obtenues dans le cadre des carottages dans les glaces polaires. C'est une activité qui n'a pas démarré avec l'année polaire internationale, tout le monde le sait. Cela fait environ 40 ans que des équipes internationales travaillent d'arrache-pied à forer des calottes de glace du Groenland et de l'Antarctique pour remonter dans le temps. Vous avez ici entouré en rouge l'essentiel des projets dans lesquels la France a été impliquée. Notamment, la France a eu le privilège grâce aux travaux de Claude Lorius et des collèges russes d'accéder au forage de Vostok qui est le plus profond à ce jour, ayant atteint 3 667 mètres de profondeur. La France a également été un des acteurs importants, notamment avec le soutien logistique de l'Institut Polaire Paul-Emile Victor, pour accéder au forage de Dôme C à la base Concordia qui est le forage le plus ancien disponible à ce jour (800 000 ans d'histoire du climat). La France a également été impliquée dans les projets au Groenland GRIP, au centre du Groenland, NorthGRIP et puis maintenant le nouveau projet NEEM dont on vous parlera un petit peu plus tard.

Au cours de l'année polaire, la France a également été impliquée dans un forage qui s'est terminé en fait pendant l'année polaire, sur un site qui s'appelle Talos Dôme. C'est une opération qui impliquait cinq pays européens : l'Italie, la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne et la Suisse. Le 24 décembre 2007, un joli cadeau de Noël, le forage s'est arrêté à 1 620 mètres de profondeur nous donnant accès à 300 000 ans d'histoire du climat dans cette région côtière Antarctique. Une équipe française s'est également associée à une équipe britannique pour forer un petit glacier situé dans l'île de James Ross dans la péninsule Antarctique. C'est une opération qui s'est conduite en février de l'année dernière et qui a atteint le socle rocheux à 364 mètres de profondeur en donnant accès à 20 000 ans d'histoire du climat et de l'environnement dans ce secteur de la péninsule. Comme je le disais, l'acquisition des carottes de glace, c'est une activité de longue haleine. Certaines opérations ont démarré pendant l'année polaire internationale. Quand on parle de résultats scientifiques acquis pendant l'année polaire internationale, on s'appuie évidemment sur des forages qui ont eu lieu bien avant. Ici, j'illustre encore une fois un graphique que Thomas Stocker vous a montré. Cette fois-ci, l'échelle de temps est inversée. Vous trouvez la période actuelle à gauche. Vous avez les derniers 800 000 ans à droite. Et puis, petit bonus par rapport à ce que Thomas Stocker vous a montré, vous voyez ici les concentrations actuelles du gaz carbonique et du méthane dans l'atmosphère. Le gaz carbonique est ici, le méthane est ici. Sur ce graphique, vous pouvez prendre, on va dire, conscience de l'impact de l'activité humaine sur les derniers 200 ans concernant les concentrations des deux gaz à effet de serre majeurs.

On a appris beaucoup à travers cet enregistrement EPICA, sur la relation entre climat et gaz à effet de serre, notamment le fait qu'en se projetant au-delà de 400 000 ans, quand on regarde l'évolution de la température en Antarctique reconstruite par les isotopes de l'eau, on se rend compte que les interglaciaires, les périodes chaudes, étaient moins intenses que celles que l'on a connues depuis 400 000 ans, mais également plus longues. Cette évolution est allée de concert avec des teneurs en gaz à effet de serre moins importantes également, indiquant très qualitativement que la sensibilité entre climat et teneur en gaz à effet de serre est restée à peu près constante à ces échelles de temps. Je tiens à préciser ici que ce travail a été conduit essentiellement dans un cadre européen : le projet EPICA, et notamment une collaboration franco-suisse dont Thomas Stocker a déjà fait mention et qui est extrêmement importante pour ces analyses des gaz à effet de serre. L'Institut Polaire a été un acteur majeur pour donner accès au site de Concordia et l'ANR nous a également soutenus pour ces activités.

Vous retrouvez sur ce graphique l'évolution du climat au Groenland tel que l'a montré déjà Thomas Stocker. La courbe ici vous représente l'évolution climatique observée dans le site de NorthGRIP au Nord du Groenland qui recoupe 125 000 ans d'histoire du climat. Grâce aux travaux de nos collègues danois et avec l'aide des chercheurs du Laboratoire des Sciences du Climat et de l'Environnement (LSCE) à Saclay, des études très détaillées ont pu être conduites sur ces changements climatiques majeurs en focalisant ici sur le réchauffement brutal qui s'est produit il y a 11 500 ans à la surface du Groenland et qui a conduit le Groenland dans l'état interglaciaire que l'on connaît aujourd'hui. On ne va pas rentrer dans le détail de ces courbes, mais si vous regardez cette partie du graphique, ce sont des mesures extrêmement détaillées où on peut suivre année par année notamment l'origine des précipitations de neige à la surface du site de NorthGRIP. Cette évolution de l'origine des précipitations que l'on obtient à travers un marqueur que l'on appelle l'excès en deutérium, nous montre que d'une transition climatique à une autre, on change de régime d'origine des précipitations en un à trois ans seulement.

Dit en d'autres termes, la surface du Groenland a vu l'origine des précipitations changer brutalement à une échelle de temps qu'un humain peut tout à fait percevoir puisqu'on parle d'une échelle de quelques années seulement. C'est un résultat extrêmement important qui a été publié l'année dernière et qui nous démontre s'il en est, grâce à ces données paléoclimatiques, qu'il existe réellement des surprises climatiques et des effets de seuil possibles quand on parle d'évolution climatique à long terme. Ce n'est pas un long chemin tranquille de réchauffement, on peut avoir des effets brutaux tels qu'il est est démontré ici dans le cadre du Groenland.

Je basculerai maintenant sur un forage qui s'est mis en place réellement dans le cadre de l'année polaire internationale, c'est le forage NEEM situé ici dans la partie nord-ouest du Groenland. Ce forage est conduit par nos collègues danois, mais il y a un véritable consortium international autour avec 14 pays impliqués, dont la France. Je vous encourage d'ailleurs pendant la pause de midi à jeter un œil à l'extérieur puisqu'il y a quelques posters qui vous illustreront le contenu scientifique de ce projet. L'enjeu majeur de ce projet, c'est d'accéder enfin au Groenland à un enregistrement fiable du climat pendant la dernière période interglaciaire, il y a 130 000 ans. Pourquoi ? Parce qu'il y a 130 000 ans, l'Arctique en général recevait une quantité d'énergie solaire beaucoup plus importante qu'aujourd'hui en été. Cela représentait 50 watts par mètre carré supplémentaires fournis par le Soleil à la surface de l'Arctique durant les mois d'été. Nous sommes là dans un cas extrême, et non un analogue parfait de ce que la Terre va expérimenter dans les prochaines décennies, mais il nous permet de tester les modèles climatiques et notamment de déterminer dans quelles mesures le Groenland est susceptible de fondre partiellement ou en grande partie durant ces conditions de forçage climatique particulièrement intenses. Le forage a débuté l'année dernière en juillet 2008. A l'heure où l'on parle, une équipe danoise associant d'autres partenaires internationaux est en train de mettre en place le système de forage et on espère très fort que fin juillet, début août, quand la campagne d'été sera finie sur ce site de NEEM, on aura atteint peut-être 1 000 mètres de profondeur et le travail continuera encore pendant deux saisons.

Il y a déjà des résultats scientifiques à présenter qui évidemment ne sont pas publiés. Ils résultent du travail de nos collègues danois avec Valérie Masson-Delmotte au Laboratoire des Sciences du Climat et de l'Environnement. Ici, ce sont des mesures des isotopes de l'eau couvrant typiquement les derniers 200 ans sur le site de NEEM, sur la première carotte obtenue l'année dernière, mesures comparées à l'évolution de la température mesurée à la station météorologique au sud-ouest du Groenland. Ce que l'on observe pour la première fois avec cet enregistrement dans les isotopes de l'eau, c'est que les teneurs actuelles montrent clairement un réchauffement très récent qui dépasse les valeurs particulièrement élevées observées durant les années 30. C'est une information extrêmement importante. D'une part, on a ici l'indication que les isotopes de l'eau dans ce site de forage nous donnent réellement un signal de température. D'autre part, on observe le réchauffement récent tout à fait bien marqué maintenant dans ces glaces du Groenland. Les études conduites par les collèges danois et par Valérie Masson-Delmotte ont également montré que la précipitation sur ce site se produit essentiellement en période estivale et qu'elle est influencée notamment par l'étendue de la banquise en mer de Baffin. On espère donc à travers les études de ce site obtenir des informations indirectes sur l'état de la glace de mer en Arctique, au moins sur une portion de l'Arctique.

Quelques mots maintenant en Antarctique sur un forage situé au site de Talos Dôme. Talos Dôme est un site côtier Antarctique à environ 1 100 kilomètres de Concordia et situé à 550 kilomètres d'un autre site foré par les Américains il y a quelques années, Taylor Dôme. Ce dernier site a été à l'origine d'une controverse. Quand on étudie l'évolution climatique entre une glaciation et une période interglaciaire, que l'on compare ce qui se passe en Antarctique et au Groenland, on observe ce que l'on appelle une bascule bipolaire. C'est-à-dire que la réponse climatique de l'Antarctique est en quelque sorte opposée à celle du Groenland quand on regarde en détail l'évolution climatique. Or, nos collèges américains grâce au site de Taylor Dôme sont arrivés à une conclusion tout à fait opposée, à savoir que sur cette zone côtière Antarctique, le climat évoluait en même temps et dans le même sens que celui du Groenland, donc en relation directe avec l'état de la circulation thermohaline dans l'océan Atlantique Nord. Le site de Talos Dôme nous a permis de tester cette hypothèse et voilà les résultats tout récents obtenus au cours des dernières semaines, montrant cette évolution climatique depuis aujourd'hui jusqu'à moins 25 000 ans. Grâce aux enregistrements isotopiques sur ce site de Talos Dôme comparés aux données obtenues sur le plateau Antarctique, comme les sites de Concordia et de Dronning Maud Land, et comparés ici en rouge à l'enregistrement du Groenland obtenu au site de NorthGRIP, on distingue clairement que ce site de Talos Dôme réagit comme celui de Concordia ou celui de EDML. On aboutit donc maintenant à une conclusion très forte que cet effet de bascule climatique lié à la circulation thermohaline affecte en réalité l'ensemble de l'Antarctique y compris les régions côtières.

C'est particulièrement important quand on se projette dans l'avenir parce que vous le savez, Thomas Stocker a insisté là-dessus, un des points chauds de l'évolution climatique future concerne cette circulation thermohaline dans l'océan Atlantique Nord, son intensité pouvant être affectée par la décomposition partielle du Groenland. Or, si dans le futur, le Groenland effectivement se décompose et ralentit cette circulation thermohaline, l'effet direct que l'on peut attendre d'après nos enregistrements paléoclimatiques, c'est que l'Antarctique devrait se réchauffer. Non seulement, l'Antarctique se réchaufferait, mais on peut s'attendre à une rétroaction du cycle du carbone qui fait que l'océan Austral piège moins de gaz carbonique qu'il ne fait aujourd'hui et amplifie encore plus cet effet de réchauffement.

Maintenant, quelques mots pour ébaucher un bilan sur cette année polaire vue côté français. Je pense qu'on peut conclure réellement à des progrès significatifs des connaissances sur des signaux climatiques qui couvrent différentes échelles de temps et différents processus étudiés en détail. Mais il faut insister sur le fait que c'est un événement qui s'inscrit dans un mûrissement scientifique n'ayant pas débuté en 2007. L'année polaire internationale 1957-1958 a eu un effet impulsif extrêmement important pour les recherches climatiques, notamment avec le démarrage des mesures de gaz carbonique à la station d'Hawaï. Il est évident qu'il ne faudrait pas s'arrêter aujourd'hui en 2009 avec cette cérémonie de clôture, d'autant plus qu'aujourd'hui, on se rend compte que de nombreux processus en régions polaires sont susceptibles d'intervenir sur le climat du futur et qu'il convient de les étudier. Je pense qu'un vrai bénéfice de l'année polaire a été de renforcer s'il y en était encore besoin les coopérations internationales et notamment, je pense que dans notre communauté des chercheurs travaillant sur les calottes de glace, on ne raisonne plus « France », on raisonne « Europe ». Pour nous, la recherche dans notre domaine se fait à une échelle d'un Laboratoire Européen virtuel. On ne raisonne plus maintenant « France » par rapport aux autres projets, par rapport aux autres pays.

Un autre effet indéniable de la quatrième année polaire internationale a été la sensibilisation des citoyens, je pense notamment aux jeunes générations. Chaque chercheur qui est dans cette salle et qui a contribué à l'année polaire internationale peut témoigner de l'attrait qu'a représenté cet événement aussi bien pour les enseignants que pour leurs étudiants (nombreuses visites de lycées, colloques et de nombreux événements qui ont été notamment pilotés par l'Institut Polaire Paul-Emile Victor). C'est non seulement une véritable sensibilisation envers les questions d'environnement, mais également, et je pense que c'est très important dans le contexte actuel, une sensibilisation envers l'intérêt des sciences. J'espère que cet événement aura créé quelques vocations parmi les jeunes générations.

Maintenant, quelques mots pour l'après 4ème année polaire. Après, la 4ème année polaire, qu'est-ce qu'il reste à faire finalement ? Il reste évidemment des questionnements scientifiques majeurs. Thomas Stocker en a déjà listé un certain nombre qui concerne les rétroactions climat/carbone, notamment aux pôles, les questions de devenir du pergélisol, des hydrates de méthane. Le couplage vraiment fin entre l'océan, la glace de mer et l'atmosphère, qui peut générer des processus rétroactifs particuliers impactant l'état climatique des régions polaires. La dynamique des calottes de glace, Frédérique Rémy nous en parlera tout à l'heure. Puis, de manière peut-être de moins en moins anecdotique, l'impact par exemple du carbone suie. Vous n'êtes pas sans savoir que des routes maritimes sont en train de s'ouvrir maintenant dans l'Arctique. Qui dit route maritime dit trafic amenant quantité de polluants et notamment du carbone suie. Et ce carbone suie possède un impact potentiellement très important sur l'albédo de la neige, c'est-à-dire la quantité d'énergie que la neige va renvoyer vers l'espace. On a encore ici via l'activité humaine, qui jusqu'ici n'est pas réellement développée dans le milieu Arctique, le potentiel de rajouter encore une rétroaction supplémentaire qui aggrave le phénomène de disparition de la banquise Arctique.

Il est important, je pense, de lancer des chantiers spécifiques sur les processus encore mal compris. L'effet du GIEC, c'est certainement de faire prendre conscience aux citoyens, à la population mondiale, que le problème du changement climatique est sérieux et qu'il doit être pris en main par les citoyens et par les hommes politiques. Mais, il donne aussi l'impression parfois que l'on a suffisamment compris l'état de fonctionnement de la machine climatique. C'est loin d'être le cas, il y a beaucoup de processus qui sont pour l'instant mal représentés dans les modèles. Si on veut mieux les représenter, il faut les étudier en détail. Notamment, j'aurais tendance à dire à titre personnel qu'il y a une tendance aujourd'hui à s'intéresser de plus en plus aux impacts du changement climatique. Quel va être son effet sur la biodiversité ? Quel va être son effet sur les ressources en eau ? Au fond, si on calcule les impacts sans connaître réellement quelle va être l'évolution climatique, je pense qu'on va se tromper de chemin et qu'on va conduire des études qui, finalement, aboutiront à des conclusions fausses.

Nous sommes face à un véritable impératif : maintenir et développer les réseaux d'observation. Les cartes d'évolution de température, vous en disposez aujourd'hui parce qu'il y a 150 ans, des gens ont commencé à mesurer la température. Il est absolument indispensable aujourd'hui de poursuivre ces études, documenter l'état du système climatique et ça, ça passe par les réseaux d'observation aussi bien au sol qu'en spatial avec les satellites. Je tiens à souligner encore une fois le rôle extrêmement important de l'Institut National des Sciences de l'Univers en France qui coordonne ce type d'activité d'observation.

Il faut poursuivre l'étude des enregistrements glaciologiques. Nous avons dans notre valise de nombreuses potentialités là-dessus : des nouveaux traceurs qui nous permettront de mieux contraindre par exemple le forçage volcanique ou le forçage solaire dans le passé. Etudier la variabilité climatique plus en détail.

Je pense qu'il faut encourager la mise en réseau des infrastructures logistiques. Il est bien évident que la recherche polaire a un coût, un coût extrêmement important, et que pour la rendre efficace, il faut que les agences de moyens, les agences logistiques, jouent leur rôle ensemble de manière coordonnée. Je citerai par exemple deux problèmes aujourd'hui tout à fait criants qui nous impactent dans la conduite de certains projets. Les problèmes par exemple de financements en Italie. Les Italiens ont beaucoup de mal à financer leurs activités en Antarctique aujourd'hui. Je citerai également les problèmes de coopération avec la Chine. La Chine arrive aujourd'hui en Antarctique avec une attitude plutôt nationaliste, ce qui ne facilite pas les coopérations internationales.

Pour finir, je dirais qu'il faut soutenir les points forts scientifiques et technologiques en France. Dans ce sens-là, je saluerai l'initiative récente de labellisation par l'INSU d'un Centre de Carottage et de Forage National qui va permettre de pérenniser la capacité technique française pour accéder à ces carottes de glace. Je tiens à cette occasion à saluer les efforts extrêmement importants des techniciens et ingénieurs, personnes de l'ombre. On parle beaucoup de sciences ici, mais il ne faut pas oublier les techniciens et les ingénieurs qui sont véritablement à la base de l'obtention de nos résultats.

Je termine mon exposé par une illustration d'un de ces projets que l'on souhaite mener à terme, combinant ensemble des aspects de questionnements scientifiques et de technologies. Ça concerne l'accès à une glace plus ancienne que celle d'EPICA Dôme C. Aller au-delà de 800 000 ans, ce n'est pas juste pour un chiffre, ce n'est pas juste pour battre un record. Au-delà de 800 000 ans, on sait que le climat terrestre réagissait d'une manière différente à ce qu'il fait depuis 800 000 ans, par rapport au forçage d'insolation. Les battements du climat terrestre étaient typiquement de l'ordre de 40 000 ans, avant moins 800 000 ans, et maintenant, ils sont typiquement de l'ordre de 100 000 ans. On n'a pas aujourd'hui d'explication claire de ce changement de régime du système climatique terrestre, il y a environ 800 000 ans. Pour progresser, il faut notamment accéder à un enregistrement fiable de la quantité de gaz carbonique dans l'atmosphère au cours du temps. Nous sommes aujourd'hui, à l'échelle internationale via le projet IPICS, à la recherche d'un site Antarctique nous permettant d'accéder à de la glace plus ancienne que 800 000 ans. Vous avez sur cette carte quelques exemples de régions en violet où potentiellement, cette glace pourrait être trouvée. Notre objectif aujourd'hui est de construire un instrument qui nous permette d'aller voir sur site, en une seule saison, si effectivement on peut atteindre de la glace suffisamment ancienne. Il s'agit de développer une sonde analytique innovante qui va mesurer le signal climatique et les gaz à effet de serre directement dans la glace plutôt que de remonter une carotte à la surface. C'est un gros projet. Nous avons déposé une demande de financement aujourd'hui à l'European Research Council. On espère potentiellement le financer si le Centre de Carottage et Forage National est labellisé comme très grand équipement, et puis, sinon bien sûr, s'il y a des mécènes dans la salle qui souhaitent soutenir ce type d'activité, ils seront évidemment les bienvenus !!!

Merci pour votre attention.

Pr Edouard BARD

Merci Jérôme pour cette intervention à la fois superbe sur les résultats de l'année polaire internationale et en même temps, sur les aspects de prospective scientifique. Jérôme a bien rappelé que toute ces recherches se font sur le long terme et sont les fruits de collaborations internationales, la contribution française étant tout à fait conséquente.

Pour nous parler de l'océan et de la banquise, j'aimerais maintenant accueillir Jean-Claude Gascard, Directeur de recherche au CNRS, travaillant au Laboratoire d'Océanographie et du Climat à Paris.

E. DR JEAN-CLAUDE GASCARD, DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS (LOCEAN PARIS)

Chers collègues, bonjour ! Je voudrais aussi remercier les organisateurs de cette réunion : Christian Gaudin au Sénat hier, Edouard Bard aujourd'hui au Collège de France. C'est vraiment un grand honneur de pouvoir s'exprimer dans ces circonstances et dans ce cadre. Je participe à cette thématique : Climat, glaces et océans. En fait, comme je vais me concentrer sur l'océan, je vais plutôt les décliner dans l'autre sens et vous parler des océans polaires, de l'Arctique et de l'Antarctique, du problème des glaces et de l'impact que cela a sur le climat et l'évolution du climat actuel, le changement climatique comme on l'appelle. Au cours de ma présentation, vous allez peut-être voir quelques défauts de coordination dans les transparents qui sont liés au fait qu'à ma rentrée dans la civilisation comme une navette spatiale qui rentre dans l'atmosphère, à Oslo, on s'est fait subtiliser deux sacs avec des PC dans lesquels il y avait ma présentation d'aujourd'hui. Mais, j'ai réussi à rassembler l'essentiel des informations que je comptais vous présenter. Il y aura peut-être un petit flou au passage de certains transparents, vous voudrez bien m'en excuser.

Hier, Gérard Jugie dans sa présentation nous a indiqué que quand on regarde l'Arctique et l'Antarctique, tout les oppose. En fait, c'est vrai qu'il y a un fort contraste, continent/océan dans un cas, océan/continent dans l'autre. Mais, il y a quand même des choses qui les rapprochent, certaines similitudes, notamment ce cycle saisonnier de formation des glaces de mer (la banquise comme on l'appelle) dans un cas comme dans l'autre avec des différences. Au niveau de l'Arctique, on oscille entre 14 et 16 millions de kilomètres carrés en hiver. Il y a des variations d'une année sur l'autre au maximum de développement de la banquise arctique. Ce sont plutôt 20 millions de kilomètres carrés dans l'Antarctique et la grosse différence, c'est que pratiquement toute la banquise antarctique fond en été et se reforme en hiver. C'est essentiellement de la glace nouvelle, la glace de l'année. Alors que l'Arctique se comporte de manière très différente. Il y a 30 ans, il n'y avait que la moitié de cette glace d'hiver qui résistait à la fonte d'été. On passait de 14 millions de kilomètres carrés à 8. Jusqu'à il n'y a pas très longtemps encore, on identifiait des glaces que l'on appelle pérennes ou multi-annuelles pouvant aller jusqu'à une dizaine d'années d'âge. Je ne parle bien toujours que des glaces de mer. C'est ça qui est en train de changer actuellement dans l'Arctique. Les glaces dites pérennes, c'est l'espèce en danger. C'est l'espèce de glace qui disparaît. Ce n'est pas la banquise d'hiver qui disparaît, c'est cette glace d'été et qui pose manifestement un problème très important sur le changement climatique et le bilan radiatif. Je vais revenir là-dessus dans ma présentation.

Je ne vais pas rappeler ce qui a été dit ce matin dans la présentation de Thomas Stocker et d'Edouard Bard. Simplement, avant le début de cette conférence de clôture de l'année polaire internationale, je vais me concentrer effectivement sur le sujet et les questions qui me sont posées : qu'est-ce qu'on a appris au cours de ces deux années polaires internationales ? Puisqu'en fait, il y en a eu deux. Voilà le bilan de la situation qui est résumée d'ailleurs dans le rapport du GIEC, c'est de là que vient ce document qui montre effectivement une évolution très nette de la SAT (Température de Surface de l'Atmosphère) au nord de 65N, l'évolution de la glace de mer arctique en forte décroissance et puis, d'autres paramètres sur le permafrost dans l'hémisphère Nord, la couverture de neige, les budgets de masse glaciaire. Quelque chose également de comparable dans l'Antarctique où on voit un signal qui est effectivement beaucoup plus atténué que dans l'hémisphère Nord. On a aussi commenté le fait que dans les régions polaires, dans l'Arctique en particulier - toujours un document que vous pouvez trouver dans le rapport du GIEC - l'élévation de température dans l'Arctique en moyenne est le double de celle que l'on observe à l'échelle globale.

Le point fort des deux années polaires internationales dans l'Arctique. Voilà les deux situations qu'on a rencontrées en 2007 et 2008 avec effectivement un recul de la banquise arctique très très important. Mais là où c'est encore plus intéressant, c'est de regarder dans ces couleurs qui distinguent les glaces de première année en bleu par rapport aux glaces plus anciennes qui vont du vert vers le rouge selon l'âge en nombre d'années. Je vais revenir sur cet élément parce qu'il est essentiel et il complémente ce qui vous a été présenté ce matin. Avant, un autre constat qui a été fait sur une période de temps un peu plus large avant l'année polaire internationale, c'est le réchauffement de l'atmosphère au cours des vingt dernières années. Parce que là, ça démarre en 1986 en haut à gauche où on représente un paramètre qui est assez facile à calculer à partir de la température de surface de l'atmosphère, c'est le nombre de degrés gel jour accumulé au cours de toute une saison d'hiver, qui va en général du mois de septembre d'une année au mois de mai de l'année suivante. Par exemple, s'il fait -10 degrés en dessous du point de congélation pendant 100 jours, vous accumulez -1 000 degrés de gel-jour pendant cette période hivernale.

Ça, c'est un paramètre qui a été utilisé, il y a très longtemps, par les chercheurs russes parce qu'on pouvait en déduire directement l'épaisseur résultante de la glace. Il y a une correspondance directe entre cette accumulation de nombre de degrés de gel jour en termes d'épaisseur de glace. Sur ces cartes, vous avez en haut à gauche le calcul qui peut être fait à partir de cette information sur l'année 86-87. En bas à droite, c'est sur les périodes plus récentes. Vous voyez que les couleurs deviennent de plus en plus pâles. C'est qu'on perd de plus en plus de degrés de gel-jour. Alors là, il y a un petit piège, plus c'est rouge, plus c'est froid. Mais ce piège évité, on comprend effectivement. Ici, on voit une trace de ce réchauffement progressif au cours des vingt dernières années. Ça, c'est non seulement un problème qui est lié à l'effet de serre, mais on va y revenir, à l'amplification dans les régions polaires qui est liée à un autre phénomène très important qui s'appelle l'albédo sur lequel je vais vous dire deux mots. Mais avant d'en venir là, sur ce schéma, vous avez la traduction graphique des cartes que j'ai présentées tout à l'heure. Sur ces vingt dernières années écoulées, toujours ce paramètre d'accumulation des nombres de degrés de gel jour sur la période d'hiver, qui est réparti selon les surfaces sur lequel ce froid s'exerce en millions de kilomètres carrés. On voit effectivement un recul très net entre le dernier maximum qui correspond aux années 96-97, qui s'exerce sur des surfaces de l'ordre de 2 millions de kilomètres carrés avec un froid de près de 6 000 degrés de gel jour accumulé au cours de la période d'hiver par rapport à des périodes plus récentes. On voit un recul de plus de 1 000 degrés. Et puis, d'une année sur l'autre, on voit aussi par exemple entre 2005-2006 et 2007-2008 qu'il n'y a pas un recul de ce nombre de degrés de gel cumulé, mais il y a un recul de la surface sur lequel ce froid s'exerce. Ce sont deux paramètres qui se combinent et on peut effectivement établir un index d'hiver en intégrant à la fois l'un et l'autre de ces deux effets : la surface et le niveau de froid. Ça marche très bien. C'est un index qui est assez bien corrélé. On a un niveau de corrélation de 0,8 avec l'étendue de la glace au minimum d'été au mois de septembre suivant.

L'autre effet, si l'effet de serre est un effet précurseur, l'albédo est l'effet amplificateur dans les régions polaires et c'est résumé sur ce graphique très simple selon qu'on a de la glace ou qu'on n'en a pas. La glace laisse la place à l'océan libre de glace au lieu de renvoyer dans l'espace 80 % du rayonnement solaire. Quand vous faites ça, sur 1 million de kilomètres carrés avec des constantes de l'ordre de grandeur de 100 watts par mètre carré, vous arrivez à des 10 puissances 14 watts. On est à 1/10e de pétawatt, c'est l'ordre de grandeur du transport méridien de chaleur par l'océan et l'atmosphère. Ce n'est pas rien.

Une autre surprise qu'on a rencontré dans l'année polaire internationale, c'est-à-dire ce recul majeur qui est représenté sur cette courbe rouge, c'est l'extension du minimum de glace en millions de kilomètres carrés en Arctique à la fin de l'été (fin septembre) où effectivement, on a une chute. Vous voyez l'étoile qui s'est décalée, elle doit être sur 2007. On voit en effet des fluctuations interannuelles très fortes et celle qu'on a observée pendant l'année polaire est du même ordre que celle qu'on avait observée avant. Par exemple, pendant l'année 96, la seule différence, c'est qu'au lieu d'avoir un bond vers le haut, ici, on a eu une décroissance très forte. Mais en termes d'amplitudes, de variabilité interannuelle, on n'est pas sorti de l'épure. Là où on est sorti de l'épure, ça a été dit par Thomas Stocker ce matin, c'est qu'effectivement il y a un retard des modèles de ce que prévoit le GIEC par rapport à ce qui s'est passé. Ce qui s'est passé effectivement pendant l'année polaire internationale, ça nous a fortement surpris. On s'y attendait un peu, mais pas autant quand même en termes de recul de la glace et bien d'autres paramètres que je vais décrire. Mais avant de revenir sur les problèmes d'Arctique et d'Antarctique, je voudrais revenir sur un aspect de l'impact - ça va me permettre justement de parler un peu de l'Antarctique - de ce qui se passe dans ces océans polaires qui sont très loin de chez nous, mais qui concernent tout le système climatique terrestre.

L'océan est un lien très fort sur ce plan. On a parlé de la circulation thermohaline. Qu'est-ce que c'est que cette circulation thermohaline ? Il s'agit des masses d'eau océaniques qui sont réchauffées à l'Equateur et qui circulent surtout dans l'Atlantique, de l'Equateur vers les pôles, en se refroidissant, en libérant progressivement la chaleur qu'ils ont accumulée à l'Equateur et en la libérant progressivement à l'atmosphère. C'est pour ça qu'on jouit de climats océaniques qui sont assez confortables en Europe de l'Ouest en particulier et lorsque ces masses d'eau arrivent dans ces régions subpolaires, elles atteignent un niveau de densité tel qu'elles plongent et elles reviennent sur le fond de l'océan vers l'Equateur. C'est cette boucle de circulation que l'on appelle la circulation thermohaline parce qu'elle est gérée par les variations de température et de salinité qui agissent sur la densité. Un tout petit point de physique de base pour qu'on comprenne après les schémas compliqués, premièrement, c'est que quand l'eau de mer se refroidit, elle se densifie toujours, contrairement à l'eau douce qui après avoir passé 4 degrés devient plus légère. Il y a une anomalie avec l'eau douce, c'est pour ça que les lacs se comportent de façon très différente de l'océan. Un lac qui gèle, l'élément fluide qui est dans le lac, avant de se prendre en gel est dans un état de stabilité remarquable et l'océan, c'est exactement le contraire. Il est dans un état convectif perpétuel. C'est-à-dire que les masses fluides qui atteignent la surface, en se densifiant, elles ont naturellement tendance à replonger immédiatement. Ce qui fait que d'une certaine manière dans l'Arctique, selon les conditions que l'on rencontre dans la couche de mélange, avant de geler, quand on est proche du point de congélation, la masse fluide a deux options. Ou elle va se faire prendre par le gel et elle est bloquée parce qu'il y a un changement de phase et la flottabilité aidant, elle va être figée en surface, ou le petit sursaut de densité l'entraîne en profondeur et lui évite la prise en glace.

C'est comme ça qu'on explique la glace de frasil qui est quelque chose qui a été découvert par les premiers explorateurs comme Nansen et autres dans l'Arctique comme dans l'Antarctique. Cette glace de frasil vient du fait qu'il y a cette convection perpétuelle. On trouve des masses d'eau super refroidies à quelques dizaines, vingtaines de mètres de profondeur qui, logiquement, auraient dû se faire prendre en glace, mais qui ont échappé au gel par le processus que j'ai décrit tout à l'heure. Sauf que si à cette profondeur, il y a un changement de pression qui peut être uniquement lié à un passage d'une dépression météorologique au-dessus de cette zone où se trouve de l'eau super refroidie, le saut de pression, la détente adiabatique va provoquer le changement de phase. A ce moment-là, vous allez avoir une formation de glace de frasil, c'est-à-dire que la glace va monter quand il y a changement de phase et que l'eau liquide devient solide. C'est comme une balle de ping-pong, elle remonte vers la surface et vous pouvez la voir remonter. C'est ce que les explorateurs, il y a cent ans, ont observé dans l'Antarctique et dans l'Arctique. On avait sous-estimé cet effet dans l'Arctique et on l'a découvert pendant les années polaires internationales (un développement massif de glace de frasil). Ça, c'est important. C'est un cas typique de processus qui sont négligés actuellement, mal pris en compte dans les modèles et qui explique d'une certaine manière qu'on rencontre des problèmes pour modéliser correctement la formation de la glace.

Pour revenir sur le schéma, on a ici des cellules de convection dans l'hémisphère Nord comme dans l'hémisphère sud, surtout dans le secteur Atlantique, dans la mer de Weddell, dans les mers de Labrador, Groenland et Islande qui expliquent ce retour des eaux refroidies, densifiées, oxygénées. C'est tout un système très important pour gérer tous les écosystèmes marins et ils contribuent aussi à ce chauffage central qui est dominant dans le système climat terrestre. Dans l'Antarctique, ça a été dit aussi ce matin, mais j'insiste sur ce point, on a observé pendant l'année polaire internationale effectivement une fonte. Alors, le fait que dans l'Antarctique, la glace de mer comme je l'ai dit avant disparaît complètement en été n'est plus un élément d'appréciation du changement climatique comme ça l'est dans l'Arctique. Par contre, dans l'Antarctique, ce qu'on voit, c'est jusqu'où ce changement climatique, ce réchauffement peuvent affecter la glace qui s'est accumulée sur les continents, qui est une glace complètement différente de la glace de mer. C'est ce qu'indique ce schéma, c'est une étude conduite par Eric Rignot qui est un chercheur qui travaille en Californie où on voit des bilans de masse négatifs sur la péninsule antarctique et aussi dans tout le secteur de l'Antarctique de l'Ouest en Mer de Bellingshausen et Mer d'Amundsen. On voit les effets du réchauffement climatique de manière très appréciable. Je peux aussi vous rapporter des éléments qui ont été communiqués lors d'une Gordon Conference à Lucca en Italie, il y a moins d'un mois par une chercheuse américaine qui a étudié de manière très précise le démarrage de la période de fonte et le retour de la période gel au cours des vingt et trente dernières années où on voit des états de réchauffement qui sont aussi marqués qu'en Arctique dans toute cette région de l'Antarctique. Ça, c'est aussi un apport récent de l'année polaire internationale.

Avant de revenir sur l'Arctique aussi, je voudrais indiquer les impacts sur les écosystèmes marins. On note dans certains endroits de l'Arctique des niveaux de pression partielle de gaz carbonique qui sont très bas, qui impliquent des flux de gaz carbonique de l'atmosphère vers l'océan avec une acidification des océans puisqu'il y a une formation d'acide carbonique par la même occasion. Je peux me permettre de signaler à ce niveau un projet franco-canadien qui s'étend aussi aux USA. C'est le projet Malina dont m'a fait part Marcel Babin puisqu'il est le promoteur de ce projet qui va avoir lieu sur l'Amundsen cet été. On n'est plus dans l'année polaire, mais la gestation du projet a bien profité aussi de cet élan, de cette impulsion donnée par l'année polaire internationale. Ça me permet de faire deux remarques. La première, c'est qu'il est encore un peu tôt pour faire un bilan de l'année polaire internationale. On peut donner des indications, je vais vous en donner d'autres, sur ce qu'on va retrouver dans les rapports finaux, mais on est encore un peu tôt pour faire un bilan exhaustif, complet et précis. Il va y avoir cette année en novembre un symposium à Bruxelles, un mois précisément avant la réunion du COP-15 à Copenhague avec l'idée de transmettre des messages clairs sur un certain nombre de résultats. J'en ai évoqué certains et je vais continuer à vous en présenter d'autres. Il y a ce symposium qui aura lieu 10, 11 et 12 novembre dans un cadre très international pour réellement commencer à tirer des bilans complets et précis. Il y a une autre réunion dont j'ai eu connaissance, il y a deux jours, qui est organisée aux Etats-Unis. Ça sera vers la mi-mars par le Group Search qui s'occupe des études de changements climatiques en Arctique. Et puis, la réunion dont on a entendu parler hier qui aura lieu à Oslo au mois de juin de l'année prochaine qui sera réellement la réunion scientifique de clôture de l'année polaire internationale en termes de bilan. Un peu de patience pour les résultats complets. L'autre remarque que je voulais faire, c'est la suite. Ça a été dit aussi ce matin et hier, c'est qu'on se trouve dans une année polaire internationale fortement marquée par le changement climatique et vous comprenez bien qu'on ne va pas attendre 25 ou 50 ans pour reprendre le sujet. Il va falloir trouver un mode d'organisation. On a parlé de systèmes d'observations pérennes hier. On va continuer à en discuter pour essayer de prolonger l'effort dans un contexte peut-être un peu différent de ce qu'on a fait dans l'année polaire internationale, mais on ne va pas pouvoir s'arrêter et attendre 25 ans pour savoir ce qui se passe.

Au sujet de Malina d'ailleurs, ça me permet de dire qu'il y a des projets qui sont très similaires. Je signale le projet Rusalca, russo-américain qui va avoir lieu cet été en même temps que Malina et un autre projet ATP (Arctic Tipping Points) qui est financé par l'Union Européenne plutôt dans le secteur européen de l'Arctique. Ces trois projets, on voit déjà la mise en réseau de programmes et une internationalisation des efforts dans l'Arctique et dans l'Antarctique. Ce sont des éléments très importants.

Pour revenir sur l'Arctique en termes de bilan, où est-ce qu'on en est ? 2007 et 2008, effectivement, il y a eu des événements importants, je ne vais pas dire catastrophiques, mais très importants dans l'Arctique. On en a parlé à plusieurs reprises. Ce qui est très étonnant, c'est que quand vous regardez la littérature ne serait-ce qu'au cours des dix dernières années, tous les ans, en septembre, au moment où la banquise arctique a reculé au maximum, vous pouvez trouver des commentaires et des publications associées à ce type de commentaire. Des événements sans précédent au cours des vingt-quatre dernières années observées par les satellites. Tous les ans, vous avez lu ça. 2007-2008, c'était encore plus fort qu'avant. Tout ça pour dire que 2007-2008, ce ne sont pas vraiment des accidents, c'est dans la continuité des choses avec le problème de la variabilité interannuelle qui est très forte dont j'ai parlé tout à l'heure. 2007et 2008 sont assez différents. Ça, c'était le rythme auquel on était habitué avant. J'ai parlé de l'oscillation entre 14 millions de kilomètres carrés et 7 à 8, soit la moitié qui résiste à la fonte d'été. 2007 et 2008, c'est réellement beaucoup plus fort que ça. Mi-mai 2009, on voit qu'on est situé entre la moyenne des années 80-2000 et puis on est sensiblement au-dessus du minimum de 2007. Qu'en sera-t-il au mois de septembre 2009 ?

Pour l'extension de la glace. Il y a quatre paramètres très importants à retenir, aucun n'est indépendant de l'autre. Je vais parler de la vitesse à laquelle se déplace la glace qui a fortement accéléré. Sur ce graphique, on représente la dérive d'une plate-forme - c'était le bateau Tara - entre septembre 2006. Il avait été mis dans la glace pas très loin d'où avait été mis le Fram en 1894 avec Fridtjof Nansen et en un an, en septembre 2007, le navire Tara était arrivé là où le Fram avait mis deux ans. Un certain nombre d'autres bouées plates-formes que l'on avait déployées sur la glace avaient fait la même chose. Vous comparez avec le Fram qui lui a mis trois ans pour faire la même trajectoire. Après la dérive de Tara, c'est la station dérivante russe NP35 qui a été mise en place ici parce qu'on ne trouvait pas d'autres morceaux de glace pour installer le camp en 2007 au moment de ce recul considérable de la banquise. Elle a dérivé en dix mois pour aller de ce point à ce point-ci. Si on élimine la première année de dérive du Fram, vous pouvez comparer deux ans à dix mois. Il y a une accélération pratiquement du simple au double des vitesses de déplacement de cette banquise. Il faut dire que comme on va le voir sur le paramètre suivant, l'épaisseur ayant diminué, cette glace est devenue plus mobile. Il y a des travaux d'ailleurs qui sont en cours de publication par les chercheurs du LGGE sur ce sujet. Cela a pas mal dérangé tout le planning, le schéma, le dispositif expérimental des projets arctiques qui se sont déroulés dans le cadre de l'année polaire internationale comme révélés sur ce graphique. Vous avez ici une simulation de dix-neuf plates-formes. C'est un modèle. C'est une simulation qui indique qu'au bout d'un an, toutes ces plates-formes qui apparaissent avec des cercles ici au début de la dérive arrivent sur les croix un an plus tard. C'était lié à ce que l'on savait de la dérive des glaces dans l'Arctique. Au lieu de cela, le bateau Tara par exemple au lieu d'être ici en septembre 2007 s'est retrouvé là à une distance deux à trois fois plus éloignée de son point de départ.

Maintenant, un autre paramètre important qui est couplé aux deux précédents, c'est l'épaisseur de la glace. Ça, c'est quelque chose que l'on savait avant l'année polaire internationale puisqu'il y avait eu des patrouilles de sous-marins nucléaires américains pendant le milieu des années 90 équipés avec des sonars sondant la glace par en dessous. On voit effectivement entre la période 58-76 en bleu et ces sondages par sonars à visée verticale en 93-97, un changement assez radical, presque du simple au double. Entre des épaisseurs de glace de 3 mètres ou plus et maintenant, on en est réduit à peu près à la moitié. Là, c'est peut-être le plus important des quatre paramètres sur lequel je voulais attirer votre attention, c'est l'âge de la glace, sans entrer dans trop de détails entre la glace de l'année et puis les glaces qui ont résisté à une fonte d'été. Ces glaces de mer quand elles subissent la fonte d'été, leur structure change complètement. On voit ça très bien avec des diffusiomètres, ce que l'on appelle des scatterometers en anglais qui sont sensibles à la rugosité de la glace, à son contenu en sel, à un certain nombre d'éléments de microscopie du cristal de glace. On voit très bien sur le signal de rétrodiffusion si on a affaire à une glace jeune ou à une glace plus ancienne au moins de deux ans et c'est ce que cette carte indique. Vous voyez, entre 2007 et 2008, il y a pratiquement moitié moins de glaces pérennes, de glaces qui ont résisté à au moins une fonte d'été. Par contre, en 2008, ce qu'on n'a pas eu en 2007, on récupère beaucoup de glace de l'année qui va devenir une glace de seconde année puisque cette glace - on est en septembre - ne va pas fondre.

Ici, c'est toujours sur le même sujet. On était en 2002. Vous voyez l'étendue des glaces pérennes, des glaces pluriannuelles par rapport aux glaces jeunes qui sont en bleu. Sur ce graphique, il faut que je passe un petit peu de temps là-dessus parce qu'on est au cœur du problème. Après, on va arriver aux conclusions rapides. Ici, vous avez sur les croix bleues, le rythme, l'évolution dans le temps de cette glace pluriannuelle qui est située ici en couleur orangée. L'échelle ici, ce sont quelques millions de kilomètres carrés sur une dizaine d'années d'observation avec le satellite européen ERS 1 et ERS 2. Vous avez l'évolution. C'est un peu comme un électrocardiogramme. C'est la fuite des glaces pérennes qui s'écoulent, qui sortent de l'Arctique par le détroit de Fram et on voit cette perte en millions de kilomètres carrés chaque hiver. Au moment de l'été, vous sautez ici de la fin de l'été au début de l'automne, là où la période de gel recommence et ce saut (flèche noire) indique la quantité de glaces de l'année qui ont résisté à la fonte d'été, qui deviennent des glaces de seconde année et qui viennent renflouer et compenser la perte en glaces pérennes de l'année. Au cours des années 90, vous voyez qu'il y a des fluctuations surtout en 96-97, mais on est dans une situation à peu près stable. Ça, c'est un travail que j'avais fait avec les gens du groupe d'océanographie spatiale à Brest, avec Cavanie et Ezraty et la décennie suivante, ce travail a été continué avec un autre satellite, c'est QuikSCAT, par Ron Kwok qui travaille en Californie au JPL et on voit effectivement les battements ici sur les croix bleues qui deviennent beaucoup plus faibles. Est-ce que c'est parce qu'on a changé de satellite ? Peut-être un peu, mais ça n'explique pas tout.

Mais le point le plus important, vous voyez qu'en 2005 - en anglais, ils disent replenishment - le renflouement par la glace de première année qui a résisté à la fonte d'été pour compenser la perte en glaces pluriannuelles. C'est comme un infarctus si on prend ça comme un électrocardiogramme. Ça, c'est un prémices de ce qui s'est passé après en 2006, 2007 et 2008. Si vous n'avez pas de renflouement pour compenser la perte en glaces pluriannuelles par la glace de première année qui va résister à la fonte d'été, cette glace pérenne va s'affaiblir et c'est ce qui s'est passé en 2007. Alors, pour faire en sorte que les modèles marchent bien et qu'on suive l'évolution du système correctement, j'indique un peu comment on va faire pour obtenir ces observations qui nous manquent. Au sujet des processus, j'en ai décrit un au niveau de la glace de frasil. Il y en a d'autres. En été, par exemple, la formation des flaques de fonte à la surface de la glace. Des processus qui sont essentiels si on veut effectivement que la modélisation se rapproche de la réalité. Voilà comment les observations sont conduites quand on dispose d'une station dérivante sur la glace comme la station russe NP35 ou un bateau comme Tara. Ce sont des occasions exceptionnelles que l'on ne peut pas reproduire sur beaucoup d'endroits de l'Arctique. Vous voyez, si on est capable de restituer un profil de températures dans l'atmosphère à travers la glace et dans l'océan, c'est un élément extrêmement puissant ensuite pour comprendre ce qui se passe au niveau de la glace. Là, sur ce profil qui est au mois de juillet 2007, Tara est dans la région du pôle. Vous voyez des masses d'air atmosphériques qui sont à plus de 10 degrés dans la troposphère. Vous voyez aussi des masses d'eau atlantiques qui sont un peu moins chaudes, mais il y a beaucoup de calories là-dedans, c'est de l'eau à + 2 degrés. Vous voyez que la seule chose qui maintient la glace, c'est cette couche d'eau sous-jacente qui fait à peine 100 mètres d'épaisseur qui résulte des processus hivernaux, qui reste au point de congélation et c'est le seul élément qui permet à la glace de ne pas fondre.

On se préoccupe beaucoup de savoir d'où vient cet air chaud ou cette eau chaude. Il y a d'autres éléments aussi. Il y a le bilan radiatif. On n'oublie pas le Soleil dans toute cette problématique. On se préoccupe de l'advection de chaleur ou des processus de transfert de chaleur de l'air à l'eau à l'interface vers la glace, mais on regarde aussi ce qui vient du Soleil - tout part de là - pour mesurer l'albédo. On a des radiomètres. Ce sont des instruments qu'on n'a pas réussi encore à bien robotiser et à maintenir en état de fonctionnement sans présence humaine. Quand on dispose de stations dérivantes, ce sont des informations qui sont capitales. L'albédo, sans entrer dans trop de détails, ce n'est pas uniquement le pouvoir de réflexion de la glace qui d'ailleurs est recouverte de neige. Il faut déjà savoir l'état de la neige, mais c'est aussi aux traversées de l'atmosphère qu'il faut connaître, tout ce qui se passe, les aérosols, la pollution atmosphérique. Il y a des projets qui s'attachent à surveiller tout ça. Il y a Polarcat en particulier. L'effet des nuages aussi sur ce bilan radiatif est essentiel pour savoir ce qui passe à travers l'atmosphère et ce qui est renvoyé dans l'espace. Quand on dispose de plates-formes dérivantes, on peut accéder à ces informations capitales. Il y a aussi ces sondes dans l'océan qui mesurent non seulement la température, mais la salinité et qui révèlerait aussi la présence de l'halocline, qui est beaucoup plus proche de la glace et qui est une autre barrière qui permet à la glace de résister à la fonte d'été. Au niveau de la robotisation parce qu'on ne peut pas être en station dérivante tout le temps, il y a eu un effort énorme qui a été fait pendant cette année polaire internationale pour développer ces systèmes qui peuvent capter ces informations de manière automatique avec des flotteurs sous-marins équipés de sonars à visée verticale pour mesurer l'épaisseur de la glace par en dessous, un peu comme un sous-marin. Les profileurs qui permettent ici de révéler les variations de température et de salinité de la surface jusqu'à une certaine profondeur et puis ensuite, des planeurs sous-marins qui commencent à faire beaucoup de travail dans l'océan libre de glace. Mais là, on les a adaptés à travailler sous la glace sans moyens de communication directe avec les satellites. Le satellite reste bien entendu aussi un élément essentiel dans tous ces dispositifs.

Sans entrer dans trop de détails, il y a cette robotisation-là qui nous permet de capter l'information de façon lagrangienne. Tout ça, se déplace avec la glace et il y a aussi des dispositifs à la périphérie de l'Arctique dans les passages comme le détroit de Fram ou à la périphérie de l'Arctique où on dispose d'engins qui sont mouillés sur le fond de l'océan et qui font les mêmes mesures. Là, la seule difficulté avec ces systèmes mouillés sur le fond, c'est qu'en général, il n'y a pas de relais en surface. L'information est retardée, ce qui est un problème quand on a besoin de faire des acquisitions en temps quasi réel pour suivre l'évolution d'un système aussi compliqué. Il faut des satellites, il faut des plates-formes dérivantes, il faut des instruments robotisés comme j'en ai présenté certains et puis il faut aussi les brise-glace. Ici, vous avez une armada de brise-glace, c'est assez remarquable. Ça caractérise bien l'impulsion, le stimulus qui a été donné pendant l'année polaire. Il y avait un lien commun à tous ces bateaux et là, je vais venir sur l'aspect international. C'était le projet européen Damoclès financé par l'Union Européenne dans le cadre du 6ème programme-cadre de recherche et développement avec tous ces pays coordonnés par la France et qui ont réussi à développer des relations très officielles avec les USA, le projet Search. On a établi une action spécifique Search pour Damoclès pour développer des actions tout aussi bien avec la Russie, qu'avec la Chine pour participer à leur mission CHINARE 2008 sur le Xue Long. Nous coopérons avec le Canada et le réseau ArcticNet et le Polar Shelf Project et puis le Japon. Cette coopération internationale est à la base aussi de l'interaction qui a pu se développer à travers toutes ces actions ponctuelles. Mais en tissant le lien autour de tous ces opérateurs, on arrive à boucler la boucle, à faire face au défi majeur que pose ce genre d'investigation. Ce n'est pas facile de pouvoir être présent dans les endroits très critiques de l'Arctique.

Je vais conclure là-dessus. Le transparent de conclusion est resté à Oslo dans le calculateur qui est parti. Mais je vais revenir sur ces aspects de coopération internationale qui me paraissent essentiels. En fait, ceci était pour l'illustrer. Ce qu'on peut dire sur le système climatique en Arctique, le régime est sans aucun doute désormais dans une phase de transition où il semble qu'on va assister à un Arctique qui va se comporter au niveau de la banquise comme l'Antarctique, c'est-à-dire que la glace de mer va avoir tendance à disparaître de plus en plus à la fin de la période d'été. Elle ne va pas disparaître en hiver, elle se reformera, mais ça va introduire un changement capital dans le bilan radiatif du système Terre qui va déclencher un certain nombre d'autres impacts. J'en ai décrit certains, mais on en a parlé aussi, je ne vais pas revenir dessus, avec la glace sur le Groenland, la glace de la péninsule antarctique et tout ce qui se passe sur l'Antarctique de l'Ouest. Le pergélisol aussi dans l'hémisphère Nord sur toute la Sibérie qui est très exposée à ces effets de réchauffement. Je vous signale un papier de Lawrence et d'autres auteurs qui signalent que l'avancée du front polaire contribue à faire fondre une grande partie du pergélisol sibérien. Il est aussi très vraisemblablement lié à ces reculs de banquise en été. Les anomalies thermiques qu'on observe dans le courant de l'automne, qui sont à leur maximum, sont de l'ordre de +7 à 8 degrés au-dessus des moyennes saisonnières et c'est cet effet-là qui semble se répercuter sur la partie terrestre de l'Arctique avec les implications sur le pergélisol.

Je crois que je vais m'en tenir là et vous remercier de votre attention.

Pr Édouard BARD

Merci Jean-Claude pour cet exposé détaillé et fouillé sur les interactions entre l'océan, la glace de mer et le climat. Nous allons passer à la prochaine intervenante qui est Frédérique Rémy, Directrice de recherche au CNRS travaillant au Laboratoire d'Etudes en Géophysique et Océanographie Spatiale de Toulouse.

F. DR FRÉDÉRIQUE RÉMY, DIRECTRICE DE RECHERCHE AU CNRS (LEGOS TOULOUSE)

J'ai préparé l'exposé avec Etienne Berthier, un jeune collègue, et avec la participation de différents collègues du LGGE et du LEGOS. J'axerai essentiellement sur l'état de santé des calottes polaires en termes de niveau de la mer. Juste en deux mots, le volume des calottes polaires est lié à l'équilibre entre la quantité de neige qui tombe chaque année et la quantité de glace qui est évacuée chaque année, la différence contrôlant le volume. Si on veut mesurer l'état de santé soit le bilan de masse des calottes polaires, on mesure soit les taux d'accumulation et leur variation ainsi que les vitesses à la côte et leur variation soit globalement, le volume total et ses variations. J'ai illustré dans le cadre de l'année polaire internationale les travaux qui ont été faits là-dessus.

D'abord, pour mesurer le taux moyen d'accumulation, le moyen le plus efficace est de faire des raids scientifiques comme ceux-ci et puis de faire des minis carottages pour mesurer la quantité de neige récente. Ce qu'on voit ici, c'est que là où il y a des petits points, c'est là où il y a une mesure in situ de taux d'accumulation et ce qu'on voit, c'est qu'il y a des endroits où il y a 1 point pour plus de 6 000 kilomètres carrés. Manifestement, cela ne suffit pas et dans le cadre de l'année polaire, il y a eu un effort de coopération avec les Italiens, les Français, les Russes. Le coordinateur français, est Michel Fily .Il s'agit de faire toute une série d'autres mesures in situ un petit peu partout. Mais on voit que ça bouche certains trous, mais qu'il en reste encore beaucoup et qu'un autre moyen, est de passer par les modèles. Là aussi, les modèles ont besoin de mesures pour être testés ou pour être contraints. Là, j'illustre ceci par CONCORDIASI qui est un projet sous la responsabilité de Christophe Genthon au LGGE. L'idée est d'améliorer les mesures de prévision et de climat à partir de la détection et des mesures de terrain. On a toute une armada de diverses observations. A gauche, vous avez le spatial avec des nouveaux capteurs, des nouveaux sondeurs comme IASI. A droite, vous avez des ballons à une hauteur intermédiaire qui sont remplis d'instruments de mesure. Ici, enfin, au sol, à 40 mètres de haut, une tour instrumentée avec un tas d'instruments. On peut ainsi mesurer dans la colonne d'air toute une série de paramètres et les comparer avec les modèles. Sans rentrer dans les détails, vous avez à gauche le modèle européen (le CMWF), à droite, les observations du vent à différents horaires et ce qu'on voit, c'est qu'il y a encore beaucoup de travail à faire pour améliorer les modélisations. Ce sont eux qui le disent, ce n'est pas moi. On peut également mesurer les vitesses d'écoulement de la glace et puis leur variation.

A gauche, vous avez une vitesse de bilan de l'Antarctique qui est obtenue à partir d'un petit modèle contraint avec des données satellites. L'échelle étant logarithmique, faites attention, les zones jaunes s'évacuent cent fois plus vite que les zones bleu marine, voire noires. Ce que l'on voit, c'est que 90 % de la glace est évacuée par quelques glaciers à la côte. Ce qui est clair, c'est que ce sont eux qu'il faut surveiller, ce sont ces systèmes glaciaires comme on en voit un ici en regardant pour un grand glacier comment il fonctionne et est-ce qu'il est stable ou pas stable ? Là, il y a eu le projet DACOTA centralisé par Emmanuel Le Meur du LGGE. On prend le glacier de l'Astrolabe, où est arrivé Dumont d'Urville en 1840. On fait des mesures radars aéroportées afin d'avoir bien le socle rocheux qui pénètre à l'intérieur de la glace. Il y a des mesures de radars à moins basse fréquence qui vont permettre de mesurer la stratification de la neige, soit les taux d'accumulation. Des mesures de GPS de marées de manière à avoir l'influence de la marée sur la langue du glacier et des mesures GPS terrain de manière à mesurer les vitesses d'écoulement. Le tout est injecté dans les modèles. Ce gros projet est en cours de traitement.

Il y a également les observations directes de la topographie qui a pas mal d'avantages. On fait une observation de la topographie et après, répétée dans le temps. Ce qu'on voit, c'est que la topographie est une information capitale. On voit ici le lac de Vostok qui produit une très jolie signature. On voit un tas de réseaux hydrologiques sous-glaciaires et en plus, cela donne une contrainte très forte pour la modélisation. Ça sert de tests aux modèles et de conditions limites. Voici des travaux récents à partir de deux satellites, ERS qui a volé de 1995 à 2003 et ici, ENVISAT de 2002 à 2007.On a cartographié en mètres par an la variation de volume des satellites. Ce que l'on voit, c'est que pendant la période ERS à gauche, ça gonflait un peu, à droite, ça diminuait. Pendant la période suivante, c'est complètement l'inverse. On voit une très grande variabilité due à la variabilité des taux d'accumulation. En revanche, dans ce secteur-là, c'est un petit peu plus homogène avec moins de variations. Mais, ce que l'on voit par exemple, c'est qu'ici, il ne se passait pas grand-chose et là, d'un coup, il y a un glacier qui a freiné et qui a fait une petite bosse à son amont parce qu'il a complètement freiné. On parle beaucoup des glaciers qui se mettent à accélérer, on parle assez peu des petits glaciers qui se mettent à freiner. Mais il y en a, il y en a un là en tout cas et si on fait un zoom évidemment sur le secteur de Pine Island Glacier, ici, on voit des pertes dues à une augmentation de la vitesse, c'est clair, qui sont à peu près identiques en fonction des différentes périodes de mesures.

Pour finir avec la topographie et ces mesures-là, on peut faire le même genre de mesure avec des satellites de gravimétrie. Les satellites de gravimétrie vont nous mesurer les variations de masse alors que l'altimétrie, on mesure des variations de volume, la différence entre les deux étant liée entre autres à la densité de ce qu'on gagne ou de ce qu'on perd. Là, c'est assez intéressant. A gauche, c'est la gravimétrie, soit la perte de masse et à droite, c'est par altimétrie, soit la perte de volume. Évidemment, exactement pendant la même période et on s'aperçoit qu'on a une correspondance assez extraordinaire entre les deux types de capteurs. C'est que l'on commence à bien mesurer et à avoir des erreurs qui diminuent. Le problème de l'altimètre, est que l'on n'a pas de mesures ni sur le talus continental ni sur les petits glaciers. Comme ici par exemple sur les Kerguelen, on ne pourrait pas mesurer avec l'altimétrie satellite la topographie des Kerguelen. On a besoin d'autres méthodes. Les autres méthodes, c'est l'imagerie optique. Ici, on a des cartes IGN qui montrent la calotte polaire des Kerguelen, non loin de l'Antarctique, en 1963, en 2001 jusqu'à nos jours. On peut déjà facilement avec ce genre de capteur regarder la variation de l'étendue et on voit ici la calotte COOK aux Kerguelen qui se réduit, et qui a perdu une cinquantaine de kilomètres carrés en quelques décennies et là, qui en une décennie vient de perdre 45 kilomètres carrés. On a une réduction de cette calotte de pratiquement 20 % de sa surface initiale. Ce genre de capteur, vous allez comprendre pourquoi, je vous en parle avec autant d'insistance, permet également avec deux prises de vue séparées de quelque temps par stéréographie de reconstituer la topographie en trois dimensions. Ici, c'est la topographie en trois dimensions à partir d'un capteur SPOT qui est assez intéressante parce qu'on a repris l'image IGN et on s'est aperçu que sur l'image IGN, on voyait bien la marque de cette montagne qui dépassait et que la marque était à cet endroit-là. On a un moyen assez extraordinaire de mesurer les pertes d'épaisseur et on voit que c'est entre 130 mètres et 265 mètres d'épaisseur perdue en 40 ans sur cette calotte des Kerguelen. Cette diapo, c'était surtout pour vous illustrer la puissance de la stéréographie offerte avec ce genre de capteur.

Là, j'aimerais insister sur ce projet pour finir parce que c'est vraiment à mon avis le projet qui n'aurait pas pu avoir lieu sans les années polaires internationales. C'est le projet GIIPSY (Global Inter-agency). Le snapshot, ça veut dire instantané. Vraiment, ce projet est très ambitieux, il s'agit de faire un instantané des zones polaires avec tous les capteurs possibles et imaginaires et ce qui est assez extraordinaire, c'est que toutes les agences spatiales internationales ont joué le jeu et ont offert gratuitement à la communauté scientifique ces projets. C'est d'autant plus symbolique, d'autant plus beau que le premier satellite Spoutnik a été envoyé en octobre 1957 dans le cadre de la dernière année polaire internationale. La contribution française, le projet SPIRIT, consiste à utiliser les données HRS du capteur SPOT. C'est un capteur qui justement permet de faire de la topographie à trois dimensions et le responsable de cette composante, c'est Etienne Berthier du LEGOS. Voici une image vue par ce capteur. Ce capteur, en fait, a deux appareils photo et il mesure deux fois, la même scène à quelques secondes d'intervalle. Ce qui veut dire qu'on n'a pas de changements entre les deux scènes et qu'on peut vraiment faire pratiquement comme avec les yeux, soit reconstituer à trois dimensions ce qu'on voit au sol. Ici, c'est la calotte polaire de Devon dans l'hémisphère Nord. On voit bien la zone d'accumulation ici bien blanche, ici une zone de fonte et pour vous montrer la subtilité de ce genre de capteur, j'adore cette photo, c'est vraiment un zoom sur la zone de fonte et où on voit la fonte en surface qui ruisselle. Ce projet SPIRIT est de construire une large archive d'images de l'ensemble des zones polaires et de distribuer après à la communauté scientifique les topographies de toutes les zones non accessibles par l'altimétrie. Voici toutes les zones couvertes, c'est-à-dire l'ensemble du talus continental antarctique et l'ensemble des calottes polaires et du talus continental au Groenland pour l'hémisphère Nord.

Ici, je vais illustrer pour vous montrer le résultat de l'observation sur le glacier du Jakobshavn. Pour ceux qui ont remarqué la présence discrète de la télé hier, c'était Envoyé Spécial pour ce glacier. En plus, le glacier va passer à Envoyé Spécial. Là, c'est pour vous montrer que ça marche relativement bien et que quand on compare avec d'autres mesures de hauteur, ça marche excessivement bien. C'est le glacier le plus rapide du monde. On arrive également avec ce genre de technique à mesurer les vitesses. Vous savez qu'il a multiplié sa vitesse par deux ces dix dernières années. Là, on voit qu'il fait du 15 kilomètres par an, c'est-à-dire 2 mètres par heure. C'est un glacier assez prodigieux. Vous savez qu'il recule. On sait qu'il recule parce qu'il y a eu un réchauffement de l'océan localement. Là, on a eu la chance d'acquérir deux images à deux semaines d'intervalle et de voir très nettement un recul du front ici de vêlage associé à une vidange d'un axe glaciaire qui était en amont. Ce travail d'Etienne Berthier, met en évidence le rôle des vidanges glaciaire qui lubrifient le sol et qui sont associées à un recul du front. A plus long terme, on arrive également à comparer des variations d'épaisseur du glacier avec ce genre de capteur et on voit des pertes en 4 ans ici de 50 mètres à peu près d'épaisseur perdue par an.

En guise de conclusion, je n'ai pas vraiment de conclusion. Ce que je vous ai montré, c'est qu'il y a eu un effort de coopération et de coordination dans le cadre de l'année polaire. Il y a eu de nombreuses actions concertées où différents pays se sont mis sur des projets et également, ça a fait sauter des verrous. Ce que j'ai oublié de vous dire tout à l'heure, c'est que ce capteur que le CNES offre maintenant à la communauté scientifique pour observer les zones polaires est un capteur difficilement accessible aux scientifiques. Ça a fait vraiment sauter un verrou très important. On n'aurait pas eu accès à ce genre d'images s'il n'y avait pas eu l'année polaire internationale.

Pr Édouard BARD

Merci Frédérique pour cet exposé tout à la fois impressionnant sur les résultats récents et qui souligne la recherche qui doit encore être faite. C'est fabuleux de voir qu'avec les mesures in situ et les mesures satellitales, on arrive à « peser » ces calottes de glace, les différentes techniques permettant de vérifier les tendances. J'aimerais maintenant ouvrir la discussion aux questions des participants de la salle sur les interventions des chercheurs.

QUESTIONS - DÉBAT

De la salle

C'est plus une réflexion qu'une question. Tout ce qu'on vient de voir, c'est formidable sur le plan scientifique et sur le plan des compétences. On a établi un diagnostic, mais maintenant, il faut guérir le malade et le malade, c'est le CO2. Alors, je donne deux chiffres. Dégagement de CO2 dans le transport aérien par passager kilomètre : 140 grammes. Dégagement de CO2 TGV : 2,6 grammes. C'est tout. Je suis à la disposition de tout le monde pour donner des précisions parce que je me spécialise dans ce problème du transport et du CO2. Je parle d'un long courrier. L'avion court courrier dégage 260 grammes de CO2 par passager kilomètre.

De la salle

J'ai été très intéressé par tous ces points et particulièrement, j'avais une question pour le Pr. Thomas Stocker.

Comment expliquez-vous la diminution de la courbe de méthane ces dernières années ? Vous avez montré une courbe de méthane qui avait tendance à diminuer. Vous avez aussi parlé d'un rapport de Lentten et j'ai lu récemment que le point le plus chaud est la glace de mer en zone arctique. Cela va à l'encontre de ce que vous avez présenté, c'est contradictoire.

Pr Thomas STOCKER

Je n'ai pas montré des données plus actuelles concernant le méthane. Il est vrai qu'il s'est stabilisé depuis environ cinq ans, à cause des modifications des émissions, notamment dans les pays d'Europe orientale, je crois. Les points de basculement… C'est un point très brûlant et controversé au niveau de la recherche. Nous ne sommes pas tous d'accord là-dessus. Les scientifiques ne s'accordent pas sur le point de basculement le plus chaud. Certains argumentent que certaines composantes pourraient faire montre d'une réponse linéaire plutôt que d'un point de basculement, de non-retour.

C'est pour cela que j'ai été très prudent quand j'ai présenté les arguments concernant la glace de mer en zone arctique. J'ai dit qu'il y avait une possibilité que l'on soit sur une tendance précoce, telle que dessinée par les simulations par les modèles. Cela ne se terminerait que vers 2030 et cela s'est peut-être déjà produit. Ou bien ce serait une conjugaison des choses - et c'était suggéré dans notre publication - une conjugaison de vents dans la zone arctique qui pourrait ouvrir beaucoup d'espace aussi. Mais Jean-Claude Gascard a soulevé un point très important : il faut regarder la distribution d'âge de la glace. Dans cette recherche-là, un point intéressant est que le volume de la glace pérenne a diminué d'une manière spectaculaire mais d'une manière moins évidente que la superficie globale de glace.

De la salle

Ce serait plutôt une question pour M. Stocker. Vous avez parlé de l'irréversibilité parce qu'au fond, il y a une composante cyclique dans la variation de la température, dans la variation climatique. Il y a une composante cyclique qui apparemment s'allonge d'après ce que j'ai compris. Mais, quand vous parlez d'irréversibilité, est-ce que c'est dû à l'activité humaine dans le changement climatique ? Est-ce que là, on a suffisamment d'évidence puisqu'en fait, l'expérience que l'on a est relativement courte par rapport à l'histoire de la Terre ?

Pr Thomas STOCKER

Il faut définir ce terme d'irréversibilité. Il est clair que l'émission de gaz carbonique libère dans l'atmosphère un gaz qui vit très longtemps. En fait le CO2 ne connaît pas de puits naturel dans l'atmosphère, sauf des processus géologiques, qui fonctionnent sur des dizaines de milliers d'années. La vie du gaz carbonique est infinie plutôt que finie. Pour chaque tonne de gaz carbonique qu'on émet dans l'atmosphère, pendant des siècles 15 à 20 % vont rester dans cette atmosphère. Le reste sera repris par les océans. C'est le grand puits de carbone. Ce sera aussi absorbé par voie terrestre. Mais les 15 à 20 % qui restent en forçage radiatif actif. Ils modifient le bilan énergétique sur le reste de la terre. D'où la précipitation, d'où la glace de mer, etc. C'est cela qu'on désigne quand on parle d'irréversibilité

D'autres processus en présence sont peut-être irréversibles, par exemple la couverture par la glace grâce à l'albédo. Si on perd de la glace, la terre gravite vers un climat différent. Si on réduit les concentrations de CO2 par la suite, on ne va pas forcément regagner la glace qu'on a perdue, parce qu'on est arrivé à un nouvel équilibre. Des résultats de recherche montrent aussi des modifications de végétation. Les forêts amazoniennes par exemple. En Amazonie, on est peut-être en train de faire quelque chose d'irréversible, parce que le microclimat local était facilité par la végétation et maintenant on gravite vers une végétation autre. C'est une autre forme d'irréversibilité qui a été évoquée. Mais je crois que la science n'est pas arrivée au moment où on peut dire vraiment que l'irréversibilité est sans équivoque ou sera réalisée pour 2050, par exemple. On ne peut pas. C'est trop tôt, on n'en est pas là.

De la salle

Merci. J'ai vu que cet après-midi, il y avait un sujet sur la biodiversité, mais j'ai une question à poser à l'ensemble des intervenants. Est-ce que vous voyez avec l'année polaire internationale une plus grande collaboration entre les sciences physiques que vous représentez de manière très brillante ce matin et les sciences biologiques ? Nous, en écologie - moi, j'ai plus une formation d'écologue au départ - on a un concept qui s'appelle la résilience qui est aussi la capacité d'un système à garder l'identité et en général, la lithosphère, la cryosphère, l'hydrosphère, la biosphère, tout ça est très interdépendant, interconnecté et s'inter-influence. Est-ce que cette année polaire internationale a permis de développer des approches transdisciplinaires intéressantes qui permettent d'introduire l'aspect biodiversité pour comprendre ce système complexe et son influence sur le climat ? Ça, c'est ma première question. Et la deuxième, finalement, après l'année polaire internationale, est-ce que de cette grande collaboration scientifique, il y a déjà des pistes qui montrent que ça va se poursuivre, qu'on va continuer les efforts concernés entre les nations et favoriser les ponts entre les différents pays malgré les nationalismes comme vous l'avez mentionné ? La Chine par exemple qui semble avoir quelques approches un peu nationalistes de ces thématiques.

Pr Edouard BARD

Je voulais juste faire un commentaire et donner un premier élément de réponse et je donnerai ensuite la parole à Jérôme Chappellaz. Le colloque que nous avons organisé avec Christian Gaudin est l'illustration de cette volonté de mise en contact des communautés. Ce matin, nous parlons de climat, de glaces et d'océans. Cet après-midi, nous aborderons la biodiversité. Çeci illustre justement notre volonté de réunir dans la même pièce des gens préoccupés par les changements de la biodiversité et les changements climatiques, océanographiques et glaciologiques. En France, c'est d'ailleurs une préoccupation permanente de l'Institut Paul-Emile Victor dirigé par Gérard Jugie. C'est au cœur de sa démarche que de marcher sur les deux pieds : environnement physique et biodiversité. Au sujet de la prospective et pour savoir si l'année polaire internationale va véritablement favoriser ces contacts entre communautés, nous écouterons cette après-midi l'avis des spécialistes de la biodiversité : Yvon le Maho, Françoise Gaill, Michael Stoddart, Nigel Yoccoz et Yves Frenot. Je vais laisser la parole à Jérôme Chappellaz pour qu'il nous donne sa vision des choses.

Dr Jérôme CHAPPELLAZ

Ce sera une vision qui sera peut-être un petit peu partielle. Mais sur la première question concernant le lien entre biodiversité et sciences plutôt physiques, je pense qu'effectivement, l'année polaire y a contribué. Je peux témoigner pour un volet qui n'a pas vraiment vu de déroulé scientifique dans le cadre de l'année polaire, mais qui va clairement se développer dans les années qui viennent, ça concerne le devenir des hydrates de méthane. J'étais en février à un workshop international aux Pays-Bas qui regroupait justement pour la première fois aussi bien des gens qui travaillent sur la géophysique de ces hydrates que des microbiologistes qui travaillent sur les émissions de méthane depuis ces hydrates et sa transformation par les bactéries méthanotrophes à l'interface eau-sédiments, re-métabolisant ce méthane et le transformant en CO2. Là, il y a un vrai potentiel. C'était la première fois qu'on se parlait au travers d'une couverture disciplinaire extrêmement vaste et je pense qu'effectivement, il va en émerger une vraie collaboration sur un sujet extrêmement chaud.

Sur le deuxième aspect concernant l'apport de l'année polaire à une structuration internationale, je peux parler pour ma communauté, celle des gens qui travaillent sur les carottes de glace : l'apport est évident. On a travaillé beaucoup par des regroupements de nations projet par projet au cours des dernières décennies. Avec l'année polaire internationale, on a mis en place ce qu'on appelle l'International Partnerships in Ice Core Sciences. Ce sont 25 nations qui travaillent sur les carottes de glace. On se réunit une fois par an pour établir nos listes de priorités en discutant également des moyens logistiques, comment on peut y parvenir, etc. On a ainsi produit un livre blanc, une sorte de guide pour 15-20 ans des actions préférentielles que l'on souhaite développer. Clairement, on raisonne « international ».

DEUXIÈME TABLE RONDE : CHANGEMENT GLOBAL ET BIODIVERSITÉ POLAIRE

Pr Édouard BARD

Nous allons débuter la deuxième partie de cette seconde journée de clôture de l'année polaire internationale avec cet après-midi consacré à la biodiversité et son évolution en zone polaire. Les deux présidents de séance vont venir me rejoindre : M. le Préfet Rollon Mouchel-Blaisot et le biologiste Yvon Le Maho.

A. M. ROLLON MOUCHEL-BLAISOT, PRÉFET, ADMINISTRATEUR SUPÉRIEUR DES TERRES AUSTRALES ET ANTARCTIQUES FRANÇAISES (TAAF)

M. le sénateur, M. le professeur au Collège de France, Mesdames, Messieurs les responsables des organisations scientifiques, c'est d'abord avec un très grand plaisir que je vais coprésider cette table ronde avec le professeur Yvon Le Maho. Je vais m'efforcer d'être à la hauteur de tous les débats scientifiques de très haut niveau qui se déroulent depuis hier.

Je tiens bien sûr à souligner et à remercier l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques ainsi que le Collège de France d'avoir pris l'initiative d'organiser ce colloque tout à fait exceptionnel. J'aurai aussi une pensée pour vous, M. le sénateur, qui êtes un des rares sénateurs de la République à bien connaître nos territoires, à s'y intéresser, à être allé en Terre Adélie mais aussi à Concordia (la base franco-italienne de la base du Dôme C). Non seulement d'y être allé mais d'en être revenu par le raid et d'avoir conduit vous-même pendant une huitaine de jours les grands engins logistiques mis au point par l'IPEV et qui amènent hommes et matériels sur cette base. Les personnes qui font ce raid et que j'ai rencontré à l'occasion de ma mission en terre Adélie en février dernier avec Yves Frenot, directeur adjoint de l'IPEV, se souviennent très bien de votre présence ; elles ne pensaient pas qu'un sénateur était capable de conduire un énorme bulldozer, de pouvoir mettre les mains dans le cambouis tous les soirs pour inspecter l'état de la machine !

C'est un petit peu ça aussi la recherche car, on l'oublie un peu trop souvent, il faut bien sûr des laboratoires et des scientifiques de renom et Dieu sait si notre pays en est régulièrement pourvu. Mais il faut assurer aussi derrière l'intendance, si j'ose dire, et la logistique. Merci M. le sénateur pour l'intérêt et l'implication personnelle que vous manifestez sur l'ensemble de ces questions.

Je me présente Rollon Mouchel-Blaisot. Je suis le Préfet, administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Je suis un « objet administratif » un peu atypique dans notre République puisque je suis à la fois le représentant de l'Etat dans ce territoire comme Préfet et le responsable exécutif de la collectivité d'outre-mer des TAAF puisqu'il n'y a ni habitants permanents, ni élus, ce qui est un handicap.

Le territoire des Terres australes et antarctiques françaises dont vous avez une image derrière vous offre un gradient exceptionnel pour la recherche de notre pays puisqu'il démarre des régions polaires de l'Antarctique, passe par nos îles subantarctiques de l'archipel de Crozet de l'archipel de Kerguelen (je précise simplement en passant que Kerguelen est grand comme la Corse), passe par les îles subtropicales de Saint-Paul et d'Amsterdam et aboutit dans les tropiques ; nous avons en effet recueilli en 2007 la pleine administration de ce qu'on appelle les îles éparses du canal de Mozambique ainsi que de l'île de Tromelin au nord de la Réunion.

Nous avons de cette manière un gradient exceptionnel pour la recherche ; dans certaines îles, il y a des décennies de recherche qui ont eu lieu, procurant des données inestimables aujourd'hui.

La recherche, qu'elle soit nationale ou liée à des coopérations internationales, implante parfois des laboratoires identiques dans ces différents territoires, ce qui permet de comparer et suivre l'évolution de leurs travaux dans des latitudes extrêmement différentes mais qui, toutes, présentent un intérêt exceptionnel.

Enfin, je souhaite évoquer deux caractéristiques des TAAF :

- La première, c'est que les îles sont des sanctuaires de la biodiversité mondiale. J'y reviendrai tout à l'heure.

- La deuxième caractéristique, c'est qu'elles constituent la deuxième zone maritime de France avec 2,400 millions de kilomètres carrés de ZEE (la France au total totalise environ11 millions). Nous sommes en deuxième position derrière la Polynésie qui en fait 5 et c'est pour cette raison que nous sommes très impliqués dans les travaux du Grenelle de la mer.

Voilà une présentation très rapide du territoire des Terres australes et antarctiques françaises qui, comme son nom ne l'indique pas expressément, comprend maintenant les îles éparses. Mais il y a vraiment un lien entre tous ces territoires puisque ce sont des territoires riches de leur biodiversité et voués à la recherche.

Permettez-moi de souligner des points que les scientifiques connaissent bien mais que parfois on ne met peut-être pas assez en valeur, c'est la logistique et l'accès de ces îles. Toutes ces îles, tous ces territoires et pour ceux qui ont eu la chance d'y aller le savent bien, sont très lointains, entre 3 000 et 6 000 kilomètres, ne peuvent s'accéder pour la plupart qu'en navires. Pour certains d'entre eux, je pense à la Terre Adélie, la traversée n'est pas vraiment une « croisière » extrêmement agréable. Comme quoi, la Terre Adélie se mérite aussi en quelque sorte ! Toute la logistique qu'il faut mettre en œuvre, qu'elle soit celle des TAAF ou celle de l'IPEV dont je salue son directeur M. Gérard Jugie, est extrêmement compliquée ; ce sont en effet des mers extrêmes, des terres extrêmes, ce qui a nécessité un effort considérable de la puissance publique pour organiser l'accès à ces territoires. Pour y mener de la recherche, il faut d'abord pouvoir y accéder. Les moyens à mettre en place sont les navires ou autres moyens de transport, les bases elles-mêmes, les transmissions, le soutien médical, etc. Et ce n'est pas de la petite intendance !

Je suis heureux de prendre quelques exemples :

Nous allons soutenir le projet de l'IPEV de rénovation de la base Dumont d'Urville construite dans les années 60. Même si le climat de l'Antarctique « conserve » parfaitement les choses, elle méritait d'être mise aux normes environnementales d'aujourd'hui et aussi d'apporter de meilleures conditions de travail et de confort pour ceux qui hivernent ou ceux qui y séjournent.

Les TAAF, avec le soutien du gouvernement dans le cadre du plan de relance vont soutenir ce projet pluriannuel de rénovation de la base de DDU que l'IPEV va entreprendre dès cette année.

Autre exemple, les bateaux : beaucoup de personnes dans la salle savent très bien que la gestion des bateaux est un exercice très compliqué, et les coûts ne sont pas très bon marché, il faut dire les choses comme elles sont. C'est le cas du Marion Dufresne qui fait la tournée des îles australes et qui, le reste de l'année, est utilisé par l'Institut Polaire pour faire des campagnes océanographiques dans le monde entier. C'est également l'Astrolabe que nous co-affrétons (TAAF-IPEV) pour desservir la Terre Adélie et ceux qui ont eu la chance de prendre ce bateau en conservent, je suppose, une très forte mémoire. C'est aussi, et c'est une bonne nouvelle pour la communauté scientifique, que les efforts conjugués de l'IPEV et des TAAF ont permis de remettre à flots le navire La Curieuse qui était auparavant basé à Kerguelen. Parce qu'une fois que vous êtes dans notre base principale à Kerguelen, c'est grand comme la Corse, vous ne pouvez rien faire si vous n'avez pas de moyens pour vous déplacer. Il n'y a bien sûr pas de pistes d'avions ni de pistes pour les autos et le bateau est le seul moyen d'emmener les équipes scientifiques pour aller ici ou là faire des prélèvements, mener des recherches, organiser des campements, etc. Depuis quelques années, pour des raisons financières, ce bateau avait été désarmé. Nous avons pu trouver un accord avec un repreneur pour qu'il soit réarmé et réaffecté pour la saison d'été australe à Kerguelen pendant 5 ans. Je crois que cela sera de nature à relancer un certain nombre de programmes scientifiques qui, faute de moyens nautiques, avaient dû s'interrompre ou être suspendus.

Ces quelques mots sur les contraintes logistiques avaient pour but d'appeler l'attention sur le fait que l'accès à ces territoires ne va pas de soi. Il ne suffit pas de claquer dans les doigts. C'est tous les jours un défi que nous devons relever, y compris parfois en situation risquée. Je ne veux pas dramatiser à l'excès mais il n'y a pas de ports. Les débarquements se passent soit par hélicoptères, soit par des moyens nautiques dans des mers qui ne sont pas toujours très accueillantes. C'est à chaque fois une petite expédition, même si les moyens d'aujourd'hui ne sont pas aussi inconfortables que ceux qui existaient auparavant. C'est un défi qu'avec nos collègues de l'IPEV, nous essayons de résoudre chaque jour au profit de la communauté scientifique.

Le troisième et dernier point, c'est que les TAAF sont très engagées pour maintenir et restaurer la biodiversité sur ces îles qui sont, je me permets de les appeler comme cela, des sentinelles de la biodiversité mondiale, quelle que soit leur latitude. Le Ministère de l'Ecologie et M. le ministre d'Etat Jean-Louis Borloo, qui nous fera l'honneur de conclure cette table ronde cet après-midi, y sont particulièrement sensibles.

Nous ne gérons plus les bases comme on les gérait il y a cinquante ans. Aujourd'hui, par exemple, on rapatrie tous nos déchets. Mais rapatrier des déchets de l'Antarctique via l'Australie ou la métropole, rapatrier des déchets des îles éparses ou des îles australes vers la Réunion, voire la métropole parce qu'on n'a pas toujours les exutoires adéquats, c'est quelque chose d'extrêmement exigeant. Nous venons par exemple de terminer une rotation exceptionnelle du Marion Dufresne dans les îles éparses, nous avons ramené près de 600 tonnes de métaux ferreux, 14 tonnes de piles, des tonnes de bidons d'hydrocarbure qui avaient été entassés au fil des décennies sur ces îles qui restent malgré tout des joyaux, je vous rassure !...

Au-delà de l'aspect nettoyage et gestion de nos déchets, c'est naturellement toutes les actions proactives que nous menons avec le fort soutien du MEEDDAT d'ailleurs, pour maintenir la biodiversité, restaurer les espèces menacées comme l'albatros d'Amsterdam ou des plantes comme le bois de Phylica, à Amsterdam aussi, lutter contre les espèces invasives amenées volontairement ou involontairement par l'homme. Tout ceci constitue vraiment une stratégie globale car notre objectif, au-delà de l'aspect écologique, est de permettre aux chercheurs qui ont besoin d'une nature préservée, d'animaux protégés de l'Homme, etc., de trouver sur nos îles quelle que soit leur latitude, les meilleures conditions naturelles possibles pour continuer leurs recherches. C'est donc un effort très important que nous menons avec le soutien des Pouvoirs Publics au profit de la science.

En conclusion, j'évoquerai d'abord, pour m'en féliciter, les excellentes relations que les TAAF et l'IPEV entretiennent, que ce soit à titre personnel comme à titre professionnel. Nous avons vraiment une détermination commune pour gérer au mieux ces territoires et que notre pays puisse continuer à y investir pour l'écologie comme pour la recherche. Je me félicite aussi du soutien très important que l'IPEV nous a apporté pour l'organisation de la campagne de recherche dans les îles éparses à l'occasion de la rotation exceptionnelle du Marion Dufresne.

J'interromps mon propos pour vous indiquer que nous avons maintenant le plaisir de saluer Monseigneur le Prince Albert II de Monaco qui nous fait l'honneur d'assister aux travaux de cet après-midi. Monseigneur, je vous souhaite officiellement la bienvenue en vous remerciant de votre présence et de l'honneur que vous nous faites ; je m'engage auprès de vous à ce que nous respections bien l'horaire puisque votre intervention est prévue à 17 heures. Ensuite, le ministre d'Etat doit intervenir également.

Ce qui me donne l'occasion d'ailleurs d'inviter les orateurs successifs à tenir strictement leur temps de parole puisque l'après-midi est très minuté.

J'étais en train de dire que je me félicitais des excellentes relations entre les TAAF et l'IPEV qui est le bras armé de l'organisation de la recherche dans les îles australes et dans l'Antarctique et d'un partenariat que nous sommes en train de nouer avec le CNRS, et notamment son département écologie, pour les îles éparses. En tout cas, ce sont vraiment des relations de confiance au profit de la recherche. Je considère que c'est au cœur de la mission des terres australes et antarctique françaises. C'est en tout cas leur raison d'être ; s'il y avait une expression à retenir pour caractériser les Taaf, ce serait « un territoire au cœur des préoccupations de la planète ».

Je vous remercie d'y œuvrer les uns et les autres pour le renom, non seulement de la recherche française mais aussi pour une meilleure connaissance des grands changements qui affectent l'avenir de notre planète.

Merci de votre attention et maintenant, j'ai le plaisir de donner la parole au professeur Yvon le Maho, on m'a dit pour 15 minutes.

B. DR YVON LE MAHO, ACADÉMIE DES SCIENCES

Monseigneur, Monsieur le sénateur, Monsieur le préfet, chers collègues, chers confrères, Mesdames et Messieurs, selon la volonté des organisateurs l'exposé de cet après-midi va porter sur l'interface entre la biodiversité et le changement climatique. Les régions polaires, avec les récifs coralliens, figurent parmi les milieux de notre planète les plus sensibles à ce changement climatique et en constituent ainsi de bons indicateurs. En quelque sorte, en étudiant ces régions, les scientifiques ont le privilège de pouvoir détecter les premiers signes de ces enjeux majeurs pour les générations futures. Je serai très bref, mais en introduction de la session de cette table ronde qui va essentiellement porter sur le bilan des recherches et en particulier les résultats obtenus dans le cadre de l'année polaire, je voudrais compléter en abordant quelques sujets qui, à mes yeux, sont essentiels et qui nécessitent un effort particulier. En tant que scientifique, je voudrais en effet d'abord rendre hommage à tous les ingénieurs, techniciens sans lesquels il n'y aurait pas ces avancées scientifiques dont nous allons parler. Pour commencer, je n'ai évidemment pas choisi au hasard cette photographie de Patrice Godon, qui est en charge de la logistique. Celle-ci conditionne évidemment le succès de nos opérations au-delà d'ailleurs, bien sûr, de l'année polaire et notamment les campagnes océanographiques. Cette deuxième image, je la trouve très intéressante parce que vous avez au deuxième plan Alain Pierre, qui fait partie des équipes de soutien de l'acteur majeur qu'est l'Institut Polaire aux scientifiques et au premier plan un volontaire civil qui vient d'hiverner. C'est un mécanicien de précision. Vous voyez que l'on peut donc passer de la mécanique de précision à une assistance technique de gros calibre et en l'occurrence il s'agit de la campagne ICOTA.

Mais les ingénieurs ne jouent pas seulement un rôle dans l'assistance technique et logistique. Ils participent également directement aux avancées scientifiques. Ainsi, l'une des particularités des sujets de recherche menés dans le cadre de l'Institut Polaire et qui constitue vraiment une particularité française au niveau international, c'est que nous abordons à travers la biodiversité des sujets qui touchent directement des questions biomédicales. C'est le cas des travaux de l'équipe de Lyon qui portent sur le métabolisme des graisses en faisant appel aux outils de la biologie moléculaire. Lors de ma présentation initiale d'introduction de l'année polaire au Sénat, j'avais oublié d'en parler car j'avais centré mon exposé sur l'écologie et ce fut une erreur. Une erreur parce que l'écologie de demain sera une écologie des mécanismes. Car comment pourrait-on anticiper les conséquences du changement climatique sur la biodiversité si l'on ignore quelles sont les limites d'adaptation des organismes vivants aux changements ? Pour cela, on a besoin des outils de la biologie moléculaire et cellulaire, si importants dans le domaine biomédical. En même temps, on l'a vu avec la protéine associée à la conservation des poissons par les manchots dans leur estomac, on peut valoriser cette approche de la biodiversité en faisant des découvertes d'intérêt biomédical ou biotechnologique. Ainsi, c'est dans ce contexte biomédical que se situent les recherches de Mireille Raccurt, qui vient d'être récompensée par le « Cristal du CNRS ». Ce n'est d'ailleurs pas le premier « Cristal du CNRS » obtenu dans le cadre de la communauté polaire mais c'est aussi le moyen pour moi de citer au passage le rôle majeur que joue le CNRS parallèlement à l'IPEV.

Je terminerai en considérant les travaux de deux autres ingénieurs dans un domaine qui est celui de l'approche de la biodiversité à travers les nouveaux outils. Vous êtes tous témoins dans la vie de tous les jours des développements extraordinaires de la microélectronique et de la micro-informatique. Je me trouvais en Terre Adélie en 1972, j'hivernais alors, quand ont été posées les premières balises Argos qui ont permis de suivre la dérive des icebergs au large de Terre Adélie. C'était une première. C'était un aussi un rêve. Celui que de dire un jour : on pourra suivre les déplacements des animaux. Le laboratoire de Chizé a été le premier - je crois que Françoise Gaill y reviendra - en réalisant la première étude sur des grands albatros en utilisant ces technologies spatiales associées à une microélectronique de miniaturisation. Mais, ce sujet s'est considérablement développé. Je présente ici Benjamin Friess parce que ce n'est ni un chercheur ni un ingénieur, c'est un ingénieur qui n'est pas statutaire. Il est sur un contrat à durée déterminée et il vient, dans le cadre d'une collaboration entre les équipes françaises et Monaco, de faire une réalisation importante dans le cadre de l'année polaire. De quoi s'agit-il ? Il s'agit de suivre tous les individus d'une population et cela sans introduire évidemment un biais en les perturbant, ce qui me permet aussi d'aborder la question éthique.

Cette colonie de manchots Adélie que je vous montre ici, je l'ai découverte pour la première fois en fin d'année 1971 en arrivant en Terre Adélie. On m'a dit : « C'est la colonie d'étude de manchots Adélie ». Elle était quasiment vide du fait du stress, de la capture des oiseaux et de l'effet du baguage. Cet effet du baguage, on ne l'a découvert que depuis. Depuis, il y a en effet eu une avancée majeure pour suivre des individus dans le milieu naturel, c'est celle de l'identification par RFID (par radiofréquence). Vous connaissez tous les codes-barres. Pour une identification par code-barre, il faut une fraction de seconde. Par radiofréquence, un animal est identifié en seulement quelques millisecondes, grâce à une étiquette électronique implantée sous la peau. C'est un transpondeur passif. En effet, lorsque l'animal passe au voisinage d'une antenne, l'antenne fournit le champ électromagnétique nécessaire à l'activation de cette étiquette électronique qui va renvoyer un message à l'antenne qui est également réceptrice, un message correspondant à l'identité. Ce transpondeur pèse moins d'un gramme. Evidemment, l'image grossit le transpondeur pour vous le montrer. Grâce à cette technologie on a pu tester l'impact du marquage classique avec des bagues. En haut, vous avez des individus non bagués qui ont seulement un transpondeur de fin 98 à août 2005. En cercle blanc ou vert, vous avez les oiseaux bagués. Il s'agit en l'occurrence de manchots royaux. Leur temps de présence dans la colonie au départ, vous le voyez, n'est pas quasiment différent en période estivale, c'est à dire lorsque les ressources alimentaires sont importantes. Mais du fait de la gêne hydrodynamique apportée à la marque qui est portée par l'aileron, les oiseaux bagués sont moins présents dans la colonie en hiver, c'est-à-dire quand les proies sont moins faciles à capturer. En hiver, au lieu de partir seulement 30 ou 40 jours en mer comme le font les oiseaux non bagués, les oiseaux bagués vont partir 15 jours de plus. Au bout d'un certain temps, on a même un effet cumulé sur l'été, les oiseaux bagués arrivant en retard pour ce reproduire. Ce retard et cette moindre présence hivernale se traduisent par un succès reproducteur réduit de moitié. Au bout du compte, sur 7 ou 8 ans, la partie de la colonie qui était suivie par baguage a diminué.

En utilisant l'identification par radiofréquence, on peut ainsi aborder sans ce biais lié aux bagues des questions qui font le lien avec ce dont il est question ce matin, comme par exemple déterminer la probabilité de survie des oiseaux en fonction de la température de surface de la mer. Vous voyez ici l'échelle : 0,3 degré de température de surface de la mer. Il y a une diminution de 10 % de la probabilité de survie pour les températures les plus élevées sans que ces données soient biaisées par le baguage. En effet, comme nous venons de le mettre en évidence, le fait d'utiliser des oiseaux bagués réduit leur succès reproducteur et leur probabilité de survie. Or, comme nous l'avons fait dans le cadre de notre collaboration franco-monégasque, en identifiant électroniquement les oiseaux par RFID on peut même les peser électroniquement. Ils sont identifiés au moment où ils passent sur une balance électronique située sur une passerelle placée à l'entrée/sortie de la colonie.

Mais en fait ce n'est pas si simple. En effet, pour avoir une bonne précision de pesée, on aimerait avoir un plateau de pesée aussi long que possible. Cependant, si l'on a un plateau très long, on se retrouve inévitablement avec plusieurs individus simultanément sur la balance. Or on veut évidemment en peser un seul à la fois… Car ce qui est intéressant c'est de le peser entre son départ de la colonie et son retour pour savoir quelle est son augmentation de poids en fonction de la durée de son séjour en mer par rapport aux conditions climatiques qui y prévalent. L'astuce de Benjamin Friess, c'est d'utiliser trois plateaux. Et puis, il y a un autre problème. Comment faire en sorte qu'au niveau des passerelles, des individus ne se retrouvent pas face à face ? La solution, c'est deux « entonnoirs », c'est-à-dire que les animaux qui sont en bas de la colonie vont avoir tendance à aller vers la passerelle du fond grâce à un tel entonnoir. C'est l'opposé pour les animaux qui arrivent dans la colonie.

Voilà donc le dispositif qui a été installé dans le cadre de cette collaboration franco-monégasque. Si cela fonctionne, je vous montrerai quelques vidéos pour terminer mon exposé.

Mais avant cela, regardons des pesées. Ici, chacun des trois plateaux successifs sur une passerelle a une couleur. Vous avez un passage lent avec ce mouvement de dandinement tout à fait caractéristique des manchots, qui induit une assez grande oscillation du plateau de pesée sur 3,5 secondes et puis, voilà un passage beaucoup plus lent sans oscillation. Le dernier passage est très long sur le dernier plateau alors que les premiers passages avaient été extrêmement rapides sur les premiers plateaux. On peut ainsi arriver à peser les manchots avec une grande précision. Et puis, pour conclure, il y a ce développement extraordinaire, cette révolution dans notre discipline que j'avais annoncé tout à l'heure grâce à la microélectronique qui est-ce que l'on appelle le Biologging. Ce mot a été inventé par Yan Ropert-Coudert, maintenant à Strasbourg, alors qu'il travaillait encore au Japon. Vous savez que les Japonais ont une expertise majeure dans en microélectronique. Vous voyez ici un petit manchot bleu pygmée australien. Je vous invite d'ailleurs, si vous avez l'occasion de visiter l'Australie, à aller à Phillip Island car l'espace où ils sortent de l'eau a été aménagé pour que les touristes puissent les voir sortir de l'eau à la tombée de la nuit. Ce logger est l'équivalent d'un micro-ordinateur portable. C'est un appareil bien sûr très coûteux, mais avec les capteurs adéquats, il permet de faire toutes sortes de mesures. Cette approche se développe de façon extraordinaire à l'heure actuelle. Comme on le fait dans les terres australes, un tel appareil nous permet par exemple d'avoir à son retour des informations sur le fait que tel jour le manchot était à 500 kilomètres de sa colonie, qu'il évoluait à 300 mètres de profondeur, et avec telle ou telle vitesse, avec des changements d'accélération pour attraper les proies… . C'est ce qui se fait aussi sur d'autres oiseaux, sur les grands albatros par exemple par l'équipe de Chizé.

Alors, pour vous montrer ce qu'il est possible de faire avec ces loggers, et je vais terminer là-dessus mon exposé, j'ai pris ici l'exemple d'un oiseau plongeur, le Fou du Cap, parce que cela me permet d'illustrer tous les types d'activité possibles (décollage, vol plané ou battu, plongée…). C'est un travail qui a été fait en collaboration avec David Gremillet. Pour savoir quelle stratégie l'animal adopte pour faire face aux changements climatiques, il est en effet très utile de pouvoir reconstituer le temps qu'il consacre à chacune de ces activités. Avec un GPS associé au logger, on arrive à le localiser. . Avec un accéléromètre (j'ai laissé les termes anglais. Heaving and surging, qui sont l'équivalent de roulis et tangage) les mouvements d'accélération dans les trois dimensions sont mesurés. Selon les enregistrements réalisés, on peut savoir que l'animal était en train de décoller a un moment donné, qu'il était ensuite en train de battre des ailes ou en vol plané ou éventuellement en train de plonger jusqu'à telle profondeur, car on a aussi, bien sûr, la profondeur. En ayant des animaux qui eux ne sont pas équipés d'un logger, mais sont seulement suivis par RFID, on peut savoir si le logger crée un handicap et donc en tenir compte.

Comme vous le comprendrez aisément, le biologging est en plein essor et il va révolutionner notre capacité à comprendre comment les animaux peuvent ou non et dans quelles limites faire face aux changements climatiques.

Je terminerai par cette dernière image où l'on me voit en tenue de l'Institut Polaire, ce qui me permet de rendre hommage au rôle clé de l'IPEV à travers le soutien à nos recherches, en compagnie de Pascale Tremblay, la représentante de Monaco pour le premier engagement scientifique de la Principauté en Antarctique.

Pour terminer mon exposé, comme je vous l'ai annoncé, je ne résiste pas au plaisir de vous montrer des vidéos de manchots Adélie franchissant nos passerelles d'identification et de pesée électroniques à leur arrivée ou leur départ de la colonie.

Je vais maintenant passer la parole à Madame Françoise Gaill qui dirige l'Institut écologie environnement du CNRS. Eu égard au rôle majeur du CNRS dans les recherches sur la biodiversité, il lui revenait en effet tout naturellement de faire le bilan des résultats obtenus dans ce domaine dans le cadre de l'année polaire.

C. DR FRANÇOISE GAILL, DIRECTRICE DE L'INSTITUT ÉCOLOGIE ENVIRONNEMENT (INEE), CNRS

Monseigneur, Monsieur le sénateur, Monsieur le préfet, chers collègues, si nous visualisons ce que vous avez déjà pu observer au cours de ces deux jours, les cartes de l'Arctique et de l'Antarctique, les différences sautent aux yeux : l'Antarctique à droite, un continent entouré d'océans et l'Arctique à gauche, un océan entouré de continents. Ce qui a des conséquences fondamentales sur la biodiversité et les caractéristiques des écosystèmes de ces contrées. L'Arctique comme on le voit sur cette diapositive est peuplé d'environ 4 millions de personnes qui ont des histoires linguistiques différentes et dont la présence remonte à plus de 20 000 ans alors que le continent antarctique, que vous voyez représenté ici avec ses 37 stations permanentes, est « peuplé » uniquement de voyageurs transitoires, chercheurs, logisticiens et touristes, dont le nombre atteint aujourd'hui près de 50 000 personnes par an.

Si on s'appuie sur les données du GIEC de 2007, tout le monde s'accorde maintenant à reconnaître que, à l'échelle planétaire, on assiste à un accroissement significatif des températures. On constate également une accélération de l'élévation du niveau moyen des mers qui, dans les dernières cinquante années, est allé de pair avec la raréfaction de la couverture neigeuse dans l'hémisphère Nord. Si on compare ce qui s'est passé dans l'Arctique avec ce que l'on obtient au niveau global, on s'aperçoit que le réchauffement en Arctique est le double de celui qui existe à l'échelle du globe, et cela depuis la fin du XIXème siècle. Parmi les conséquences immédiates, la possibilité aux navires d'emprunter ces deux dernières années le passage du Nord-Ouest alors qu'auparavant, c'était quelque chose de très improbable. En Antarctique, on s'aperçoit que sur les cinquante dernières années, la température moyenne annuelle a augmenté de 3 à 4 degrés, notamment sur la péninsule antarctique, cette partie du continent qui fait face à l'Amérique du Sud. Ces régions polaires soumises à de tels changements climatiques voient leurs populations animales en particulier soumises à des situations qui sont extrêmement dangereuses pour leur avenir. L'exemple de l'ours polaire est à cet égard emblématique : il est évident que toute réduction de la surface de la banquise va entraîner une réduction de son territoire de chasse, rendre l'accès à ses ressources alimentaires difficiles, influer sur son comportement, tout cela pouvant avoir, à terme, des conséquences irréversibles pour cette espèce.

C'est vrai de l'ours polaire, mais c'est aussi vrai par exemple du manchot Adélie représenté à gauche sur cette carte. Les sept sites figurés en rouge comportent des populations en déclin, notamment en raison des conditions climatiques, alors que les sites en vert, moins touchés par les changements climatiques, accueillent des populations plus stables ou en progression.

Parmi les six thèmes retenus pour cette 4ème année polaire internationale, une attention particulière est portée à ce qu'on appelle l'état des lieux, c'est-à-dire l'état actuel de ces régions, tant sur le plan quantitatif que d'un point de vue qualitatif : Quelles espèces présentes ? Où les trouve-t-on ? Le second thème est lié à la question du changement : qu'est-ce qui va se passer si, par exemple, nous avons un réchauffement climatique ? Que peut-on prédire pour la biodiversité de ces régions ? Quels sont les liens entre ces régions polaires et le reste de la planète ? Est-ce qu'on peut par exemple au niveau des pôles avoir une idée du cycle du carbone ou peut-on prédire ce qui va se passer sur la circulation océanique dans son ensemble si nous avons une diminution ou un accroissement de la température ? Un autre thème concerne les nouvelles frontières, à la marge de notre connaissance : qu'avons-nous dans les grandes profondeurs par exemple ? Quels écosystèmes abritent les calottes glaciaires ? Le thème suivant s'intéresse aux points singuliers que constituent ces régions, du fait de leur isolement, de leurs conditions extrêmes et de leur position particulière sur le globe terrestre. Alors que la plupart des milieux que l'on dit naturels sont en réalité déjà anthropisés, ces zones polaires constituent une fenêtre à travers laquelle nous pouvons nous faire une idée de l'évolution du vivant sur cette Terre. Enfin, cette API a souhaité prendre en considération la dimension humaine puisqu'en Arctique, on l'a vu, des populations ont une histoire, ont aussi un devenir qui dépend fortement de leur capacité à s'adapter à ce monde en changement.

J'ai repris cette figure rassemblant les différents programmes qui ont été soutenus à la fois dans l'Antarctique et dans l'Arctique au cours de cette API. Ils sont nombreux. Les projets figurant sur la gauche du graphique et en rouge, sont ceux qui concernent la biologie et la biodiversité. Deux remarques sur ces programmes : d'une part, ceux qui concernent l'océan sont majoritaires, ceux qui concernent la terre sont assez prépondérants également, mais ceux qui concernent l'espèce humaine sont très peu nombreux. D'autre part, on voit que ces programmes se distribuent de façon équivalente entre l'Arctique et l'Antarctique.

Il est important de savoir que la France a des résultats dans le domaine de la recherche polaire qui sont extrêmement visibles au niveau international. Si on s'intéresse, par le biais du « Web of Science », à la production scientifique réalisée sur les années 1992 à 2009 par les chercheurs français, toutes disciplines confondues, on s'aperçoit que notre pays occupe la 10ème place pour l'Arctique. Si l'on regarde les thématiques dans ce domaine, on voit qu'il n'y a pas particulièrement de thématiques majoritaires exceptée l'identification dans le domaine de la météorologie et dans celle des géosciences d'une position importante.

Une analyse similaire des publications traitant de l'Antarctique montre cette fois que les équipes françaises figurent au 6ème rang mondial, je dirais même presque 5ème ex-æquo avec l'Italie avec laquelle nous avons de très fort liens, notamment à travers la mise en oeuvre de la base Concordia. Du point de vue thématique, ce sont les disciplines de l'Institut des Sciences de l'Univers qui sont majoritaires en Antarctique, les trois quarts de la production scientifique étant produites par la météorologie, les géosciences, l'astronomie, la géochimie ; seul le quart restant provient des équipes qui font de l'écologie.

Enfin, si on regarde les productions scientifiques qui émanent des études réalisées sur les îles subantarctiques, on s'aperçoit que la France est au 1èr rang. Cette position de leader est due à des équipes qui œuvrent dans le domaine de l'écologie et de l'environnement. Je pense que c'était extrêmement intéressant de noter cet aspect qui a été d'ailleurs relevé par M. le préfet et qui, dans l'avenir, va nous permettre sans aucun doute d'amplifier l'effort que nous avons fait jusque-là.

Si l'on s'intéresse cette fois aux publications françaises récentes, produites entre 1998 et 2007, par les programmes soutenus par l'Institut Polaire Français, on constate que 70 % d'entre elles émanent de recherches menées dans le subantarctique et en Terre Adélie. L'Arctique représente un peu moins de 20% de ces publications et Concordia, l'une des 3 seules stations à l'intérieur du continent antarctique, 14 %. Parmi ces publications figurent celles relatives au programme de forage glaciaire profond EPICA qui, en fournissant 800 000 années de reconstitution climatique et de changements de composition de l'atmosphère, joue un rôle fondamental dans les hypothèses portant sur les changements climatiques actuels.

Du point de vue maintenant de la répartition des travaux thématiques dans les îles subantarctiques, on constate que l'écologie terrestre est majoritaire et qu'elle concerne surtout l'étude des oiseaux et des mammifères. Il est également intéressant de souligner que les études concernant les espèces introduites, en particulier des mammifères introduits, sont en forte croissance. L'excellent positionnement de la recherche française dans le subantarctique repose sur la qualité des laboratoires qui ont su très tôt se mettre en position d'observer sur le long terme l'histoire de vie des animaux ou la dynamique des populations. C'est vrai pour les oiseaux avec, sur cette figure, l'illustration de l'évolution du nombre de couples reproducteurs de plusieurs espèces. Il y a peu de pays qui ont autant de données sur une cinquantaine d'années. Yvon le Maho en a parlé tout à l'heure, le développement de matériels électroniques embarqués et le travail interdisciplinaire qui s'est noué autour de ces problématiques, ont permis non seulement d'améliorer nos connaissances sur ce que faisaient ces animaux à terre, mais aussi de suivre leur exploration au niveau océanique. L'équipe CNRS de Chizé a joué un rôle important dans ce domaine puisque les premiers à avoir réalisé ces travaux de suivi en mer ont été Pierre Jouventin et Henri Weimerskirch. La miniaturisation de ces équipements électroniques comme Yvon l'a montré tout à l'heure a ouvert des voies de recherche nouvelles, renseignant non seulement sur ce que font ces animaux en mer, mais aussi comment ils le font. Ainsi, grâce à ce «  chapeau » tout à fait original, un peu japonais, il faut le dire, on peut suivre la plongée de cet éléphant de mer, et connaître la durée de cette plongée, sa profondeur, tout en informant sur les caractéristiques physiques et chimiques de la colonne d'eau traversée.

Voici une illustration des résultats obtenus par ce type d'études, réalisée à travers une collaboration internationale : partant de Kerguelen vers l'océan Antarctique, cet éléphant de mer a effectué des plongées à plus de 1 000 mètres de profondeur, ce qui est extrêmement spectaculaire. On a pu suivre son déplacement à la surface et l'on visualise les changements de température de l'eau, aux différentes profondeurs, au cours de son trajet vers la côte antarctique. L'ensemble de ces données océanographiques contribue aux bases de données internationales à travers l'Observatoire Mondial des Océans. Au final, ces animaux à eux seuls alimentent plus de 90 % des données de la base Coriolis pour les régions situées au sud du 60ème parallèle sud.

Je souhaitais également vous montrer les travaux réalisés par Yvon le Maho sur les manchots Adélie mais il l'a fait avant moi. Vous avez vu combien ces animaux sont particulièrement attachants et originaux.

Les travaux liées aux impacts des changements climatiques concernent également la végétation, qu'il s'agisse de l'étude des traits chez une vingtaine d'espèces subantarctiques dont dépend la plasticité des réponses des plantes, ou bien encore du suivi du couvert végétal où peuvent s'établir des espèces invasives. A une autre échelle, les chercheurs s'intéressent également à l'évolution des sols au moyen d'images satellitaires.

Les espèces invasives, que j'ai évoquées il y a un instant, sont malheureusement en forte croissance dans les îles subantarctiques françaises. Elles offrent toutefois des situations extrêmement intéressantes sur le plan scientifique car dans ces écosystèmes à faible diversité spécifique et aux conditions environnementales relativement stables jusqu'à une période récente, elles nous permettent de comprendre la manière dont une espèce devient proliférante ou non. C'est ce qui fait l'intérêt des programmes portant sur les chats, sur les lapins, et parmi les plantes invasives, sur le pissenlit.

Autre axe de recherche prometteur pour les années à venir : le rôle des interactions plantes/insectes qui permettent dans certains cas d'avoir une symbiose et peut-être aussi d'entraîner une adaptabilité particulière de certaines espèces végétales.

Le CNRS soutient plusieurs équipes travaillant en Antarctique et dans les îles subantarctiques. Il a eu le souci de rationaliser ses programmes et les a réunis dans ce qu'on a appelé la zone atelier de recherche sur l'environnement antarctique et subantarctique, animée par Marc Lebouvier. Cette zone atelier recouvre les travaux réalisés non seulement sur l'Archipel Crozet et les îles Kerguelen, mais aussi sur les îles Saint-Paul et Amsterdam, et en Terre Adélie. Ces travaux se répartissent selon trois grandes thématiques. La première concerne l'impact des changements climatiques et des espèces introduites sur les communautés et les écosystèmes terrestres. C'est Marc Lebouvier et Dominique Pontier qui coordonent ce volet-là. Le deuxième volet vient d'être présenté brièvement par Yvon le Maho. C'est le suivi à long terme s'intéressant notamment à la démographie, les traits d'histoire de vie, la microévolution et la plasticité phénotypique chez les oiseaux et mammifères. Le troisième volet, coordonné par Charles-André Bost et Philippe Koubbi, concerne les réseaux trophiques, la variabilité physique et la variabilité biologique de l'écosystème pélagique.

Les 7 laboratoires regroupés au sein de cette zone atelier figurent sur cette carte qui montre leur large distribution sur le territoire national. Ce réseau est particulièrement puissant du point de vue de la créativité scientifique puisqu'il bénéficie non seulement du soutien de l'ANR a travers de nombreux projets, mais il a également participé à plusieurs programmes labellisés « année polaire internationale ».

Je pense qu'il est également important de souligner le rôle que ces équipes et que les scientifiques jouent dans la diffusion des connaissances sur le polaire et vous voyez sur cette carte également les nombreuses manifestations qui se sont déroulées durant cette 4ème API en France, qu'il s'agisse d'expositions longue durée ou d'autres manifestations plus ponctuelles. On réalise que, bien que les régions polaire soient assez éloignées du territoire national, elles demeurent un attrait pour le grand public, en particulier à travers les recherches qui y sont menées.

Pour finir, je pense que les deux dernières années ont déjà donné lieu à des résultats très significatifs. D'autres sont attendus dans les mois qui viennent, une fois que toutes les données et observations engrangées pendant cette 4ème API seront exploitées. Mon vœu aujourd'hui est que nous puissions suivre encore longtemps ces animaux et en parler à la prochaine réunion de l'année polaire internationale, c'est-à-dire dans cinquante ans.

Merci.

Préfet MOUCHEL-BLAISOT

Merci, Madame Françoise Gaill pour avoir illustré superbement l'importance écologique et de la recherche dans tous ces territoires. Je vais maintenant donner la parole successivement aux trois intervenants thématiques en leur demandant de bien respecter entre 20 et 25 minutes puisqu'il faudrait après laisser un temps aux questions et aux échanges avec la salle avant qu'à 17 heures, les discours de clôture puissent intervenir. J'ai le plaisir de donner la parole maintenant au Dr. Michael Stoddart qui est Chief scientist de l'Australian Antarctic Division et qui est coordinateur du programme Census Marine Life qui va parler en anglais, je présume.

D. DOCTEUR MICHAEL STODDART, DIRECTEUR SCIENTIFIQUE, AUSTRALIAN ANTARCTIC DIVISION, COORDINATEUR DU PROGRAMME « CENSUS OF ANTARCTIC MARINE LIFE »

Monseigneur, Monsieur le sénateur, Mesdames et Messieurs, je vous remercie de m'avoir invité à prendre la parole à ce colloque. C'est un grand honneur de pouvoir présenter mon intervention dans cette institution très célèbre dans l'histoire des sciences ici en France et en Europe. Mais je suis désolé que mon français ne soit pas assez bon pour pouvoir m'exprimer dans cette langue. J'espère que vous comprendrez quand je parlerai en anglais.

Je voudrais parler du recensement des organismes marins dans l'Antarctique. Ce fut l'une des activités les plus importantes menées à bien dans le cadre de l'année polaire internationale. Sa grande envergure a été rendue possible grâce au comité scientifique sur la recherche antarctique (SCAR), à la fondation Alfred P. Sloan à New York, qui a financé substantiellement la coordination scientifique, et l'année polaire internationale.

Ces trois structures se sont rassemblées et grâce à elles, nous allons être en mesure de faire un point d'étape concernant la biodiversité marine antarctique. Généralement, l'attitude du grand public concernant la recherche marine correspond à peu près à cela (dessin humoristique tiré du New Yorker) : les dames disent « je ne sais pas pourquoi je m'en fiche pas mal du fond de l'océan, mais voilà, je m'en fiche pas mal ». C'est une réponse qu'on rencontre assez souvent quand on parle de biodiversité marine. Généralement il s'agit de choses que les gens ne voient pas et donc qu'ils oublient.

Mais quand l'API a fourni l'occasion de travailler ensemble, au niveau international, afin d'aller à la rencontre de la vie dans le vaste océan austral, l'idée a pris, si je puis dire. Le concept de ce recensement, abrégé en CAML, repose sur l'exploration et la compréhension présente, passée et future de la biodiversité, la distribution et l'abondance des organismes marins dans l'océan qui entoure l'Antarctique. La fondation Alfred P. Sloan à New York en est le chef d'orchestre. Elle a apporté beaucoup de soutien. Nous avons pu faire 18 grands voyages, plus ou moins grands et ambitieux, s'échelonnant du type « Rolls-Royce » à celui plus modeste que l'on pourrait qualifier humoristiquement de « 2 CV ».

Mais je vous parlerai plus particulièrement d'un voyage qu'on a appelé CEAMARC (Collaborative East Antarctic Marine Census), recensement marin de l'antarctique de l'est, en collaboration avec la France, l'Australie et le Japon. Plus de 200 scientifiques ont participé à ce recensement en mer et ont traité les échantillons à terre. Nous avons pu récupérer de nombreuses données conservées dans de vieux carnets de voyage, ou bien encore dans des cartons où des scientifiques les avaient entassés en prenant leur retraite. Nous avons dépensé pas mal d'argent pour obtenir toute cette masse d'informations, et l'intégrer dans un réseau de bases de données, le SCAR Marine Biodiversity Information Network (SCAR-MarBIN). Cela a été la pierre angulaire de toute l'initiative CAML.

Pendant ces années 2006, 2007 et 2008, nous avons fait différents voyages en Antarctique, à bord de navires de recherche luxueux, disposant de beaucoup de temps et de bonnes conditions de travail (ce que nous pourrions qualifier de « Rolls-Royce »). Parfois nous ne pouvions bénéficier que d'un jour ou deux de temps bateau, au cours de petits voyages de type « 2CV ». Vous voyez ici les noms des navires, mais tous ne sont pas mentionnés.

Cela nous a permis d'échantillonner à peu près 350 sites. Au début de notre recensement des organismes marins antarctiques, nous ne disposions que de douze échantillons en mer profonde. Maintenant nous en disposons de plusieurs centaines, prélevés dans les abysses. Nous avons également déployé des enregistreurs continus de plancton lors de nos transits en mer. On a ainsi pu rapporter un nombre impressionnant de lots d'échantillons, environ 15 000 au total, sur lesquels nous avons entrepris des séquençages d'ADN. Ce sont 40 thésards qui ont participé à ces campagnes et il y en a d'autres qui attendent, de par le monde, pour participer à ce processus.

Je voudrais maintenant évoquer notre réseau SCAR-MarBIN. C'est un réseau qui a maintenant plus de 14 000 espèces marines antarctiques référencées dans le Register of Antarctic Marine Species (RAMS). Plus d'un million de données sont géoréférencées. Nous avons constitué cela en rassemblant plus de cent bases de données, parfois anciennes, concernant les informations sur la vie marine. Si vous vous intéressez plus particulièrement à un groupe d'animaux, vous pouvez interroger ces bases de données qui réunissent l'ensemble de nos connaissances sur la biodiversité marine antarctique.

Que ressort-il de tout cela ? Des analyses intéressantes, tout d'abord. On pensait auparavant que la région Antarctique était composée d'une série de différentes sous-régions. Nous avons montré qu'il n'y a aucune preuve tendant à démontrer un tel clivage Est-Ouest ou que la Géorgie du sud soit différente du reste de l'Antarctique. En revanche, les îles de la Nouvelle-Zélande sont bien différentes du reste de la région. Maintenant nous pouvons faire un schéma plus précis. Du point de vue de la biodiversité marine, il n'y a que trois zones, trois types d'habitat bien distincts : 1) le pourtour de l'Antarctique ; quand on va vers l'est, 2) la pointe extrême de l'Amérique du Sud, et 3) les abords de la Nouvelle-Zélande.

Dans le cadre de ce recensement, nous avons mis en oeuvre trois navires : l'Aurora-Australis pour l'Australie, l'Astrolabe pour la France et l'Umitakamaru pour le Japon. Vous voyez ici le Docteur Philippe Koubbi de Villefranche-sur-Mer, qui était l'écologiste pélagique sur l'Umitakamaru. Sur l'Aurora-Australis, nous avions aussi un groupe dynamique du Muséum national d'histoire naturelle de Paris (MNHN), mené par le Dr Catherine Ozouf.

Ce groupe a produit un site Internet très intéressant, très dynamique. Sophie Mouge s'en est occupée tous les jours. Les informations étaient transmises à des écoles au jour le jour, un peu partout en France. Ce travail a continué jusqu'à il y a quelques mois, quand un rassemblement des écoles a été organisé à Paris. Sophie et des personnes du MNHN ont participé à cette manifestation consacrée à la jeunesse. Nous avons eu beaucoup de chance en pouvant attirer les services et les talents d'organismes très compétents qui peuvent démultiplier les informations vers le grand public, notamment bien sûr la Fondation Cousteau. Nous avons bénéficié d'une couverture médiatique de plus de 800 articles dans la presse écrite. Voilà la photo qui montre l'un de nos collègues s'apprêtant à plonger depuis l'Aurora-Australis. Elle est tirée d'une affiche qui figurait dans le jardin des plantes de novembre l'année dernière à janvier cette année.

Maintenant je voudrais vous parler des nouvelles découvertes en ce qui concerne le changement climatique dans les mers du sud - et cela rejoint les propos précédents : il est difficile et même dangereux de travailler dans les mers du sud. Il est donc très difficile d'obtenir le genre d'informations que nous avons réussi à collecter au cours de cette Année Polaire Internationale.

Pour ceux d'entre vous qui travaillez en Antarctique, vous savez qu'il faut cinq ou dix fois plus de temps pour obtenir un point de donnée qu'ailleurs dans le monde. Notre objectif était de comprendre s'il y a aujourd'hui une réponse du plancton aux changements climatiques actuels. Nous pensons que oui. Vous avez ici une représentation d'une partie de la mer australe avant 2000-2001, où il y avait un certain nombre d'espèces dans la zone océanique ouverte de façon permanente (hors couverture de glace en hiver). Aujourd'hui, nous observons dans la zone recouverte saisonnièrement de glace certaines espèces qui proviennent de la zone ouverte et qui se dirigent vers le sud, dans la direction que suivent les manchots, comme nous l'a indiqué le Pr. Le Maho. On constate donc qu'aujourd'hui un certain nombre de changements ont eu lieu. Il y a au sud de plus en plus d'espèces qui étaient précédemment plus au nord. Nous pensons qu'il y a un transfert vers le sud d'espèces vivant dans l'océan austral. Dans la zone ouverte, en 2004-2005, la structure planctonique ressemblait à cela. On s'aperçoit que certains foraminifères sont de plus en plus abondants. Cela a évidemment un effet sur toute la chaîne alimentaire. Nous ne savons pas quelle en sera la conséquence à terme mais cette information ressort des programmes d'étude que nous devons poursuivre pour en savoir davantage.

Nous avons parlé d'acidification. Le dioxyde de carbone rend l'eau acide et par conséquent les plantes qui ont besoin de carbonate de calcium ont du mal à vivre, en raison de la présence excédentaire de dioxyde de carbone. Nous avons essayé de déterminer la profondeur maximale à laquelle la saturation de carbonate permet cet assemblage très dense d'organismes. Ces conditions optimales semblent être à 850 mètres de profondeur. Notre étude va nous permettre de préciser les conditions dans lesquelles ces organismes qui ont besoin de carbonate de calcium puisé dans l'eau pourront survivre. Nous pensons malheureusement que la concentration en CO2 va continuer à croître et que l'océan deviendra en conséquence de plus en plus acide.

Nous avons étudié le fond de la mer. Il y a eu l'effondrement de la plateforme glaciaire Larsen A et de celle Larsen B en 2002. L'une de nos expéditions a pu aller dans la zone Larsen B. Très rapidement, on s'est aperçu que les grands prédateurs, comme les baleines et un certain nombre de grands poissons, avaient pu revenir sur ces sites libérés des glaces, mais la réaction des communautés benthiques est plus lente. On y observe un certain nombre de nouveaux colonisateurs, des espèces qui vivent en milieu relativement acide et, parmi elles, plusieurs espèces non encore décrites.

S'agissant toujours des grandes profondeurs, nous avons observé une biodiversité étonnamment élevée. A l'heure actuelle, il y a plus de 700 nouvelles espèces qui ne sont pas encore décrites. 52 % des espèces sont considérées comme rares. C'est une zoogéographie particulièrement complexe. La répartition est très irrégulière. L'échelle de diversité est particulièrement étonnante. Un numéro récent de la revue Deep Sea Research décrit cela et au milieu de l'année prochaine il y aura un autre numéro spécial qui décrira les études que nous avons menées sur ces espèces dans cette zone.

Nous avons également mené des études sur les courants, en nous servant d'un certain nombre de mollusques, notamment des pieuvres, dont on sait encore peu de choses. A l'aide de nouvelles techniques génétiques, nous avons étudié l'effet du courant qui tourne autour de l'Antarctique sur le transfert des espèces vers le nord. L'Antarctique est un endroit où il y a une spéciation particulièrement vive à l'œuvre. Si vous avez lu l'état de la recherche polaire, vous avez vu que ces travaux sont particulièrement bien décrits comme étant un élément de recherche important dans les travaux biologiques menés au sein de l'IPY.

Les araignées de mer constituent des organismes particulièrement intéressants, c'est pourquoi on en a choisi une pour notre logo. On s'aperçoit qu'elles ne se déplacent pas rapidement mais elles sont réparties tout autour du pôle. Par ailleurs, elles se déplacent par les grandes voies marines vers le nord pour atteindre les grands bassins océaniques. Nous espérons que les travaux génétiques qui sont actuellement en cours nous permettront de mieux comprendre le rôle de la densité de l'eau, de la circulation des eaux froides au fond de l'océan, et de l'effet que tout cela a sur les espèces et leurs migrations. Les chercheurs français qui participaient au programme CEAMARC ont étudié des larves de poissons et des espèces rares de poissons ainsi que des très grandes espèces des profondeurs. Ici vous avez des étoiles de mer qui constituent les invertébrés les plus grands que l'on ait pu découvrir à ce jour.

Avec nos collègues de l'équipe Cousteau, qui travaillent avec Google Earth, nous avons pu créer des représentations imagées de l'histoire de l'évolution d'un certain nombre d'espèces. Voici deux exemples. Ici vous avez une espèce bipolaire, une étoile de mer. Là vous avez la pieuvre des profondeurs dont je vous ai parlé. Cette nouvelle technique de visualisation amène les océans du Sud aux yeux du public.

Les outils de la génétique nous sont particulièrement précieux pour aborder les grandes questions biologiques que pose la gestion de la biodiversité marine.

Nous avons d'ores et déjà vu des impacts de notre travail sur la société. La Convention pour la conservation des ressources marines de l'Antarctique (CCAMLR) tente d'identifier, à partir de nos informations, les écosystèmes marins vulnérables. Deux zones ont été déterminées à partir d'échantillons et de photos qui ont été prises l'été dernier dans le cadre du voyage CAML. Cela constitue à mes yeux un grand hommage qui est rendu à la puissance que procurent les outils de visualisation. Cette visualisation permettra en effet d'éveiller les consciences.

« Et l'avenir ? » me direz-vous. Il y a une forte volonté internationale pour poursuivre les travaux et nous ne pouvons pas nous permettre de nous arrêter. L'accord sur la bio-régionalisation nous dit que la biodiversité est vitale et qu'il faut continuer à l'étudier et à protéger de nouvelles zones. L'Assemblée générale des Nations Unies, dans sa déclaration 51 sur la durabilité des océans, dit que les travaux que nous avons menés sont d'une importance vitale. Le SCAR devrait pouvoir coordonner un autre programme comme CAML en 2018, donc dans dix ans. Etant donnée l'expérience que nous avons acquise et la quantité de données engrangées au cours de ces quatre ans et demi, je dirais qu'il faut effectivement attendre dix ans pour coordonner un nouveau programme.

Mais qu'en est-il de GEOBON (Group on Earth Observations Biodiversity Observation Network) Ce groupe sur l'observation de la biodiversité établit un nouveau partenariat mondial visant à rassembler, gérer, analyser des données dans le domaine de l'état de la biodiversité du monde. Des partenariats comme celui-là représentent l'avenir pour nous. Etant données les bonnes volontés internationales manifestées dans notre programme et étant donnés les résultats que nous avons obtenus, nous pensons avoir un avenir assez prometteur devant nous. Peut-être que CAML fera partie de GEOBON. Je vous remercie beaucoup de votre attention.

Dr Yvon LE MAHO

Le prochain exposé par le Pr. Nigel Yoccoz qui travaille à Tromsø et qui préside le conseil scientifique de l'IPEV.

E. PR NIGEL YOCCOZ, UNIVERSITÉ DE TROMSØ, PRÉSIDENT DU CONSEIL SCIENTIFIQUE DE L'IPEV

Merci. Monseigneur, Monsieur le Sénateur, Monsieur le préfet, chers collègues, travaillant sur les écosystèmes terrestres dans l'Arctique, nous avons deux inconvénients. Nous n'avons pas une espèce emblématique comme l'ours polaire. Souvent, quand on parle de l'Arctique, on prend l'ours polaire comme exemple. Alors, je dirais que les espèces comme le caribou ou le renne suivant le continent sur lequel nous travaillons sont sûrement plus importantes pour les gens dans l'Arctique. Aussi par rapport à l'année polaire internationale, en 1957-58, il n'y a pas eu d'effort de fait côté écosystème. Nous n'avons pas de recul souvent supérieur à dix ou quinze ans, ce qui limite souvent nos perspectives sur les changements que l'on voit aujourd'hui. Ensuite, cela a déjà été dit, l'Arctique est un océan entouré de continents. Ce qu'il faut voir aussi, c'est que la partie Arctique, si on la définit surtout en termes de végétation, constitue essentiellement une petite frange le long de ces continents. Sur cette figure, les différentes zones représentent ce que les gens travaillant sur la végétation arctique définissent en tant que types de végétation et elles dépendent essentiellement de la température en été. Les différentes zones en orange, en jaune et en vert représentent une différence de température au mois de juillet de l'ordre de 5 degrés. Si vous vous rappelez toutes les présentations sur les changements climatiques, les changements attendus sont au moins ou supérieurs à cette différence de 5 degrés. Si vous faites une translation de ces écosystèmes vers le nord de 5 degrés, pour l'essentiel ces écosystèmes disparaissent.

Les écosystèmes arctiques ne sont pas différents de ce que vous avez ailleurs. C'est-à-dire que vous avez d'abord des producteurs primaires, des plantes, ensuite, des herbivores comme les lemmings, les rennes ou les oies des neiges, ensuite, des prédateurs comme la chouette Harfang ou le renard polaire. Une des différences, c'est que certaines de ces espèces sont quand même relativement emblématiques même si elles ne le sont pas autant que l'ours polaire. La chouette Harfang est devenue relativement célèbre avec Harry Potter, même si le lien avec l'Arctique est relativement ténu. Mais, bien sûr, j'y reviendrai, la chouette Harfang pourrait vraiment jouer un rôle tout aussi important en tant que sentinelle des écosystèmes terrestres que l'ours polaire pour les écosystèmes marins. Ce qui différencie peut-être les écosystèmes arctiques terrestres, c'est que les lemmings qui sont un des herbivores essentiels dans ces écosystèmes ont des variations - j'y reviendrai - hélas peut-être avaient des variations cycliques, c'est-à-dire que ces populations de lemmings et il y a plusieurs espèces concernées - là, vous avez à gauche le lemming à collier qui est au Groenland, en Sibérie et au Canada ; à droite, le lemming de Norvège qui est restreint à la Scandinavie et Finlande - pullulent tous les trois, quatre ans, des fois cinq ans et ce sont des variations qui sont absolument énormes en termes de densité. Vous passez de densités qui peuvent monter d'un facteur 100 à 1 000 en l'espace de deux ou trois ans.

Ces fluctuations ont un impact sur le reste de l'écosystème. C'est pour ça qu'ils jouent un rôle clé. Il est difficile de comprendre la dynamique de ces écosystèmes si on n'a pas une bonne idée, si on ne comprend pas les fluctuations de ces petits herbivores (les lemmings). Vous avez sur cette figure à gauche en haut les fluctuations des renards polaires en Suède. Alors, ici, ce sont des individus reproducteurs parce que vous pouvez vous demander s'ils arrivent à zéro de temps en temps, d'où ressortent-ils. Là, il s'agit seulement des individus qui se reproduisent une année donnée. A gauche de la figure quand vous avez ces fluctuations assez dramatiques, c'est une période où les lemmings avaient une fluctuation cyclique et le moment où en fait les lemmings, au début des années 80 ont commencé à ne plus avoir ces fluctuations cycliques, les populations renards polaires en Suède ont lentement décliné jusque quasiment une extinction au début des années 2000. A droite, en haut, vous avez la fluctuation des nombres de chouettes Harfang se reproduisant sur l'île Bylot. Les barres indiquent le nombre de chouettes Harfang se reproduisant et vous avez la ligne noire avec les petits points, ce sont les fluctuations de lemmings. Les chouettes Harfang ne se reproduisent que les années où les lemmings sont abondants. En bas à droite, vous avez l'impact indirect sur les herbivores, ici l'oie des neiges. Ici, les choses sont un peu plus compliquées. C'est que les oies des neiges, en fait, ne se reproduisent bien que les années à lemmings et se reproduisent très mal ou un succès de reproduction très faible les années sans lemmings. Pourquoi ? Parce que les renards polaires qui sont un des prédateurs en particulier des œufs d'oies des neiges ou les oisillons, quand il n'y a pas de lemmings, ils se rabattent sur les oies des neiges. Ce sont toujours des mauvaises années pour les autres.

Je vais essayer de donner quelques perspectives sur les projets année polaire internationale. Un sur lequel j'ai été partie prenante, mais surtout dans d'autres projets qui consistent en des approches différentes au niveau du fonctionnement de l'écosystème. Je parlerai d'abord de deux projets : Greening of the Arctic et ITEX qui mettent l'accent sur ce qui se passe en bas de l'écosystème, c'est-à-dire sur les plantes. Quel est l'impact de la température par exemple sur la productivité primaire, donc, sur les plantes ? En anglais, on dit bottom-up, c'est une approche de bas en haut. On commence par les plantes en se disant qu'on pourra déduire le reste de ce qui se passe en bas. Avec mes collègues québécois Gilles Gauthier et Dominique Berteaux, nous avons plutôt mis l'accent sur une approche de haut en bas. C'est-à-dire regarder ce qui se passe au niveau des prédateurs ou des herbivores et ensuite sur les plantes. Le projet CARMA - toujours ces acronymes pour ces différents projets - qui est un projet qui porte sur les caribous (Circum Arctic Rangifer Monitoring and Assessment Network). Rangifer étant le nom latin du caribou et du renne. C'est un projet qui s'intéresse exclusivement à un niveau de ces écosystèmes. D'abord, ce projet Greening of the Arctic dirigé par Skip Walker à l'université de Fairbanks en Alaska, c'est une approche qui était pour l'essentiel une approche satellitaire. Il s'agissait de regarder ce qui se passe à grande échelle avec les satellites et en particulier, on se basait sur ce qu'on appelle le NDVI. C'est un indice qui mesure en gros l'activité photosynthétique de la végétation.

Ici, la carte de droite est un peu compliquée parce qu'ils ont aussi vraiment regardé la variabilité dans l'Arctique et cela, je pense que c'est un point qui est important que l'on oublie souvent. Les choses ne se passent pas vraiment de façon homogène. Rapidement, si vous regardez en haut à gauche qui est la partie Alaska, Sibérie de l'Est, il y a une forte augmentation de la température. Ce sont les cercles rouges pleins. Il y a une forte diminution de la glace de mer. Ce sont les cercles ouverts bleus. Vous avez aussi une augmentation du NDVI, de la productivité primaire, de la biomasse des plantes. Vous avez ces cercles verts pleins. Par contre, si vous regardez ce qui se passe dans certaines parties de la Sibérie ou plus proche d'où je travaille de la Scandinavie, vous avez une forte diminution de la glace de mer. Ça, c'est la même chose. Vous avez une augmentation de la température estivale qui est moins claire, très faible en fait dans la partie médiane de la Sibérie et dans certains endroits, en fait, une diminution de la productivité primaire. Pas une augmentation que l'on pourrait aussi attendre vu l'augmentation de la température (hétérogénéité). Sur le terrain, ce projet a aussi essayé de valider ces mesures satellites à partir de deux transects, un en Sibérie sur la péninsule de Yamal et un à cheval sur l'Alaska et le Canada.

J'irai maintenant à l'opposé en termes d'échelle, le précédent projet mettant en avant l'accent sur l'approche satellitaire à très grande échelle. Un projet comme ITEX (International Tundra Experiment) regarde vraiment ce qui se passe, comme vous le voyez sur la photo ici en haut à gauche, à l'échelle en gros d'un demi-mètre carré. L'idée de ce projet qui dure depuis en fait vingt ans, que l'année polaire internationale a permis de renforcer, de relancer, c'est de regarder ce qui se passe si on met ce genre de petite chambre en plexiglas pour augmenter la température de façon locale. Très petite échelle et vraiment approche expérimentale à l'opposé de ce que faisait Greening of the Arctic. Alors, si ce projet a aussi un grand intérêt, c'est que bien sûr, il y a des contrôles. C'est une approche expérimentale où on ne fait pas que manipuler, on regarde aussi ce qui se passe quand on ne manipule pas. Et comme il y a vingt ans de recul, il permet aussi de voir sur ces zones contrôles quels ont été les changements au niveau de la végétation. Ces deux projets Greening of the Artic et le projet ITEX ont quand même, malgré l'hétérogénéité spatiale, comme conclusion majeure, c'est que l'Arctique verdit. Même s'il y a des hétérogénéités, nous observons une augmentation de la couverture de buissons. Ici, c'est une photo sur un des sites sur lequel je travaille qui est dans la partie Russie Arctique dans le Nenetskiy. Ce sont des buissons de saules. Vous avez la même chose sur Yamal. Si vous interrogez les éleveurs de rennes dans ces régions-là, ils vous diront qu'il y a trente ou quarante ans, ces buissons de saules ne faisaient pas plus de 20 ou 30 centimètres de haut. Maintenant, ils font 2 mètres de haut, soit un changement vraiment important au niveau de la structure de la végétation. Par contre, ce que l'on ne voit pas aujourd'hui, c'est une colonisation par des nouvelles plantes. Cette augmentation de la biomasse se fait essentiellement par une meilleure croissance. C'est une augmentation de la croissance d'espèces qui étaient déjà présentes. Par exemple comme ces buissons de saules qui faisaient 20 centimètres ou 30 centimètres, il y a trente ou quarante ans. Et maintenant, 1,50 mètre à 2 mètres.

Maintenant, je monte d'un niveau avec CARMA. C'est un projet vraiment d'état des lieux. Qu'est-ce qu'on sait des populations de rennes ? Le renne est le nom que l'on utilise en Eurasie et le caribou est le nom que l'on utilise en Amérique du Nord. Quel est l'état de ces populations sauvages de rennes ? Ici, ce projet se restreint aux populations sauvages et ne porte pas sur les populations semi-domestiques et en particulier, d'essayer de voir quelles sont les menaces sur ces autres populations en termes d'exploitation par exemple gazière ou pétrolière - cela devient un problème de plus en plus important dans l'Arctique - de changements climatiques évidemment, mais aussi par exemple de nouveaux parasites qui arrivent par le sud. Alors, dans ces évolutions d'effectifs, la plus dramatique - on peut m'accuser de biaiser un peu le débat puisque je prends l'évolution la plus dramatique ici - c'est une des populations de caribous la plus au Nord que l'on connaisse, celle du caribou de Peary qui est vers l'île d'Ellesmere et les îles autour. Cette population en gros est presque éteinte, elle est vraiment en voie d'extinction. Elle est passée d'environ 50 000 à maintenant de l'ordre de 1 000 individus et essentiellement à la suite d'hivers répétés avec des précipitations sous forme de pluies qui conduisent à un englacement de la végétation et à ce que ces individus ne puissent plus se nourrir. Là, il y a un problème sérieux en termes de biologie de la conservation.

Maintenant, je remonte encore un peu d'un niveau, un projet sur lequel je collabore avec des collègues du Québec : Gilles Gauthier Université de Laval et Dominique Berteaux à l'Université du Québec à Rimouski avec lesquels nous collaborons aussi avec des chercheurs russes : Artic Wolves. Ce projet n'a rien à voir avec les loups. Wolves veut dire Wildlife Observatories Linking Vulnerable EcoSystems. Un des sites central de ce projet est l'île de Bylot qui est au nord de la Terre de Baffin, mais ce qui caractérise ce projet et ce qui, je pense, le rend vraiment intéressant, c'est qu'il y a toute une série de sites, une série de sites au Canada qui sont les sites en jaune coordonnés par nos collègues du Québec et toute une série de sites en rouge en Russie et en Norvège que je coordonne. Un des résultats majeurs et qui a fait un peu les titres des médias en tout cas en Amérique du Nord, c'est d'avoir marqué des chouettes Harfang sur l'île de Bylot à l'été 2007. On savait déjà avant que ces chouettes Harfang pouvaient bouger sur de très grandes distances, mais même les gens connaissant la chouette Harfang ont quand même été étonnés de ces résultats. Là, je vous montre le retour des chouettes Harfang l'été d'après. Elles ont été marquées à l'été 2007. Là, elles reviennent de leur site d'hivernage et l'île de Bylot serait au nord de la Terre de Baffin. Celle qui est en jaune là-bas est à peu près revenue d'où elle était marquée l'année d'avant. Par contre, vous voyez qu'il y a des chouettes Harfang qui sont venues depuis Terre-Neuve ou qui pour celles qui étaient aux Etats-Unis étaient dans l'Etat du Dakota, soit une distance assez longue. En fait, celle qui était dans l'Etat du Dakota est allée jusqu'à Ellesmere. Elle ne s'est pas arrêtée vers Bylot et la raison pour laquelle très peu sont venues sur Bylot, c'est qu'il n'y avait pas de lemmings sur Bylot cette année-là. Elles se sont arrêtées pour l'essentiel sur la Terre de Baffin où il y avait une pullulation de lemmings cette année-là.

Un autre résultat majeur qui a été vraiment une surprise pour les gens travaillant sur la chouette Harfang, c'est qu'en hiver, la chouette Harfang devient en partie marine. Personne ne s'imaginait trouver des chouettes Harfang sur la banquise en plein hiver. Là, ce sont les résultats obtenus par ces collègues québécois : Therrien, Gauthier et Bêty. 6 individus sur 9 ont passé en moyenne 43 jours, soit un mois et demi sur la banquise. Alors, on ne sait pas très bien ce qu'elles font sur la banquise. On soupçonne qu'elles se nourrissent d'eiders et d'autres oiseaux de mer. Là, clairement, c'est quelque chose qui va être exploré dans les années à venir, mais cela a été vraiment une surprise. Apparemment, les Inuits n'observaient pas tellement de chouettes Harfang sur la banquise, peut-être parce que les zones fréquentées par les chouettes Harfang ne sont pas des zones propices ou trop dangereuses pour la chasse pour les Inuits. Pour vous convaincre ensuite de l'étendue des migrations des chouettes Harfang, voilà d'autres chouettes qui, elles, ont vraiment choisi de ne pas rester autour de Bylot ou de la Terre de Baffin. Ce sont toujours les mêmes individus qui ont été marqués sur Bylot en 2007. Ce printemps, il y a juste trois semaines, un certain nombre d'individus sont maintenant en Alaska et mes collègues canadiens attendent qu'ils aillent encore un petit peu plus loin, peut-être en Sibérie. Ce qui montre vraiment que les populations de chouettes Harfang sont des populations circumpolaires. Elles utilisent vraiment l'ensemble de l'Arctique. Alors, ce projet Arctic Wolves réunissant tout un ensemble de scientifiques en Sibérie, au Canada, en Norvège et aussi au Groenland a permis d'essayer d'en savoir plus clair sur quelque chose qu'on soupçonne depuis quelques années, c'est que les cycles de lemmings sont en train de disparaître. Il y a eu quelques articles l'année dernière en particulier qui ont essayé de rassembler cette information. Dans le cadre d'une réunion que nous avons eue au Québec en février, nous avons comparé les données que nous avons au Groenland, en Norvège et au Canada et tout semble bien, je dirais, concorder. C'est-à-dire qu'aussi bien au Groenland qu'au Canada et aussi dans certaines parties de la Russie, apparemment ces cycles de lemmings sont en train de disparaître.

Le gros problème, c'est que nous avons en général une perspective historique très courte. La plupart de ces séries temporelles ont dix ans, quinze ans, vingt ans. Celle sur les lemmings a fait l'objet d'un article dans Nature qui est en bas ici, mais c'est quelque chose d'assez exceptionnel. Ce que nous avons essayé de faire, c'est de revenir en arrière en utilisant des données indirectes. Ici, par exemple, avec des collègues à Tromso, nous avons regardé les données sur les renards qui sont des prédateurs de lemmings. Nous nous sommes aperçus qu'au début du XXe siècle, fin XIXe, début du XXe siècle, les renards avaient une dynamique vraiment cyclique avec des périodes de trois, quatre ans, soit un cycle classique. Mais que dans la période chaude qui a déjà été évoquée dans les années 1920-1930, ces cycles ont soit disparu, soit ont commencé à avoir des périodes un peu aberrantes par rapport à ce qu'on connaît d'habitude des cycles de lemmings avec des périodes qui étaient soit de trois ans, soit de cinq ans. On est revenu en fait ensuite dans la période relativement froide des années 50-60 de nouveau à une dynamique cyclique. C'est un indice en tout cas de l'importance du climat pour ces fluctuations de lemmings. Un autre problème qui se pose dans l'Arctique, c'est l'invasion par des espèces du Sud et le meilleur exemple, c'est la colonisation par le renard roux de nombreuses zones de l'Arctique. On soupçonne que c'est vraiment une des causes essentielles de la diminution et de la quasi-extinction du renard polaire en Scandinavie. En bas, vous avez la dynamique dans le Nord de la Finlande, en bleu foncé du renard polaire, en rose ou rouge du renard roux. Je n'ai pas tellement de commentaires à faire là-dessus, c'est assez clair.

Ce que l'on sait aussi, c'est que ce renard roux a colonisé l'Arctique depuis à peu près 70-80 ans. là, vous avez les dates de première observation de renard roux dans l'Arctique canadien. Cette colonisation n'est pas récente, la première date de 1878 et ça va, vous voyez, jusqu'en 1962. Ce sont les premières observations de renards roux jusque quasiment l'île Ellesmere. C'est vraiment une population qui va jusque dans le Haut-Arctique. La raison de cette colonisation n'est pas climatique. Là, cela devrait être clair à partir de ce que l'on voit sur le Canada puisque cela couvre à la fois des périodes chaudes et des périodes froides. C'est clairement aussi lié à l'homme qui lui fournit par exemple de la nourriture, indirectement via des dépôts d'ordures ou ce genre de chose. Dernière observation avant de conclure, c'est quelque chose que l'on a observé dans le cadre de l'année polaire internationale ici sur la péninsule de Yamal d'interaction entre le renard roux et le renard polaire. En haut, un terrier de renard polaire avec huit renardeaux observés en juillet 2007. Quelques jours plus tard, un renard roux s'installe sur le terrier. Les renardeaux polaires et le couple de renards polaires qui étaient là avaient disparu et n'ont plus été observés dans les environs. Alors, cette colonisation par le sud a amené un de mes collègues Dominique Berteaux a parler de ce qu'on appelle du paradoxe de la biodiversité en Arctique. C'est-à-dire que nous avons un problème d'extinction d'espèces endémiques, d'espèces emblématiques de l'Arctique comme le renard polaire ou la chouette Harfang, mais nous avons en fait une augmentation de la biodiversité parce que c'est plus que compensé par une colonisation d'espèces du Sud comme le renard roux, certains campagnols et ainsi de suite. En termes de biodiversité, la biodiversité augmente, mais c'est bien sûr d'un point de vue qualitatif que le changement se passe.

Finalement, le legs de l'API, c'est d'abord la possibilité d'études comparatives à l'échelle de l'Arctique. Ça, c'est quelque chose que l'année polaire internationale, pour nous, dans l'aspect écosystème a rendu vraiment possible et a favorisé. Je pense que cela, c'est une expérience qui a été unique de ce point de vue. Nous avons vraiment mis en place les mêmes protocoles dans tout l'Arctique, de façon circumpolaire. Les principaux résultats, je l'ai dit, c'est le verdissement de l'Arctique, ensuite le changement de dynamique des lemmings et cette colonisation par les espèces du Sud. Je dirais que ce sont un peu les trois points principaux à retenir par rapport à ces projets de l'année polaire internationale. Bien sûr, cela a permis un état des lieux et je dirais que si on se projette dans l'avenir, surtout de regarder ce qui manque. Où y a-t-il des trous ? Collaboration circumpolaire, on a insisté là-dessus, c'est très important. Je pense que nous avons des débuts de collaborations avec les Russes. Mes collègues américains ont fait pareil. Je pense que cela a été quelque chose de vraiment nouveau d'arriver à développer ces collaborations de façon internationale et nous espérons vraiment que cela pourra se poursuivre. Merci.

M. le Préfet MOUCHEL-BLAISOT

Un grand merci Pr. Yoccoz pour ce très intéressant exposé et par la magie des interventions, on va maintenant revenir vers le sud, je crois. J'ai le plaisir de donner la parole maintenant à Yves Frenot, Directeur adjoint de l'IPEV, qui est aussi Vice-président du Comité de Protection de l'Environnement du Traité sur l'Antarctique. Je ne redis pas que l'on a eu le plaisir d'aller ensemble en Terre Adélie il y a quelque temps et nous avions pu constater que ce qu'on appelle la voie du Pr. Le Maho empruntée par les manchots fonctionnait bien. Elle n'était empruntée que par les manchots, en tout cas pendant la période où nous y étions. Yves, tu as la parole en te remerciant d'être aussi discipliné que les autres orateurs, ce dont je ne doute pas, ce qui permettra de laisser ensuite bien sûr un temps suffisant pour le débat avec la salle avant la clôture officielle.

F. DR YVES FRENOT, DIRECTEUR ADJOINT DE L'IPEV

Merci beaucoup. Monseigneur, M. le sénateur, M. le préfet, chers collègues, Mesdames et Messieurs, c'est un plaisir pour moi aujourd'hui d'essayer de tracer un descriptif de cette biodiversité antarctique et subantarctique et de décrire quelles sont les modifications qu'elle subit actuellement sous des pressions très diverses. Cette carte, que vous avez eu l'occasion de voir à plusieurs reprises au cours de ces deux journées, vous rappelle à nouveau que l'Antarctique est un vaste continent de 14 millions de kilomètres carrés entouré par un très vaste océan, l'océan Austral, qui joue un rôle considérable sur l'origine et la présence de la faune et la flore qui peuplent cette région. Ce continent, tel qu'il apparait sur ce diagramme emprunté à Frédérique Rémy, est recouvert à 98 % de glace, sur une très grande épaisseur. L'épaisseur moyenne de cette calotte est en effet de l'ordre de 2 000 mètres. Seulement 2 % de ce continent est libre de glace et c'est sur ces 2 % que se concentrent en majorité sa faune et la flore. Si l'on s'intéresse à nouveau à l'océan qui entoure l'Antarctique, vous voyez que j'ai fait figurer sur cette diapositive deux lignes bien marquées que l'on appelle respectivement la convergence subtropicale et le front polaire : ces deux discontinuités marines fondamentales vont, elles aussi, jouer un rôle dans la distribution de la faune et la flore, qu'elle soit marine ou terrestre. J'ai indiqué également ici un certain nombre d'îles qui sont distribuées entre ces deux discontinuités marines et qu'on appelle les îles subantarctiques, îles dont on a eu l'occasion d'entendre parler tout à l'heure, notamment par M. le préfet.

Alors, pourquoi ces discontinuités marines et pourquoi cet océan jouent-ils un rôle aussi important ? Tout d'abord, parce qu'il isole complètement ces îles et le continent. Le passage de Drake qui sépare l'Amérique du Sud et la péninsule antarctique s'est ouvert il y a entre 23 et 28 millions d'années. C'est uniquement à partir de cette période-là que le courant circumpolaire qui circule dans le sens des aiguilles d'une montre s'est mis en place et a contribué à isoler le continent. J'ai indiqué également que l'on retrouve des traces de vie importante, tels des fossiles d'arbres par exemple, sur le continent antarctique, et cela jusqu'il y a 8 ou 10 millions d'années. Après cela, il y a eu la période des glaces qui se sont installées en réduisant les possibilités de vie. Aujourd'hui, le front polaire constitue une barrière physique réelle pour la migration de la faune marine, mais aussi pour celle d'un certain nombre d'autres faunes ou flores vers les milieux terrestres situés plus au sud. Point important qu'il faut rappeler : la plupart de ces îles ont une origine entièrement volcanique ou océanique. Elles n'ont jamais eu de lien direct avec les continents et n'ont pas pu, a priori, conserver une trace de la vie qu'il y avait sur le continent antarctique autrefois. Deux mots sur le climat maintenant. Vous voyez que dans les îles subantarctiques, le climat est très océanique. Il ne fait jamais froid, jamais chaud. On peut dire que c'est un climat breton soutenu, très venté, très pluvieux, plus pluvieux que la Bretagne pour l'avoir testé. En revanche, si l'on va en Antarctique, le milieu devient beaucoup plus contraignant, avec des températures à l'intérieur du continent de l'ordre de -30°C en été et jusqu'à -80°C en hiver, ici sur la station Concordia. Sur la zone côtière ou sur la péninsule antarctique, les températures peuvent être positives quelques jours par an en été. D'une manière générale, le climat antarctique est très sec. Les précipitations y sont généralement sous forme de neige et très rarement sous forme de pluie, même si ces dernières années, des phénomènes pluvieux se produisent, que ce soit en Terre Adélie ou encore sur la péninsule antarctique comme nous avons pu le constater encore récemment. Hier, nous avons eu une question dans la salle sur les milieux extrêmes, quelle pouvait en être leur définition ? En fait, d'un point de vue biologique, on pourrait dire que les îles subantarctiques offrent des conditions limites pour le développement de la vie alors que le cœur du continent antarctique constitue réellement un milieu extrême.

En parlant de ce climat, comme cela a été souligné pendant ces deux jours, il évolue. Cette carte, que vous avez vue à plusieurs reprises, illustre effectivement que certains secteurs du continent antarctique se réchauffent très rapidement ces dernières années et en particulier, ici, la péninsule antarctique. Ceci est vrai également dans les îles subantarctiques. Cette figure illustre l'évolution des températures moyennes annuelles sur la base de Port-aux-Français enregistrées par Météo-France depuis que la station est ouverte (1951). Vous constatez qu'il y a eu une très forte augmentation des températures moyennes annuelles depuis le milieu des années 60 jusqu'au début des années 1980, de l'ordre de 1,3°C, puis une stabilisation à un niveau élevé de ces températures. Ce qui est peut-être est plus important encore que l'augmentation des températures pour la faune et la flore, c'est l'évolution de la disponibilité en eau. Vous voyez que ces dernières années sur Kerguelen, on a assisté à des phénomènes de sécheresse très importante, de déficits en eau en été, de déficits en neige en hiver qui ont conduit en particulier à un recul quasiment ininterrompu de l'ensemble des glaciers de l'archipel. Ces modifications climatiques récentes se traduisent également par l'assèchement de certaines zones humides ou le dépérissement de la végétation locale qui n'est pas habituée à ces phénomènes de sécheresse.

Une autre caractéristique de ces îles et de ce continent, c'est une histoire humaine très récente, à l'opposé de ce qu'on a vu en Arctique. Cette figure illustre les dates de découverte de ces différentes îles, à la fin du XVIIIe siècle pour la plupart d'entre elles. Le continent antarctique pour sa part a été atteint par l'homme beaucoup plus récemment. Jules Dumont d'Urville, par exemple, n'est arrivé en Terre Adélie qu'en janvier 1840, c'est-à-dire, à l'échelle géologique ou même de l'histoire humaine, hier. Cette découverte a ensuite été suivie d'une activité relativement limitée, mais localement importante, notamment une activité économique liée à la chasse aux éléphants de mer et aux otaries dans le subantarctique qui s'est poursuivie jusqu'au milieu du XXe siècle. Ensuite, il y a eu la troisième année polaire internationale (1957-1958), on l'a déjà dit, qui a marqué un effort de recherche très important dans l'hémisphère sud, en Antarctique comme dans les îles subantarctiques. On a pu assister à cette époque à l'établissement d'un grand nombre d'observatoires, de stations météorologiques, de bases permanentes de recherche aussi bien sur le continent que sur les îles subantarctiques tout autour.

Si j'ai rappelé tout cela, c'est parce que l'ensemble de ces éléments, géographiques, physiques et humains, conditionne considérablement la biodiversité que l'on observe aujourd'hui dans cette région du monde. Le contexte géologique, océanographique, historique, est responsable d'un isolement très marqué. Les contraintes climatiques importantes imposent des conditions limites à extrêmes pour le développement de la vie, je l'ai dit. De cela découle une faible biodiversité, c'est-à-dire un faible nombre d'espèces présentes dans ces milieux. A titre d'exemple, seules 29 espèces de plantes à fleurs poussent à Kerguelen ; elles ne sont plus que 2 lorsqu'on passe en Antarctique même. Lorsqu'on va dans des milieux encore plus contraignants au cœur du continent, c'est-à-dire sur les nunataks au milieu de la glace, les plantes à fleurs ont complètement disparu et ce sont quelques rares organismes comme des mousses, des lichens, qui abondent sur les zones littorales, qui parviennent parfois à se maintenir..

Autre caractéristique de cette faune et de cette flore, c'est son adaptation à ces milieux fortement contraignants. Vous avez ici l'exemple d'une mouche. Pour les entomologistes, une mouche, c'est un diptère. C'est-à-dire que c'est un insecte qui a une paire d'ailes. Vous voyez sur cette photo que les ailes ont complètement disparu. C'est une adaptation très particulière à ces contraintes climatiques, mais aussi aux contraintes trophiques, c'est-à-dire aux difficultés que rencontre cette mouche pour trouver sa nourriture dans ces milieux. Ces contraintes ont agi sur la sélection naturelle et ont guidé l'évolution de cet insecte qui, aujourd'hui, constitue une espèce particulière. De telles espèces sont dites « endémiques », ce qui signifie que l'on ne les observe nulle part ailleurs au monde. Elles ont évolué localement sous la pression de leur environnement. On a également des exemples d'endémisme chez les plantes : ici, le Lyallia kerguelensis, une plante qui ne pousse qu'à Kerguelen. La faune et la flore se développant sur les nunataks antarctiques sont mal connues mais les micro-organismes présents sont vraisemblablement pour la plupart des éléments relictuels du continent de Gondwana.

Enfin, ce faible nombre d'espèces, ces adaptations et cet endémisme se combinent à ce qu'on appelle des chaînes trophiques simplifiées. Habituellement, les chaînes trophiques se résument très schématiquement aux relations entre production primaire, c'est-à-dire la végétation, herbivores qui mangent la végétation, carnivores qui mangent des herbivores, décomposeurs, qui se charge de transformer les cadavres et de les réintégrer au sol sous forme d'éléments nutritifs pour les plantes. Tous ces éléments appartiennent donc un cycle généralement bien rodé. Dans ces milieux insulaires et en Antarctique, les chaînes trophiques sont totalement déséquilibrées. On a bien un peu de végétation sur les zones côtières, mais très peu. On a peu d'herbivores stricts et pratiquement pas de prédateurs dans ces milieux-là ; on observe en revanche la dominance des décomposeurs qui décomposent quoi ? Le peu de matière organique végétale qu'il y a, mais surtout la matière organique animale qui provient d'un très grand nombre d'oiseaux et de mammifères marins. Avant de passer à la diapositive suivante, j'attire votre attention également sur un point important : il n'y a aucun vertébré terrestre dans ces milieux, que ce soit dans les milieux subantarctiques ou en Antarctique même. Les seuls vertébrés présents sont marins, et ne viennent à terre que le temps de leur reproduction. Cette vue illustre l'extrême richesse de la biodiversité en termes d'oiseaux et de mammifères marins avec ici une immense colonie de manchots royaux sur l'île aux Cochons, dans l'archipel Crozet, ou encore ici des pétrels, des albatros qui se reproduisent en bordure des îles subantarctiques.

Une faune on va dire très riche dans le milieu marin, mais finalement, une diversité spécifique réduite dans les milieux terrestres sont donc les caractéristiques de la biodiversité subantarctique et antarctique. Tout ça fait que ce sont des milieux que l'on dit simples. Les interactions entre un petit nombre d'espèces sont plus facilement qu'ailleurs interprétables par les scientifiques.

Si ces espèces sont parfaitement adaptées à leur environnement, elles sont aussi particulièrement fragiles et sensibles à toutes les perturbations de cet environnement. Aujourd'hui, trois pressions pèsent principalement sur cette biodiversité. Il s'agit tout d'abord des modifications climatiques, puis de l'introduction d'espèces étrangères, c'est-à-dire d'espèces qui viennent de régions plus tempérées, enfin de l'accroissement de la fréquentation humaine dans ces régions. Je prendrai quelques exemples pour illustrer ces trois pressions.

J'illustrerai l'impact des changements climatiques en m'appuyant sur les travaux réalisés par nos collègues du CNRS de Chizé sur les manchots royaux et leur distribution en mer lors de leurs voyages pour aller chercher de la nourriture. L'étude en question s'intéresse à une colonie des îles Crozet où les animaux descendent au sud de l'archipel pour aller se nourrir autour de ce fameux front polaire dont je vous ai parlé à l'instant. On peut suivre ces animaux grâce à des moyens satellitaires, balise Argos par exemple qui sont collés dans leur dos et qui permettent de suivre leurs déplacements. Voilà les résultats obtenus : certaines années, en particulier les années plus chaudes que la moyenne, on observe des anomalies de position du front polaire qui se situe très au sud de la colonie. Ainsi, en 1997 les manchots durent parcourir plus de 600 kilomètres pour aller sur le site de nourriture et autant pour revenir à la colonie nourrir les poussins. Par contraste, on peut citer l'année 1994, pendant laquelle le front polaire était proche de Crozet, à environ 300 kilomètres. C'est-à-dire qu'entre ces deux années, l'effort pour aller s'alimenter en mer et revenir à la colonie fut quatre fois plus important en 1997 que lors d'une année plus favorable comme 1994. Ces différences de dépense énergétique se traduisent par des différences du succès reproducteur des oiseaux. On peut constater qu'immédiatement après 1997, il y a eu - le mot effondrement serait peut-être très fort - une très forte décroissance du nombre de couples reproducteurs dans cette fameuse colonie à Crozet. Ceci est un exemple de l'impact du changement climatique et de la localisation de ce front polaire, lieu d'alimentation des oiseaux sur le succès reproducteur et donc la dynamique des populations de ces animaux.

On peut évoquer d'autres exemples. Ici, le cas du manchot Empereur en Terre Adélie qui, au milieu des années 1970, a subi une diminution très importante de ses effectifs, probablement liée là encore à une succession d'années chaudes défavorables qui ont conduit à un retrait important de la banquise en hiver et à un manque de nourriture pour ces animaux ; la population actuelle demeure stable et n'est jamais revenue à l'état qu'elle avait dans les années 50 et 60. A l'inverse, le manchot Adélie voit la taille de ses populations croître, du moins en Terre Adélie. Mais comme vous l'avez vu tout à l'heure dans l'exposé de Françoise Gaill, ceci est à relativiser à l'échelle du continent antarctique car sur la péninsule, là où le réchauffement est le plus important, on constate que les populations de manchots Adélie sont au contraire fragilisées et diminuent en taille.

Ensuite, deuxième pression affectant la biodiversité antarctique : les espèces introduites. J'ai indiqué sur cette carte le nombre de plantes introduites dans cette région. Elles sont nombreuses sur les îles subantarctiques, beaucoup moins sur la péninsule antarctique, où deux espèces sont toutefois présentes. Il est intéressant de noter qu'il y a un lien direct entre l'introduction de ces espèces et la fréquentation humaine. Vous avez sur cette figure le suivi du nombre de ces plantes introduites sur les îles Kerguelen ou Crozet. Les flèches indiquent la date de l'établissement des stations actuelles. A partir du moment où il y a une présence humaine permanente sur ces îles avec du transport de fret et de personnels, on a aussitôt une augmentation, une explosion même du nombre de ces espèces introduites.

On pourrait dire à peu près la même chose des insectes : nombreux sont les insectes introduits sur les îles subantarctiques, plus rares sont ceux qui commencent déjà à être introduits sur la péninsule. J'évoquais il y a un instant l'absence naturelle de vertébrés terrestres dans ces régions polaires sud. Mais certaines espèces y ont été introduites soit volontairement, soit accidentellement. Volontairement, c'est le cas des saumons ou des truites à Kerguelen, ou encore des moutons, des mouflons ou des chats. Egalement le cas du lapin qui a été introduit à la fin du XIXe siècle par les marins anglais sur ces îles. Accidentellement, c'est le cas du rat et de la souris, le lot commun de toutes les îles qui sont fréquentées par l'homme.

L'exemple du lapin permet d'illustrer mon propos sur les chaînes alimentaires. C'est une situation tout à fait anachronique que de trouver un lapin au milieu d'une colonie de manchots royaux. Dans les îles de l'archipel Kerguelen où il n'y a pas de lapins, la végétation est très luxuriante avec un nombre d'espèces réduit, certes - Je l'ai dit, 29 espèces maximums à Kerguelen - mais relativement diversifiées. Sur les îles où il y a du lapin, vous observez des paysages où pratiquement toutes les espèces locales ont disparu et où le couvert végétal se réduit à des prairies quasi mono spécifiques où seule une plante qu'on appelle l'Acaena magellanica subsiste à la pression du lapin. Lorsqu'un collègue du Muséum national d'histoire naturelle [Jean-Louis Chapuis] a tenté d'éradiquer le lapin de manière expérimentale sur quelques îles de l'archipel des Kerguelen, il souhaitait voir si l'on pouvait observer le rétablissement de la végétation d'origine, ou en tout cas la végétation que l'on observe aujourd'hui sur les îles sans lapin. Les résultats on été très étonnants : voilà l'allure d'une île en question où le lapin a été éradiqué, au début de l'expérimentation. Puis, je vous l'ai dit, les sécheresses actuelles sévissant, cette végétation a décliné elle-même de manière importante et aujourd'hui, elle a été remplacée par des espèces introduites et en particulier par du pissenlit, une espèce très banale. On est ainsi passé d'une communauté certes déjà très fragilisée par le lapin, mais qui était constituée par une espèce locale, à des communautés qui ne sont plus constituées que par des espèces introduites, cela en raison d'un contexte climatique défavorable aux espèces locales mais bénéfiques aux espèces originaires de régions plus tempérées.

Enfin, la dernière pression à laquelle je voudrais faire référence, c'est la pression humaine avec, dans certaines régions et en particulier sur la péninsule antarctique, le développement d'une activité touristique très importante. Voilà ici les chiffres fournis par l'Association internationales des Tour-opérateurs antarctiques (IAATO) du nombre de touristes ayant visité l'Antarctique chaque année jusqu'en 2006-2007 : en bleu le nombre de touristes qui étaient estimés à l'avance par les tours opérateurs et en rouge, le nombre de touristes qui ont effectivement visité ces régions-là. On constate que l'activité touristique a augmenté régulièrement depuis le début des années 1990 mais en 2006-2007, cette progression s'est brutalement accélérée, faisant un bon de 14 % par rapport à la saison précédente, avec plus de 37 000 touristes visitant la péninsule antarctique. A ces touristes-là, il faut rajouter les guides, les équipages des navires, les équipages des avions. Bref, c'est probablement aujourd'hui près de 50 000 touristes et personnels associés aux activités touristiques qui visitent chaque année le continent antarctique et en particulier la péninsule. Ce nombre est à mettre en regard de celui des chercheurs et logisticiens qui travaillent sur le continent en même temps, moins de 5 000 personnes : dix fois moins que de touristes. Cet afflux de visiteurs sur une région réduite de l'Antarctique déjà fragilisée par un réchauffement rapide constitue une véritable menace pour la biodiversité locale, notamment en raison du risque accru d'introduction d'espèces.

Un projet intitulé « Aliens in Antarctica » a été mis en œuvre, dans le cadre de l'année polaire internationale, par une collègue de l'Australian Antarctic Division, le Dr Dana Bergstrom, avec notamment le concours d'une équipe française [Laboratoire ECOBIO CNRS-Université de Rennes 1]. L'objectif était d'estimer ce qui est réellement transporté par les visiteurs, qu'ils soient touristes, scientifiques, logisticiens, membres d'équipage, sur les navires et les avions se rendant en Antarctique ou dans les îles subantarctiques. L'étude a porté sur plus de 800 personnes, voyageant à bord de 21 bateaux et avions au cours de 55 voyages vers le « Grand Sud ». Les résultats très préliminaires montrent que 30 % des visiteurs transportaient des graines dans leurs poches, dans leurs sacs et je pense que c'est à peu près le pourcentage que l'on pourrait obtenir si l'on faisait la même étude parmi cette assemblée aujourd'hui. Sans le savoir, nous transportons tous dans nos poches des graines que nous sommes susceptibles de redéposer plus loin. Ces graines ont été identifiées, elles appartiennent à plus de 250 espèces. Les principaux vecteurs de ces transports sont les sacs à dos, les sacoches d'appareils photos, les chaussures. Les chercheurs ont toutefois fait une observation à laquelle on ne s'attendait pas  forcément : les touristes et les équipages des navires seraient finalement les moins vecteurs d'espèces de graines étrangères. Cela peut s'expliquer assez facilement avec le recul : les touristes ont généralement tendance, à l'occasion d'un voyage de ce type, à s'équiper de neuf. Ils arrivent avec des vêtements qui ne sont pas contaminés alors qu'à l'inverse, les scientifiques ou les logisticiens qui travaillent dans ces régions y retournent chaque année, certains allant même travailler en Arctique pendant l'été boréal, puis en Antarctique pendant l'été austral ; ils utilisent alors généralement les mêmes vêtements et bagages. Ils sont alors susceptibles, effectivement, d'être plus vecteurs que les autres de graines.

Pour conclure, je voudrais attirer votre attention sur un certain nombre de défis qui ressortent des études réalisées au cours de cette 4ème année polaire internationale et qui peuvent donner des pistes à la fois pour la continuité des recherches, mais aussi peut-être pour que les décideurs, les responsables politiques puissent aussi prendre ces informations en considération et agir en conséquence.

Défi numéro 1 :

Le nombre de visiteurs en Antarctique va augmenter. C'est quelque chose d'évident. L'activité touristique est lancée. Il est extrêmement difficile aujourd'hui d'enrayer ce phénomène. Le nombre de navires visitant l'Antarctique va aussi augmenter. Je vous ai montré que l'introduction d'espèce est étroitement liée à la fréquentation humaine. Mais des événements beaucoup plus dramatiques peuvent découler de l'augmentation du trafic maritime. Ces dernières années, fort heureusement, les quelques accidents ou naufrages n'ont jamais fait de morts, mais leur nombre va croissant. Tous les passagers ont toujours pu être sauvés, mais en sera-t-il toujours ainsi, dans des mers où la navigation demeure difficile et où les centres de secours sont éloignés de plusieurs milliers de kilomètres ? Il faut donc œuvrer réellement pour une régulation du tourisme en Antarctique.

Défi numéro 2 :

La combinaison du changement climatique dans ces régions et de l'augmentation des activités humaines accroît naturellement le risque d'introduction et d'établissement d'espèces non indigènes généralement originaires de régions plus tempérées. La plupart des plantes et des insectes ont un seuil de développement qui est généralement voisin de 2°C, c'est-à-dire proche des températures moyennes dans les îles subantarctiques. Il suffit donc d'une très faible augmentation des températures pour lever certains verrous à l'établissement des espèces. Une augmentation de quelques dixièmes de degrés dans ces régions a des conséquences considérables sur la biodiversité. A l'inverse, on peut penser qu'au cœur du continent antarctique où il fait - 30°C en été, quelques dixièmes d'augmentation n'auront probablement que peu d'effet sur l'environnement physique (la glace), et encore moins sur la biodiversité locale. De même, sous les tropiques, quelques dixièmes de degrés en plus auront peu d'impact sur le fonctionnement de ces écosystèmes et sur leur biodiversité. Le Subantarctique est donc une région charnière, qui préfigure ce qui pourra se passer plus au sud, en péninsule antarctique et sur les zones côtières du continent, dans les années à venir. Il est donc tout à fait important de mettre en place ou de soutenir le plus possible des observatoires de la biodiversité antarctique et subantarctique pour détecter au plus tôt la présence de nouvelles espèces.

Défi numéro 3 :

Les nouvelles espèces arrivant dans le subantarctique ou dans l'Antarctique vont fragiliser la faune et la flore locale. Comme Nigel Yoccoz l'a décrit en Arctique, nous allons observer un enrichissement de la biodiversité, en termes de nombre d'espèces présentes, mais cet enrichissement va se faire, bien sûr, au détriment de la faune et de la flore locale, mais surtout en favorisant des espèces dites banales, c'est-à-dire des espèces cosmopolites que l'on trouve partout dans le monde. On ne s'attend donc pas à une érosion de la biodiversité dans ces régions de hautes latitudes sud, mais à une banalisation de cette biodiversité. Nous risquons de rencontrer dans quelques années la même faune et la même flore en Antarctique que dans un square à Paris. J'exagère peut-être un petit peu, mais à peine. Là encore, le rôle des observatoires de cette biodiversité sera fondamental.

Défi numéro 4 :

L'éradication des espèces introduites marines est impossible à réaliser. L'éradication ou le contrôle des espèces introduites en milieu terrestre est souvent compliqué à mettre en oeuvre et souvent très coûteux. En revanche, l'élaboration de plans de gestion visant à minimiser les risques d'introduction de ces espèces est souvent beaucoup moins coûteuse et peut au moins retarder l'échéance de ces introductions. Il y a selon moi urgence à mettre en place un certain nombre de mesures pour prévenir ces introductions et cette banalisation de la biodiversité. Ces mesures commencent déjà à être mises en place sur les territoires gérés par la France grâce à l'impulsion donnée par M. le poréfet des TAAF et aux collaborations entre l'IPEV et les TAAF. C'est quelque chose qui est lancé, mais c'est quelque chose qu'il faut poursuivre et approfondir.

Défi numéro 5 :

Ce dernier défi est plus général. Le message sur la réalité des changements climatiques à l'échelle de la planète, on l'a bien vu pendant ces deux jours, est désormais passé auprès du grand public et des décideurs. Il y a eu de très gros efforts de faits pour cela par le GIEC et, en amont, par les communautés scientifiques travaillant sur le climat, sur l'atmosphère, sur les glaces et l'océan. Au risque de m'attirer quelques critiques, je dirais presque que c'était facile ! Ce que je veux dire par là, c'est que pour démontrer l'évolution du climat, on peut s'appuyer sur des éléments descriptifs objectifs. On peut enregistrer et restituer graphiquement des augmentations de température. Voilà quelque chose d'objectif que tout le monde peut comprendre. On dispose de reconstitutions climatiques et de courbes illustrant les fluctuations des concentrations de gaz à effet de serre. Vous avez vu ces jours ci cette courbe issue du programme EPICA. C'est quelque chose sur lequel on peut s'appuyer pour faire passer le message. On peut ainsi démontrer le rôle probable de l'homme dans ces évolutions. En Arctique, les peuples qui vivent là peuvent témoigner des conséquences du changement climatique actuel : le pergélisol fond, des infrastructures s'effondrent, des bâtiments se lézardent, des aéroports deviennent inutilisables. Tous ces éléments sont palpables. On pratique des évaluations des risques, comme cette carte qui illustre les portions du territoire français qui serait submergées par une élévation d'un mètre du niveau des mers. On dispose de modèles, qui fonctionnent plus ou moins bien, qui peuvent être améliorés, mais qui donnent quand même des indications, des tendances à moyen et long termes. En ce qui concerne la biodiversité, toute la démonstration reste à faire et le message est loin d'être passé. Il faut aujourd'hui que la communauté scientifique concernée se mobilise et fasse aussi bien que ce qu'ont pu faire celles impliquées dans le climat. C'est pour cela qu'il est vraiment très important à mon sens de poursuivre et de renforcer l'information auprès du grand public, des décideurs, des hommes politiques sur la nécessité qu'il y a de protéger la biodiversité, et d'œuvrer pour cela non seulement dans les régions polaires, mais à l'échelle de la planète toute entière. Je vous remercie.

QUESTIONS-DÉBAT

Préfet MOUCHEL-BLAISOT

Merci beaucoup à Yves Frenot. Je vais demander aux orateurs peut-être de gagner leur place à la tribune pour le débat en remerciant Yves Frenot vraiment pour la très grande qualité de cet exposé qui a souligné ce qu'il en était besoin l'importance de la biodiversité et de sa protection. Pour moi, par exemple qui suis allé à Saint-Paul au mois de novembre dernier, lorsque j'ai vu du persil à Saint-Paul, c'est là où j'ai compris tout le sens de ces propos. Là aussi, tu as bien souligné, cher Yves, la difficulté et l'enjeu. Parce que quand on dit qu'il faut protéger ou restaurer la biodiversité, ça veut dire que par exemple les rennes qui ont été introduits à Kerguelen, il faut aller les chercher. Kerguelen, c'est grand comme la Corse et on ne s'y déplace pas comme ça. Les moutons, c'est plus facile, mais les mouflons ou toutes les espèces invasives sauvages, c'est extrêmement compliqué. D'ailleurs, il y a une très grande coopération internationale des nations subantarctiques pour effectivement mutualiser les bonnes pratiques.

Dr. Yvon LE MAHO

Merci M. le Préfet pour ces commentaires. Je pense qu'effectivement, ce sont les conditions d'Yves Frenot que partage toute notre communauté dans le domaine de la biodiversité quant au fait qu'il y a encore un gros effort à faire pour la biodiversité, que le message n'est pas encore bien passé. Notamment, dans une période de crise, je crois que c'est encore plus important de le dire. Je trouve que le Grenelle de l'environnement et ça fait un lien avec la venue tout à l'heure de M. le Ministre d'Etat a fait bouger les choses. Il a fait bouger les choses parce que les scientifiques, Jean Dorst Avant que nature meure, il y a longtemps, ont essayé de faire passer ces messages liés aux risques associés à la perte de la biodiversité. Mais, ça n'était pas encore bien passé dans l'opinion publique. J'avais été frappé par exemple lors des conclusions du Grenelle par le fait que l'emphase a été très grande et il faut le faire sur les changements climatiques, mais pas aussi forte sur la biodiversité. Le Grenelle, c'est vrai, a fait bouger les choses et surtout parce qu'il a associé tous les représentants de la communauté, d'où l'importance que cette communauté par exemple se retrouve dans l'Institut qui vient d'être créé au CNRS et on l'a vu aujourd'hui dans les travaux scientifiques, le CNRS joue un rôle majeur. J'ouvre ce débat. Peut-être pourrait-on pour faire le lien avec ce matin répondre à la question, cher Niggel, qui a été posée sur la résilience en fin de matinée.

Pr. Niggel YOCCOZ

Je parlais des écosystèmes terrestres. C'est sûr qu'en termes de résilience, elle est faible en particulier parce que ce sont des écosystèmes très simples avec une structure pyramidale et avec des prédateurs spécialisés. Vous supprimez le cycle des lemmings, les espèces spécialistes comme les Harfang ou le renard polaire vont disparaître. Une résilience faible veut dire des changements relativement minimums. Je voudrais laisser la place à d'autres intervenants.

Dr. Yvon LE MAHO

Je vais ouvrir le débat avec la salle. Est-ce que tu peux revenir sur le terme de résilience, que signifie résilience pour un biologiste pour que ce soit clair pour tout le monde ?

Pr. Niggel YOCCOZ

Oui. Alors, il y a plusieurs définitions de résilience. Il y a l'aspect résistance à une perturbation. C'est-à-dire que pour une perturbation donnée, est-ce que l'écosystème ou socio-ecosystem comme disent nos collègues anglo-saxons, peut résister à ce changement ? Il y a aussi la capacité à revenir à l'état initial après une perturbation. Il y a plusieurs notions sous-jacentes. Là, je pensais surtout à la résistance. C'est-à-dire, à partir d'un certain changement climatique ou l'exploitation pétrolière gazière, est-ce que ces écosystèmes peuvent résister à ces changements ? Je pense que ce que j'ai un peu montré tend à prouver que c'est non. En fait, ces écosystèmes changent vraiment rapidement dans une tendance qui est, je dirais, négative, c'est-à-dire que ces espèces spécialistes emblématiques vont être amenées à disparaître.

Dr. Yvon LE MAHO

Merci. J'ouvre le débat avec la salle. Je vois deux questions ici.

De la salle

Je voulais rebondir immédiatement sur la notion de résilience et ce qui vient d'être dit en Arctique et en Antarctique au niveau de la biodiversité. Les deux intervenants ont parlé d'augmentation évidemment locale de la biodiversité et ensuite, le terme a été utilisé de banalisation ou d'érosion. Vous soulignez tous les deux que la notion de perte de biodiversité est moins bien passée que la notion de changement climatique. Il y a des études maintenant que changement climatique, ce sont des mots un petit peu doux justement pour percevoir ce qui va se passer finalement et que le choix des mots a été critique. Maintenant, on ne peut plus parler que de changement climatique, mais ce n'est pas très violent comme mot. Quand on parle de banalisation ou d'érosion de la biodiversité, même si ça veut déjà dire quelque chose, je trouve très intéressant ce qui a été pointé sur l'Arctique, de dire que finalement, quand la biodiversité se déplace vers le nord et qu'au Nord, il n'y a pas de terre, elle ne se déplace pas, elle disparaît. Ça, ce sont des choses qui touchent directement à la résilience et la résilience, elle est proche de zéro. C'est-à-dire qu'on ne peut pas sauter à l'eau. Ça disparaît, c'est comme au sommet d'une montagne. Le choix des mots dans ce cas-là, ça peut être destruction ou perte irréversible de biodiversité, est très important. Est-ce que ce n'est pas en choisissant des mots comme ça ou en tout cas en soulignant bien que quand le renard roux en Arctique, il y a une espèce nouvelle qui arrive en Arctique, on est d'accord, mais il y en a une autre qui disparaît et celle-là n'existe nulle part ailleurs. Il y a vraiment une perte sèche et irréversible. Ça, c'était une remarque que je voulais faire et voir si nous sommes d'accord là-dessus.

La deuxième chose, c'est sur l'Antarctique. Il a été mentionné une des possibilités d'installer des observatoires de la biodiversité qui, évidemment, du point de vue de Cousteau, ça paraîtrait une très bonne idée. Mais, les défis qui ont été soulignés, on peut se demander si les observatoires vont suffire à répondre à ce problème. Là, je reviens sur la présentation de M. Stoddart avec qui on travaille comme il l'a souligné fort gentiment. Pour Cousteau, un des intérêts majeurs, un des legs majeurs de la 4ème année polaire internationale, ça serait que dans les deux zones arctiques et antarctiques, il y ait des mouvements très décidés, en particulier pourquoi pas de la France, y compris dans ses territoires où elle est à peu près souveraine, en tout cas pour les îles subantarctiques, vers des parcs marins, des aires marines protégées qui sont quand même un des moyens reconnus internationalement pour préserver la biodiversité. Merci.

Dr. Yvon LE MAHO

Sur ce dernier point, peut-être pour commencer, M. le Préfet.

Préfet MOUCHEL-BLAISOT

Juste sur ce dernier point, après, je laisserai, bien sûr, les orateurs répondre. Il faut savoir que les îles subantarctiques sont déjà classées en réserve naturelle. Elles sont les plus grandes de France, voire d'Europe. D'ailleurs lors de la présidence française de l'Union Européenne, la France a proposé au titre de la convention Ramsar sur la protection des zones humides que nos terres australes soient classées zones Ramsar, ce qui a été accepté au mois de novembre dernier. Elles sont aujourd'hui les plus grandes du monde et comme je crois qu'il y a un projet américain, elles vont rester en tout cas les plus grandes d'Europe. Ce qui veut dire qu'on est déjà dans un processus de protection très fort. Plus encore, ça a d'ailleurs été évoqué par un des orateurs cet après-midi qui a parlé de biorégionalisation au titre de la CCAMLR (Commission for the conservation of Antarctic marine living resources) qui est la Commission pour la Conservation de la Faune et de la Flore en Antarctique qui est aussi une organisation de pêche subantarctique. Nous sommes concernés dans les TAAF par des zones de biorégionalisation au sens du Traité de l'Antarctique. Voilà ces quelques points que je voulais de souligner. Il ne suffit pas de classer, il faut aussi agir.

Dr. Yvon LE MAHO

Sur les premiers points, qui veut répondre ? Yves Frenot, peut-être ?

Dr. Yves FRENOT

Je vais essayer de répondre. En tout cas, donner des éléments de réponse. Je pense qu'on est d'accord sur le fond et dans le choix des mots. Le choix des mots est extrêmement important. Par boutade, je disais que le message était passé et que c'était plus facile de le faire passer pour les changements climatiques. C'était réellement une boutade. Mais, je pense quand même qu'il y a eu autour du changement climatique effectivement tout un travail de professionnels, peut-être même au-delà des scientifiques eux-mêmes pour essayer de faire passer ce message avec les mots qu'il fallait et les exemples qu'il fallait, etc. Pour la biodiversité, on n'en est pas là, du tout. Il y a quand même deux aspects, cette fois de mon point de vue de scientifique, c'est qu'on n'a peut-être pas intérêt non plus à faire du catastrophisme tout le temps et de dire : « Oh là là, il y a des espèces qui disparaissent ». La réponse qui va venir immédiatement, c'est que des espèces qui disparaissent, il y en a toujours eu. Des espèces qui évoluent et qui apparaissent, il y en a toujours eu. Aujourd'hui, par contre, il y a des phénomènes différents qui se produisent à des vitesses différentes et c'est là-dessus qu'il faut pointer, qu'il faut essayer de communiquer, de faire passer le message. Mais au-delà de ça, bien sûr, il y a des espèces endémiques qui n'existent que là et qui vont disparaître, d'accord. Mais moi, j'ai aussi envie de poser la question de savoir, en termes de fonctionnement de tous ces écosystèmes, quelle va être la différence et qu'est-ce que ça va changer pour ces écosystèmes eux-mêmes ? Et puis, dans les écosystèmes où il y a de la présence humaine en particulier en Arctique, quelles conséquences ça va avoir aussi pour les peuples qui vivent dans ces régions-là ? Bien sûr, on peut dire : « Oui, ce sont des espèces emblématiques qui disparaissent, c'est terrible ». C'est terrible pour la mémoire de l'homme, pour tout ce qu'on veut, d'un point de vue philosophique. Il y a aussi le côté pratique, fonctionnel, je dirais, pragmatique qui n'empêche pas d'avoir les deux discours. Mais, effectivement, je pense qu'il faut mener les deux et avec les mots adaptés et choisis.

Dr. Yvon LE MAHO

Je dirais que sur ce plan, il y a un premier point à considérer qui est celui d'une vision utilitaire. Chaque espèce est une innovation dont il faut parler de l'échelle de temps. Il faut un million d'années en moyenne pour une espèce et quand on dit qu'on en prend pour quelques centaines d'années au mieux avec le changement climatique, on doit avoir en rapport aussi cette notion d'échelle de temps d'un million d'années. Pour en revenir à ce que je disais ce matin quant à l'avenir de l'écologie qui est, je crois, une écologie qui va rencontrer les autres disciplines, notamment biologie solidaire et moléculaire, car l'écologie de demain, ça va être une écologie des mécanismes, une protéine qui n'existe parfois que sur une espèce, si cette espèce disparaît, elle disparaît pour toujours. Je crois que c'est peut-être le lieu à ce moment-là de passer la parole à Françoise Gaill, la Directrice puisque je crois que c'est toute la raison d'être d'un Institut comme celui qu'elle dirige de répondre en partie à ces questions.

Dr. Françoise GAILL

Tout à fait. Je rebondis sur la remarque qui a été faite tout à l'heure sur finalement, faut-il être catastrophique, ne pas l'être ? Ce que vient de dire Yvon par rapport à la temporalité du point de vue du vivant est quelque chose d'absolument remarquable et dont on n'a absolument pas encore cerné ni les possibilités passées, présentes, à venir. Je pense que par rapport à la discussion qu'on a eue tout à l'heure sur la résilience, il y a un autre aspect qui est aussi important. La résilience me semble-t-il est le fruit d'une vision, je dirais, de physicien. On revient à l'état initial. On peut utiliser ça du point de vue analogique en écologie. Je pense que la notion d'adaptabilité est quelque chose qui rend grâce à ce qu'on appelle le mécanisme et qui fera sans aucun doute comme vient de le dire Yvon Le Maho l'écologie de demain. Je laisse ça à votre questionnement.

Dr. Yvon LE MAHO

Il y avait une question.

Préfet MOUCHEL-BLAISOT

Juste une précision, le Ministre d'Etat va bientôt arriver. On sera prêt et on clôturera cette séance de questions pour laisser la place à la séance officielle de clôture. Question courte, réponse courte.

De la salle

Je m'adresse à Françoise Gaill. Bonjour Françoise ! J'ai beaucoup apprécié ton exposé tout à l'heure sur les différentes disciplines, les différents programmes, français pendant la 4ème année polaire internationale. Ce que je regrette un peu, c'est que tu as passé quand même sous silence tous les travaux sur les poissons et il y en a eu beaucoup, d'une part en Antarctique et d'autre part, dans les îles subantarctiques avec tous les travaux sur la pêche et également, tous les travaux que ce soit en îles subantarctiques ou en Terre Adélie sur la phylogénie moléculaire. Ce sont, je crois, des travaux importants qu'il ne faut pas passer sous silence.

Dr. Yvon LE MAHO

Il y a eu l'exposé du Dr. Stoddart.

De la salle

Il a fait allusion très largement au programme CEAMARC et ça, je l'en remercie, c'est très bien. mais, ça ne couvre pas tous les travaux qui auraient dû être dans l'exposé de Françoise.

Dr. Françoise GAILL

Pour répondre, je suis d'accord avec ça. je n'ai pas souhaité rentrer dans un certain nombre de disciplines. En fait, j'ai pris une indentification à travers le Web of Science qui identifie des champs disciplinaires et non pas forcément des disciplines comme la phylogénie par exemple ou la taxonomie des poissons, ce dont je suis d'accord avec vous.

Dr. Yvon LE MAHO

Vous voulez rajouter un mot ?

Dr. Michael STODDART

Oui, votre remarque est tout à fait judicieuse. Les travaux sur la caractérisation génétique des poissons de l'hémisphère Sud sont pratiquement terminés. Les travaux réalisés pendant l'année polaire internationale ont consisté à typer les poissons. Ce sont les organismes marins les mieux représentés dans nos travaux. Je suis ravi de vous annoncer que notre étude, notre recensement, nous a permis de rajouter un grand nombre d'espèces de poissons à la liste existante. Mais les travaux ne s'arrêtent jamais et il nous reste beaucoup de choses à faire.

Dr. Yvon LE MAHO

Merci. Thank you. Claude Lorius, vous voulez poser une question ?

Dr. Claude LORIUS

Je ne voudrais pas changer le sens du discours. Je crois que c'est absolument nécessaire de faire ce qui a été fait dans le domaine du climat, dans le domaine de la biodiversité. Pour moi, c'est évident. Je pense que le genre de propos que tu as tenus en disant : « Bon, maintenant, c'est fait, le climat, on connaît ». Non, passer à l'action. Non, le CO2, il continue à monter et il va continuer à monter. Il y a un long, un long temps avant qu'on puisse changer les choses. Je dirais que c'est un peu le même combat même si vous partez un peu derrière, mais on vise la même chose.

Dr. Yvon LE MAHO

Je partage absolument ça évidemment. Mais, il y a un décalage dans la perception, c'est évident. C'est l'action qui compte, on est parfaitement d'accord là-dessus, bien sûr.

De la salle

J'arrive du Canada, je voulais juste faire un témoignage concernant les communautés autochtones et le rôle qu'elles jouent aujourd'hui dans le cadre de l'API dans les études comme celles que vous avez présentées cet après-midi et ce matin. Les savoirs locaux traditionnels et écologiques sont de plus en plus recherchés et ils travaillent en partenariat étroit avec des scientifiques, notamment sur des programmes financés. Il y a une étude financée par l'IPEV, une étude comparative entre les Samis éleveurs de rennes et les Inuits chasseurs de caribous et à l'issue de ces premiers résultats, ils découvrent qu'ils sont affectés de la même manière par les changements climatiques. Ils expriment le souhait d'être des partenaires de plus en présents dans les recherches qui vont avoir lieu dans les années à venir, notamment dans la suite de l'année polaire internationale et ils souhaitent également que des recherches collaboratives se développent avec des techniques. C'était un message et ils souhaiteraient être partenaires.

Dr. Yvon LE MAHO

Je vous remercie beaucoup, Madame et c'était bien de terminer ce débat par cette question des sciences de l'homme et de la société. Je remercie tous les intervenants qui vont nous permettre maintenant dans les temps de réaliser la clôture de ce colloque.

Préfet MOUCHEL-BLAISOT

Nous sommes heureux d'accueillir M. le Ministre d'Etat Jean-Louis Borloo pour cette clôture officielle et la parole est maintenant à M. l'Administrateur du Collège de France.

DISCOURS DE CLÔTURE

Pr Pierre CORVOL, Administrateur du Collège de France

C'est le moment effectivement de clôturer ces deux jours de débat que vous avez eus particulièrement riches, je le vois. Je regrette de ne pas avoir pu participer à l'ensemble, car je pense que les questions que vous avez abordées pour le médecin que je suis et pour l'administrateur du Collège de France que je suis aussi sont des questions absolument cruciales pour notre avenir. Je pense que la qualité des échanges telle que j'ai pu l'apprécier ce matin et aussi à l'instant était absolument essentielle pour faire progresser nos connaissances. Comme vous le savez, nous essayons nous aussi avec notre tribune au Collège de France de répercuter une information qui est incroyablement demandée dans le domaine. Le fait que nous ayons créé une chaire annuelle de développement durable au Collège de France qui s'associe à la chaire d'Edouard Bard sur l'évolution du climat et l'étude des océans montre bien notre détermination à aller encore plus de l'avant dans ce domaine. Le fait que l'année dernière, 5 millions d'heures de cours ont été téléchargées sur notre site web en podcast ou en audio vidéo podcast montre bien l'extraordinaire intérêt d'un public que nous ne connaissons pas bien d'ailleurs pour les questions aussi fondamentales et traitées à haut niveau. Je suis particulièrement heureux car la clôture de ce colloque va être extrêmement fructueuse. Je sais qu'en effet, Votre Altesse, vous avez énormément contribué par la création notamment d'une Fondation. Je connais et nous connaissons votre attachement à la protection de l'environnement et de l'homme et je voudrais dire que nous partageons là un souci commun. Souci aussi bien entendu que le Gouvernement a en ayant créé et je vous remercie M. le Ministre d'Etat d'être parmi nous un ministère qui s'intéresse à l'écologie, à l'énergie et au développement durable - on a l'impression de lire en quelque sorte le titre de notre chaire annuelle - et de l'aménagement du territoire. Je voulais simplement dire ceci, vous remercier. Nous sommes très honorés de vous accueillir parmi nous Monseigneur, Monsieur l'ambassadeur, Monsieur le ministre, Monsieur le préfet, chers collègues et Mesdames et Messieurs. Je laisse maintenant la parole à Son Altesse Sérénissime le Prince Albert II de Monaco.

A. S.A.S LE PRINCE ALBERT II DE MONACO, PRÉSIDENT DE LA FONDATION PRINCE ALBERT II DE MONACO

M. le Ministre d'Etat, Excellence, M. le Sénateur Gaudin, M. le Préfet, M. l'Administrateur, Mesdames et Messieurs les Professeurs, Pr. Bard, Mesdames, Messieurs, chers amis, je suis particulièrement heureux de me trouver aujourd'hui dans cette enceinte prestigieuse du Collège de France aux côtés de M. le Ministre d'Etat au terme de ce colloque de clôture de la 4ème année polaire internationale. Un demi-siècle après la 3ème année polaire internationale, celle qui s'achève aujourd'hui marque une nouvelle étape dans la prise de conscience à l'échelle planétaire de l'indispensable et urgente préservation des régions polaires. Celles-ci subissent en effet en dépit de leur éloignement des centres d'activités économiques, non seulement l'impact des pollutions, mais aussi les effets des changements climatiques. Il est en revanche très réconfortant de constater la forte mobilisation de tant de scientifiques et désormais également de responsables de la société civile et de responsables politiques. Pour ma part, il m'a paru fondamental dans le contexte de mon engagement pour la sauvegarde de notre planète de marquer cette année polaire par une mission que j'ai effectuée en Antarctique au mois de janvier dernier. Je vois chaque jour se développer les fruits de cet engagement grâce au soutien de femmes et d'hommes convaincus comme chacun de vous ici que nous devons tout mettre en œuvre pour protéger notre environnement, non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour les générations futures. La Méditerranée au bord de laquelle se situe mon pays est dès aujourd'hui vulnérable, fragilisée en particulier par le réchauffement climatique. Or, ces risques qui touchent la Méditerranée ainsi que d'autres mers et océans, c'est en Antarctique que nous pouvons les étudier pour les comprendre, et ainsi, sinon les prévenir, au moins en atténuer les effets. Il y a en Antarctique une communauté scientifique exceptionnelle venue de tous les continents pour étudier entre autres disciplines les changements climatiques pour tenter de mieux comprendre dans des glaces plusieurs fois millénaires l'évolution de notre planète et de son climat. C'est pour cela que j'ai entrepris cette expédition, pour écouter la communauté scientifique, mieux comprendre son travail et mieux appréhender les enjeux en présence. Cette communion autour d'un objectif commun qui transcende les nationalités est aussi pour moi l'accomplissement de ce qui fut l'un des rêves de mon trisaïeul le Prince Albert Ier, un témoignage de fidélité à ses valeurs si étroitement liées à la science et à ses craintes, déjà à son époque, pour notre planète. Cela me conforte dans la justesse de l'action que je conduis et dans la nécessité de toujours davantage se mobiliser pour entendre, aider et inciter les scientifiques à une collaboration encore accrue. Car là réside aussi l'une des clés du développement futur de nos sociétés dans un monde où l'innovation joue un rôle essentiel et cela est particulièrement vrai en période de crise alors qu'il nous faut réinventer en grande partie notre modèle économique. Tel est le message de confiance que j'ai retenu de la communauté scientifique au cours de l'expédition dont vous allez maintenant découvrir des images à travers un film d'une quinzaine de minutes extrait d'un documentaire plus long qui sera disponible prochainement. C'est le témoignage de ces scientifiques que j'ai tenu à vous présenter, car nous nous devons de porter leur parole et de la diffuser. L'intelligence, la compréhension et la sensibilisation sont nos meilleures armes au service non seulement de ces régions arctiques et antarctiques, mais aussi de notre planète tout entière.

Diffusion du film.

C'est un désert de 14 millions de kilomètres carrés. Sa calotte de glace fait plusieurs millions de mètres cubes, son épaisseur peut atteindre jusqu'à 4 000 mètres. Un désert blanc qui repose sur un continent bordé par l'Océan Austral. L'Antarctique, c'est l'endroit le plus froid, le plus venteux, le plus sec. Ici, il pleut deux fois moins que dans les déserts les plus chauds. Ses conditions extrêmes interdisent le développement de la vie, sauf sur le littoral et dans quelques rares vallées intérieures. Autant de situations spécifiques favorables à la recherche. Une cinquantaine de bases scientifiques sont implantées en Antarctique. Des chercheurs du monde entier y collaborent. En mai 2008, Monaco est devenu le 47ème Etat signataire du Traité sur l'Antarctique qui organise son mode d'administration internationale. En janvier 2009, le Prince Albert a parcouru ce continent à la rencontre des chercheurs. Un périple de 17 jours qui a débuté par l'île du Roi-George dans l'Archipel des Shetlands. Ici, sur terre comme en mer, flore et faune se sont considérablement développées à travers de multiples espèces : micro-organismes, algues, mousses ou lichens, manchots et autres variétés d'oiseaux, otaries, éléphants de mer. Une vingtaine de bases scientifiques sont établies dans ce secteur. 22 nationalités y coopèrent dans des projets transversaux. Sciences de la Terre et Sciences de l'Atmosphère, c'est un univers multidisciplinaire dans lequel les domaines d'études interagissent. L'Antarctique, un vaste laboratoire pour comprendre plus particulièrement les mécanismes du réchauffement climatique.

Un intervenant : La difficulté consiste à réussir à attirer l'intérêt des politiciens et de l'opinion publique. La réalité aujourd'hui est que le public sait que l'Antarctique est la clé pour de multiples questions qui ont besoin de réponses dans un futur très proche. Je crois qu'il est très important et peu commun qu'un Chef d'Etat décide de visiter l'Antarctique et ait un intérêt aussi poussé pour l'ensemble des aspects de ce que nous faisons ici.

A Bellingshausen par exemple, les chercheurs russes développent des programmes notamment sur la flore et ils étudient tout particulièrement les lichens de l'île du Roi-George, plus de 300 variétés sont répertoriées.

Un intervenant : Nous étudions comment elles survivent ici, quels sont les mécanismes physiologiques et biologiques et les différents mécanismes qui leur permettent de survivre.

Un intervenant : Lorsque leur environnement change, ces organismes sont obligés de s'adapter à ce changement et cette adaptation peut se traduire à travers des changements de couleur, des changements de forme. Lorsque les conditions sont très très froides, les lichens ont une couleur noirâtre qui permet d'accumuler la chaleur. Là, avec le réchauffement climatique, certains chercheurs constatent que certaines espèces de lichens s'éclaircissent, deviennent moins noires et ça, ça traduit en fait une adaptation à un changement de leur environnement.

A 300 mètres du pôle se trouve la base américaine Amundsen-Scott du nom des deux premiers explorateurs à avoir atteint ce point extrême. Le paysage plat, l'absence de pollution favorisent les recherches astronomiques et atmosphériques. C'est ici au pôle Sud que l'atmosphère est considérée comme la plus pure au monde. Depuis 1955, on analyse les taux de carbone dans l'air et autres particules polluantes. La courbe des taux de pollution ne laisse aucun doute sur l'évolution alarmante qu'elle connaît. Les outils satellitaires mesurent aussi de façon continue l'évolution d'un trou dans la couche d'ozone. Il aurait atteint en 2008 plus de 27 millions de kilomètres carrés. Les rayons ultraviolets du Soleil ne sont pas filtrés, ce qui agit négativement sur la faune et la flore, même en bordure de l'Antarctique.

Mac Murdo, c'est presque un centre urbain situé sur l'île de Ross face au continent à l'ouest. Jusqu'à 1 300 personnes vivent ici l'été, 200 l'hiver. Le centre logistique américain de la NSF s'ouvre sur le continent, un centre d'études scientifiques riche et varié en mer comme sur terre.

Autre exemple, les vallées sèches. En dépit de la glace et de l'eau qui s'y écoule, il s'agit d'une des régions les plus arides au monde.

Un intervenant : Nous faisons partie d'un très large projet biologique qui tente de comprendre comment la vie ici, au regard du climat, peut persister dans un environnement aussi sec et froid. Non seulement, c'est important pour la recherche biologique fondamentale, mais aussi parce que c'est assez proche de ce qui peut se passer sur d'autres planètes comme Mars. Ce que nous apprenons ici peut être appliqué à Mars et d'autres planètes.

Dans la zone de Mac Murdo, on étudie aussi la faune. Avec le réchauffement, une diminution du gel à la surface de la mer est constatée. Conséquence, les manchots doivent aller chercher leur nourriture toujours plus loin. Certaines colonies sont déjà déstabilisées. L'équipe du Pr. Ainley a constaté en 2008 la disparition de 70 % de la population des plus jeunes. Toutes les espèces de manchots pourraient être menacées dans les 50 prochaines années.

Un intervenant : L'un des problèmes avec le fait de communiquer sur l'impact du réchauffement et le changement climatique, c'est que les preuves peuvent être difficiles à présenter. Vous pouvez montrer aux gens des graphiques sur un morceau de papier et c'est difficile à appréhender. Mais quand quelqu'un de la stature du Prince Albert vient voir ici exactement ce qui se passe avec les chercheurs et témoigne ensuite en disant : « Eh, cette population de manchots disparaît ou que tel endroit est en train de fondre à cause du réchauffement », c'est la meilleure manière de convaincre les gens. Nous espérons qu'il puisse convaincre et influencer d'autres personnes, d'autres dirigeants qu'il y a vraiment quelque chose à faire.

Concordia, la station franco-italienne est l'une des trois stations permanentes au cœur du plateau continental. Elle se situe à plus de 1 700 kilomètres du pôle Sud perché sur le dôme C à 3 323 mètres d'altitude. Ce site n'a rien d'hospitalier. Température moyenne de l'air -50 degrés, faible vitesse du vent, niveau des précipitations de 2 à 10 centimètres par an. C'est donc froid et sec, une situation idéale pour les chercheurs lorsqu'il faut regarder à travers un ciel sans interférence. Double développement de plusieurs programmes en astronomie, astrophysique, Sciences de l'Atmosphère dont les lourds moyens sont en cours de construction. Un site qui fait aussi le bonheur des glaciologues et des paléoclimatologues. Ici, la couche de glace dépasse les 3 kilomètres d'épaisseur. Les forages du programme EPICA, un programme européen débuté en 1995 ont atteint 3 270 mètres et dans ces prélèvements, on peut lire 800 000 ans de l'histoire du climat.

Un intervenant : Dans le passé, c'était le climat qui, en quelque sorte, influençait les gaz à effet de serre. A l'heure actuelle, sous l'effet des activités humaines, on a des gaz à effet de serre. Donc, on s'attend à avoir la réponse inverse qui est une augmentation de la température suite à une augmentation de concentrations à effet de serre.

Vostok, la station russe, un mythe en Antarctique. Sur ce site, on a enregistré le record mondial de température négative : -89 degrés. La station existe depuis 1957. La neige a formé des congères et a enterré la plupart des bâtiments sous 4 mètres de glace. Des chercheurs russes, français et américains effectuent des prélèvements. En 1996, ils avaient remonté l'histoire du climat sur les 420 000 ans précédents, une performance pour l'époque. Plus à l'est, la base australienne Davis bâtie sur le littoral à 24 kilomètres du plateau continental. Pour y accéder, on survole des vallées au creux desquelles se sont formés de petits lacs à très haute salinité. Sur le littoral, même en hiver, une partie de l'eau reste libre. Les icebergs qui se sont détachés dérivent lentement et favorisent le développement de la biodiversité marine. Ces deux ensembles sont une aubaine pour les biologistes qui constatent les évolutions liées au réchauffement de la planète.

Un intervenant : Les microsystèmes que nous étudions influencent la chaîne alimentaire de l'Antarctique. Quand ils se modifient, ils modifient toute la chaîne alimentaire et cela est lié aux changements climatiques. Il y a un réel effet retour.

A Davis, une attention toute particulière est portée aux différentes couches supérieures de l'Atmosphère. Un laser pointé vers le ciel permet d'enregistrer températures, composition des nuages, aérosols. Autant de données nécessaires pour surveiller le trou dans la couche d'ozone et tenter d'en prévoir les effets.

Un intervenant : Comme vous le savez, en Antarctique, il y a un trou dans la couche d'ozone et cela influence le climat à la surface, non seulement en Antarctique, mais aussi en Australie. Le trou dans la couche modifie le climat. Il est responsable de la régression des chutes de pluie. Si le trou se résorbe, nous verrons alors d'autres changements.

En Antarctique, les enjeux sont tels qu'il faut sans cesse développer la présence des chercheurs. On crée des plateformes logistiques d'approvisionnement. Des stations s'agrandissent. De nouveaux programmes de recherche sont mis en œuvre. La coopération internationale doit être renforcée compte tenu des difficultés des missions et des coûts importants que cela génère. L'un des tout récents projets en date est belge (Princesse Elisabeth). Inaugurée en février 2008, cette station de conception futuriste fait la part belle aux technologies et aux procédés de production d'énergie neutre sur l'environnement. Cela permet une totale autonomie et une grande autonomie de moyens. La production d'eau chaude par exemple se fait grâce au Soleil ou au vent. Un ordinateur central gère le bâtiment. Il organise la consommation de l'énergie et régule l'ensemble en fonction des besoins.

Un intervenant : L'enjeu de nos sociétés en ces premières cinquante années du XXIe siècle, c'est véritablement de reconsidérer notre apport à l'énergie et dans cette station qui est un peu au bout du monde dans un univers tout à fait particulier, on a du vent et on a du soleil. En particulier en été puisque la lumière est là à peu près 24 heures sur 24 alors qu'en hiver, il fait noir, mais le vent est beaucoup plus fort. On combine à la fois l'énergie éolienne et l'énergie solaire pour pouvoir gérer l'ensemble des activités nécessaires à la station.

Toujours au nord du continent à une centaine de kilomètres du littoral se trouve Troll une station norvégienne. La zone est importante, car ici les masses d'air marines et continentales se rencontrent. Les données enregistrées permettent de comparer l'air qui arrive à celui qui se trouve déjà en Antarctique.

Un intervenant : Ce que nous voyons tout d'abord, c'est que des polluants arrivent en Antarctique, surtout en provenance de l'hémisphère Sud. Nous avons vu au cœur de l'hiver arriver tous ces polluants rejetés par la forêt brésilienne à cause de la destruction par le feu de biomasses et ça, c'est assez nouveau. Personne ne savait que des polluants pouvaient arriver ainsi en hiver en Antarctique.

C'est donc sur ce constat alarmant que le Prince Albert a quitté le continent blanc à l'issue d'une tournée de 17 jours. Quelques semaines plus tard, le Souverain monégasque retrouve la communauté scientifique à Washington à l'occasion des cérémonies marquant le 50ème anniversaire du Traité sur l'Antarctique. Signé dans la capitale américaine le 1er décembre 1959, le document conservé au Département d'Etat constitue une référence en matière de diplomatie. Conçu en pleine guerre froide pour assurer la non-militarisation du continent et consacrer cette terre de glace à la paix et à la recherche, il a jeté les bases d'une collaboration mondiale et d'un partage du savoir dans l'intérêt de l'humanité tout entière. Des principes renforcés par la déclaration ministérielle adoptée le 6 avril 2009.

Une intervenante : Dans le droit fil de l'esprit de ce Traité et dans le droit fil des découvertes de cette année polaire internationale, prenons cet engagement de continuer à progresser ensemble basé sur de véritables mouvements courageux en termes de recherche et de mesures prises au Sud comme au Nord pour le bien de nos peuples, de nos nations, mais surtout de cette magnifique planète que nous partageons et pour le bien des générations à venir qui doivent pouvoir profiter de sa beauté.

A cette occasion, les 47 Etats signataires du Traité se sont engagés à élargir leur collaboration et à promouvoir davantage l'éducation. Aujourd'hui, tout un chacun doit pouvoir mesurer les enjeux scientifiques qui se jouent au pôle Sud.

Une intervenante : L'éducation est la clé. Plus le public et particulièrement les jeunes enfants apprennent ce qui se passe en Arctique et en Antarctique et mieux cela sera.

Un intervenant : La présence du Prince Albert en Antarctique a fait beaucoup en ce sens. Nous lui sommes d'ailleurs reconnaissants pour ce qu'il a fait et pour ce qu'il fera. Mais durant toute l'année polaire, nous avons aussi appris que nous pouvions aborder de plus larges, de plus importants dossiers scientifiques. Convaincus d'ailleurs qu'ensemble nous pouvons faire tellement plus pour la recherche.

La vitalité de cette coopération internationale, la variété des expériences et des recherches menées, le très haut niveau des technologies développées dans un univers scientifique pluridisciplinaire font de l'Antarctique un laboratoire incomparable pour comprendre les modalités du changement climatique et plus largement, les évolutions de la planète. Une histoire difficile et longue à reconstituer pour anticiper sur son futur. C'est dans cette glace et l'espace observé depuis le continent que se trouve une grande partie des réponses.

Je voudrais d'abord remercier les personnes qui ont prises ces images, celles qui m'ont accompagné au cours de ce périple, comme M. Yves Frénot ici présent. Je les remercie infiniment de m'avoir permis d'effectuer une expédition aussi complète et d'avoir une vue aussi large que possible de ce continent absolument fascinant. Ce film que vous venez de voir c'est d'abord une illustration du travail des scientifiques que j'ai eu le privilège de rencontrer. Venus de tous les horizons sur cette terre lointaine et quelquefois hostile, ces femmes et ces hommes dont vous avez vu les visages et découvert les conditions de vie si difficiles, ces passionnés qui vivent de longs mois dans des bases au confort précaire, c'est d'abord pour eux que j'ai entrepris cette mission. Ce film, je voudrais aussi que vous l'appréhendiez comme notre histoire commune : l'histoire du siècle qui s'ouvre, le défi d'une génération qui a rendez-vous avec son destin et qui, encore moins que celles qui l'ont précédée, ne pourra dire : « Je ne savais pas ». De ce rendez-vous majeur, l'année polaire internationale que nous clôturons ce soir aura été une étape très importante. Grâce à elle, grâce à toutes celles et ceux qui ont œuvré à son succès, notre monde si souvent aveugle a pu entrevoir les enjeux qui se nouent autour des pôles. A l'heure de tracer le bilan de cet événement, je voudrais mettre l'accent sur l'exceptionnelle mobilisation de la communauté scientifique qui a contribué au succès de cette année. Je voudrais rendre hommage aux femmes et aux hommes issus de plus de 70 pays qui se sont engagés dans l'aventure de cette année polaire pour nous montrer la voie d'une action responsable et pertinente au service de notre planète. Tout ce que cette année a permis de réaliser, de comprendre, de faire partager, c'est à eux que nous le devons.

Il nous appartient maintenant d'agir pour que leurs travaux rencontrent un écho plus fort auprès des responsables politiques et des décideurs. Depuis des décennies, les scientifiques nous alertent sur la dégradation de notre Terre. Or, nos sociétés choisissent souvent de privilégier des intérêts à court terme. Nous commençons à prendre conscience que tout ce qui concourt à la préservation de la vie sur notre planète peut également être fécond pour nos économies. M. le Ministre d'Etat, M. Jean-Louis Borloo que je tiens à saluer pour la constance et la sincérité de son engagement envers les zones polaires sera, je pense, d'accord avec moi pour affirmer que malgré la mobilisation des bonnes volontés, malgré le travail considérable de tous ces scientifiques, malgré même les avancées substantielles obtenues dans diverses instances internationales, les résultats tangibles sont encore insuffisants. Là réside sans doute l'un des paradoxes de cette année que nous refermons symboliquement aujourd'hui, son succès même trace les limites d'une approche politique qui n'est pas toujours à la mesure des problèmes qu'elle affronte. Bien sûr, cette année aura vu des progrès historiques et pour beaucoup inespérés. Je pense à la volonté très claire manifestée par la nouvelle administration américaine, aux engagements affichés par l'Union Européenne ou encore aux résolutions arrêtées par le Conseil Arctique lors de sa dernière réunion, toutes ces mobilisations nous autorisent à espérer. Elles nous révèlent aussi l'urgence qu'il y a à agir de manière plus efficace et plus globale, car toutes ces avancées n'empêchent pas l'inexorable dégradation constatée en Antarctique et perceptible de façon encore plus criante parfois en Arctique. La détermination de certains commence à peine à peser face à une inertie qui subsiste. C'est donc le moment de redoubler de mobilisation et de créativité. Il nous faut aussi envisager d'autres moyens d'action, car l'action est possible. La réalité d'aujourd'hui n'est pas la fatalité de demain. Cette année polaire a prouvé la capacité de réaction d'une humanité plus consciente des dangers qui la guettent. A nous désormais de persévérer dans cette voie. Il convient notamment que les membres du Conseil de l'Arctique se mobilisent encore davantage avec l'ensemble de la communauté internationale pour mettre en œuvre des mesures indispensables de bonne gouvernance dans le cadre de la convention du droit de la mer. Je me félicite à cet égard que les Etats-Unis aient annoncé leur intention de ratifier cette convention. La mise en œuvre de moyens réglementaires et technologiques efficients pour la régulation de la circulation maritime dans les zones libérées de la banquise est aussi une urgence. Il s'agit là d'un objectif incontournable si nous ne voulons pas que ces zones si fragiles, ce bien commun de l'humanité aujourd'hui menacé soient dégradées ou condamnées de façon irréversible. Mais il faut aussi envisager la création de zones de préservation de la biodiversité, y compris en haute mer.

La France, l'Italie et la Principauté de Monaco ont coopéré en ce sens en Méditerranée pour créer le sanctuaire Pélagos. Dans un cadre sensible, en présence d'une densité de population importante et d'intérêts économiques avérés, cet accord a démontré qu'il était possible d'agir tout en préservant les aspirations légitimes des uns et des autres. J'y vois un motif d'encouragement pour la mise en place de réserves analogues et pourquoi pas dans les régions polaires. Il faut enfin redoubler de vigilance et poursuivre la mobilisation dont cette année polaire internationale a montré l'exemple. Sur des sujets qui, même indirectement, concernent l'ensemble des pays du monde, nous avons besoin d'une très forte adhésion de tous les acteurs. Le travail d'information et de sensibilisation entrepris à l'occasion de cette année polaire doit être poursuivi, et même amplifié. En ce sens, cette année ne s'achève pas aujourd'hui. Des mois et des mois de travaux seront nécessaires, vous le savez, pour en tirer les conclusions et les traduire en outils de décision. Car, c'est sur la mise en œuvre de décisions scientifiquement fondées que l'avenir se construira. Votre présence nombreuse d'aujourd'hui et l'engagement des plus hautes autorités françaises ici représentées témoignent d'une dynamique prometteuse que je veux saluer. Je peux vous assurer qu'elle est partagée par Monaco qui fait de la préservation de l'environnement en général et des pôles en particulier un axe fort de son action internationale. Je sais qu'ensemble et par l'alliance de toutes les volontés conjuguées, présentes et à venir, nous pourrons agir de façon déterminante. Nous pouvons et nous devons changer les choses. La célébration à Washington il y a quelques semaines, vous l'avez vu par ces images, des 50 ans du Traité de l'Antarctique nous a permis de mesurer aux côtés d'Hillary Clinton le chemin parcouru depuis 1959. 12 pays avaient alors pris l'initiative d'un Traité qui pouvait apparaître à l'époque superflu. Aujourd'hui, il est reconnu comme un instrument modèle et indispensable ratifié par 47 Etats. Cette commémoration nous a également permis de considérer l'immensité des tâches qui restent à accomplir, leurs difficultés, mais aussi leur noblesse. Comme l'a dit la Secrétaire d'Etat américaine, les défis de l'Arctique et de l'Antarctique « offrent aux nations l'opportunité de se rassembler au XXIe siècle comme nous l'avons fait il y a cinquante ans au XXe siècle pour renforcer la paix et la sécurité, encourager le développement durable et protéger l'environnement ». Nos générations ont avec l'Histoire un rendez-vous qu'il ne faudra pas manquer : c'est un rendez-vous avec notre Histoire. Je vous remercie.

M. Pierre CORVOL

Je vous remercie beaucoup. Maintenant, nous allons donner la parole à M. Jean-Louis Borloo, Ministre d'Etat, Ministre de l'Ecologie, de l'Energie, du Développement Durable et de l'Aménagement du Territoire.

B. M. JEAN-LOUIS BORLOO, MINISTRE D'ÉTAT, MEEDDAT

Votre Altesse, Mesdames et Messieurs les parlementaires, Mesdames et Messieurs les scientifiques, chers amis membres éminents du Collège de France. Permettez-moi tout d'abord de vous dire tout le plaisir que j'éprouve à me trouver ici, au Collège de France, au sein d'une institution qui a de tout temps éclairé la France et ses dirigeants, sur de nombreux sujets scientifiques et philosophiques. Or, vous n'êtes pas sans savoir que le défi climatique est d'abord et avant tout une grande aventure scientifique et humaine, absolument essentielle pour l'avenir de notre planète. Oui, je crois qu'aujourd'hui, la science peut changer le cours de l'histoire en mettant sa crédibilité et sa rigueur au service de la vérité. Votre Altesse, nous nous voyons souvent, à peu près tous les deux mois pour faire le point, ensemble, sur toutes les grandes urgences planétaires. Je me souviens d'ailleurs de votre émotion et de votre impatience juste avant de partir pour votre mission. Et je suis frappé aujourd'hui par la différence de ton et par la gravité de vos propos. Je pense qu'une expédition comme celle-ci ne laisse personne indifférent. Surtout quand il s'agit de se rendre, comme vous l'avez fait, sur un haut lieu de témoignage : témoignage scientifique, témoignage écologique, témoignage humain, témoignage de la solidarité entre les Nations avec la mise en réseau des nombreuses stations d'observation,…Donc, un grand merci pour ce témoignage et pour le film que vous nous avez rapporté. Je pense sincèrement que la science est à un tournant de son histoire où elle sort du cadre toujours un peu confidentiel des colloques et des discussions entre spécialistes pour s'adresser directement aux consciences individuelles et collectives, aux consommateurs, aux média ainsi qu'aux décideurs publics. Je crois que c'est un des immenses mérites des travaux du GIEC dont je voudrais saluer ici les membres.

C'est aussi la raison pour laquelle la France soutient depuis plusieurs années la création de l'IPBES, véritable « GIEC de la biodiversité ». Après bien des combats, cette nouvelle plateforme scientifique devrait voir le jour normalement au tout début de l'année 2010. Je pense d'ailleurs qu'on pourrait aller encore plus loin en proposant, par exemple, de rapprocher les équipes du GIEC et du futur IPBES sur des sujets d'intérêt commun comme la mer ou les pôles. En effet, celle que nous appelons notre planète Terre est d'abord faite de mers et d'océans. Et je suis convaincu, qu'en ce début de 21ème siècle, c'est la mer qui sauvera la terre. Les océans constituent ainsi le « premier potentiel de vie » de l'humanité : potentiel énergétique avec les éoliennes en mer, potentiel médical avec les molécules marines, potentiel alimentaire avec le plancton,…Et pourtant, notre méconnaissance de la biodiversité marine est au moins aussi profonde que les océans ! Il faut remonter à l'extraordinaire Picard pour une descente à plus de 10 000 mètres ! Or, nous savons tous que la mer est un colosse aux pieds d'argile, fragilisé par le changement climatique, fragilisé par les pollutions terrestres, fragilisé par la surexploitation, fragilisé par les dégazages sauvages,…

Et c'est là qu'on voit tout ce que la science peut apporter car on ne protège bien que ce que l'on connaît bien. Même si nous sommes aujourd'hui des millions de passionnés ou d'amoureux de la mer, l'objectif consiste aujourd'hui, à aimer d'un cœur intelligent. Or, j'ai le sentiment, qu'autour de la communauté scientifique, se crée une véritable chaîne de solidarité internationale et qu'à l'interdépendance répond la coopération. J'ai ainsi l'impression que la Chine ou l'Inde sont à la fois proches et lointaines. J'ai le sentiment que Copenhague sera un rendez-vous qu'on ne manquera pas. J'ai été très frappé par les déclarations de mon homologue chinois l'autre jour à Washington lors du Major Economics Forum. Il a dit en effet deux choses très importantes. Il a d'abord reconnu que le monde n'avait plus le choix et que le développement durable n'était pas une contrainte mais bel et bien un atout pour la compétitivité de leur économie. Et puis, il a également reconnu qu'il était plus difficile pour un pays classiquement industrialisé, de réduire massivement ses émissions de CO2 que pour une économie émergente d'adopter immédiatement un mode de développement sobre en carbone et en énergie. Quand on connaît l'état des relations entre la Chine et les Etats-Unis, on peut assez facilement mesurer les progrès accomplis en quelques mois seulement.

Mais revenons-en aux pôles puisque nous sommes à la clôture de l'année polaire internationale. Les pôles sont à la fois les témoins et les acteurs du changement climatique. Ils permettent surtout, au-delà des démonstrations scientifiques, d'offrir des images saisissantes, compréhensibles par tous. Lorsque Jean Jouzel explique par exemple que si l'Arctique disparaît, la terre perd « son frigo », n'importe qui, enfant ou adulte, est capable de comprendre. Nous devons donc jouer sur les deux tableaux à la fois : sur celui de la rigueur scientifique et sur celui de l'imaginaire collectif.

Alors, je voudrais dire aux scientifiques, je voudrais dire au Collège de France que nous vivons un moment particulier. J'étais ce matin à Chambéry pour une visite à l'INES qui réunit les meilleurs spécialistes du CNRS, du CEA, de l'IFP et du BRGM en matière de recherche sur l'énergie solaire. J'ai été frappé de constater qu'en quelques semaines ou en quelques mois, nous étions parvenus à multiplier par quarante nos capacités de production d'énergies renouvelables. Nous avons reçu, pas plus tard qu'hier, les estimations d'EUROSTAT qui évaluent l'impact des mesures du Grenelle Environnement sur nos émissions de CO2. Eh bien selon cet organisme totalement indépendant, notre pays devrait normalement réduire ses émissions de CO2 de 22,8 % en 2020 par rapport à 1990. En clair, tout se joue dans les cinq ou les dix années à venir. Mais ce qui est vrai pour la France est aussi vrai pour l'Europe et pour le reste du monde. Nous avons, devant nous, le grand rendez-vous de Copenhague. Je sais que le Président de la République est particulièrement déterminé : il l'a d'ailleurs redit, à Prague, devant ses homologues. Le G8, le G14 et le prochain G20 seront largement consacrés aux questions climatiques. Le Président de la République a également nommé une personnalité de très grande qualité au poste d'ambassadeur pour les pôles, une personnalité qui a cette capacité assez rare de faire bouger les lignes même lorsque les sujets sont difficiles.

Pour ma part, je trouve que nous avons la chance de vivre une époque formidable. Le XXe siècle a été un peu le siècle des excès et de la démesure. Le XXIème siècle sera le siècle de la mesure. Le siècle du respect, des respects, le respect de la planète, le respect de notre biodiversité, le respect des autres et au fond finalement le respect de soi. Merci.

ANNEXES

PRÉSENTATIONS DES INTERVENANTS

Les présentations des intervenants sont consultables sur le site du Sénat, ainsi que sur le site du Collège de France, aux adresses suivantes :

http://videos.senat.fr/video/commissions/commOPES-p3.html

http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/evo_cli/audio_video.jsp.

TIMBRE À DATE ÉMIS POUR LA CLÔTURE DE L'ANNÉE POLAIRE INTERNATIONALE


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