N° 3926 - Rapport de Mme Catherine Quéré sur la proposition de loi de Mme Catherine Quéré et M. Jean-Marc Ayrault et plusieurs de leurs collègues relative à la suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 (3794)



N° 3926

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 9 novembre 2011.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES ET DE L’ÉDUCATION SUR LA PROPOSITION DE LOI relative à la suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881,

PAR Mme Catherine Quéré,

Députée.

——

Voir le numéro :

Assemblée nationale : 3794.

INTRODUCTION 5

I.- LA LÉGISLATION FRANÇAISE EN MATIÈRE DE RÉPRESSION DES PROPOS DISCRIMINATOIRES : UNE LÉGISLATION DISCRIMINATOIRE 9

A. LA LÉGISLATION FRANÇAISE EN MATIÈRE DE PROTECTION DES DROITS DES FEMMES, DES HOMOSEXUELS ET DES PERSONNES EN SITUATION DE HANDICAP : UNE MISE EN PLACE LENTE ET LABORIEUSE 9

1. La répression s’est longtemps limitée aux propos discriminatoires à caractère racial, religieux ou xénophobe 9

2La pénalisation des propos discriminatoires à caractère sexiste, homophobe ou handiphobe a connu une mise œuvre plus lente et difficile 10

B. UN DISPOSITIF QUI LAISSE SUBSISTER DEUX FORMES D’INÉGALITÉ DE TRAITEMENT SELON LES DISCRIMINATIONS 10

II.- L’INÉGALITÉ DES DÉLAIS DE PRESCRIPTION : UNE GRAVE ANOMALIE 13

A. LE RÉGIME DES DÉLAIS DE PRESCRIPTION PRÉVU PAR LA LOI DU 29 JUILLET 1881 : UN RÉGIME INÉGALITAIRE 13

1. Le régime « normal » en matière d’infraction de presse 13

2. Le régime dérogatoire prévu par la loi du 9 mars 2004 en faveur des propos discriminatoires à caractère raciste 13

B. UNE INÉGALITÉ QUI NE REPOSE SUR AUCUN FONDEMENT JURIDIQUE 14

1. Une situation contraire aux principes constitutionnels d’égalité devant la loi et d’intelligibilité de cette dernière 14

2. La hiérarchie établie entre les critères de discrimination n’est en rien conforme au droit communautaire 15

C. UN DÉLAI TROP BREF QUI LAISSE DE NOMBREUX DÉLITS IMPUNIS, EN PARTICULIER À L’ÈRE D’INTERNET 16

1. Un délai « achevé à peine commencé »  qui se traduit par un déni de justice 16

2. Un délai qui est rendu totalement obsolète par l’essor de l’internet 17

III.- RÉPRIMER DE LA MÊME FAÇON LES PROVOCATIONS À LA DISCRIMINATION QUELLE QUE SOIT LA PERSONNE VISÉE : UNE MESURE DE BON SENS 19

A. LA DIFFÉRENCIATION DANS LE TRAITEMENT DES PROVOCATIONS À LA DISCRIMINATION : UNE INJUSTICE INDÉFENDABLE 19

B. ÉTENDRE LE CHAMP DES DISCRIMINATIONS EST UNE NÉCESSITÉ ET NE LIMITE EN RIEN LA LIBERTÉ D’EXPRESSION 21

TRAVAUX DE LA COMMISSION 23

I.- DISCUSSION GÉNÉRALE 23

II.- EXAMEN DES ARTICLES 35

Article 1er Uniformisation de la répression des provocations à la discrimination quelle que soit la personne visée 35

Article 2  Uniformisation des délais de prescription 36

TABLEAU COMPARATIF 39

INTRODUCTION

C’est avec force que l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclame l’égalité de tous les citoyens. C’est avec la même force que nous devons nous employer à lutter contre les discriminations, qui minent notre société et malmènent ce principe constitutionnel gravé au fronton de notre République.

Nationale, la lutte contre les discriminations est aussi européenne. L’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales prohibe les discriminations fondées sur le « sexe », « l’appartenance à une minorité nationale » ou sur « toute autre situation ». Quant à l’article 13 du traité instituant la Communauté européenne, il stipule que « le Conseil (…) peut prendre toutes les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. »

Si notre législation a beaucoup progressé en matière de lutte contre les discriminations, on peut regretter qu’il y ait, dans notre droit, une différence de traitement tout à fait injustifiable entre les propos discriminatoires à caractère racial, ethnique ou religieux, et ces mêmes propos tenus à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap. La discrimination est malheureusement si présente qu’on en trouve même dans la lutte contre la discrimination !

On note que la pénalisation des propos discriminatoires, injures et diffamations à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap a été beaucoup plus difficile à mettre en place que celle des propos discriminatoires, injures et diffamations à raison de la race, de l’origine ou de la religion.

Si l’incrimination des propos discriminatoires fondés sur l’origine, l’appartenance ethnique, nationale, raciale ou religieuse date de 1972, il aura fallu attendre 2004 (1) pour que soient incriminés les propos discriminatoires fondés sur le sexe, l’orientation sexuelle ou le handicap. La réparation de ce vide juridique a d’ailleurs été obtenue de haute lutte. Plusieurs initiatives législatives sont restées sans suite : il en est ainsi d’une proposition de loi déposée en 2000 (2), puis rejetée en 2003 (3), et du projet de loi déposé en 2004, qui proposait d’incriminer les propos discriminatoires à caractère sexiste ou homophobe, mais qui n’a pas été soumis à l’examen de l’Assemblée nationale (4).

D’autre part, le dispositif de protection contre les propos discriminatoires à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap est incomplet puisqu’il laisse subsister des différences de traitement indéfendables entre les personnes protégées.

Les sanctions encourues en cas d’infraction à caractère sexiste, homophobe ou handiphobe sont alignées sur celles encourues en cas d’infraction à caractère raciste. Cependant, en raison de ce qui semble être le résultat d’une négligence du législateur, les délais de l’action pénale diffèrent encore selon la catégorie de personnes faisant l’objet de propos discriminatoires, injurieux ou diffamatoires. Alors que ce délai est passé de trois mois à un an, s’agissant des propos à caractère raciste ou xénophobe, il a été maintenu à trois mois pour les personnes victimes de discrimination à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap.

Il s’agit en premier lieu d’une différence de traitement qui ne peut se justifier à aucun titre, sauf à considérer que les injures contre les uns sont moins graves que celles dont peuvent souffrir les autres, ce qui apparaît absolument contraire au principe constitutionnel d’égalité. Rappelons que, selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, les dérogations au principe d’égalité devant la loi ne peuvent se justifier que par un motif d’intérêt général, qu’on ne saurait trouver en l’espèce, ou par une différence objective de situation, qui impliquerait de démontrer qu’une injure faite à une personne à raison de son handicap est moins grave qu’une injure faite à une personne à raison de sa couleur de peau.

Au-delà de cette rupture d’égalité à laquelle il est urgent de mettre fin, il est important de souligner que ce délai de trois mois est le plus court existant en matière pénale, un délai « achevé à peine commencé » (5) pour reprendre une formule d’Emmanuel Derieux, professeur de droit des médias à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas.

Rappelons que, dans le régime de droit commun, les délits se prescrivent par trois ans et les fautes délictuelles par cinq ans. Le délai dérogatoire de trois mois avait été prévu par la loi sur la liberté de la presse pour préserver la liberté de cette dernière mais, à l’heure d’internet, un délai aussi court équivaut presque à l’impunité. Lors de l’examen en première lecture au Sénat, le 1er octobre 2003, du projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, M. Dominique Perben, alors garde des sceaux, avait reconnu que la brièveté du délai de prescription prévu par la loi de 1881 sur la liberté de la presse entravait la répression des messages de discrimination. « Trois mois, c’est très court, » avait-il déclaré, « surtout quand les infractions ont été commises dans le cyber-espace, ce qui est de plus en plus fréquent, et qu’il faut trouver l’internaute ou les internautes qui sont les auteurs de messages d’intolérance ». C’est la raison pour laquelle la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité a fait passer de trois mois à un an ce délai s’agissant des discriminations à caractère raciste ou xénophobe. Ce délai d’un an permet d’atteindre un équilibre satisfaisant entre le principe de liberté d’expression et la nécessaire répression des propos discriminatoires. Par souci de cohérence, l’article 2 de la présente proposition de loi propose d’en faire bénéficier les personnes victimes de propos discriminatoires à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap.

L’article premier propose de mettre fin à une autre différence de traitement injustifiée qui concerne plus spécifiquement le délit de provocation à la discrimination. Alors que sont sanctionnées les provocations à toute forme de discrimination à caractère raciste, xénophobe ou religieux, seules les provocations à certaines discriminations à caractère sexiste, homophobe ou handiphobe, limitativement énumérées, sont réprimées !

Ainsi, inciter des individus à refuser l’entrée de leur domicile aux personnes d’une nationalité déterminée est punissable au titre de la provocation à la discrimination, alors que la même provocation concernant des personnes handicapées ne l’est pas. De même, les provocations aux discriminations en matière de rémunération sont réprimées dans un cas mais pas dans l’autre.

C’est pourquoi, il est urgent de rétablir un minimum de justice, de cohérence et de lisibilité dans ce dispositif en appliquant le même traitement aux propos discriminatoires quelles qu’en soient les victimes. C’est l’objet de la présente proposition de loi.

I.- LA LÉGISLATION FRANÇAISE EN MATIÈRE DE RÉPRESSION DES PROPOS DISCRIMINATOIRES : UNE LÉGISLATION DISCRIMINATOIRE

La prise de conscience de la gravité des incitations à la haine, à la violence et à la discrimination à raison de l’origine, de la race ou de la religion est ancienne puisqu’elle est issue de la loi n° 72-546 du 1er juillet 1972. Cette dernière complète l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse par un alinéa rédigé de la façon suivante : « Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement ».

Bien que cette infraction figure dans la loi sur la presse, il convient de souligner que les « moyens énoncés à l’article 23 » dépassent largement le champ de la presse écrite. Il s’agit en effet des provocations publiques, verbales ou écrites, véhiculées par tous les supports de l’écrit, de l’image ou de la parole y compris par voie électronique. Tous les médias, y compris internet, sont donc concernés.

On note également que la rédaction de cet alinéa vise l’ensemble des discriminations.

Les années 2000 sont celles d’une intensification de la lutte contre les discriminations à caractère racial avec la promulgation de plusieurs lois importantes, notamment la loi n° 2003-88 du 3 février 2003 visant à aggraver les peines punissant les infractions à caractère raciste, antisémite ou xénophobe et surtout la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. Depuis l’adoption de cette dernière, les provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence, les diffamations et les injures à raison de l’origine, de la race ou de la religion se prescrivent après un an, au lieu de trois mois.

La législation concernant la répression des discriminations à caractère sexiste, homophobe ou handiphobe a connu une mise en place plus difficile qui traduit sans doute une certaine résistance des mentalités à reconnaître la gravité de ce type de discrimination et à les mettre sur un pied d’égalité avec les propos racistes, antisémites ou xénophobes.

Si la qualification de circonstance aggravante pour les infractions commises à raison de l’orientation sexuelle de la victime fait directement suite à la loi du 3 février 2003 visant à aggraver les peines punissant les infractions à caractère raciste, antisémite ou xénophobe, il n’en est pas de même de la pénalisation des propos sexistes ou homophobes, qui est intervenue plus de 30 ans après la pénalisation des propos racistes et xénophobes.

Ce n’est qu’après l’échec de plusieurs initiatives législatives en 2000 (6), 2003 (7) et 2004 (8), que les propos discriminatoires à raison du sexe, de l’orientation sexuelle et du handicap ont enfin été réprimés par la loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité.

La loi précitée du 30 décembre 2004, obtenue de haute lutte face à d’ardents « défenseurs de la liberté de la presse », bien peu soucieux des victimes d’injures à caractère sexiste, homophobe ou handiphobe, a certes réparé une grande lacune du droit français, mais a débouché sur un compromis insatisfaisant, qui laisse subsister des différences de traitement injustifiées selon les discriminations.

En effet, le législateur semble avoir « oublié » d’aligner les délais de prescription qui venaient d’être modifiés pour les propos à caractère raciste, d’une part, et, curieusement, ne pénalise que les provocations à certaines discriminations énumérées limitativement aux articles 225-2 et 432-7 du code pénal, d’autre part.

Cette loi introduit donc une hiérarchisation dans les discriminations, considérant que les discriminations, diffamations et propos injurieux à raison de l’origine, de la race ou de la religion présenteraient un caractère plus grave justifiant un traitement particulier, tandis que ces mêmes infractions à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap ne justifieraient pas un degré égal de protection.

Il convient de souligner que le projet de loi du 23 juin 2004 relatif à la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste ou homophobe, proposait pourtant d’introduire une incrimination rédigée sur le modèle exact de l’incrimination concernant les discriminations à caractère raciste. Il proposait également de fixer à un an les délais de prescription pour les infractions commises à raison du sexe ou de l’orientation sexuelle. Ce projet de loi avait reçu un avis favorable du Conseil d’État.

Malheureusement la loi du 30 décembre 2004 n’a pas repris les termes du projet de loi, créant ainsi deux inégalités.

II.- L’INÉGALITÉ DES DÉLAIS DE PRESCRIPTION :
UNE GRAVE ANOMALIE

Selon la Cour européenne des droits de l’homme « la prescription peut se définir comme le droit accordé par la loi à l’auteur d’une infraction de ne plus être poursuivi ni jugé après l’écoulement d’un certain délai depuis la réalisation des faits » (CEDH, 22 juin 2000, Coëme c/Belgique, § 26).

Le régime des délais de prescription de l’action publique en vigueur dans la loi sur la liberté de la presse est en lui-même une dérogation par rapport au régime de droit commun prévu dans le code de procédure pénal. Ce dernier définit des délais de prescription clairs en fonction de la gravité de la faute : 10 ans pour un crime, 3 ans pour un délit, 1 an pour une contravention (articles 7, 8, 9 du code de procédure pénal).

Selon M. Emmanuel Dreyer, professeur à la faculté Jean Monnet de l’Université de Paris XI (Paris-Sud), ce droit à la prescription « se transforme en privilège dans la sphère médiatique » (9). Les poursuites y sont, en effet, enfermées dans un délai de prescription abrégé à trois mois, en application de l’article 65 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881.

En raison de leur caractère instantané, les infractions de presse sont réputées commises et consommées, le jour de la publication, ce qui correspond à la date à laquelle l’écrit est mis légalement à la disposition du public. Sur internet, la date prise en compte est celle de la mise en ligne de l’écrit incriminé.

Qualifiant ce délai de « brévissime », le professeur Bernard Beignier rappelle qu’il s’agit du « plus court de toute l’Europe » (10).

La loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité a fait passer de trois mois à un an le délai de prescription pour les « délits de presse » à caractère raciste visés à l’article 65-3 de la loi du 29 juillet 1881. Il s’agit des provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence, des diffamations et des injures à raison de l’origine, de l’appartenance à une ethnie, à une nation, à une race ou à une religion. Il en résulte la situation incohérente résumée dans le tableau ci-après :

Tableau récapitulatif des infractions, peines et
délais de prescription concernés par la proposition de loi

Infractions
+
Circonstances-

Articles de la loi de 1881

Peines principales

Délais de prescription

Prison

Amendes

Provocation commise en public à la discrimination, haine violence
À raison de l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou la religion

Art. 24 al. 8

1 an

45 000 €

1 an

Provocation commise en public à la discrimination, haine violence
À raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap

Art. 24 al. 9

1 an

45 000 €

3 mois

Diffamation commise en public
À raison de l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou la religion

Art. 23, 29 al. 1
et 32 al. 2

1 an

45 000 €

1 an

Diffamation commise en public
À raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap

Art. 23, 29 al. 1
et 32 al. 3

1 an

45 000 €

3 mois

Injure publique
À raison de l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou la religion

Art. 23, 29 al. 2
et 33 al. 3

6 mois

22 500 €

1 an

Injure publique
À raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap

Art. 23, 29 al. 1
et 33 al. 4

6 mois

22 500 €

3 mois

B. UNE INÉGALITÉ QUI NE REPOSE SUR AUCUN FONDEMENT JURIDIQUE

Cette inégalité des délais de prescription pour des infractions de même nature fait peser une menace d’inconstitutionnalité sur l’article 65-3 de la loi du 29 juillet 1881.

La différenciation des délais de prescription entraîne en effet une rupture d’égalité des citoyens dans l’accès à la justice, contraire au principe constitutionnel d’égalité devant la loi. Rappelons que les différences de traitement doivent être justifiées soit par un motif d’intérêt général, soit par une différence objective de situation. Aucun de ces deux motifs ne peut être invoqué dans le cas des différences de délais de prescription, à moins que l’on défende le fait qu’une injure faite à une personne en situation de handicap soit d’une gravité moindre qu’une injure faite à une personne à raison de sa couleur de peau. Ces délits ont pour point commun de mettre en cause des personnes pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles font. Établir une hiérarchie entre le traitement des discriminations selon les critères sur lesquels elles se fondent revient à établir une hiérarchie entre une femme handicapée et une femme de couleur, entre un homosexuel et un juif ou un musulman. Ce non alignement des délais de prescription n’est donc fondé sur aucun principe recevable.

Dans une contribution écrite adressée à la rapporteure pour avis, M. Emmanuel Dreyer, professeur de droit à l’université de Paris-Sud confirme qu’« il n’y a aucune raison pour traiter différemment les propos sexistes ou homophobes et les propos racistes ou sectaires. Au contraire, dans sa sagesse, le législateur a pris la précaution de fondre ces incriminations dans le même moule: puisque c'est le même comportement qui est incriminé (seul le mobile de l’auteur du propos varie), la répression doit obéir aux mêmes règles. Il en va notamment ainsi pour le délai de prescription. »

Comme le rappelle constamment le Conseil constitutionnel, le droit se doit en outre d’être intelligible, lisible et compréhensible. La législation concernant les délais de prescription ne respecte pas ce principe, loin s’en faut. Les différents délais de prescription sont évidemment source d’incompréhension pour les justiciables, qui voient leurs plaintes classées sans suite du fait de la brièveté des délais.

Elle est également source de confusion dans la qualification des plaintes par les services de police. On peut citer l’exemple de la plainte d’un couple homosexuel originaire de Rouen, déposée le 28 septembre 2009, en raison de violences et injures réitérées à caractère homophobe. Le gardien de la paix qui a enregistré la plainte a qualifié le délit d’ « injure à caractère racial » et d’« injure réitérée à caractère homophobe » sur la même page. De telles erreurs de qualification, tout à fait compréhensibles, peuvent être très préjudiciables au plaignant. Les services de police ignorent en effet le plus souvent la spécificité que constitue le délai applicable aux injures à caractère homophobe, sexiste ou handiphobe et ont tendance à classer l’ensemble des injures dans la même catégorie (erreur de bon sens !), celle des injures à caractère raciste qui se prescrivent à un an. Cette confusion entraîne de fréquents retards dans le traitement des plaintes et peut être fatale à l’issue du recours, ce qui fut le cas pour le couple susmentionné.

Les hésitations de la législation française à placer sur le même plan tous types de discriminations ne se retrouvent pas dans le dispositif mis en place par les institutions communautaires qui ont fait de la lutte contre les discriminations une priorité dès le début des années 2000.

Le droit communautaire n’effectue, en effet, aucune différence de traitement entre les types de discriminations. Ainsi, le Conseil européen du 27 novembre 2000 a établi un programme d’action communautaire de lutte contre la discrimination pour la période 2001-2006, qui a débouché sur l’adoption d’une série de directives. Ces dernières traitent l’ensemble des discriminations : entre hommes et femmes, à raison de l’origine ethnique, du handicap, de la grossesse, de l’orientation sexuelle, de l’âge.

1. Un délai « achevé à peine commencé » (11) qui se traduit par un déni de justice

Comme le fait remarquer M. Albert Chavanne, professeur à la faculté de droit de Lyon, ce délai de prescription « aboutit bien souvent à des dénis de justice » (12).

Les statistiques du ministère de la justice confirment de manière frappante cette affirmation. En effet entre 2005 et 2010, une seule condamnation a été prononcée sur le motif de « provocation à la haine ou à la violence à raison de l’orientation sexuelle par parole, écrit, image ou moyen de communication au public par voie électronique ». Ceci prouve que les recours n’aboutissent pas, les plaintes étant classées sans suite du fait de l’expiration du délai de prescription.

Ces éléments vont dans le sens des déclarations de M. Hussein Bourgi, président du collectif contre l’homophobie, entendu par la rapporteure, qui constate que sur trois dossiers, confiés à son association, portant plainte contre des injures à caractère homophobe, deux sont classés sans suite du fait de la brièveté des délais de prescription.

Les affaires classées sans suite représentent un double danger : elles créent un sentiment d’injustice chez la victime et un sentiment d’impunité chez l’agresseur, qui souvent réitère ses insultes, voire franchit une étape supplémentaire, passant de la violence verbale à la violence physique.

Ce phénomène entame gravement la confiance des justiciables dans la capacité du système judiciaire à les protéger contre les abus, violences et agressions dont ils sont victimes. Ce constat du désarroi des victimes dans l’incapacité d’obtenir réparation du préjudice qu’elles ont subi est partagé par les associations de défense des droits des femmes et des personnes en situation de handicap interrogées par la rapporteure.

Le 22 mai 2003, M. Dominique Perben, garde des sceaux, avait affirmé, lors de la discussion en première lecture à l’Assemblée nationale du projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité : « Si j’ai introduit cette disposition dans le projet, c’est en effet parce que les règles de prescription rendent difficile la poursuite des infractions liées à internet, la jurisprudence de la Cour de cassation précisant que le délai de prescription est calculé à partir de la date de mise en ligne. Le temps qu’il y ait une réaction – en général, de la part d’une association antiraciste –, le délai de trois mois est dépassé sans qu’une décision interruptive de la prescription ait pu intervenir. (…) Nous devons nous donner les moyens de combattre un phénomène qui, malheureusement, ressurgit – et nous en sommes tous inquiets – dans notre pays, et tenir compte de quelque chose qui, bien sûr, n’existait pas lorsque la loi de 1881 a été votée, il y a plus d’un siècle, je veux parler d’internet, ce réseau électronique qu’il est très difficile, pour la magistrature et pour les services d’enquête, de contrôler et de surveiller en vue de réprimer les infractions qui s’y commettent. »

L’Association européenne de défense des droits des femmes au travail (AVFT) entendue par la rapporteure, s’est trouvée confrontée à ce problème en portant plainte contre un magazine à caractère pornographique, « Allô femmes ». Ce magazine diffusait des images incitant au viol de secrétaires dans un cadre professionnel et comportait un site internet dont les rubriques étaient des appels au viol, à la violence conjugale, à l’inceste, à l’humiliation de la femme… La plainte a été écartée pour des raisons de procédure et l’association s’est trouvée alors dans l’incapacité de réitérer sa plainte dans la mesure où les délais de prescription étaient écoulés. Ces contenus sont toujours en ligne, et le délai de prescription étant écoulé, ils sont devenus inattaquables !

Des délais aussi courts sur internet reviennent donc de facto à légaliser des contenus injurieux et diffamatoires trois mois après leur mise en ligne. La justification de la brièveté de ces délais dans le cadre de la loi sur la liberté de la presse n’est plus valable sur internet. En effet, ces délais visaient à préserver la liberté de la presse et à garantir la paix publique, dans un contexte où les propos litigieux disparaissaient de la sphère médiatique après la publication. Avec internet, les écrits ne disparaissent jamais : ils sont consultables à tout moment, par n’importe qui et n’importe où. L’injure ou la diffamation se répète à l’infini.

Soulignons également qu’internet donne évidemment une dimension tout à fait nouvelle aux phénomènes de diffamation, d’injure et de provocations à la discrimination. Contrairement à la presse, les contenus diffusés sur internet ne sont pas uniquement le fait de journalistes et de professionnels de l’information sous le contrôle d’un directeur de la rédaction et soumis à un certain nombre de règles de déontologie. Chacun est désormais en mesure de diffuser ses opinions fussent-elles injurieuses, racistes, sexistes, homophobes ou diffamatoires. Il est donc nécessaire que la victime ait les moyens de faire retirer les propos qui lui causent du tort. Cela suppose que la justice dispose d’un délai suffisant pour faire appliquer le droit.

III.- RÉPRIMER DE LA MÊME FAÇON LES PROVOCATIONS À LA DISCRIMINATION QUELLE QUE SOIT LA PERSONNE VISÉE :
UNE MESURE DE BON SENS

Comme il a été indiqué précédemment, la sanction des provocations publiques à la discrimination, à la haine et à la violence à raison de la race, de l’origine et de la religion d’une part et à raison du sexe, de l’orientation sexuelle et du handicap de l’autre est identique : les auteurs de ces deux types de délits sont passibles d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement.

Cependant, alors que l’alinéa 8 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 punit ceux qui provoquent à la discrimination, quelle qu’elle soit, à raison de l’origine, de l’ethnie, de la nation, de la race ou de la religion déterminée, l’alinéa 9 punit les provocations à certaines formes de discriminations limitativement énumérées (aux articles 225-2 et 432-7 du code pénal) à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap. Il en résulte que le législateur admet la provocation à certaines formes de discriminations contre les uns et pas contre les autres !

La référence aux articles 225-2 et 432-7 du code pénal conduit en effet à limiter le champ d’application des discriminations qu’il est prohibé de promouvoir.

L’article 225-1 du code pénal définit la discrimination comme « toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »

L’article 225-2 précise les conditions dans lesquelles ces discriminations constituent une infraction pénale. Il s’agit :

– du refus de fourniture d’un bien ou d’un service ;

– de l’entrave à l’exercice normal d’une activité économique ;

– du refus d’embaucher, du prononcé de sanctions ou du licenciement d’une personne ;

– de la subordination d’une offre d’emploi, d’une demande de stage ou d’une période de formation en entreprise, de la fourniture d’un bien ou d’un service à l’un des critères de discrimination visés à l’article 225-1 ;

– du refus d’accepter une personne à l’un des stages de formation ou de réadaptation professionnelle au bénéfice, en particulier, des personnes victimes d’un accident de travail.

Quant à l’article 432-7 du code pénal, il vise les discriminations commises par « une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou de sa mission » lorsqu’elles consistent, d’une part, à refuser l’exercice d’un droit accordé par la loi et, d’autre part, à entraver l’exercice normal d’une activité.

Un certain nombre de discriminations – et non des moindres – à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap échappe ainsi aux peines prévues par la loi sur la liberté de la presse.

Il en est ainsi des discriminations mentionnées dans le code du travail, à savoir les inégalités de rémunération (articles L. 1142-1, L. 3221-2 à L. 322-6) et les discriminations syndicales (articles L. 2141-1, L. 2141-5, L. 2146-2).

L’alinéa 3 de l’article L. 1142-1 du code du travail dispose que « nul ne peut prendre en considération du sexe ou de la grossesse toute mesure, notamment en matière de rémunération, de formation, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle ou de mutation » et l’article L. 3221-2 stipule que « tout employeur assure, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes ».

Concernant l’adhésion à un syndicat, l’article L. 2141-1 dispose que « Tout salarié, quels que soient son sexe, son âge, sa nationalité, sa religion ou ses convictions, son handicap, son orientation sexuelle, son appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race, peut librement adhérer au syndicat professionnel de son choix. »

Ce déséquilibre entre les alinéas 8 et 9 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 est loin d’être seulement formel ; il implique une inégalité en droit entre les critères de discrimination et donc entre les personnes discriminées. Or, encore une fois, rappelons que ces différents types de discriminations ont en commun de stigmatiser des personnes non pour ce qu’elles font mais pour ce qu’elles sont. Leur gravité est exactement la même à moins là encore de reconnaître une hiérarchie entre les êtres humains…

Mettre sur un pied d’égalité les provocations à la discrimination, à la haine et à la violence quel qu’en soit le motif est une exigence de cohérence du droit et d’égalité entre les citoyens, qui ne porte aucune atteinte à la liberté de la presse.

Lors de la pénalisation des provocations à la discrimination homophobe et sexiste, d’aucuns ont craint que ces nouvelles dispositions n’apportent des restrictions aux activités artistiques, éditoriales, publicitaires ou ne portent atteinte à la liberté des débats d’idées sur des sujets de société. Ces objections sont absolument infondées, pour deux raisons.

En premier lieu, depuis la pénalisation des provocations à la discrimination homophobe, aucune condamnation n’est jamais intervenue sur ce motif.

En second lieu, l’interprétation jurisprudentielle va dans le sens de la protection de la liberté d’expression, principe constitutionnel consacré à par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et garanti également par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ainsi, par exemple, un journaliste relatant des propos racistes, homophobes ou sexistes n’est-il pas susceptible d’être poursuivi pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence.

Rappelons que la liberté d’expression n’implique cependant pas le droit à l’injure, la diffamation ou la provocation à la discrimination. L’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme stipule que « L’exercice de [la liberté d’expression] comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (…) à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui ».

Loin de justifier le droit existant par le principe de liberté de la presse, M. Emmanuel Dreyer, professeur de droit, spécialiste de la responsabilité civile et pénale des médias, va même jusqu’à s’interroger sur la légitimité du délai dérogatoire d’un an. Dans une contribution écrite adressée à la rapporteure, il souligne en effet que « ces infractions ne sont pas de vraies infractions de presse: elles sont rarement commises par les médias. Ce sont des comportements qui relèvent du droit commun et qu’il s’agit de sanctionner pour éviter la banalisation de pratiques discriminatoires, voire d’actes de violence commis avec un mobile discriminatoire. Leur place est donc dans le code pénal (et non dans la loi de 1881) : la cohérence voudrait que ces infractions soient transférées à la suite des articles 225-1 et suivants de ce code. En effet, la vraie question à se poser est de savoir comment justifier que la prescription ne soit que d’un an. Comment justifier le cadeau ainsi fait à ceux qui publient des propos racistes, sectaires, sexistes ou homophobes ? Comment justifier cette mansuétude du droit ? La plus mauvaise des réponses serait d’invoquer la liberté d’expression. » M. Emmanuel Dreyer rappelle en effet que le code pénal comporte des infractions qui se commettent par l’intermédiaire des médias (articles 226-1 et suivants s’agissant par exemple d’atteintes à la vie privée) et qui sont soumises au droit commun. « Il n’a jamais été prétendu que leur prescription à l’issue d’un délai de 3 ans en l’absence de poursuite constituerait une atteinte à la liberté d’expression. En toute hypothèse, la courte prescription de 3 mois n’a jamais reçu l’onction du Conseil constitutionnel. Quant à la cour européenne des droits de l’homme, elle admet des délais de prescription plus longs à l’égard des médias. Il me semble donc que rien ne justifie la situation actuelle. »

Quoi qu’il en soit, si certains venaient à contester les dispositions de la présente proposition de loi au motif qu’elles seraient contraires à la liberté de la presse, ce qui est loin d’être le cas, comme nous venons de le démontrer, cela impliquerait à tout le moins, au nom des principes d’égalité et d’intelligibilité du droit, d’aligner les délais de prescription et les motifs de provocation à la discrimination raciste ou xénophobe sur ceux qui s’appliquent actuellement aux propos discriminatoires homophobes, sexistes et handiphobes. Ce n’est évidemment pas le souhait de la rapporteure car ce délai entraînera des dénis de justice pour l’ensemble des victimes de ces propos.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

La Commission des affaires culturelles et de l’éducation examine la présente proposition de loi au cours de sa séance du mercredi 9 novembre 2011.

I.- DISCUSSION GÉNÉRALE

Mme Catherine Quéré, rapporteure. La proposition de loi que nous examinons ce matin vise à supprimer deux grossières discriminations que comporte notre droit dans l’incrimination des injures, des diffamations et des provocations à la discrimination, la haine et la violence.

Première discrimination, les délais de prescription de l’action pénale diffèrent selon la catégorie de personnes victimes de tels propos, alors que les sanctions encourues sont les mêmes et que les délits sont identiques. En effet, le délai de prescription est d’un an pour les victimes de propos racistes ou xénophobes, mais de trois mois pour les victimes de propos discriminatoires à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap. L’article 2 de la proposition de loi, qui fixe dans les deux cas ce délai de prescription à un an, est donc une mesure de bon sens et d’équité.

L’article 1er, par ailleurs, met fin à une autre différence de traitement injustifiée et injustifiable qui concerne plus spécifiquement le délit de provocation à la discrimination, à la haine et à la violence. Alors que la loi sanctionne les provocations à toute forme de discrimination à caractère raciste, xénophobe ou religieux, seules les provocations à certaines discriminations à caractère sexiste, homophobe ou handiphobe, limitativement énumérées, sont réprimées ! Ainsi, par exemple, inciter des individus à refuser l’entrée de leur domicile aux personnes d’une nationalité déterminée est punissable alors que la même provocation concernant des personnes handicapées ne l’est pas. De même, les provocations aux discriminations en matière de rémunération sont réprimées dans un cas, mais pas dans l’autre.

Je pourrais presque m’en tenir là, tant la discrimination et l’incohérence sont grossières, dans tous les sens du terme. Mais je souhaite apporter plusieurs précisions.

Tout d’abord, ces délits, bien que figurant dans la loi sur la presse, ne concernent que très marginalement cette dernière. Ce qui est visé, ce sont les propos tenus dans la sphère publique, que ce soit dans la rue, sur une affiche, par écrit, à la télévision, sur internet. Il s’agit d’ailleurs, le plus souvent, d’injures proférées dans la rue, entre voisins et rarement par voie de presse.

Ensuite, cette différence de traitement contrevient clairement à deux principes constitutionnels : le principe d’égalité devant la loi et le principe d’intelligibilité et de lisibilité de la loi.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le principe d’égalité est constante et ferme. Les dérogations à ce principe doivent être justifiées soit par un motif d’intérêt général, soit par une différence objective de situation. Convenez qu’aucun de ces deux motifs ne peut être invoqué en l’espèce, à moins de considérer qu’une injure faite à une personne en raison de son handicap ou de son orientation sexuelle soit moins grave qu’une injure faite à une personne en raison de sa couleur de peau, de sa religion ou de sa nationalité.

Ces délits ont pour point commun de mettre en cause des personnes pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles font. Établir une différence de traitement des propos discriminatoires revient à établir une hiérarchie entre les individus, c’est-à-dire entre une femme blanche et une femme de couleur, entre un homosexuel, un juif ou un musulman, etc. Je pense que vous conviendrez tous, quel que soit votre parti, que ce n’est pas digne des valeurs qui sont celles de la République.

De plus, comme le rappelle constamment le Conseil constitutionnel, le droit se doit aussi d’être intelligible, lisible et compréhensible. Or la législation sur les propos discriminatoires est incompréhensible, c’est le moins qu’on puisse dire. La différence inexplicable des délais de prescription est source d’incompréhension pour les justiciables, qui voient leurs plaintes classées sans suite du fait de la brièveté des délais. Elle est également source de confusion pour les services de police et les professionnels de la justice, quand il s’agit de qualifier les plaintes. Ceux-ci ignorent fréquemment – comme nous tous d’ailleurs – qu’il y a un délai réduit pour les injures homophobes, sexistes ou handiphobes et ont tendance à classer toutes les injures dans la même catégorie, celle des injures à caractère raciste. Or, comme ces dernières se prescrivent à un an, une telle confusion entraîne de fréquents retards et des lenteurs dans le traitement des plaintes, ce qui s’avère souvent fatal à l’issue du recours.

Les statistiques du ministère de la justice le confirment de manière frappante. Entre 2005 et 2010, c’est-à-dire depuis que le délit existe, une seule condamnation a été prononcée sur le motif de la « provocation à la haine ou à la violence à raison de l’orientation sexuelle ». Cela montre assez bien que les recours n’aboutissent pas, de nombreuses plaintes étant classées sans suite en raison de l’expiration du délai de prescription.

M. Hussein Bourgi, président du collectif contre l’homophobie, a constaté que sur trois dossiers de plainte contre des injures à caractère homophobe, deux ont été classés sans suite du fait de la brièveté des délais de prescription.

Ainsi, comme le fait remarquer M. Albert Chavanne, professeur à la faculté de droit de Lyon, ce délai de prescription – qui, soulignons-le, est le plus court de toute l’Europe – aboutit à de fréquents dénis de justice que nous ne saurions tolérer.

Je souligne également qu’internet, outil formidable au service de la liberté d’expression, donne une dimension tout à fait nouvelle aux phénomènes de diffamation, d’injure et de provocation à la discrimination. De fait, et contrairement à la presse, les contenus diffusés sur internet ne sont pas majoritairement le fait de journalistes et de professionnels de l’information sous le contrôle d’un directeur de la rédaction et soumis à des règles de déontologie. Chacun est désormais en mesure de diffuser ses opinions ; certes, c’est une formidable avancée pour la liberté d’expression mais cela n’implique pas le droit à l’injure, à la diffamation, à la provocation à la violence.

En mai 2003, lors de la discussion du projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, M. Dominique Perben, garde des sceaux, avait justifié l’allongement du délai de prescription de trois mois à un an pour les injures racistes et xénophobes de la manière suivante : « Trois mois, c’est très court […] surtout quand les infractions ont été commises dans le cyberespace, ce qui est de plus en plus fréquent, et qu’il faut trouver l’internaute ou les internautes qui sont les auteurs de messages d’intolérance. » Il avait rappelé que le délai de prescription sur internet est calculé à partir de la date de mise en ligne : « Le temps qu’il y ait une réaction – en général, de la part d’une association antiraciste –, le délai de trois mois est dépassé sans qu’une décision interruptive de la prescription ait pu intervenir. (…) Nous devons nous donner les moyens de combattre un phénomène qui, malheureusement, ressurgit – et nous en sommes tous inquiets – dans notre pays, et tenir compte de quelque chose qui, bien sûr, n’existait pas lorsque la loi de 1881 a été votée, il y a plus d’un siècle, je veux parler d’internet, ce réseau électronique qu’il est très difficile, pour la magistrature et pour les services d’enquête, de contrôler et de surveiller en vue de réprimer les infractions qui s’y commettent. »

Des délais aussi courts sur internet reviennent de facto à légaliser des contenus injurieux et diffamatoires trois mois après leur mise en ligne. La justification de la brièveté de ces délais dans le cadre de la loi sur la liberté de la presse n’est plus valable sur internet. En effet, ces délais visaient à préserver la liberté de la presse et à garantir la paix publique, dans un contexte où les propos litigieux disparaissaient de la sphère médiatique après la publication. Or, avec internet, les écrits ne disparaissent jamais : ils sont consultables à tout moment, par n’importe qui et n’importe où. L’injure ou la diffamation se répète à l’infini.

Bref, mes chers collègues, il est impératif de rétablir un minimum de justice, de cohérence et de lisibilité dans ce dispositif, et de corriger l’injustice que constitue le droit existant en accordant les mêmes droits à toutes les victimes d’injures et de propos discriminatoires.

Le délai d’un an permet de concilier le droit de chacun d’exprimer ses opinions librement et celui d’obtenir justice lorsqu’il fait l’objet de propos injurieux ou diffamatoires, en raison de ce qu’il est, de sa couleur de peau, de sa religion mais aussi de son sexe, de son orientation sexuelle ou de son handicap.

M. Christian Kert. Nous pouvons remercier la rapporteure pour le travail de réflexion qu’elle a mené afin de nous présenter ce texte qui, en proposant de modifier les dispositions de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, vise à harmoniser la répression des infractions commises envers les personnes, quel qu’en soit le motif.

Mme Quéré a rappelé que les délais de prescription de l’action publique concernant la tenue de propos discriminatoires varient suivant le motif de la discrimination. Si le critère constitutif de l’infraction est l’homophobie, le handicap ou le sexisme, l’État et la victime disposent du délai de droit de commun, soit de trois mois, pour agir. En revanche, en cas de diffamation et d’injure raciale ou religieuse, ils bénéficient d’une prescription spéciale d’un an, en raison de la gravité de telles infractions. Notre collègue propose d’étendre au délit de diffamation et d’injure en raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap, la prescription d’un an de l’action publique.

Si nous pouvons comprendre l’esprit de cette proposition de loi, nous nous interrogeons sur son opportunité.

Premièrement, celle-ci nous paraît restreindre la liberté de la presse. En effet, elle introduit une nouvelle exception à la règle de la prescription de trois mois de l’action publique pour les délits de presse, qui constitue une des garanties fondamentales de la liberté d’expression, principe de valeur constitutionnelle, dont découle celui de la liberté de la presse.

Deuxièmement, la règle des trois mois est justifiée. La répression des délits doit rester soumise à la règle de l’actualité. Si la justice intervient après un délai trop long, elle perd en légitimité et risque d’exposer les organes de presse à des procédures en rapport avec des faits anciens et oubliés du public.

Troisièmement, l’établissement d’un délai spécial d’un an introduit par un article de la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité visait à faciliter la poursuite de messages antisémites sur des sites islamistes ou d’extrême droite, difficiles à détecter dans les trois mois. La situation n’est pas du tout la même en matière de sexisme, d’homophobie ou d’handiphobie.

Quatrièmement, enfin, dans le contexte récent, marqué par les actes de violence, les menaces et les dégradations inacceptables dont a été victime le journal Charlie Hebdo, il nous paraît indispensable de manifester l’attachement des pouvoirs publics à la garantie de la liberté de la presse.

Ces quatre observations nous conduisent à privilégier la défense de la liberté de la presse par rapport à l’harmonisation du droit, et donc à ne pas accepter cette proposition de loi, qui a au moins l’intérêt de susciter la réflexion.

M. Patrick Bloche. Au nom du groupe SRC et sans doute au nom d’autres groupes représentés ici, voire d’un certain nombre de députés de la majorité, je regrette que M. Kert ait exprimé des réticences vis-à-vis de cette excellente proposition de loi, dont le seul défaut est d’être due à l’initiative de l’opposition. Mais je compte bien démonter ses arguments et d’ici à l’examen en séance publique, chacun aura eu le temps de réfléchir.

Ce texte est destiné à achever le travail engagé au début des années 2000, dans un contexte très consensuel, pour lutter contre certaines discriminations. En 2003, j’avais eu l’honneur de rapporter une proposition de loi du groupe de socialiste qui, bien que rejetée, avait lancé le débat. Si bien que, lors de la seconde lecture du projet de loi créant la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), les dispositions de cette proposition de loi furent intégrées dans la loi sur la liberté de la presse de 1881.

L’enjeu est simple. Comme vient de l’indiquer Catherine Quéré, en cas de propos et d’écrits publics à caractère discriminatoire, que ceux-ci portent sur l’origine, l’ethnie, la nation, la race, la religion, le sexe, l’orientation sexuelle ou le handicap, les sanctions sont les mêmes : un an de prison et 45 000 euros d’amende. Il nous faut maintenant faire en sorte que ces incriminations bénéficient du même délai de prescription. Aujourd’hui, selon les cas, il est d’un an ou de trois mois ; or rien ne justifie cette différence.

Cher Christian Kert, vous êtes un spécialiste reconnu des médias. Vous savez bien que la loi emblématique de 1881 sur la liberté de la presse est extrêmement vertueuse puisqu’elle garantit la liberté de la presse tout en sanctionnant les excès qui pourraient se traduire par des propos ou des écrits publics à caractère discriminatoire. Aujourd’hui, d’ailleurs, ce n’est pas la presse qui est visée, mais tous les propos et écrits à caractère discriminatoire qui circulent dans la sphère publique, notamment dans le cyberespace.

En 2003, lorsque j’ai défendu la proposition de loi du groupe SRC et lorsque le Gouvernement a défendu le projet de loi visant à instituer des sanctions identiques quelle que soit la nature ou l’origine de la discrimination, j’ai entendu des propos similaires, à savoir que l’on risquait de mette à mal la liberté de la presse. On s’aperçoit, sept ans plus tard, qu’il n’en a rien été. Fort heureusement, la presse est toujours aussi libre dans notre pays. Et en l’occurrence, ce n’est pas cela qui est en cause.

Vous avez indiqué, cher Christian Kert, que la loi du 9 mars 2004 avait été motivée par certains messages antisémites circulant sur internet. Mais c’est ignorer qu’il circule sur internet autant de messages sexistes, handiphobes ou homophobes que de messages antisémites, racistes ou xénophobes.

Il faut que la majorité réfléchisse. Voter, quelle que soit la nature ou l’origine de la discrimination, un délai de prescription unique d’un an – et non de trois mois, qui est trop court pour permettre de lancer des actions – relève du bon sens. Cela témoigne d’un attachement déterminé à l’égalité des droits qui est au cœur du pacte républicain, sans remettre aucunement en cause la liberté de la presse.

Mme Marie-George Buffet. Cette proposition de loi, excellemment rapportée par notre collègue Catherine Quéré, est relative à l’égalité des droits, en l’occurrence l’égalité des droits des victimes. Sauf à considérer qu’une injure homophobe ou sexiste est moins grave qu’une injure raciste ou des propos discriminatoires à l’égard de certaines convictions religieuses, il est tout à fait normal que la même durée de prescription s’applique à l’ensemble de ces délits. D’ailleurs, la loi le reconnaît déjà, dans la mesure où elle inflige à leurs auteurs les mêmes sanctions.

Je ne comprends pas la position du groupe UMP, défendue par M. Kert. En particulier, je me demande pourquoi la règle d’actualité devrait s’appliquer en cas d’injure raciale, mais pas en cas d’injure sexiste ou homophobe. Mettons notre droit en conformité. Tous ces délits entraînent la même sanction parce qu’ils ont la même gravité, et leur durée de prescription doit être la même.

Le groupe GDR se prononcera donc en faveur de ce texte.

M. Bernard Debré. Je suis très gêné par les propos du porte-parole mon groupe. Je ne vois pas comment on pourrait graduer les injures et faire varier le délai de prescription en fonction de leur nature : un an pour injures racistes et trois mois pour injures homophobes…

Même si, dans la conjoncture actuelle, il n’est pas de bon ton de voter pour une proposition de loi venant du groupe socialiste, à titre personnel, je me prononcerai en faveur de celle-ci.

M. Hervé Féron. Je m’associe aux éloges qui ont été adressés à notre collègue pour ce rapport et cette proposition de loi. Davantage que d’égalité des droits, on y traite de l’égalité à faire valoir ses droits.

Cette proposition, qui va dans le bon sens, est adaptée à notre époque, en particulier à la bulle internet qui se développe depuis plus de quinze ans et à la cybercriminalité qui l’accompagne. Le législateur doit réaffirmer sa volonté de faire évoluer les lois en même temps que les technologies.

En mai dernier, l’université de Montréal a publié un article particulièrement inquiétant. On y apprend qu’en France, 49 % des décisions judiciaires liées au web sont rendues pour diffamation – contre 15 % aux États-Unis ou au Canada. C’est dire l’ampleur des dégâts causés par internet. Nous pouvons expliquer ce phénomène par la facilité de diffusion rendue possible par l’explosion et la démocratisation des réseaux sociaux et par l’anonymat que procure internet. Aujourd’hui, des milliers de messages à caractère injurieux ou diffamatoire circulent sur la toile. L’alignement des délais de prescription donnerait davantage de temps pour identifier, puis retrouver les auteurs de ces messages.

Enfin, en parallèle de cette indispensable proposition de loi, il me semble que nous devrions faire porter notre effort sur l’éducation et la prévention aux risques liés à l’utilisation d’internet.

Mme Jacqueline Irles. J’ai un peu le même sentiment que Bernard Debré et je ressens le même malaise que lui. Cette proposition de loi me semblant équitable et opportune, je la voterai. Je regrette seulement qu’en amont, nous n’y ayons pas travaillé tous ensemble.

Mme Martine Martinel. Le travail de Catherine Quéré est excellent et son rapport convaincant. Tous nos collègues – sauf Christian Kert – se rendent compte que cette proposition de loi était nécessaire : on ne saurait graduer les injures ; il est légitime de permettre à chacun de faire valoir ses droits ; l’harmonisation des délais de prescription ne met pas en péril la liberté de la presse.

Les arguments de Christian Kert sont donc difficilement recevables. Quant au rejet de cette proposition de loi, il vaudrait reconnaissance du sexisme, de l’handiphobie ou de l’homophobie.

M. René Couanau. Cette proposition de loi relève du bon sens, et c’est pour moi le seul argument à prendre en compte. Chacun peut comprendre que, pour des raisons historiques, on se soit prioritairement intéressé aux propos racistes, puis antireligieux. Mais cela ne doit pas aboutir aujourd’hui à classer les discriminations selon leur degré de gravité. D’ailleurs, comme Mme la rapporteure l’a mentionné, ce n’est pas tant la presse qui est concernée, mais les propos de toute sorte – éventuellement repris par la presse.

Monsieur Kert, pourrons-nous, dans les mois qui viennent, dépasser le simple affrontement entre la droite et la gauche ? Malgré l’échéance présidentielle, serons-nous capables de nous rejoindre sur un certain nombre de propositions qui vont de soi ? Nous en avons aujourd’hui l’occasion. Même si ce n’est que symbolique, je voterai pour celle-ci.

D’ailleurs, si nous ne commençons pas dès maintenant à rechercher un consensus sur les grandes questions, comment pourrons-nous y parvenir quand nous y serons contraints, à partir du mois de mai prochain ?

Mme Monique Boulestin. Il ressort clairement des interventions précédentes qu’il est nécessaire d’harmoniser notre législation. J’insisterai pour ma part sur le fait, rappelé dans l’exposé des motifs, que  « la provocation à la haine et à la discrimination, quelle qu’en soit la cause, peut tuer ». Nous en avons malheureusement des exemples tous les jours : les jeunes notamment, parce qu’ils sont en train de se construire, sont très sensibles aux propos discriminatoires. Vous l’aurez compris, à la suite de mes collègues, j’appuierai cette proposition de loi.

M. Jean-Pierre Giran. On ne saurait établir des degrés ou une classification dans ce genre d’insultes. J’ajoute que l’isolement et la solitude des personnes victimes d’homophobie ou d’insultes du fait de leur handicap sont au moins aussi importants que ceux des personnes victimes d’insultes raciales. Il me semble donc nécessaire d’harmoniser les délais de prescription. Je voterai donc en faveur de cette proposition de loi. Il ne s’agit pas ici de rechercher un consensus, mais d’appliquer une règle de conscience et de bonne conduite – que nos collègues de l’opposition peuvent eux aussi être amenés à suivre.

Mme Françoise Imbert. Madame la rapporteure, cette proposition de loi, qui se propose de procéder à l’alignement des délais pendant lesquels l’action publique peut être engagée sur le fondement de la loi de 1881 sur la presse, a toute sa raison d’être aujourd’hui. Il est temps de mettre sur le même plan toutes les provocations à la haine, à la violence, à la discrimination. Les propos homophobes ou stigmatisant les personnes victimes d’un handicap sont en effet bien trop fréquents.

M. Éric Berdoati. Pourquoi nous faire un procès d’intention lié à l’origine de cette proposition de loi ? Pour ma part, je suis favorable au principe d’harmonisation défendu par la rapporteure. Je ferai néanmoins deux observations.

Premièrement, contrairement à ce qui a été dit, la loi de 1881 ne pourra pas régler les problèmes liés à internet. Ceux qui ont eu l’occasion d’engager des poursuites pour injures ou propos diffamatoires diffusés sur la toile le savent bien : par exemple, lorsque les hébergeurs sont domiciliés dans des pays étrangers, ce qui est souvent le cas, les poursuites n’aboutissent pas.

Deuxièmement, je m’interroge, non pas sur le bien-fondé de cette harmonisation, mais sur le délai sur lequel il conviendrait de se mettre d’accord. Si la loi d’origine avait prévu une période de prescription de trois mois, c’est parce qu’il est très difficile de juger ce type de délits trop longtemps après qu’ils ont été commis, dans la mesure où le contexte n’est plus le même. Au bout de douze mois, il faut se replonger dans le climat dans lequel l’injure a été proférée ou l’écrit diffusé.

Je suis donc favorable à l’harmonisation de la prescription, mais je préfèrerais que cette prescription intervienne au bout de trois mois, et non d’un an. Cela aurait d’ailleurs l’avantage d’avancer le moment où seraient jugés ces agissements diffamatoires. N’oubliez pas que le délai de prescription est le laps de temps pendant lequel on peut intenter une action et que l’affaire sera jugée plus tard. Autant limiter ce délai de prescription à trois mois. Si la peine est prononcée plus tôt, elle n’en aura que plus de force.

Mme la rapporteure. Merci à tous ceux qui ont approuvé cette proposition de loi, à commencer par M. Debré.

Votre intervention, Madame Irles, m’a laissé des regrets. Sans doute parce que nous avons été très occupés par les questions budgétaires, nous avons travaillé sur cette proposition de loi de façon marginale ; or ce texte aurait sans doute pu être enrichi de votre réflexion.

Monsieur Berdoati, nous avons auditionné la vice-présidente de la 17ème chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris, Mme Anne-Marie Sauteraud, laquelle traite de ces questions. Elle nous a déclaré que le droit était absolument incompréhensible, qu’elle attendait avec impatience le vote de cette proposition de loi et nous a donné de nombreux exemples prouvant qu’il fallait absolument généraliser le délai de prescription à un an. Nous avons aussi entendu des journalistes : ils ne voient aucun inconvénient à l’allongement des délais. Si nous rencontrions ceux de Charlie Hebdo, il y a fort à parier qu’ils approuveraient notre proposition de loi.

Monsieur Kert, qui êtes le seul à avoir exprimé votre opposition, je pense qu’il faut faire preuve d’un minimum de sérieux et de responsabilité.

M. Christian Kert. Madame la rapporteure, je ne peux pas vous laisser dire cela. Respectez mon opinion !

Mme la rapporteure. Monsieur Kert, je retire mes propos.

Il n’en reste pas moins que nous parlons ici de dispositions notoirement inconstitutionnelles, qui remettent en question le principe d’égalité devant la loi.

Je vous rappelle que la liberté de la presse et la liberté d’expression n’ont jamais impliqué la liberté d’injurier ou de diffamer, et que la presse n’est d’ailleurs que marginalement concernée par les propos visés – à tel point que la juge Sauteraud nous a dit n’avoir eu qu’exceptionnellement à traiter d’affaires liées à des propos tenus dans la presse ; tout se passe dans d’autres pans de la sphère publique.

Je remarque que le délai de trois mois est le plus bref de toute l’Europe et que le délai d’un an constitue lui-même une dérogation très importante par rapport au régime de droit commun de prescription prévu dans le code pénal, qui est de cinq ans. Cela fait sept ans que les injures, diffamations, provocations à la haine racistes et xénophobes se prescrivent à un an. Pouvez-vous affirmer qu’un tel délai a muselé la presse et brimé la liberté d’expression ?

L’interdiction de diffamer et d’injurier est consubstantielle à la liberté d’expression. Selon l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, « L’exercice [de la liberté d’expression] comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits dautrui ».

On ne peut pas, au nom de la liberté d’expression, balayer d’un revers de main les principes d’égalité devant la loi et d’intelligibilité du droit. Je suppose et j’espère qu’aucun d’entre vous n’oserait s’abriter derrière la liberté de la presse pour tolérer ce qui revient à établir une hiérarchisation entre les individus.

Par cohérence, nous ne pouvons pas faire l’économie d’aligner les délais de prescription et les motifs de provocation à la discrimination, quelles qu’en soient les victimes. Faut-il alors réduire ce délai à trois mois pour tous ? Ce n’est évidemment pas souhaitable car cela se traduirait par un recul très important du droit des victimes et par des dénis de justice pour l’ensemble des victimes d’agressions verbales.

Si vous n’êtes pas sensibles à des arguments constitutionnels, j’aurai peut-être la chance de vous éclairer en vous donnant l’exemple d’une affaire classée sans suite du fait des délais de prescription. Cette affaire, transmise par M. Hussein Bourgi, président du collectif contre l’homophobie, n’a d’ailleurs rien à voir avec la liberté de la presse et concerne le cas d’un couple d’homosexuels victime d’injures à caractère homophobe.

Les requérants ont porté plainte le 28 septembre 2009 contre leur voisin qui les injuriait et les menaçait de façon répétée en raison de leur orientation sexuelle. Dès le dépôt de la plainte, une confusion a eu lieu dans la qualification des faits. Le gardien de la paix qui a enregistré la plainte a d’abord qualifié l’infraction de « menace d’atteinte aux personnes, injures à caractère racial », puis de « menaces de violences réitérées, injures réitérées à caractère homophobe ».

Le collectif contre l’homophobie a été informé par le bureau d’ordre que le dossier avait quatre mois de retard. Le 26 novembre, M. Hussein Bourgi a écrit au procureur de la République de Rouen afin d’attirer son attention sur l’urgence de l’affaire en raison du délai de prescription qui s’appliquait en l’espèce. Le 17 décembre, les victimes ont subi de nouvelles agressions verbales, que j’ai sous les yeux mais dont je vous ferai grâce car elles ne sont pas dignes d’être prononcées dans cette enceinte.

L’audience a eu lieu le 10 juin 2010 au tribunal de police de Rouen et le jugement a été rendu le 1er juillet 2010. L’affaire a été classée sans suite au motif que le mandement de citation est intervenu plus de trois mois après la commission des faits.

L’agresseur, porté par un puissant sentiment d’impunité, est passé à la violence physique. Si vous aviez la victime devant vous, auriez-vous l’audace de lui expliquer que c’est au nom de la liberté de la presse qu’elle n’a pas obtenu justice ?

M. Éric Berdoati. Que nous soyons de droite ou de gauche, nous ne saurions rester insensibles à cette affaire : un tel dysfonctionnement de procédure n’est pas acceptable. Pour autant, le problème soulevé n’a rien à voir avec l’objet de cette proposition de loi, qui est d’harmoniser les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse de 1881 : en effet, les insultes homophobes dont vous faites état n’ont pas été proférées par voie de médias. Cela ne signifie pas, évidemment, que nous serions d’accord pour que les gens s’insultent hors de ce cadre.

Encore une fois, si l’on veut que les auteurs de ce type d’infractions soient sévèrement sanctionnés, il conviendrait de limiter le laps de temps qui peut s’écouler entre le moment où les propos discriminatoires sont diffusés dans la presse celui où le jugement est rendu – comme l’avait fait la loi de 1881, en fixant un délai de prescription de trois mois.

Je vous l’ai déjà dit, madame la rapporteure, nous sommes favorables à votre proposition d’harmonisation des délais de prescription. Malgré tout, il me semblerait plus judicieux que le délai de prescription retenu soit de trois mois.

Mme la rapporteure. Monsieur Berdoati, vous devez garder à l’esprit que ces délits, bien que figurant dans la loi sur la presse, ne concernent que très marginalement cette dernière. Ce qui est visé, ce sont les propos tenus dans la sphère publique. Je le répète, la vice-présidente de la 17ème chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris n’a eu qu’exceptionnellement à traiter ce genre de problèmes pour des propos tenus dans la presse, mais toujours pour des propos tenus dans la sphère publique : dans la rue, entre voisins, sur une affiche, par écrit, etc.

M. Bernard Debré. Je rajouterai que, sauf erreur de ma part, la loi de 1881 vise la presse et « tout autre moyen » de publication et de communication. Ainsi la parole, mais aussi la télévision et internet – qui n’existaient certes pas en 1881 – entrent-ils dans son champ d’application.

M. Christian Kert. Madame la rapporteure, plusieurs orateurs du groupe UMP ont dit tout le bien qu’ils pensaient de votre proposition de loi. Malgré tout, nous nous demandons si elle ne risque pas de remettre en cause la liberté de la presse, et nous souhaitons y réfléchir. Si notre Commission l’adopte, elle sera examinée en séance publique, ce qui nous donnera l’occasion de nous exprimer et de nous déterminer.

Vous comprendrez donc que, pour ne pas faire obstacle à une proposition que certains d’entre nous trouvent intéressante, et parce que nous sommes encore dans l’incertitude s’agissant de son impact sur la liberté de la presse, le groupe UMP ne participera pas au vote.

II.- EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er

Uniformisation de la répression des provocations à la discrimination quelle que soit la personne visée

Le présent article vise à aligner la rédaction du neuvième alinéa de l’article 24 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, pénalisant les provocations à la discrimination, à la haine et à la violence contre les personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap, sur celle du huitième alinéa du même article, qui pénalise le même délit commis à l’encontre de personnes ou groupes de personnes, à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

L’alinéa 8, relatif aux délits commis à raison de la race, de l’origine ou de la religion, mentionne la discrimination en général tandis que l’alinéa 9, relatif aux délits commis à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap, fait référence aux seules « discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal ».

La modification du neuvième alinéa de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 prévue par l’article 1er de la proposition de loi tend à rétablir l’équilibre entre le traitement des provocations à la discrimination, quelles qu’en soient les victimes. En effet, si les peines prévues sont les mêmes dans les deux cas – un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende –, le champ des discriminations couvert par la loi n’est pas identique selon les critères de discrimination.

S’agissant des infractions commises envers les personnes en raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap, les sanctions prévues au huitième alinéa s’appliquent aux provocations aux discriminations limitativement énumérées aux articles 225-2 et 432-7 du code pénal.

Comme il a été indiqué précédemment, un certain nombre de discriminations – et non des moindres – à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap échappe ainsi aux peines prévues par la loi sur la liberté de la presse du fait de cette rédaction. Il en est ainsi des discriminations en matière de rémunération couvertes par les articles L. 1142-1 et L. 3221-2 du code du travail et des discriminations syndicales prohibées par les articles L. 2141-5 et L. 2146-2 du code du travail.

Les premier et deuxième alinéas du présent article proposent donc de supprimer la référence au code pénal et d’uniformiser, dans un souci de cohérence et d’égalité de traitement, la rédaction du délit de provocation à la discrimination, quelles qu’en soient les victimes. À raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap, la provocation à la discrimination sous toutes ses formes serait désormais passible des peines prévues à l’alinéa 8 de l’article 24, comme c’est déjà le cas pour les provocations à la discrimination à raison de la race, de l’origine ou de la religion.

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La Commission adopte l’article 1ersans modification.

Article 2

Uniformisation des délais de prescription

Le présent article vise à faire passer de trois mois à un an le délai de prescription applicable aux délits de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, de diffamation et d’injure commis à l’encontre de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle, ou de leur handicap.

La loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 a modifié la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 en introduisant un article 65-3 qui établit un délai de prescription spécial d’un an pour les délits de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence (article 24 de la loi de 1881), diffamation (article 32) et injure (article 33) commis à l’encontre de personnes à raison de leur origine, ethnie, nation, race ou religion.

Malgré l’introduction par la loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 de sanctions pénales équivalentes pour les délits de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence (alinéa 9 de l’article 24 de la loi de 1881), diffamation (alinéa 3 de l’article 32 de la même loi) et injure (alinéa 4 de l’article 33) commis à l’encontre de personnes à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap, l’article 65-3 n’a pas été modifié pour procéder à l’alignement des délais de prescription.

Le présent article propose de compléter l’article 65-3 de la loi du 29 juillet 1881 afin d’aligner le régime de prescription des infractions à caractère sexiste, homophobe et handiphobe sur celui des infractions à caractère raciste ou xénophobe en portant les délais à un an.

Le deuxième alinéa procède à cet alignement pour les délits de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence.

Le troisième alinéa procède à ce même alignement pour le délit de diffamation.

Enfin, le quatrième alinéa tend à appliquer ce même délai de prescription au délit d’injure.

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La Commission adopte l’article 2 sans modification.

Elle adopte ensuite l’ensemble de la proposition de loi sans modification.

En conséquence, la Commission des affaires culturelles et de l’éducation demande à l’Assemblée nationale d’adopter la présente proposition de loi dans le texte figurant dans le document joint au présent rapport.

TABLEAU COMPARATIF

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Dispositions en vigueur

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Texte de la proposition de loi

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Propositions de la commission

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Proposition de loi

relative à la suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881

Proposition de loi

relative à la suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881

Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse

Article 1er

Article 1er

Article 24

Le neuvième alinéa de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est ainsi modifié :

Sans modification

…Seront punis des peines prévues à l'alinéa précédent ceux qui, par ces mêmes moyens, auront provoqué à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap ou auront provoqué, à l'égard des mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal

1°  Après la première occurrence du mot : « provoqué », sont insérés les mots : « à la discrimination, » ;

2° Après le mot : « handicap », la fin de cet alinéa est supprimée.

 

.…………………………………………

   
 

Article 2

Article 2

Article 65-3


L’article 65-3 de la même loi est ainsi modifié :

Sans modification

Pour les délits prévus par le huitième alinéa de l'article 24, l'article 24 bis, le deuxième alinéa de l'article 32 et le troisième alinéa de l'article 33, le délai de prescription prévu par l'article 65 est porté à un an.

1° La première occurrence du mot : « alinéa » est remplacée par les mots : « et neuvième alinéas » ;

 
 

2° La deuxième occurrence du mot : « alinéa » est remplacée par les mots : « et troisième alinéas » ;

 
 

3° La dernière occurrence du mot : « alinéa » est remplacée par les mots : « et quatrième alinéas ».

 
© Assemblée nationale

1 () Loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 portant création de la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité.

2 () Proposition de loi n° 2373 de M. Patrick Bloche portant pénalisation des propos à caractère discriminatoire déposée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 10 mai 2000.

3 () Proposition de loi n° 1194 de M. Patrick Bloche portant pénalisation des propos à caractère discriminatoire déposée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 4 novembre 2003.

4 () Projet de loi n° 1700 relatif à la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste et homophobe déposé à la Présidence de l’Assemblée nationale le 23 juin 2004.

5 () La loi du 29 juillet 1881 : RDP 1981, p. 1532

6 () Proposition de loi n° 2373 de M. Patrick Bloche portant pénalisation des propos à caractère discriminatoire déposée à la Présidence de l’Assemblée le 10 mai 2000.

7 () Proposition de loi n° 1194 de M. Patrick Bloche portant pénalisation des propos à caractère discriminatoire déposée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 4 novembre 2003.

8 () Projet de loi n° 1700 relatif à la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste et homophobe déposé à la Présidence de l’Assemblée nationale le 23 juin 2004.

9 () Article « Prescription », fascicule 3040, Jurisclasseur Lexisnexis, 20 juin 2009.

10 () L’honneur et le droit, LGDJ, coll. "Bibl. dr. privé",1995.

11 () Emmanuel Derieux in La loi du 29 juillet 1881 : RDP 1981

12 () JCP G 1969, II, 15841