N° 3104 - Rapport de M. Didier Mathus sur la proposition de loi de MM. Didier Mathus, Jean-Marc Ayrault, Patrick Bloche, Marcel Rogemont et Mme Martine Martinel visant à concilier la préservation de l'intégrité des oeuvres culturelles et artistiques avec les objectifs de la lutte contre le tabagisme (2972)



N° 3104

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 19 janvier 2011.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES ET DE L’ÉDUCATION SUR LA PROPOSITION DE LOI de MM. Didier MATHUS, Jean-Marc AYRAULT, Patrick BLOCHE, Marcel ROGEMONT, Mme Martine MARTINEL et les membres du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche et apparentés, visant à concilier la préservation de l’intégrité des œuvres culturelles et artistiques avec les objectifs de la lutte contre le tabagisme,

PAR M. Didier MATHUS,

Député.

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Voir le numéro :

Assemblée nationale : 2972.

INTRODUCTION 5

I.- UN PHÉNOMÈNE DE CENSURE DES IMAGES RÉCURRENT ET INQUIÉTANT 7

II.- UNE DÉRIVE QU’IL CONVIENT DE DÉNONCER ET DE CORRIGER 13

TRAVAUX DE LA COMMISSION 17

I.- DISCUSSION GÉNÉRALE 17

II.- EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE 25

Article unique : Non application de la loi Évin aux œuvres culturelles et artistiques 25

TABLEAU COMPARATIF 29

AMENDEMENT EXAMINÉ PAR LA COMMISSION 31

INTRODUCTION

La propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur du tabac, sont interdites par la loi n° 91-32 du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, dite « loi Évin », pour de claires raisons de santé publique.

En interdisant notamment l’incitation à la consommation du tabac, l’intention du législateur était tout à fait légitime. La lutte toujours recommencée contre les méfaits du tabac passe bien évidemment, entre autres moyens, par la fin des représentations visant à valoriser le tabac de manière totalement fallacieuse. Ainsi, grâce à la loi Évin, certains évènements sportifs promotionnels ne sont aujourd’hui plus couverts par les médias, en raison de leur lien évident avec les cigarettiers.

Cependant, on a pu constater que la loi Évin a été interprétée de manière extensive, voire caricaturale, lorsque, au-delà de la publicité ou de la quasi-publicité, ce sont des oeuvres culturelles qui ont été remises en cause à l’occasion de leur représentation au public. Au point que nombre d’entre elles, dans le domaine des arts graphiques et visuels, ont fait l’objet de retouches, c’est-à-dire d’atteintes flagrantes à leur intégrité et ce en violation des principes les plus élémentaires du respect dû aux œuvres d’art et à leurs auteurs.

En apparence mineurs comparés aux enjeux de la lutte contre le tabagisme, laquelle permet chaque année de sauver des milliers de vies humaines, ces « accrocs » à l’intégrité des œuvres sont malgré tout source de préoccupations.

En premier lieu, comment ne pas s’interroger sur l’apparente primauté d’une lecture faussée des dispositions de la loi du 10 janvier 1991, encore une fois parfaitement pertinentes sur le plan de la santé publique, sur le principe de la liberté d’expression, principe pourtant garanti par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et consacré à l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ?

Par ailleurs, il convient d’avoir à l’esprit que ce type de censure des œuvres de l’esprit rendue possible à l’infini grâce à la simplicité de la retouche photographique renvoie à des pratiques qui furent la marque infamante des régimes totalitaires au même titre que les falsifications de l’histoire et la négation du réel.

Lorsque les œuvres en cause représentent la stricte réalité des personnages et des situations, comment qualifier l’ablation de la cigarette d’André Malraux, de Jean-Paul Sartre ou de Serge Gainsbourg autrement que de manipulations de l’image ? Aucune cause ne peut justifier de telles pratiques en démocratie.

Enfin, les craintes les plus vives peuvent être exprimées quant à la transmission de la réalité historique. Si tant est que l’on doive un jour éradiquer le tabac, il n’en reste pas moins que cette substance eut dans le passé une importance certaine. En effet, fumer, « depuis des siècles »,« c’était respirer » (1).Les exemples célèbres sont légion, de Sigmund Freud à Fidel Castro : faut-il se résoudre à ne plus pouvoir prendre connaissance de certains de leurs portraits ?

Aujourd’hui, il ne viendrait à personne l’idée d’occulter l’« éloge du tabac », la fameuse tirade de Sganarelle dans le Dom Juan de Molière : « Quoi que puisse dire Aristote, et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens ; et qui vit sans tabac, n’est pas digne de vivre ; non seulement il réjouit, et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme » (2). Mais demain ?

Dans l’immédiat, c’est la puissance de l’image qui est en cause. Or, ainsi que le relève une commentatrice, « il est dérangeant de se rendre compte que nous vivons dans un monde qui préfère une image aseptisée à la vérité humaine, un genre de révisionnisme visuel » (3).

Mais, « imagine-t-on sérieusement des posters de Che Guevara sans son Cohiba ? Simenon, le père du commissaire Maigret, sans sa pipe ? James Stewart sans son briquet, paume protectrice devant la flamme ? Humphrey Bogart sans sa cigarette au coin du bec ? Serge Gainsbourg sans sa Gitane ? Impossible » (4).

Le goût prononcé des sociétés occidentales pour un hygiénisme normatif de plus en plus coercitif ne doit pas servir de caution à des dérives attentatoires aux œuvres de l’esprit. Telle est l’ambition de la proposition de loi du groupe SRC, sans qu’il soit question de remettre en cause de quelque manière que ce soit les objectifs de la lutte contre le tabagisme qui constituent une priorité nationale depuis l’adoption de la loi Évin.

Au-delà, il restera que « le danger, ce ne sont pas les images, mais l’absence de réflexion sur ces images, le défaut d’esprit critique, la négation de la vérité au profit des apparences. La menace, c’est le jugement moral à l’emporte-pièce, la suggestion subliminale qu’il y a d’un côté des comportements positifs (se gaver de haricots verts, ne pas boire, ne pas fumer) et de l’autre le vice (montrer quelqu’un en train de fumer) » (5)

I.- UN PHÉNOMÈNE DE CENSURE DES IMAGES RÉCURRENT ET INQUIÉTANT

De multiples exemples témoignent d’une interprétation caricaturale de la loi du 10 janvier 1991. La présente proposition de loi a pour objectif de revenir à une application plus conforme à son esprit.

La censure ou la falsification des œuvres de l’esprit, et tout particulièrement des images rendant compte de la réalité, ne sont pas des phénomènes nouveaux dans notre pays. On se souvient du cas de Nuit et Brouillard en 1956 : de peur de ternir l’image de la France, la commission de censure demanda à Alain Resnais d’enlever une photo anonyme d’un gendarme français, prise le 17 avril 1941 au camp de Pithiviers, qu’il avait intégrée dans son film. Devant le refus du réalisateur, la commission s’opposa à la sortie du film. Après tractations, le képi du gendarme fut effacé et le film put sortir.

Mais la censure et les retouches sur des œuvres de l’esprit sont aujourd’hui facilités par les nouvelles technologies numériques et favorisés par une hypertrophie de l’hygiénisme normatif ambiant de la société. La normalisation obligatoire et généralisée des comportements fait fi du passé, sans même qu’une réflexion sur les conséquences de la manipulation des images ait été conduite.

Depuis le milieu des années 1990, ce phénomène s’est amplifié pour atteindre des proportions aujourd’hui inquiétantes. Le rapporteur reprendra ici les exemples les plus récents.

Dans le cadre de l’hommage rendu par la France à André Malraux, la Poste a édité en 1996 un timbre à l’effigie du grand écrivain et homme de culture. Cependant, la reproduction de la célèbre photographie de la portraitiste de renom, Gisèle Freund, subit une mutilation importante, la cigarette d’André Malraux ne figurant plus entre ses lèvres. La Poste avait alors expliqué cette décision par la volonté de ne pas promouvoir la cigarette, estimant ainsi respecter les objectifs de la loi du 10 janvier 1991…

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André Malraux, photographie de Gisèle Freund

En 1996, de nombreux parlementaires se sont émus de cette forme déguisée de censure et de cette atteinte à l’intégrité d’une œuvre culturelle éminente.

L’un d’eux, dans une question écrite au ministre de la culture, estimait que, « si le souci de combattre le tabagisme est louable, le procédé employé l’est moins, car il s’agit qu’on le veuille ou non de la mutilation d’une création. Et pour quels résultats ? Nul doute que d’autres remèdes plus efficaces existent, aptes à ralentir la consommation du tabac. En son temps, l’église avait imposé, au nom des bonnes moeurs, à Michel-Ange de rhabiller les anges qu’il avait peints nus sur les plafonds de la chapelle Sixtine. Le " politiquement correct " va-t-il imposer demain la censure de tel ou tel poème qui fera allusion au tabac ? Va-t-on mettre un blanc dans toutes les oeuvres de Malraux à chaque fois qu’apparaissent les mots : cigarette, tabac ou fumée ? » (6).

Dans sa réponse du 5 décembre 1996, le ministère de la culture expliquait que, s’il estime qu’une atteinte a été portée à son droit moral, seul l’auteur d’une oeuvre de l’esprit ou son ayant droit peut agir pour faire respecter son droit de propriété littéraire et artistique… L’argument était un peu court. En effet, au-delà du non-respect de l’intégrité d’une œuvre, c’est la négation de la réalité historique qui est inquiétante.

De la même manière, en 2005, sur le catalogue de l’exposition de la Bibliothèque nationale de France consacrée à Jean-Paul Sartre à l’occasion du centenaire de sa naissance, la BnF avait reproduit une photographie de Jean-Paul Sartre prise par Boris Lipnitzki au Théâtre Antoine en 1946.

Or on pouvait constater sur cette reproduction un vide entre ses deux doigts et la disparition mystérieuse de son pouce. Il s’agissait là, comme le soulignait Laurent Greilsamer dans un article du Monde, d’« un Sartre improbable, légèrement emprunté et engoncé dans un pardessus. Mais surtout, au premier plan, son avant-bras et sa main droite en suspens, comme en apesanteur. Incertaine de sa fonction, de sa destination, de son être. Une main de cire. Une main molle, inachevée. L’oeil tourne en rond, ne comprend pas, cherche l’explication, la faille, et trouve. A cette main manque l’essentiel : une cigarette, en l’occurrence un mégot. Le sanitairement correct a[vait encore] frappé » (7).

Sa célèbre cigarette avait en effet été gommée par les graphistes ayant oeuvré pour la Bibliothèque nationale de France, encore une fois au motif du respect des dispositions de la loi Évin.

Jean-Paul Sartre, photographie de Boris Lipnitzki

Or, comme le rappelle M. Greilsamer, « Sartre fumait. Corps et âme. Du matin au soir. Toute sa gestuelle, cette manière de plisser les yeux derrière les lunettes, de pincer les lèvres après avoir inhalé la fumée, de bouger les mains, était commandée par cet acte cardinal : aspirer, expirer. Dans sa vie, il y avait l’écriture, la lecture, les femmes, la musique classique, le whisky et ce plaisir toxique : la cigarette ». Nier cette réalité historique et artistique est une pure aberration !

Cette dérive dans l’application de la loi du 10 janvier 1991 est allée encore plus loin en 2008. En effet, sur une affiche concernant une exposition de la Cinémathèque consacrée à Jacques Tati, à la demande de Métrobus, la régie publicitaire de la RATP, la Cinémathèque avait du remplacer la pipe originelle de M. Hulot par un ridicule moulin-à-vent.

Jacques Tati sans sa pipe

Cette autocensure contrainte avait alors déclenché une campagne de presse virulente. « Il s’agit, ni plus ni moins, de gommer un élément essentiel du personnage de M. Hulot tel qu’il reste présent dans la mémoire de tout spectateur des films de Tati » (8).

Métrobus avait encore une fois justifié ce subterfuge par la volonté d’interdire toute publicité indirecte pour le tabac, dans une approche selon elle conforme aux objectifs de la loi du 10 janvier 1991.

Enfin, cette interprétation extensive de la loi du 10 janvier 1991 s’est également manifestée dans la déformation de certaines affiches d’œuvres cinématographiques. Par exemple, en mars 2009, la représentation de Coco Chanel avec sa cigarette sur l’affiche du film d’Anne Fontaine Coco avant Chanel a été refusée par la régie publicitaire de la RATP, celle-ci se prévalant de nouveau du respect de la loi du 10 janvier 1991, alors que pour tous les autres afficheurs, elle ne posait aucun problème.

Sur les 5 800 affiches diffusées en France, les 1 100 destinées au métro et aux autobus parisiens ont du être remplacées par deux affiches de complément, où Audrey Tautou apparaît au côté des acteurs masculins(9).

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Coco Chanel censure

À la suite à ces différentes polémiques, le 18 mai 2009, l’autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) se réunissait pour préciser son interprétation de la loi.

Elle indiquait dans le communiqué publié à l’issue de cette réunion que, « depuis longtemps, l’ARPP et les professionnels de la publicité demandent une interprétation plus souple de la loi pour éviter de tels excès : une nouvelle demande en ce sens vient d’être envoyée à la ministre de la santé. Cette dernière, tout comme M. Évin lui-même ou le responsable de l’Alliance contre le tabac, tenant compte des réactions de l’opinion, viennent publiquement d’affirmer que la loi Évin ne s’appliquait pas à l’affiche en question [celle de la Cinémathèque], ce qui constitue une évolution nouvelle bienvenue ».

Parallèlement, l’ARPP avait saisi le Conseil de l’éthique publicitaire, présidé et constitué en majorité de personnalités indépendantes de la publicité.

Ce conseil a estimé que « les règles professionnelles de l’éthique publicitaire, assurant une publicité véridique, loyale, et exempte de tout risque pour le public, ne s’opposent pas à la présence de produits de consommation du tabac lorsqu’ils sont indissociables de l’image de personnalités disparues (par exemple, Jacques Tati, Georges Brassens ou André Malraux) » (10).

Ainsi, depuis cette date, lorsqu’elle est saisie d’une demande de conseil avant la diffusion d’une publicité, l’ARPP ne déconseille plus la représentation, dans des campagnes publicitaires, de produits de consommation du tabac (pipe, cigare ou cigarette), à condition que les trois critères suivants soient réunis :

– Les campagnes doivent émaner d’annonceurs qui n’ont aucun lien avec l’industrie ou la distribution du tabac, et avoir une finalité culturelle ou artistique.

– Les personnes représentées dans les publicités, avec les produits de consommation du tabac, doivent être disparues, ou figurer dans des œuvres d’art partie intégrante d’une promotion publicitaire pour une manifestation artistique.

– Les produits de consommation du tabac, représentés et utilisés dans les publicités, doivent être inséparables de l’image et de la personnalité de la personne disparue qui y figure.

L’ARPP indiquait à cette occasion espérer « que cette interprétation de la loi, qui est conforme à son esprit et au légitime combat des autorités sanitaires contre le tabagisme et ses méfaits, sera confirmée par les pouvoirs publics ou les tribunaux après les prises de positions publiques qui ont été exprimées par la ministre de la santé et l’alliance contre le tabac. (…) Cette interprétation permet, sans entraîner d’insécurité juridique pour les professionnels de la publicité, de concourir à la liberté d’expression tout en favorisant la création publicitaire et en évitant des polémiques stériles ». Pourtant, fin 2009, l’affiche du film de Joan Sfar sur la vie de Serge Gainsbourg fut interdite de métro, alors même qu’aucune cigarette n’y était visible…

Gainsbourg : il n'y a pas de fumée sans tabac !

Une telle fixation sur une interprétation démesurément restrictive de la loi du 10 janvier 1991 conduit aujourd’hui de plus en plus souvent les services juridiques ou de communication des entités concernées à une véritable autocensure. Pourtant, appliquée aux oeuvres culturelles, la liberté d’expression devrait primer sur les restrictions imposées par la loi du 10 janvier 1991, lesquelles ne visent que la publicité et la propagande en faveur du tabac.

II.- UNE DÉRIVE QU’IL CONVIENT DE DÉNONCER ET DE CORRIGER

Comme illustré précédemment, cette dérive conduit à la suppression d’éléments importants de l’histoire culturelle, la présence du tabac n’ayant pas vocation ici à inciter le citoyen à sa consommation mais faisant partie intégrante de l’œuvre culturelle ou de l’histoire. Par ailleurs, aucun acteur de l’industrie du tabac n’intervient dans le financement de la diffusion de ces œuvres culturelles, ce qui écarte l’hypothèse d’une publicité indirecte de la part des industriels du tabac.

Force est de constater que l’ampleur de la restriction de la liberté d’expression apparaît aujourd’hui excessive au regard des objectifs initiaux de la loi du 10 janvier 1991. D’ailleurs, lors de la polémique qui a fait suite à la suppression de la pipe de Jacques Tati, l’inspirateur de la loi lui-même, M. Claude Evin avait jugé cette précaution « ridicule », dans la mesure où il ne s’agissait pas de « publicité indirecte » : « il s’agit d’un patrimoine culturel. La reproduction de Monsieur Hulot avec sa pipe est une traduction de son personnage dans ses films et s’inscrit dans notre histoire, dans notre culture cinématographique » (11).

Cette relecture de l’histoire culturelle constitue une dérive qu’il convient de dénoncer. En outre, cette interprétation risque de s’amplifier et de conduire à la censure de nouvelles œuvres culturelles, comme par exemple les oeuvres littéraires. En effet, à terme, lesdites dispositions pourraient être le prétexte d’une censure des romans faisant référence au tabac ou dans lesquels les personnages fument. Déjà, en 1983, Lucky Luke a troqué sa cigarette pour une brindille… ce qui vaut à Morris d’être récompensé par l’Organisation mondiale de la santé lors de la Journée Mondiale sans Cigarette en 1988.

Demain, qu’en sera-t-il de ces ouvrages et de leur couverture ?

Roland Dubillard, Confessions d’un fumeur de tabac français, Folio, 2004

Benoit Duteurtre, La petite fille et la cigarette, Fayard, 2005



Pierre Mac Orlan, Contes de la pipe en terre, Terre de Brume, 2009

Ouvrage collectif, Le goût du tabac,
Mercure de France, 2010

goût du tabac

Outre la littérature, il convient également d’envisager l’hypothèse d’une lecture étendue de la loi du 10 janvier 1991 aux oeuvres cinématographiques et audiovisuelles, obligeant alors les réalisateurs à pousser le zèle jusqu’à truquer les films, reportages ou documentaires qui laisseraient apparaître une simple cigarette. Quant aux films du patrimoine, doit-on craindre que leur représentation entraîne des poursuites à l’encontre des exploitants ou des diffuseurs audiovisuels ?

De même, la presse pourrait également être concernée, alors que figurent encore sur de nombreuses couvertures des personnages, notamment des artistes, en train de fumer, comme le montrent les exemples ci-dessous, tirés de magazines publiés en octobre 2008.

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Enfin, que dire des autres œuvres de l’esprit, peintures, sculptures, etc. dont les reproductions pourraient également être l’objet de censure pour répondre à l’impératif hygiéniste ? Ainsi, ce tableau d’Henri Lebasque, La Cigarette, appartenant au Musée d’Orsay :

Henri LEBASQUE

Droits réservés - Musée d’Orsay

Ces questions, même lorsqu’elles peuvent apparaître outrancières, amènent en tout état de cause à conclure que le patrimoine culturel, et plus largement les œuvres de l’esprit, doivent être protégés de cette forme insidieuse de censure.

Accepter le principe d’une censure ou d’une auto-censure, fût-ce au nom de la meilleure des causes, c’est mettre le doigt dans un engrenage mortel pour la liberté d’expression. Car le consensus majoritaire qui légitime à un moment donné ces atteintes au principe central de liberté est tributaire d’un système de valeurs, d’une grille de référence, d’une imprégnation culturelle extrêmement relatifs et liés à « l’air du temps ». Ce qui fait consensus aujourd’hui ne le fera plus demain.

Dès lors il est dangereux de transiger avec le respect de l’histoire de l’intégrité de ses représentations. Une cause aujourd’hui dominante sera ridicule demain. L’héritage des lumières nous fait le devoir de protéger la liberté d’expression comme un feu sacré. Et l’histoire récente aurait dû nous apprendre à veiller au respect sourcilleux des témoignages qui fondent notre mémoire collective.

Cela justifie amplement de créer une nouvelle exception à l’application de la loi du 10 janvier 1991. Ainsi, il convient de prévoir expressément que les oeuvres qui comportent une cigarette ou tout autre image ou référence liés au tabac, lorsqu’ils sont un élément inséparable de l’image et de la personnalité de la personne en cause, ne pourront faire l’objet d’une atteinte à leur intégrité.

Il s’agit d’une approche souple, qui permet de concilier les exigences de la loi du 10 janvier 1991 avec la protection de l’intégrité des œuvres culturelles, tout en limitant très strictement cette exception aux oeuvres de l’esprit et en l’encadrant précisément, l’absence de financement de l’œuvre par les industries du tabac étant un préalable à l’application de cette nouvelle disposition qui laisse intact le fondement des prohibitions de la publicité pour le tabac instituées par la loi Évin.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

I.- DISCUSSION GÉNÉRALE

La Commission des affaires culturelles et de l’éducation examine la présente proposition de loi au cours de sa séance du mercredi 19 janvier 2011.

M. Didier Mathus, rapporteur. Je vous présente une proposition de loi qui a peu à voir avec la politique, peu à voir avec la lutte contre le tabagisme - moi-même ne suis pas fumeur –, mais beaucoup à voir avec la protection des œuvres de l’esprit et des œuvres culturelles.

Elle est née de l’observation, dans le métro, des affiches de l’exposition consacrée à Jacques Tati par la Cinémathèque en 2008, sur lesquelles on avait remplacé sa pipe légendaire par un moulin à vent. Intrigué, j’ai mené mon enquête et découvert que la régie publicitaire de la RATP – Métrobus – avait procédé à cette substitution pour se protéger contre d’éventuelles poursuites menées par les associations anti-tabac qui, certes, mènent un combat louable, mais dont les conséquences sont, en l’espèce, surprenantes.

Mais on peut citer d’autres exemples de censure, qui ont fait beaucoup parler d’eux : ainsi, le catalogue de l’exposition sur Jean-Paul Sartre à la Bibliothèque nationale de France, dans lequel une photo a été trafiquée en vue de faire disparaître la cigarette du philosophe, ou le timbre consacré à André Malraux qui reproduit la célèbre photo de Gisèle Freund mais sans cigarette. Il y en a bien d’autres, que je cite dans le rapport.

Ce qui me paraît grave, dans cette affaire, c’est d’avoir cédé sur le respect que l’on doit aux œuvres de l’esprit. Gisèle Freund est une grande artiste. Et pourtant, au nom d’un consensus hygiéniste, pavé de bonnes intentions, on finit par transformer des œuvres d’art et, plus grave, la réalité historique. Cela rappelle – et c’est l’aspect le plus dérangeant – des pratiques qui ont eu cours dans les régimes totalitaires, visant à retoucher des photographies pour faire disparaître des responsables tombés en disgrâce.

Or, à partir du moment où l’on met le doigt dans cet engrenage, qui sait où ce processus peut nous conduire ?

En outre, le combat mené par les associations anti-tabac se réfère à un système de valeurs, parfaitement respectable, mais qui peut évoluer. Or où en sera le consensus social concernant la santé d’ici quinze ans ? Personne ne peut le dire.

Par ailleurs, le fait que Sartre fumait, comme Malraux ou Camus, reflète un certain état de notre société, lequel a bien existé. Cela fait partie de la personnalité publique de ces grandes figures culturelles. Leurs portraits sont le reflet d’un moment précis de notre histoire culturelle.

Pour toutes ces raisons, il est absurde, au nom de la lutte contre le tabagisme, de censurer l’histoire.

En menant mes investigations, je pensais que cette situation aurait pu se régler par des ajustements. Or, avec l’aide de juristes, je suis arrivé à la conclusion que seule une initiative législative permettrait d’apporter une solution au problème rencontré, sans dénaturer, pour autant, les principes de la loi du 10 janvier 1991, relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, dite loi Évin, lesquels doivent être préservés. Ce texte prévoit en effet plusieurs exceptions à l’interdiction de propagande directe ou indirecte pour le tabac. Je propose donc d’ajouter une autre exception, limitée et qui ne s’appliquera qu’aux œuvres culturelles et artistiques, à certaines conditions.

Plus précisément, cette exception concerne, selon l’article unique de la proposition de loi, les « œuvres artistiques et culturelles mises à disposition du public au sein desquelles figurent une image ou une référence liées au tabac, non financées directement ou indirectement par l’industrie du tabac et qui n’ont pas pour objet d’en faire de la publicité ou de la propagande ».

Vous l’avez compris : mon souci est de ne pas porter atteinte aux dispositions de la loi Évin. Je me suis d’ailleurs entretenu avec l’auteur de ce texte, qui s’est dit étonné de l’application excessive qui en est faite.

Il faut s’interdire de retoucher les œuvres d’art. Car si, aujourd’hui, l’on retouche des affiches ou des reproductions d’œuvres, on peut imaginer que demain – la foi qui anime les associations de lutte contre le tabagisme étant grande et pouvant les emmener assez loin –, on veuille retoucher les œuvres d’art elles-mêmes, des films, des œuvres audiovisuelles, etc.

Si l’on admet un tel principe, il ne faudra pas s’étonner que demain, d’autres groupes de pression, au nom d’autres causes, veuillent porter atteinte à notre héritage culturel. Je vous propose donc, avec ce texte, de renouer avec l’héritage des Lumières, qui est celui de la défense de la liberté d’expression. L’objet de cette proposition de loi est simple et je me réjouis qu’elle puisse cheminer jusqu’à la séance, ce dont je ne m’étais absolument pas douté en la déposant. Je suis heureux, par cette initiative, de me mettre au service du respect de l’intégrité de l’histoire et de la liberté d’expression. Mes collègues du groupe socialiste m’ont approuvé dans ma démarche.

M. Christian Kert, président. Avez-vous insisté sur le fait que pour bénéficier de cette exception, deux conditions doivent être respectées : le non-financement, direct ou indirect, par l’industrie du tabac et le fait que les œuvres en question n’ont pas pour objet de faire la publicité ou la propagande du tabac ? Il est important de le préciser, notamment en ce qui concerne la condition relative au financement par l’industrie du tabac.

M. le rapporteur. Le texte est extrêmement clair à ce sujet : l’exception qu’il prévoit ne bénéficiera pas, évidemment, à une exposition financée, par exemple, par Marlboro. De même, cette exception ne pourra bénéficier aux œuvres ayant pour objet de faire de la publicité ou de la propagande en faveur du tabac.

M. Jacques Grosperrin. Le groupe UMP ne peut qu’être d’accord avec les objectifs de la proposition de loi. J’en comprends tout à fait l’esprit. Au nom de la lutte contre le tabagisme, on veut revenir sur des aspects fondamentaux de notre histoire culturelle. Que serait George Sand en effet sans ses habits d’homme et son cigare ? D’autre part, je ne suis pas sûr que voir la photographie de Winston Churchill sans son nuage de tabac incite beaucoup à quitter la cigarette…

Il faut donc prendre en compte la spécificité des œuvres culturelles et artistiques et la défense des droits des auteurs pour laquelle nous avons, sur d’autres sujets, fait la preuve de notre détermination. Nous devons affirmer que le combat contre le tabagisme est parfaitement compatible avec le respect de l’intégrité de ces œuvres de création.

Dans le même temps, on ne peut que s’interroger sur les moyens qui nous sont proposés par le groupe SRC, c’est-à-dire le vote de cette proposition de loi.

Je formulerai deux interrogations à cet égard :

En premier lieu, ne donne-t-on pas un signal symbolique très fort en touchant à la loi Évin, signal qui pourrait être interprété comme une remise en cause de la lutte contre les dangers du tabac ?

Ensuite, faut-il réellement passer par la voie législative et ne pourrait-on pas aboutir au résultat que nous souhaitons tous en utilisant une autre voie ? Je pense par exemple à une concertation avec les professionnels concernés de la publicité et à une position publique des autorités de santé publique sur l’exception culturelle qui doit être appliquée aux œuvres artistiques et culturelles. J’observe que le rapporteur a lui-même utilisé le terme « ajustements ».

Pour ces raisons, le groupe UMP va demander au Gouvernement, en vue de la séance publique, de s’engager sur une prise de position claire et durable associant le ministère de la santé et le ministère de la culture, afin que les difficultés d’interprétation de la loi Évin sur le sujet qui nous occupe soient levées. Dans l’immédiat, nous ne participerons pas au vote.

M. Marcel Rogemont. J’ai bien compris les propos de notre collègue de l’UMP nous proposant d’emprunter une autre voie, je serais tenté de dire presque une voie sur berge quand elle est inondée… Je voudrais revenir sur ce sujet, qui pour anecdotique qu’il paraisse, est important pour la société.

Rappelons-nous la chanson de Serge Gainsbourg : « Dieu est un fumeur de havanes, je vois ses nuages gris, je sais qu’il fume même la nuit comme moi ma chérie ». Ne faudrait-il pas enlever « fumeur » ? Probablement également « Dieu », parce qu’on ne peut pas mettre Dieu dans une chanson, etc. Je dis cela avec un peu d’humour. Le dessin que Plantu a publié dans Le Monde, le jour où Métrobus a remplacé la pipe de M. Hulot par un moulin à vent est assez délicieux. Il est titré « le politiquement correct a encore frappé dans les affiches du métro ». Sur le dessin, la pipe de M. Hulot a été remplacée par un moulin à vent et le colleur d’affiche ajoute : « la prochaine fois, on virera le gosse pour pédophilie supposée »…

Ce dessin témoigne bien de cette surinterprétation de la loi. Nous devons trancher cette question. La Commission des affaires culturelles doit défendre la liberté de création et la liberté de l’accès à l’œuvre dans son intégrité. Je ne veux pas rappeler la période des photos staliniennes qui étaient sans cesse retouchées en fonction des purges mais, à partir du moment où on autorise la falsification, on ne s’arrête jamais. Enfin, je veux attirer l’attention de mes collègues de l’UMP sur ce qui est en jeu, qui va au-delà du respect de la loi Évin.

En Turquie, dernièrement, une série télévisée sur Soliman le Magnifique a été modifiée parce que l’on voyait Soliman dans son harem buvant de l’alcool entouré par de jolies filles. 75 000 Turcs se sont plaints auprès du CSA turc et le ministre de la culture turc est intervenu au motif qu’il y avait atteinte à la vie privée des personnes qui regardaient la série. On n’est pas loin de cela en France : par rapport à des normes sociales, on en arrive à mettre en cause une œuvre et même la réalité en tant que telle.

Enfin, je voudrais rappeler les propos tenus par Claude Évin lors d’une interview sur France Info en avril 2009, à propos de la substitution de la pipe de M. Hulot : « La loi que j’ai fait adopter a pour objectif de supprimer la publicité directe ou indirecte ; or, dans le cas présent, on n’est pas dans ce cadre, il s’agit du patrimoine culturel ». Il regrettait que cette polémique affaiblisse le message de sa loi. Parce que, pour lui, interdire la publicité pour le tabac est nécessaire mais cela suppose une application raisonnée de la loi.

Le groupe SRC sera bien naturellement derrière Didier Mathus pour que cette proposition de loi soit votée.

Mme Marie-Hélène Amiable. Nous sommes très favorables à la proposition de loi du groupe SRC. Il faut souligner, par ailleurs, les effets très positifs de la loi Évin, dont on vient de fêter les vingt ans : elle a permis une baisse sur le long terme de la consommation de tabac et l’amélioration de la santé de nos concitoyens. C’est aujourd’hui son application qui pose des difficultés particulières concernant la liberté d’expression puisque de nombreuses œuvres artistiques et culturelles ont été censurées ces dernières années. Il est important de trouver un équilibre entre la protection de la santé publique et la liberté d’expression. C’est ce que propose ce texte et nous y sommes favorables.

S’agissant de la retouche photographique, la proposition de loi n’empêchera pas les régies publicitaires de continuer à pratiquer des formes d’autocensure, dans les limites que continuera de leur imposer le droit d’auteur. Fort heureusement le texte n’empêchera pas la retouche photographique qui peut elle-même relever de la création artistique.

Concernant le placement de produit au cinéma et la présentation complaisante du tabac, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a souvent dénoncé la haute visibilité du tabac au cinéma : il y serait trois fois plus présent dans les films que dans la vie réelle et l’OMS a pointé les risques liés à cette exposition, notamment pour les adolescents.

En France, si le placement de produit tabagique est interdit depuis la loi Évin, comment peut-on se prémunir contre les œuvres qui présentent de façon complaisante le tabac ? Comment peut-on agir sur les « happenings » au cours des émissions télévisuelles que regardent beaucoup les jeunes ?

M. le rapporteur. Monsieur Grosperrin, ma première réaction était également de vouloir régler cela autrement que par la loi. Une concertation a déjà eu lieu sous l’égide de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), mais elle n’a malheureusement pas été suivie d’effet, puisque la régie publicitaire de la RATP, Métrobus, a persisté dans sa position très, peut-être trop, prudente. Il m’a donc semblé que la seule façon de garantir, avec beaucoup de précaution, la protection des œuvres culturelles et le respect de l’histoire, était d’ajouter une exception à la loi Évin. Je ne suis donc pas très optimiste sur ce que pourrait donner une concertation professionnelle. À l’inverse, poser ce garde-fou législatif assurerait la protection des œuvres culturelles et le respect de l’histoire.

Depuis vingt ans, deux principes sont confrontés : un principe légitime, la lutte contre le tabagisme qui a été extrêmement positive depuis plusieurs années suite à la loi Évin, et un autre principe, celui de la liberté d’expression, qui a été un peu mise à mal car l’hygiénisme ambiant est très coercitif, très pesant. Il me semble qu’il est du rôle du législateur de rappeler qu’il y a des principes avec lesquels on ne doit pas transiger, comme la liberté d’expression. L’évolution de la société étant ce qu’elle est, les valeurs auxquelles on se réfère aujourd’hui n’étaient pas primordiales hier, et ne le seront peut-être plus demain.

Madame Amiable, je suis en plein accord avec vous sur la nécessité de ne pas toucher à la dynamique de la lutte contre le tabagisme. C’est tout à fait essentiel et encore une fois, dans cette proposition de loi, il ne s’agit pas de ça.

Mme Marie-George Buffet. La loi Évin est une loi remarquable qui demeure d’une grande actualité. Le danger vient aujourd’hui d’une reprise du tabagisme parmi les plus jeunes, notamment les jeunes filles. Il ne faut donc pas tourner la page de ce combat contre le tabagisme qui a marqué des points. À l’époque où j’étais ministre des sports, je me rappelle que l’application de la loi Évin aux Grands Prix de Formule 1 a donné lieu à des affrontements avec les sponsors en France. Nous ne pouvons que réaffirmer notre soutien à cette loi.

Mais, il y a des principes qui sont intouchables comme la liberté d’expression et la préservation des œuvres de l’esprit. Je pense qu’en touchant à une œuvre d’art sous prétexte de lutte contre le tabagisme, on met le doigt dans un engrenage dangereux. Marcel Rogemont a évoqué la Turquie. On pourrait également évoquer la suppression de toute une série de programmes audiovisuels en Afghanistan, il y a un an, parce qu’ils montraient des femmes qui jouaient un rôle important dans la société. D’autres pays sont également concernés. Demain, on pourrait nous expliquer qu’il faut « cacher ce sein qu’on ne saurait voir » et nous dire qu’au nom de la religion, tel ou tel passage d’un livre, d’une chanson doit être censuré. C’est la raison pour laquelle nous soutiendrons cette proposition.

Mme Monique Boulestin. Si l’on s’en tient à une définition classique des œuvres d’art, parmi lesquelles figurent la photographie ou l’affiche cinématographique, on présuppose qu’elles ne peuvent exister sans une cohérence esthétique et surtout qu’elles sont intemporelles. Par ailleurs, toute œuvre d’art fait partie d’un patrimoine culturel qu’on ne peut rectifier ou censurer au prétexte d’ajustements avec de nouvelles lois. Et enfin, nous l’avons tous rappelé, il convient d’insister sur la nécessité de respecter la liberté d’expression propre à tout créateur. C’est tout l’enjeu de cette proposition de loi. C’est pourquoi nous souhaitons aujourd’hui avoir une approche souple, conciliant les exigences nécessaires de santé publique telles qu’édictées par la loi du 10 janvier 1991 et la protection de la culture, et soutiendrons sans hésitation cette proposition de loi.

Mme Martine Martinel. Mon intervention ira dans le même sens. Il ne s’agit pas du tout de porter atteinte à la loi Évin, et tout le monde reconnaît les méfaits du tabagisme, mais bien d’éviter la dénaturation des œuvres. On a beaucoup moqué Mme de Maintenon qui, dans un souci de puritanisme, a voulu faire rhabiller les statues et repeindre certains tableaux. Il me semble que nous nous trouvons dans la même perspective. Il ne s’agit pas de dire que Prévert ou Malraux étaient de bons écrivains parce qu’ils fumaient ; cela faisait partie de leur personnalité. Il me semble que si l’on veut respecter notre patrimoine culturel – comme nous y invite très largement notre ministre de la culture –, et si l’on veut continuer à préserver la culture pour chacun et surtout la culture pour tous, il serait bon de ne pas changer l’image des auteurs qui font partie de cette vie culturelle.

Mme Colette Langlade. Ainsi que le rappelle le rapport, de multiples exemples témoignent d’une interprétation caricaturale du champ d’application de la loi du 10 janvier 1991. Par exemple, dans le cadre de l’hommage que la France a rendu à André Malraux, La Poste a édité un timbre à l’effigie du grand écrivain sur lequel avait été supprimée la cigarette qu’il avait aux lèvres ; on constate une retouche du même type dans le catalogue consacré à Jean-Paul Sartre qu’a édité la Bibliothèque nationale de France en 2005. La proposition de loi que nous allons voter met fin à cette dérive dans l’application de la loi du 10 janvier 1991 et comble un vide juridique qui subsistait dans ce domaine.

M. Patrick Bloche. Je m’associe aux propos en faveur de cette proposition de loi, qui constitue avant tout une démarche exprimant notre souci que soit tout simplement préservée, au milieu de nombreux interdits, la liberté de création. En l’occurrence, il serait souhaitable qu’en ce domaine, le droit d’auteur, qui est non seulement un droit patrimonial – c’est l’aspect le plus souvent évoqué – mais aussi un droit moral, soit préservé. En effet, lorsqu’une photo est prise ou une œuvre composée – et l’on pense plutôt au domaine des arts visuels –, il y a un travail de création.

La mise en cause de l’intégrité de l’œuvre conduit régulièrement à se mobiliser. On remarque que la mobilisation est moins forte lorsqu’il s’agit de création graphique, mais dans le cas présent, il revient au législateur de trouver le bon équilibre entre la lutte contre le tabagisme – et nous souhaiterions qu’il y ait autant de détermination pour lutter contre l’alcoolisme ou d’autres addictions – et la liberté de création, qui est un droit sacré au sens laïc du terme. Je terminerai par une observation qui concerne les critiques que nous recevons sur nos messageries électroniques ; je n’arrive pas à comprendre comment le fait de cacher la réalité de la consommation peut contribuer à lutter avec plus d’efficacité contre des addictions, comme le tabagisme. Cette dissimulation semble illusoire, voire presque dérisoire !

M. Jean-Luc Pérat. Je pense que tout ce qui est artistique fait partie de notre patrimoine et la position de nos collègues UMP m’étonne. En effet, pour ceux qui sont enseignants, et ils sont un certain nombre, la pédagogie consiste à mettre en regard des oppositions, à montrer, afin de provoquer un rejet. D’ailleurs, agir dans un sens pour obtenir une réaction inverse est également valable dans d’autres domaines que celui de la pédagogie. Mais je me pose la question de savoir ce qu’il en sera des films projetés dans les foyers, des westerns, où la cigarette est valorisée, mais aussi des films d’art et d’essai, qui appartiennent à notre patrimoine. Certes, la société évolue et doit prendre en compte la lutte contre certains fléaux, comme la cigarette, l’alcool et d’autres addictions – d’ailleurs, la loi Évin est appliquée par certains à leur domicile, ce qui est positif –, mais notre patrimoine doit être préservé et utilisé dans le bon sens.

M. Alain Marc. Je ne sais pas s’il faut utiliser la voie législative ou réglementaire pour régler ce problème. Je suis, comme mes collègues, très respectueux de l’intégrité des œuvres de notre patrimoine et très attaché à la liberté d’expression. Mais je me pose des questions pour l’avenir, notamment sur les moyens dont nous disposons pour vérifier qu’il n’y a pas de liens entre l’industrie du tabac et les créations à venir. Mais il me semble effectivement difficile d’interdire la représentation du tabac dans les œuvres de création car ce sont des représentations de notre société.

M. Jacques Grosperrin. Vous l’avez compris, le groupe UMP est d’accord avec l’objectif de cette proposition de loi. Les propos des uns et des autres ont bien montré qu’il fallait agir. Je ne reviendrai pas sur l’image symbolique, mais sur le fait que « trop de loi tue la loi » et qu’il ne paraît pas judicieux de réécrire la loi. Il existe certainement une autre possibilité, réglementaire ou peut-être par voie de circulaire, de parvenir à la même fin ; nous nous engageons à y réfléchir et à poursuivre dans l’hémicycle le débat que nous avons en ce moment sur la loi Évin et qui peut être étendu à d’autres types d’interdiction. C’est pourquoi, sans nous opposer à cette proposition, nous ne participerons pas au vote.

M. Marcel Rogemont. Je m’adresse à notre collègue Jacques Grosperrin, qui semble d’accord avec l’esprit, mais souhaite trouver, je le cite, « une autre possibilité ». La question que je lui pose est simple : laquelle ? Nous ne pouvons pas en effet rester, l’arme au pied, devant cette question, une fois qu’elle est posée ; nous devons nous en saisir et trouver la réponse !

M. Jean-Jacques Gaultier. Je m’exprimerai à titre personnel. Tout ce qui est excessif est insignifiant et je condamne toutes ces retouches de photographies, y compris celles d’anciens Présidents de la République comme Georges Pompidou ou Jacques Chirac, qui portent atteinte à notre patrimoine culturel et artistique ; c’est pourquoi je voterai en faveur de cette proposition de loi.

M. Jacques Grosperrin. Pour répondre à Marcel Rogemont, je confirme que le groupe UMP demandera au Gouvernement d’adopter, en vue de la séance publique, une position claire et durable, commune au ministère de la santé et à celui de la culture, en vue d’éviter les dérives de la loi Évin. En attendant de connaître cette position, il ne prend pas part au vote.

M. Christian Kert, président. C’est ce que l’on appelle une non-participation positive !

M. le rapporteur. Je souhaite remercier nos collègues de leur bienveillance à l’égard de cette proposition et faire deux remarques. Tout d’abord, il me semble utile que la représentation nationale se saisisse de cette question. La société a beaucoup changé, comme cela a été rappelé, et l’on n’imagine plus aujourd’hui que l’on puisse être aussi tolérant qu’autrefois avec les questions de santé publique. C’est un progrès que nous ne souhaitons pas remettre en cause, mais nous voyons bien que depuis vingt ans se sont développées des pressions de tous ordres visant à « hygiéniser » la société, parfois de manière un peu excessive. Si, encore une fois, ce mouvement est légitime, il nous appartient cependant de rappeler qu’un certain nombre de principes, dont celui, central, de la liberté d’expression, doivent être protégés. Ensuite, sur les aspects pratiques, il s’agit de combler un vide juridique, comme le disait Colette Langlade. Nous constatons que l’application de la loi Évin a donné lieu à des excès qui ont mis en cause la liberté d’expression et l’intégrité des œuvres culturelles, et nous posons un petit garde-fou. D’une certaine façon, en éliminant les scories de la loi Évin, nous servirons à la fois cette loi, et donc la lutte anti-tabac.

II.- EXAMEN DE L’ARTICLE UNIQUE

Article unique

Non application de la loi Évin aux
œuvres culturelles et artistiques

L’article unique de la présente proposition de loi tend à compléter l’article L. 3511-3 du code de la santé publique, à travers une nouvelle exception à l’application des dispositions prévues audit article.

En l’état actuel du droit, aux termes de cet article issu de la loi n° 91-32 du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, dite « loi Évin », la propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur du tabac, des produits du tabac ou des ingrédients définis au deuxième alinéa de l’article L. 3511-1, sont interdites. Par ailleurs, le dernier alinéa de l’article L. 3511-3 interdit également tout parrainage qui constituerait une propagande ou une publicité directe ou indirecte en faveur du tabac ou des mêmes produits ou ingérdients.

Les produits du tabac sont définis au premier alinéa de l’article L. 3511-1 comme les produits « destinés à être fumés, prisés, mâchés ou sucés, dès lors qu’ils sont, même partiellement, constitués de tabac, ainsi que les produits destinés à être fumés même s’ils ne contiennent pas de tabac », à l’exclusion des produits à usage médical.

Les ingrédients visés au deuxième alinéa de l’article L. 3511-1 sont quant à eux les substances et composants utilisés dans la préparation et la fabrication d’un produit du tabac, autres que les feuilles et autres parties de la plante de tabac. Peuvent ainsi être cités le papier, le filtre, les encres et les colles.

Par ailleurs, on entend par propagande « toute publicité générique du type « le tabac est bon pour la santé » ou « fumer procure du plaisir », par opposition à la publicité proprement dite destinée à vanter une marques spécifique » (12). La propagande s’entend donc au-delà du strict cadre de la publicité et correspond à toute stratégie de communication en faveur desdits biens ou services (articles, émissions, vêtements, sigles, etc.).

Il s’agissait clairement à l’époque d’interdire toute publicité ou propagande sur l’ensemble des vecteurs de communication (radio, télévision, presse, affichage, etc.). Comme le rappelait alors le rapporteur, M. Jean-Marie Le Guen, « cette interdiction constitue une des dispositions phares du projet de loi. Elle correspond au souci qui prévaut dans ce domaine au niveau international et communautaire » (13).

On rappelera que l’article L. 3511-4 du code de la santé publique définit la publicité et la propagande indirecte comme la propagande ou la publicité en faveur d’un organisme, d’un service, d’une activité, d’un produit ou d’un article autre que le tabac, un produit du tabac ou un ingrédient « lorsque, par son graphisme, sa présentation, l’utilisation d’une marque, d’un emblème publicitaire ou un autre signe distinctif, elle rappelle le tabac, un produit du tabac ou un ingrédient ».

Il ne s’agissait pas tant « de faire disparaître toute représentation du tabac et de la cigarette que de faire disparaître toute représentation plébiscitaire ou prosélyte » (14) de ces produits et donc d’interdire la présentation sous un jour favorable du tabac et de ses produits dérivés, directement ou de manière plus suggestive et indirecte lorsque cette présentation rappelle le tabac ou un produit du tabac, selon les termes du premier alinéa de l’article L. 3511-4 du code précité, cette présentation favorable pouvant inciter le public à en consommer.

Mais l’interprétation faite de la loi conduit aujourd’hui les entreprises concernées par la présentation d’œuvres au public, notamment les régies publicitaires, à considérer que le législateur a voulu interdire toute exposition du tabac et de ses produits dérivés.

Pourtant, à deux reprises, la Cour européenne des droits de l’homme a clairement indiqué que, si « des considérations primordiales de santé publique, sur lesquelles l’État et l’Union européenne ont d’ailleurs légiféré, peuvent primer sur des impératifs économiques, et même certains droits fondamentaux comme la liberté d’expression », il convient de « mettre en balance les exigences de la protection de la santé publique avec la liberté d’expression »(15).

En l’absence de jurisprudence claire sur cette interprétation, le rapporteur estime qu’il est aujourd’hui difficile de trancher et qu’il est donc urgent de préciser le périmètre d’application des dispositions de la loi française.

Les deuxième alinéa et suivants de l’article L. 3511-3 du code précité prévoient déjà trois principaux types d’exception :

– en premier lieu, l’interdiction de propagande et de publicité en faveur du tabac ne s’applique pas aux débits de tabac, ni aux affichettes disposées à l’intérieur de ces établissements, à partir du moment où ces affichettes sont « non visibles de l’extérieur » et qu’elles répondent à des caractéristiques définies par arrêté interministériel ;

– en deuxième lieu, elle ne s’applique pas non plus aux publications et sites internet édités par les organisations professionnelles de producteurs, fabricants et distributeurs des produits du tabac, lorsqu’ils sont réservés à leurs adhérents, ni aux publications professionnelles spécialisées, ni aux sites professionnels qui ne sont accessibles qu’aux professionnels de la production, de la fabrication et de la distribution des produits du tabac ;

– en troisième et dernier lieu, elle ne s’applique pas aux publications et sites internet mis à disposition du public par des personnes établies hors Union ou Espace économique européens, mais uniquement si ces publications et sites ne sont pas principalement destinés au marché communautaire.

L’article unique de la proposition de loi propose de rajouter un alinéa après cette dernière exception pour exclure de l’application de cet article les œuvres artistiques ou culturelles mises à disposition du public au sein desquelles figure une image ou une référence liée au tabac. Il s’agit ici de viser des œuvres de l’esprit à caractère artistique ou culturel (photographies, peintures, sculptures, dessins, romans, etc.), qu’elles soient affichées, imprimées, mises en ligne ou exposées. La rédaction retenue reprend celle existante au 2° de l’article L. 3511-3 précité.

Pour bénéficier de l’exception, ces œuvres doivent répondre à deux obligations :

– elles ne doivent pas avoir été financées directement ou indirectement par l’industrie du tabac. Par exemple, une œuvre dont un des mécènes serait une entreprise en lien avec l’industrie du tabac ne pourrait pas prétendre au bénéfice de l’exception ;

– par ailleurs, les œuvres artistiques ou culturelles concernées ne doivent ni faire de publicité pour le tabac, ni en faire la propagande, selon la définition donnée par les travaux préparatoires de la loi à ces deux termes.

*

La Commission est saisie de l’amendement AC 1 du rapporteur.

M. le rapporteur. C’est un amendement de précision, qui découle d’une conversation que j’ai eue avec M. Serge Tubiana, directeur général de la cinémathèque française ; ce dernier m’a fait observer que dans le cas de l’affiche de Jacques Tati, ce qui était en cause n’était pas l’œuvre en elle-même, puisque l’on peut continuer de voir Tati fumer la pipe dans ses films, mais la reproduction de cette œuvre. Et c’est en fait cet aspect-là qui risque de faire l’objet de dérives ; je n’imagine pas, en effet, que l’on ira jusqu’à retirer dans les films d’Humphrey Bogart la fumée de ses cigarettes.

M. Pierre-Christophe Baguet. Je suis favorable à cet amendement, qui apporte de la clarté au texte.

M. Jacques Grosperrin. Même si nous nous abstenons de voter le texte, nous pouvons nous prononcer sur les amendements qui s’y rattachent, et nous voterons donc l’amendement.

La Commission adopte l’amendement AC 1.

Puis elle adopte l’article unique ainsi modifié, ainsi que la proposition de loi.

*

En conséquence, la Commission des affaires culturelles et de l’éducation demande à l’Assemblée nationale d’adopter la présente proposition de loi dans le texte figurant dans le document joint au présent rapport.

TABLEAU COMPARATIF

___

Dispositions en vigueur

___

Texte de la proposition de loi

___

Texte adopté par la Commission

___

 

Proposition de loi visant à concilier

la préservation de l’intégrité

des oeuvres culturelles et artistiques

avec les objectifs de la lutte

contre le tabagisme

Proposition de loi visant à concilier

la préservation de l’intégrité

des oeuvres culturelles et artistiques

avec les objectifs de la lutte

contre le tabagisme

Code de la santé publique

Article unique

Article unique

Art. L. 3511–3. – La propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur du tabac, des produits du tabac ou des ingrédients définis au deuxième alinéa de l'article L. 3511-1 ainsi que toute distribution gratuite ou vente d'un produit du tabac à un prix de nature promotionnelle contraire aux objectifs de santé publique sont interdites.

Ces dispositions ne s'appliquent pas aux enseignes des débits de tabac, ni aux affichettes disposées à l'intérieur de ces établissements, non visibles de l'extérieur, à condition que ces enseignes ou ces affichettes soient conformes à des caractéristiques définies par arrêté interministériel.

Elles ne s'appliquent pas non plus :

1° Aux publications et services de communication en ligne édités par les organisations professionnelles de producteurs, fabricants et distributeurs des produits du tabac, réservés à leurs adhérents, ni aux publications professionnelles spécialisées dont la liste est établie par arrêté ministériel signé par les ministres chargés de la santé et de la communication ; ni aux services de communication en ligne édités à titre professionnel qui ne sont accessibles qu'aux professionnels de la production, de la fabrication et de la distribution des produits du tabac ;

2° Aux publications imprimées et éditées et aux services de communication en ligne mis à disposition du public par des personnes établies dans un pays n'appartenant pas à l'Union européenne ou à l'Espace économique européen, lorsque ces publications et services de communication en ligne ne sont pas principalement destinés au marché communautaire.

Après l’avant-dernier alinéa de l’article L. 3511-3 du code de la santé publique, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

Alinéa sans modification

 

« 3° Aux oeuvres artistiques ou culturelles mises à disposition du public au sein desquelles figure une image ou une référence liée au tabac, non financées directement ou indirectement par l’industrie du tabac et qui n’ont pas pour objet d’en faire de la publicité ou de la propagande. »

« 3° Aux oeuvres artistiques ou culturelles, ou leur reproduction, mises …

… propagande. »

Amendement n° AC 1

Toute opération de parrainage est interdite lorsqu'elle a pour objet ou pour effet la propagande ou la publicité directe ou indirecte en faveur du tabac, des produits du tabac ou des ingrédients définis au deuxième alinéa de l'article L. 3511-1.

   
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