N° 2261 tome III - Avis de Mme Sophie Dessus sur le projet de loi de finances pour 2015 (n°2234)


I. L’ÉVOLUTION DES CRÉDITS ALLOUÉS AUX PATRIMOINES POUR 2015 : UNE STABILISATION TRÈS ATTENDUE APRÈS DEUX ANNÉES DE RÉDUCTION IMPORTANTE 7

A. L’ÉVOLUTION GLOBALE DES CRÉDITS DES PATRIMOINES 7

B. L’ANALYSE PAR ACTION 9

1. Action 1 : Patrimoine monumental 9

2. Action 2 : Architecture 11

3. Actions 3 et 8 : Patrimoine des musées de France et enrichissement des collections publiques 13

4. Action 4 : Patrimoine archivistique et célébrations nationales 15

5. Action 7 : Patrimoine linguistique 16

6. Action 9 : Patrimoine archéologique 16

II. LA PROTECTION ET LA RECONVERSION DU PATRIMOINE INDUSTRIEL DES XIXE ET XXE SIÈCLES 19

A. QUELLE PROTECTION POUR LE PATRIMOINE INDUSTRIEL DES XIXE ET XXE SIÈCLES DANS NOTRE PAYS ? 19

1. La prise de conscience de l’intérêt de protéger et conserver le patrimoine industriel date des années 1970 19

a. La conservation du patrimoine industriel : pourquoi ? 20

b. La conservation du patrimoine industriel : comment ? 20

2. La protection du patrimoine industriel au titre des monuments historiques demeure marginale 21

a. Une vague de décisions de protection qui débute dans les années 1970-1980 21

b. Une protection qui reste cependant marginale 22

c. Les difficultés de la protection du patrimoine récent 24

B. LA VALORISATION DU PATRIMOINE INDUSTRIEL PAR SA RECONVERSION 25

1. Les multiples intérêts de la reconversion du patrimoine industriel 26

a. Faire de ces lieux un trait d’union entre le passé et le présent 26

b. Stimuler la liberté de création artistique 27

c. Ouvrir ces lieux au plus grand nombre 29

2. Les conditions d’une reconversion réussie 29

a. L’indispensable rencontre de trois acteurs : un porteur de projet, un élu et un architecte 29

b. L’appropriation par le public des lieux qui lui sont destinés 32

3. Quelles perspectives pour les futurs projets de reconversion ? 34

CONCLUSION : LIBÉRER LA CRÉATION ARCHITECTURALE D’AUJOURD’HUI POUR PRODUIRE LE PATRIMOINE DE DEMAIN 37

TRAVAUX DE LA COMMISSION 39

I. AUDITION DE LA MINISTRE 39

II. PRÉSENTATION DE L’AVIS 39

III. EXAMEN DES CRÉDITS 61

ANNEXE : LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LA RAPPORTEURE POUR AVIS 63

DÉPLACEMENT DE LA RAPPORTEURE POUR AVIS 63

INTRODUCTION

Le présent avis a pour objet d’examiner, au sein de la mission « Culture », le programme 175 « Patrimoines », les deux autres programmes de la mission faisant l’objet d’un avis distinct, confié à Mme Annie Genevard.

Pour 2015, le programme « Patrimoines » connaît une progression de ses crédits de 0,6 %, soit 4,4 millions d’euros de crédits de paiement supplémentaires, ce qui est d’autant plus remarquable que le présent projet de loi de finances s’inscrit dans un plan d’économies sans précédent visant à réduire les dépenses publiques de 50 milliards d’euros d’ici 2017.

Après avoir procédé à l’exercice d’analyse de l’évolution des crédits alloués à ce programme (I), sans faire doublon avec l’analyse approfondie à laquelle procèdent les rapporteurs spéciaux de la Commission des finances, la rapporteure pour avis concentrera son étude sur un thème lié au périmètre du programme. Comme le rappelle M. Vincent Berjot, directeur général des patrimoines, dans le projet annuel de performances de la mission Culture pour 2015 (1), le programme 175 comporte trois priorités : l’accessibilité du patrimoine sous toutes ses formes pour tous les publics, la sauvegarde et la mise en valeur de ce patrimoine et l’amélioration du cadre de vie, « non seulement en favorisant la protection et la mise en valeur des espaces de grande qualité patrimoniale (secteurs sauvegardés, label ville d’art et d’histoire) mais, plus généralement, en encourageant la qualité architecturale sur l’ensemble du territoire ». C’est à la croisée de la sauvegarde du patrimoine et de la création architecturale que la rapporteure pour avis a choisi de poser son regard, étudiant la protection du patrimoine industriel des XIXe et XXe siècles et sa reconversion, notamment en lieux dédiés à la pratique culturelle (II).

La préservation de l’héritage patrimonial s’inscrit dans une longue tradition dans notre pays, d’autant plus encouragée aujourd’hui que la richesse de notre patrimoine constitue un atout majeur de l’attractivité de la France. Mais la question de l’adaptation des outils traditionnels de protection à ce type particulier d’édifices que sont les anciens lieux de production industrielle se pose. La sauvegarde du patrimoine industriel apparaît d’autant plus délicate qu’il ne peut le plus souvent pas bénéficier d’une décision de classement ou d’inscription au titre des monuments historiques, faute d’un recul temporel suffisant.

La rapporteure pour avis a souhaité illustrer par des exemples précis les enjeux de la sauvegarde de ce patrimoine et l’intérêt que présente la transformation d’usage de ce type de lieux, notamment leur transformation en lieux dédiés à la culture.

Elle a essentiellement concentré son analyse sur cinq exemples : la Ferme du Buisson à Noisiel, issue de la reconversion, achevée en 1990, d’une des annexes des anciennes chocolateries Menier ; la reconversion à Calais d’anciens abattoirs (2007) qui accueillent désormais le Channel, scène nationale ; le Lieu Unique, scène nationale de Nantes, centre d’arts ouvert depuis le 1er janvier 2000 sur le site des anciennes biscuiteries de la famille Lefèvre-Utile (LU) ; le Centquatre à Paris, qui a ouvert en 2008 après la reconversion de l’ancien service municipal des pompes funèbres ; et enfin, la reconversion de la Papeterie à Uzerche, dont la première tranche de travaux a été achevée en 2013.

Elle s’est également intéressée à trois projets dont l’objet n’a pas consisté dans l’ouverture de lieux dédiés à la culture : deux, très anciens, issus de la reconversion à Lille et à Elbeuf d’anciennes usines en logements (1980 et 1983) ; l’autre, bien plus récent, est la réhabilitation d’une ancienne cartonnerie en pépinière d’entreprises à Pont-Audemer (2014).

La rapporteure pour avis a procédé à l’audition des acteurs impliqués dans certains de ces projets de reconversion, qu’ils en aient été les initiateurs, les utilisateurs ou les architectes ayant piloté leur réalisation (2). Du croisement de ces différents points de vue, la rapporteure pour avis a pu retirer quelques enseignements propres à ce type de projets de reconversion et, au-delà, quelques arguments supplémentaires pour un plaidoyer en faveur de la libération de la création architecturale dans notre pays, car, ne l’oublions pas, la création d’aujourd’hui produit le patrimoine de demain !

L’article 49 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances fixe au 10 octobre la date butoir pour le retour des réponses aux questionnaires budgétaires.

À cette date, 72 % des réponses étaient parvenues.

 

Autorisations d’engagement

Crédits de paiement

 

LFI 2012

LFI 2013

LFI 2014

PLF
2015

Écart 2014/
2015

LFI
2012

LFI 2013

LFI 2014

PLF
2015

Écart 2014/
2015

Action 1 – Patrimoine monumental

342,7

348,6

345,2

340,4

-1,4 %

377,5

329,3

332,2

327,9

-1,3 %

Action 2 – Architecture

26,8

27,9

27,8

27,8

+0,05 %

27,8

28

27,9

27,9

+0,04 %

Action 3 – Patrimoine des musées de France

368,6

353,8

336,7

331,1

-1,7 %

378,5

375,8

339,6

339,5

-0,02 %

Action 4 – Patrimoine archivistique et célébrations nationales

37,3

21

23,5

23,8

+1 %

48,9

25,2

27,1

24,8

-8,7 %

Action 7 – Patrimoine linguistique

2,7

2,6

2,6

2,9

+11,1 %

2,7

2,6

2,6

2,9

+11,1 %

Action 8 – Acquisition et enrichissement des collections publiques

16,7

8,6

8,4

8,4

-0,02 %

16,7

8,6

8,4

8,4

-0,02 %

Action 9 – Patrimoine archéologique

10

7,2

16,9

11,3

-33,2 %

9,5

7,3

8,8

19,7

+124,7 %

Total programme 175 – Patrimoines

804,8

769,8

761,1

745,6

-2 %

861,5

776,8

746,6

751

+0,6 %

Source : Ministère de la culture et de la communication.

Comme le montre ce tableau, l’évolution positive des crédits de paiement inscrits dans le cadre du présent projet de loi de finances doit être nuancée, car rapprochée de la forte réduction des crédits constatée au cours des deux exercices précédents (– 13 %), réduction ayant principalement affecté le patrimoine monumental (– 12 % entre les lois de finances initiales pour 2012 et pour 2014), le patrimoine des musées de France (– 10 % entre ces deux mêmes exercices) et surtout les crédits en faveur des acquisitions et de l’enrichissement des collections publiques (– 50 % sur deux ans).

En outre, les autorisations d’engagement continuent de se réduire (– 2 % encore cette année), ce qui est très préoccupant.

L’analyse de l’évolution des crédits consacrés aux patrimoines ne saurait toutefois se limiter à l’étude des seuls crédits inscrits au programme 175 : outre les 751 millions d’euros inscrits en crédits de paiement au titre de ce programme, les patrimoines bénéficient en effet d’un transfert de crédits inscrits dans d’autres programmes à hauteur de 440 millions d’euros, portant le total des crédits à près de 1,2 milliard d’euros.

Le principal programme contributeur est le programme portant les fonctions de soutien du ministère, à savoir le programme 224 « Transmission des savoirs et démocratisation de la culture » de la mission « Culture », qui contribue, après ventilation de ses crédits par programme, pour près de 430 millions d’euros au programme 175 : il s’agit de crédits de rémunération (pour les personnels de l’administration centrale, des directions régionales, des personnels des archives départementales ou de certains établissements publics nationaux sous tutelle du ministère et rémunérés par lui), de crédits de fonctionnement (subvention de fonctionnement de l’opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture – OPPIC – mais aussi de crédits de fonctionnement centraux et déconcentrés), ainsi que de crédits d’investissement (centraux et déconcentrés).

À ces crédits s’ajoutent en outre 7,8 millions d’euros en provenance du programme 333 « Moyens mutualisés des administrations déconcentrées » de la mission « Direction de l’action du Gouvernement », servant au financement de moyens de fonctionnement courant, tels que des loyers, contrats de maintenance, ou quotes-parts de cités administratives, et 2,8 millions d’euros en provenance du programme 309 « Entretien des bâtiments de l’État » de la mission « Gestion des finances publiques et des ressources humaines », permettant le financement de moyens d’entretien lourd, tels que travaux de maintenance ou de rénovation thermique.

S’agissant des opérateurs du programme, la première chose à noter est un taux d’affectation des crédits très élevé, approchant la moitié des crédits alloués au programme – 48,4 % en autorisations d’engagement (361 millions d’euros) et 47,5 % en crédits de paiement (357,4 millions d’euros) – ce qui reflète l’importance du réseau d’institutions qui concourt à la mise en œuvre de la politique culturelle.

Le tableau ci-après présente le montant des subventions à certains des opérateurs du programme pour 2015, en autorisations d’engagement et crédits de paiement.

SUBVENTIONS AUX OPÉRATEURS DU PROGRAMME 175 – PATRIMOINES

(subventions pour charges de service public et dotations en fonds propres)

(en millions d’euros)

Opérateur

PLF 2015

Autorisations d’engagement

PLF 2015

Crédits de paiement

Musée du Louvre

98,4

102,0

Centre national d’art et de culture – Georges Pompidou

82,1

82,1

Centre des monuments nationaux

24,4

24,4

Réunion des monuments nationaux et du Grand Palais des Champs-Élysées

24,6

24,2

Établissement public du musée du Quai Branly

22,4

22,4

Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée

18,7

18,7

Établissement public du musée et du domaine national de Versailles

18,9

13,9

Cité de l’architecture et du patrimoine

16,9

16,9

Musée des arts décoratifs

14,7

14,7

Les crédits de l’action 1, « patrimoine monumental », représentent 45,7 % de l’ensemble des crédits du programme et sont destinés, d’une part à assurer la conservation et la protection des patrimoines architectural, urbain, technique, scientifique et ethnologique, et, d’autre part, à recenser, étudier et mettre en valeur ces patrimoines auprès du plus large public.

Les crédits de paiement inscrits à l’action 1 pour 2015 se réduisent de 1,3 %, annulant la progression de 0,8 % constatée l’année précédente, progression qui elle-même avait été très mince après la baisse drastique que ces crédits avaient enregistrée en 2013 (– 12 %).

L’essentiel des crédits de cette action représente l’effort financier de l’État en matière d’entretien et de restauration des monuments historiques (3) : il était l’an passé de 333,24 millions d’euros en autorisations d’engagement et 312,97 millions d’euros en crédits de paiement. Dans le cadre du présent projet de loi de finances, ils s’élèvent respectivement à 327,74 millions d’euros (- 1,6 % sur un an) et 311,33 millions d’euros (- 0,5 % sur un an).

Le tableau ci-après compare la répartition des crédits consacrés à l’entretien et à la restauration des monuments historiques (MH) dans le cadre des deux projets de loi de finances pour 2014 et 2015, en autorisations d’engagement (AE) et crédits de paiement (CP) :

CRÉDITS CONSACRÉS À L’ENTRETIEN
ET À LA RESTAURATION DES MONUMENTS HISTORIQUES

(en millions d’euros)

 

PLF 2014

PLF 2015

 

AE

CP

AE

CP

Monuments historiques hors « grands projets »

313,04

297,78

304,86

293,85

Crédits d’entretien

47,93

47,93

48,10

48,10

– Dont MH État

26,22

26,22

26,39

26,39

–  Dont MH hors État

21,71

21,71

21,71

21,71

Dotation MH versée aux opérateurs

10,26

10,26

11,45

11,45

Crédits de restauration

254,86

239,60

245,31

234,30

– Dont MH État
(y compris subvention d’investissement CMN)

121,05

100,16

114,9

95,36

– Dont MH hors État

133,81

139,43

130,41

138,93

Monuments historiques « grands projets »

20,00

15,00

22,88

17,48

Versailles

20,00

15,00

18,88

13,88

Total Monuments historiques

333,04

312,78

327,74

311,33

Source : Ministère de la culture et de la communication.

Hors grands projets, on relève parmi les éléments les plus notables une baisse des crédits de restauration consacrés aux monuments historiques appartenant à l’État (réduction des crédits de 4,8 millions d’euros en crédits de paiement). Compte tenu de l’état bien souvent déjà dégradé de ce patrimoine, cette baisse constitue une nouvelle inquiétante, même si on peut saluer la – légère – progression des crédits d’entretien.

S’agissant des monuments historiques n’appartenant pas à l’État, les crédits se réduisent légèrement, passant de 161,1 millions d’euros en 2014 à 160,6 millions en 2015. Au cours de l’exercice précédent, ils s’étaient fortement accrus sous l’effet de l’augmentation des subventions finançant les opérations de restauration (de plus de 5 millions d’euros).

Tous ces éléments reflètent la priorité donnée depuis plusieurs années aux subventions aux opérations d’entretien et de restauration sur les monuments n’appartenant pas à l’État et qui représentent la grande majorité des monuments protégés, soit 41 000 sur les quelque 43 500 immeubles protégés à la dernière date connue (août 2014).

Il convient en outre d’ajouter à ces aides directes la participation indirecte de l’État par la voie de différentes aides fiscales accordées, sous réserve du respect de certaines conditions d’ouverture au public, aux propriétaires de monuments historiques.

Il n’en demeure pas moins que la réduction des crédits alloués par l’État demeure préoccupante du fait du désengagement progressif, depuis 2010, des cofinanceurs que sont les collectivités territoriales. Les départements, qui participaient traditionnellement beaucoup à la mise en œuvre, aux côtés de l’État, de la politique patrimoniale d’un territoire, ont vu depuis 2010 leurs charges s’alourdir considérablement, ce qui les a conduits à se concentrer davantage sur leurs domaines de compétences obligatoires et à se désengager de ce type de financements, même si certains départements conservent une politique active dans le champ du petit patrimoine rural non protégé. Les régions quant à elles subventionnent généralement de manière plus marginale les opérations de restauration d’édifices protégés et leurs actions se limitent aux édifices classés, ou dans le cadre de certains contrats de projets État-régions (CPER), à des restaurations liées à la création d’équipements culturels. Les communes pour leur part restent des financeurs actifs sur leur propre patrimoine ; rappelons qu’elles sont propriétaires de 43 % des monuments historiques inscrits ou classés.

Au total, le désengagement des collectivités s’est manifesté par une baisse des taux de subvention sur les immeubles inscrits et classés ou une suppression des aides sur certaines catégories de patrimoine ou à destination de certaines catégories de propriétaires.

La rapporteure pour avis ne peut qu’inviter à la stabilisation des crédits alloués à la protection du patrimoine monumental, secteur qui, plus que tout autre, a besoin d’offrir aux acteurs (propriétaires, mais aussi entreprises spécialisées) une visibilité à moyen voire long terme des crédits publics engagés. Quand on sait qu’en moyenne 5 % de notre patrimoine inscrit ou classé est considéré comme « en péril », il y a urgence !

Les crédits de l’action 2 « Architecture », dotée de 27,9 millions de crédits de paiement, restent stables par rapport à ceux inscrits dans le cadre du projet de loi de finances pour 2014.

Le projet de loi de finances pour 2015 prévoit pour la Cité de l’architecture et du patrimoine (CAPA) une subvention de niveau inchangé par rapport à l’exercice précédent, s’élevant à 15,96 millions d’euros de crédits de fonctionnement. La CAPA bénéficie d’une subvention de compensation de la gratuité pour les 18-25 ans résidents dans l’Union européenne, à hauteur de 150 000 euros, mais également de 125 000 euros de crédits d’acquisition et de 680 000 euros de dotation en fonds propres.

Les crédits inscrits à l’action 2, qui ne représentent que 3,7 % des crédits du programme 175, ne couvrent cependant pas l’ensemble des crédits de la politique menée en faveur de l’architecture et du patrimoine urbain et rural, laquelle s’articule avec l’ensemble des politiques publiques menées en matière d’urbanisme, de développement durable et de cadre de vie.

La rapporteure pour avis, qui était membre de la mission d’information créée cette année par la Commission sur la création architecturale et dont le président Patrick Bloche était rapporteur (4), demeure particulièrement attentive aux actions menées en la matière. Le ministère lui a fait part des quatre axes structurant son action en matière architecturale :

– Le premier axe de la politique architecturale est la promotion de la qualité architecturale et paysagère du cadre de vie sur l’ensemble du territoire. En la matière, l’action de l’État s’appuie sur les réseaux régionaux de promotion de l’architecture et le renforcement de la gouvernance et des missions des Conseils pour l’architecture, l’urbanisme et l’environnement (CAUE). Le ministère de la culture et de la communication poursuit en outre les actions menées en partenariat avec les collectivités territoriales, notamment au travers du renouvellement des conventions des villes bénéficiant du label « Ville et Pays d’art et d’histoire ». Il mène également une action spécifique afin de développer la connaissance et la préservation des œuvres de qualité les plus emblématiques de la période de l’après-guerre, dans le cadre d’une politique plus générale d’identification et de connaissance de l’architecture du XXe siècle.

– La démocratisation de la connaissance de l’architecture et diffusion de la culture architecturale, paysagère et urbaine, constitue le deuxième axe de la politique menée. Des actions de sensibilisation et de diffusion en faveur de l’architecture et de la création architecturale sont organisées, telles que les sessions des « Albums des jeunes architectes et paysagistes ». C’est également dans ce cadre qu’est prévue la refonte du label « Patrimoine du XXe siècle » qui intéresse tout particulièrement la rapporteure pour avis (cf. II).

– Le troisième axe de la politique en faveur de l’architecture consiste en l’exercice de la tutelle de la profession d’architecte et le suivi des conditions d’exercice. En application de la loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture, le ministère de la culture et de la communication exerce la tutelle de l’ordre des architectes et le suivi de l’exercice de la profession. Au-delà de la poursuite de cette mission, le ministère continue à veiller particulièrement au respect du droit moral de l’architecte, et à la diffusion des bonnes pratiques en matière de maîtrise d’œuvre et de commande architecturale.

– Enfin, le quatrième axe de cette politique concerne la préservation et la mise en valeur du patrimoine urbain et paysager, ce qui passe par la création et la gestion des espaces protégés. À ce titre, le ministère de la culture et de la communication participe à la gestion des sites protégés au titre des articles L. 341-1 et R. 341-1 et suivants du code de l’environnement et intervient directement sur les trois autres grandes familles d’espaces protégés, que sont les abords des monuments historiques, les secteurs sauvegardés – au nombre de 105 et couvrant 7 000 hectares – et les zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP) progressivement transformées en aires de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine (AVAP) en application de la loi du 10 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement (5).

Comme l’an passé, 2,2 millions d’euros de crédits sont destinés au financement d’opérations pluriannuelles d’études concernant les secteurs sauvegardés. Certains des 105 secteurs sauvegardés doivent, à court terme, faire l’objet d’une révision, le plus souvent coordonnée avec la mise en place des nouveaux plans locaux d’urbanisme. Le coût moyen pour l’État d’une opération de révision pour un secteur sauvegardé s’élève à 500 000 euros. Cette part de l’État représente 50 % du coût des opérations. En 2015, les opérations concernées visent les villes d’Angoulême, Angers, Sedan et Pézennas.

Par ailleurs, l’État finance aux côtés des collectivités locales entre 50 % et 60 % du montant des études des AVAP et des révisions des ZPPAUP en AVAP. Ces crédits, d’un montant pour 2015 de 3,35 millions d’euros, sont destinés à aider les collectivités à financer les études des nouvelles AVAP ainsi que la révision des ZPPAUP existantes en AVAP d’ici, compte tenu du report décidé cette année, au 15 juillet 2016.

Une refonte du droit des espaces protégés est attendue pour l’année prochaine, au travers du volet relatif aux patrimoines du futur projet de loi dont la ministre de la Culture et de la communication a annoncé, en audition devant la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation le 14 octobre dernier, un dépôt au cours du premier semestre 2015.

L’action 3 « Patrimoine des musées de France » représente 44,4 % de l’ensemble des crédits du programme ; le présent projet de loi de finances est marqué par une stabilisation des crédits de cette action, qui avaient connu une baisse sensible de plus de 9 % au cours de l’exercice précédent.

Ces crédits permettent de financer les actions menées en faveur des collections, au travers des plans de récolement – les opérations du premier récolement général des collections publiques, qui devaient être achevées en juin 2014 sont prolongées jusqu’en décembre 2015 –, des plans d’informatisation des collections, de la mise aux normes de certains équipements et de plans de conservation préventive.

Ils financent également la politique de promotion d’un égal accès à la culture, au travers de la politique de gratuité de l’accès aux collections permanentes des musées pour les jeunes de 18 à 25 ans résidant dans l’Union européenne, mais aussi d’actions de diffusion culturelle et de médiation reposant sur le développement de services aux publics.

Les crédits d’investissement permettent par ailleurs de financer la poursuite ou l’achèvement de certaines opérations : pour 2015, il s’agira notamment de la rénovation du musée Unterlinden de Colmar, la réhabilitation du musée des Beaux-arts de Dijon, la fin des travaux de la Cité internationale de la tapisserie à Aubusson ou la poursuite des travaux d’extension du musée des Beaux-arts de Nantes.

Dans le même temps, les crédits de l’action 8, « acquisition et enrichissement des collections publiques », sont reconduits au même niveau qu’en 2014. Il convient toutefois de garder en tête que ces crédits avaient connu une réduction drastique de 50 % dans le cadre de la loi de finances pour 2013.

M. Vincent Berjot, directeur général des patrimoines, justifie le maintien de l’effort par la priorité donnée à « la valorisation de l’existant et à l’achèvement du récolement décennal » (6). En outre, il rappelle que « les politiques d’enrichissement des collections publiques mobilisent également d’autres sources de financement externes », notamment de nature fiscale : chaque année en effet plusieurs dizaines d’œuvres majeures enrichissent les collections publiques grâce au dispositif de réduction d’impôt sur les sociétés applicable aux entreprises ayant effectué des versements en faveur de l’achat de biens culturels présentant le caractère de trésors nationaux, en application de l’article 238 bis OA du code général des impôts. Cette disposition, qui a permis l’entrée dans les collections publiques de plusieurs dizaines d’œuvres majeures que les crédits d’acquisitions traditionnels n’auraient pas permis d’acquérir, constitue désormais un outil essentiel pour l’enrichissement des collections nationales. La dépense fiscale, qui était évaluée à 7 millions d’euros pour 2013, est portée à 10 millions d’euros pour les exercices 2014 et 2015 (7).

La gestion des collections et leur enrichissement est un des volets étudiés tout particulièrement par la mission d’information constituée au sein de notre Commission sur la gestion des réserves et dépôts des musées, dont les corapporteurs sont Mme Isabelle Attard, M. Marcel Rogemont, M. Michel Herbillon et M. Michel Piron. Cette mission doit rendre ses conclusions en décembre prochain.

L’action 4 enregistre une réduction de plus de 8 % de ses crédits, contrastant avec la hausse de plus de 7 % qu’elle avait connue au cours de l’exercice précédent. Ses crédits représentent 3,2 % des crédits de l’ensemble du programme.

La politique relative au patrimoine archivistique est marquée par :

– le renforcement de la politique interministérielle de gestion des archives dans les administrations, marqué notamment par l’élaboration de cadres stratégiques communs et d’un guide méthodologique pour l’évaluation et la sélection des archives ;

– d’ambitieux programmes d’archivage numérique : sur la base du programme VITAM (valeurs immatérielles transférées aux archives pour la mémoire), piloté par les ministères de la culture, des affaires étrangères et de la défense et retenu au titre du programme des investissements d’avenir, le ministère de la culture et de la communication a ainsi engagé un programme visant à mettre en place une plate-forme d’archivage numérique aux archives nationales ;

– la stabilisation de l’effort financier de l’État pour le soutien à la construction et au réaménagement des bâtiments d’archives (l’année 2013 a vu l’achèvement des travaux des magasins des archives départementales du Nord et de l’édifice des archives départementales du Rhône) ;

– une politique de développement de l’accès du public aux ressources archivistiques porté par un projet de portail national interministériel des archives qui constituera, lorsqu’il sera déployé à la fin de l’année 2016, le point d’accès unique pour le public aux millions de pages accessibles ; aujourd’hui déjà 404 millions de pages de documents d’archives sont disponibles, mais dispersées sur des multiples sites internet, ce qui n’en facilite pas l’accès pour le public.

L’action 4 comprend également les crédits alloués à la mission des commémorations nationales, place au sein du Service interministériel des archives de France à la direction générale des patrimoines. Cette mission a, pour 2015, sélectionné 116 anniversaires (contre 99 en 2014) susceptibles d’être célébrés avec l’aide et sous le patronage du ministère de la culture et de la communication et touchant tous les domaines de l’histoire (institutions et vie politique, littérature et sciences humaines, arts, sciences et techniques, économie et société). Un nombre important de ces anniversaires concerne la deuxième année de la Première Guerre mondiale, mais on célébrera aussi l’an prochain l’anniversaire de la naissance de Pépin le Bref (715), celui des batailles d’Azincourt (1415) et de Marignan (1515), l’anniversaire du décès de Louis XIV (1715), les Cent-jours (1815), mais aussi la création d’Orphée de Gustave Moreau (1865) et la sortie de Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard (1965) !

2,9 millions d’euros, soit un montant en progression de plus de 11 % par rapport à l’an passé, financent les actions menées par la délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), rattachée au ministère de la culture et de la communication, et qui assure la coordination et l’animation de la politique linguistique de l’État au plan interministériel.

La délégation générale joue un rôle d’observation, de veille, d’impulsion et de proposition sur tous les dossiers impliquant l’emploi de la langue française dans notre société et sa place dans le monde, et s’appuie pour ce faire sur des correspondants ministériels. Elle est par ailleurs chargée de définir une politique de promotion de la pluralité linguistique dans notre pays.

D’après les éléments transmis à la rapporteure pour avis, les crédits supplémentaires inscrits pour 2015 permettront un soutien accru au renforcement du rôle des langues régionales, conformément aux conclusions du comité consultatif pour la promotion des langues régionales et de la pluralité linguistique, mis en place par le ministère en 2013.

La progression des crédits constatée pour 2015 doit être relativisée par le fait qu’en exécution, l’action 7 a fait l’objet au cours des précédents exercices de mouvements de fongibilité de la part d’autres actions du programme. Alors que les projets annuels de performances pour 2012 et 2013 prévoyaient un montant de crédits de paiement égal à 2,6 millions d’euros, les rapports annuels de performances de ces deux mêmes exercices rapportaient des dépenses effectives portées respectivement à 2,84 et 2,83 millions d’euros. La rapporteure pour avis salue l’exercice de plus grande sincérité budgétaire auquel procède le présent projet de loi de finances.

Les crédits en faveur du patrimoine archéologique passent de 8,8 millions d’euros dans le projet de loi de finances pour 2014 à 19,7 millions dans le projet de loi de finances pour 2015, soit une progression de 124 %.

Ces crédits incluent en effet une subvention de charges de service public de 5 millions d’euros, en autorisations d’engagement comme en crédits de paiement, pour financer l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP).

Rappelons que l’INRAP, créé par la loi n° 2001-44 du 17 janvier 2001 relative à l’archéologie préventive, a pour mission d’assurer la détection et l’étude du patrimoine archéologique susceptible d’être affecté par les travaux d’aménagement du territoire. Depuis 2003 (8) la structure de financement de l’INRAP repose sur une étanchéité entre les activités qui relèvent du secteur lucratif, financées par la facturation des interventions aux aménageurs et celles du secteur non lucratif, financées par une taxe affectée, la redevance d’archéologie préventive (RAP).

Or, de manière récurrente chaque année, le produit de cette redevance ne suffit pas à financer les activités de l’INRAP. Une réforme de la RAP a été adoptée en deux temps, d’abord dans le cadre de la loi de finances rectificative pour 2011 (9), puis dans le cadre de la loi de finances pour 2013 (10) afin d’augmenter le plafond de la RAP. Dans l’attente de la production d’effets de cette réforme, l’INRAP est demeuré confronté à de lourdes difficultés de trésorerie qui ont conduit le ministère à intervenir sous forme d’avances.

L’inscription de crédits supplémentaires dans le cadre du présent projet de loi de finances prend ainsi la mesure de la consommation des crédits lors des exercices précédents, au cours desquels l’INRAP, non doté de crédits budgétaires en loi de finances initiale, avait cependant bénéficié d’abondements en gestion afin d’assurer son bon fonctionnement compte tenu de l’insuffisance du rendement de la redevance d’archéologie préventive.

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L’étude des crédits des patrimoines, qui sont analysés avec davantage de précision par le rapporteur spécial de la commission des Finances, constitue l’occasion pour la rapporteure pour avis de se pencher, au nom de la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation, sur un thème ayant trait aux patrimoines ; elle a choisi cette année de centrer ses travaux sur la protection et la reconversion du patrimoine industriel des XIXe et XXsiècles.

Au travers du patrimoine industriel des deux siècles derniers sur lequel porte cette étude, la rapporteure pour avis s’intéresse plus particulièrement à cette forme audacieuse de valorisation du patrimoine qui, loin de la révérence figée au patrimoine monumental, consiste ni plus ni moins à le recycler.

Dans les opérations de reconversion étudiées, il s’est agi non seulement de protéger et préserver ce patrimoine pour le transmettre aux générations à venir, de conserver la mémoire de ces lieux particuliers que sont les anciennes manufactures, de faire connaître l’histoire de celles et ceux qui ont travaillé dans ces lieux, mais aussi de valoriser une architecture particulière, jusque-là abandonnée, qui, une fois réhabilitée et reconvertie, retrouve une seconde vie, qui en logements, qui en lieux de vie ou d’activité économique, qui en lieux où la culture emprunte des chemins de traverse. De la transformation des friches industrielles en lieux de création artistique où l’utopie a pris vie, telle est bien l’étude, pour ne pas dire l’aventure, dans laquelle s’est embarquée la rapporteure pour avis.

Les mutations économiques intervenues à partir du choc pétrolier de 1974 ont conduit à l’émergence d’un phénomène nouveau : l’existence, parfois dans le cœur même des villes d’Europe, d’entrepôts désaffectés, de halles vidées de toute activité, d’usines à l’abandon qu’il était souvent, dans le cadre d’un projet d’aménagement, bien plus tentant de détruire que de conserver.

En France, la prise de conscience de l’intérêt de préserver ce type de patrimoine date des réactions très vives qui ont suivi la destruction en 1971, en plein cœur de Paris, des halles de Baltard, pavillons construits pour l’essentiel entre 1852 et 1870, et qui n’avaient malheureusement pas été considérés comme dignes d’être conservés.

La fin des années 1970 marque le début d’opérations emblématiques de « sauvetage », telle que la protection, puis la rénovation dans les années 1980 par les architectes Bernard Reichen et Philippe Robert de la grande halle de la Villette, ancienne « halle aux bœufs », construite dans les années 1860. La publication en 1979 du catalogue d’exposition « les Châteaux de l’industrie », à la gloire de l’architecture industrielle du XIXsiècle dans la région lilloise, a aussi participé de cette prise de conscience.

Le patrimoine des « friches industrielles » est un héritage, une mémoire, la trace d’un passé industriel révolu dans un espace sur lequel il était pourtant enraciné parfois depuis des décennies ; ces anciennes manufactures textiles, ces usines métallurgiques, tous ces lieux de production souvent flanqués de grandes cheminées marquant la présence de moteurs à vapeur sont autant de mémoires d’un savoir-faire, du travail des ouvriers, parfois de leurs souffrances. Ils sont autant d’emblèmes dont il est important de conserver la mémoire.

S’il n’est à l’évidence pas question de conserver tous les bâtiments industriels, force est de constater que certains de ces édifices présentent une qualité architecturale toute particulière : il s’agit souvent de bâtiments allongés, scandés par des ouvertures répétitives, dont la forme répond aux exigences de la production industrielle (en permettant l’utilisation de grandes machines semblables alignées, mais aussi la circulation des travailleurs et des marchandises) et qui utilisent à cette fin des armatures de béton ou d’acier et des constructions en briques, elles-mêmes industrielles.

Comme l’écrivaient en 1996 dans un ouvrage consacré à ce sujet M. Louis Bergeron et Mme Gracia Dorel-Ferré, l’industrie a, au cours de la majeure partie des deux siècles passés, « osé se montrer sous ses apparences propres et reconnaissables, fortement diversifiées selon les secteurs. Elle s’est de plus en plus distinguée du simple monument pour élargir son assise spatiale et manifester ses fonctions par l’association, sur des sites conquis au détriment de leur environnement, d’un ensemble de plus en plus complexe d’édifices, parfois non directement liés à la production proprement dite. Sa visibilité s’est brutalement accrue par la constitution de paysages artificiels où l’agglutination des unités, l’imbrication des équipements de service ont fini par altérer les traits originels de la topographie, de l’hydrologie et même de l’atmosphère » (11).

Pour conserver un patrimoine, il faut en premier lieu avoir conscience de sa valeur et souhaiter qu’il soit entretenu afin de perdurer dans le temps. Cela suppose une volonté publique et/ou une mobilisation citoyenne en faveur de tel ou tel bâtiment. L’histoire nous enseigne que ce n’est pas une chose évidente : combien de couvents, d’églises ou de châteaux ont été détruits par le passé pour que soit reconstruit à la place un ensemble davantage au goût du jour ? La question n’est pas spécifique au patrimoine industriel, mais elle demeure d’actualité car il s’agit d’un patrimoine pour lequel le temps n’a pas encore aujourd’hui totalement fait son œuvre de tri.

La désindustrialisation de notre pays conduit, si on veut conserver ce type de bâtiments, à les faire revivre d’une autre manière. Deux options s’offrent alors. La première consiste dans leur transformation en musée, comme au Centre historique minier du Nord-Pas-de-Calais ouvert en 1984 à Lewarde, à l’écomusée de la Communauté Le Creusot-Montceau ouvert en 1973 ou encore à l’écomusée de l’Avesnois à Fourmies, issu de la transformation d’anciennes filatures demeurées en activité jusqu’en 1978. Une telle solution suppose la conservation et l’entretien d’anciennes machines, et donc le maintien d’un savoir-faire particulier. La deuxième façon de faire revivre ce type de lieux consiste dans leur reconversion pour un autre usage, solution qui là encore n’est pas une chose nouvelle : songeons aux nombreuses administrations ou aux services publics – préfectures, hôpitaux, lycées… – encore aujourd’hui installés dans d’anciens couvents ou d’anciennes abbayes.

Ces deux modes de sauvegarde ne poursuivent à l’évidence pas la même finalité : la recherche et l’enseignement dans le premier cas, au travers d’une approche archéologique ou muséologique ; l’action culturelle et sociale dans l’autre. Toutes deux sont aussi légitimes l’une que l’autre.

La protection par notre pays de son patrimoine dit « industriel, scientifique et technique » est concomitante de la crise des années 1970 qui a conduit les services de l’État en charge du patrimoine à s’interroger sur un élargissement de la thématique de la conservation du patrimoine, au profit du patrimoine industriel.

La protection a, dans un premier temps, porté sur le patrimoine des gares : ainsi, la gare des Bénédictins à Limoges, construite de 1924 à 1929 par l’architecte Roger Gonthier, a été classée dès 1975. Puis, à l’occasion d’une importante exposition, intitulée « Le Temps des Gares », organisée au Centre national d’art et de culture Georges Pompidou en 1978, est identifié un nombre important d’édifices ou d’équipements ferroviaires présentant un intérêt architectural ou technique. Cette identification a ouvert la voie à une grande vague de protection au titre des monuments historiques de ce type d’édifices à compter de 1984 (inscription des gares de Toulouse-Matabiau, Bordeaux-Saint-Jean ou Tours-Centre, mais aussi de la grande rotonde ferroviaire de Chambéry).

Un autre acte marquant en matière de protection de patrimoine industriel est incontestablement le classement d’office en 1978, par décret et contre l’avis de ses propriétaires, de la collection d’automobiles des frères Schlumpf, industriels du textile à Mulhouse, afin d’empêcher sa dispersion à l’étranger.

On assiste ensuite à l’élargissement progressif de la nature des sites industriels bénéficiant d’une protection : plusieurs installations minières sont protégées, tel le carreau minier Vuillemin-Wendel à Petite-Rosselle en Moselle, inscrit en 1998 ; en juin 2012, le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais a accédé au statut de Patrimoine mondial de l’Humanité, décerné par l’UNESCO.

Près de quarante phares du littoral ont par ailleurs été classés en 2011 et 2012.

La protection du patrimoine au titre des monuments historiques :
classement et inscription

Les fondements juridiques de la protection du patrimoine industriel ne sont pas différents de ceux qui permettant la protection de tout autre type de patrimoine monumental ; s’applique ainsi le régime issu de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques, fondé sur la distinction entre classement et inscription à l’inventaire supplémentaire.

La décision de classement comme monuments historiques des « immeubles dont la conservation présente, au point de vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt public » est prise par le ministre chargé des affaires culturelles ; à compter du jour où l’administration des affaires culturelles notifie au propriétaire sa proposition de classement, tous les effets du classement s’appliquent de plein droit à l’immeuble visé et ce pendant une période de douze mois. Ils cessent de s’appliquer si la décision de classement n’intervient pas à l’expiration de ce délai. Un immeuble classé ne peut être détruit ou déplacé, même en partie, ni être l’objet d’un travail de restauration, de réparation ou de modification quelconque, si l’autorité compétente n’y a donné son consentement. Les travaux autorisés s’exécutent sous la surveillance de l’administration des affaires culturelles.

La décision d’inscription sur un inventaire supplémentaire des « immeubles ou parties d’immeubles publics ou privés qui, sans justifier une demande de classement immédiat, présentent un intérêt d’histoire ou d’art suffisant pour en rendre désirable la préservation » est prise par arrêté du préfet de région, ou, lorsque l’inscription est proposée par la Commission supérieure des monuments historiques, par arrêté du ministre chargé des affaires culturelles. L’inscription doit être notifiée aux propriétaires et entraîne pour eux l’obligation de ne procéder à aucune modification de l’immeuble ou partie de l’immeuble inscrit, sans avoir, quatre mois auparavant, avisé le préfet de région de leur intention et indiqué les travaux qu’ils se proposent d’effectuer. Le ministre ne peut s’opposer auxdits travaux qu’en engageant la procédure de classement telle qu’elle est prévue par la loi.

Parmi les lieux plus précisément étudiés par la rapporteure pour avis, seuls ont bénéficié de cette protection la Ferme du Buisson, inscrite en 1986 avec douze autres éléments architecturaux de Noisiel et le Centquatre à Paris, dont l’inscription à l’inventaire supplémentaire des façades et des verrières date de 1997.

D’après les éléments figurant dans le projet annuel de performances de la mission Culture pour 2015 (12), bénéficiaient d’un classement ou d’une inscription en août 2014 quelque 43 498 immeubles – dont 14 131 classés et 29 367 inscrits – dont 57 % appartiennent à des propriétaires publics, principalement des communes (50 %). L’architecture religieuse (notamment pour les édifices classés) et l’architecture dite « domestique » des châteaux et demeures (notamment pour les édifices inscrits) occupe encore, pour des raisons historiques évidentes, une part très largement majoritaire, même si d’autres types d’immeubles, tel le patrimoine industriel, se sont fait une place, ainsi que l’illustre le tableau ci-dessous :

RÉPARTITION PAR TYPE D’IMMEUBLES DES SITES INSCRITS ET CLASSÉS (AOÛT 2014)

(en pourcentages)

Architecture domestique

39,5

Architecture religieuse

34,6

Architecture militaire

4,6

Architecture funéraire

4,5

Édifices artisanaux, industriels et commerciaux

3,5

Autres bâtiments publics

3,5

Sites archéologiques

2,4

Génie civil

2,3

Catégorie non connue

2

Bâtiments agricoles

1

Architecture hospitalière

0,9

Parcs et jardins

0,8

Architecture judiciaire

0,4

Source : Ministère de la culture et de la communication.

Ces dernières années, la politique de protection du patrimoine monumental s’est traduite par l’inscription chaque année d’environ 300 immeubles et le classement de 30 à 60 autres immeubles. Dans la décennie 1990, on inscrivait en moyenne 550 immeubles chaque année tandis que la moyenne des classements était de 135 par an. Ces évolutions traduisent une plus grande sélectivité des décisions de protection, ce que confirme là encore le projet annuel de performances de la mission Culture pour 2015, précisant qu’« une place plus importante est donnée, dans les nouvelles protections, aux catégories historiquement sous-représentées (architecture des XIXe et XXsiècles, patrimoine industriel, scientifique et technique, patrimoine des institutions publiques, bâtiments et objets de la vie quotidienne) sans pour autant négliger les patrimoines traditionnels » (13).

Deux instructions, en date des 1er décembre 2008 et 15 juin 2009, ont été diffusées auprès des directions régionales des affaires culturelles (DRAC) pour préciser les priorités à donner en matière de nouvelles protections et de critères de sélection. Ces instructions recommandent ainsi, sans bien entendu abandonner les champs de protection dits « traditionnels » (églises, châteaux, sites archéologiques…), de donner la priorité aux catégories de patrimoine sous-représentées au sein du parc des monuments historiques, notamment le patrimoine industriel, scientifique et technique et patrimoine du XXsiècle.

Pour tenter de remédier au fait que le patrimoine du XXsiècle fait encore globalement l’objet d’une moindre protection au titre des monuments historiques, le ministère de la culture et de la communication a mis en place en 1999 un label « Patrimoine du XXe siècle » (14), qui, sans accorder le même niveau de protection qu’un classement ou une inscription, apporte une reconnaissance particulière aux édifices qui en bénéficient.

La création du label a eu pour objectif d’identifier les édifices présentant un intérêt majeur – les constructions du siècle dernier sont parfois très novatrices, par leurs formes ou les matériaux employés – et signaler à l’attention du public, au travers d’un logotype, les édifices et ensembles urbains qui étaient autant de témoins matériels de l’évolution architecturale, technique, économique, sociale et culturelle de notre société.

Le parti a été pris d’inclure dans la liste des édifices labellisés les édifices et ensembles urbains protégés au titre des monuments historiques. Ainsi, l’attribution du label s’applique d’une part à « tout immeuble ou territoire représentatif des créations du XXe siècle déjà protégé au titre de la législation sur les monuments historiques ou par une zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager » et aux « immeubles ou territoires faisant l’objet d’une procédure de protection » et, d’autre part, aux « immeubles ou territoires non protégés », dont la liste est validée dans chaque région par le préfet, après avis favorable de la commission régionale du patrimoine et des sites.

Dans le cadre du premier bilan établi en 2012 par la direction générale des patrimoines du ministère de la culture, il apparaît que 150 édifices ont été labellisés en 2011 (dont 99 bénéficient de ce seul label et 51 bénéficient en outre d’une protection au titre des monuments historiques) ; en 2012, 104 labellisations nouvelles sont intervenues, dont 35 édifices ne bénéficiant que du label et 69 également d’une protection au titre des monuments historiques.

Il ressort de l’étude que la plus grande partie des édifices labellisés ont été construits entre 1945 et 1990, et que l’architecture industrielle demeure encore très peu représentée (2 % en 2011 et 5 % en 2012).

La refonte de ce label, prévue dans le cadre du volet relatif au patrimoine du futur projet de loi relatif à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine, pourrait s’accompagner d’une consigne donnée aux directions régionales d’accorder une attention particulière à l’endroit du patrimoine industriel dans l’attribution du label ; telle est en tout cas la préconisation de la rapporteure pour avis.

Qu’il bénéficie ou non d’une protection au titre des monuments historiques, un édifice de l’âge industriel peut être considéré comme digne d’être préservé et faire l’objet d’un intéressant projet de reconversion.

La rapporteure pour avis a souhaité étudier plusieurs exemples de reconversion, récents ou plus anciens, de bâtiments industriels construits au XIXe ou au XXe siècles et transformés en lieux dédiés à l’exploration des nouveaux territoires de l’art. Elle a concentré son analyse sur cinq exemples : la Ferme du Buisson à Noisiel, issue de la reconversion, achevée en 1990, d’une des annexes des anciennes chocolateries Menier ; la reconversion à Calais d’anciens abattoirs (2007) qui accueillent le Channel, scène nationale ; le Lieu Unique, scène nationale de Nantes, centre d’arts ouvert depuis le 1er janvier 2000 sur le site des anciennes biscuiteries LU ; le Centquatre à Paris, qui a ouvert en 2008 après la reconversion de l’ancien service municipal des pompes funèbres ; et enfin, la reconversion de la Papeterie à Uzerche, dont la première tranche de travaux a été achevée en 2013. La rapporteure pour avis s’est également penchée sur trois projets dont l’objet n’a pas consisté dans l’ouverture de lieux dédiés à la culture : deux, déjà anciens, issus de la reconversion à Lille et à Elbeuf d’anciennes usines en logements (1980 et 1983) ; l’autre, bien plus récent, est la réhabilitation d’une ancienne cartonnerie en pépinière d’entreprises à Pont-Audemer (2014).

La reconversion de la papeterie d’Uzerche en écoquartier

Le projet, que la mairie a confié à l’architecte Jean-Michel Wilmotte, marie le respect de la mémoire industrielle, une création urbaine résolument contemporaine et une démarche innovante dans les domaines du paysage et de l’environnement.

Un espace polyvalent – la Halle Huguenot – ouvert à l’été 2013, est destiné à recevoir des expositions temporaires et manifestations diverses (salon des métiers d’art, salons d’antiquaires, spectacles, notamment).

La Salle de la Machine, espace dédié à la mémoire du lieu et ouvert en juin 2014, accueille les créations de l’artiste limousin Henri Cueco. Cette exposition prend un sens particulier puisque nombre des dessins de l’artiste ont été réalisés sur des feuilles de papier produites il y a quelques années sur les machines mêmes de l’ancienne papeterie.

Mais le projet ne se limite pas à l’action culturelle ; il se développe également en faveur de la formation professionnelle à l’insertion : l’Atelier, qui a ouvert en avril 2013, est dédié à la formation professionnelle en lien avec la problématique de la réhabilitation du patrimoine ancien ; la mairie s’associe en outre à l’administration pénitentiaire pour offrir des formations aux détenus.

Le projet poursuit également l’ambition de promouvoir le développement économique et touristique. Un restaurant, un café, des boutiques et des artisans d’art seront installés dans le nouveau quartier, de même que le bureau de Poste.

La préservation de l’environnement occupe une place majeure dans le projet de la ville, désignée « petite ville durable » en 2010, que ce soit au niveau de la production d’énergie – des toitures photovoltaïques ont été installées –, de la réhabilitation des bâtiments, des systèmes de récupération des eaux ou du traitement des paysages.

Tout choix est par définition restrictif, mais dans le cadre limité du présent avis, il n’était pas envisageable de vouloir prétendre à l’exhaustivité. La rapporteure pour avis aurait aimé étudier davantage le cas du Magasin à Grenoble, cette ancienne chaudronnerie devenue Centre national d’art contemporain (1986), celui de la Friche de La Belle de Mai à Marseille issue de la reconversion des anciennes manufactures de tabac, dont la reconversion s’étend de 1992 à 2014, ou celui, à Lyon, de la Halle Tony-Garnier, ancienne grande halle du marché aux bestiaux des abattoirs de la Mouche dans le quartier de Gerland, réquisitionnée comme usine d’armement lors de la Première Guerre mondiale, inscrite à l’inventaire des Monuments historiques en 1975 et devenue, depuis sa réhabilitation en 1988, une immense salle de concert, d’une capacité de 17 000 places qui reçoit notamment le festival Lumière de Lyon.

L’ancien ministre de la Culture et actuel président de l’Institut du monde arabe Jack Lang, dans un ouvrage très récent intitulé Ouvrons les yeux ! La nouvelle bataille du patrimoine (15), revenant sur « l’erreur tragique » qu’a constituée à ses yeux la destruction des Halles de Baltard, a lancé un vibrant plaidoyer pour le « recyclage » des édifices industriels désaffectés : « Les années soixante et soixante-dix, plus destructrices à certains endroits que la guerre elle-même, ont été pour moi un déchirement. Je ne comprends pas au nom de quoi l’on prive ainsi les générations futures de bâtiments insignes, preuves du génie humain. La modernité ? On pourra difficilement m’accuser d’être contre. Mais anéantir les beautés du passé, ce n’est pas honorer son époque, c’est dépouiller l’avenir. De quel droit? » (16). L’auteur poursuit : « Notre pays a la chance extraordinaire d’être un manuel d’histoire de l’art et de l’architecture à ciel ouvert. Nul besoin d’effacer des pages pour écrire un nouveau chapitre » (17) ; « ce n’est pas manquer d’imagination que de vouloir conserver des monuments qui ont perdu leur usage, c’est au contraire avoir confiance en celle des hommes pour les réinventer » (18). Il nous invite alors à la désacralisation du patrimoine : « Quelle meilleure preuve d’amour et de respect que de donner une seconde vie à nos vieux bâtiments en continuant à les investir de notre présence ? », écrit-il, citant également l’architecte Christian de Porzamparc pour qui « respecter le passé, c’est le faire revivre ».

La reconversion autorise une continuité dans la vie du bâtiment tout en offrant une autre manière de s’approprier le patrimoine, d’en conserver la mémoire sans pour autant en faire un sanctuaire.

Deux exemples anciens de reconversion en logements
d’anciennes usines situées à Lille et Elbeuf

La réhabilitation en 1980 de l’ancienne filature Le Blan par les architectes Bernard Reichen et Philippe Robert constitue un exemple de la volonté de conserver le patrimoine industriel et de le convertir en bâtiment multifonctionnel, pleinement intégré dans le tissu urbain. Le long bâtiment de près de deux cents mètres sur quatre niveaux, situé dans le quartier de Moulins à Lille, datant du début du XXsiècle a été désaffecté en 1967. C’est à la fin des années 1970 que naît le projet de la réhabilitation, pilotée par l’office des HLM de la Communauté urbaine de Lille et visant à la construction d’une centaine de logements.

Les architectes ont réalisé trois configurations de logements, adaptées aux trois époques de la construction de l’usine (1900, 1925, 1930). Dans la partie datant de 1900, ils ont créé trois étages à la place des deux niveaux existants, avec deux logements de trois pièces en duplex mono-orientés, surmontés d’un appartement de quatre pièces traversant avec jardin d’hiver. Dans la partie datant de 1925, ils ont associé deux niveaux sur la moitié du bâtiment et trois niveaux de l’autre côté, combinant ainsi deux logements traversant à niveaux décalés et un studio. Dans la partie datant de 1930, les étages double hauteur sont recoupés de manière à créer deux logements de cinq pièces superposés dont les séjours s’ouvrent sur des terrasses. Dans la troisième catégorie de bâtiments, les volumes évidés d’un côté de l’immeuble ont permis de loger une rue extérieure.

Les architectes ont aussi récupéré des composants industriels de démolition : d’anciennes poutres sont devenues des bancs publics, des colonnettes ont été placées aux fenêtres, d’anciennes machines ont été traitées comme des sculptures.

Surtout, ce qui a fait la force de la proposition des architectes, c’était la régénération du tissu social par la transformation des friches en véritable quartier, puisqu’ont été installés au rez-de-chaussée des immeubles une salle polyvalente, un centre commercial et une bibliothèque.

Cette opération de très grande envergure – une centaine de logements ont été construits – a permis de montrer que l’on pouvait réutiliser des bâtiments industriels tout en préservant le patrimoine et a ouvert la voie à de nombreuses autres réalisations.

Les mêmes architectes ont ainsi été chargés de la réhabilitation des anciens bâtiments de l’usine Blin et Blin à Elbeuf. Cette usine spécialisée dans le lainage et les tissus précieux, construite en 1872, a été conduite à la fermeture en 1975, provoquant le licenciement de 720 personnes. La ville décide alors d’acheter les quelque 20 000 m² de friches industrielles situées, du fait du développement de la ville, à proximité immédiate du centre-ville, et ce, afin d’éviter le morcellement et la dégradation d’un site architectural de qualité pleinement intégré au tissu urbain. Dans le projet, inauguré en 1983, seuls les bâtiments à étages ont été conservés : les rez-de-chaussée ont été réaménagés en magasins de commerce, cafés ou bibliothèque ; les étages ont accueilli près de 175 appartements de catégorie HLM, particulièrement remarquables du fait que les contraintes techniques ont conduit les architectes à adapter le plan de chaque appartement. Les rues et les cours intérieures qui desservaient l’usine ont été transformées en places publiques, en espaces de jeux et en jardins.

De nombreux projets de reconversion opérés au cours des trois dernières décennies ont été dédiés à la création de nouveaux lieux de culture, des lieux différents des autres grands temples de la culture que sont théâtre, salles de concert ou opéras, des lieux tournés vers une pratique culturelle différente, des lieux plus ouverts, des lieux de vie…, en un mot des lieux d’« utopie » créative – le mot est souvent revenu lors des auditions qu’a menées la rapporteure pour avis.

Dans ce type de projets, on mesure pleinement l’influence de l’architecture industrielle sur la création artistique qui peut s’y développer : il a été maintes fois souligné lors des auditions le sentiment de liberté qui s’empare qui du plasticien, qui du metteur en scène, qui du musicien dans ces lieux ouverts, modulables, dont le décor a été laissé volontairement brut pour ne pas brider l’imagination. Ainsi les codes convenus du théâtre – la présence d’une scène et d’un rideau, le plus souvent de velours rouge – sont absents de ces grandes salles dont, qui plus est, l’équipement est souvent modulable – les gradins rétractables de la grande salle du Lieu Unique autorisent une multitude de configurations possibles (530 places assises et 1 200 debout) pour s’adapter au mieux aux besoins de telle ou telle représentation.

Le Lieu Unique à Nantes,
une ancienne biscuiterie reconvertie en scène nationale

Le Lieu Unique est le fruit de la reconversion du dernier bâtiment de l’empire industriel érigé en 1886 par une dynastie de pâtissiers, les Lefèvre-Utile.

Dans les années 1980 et 1990, l’ancienne biscuiterie devient squat culturel. En 1994, elle accueille la quatrième édition du festival Les Allumées. Porté par le Centre de recherche pour le développement culturel, scène nationale (et nomade) de Nantes, ce festival, dirigé par M. Jean Blaise accueille pendant six nuits des artistes de grandes villes du monde : Barcelone, Saint-Pétersbourg, Buenos-Aires, Naples, Le Caire…

M. Jean Blaise soumet alors au maire de Nantes son souhait de s’installer durablement sur le site afin de créer un lieu convivial provoquant la rencontre avec l’art sous toutes ses formes et incitant à la curiosité.

Convaincue par le projet, la ville rachète le bâtiment en 1995. La reconversion est confiée à l’architecte Patrick Bouchain, dans le respect de l’identité́ industrielle du site : une salle de spectacles, une salle de conférences, une halle, un restaurant, une librairie et une crèche ont été créés dans ce lieu d’une surface totale de 5 000 m2. Il en résulte un mélange architectural de l’ancien et du nouveau, dont l’esthétique répond à la philosophie du lieu, espace alternatif mêlant les arts aux espaces sociaux.

Depuis son ouverture le 1er janvier 2000, le Lieu unique, scène nationale de Nantes, est un espace d’exploration artistique, de bouillonnement culturel et de convivialité qui mélange les genres, les cultures et les publics. Il explore les différents domaines de l’art en abolissant les frontières entre les disciplines : arts plastiques, théâtre, danse, cirque, musique, mais aussi littérature, philosophie, architecture et sciences humaines et déploie une programmation à vocation régionale, nationale et internationale, faite d’audace et d’exigence, soucieuse de faire partager les arts à tous les publics.

Le lieu unique organise chaque année plus d’une quarantaine de spectacles de théâtre, de danse, de cirque, de concerts, de rencontres littéraires, de débats philosophiques, mais aussi plus de 200 jours d’expositions et de résidences d’artistes – des temps forts (notamment Les rencontres de Sophie). Sa fréquentation atteint chaque année 550 000 passages et plus de 100 000 spectateurs pour les activités artistiques.

La configuration des anciens bâtiments industriels offre souvent de vastes salles permettant d’accueillir un public plus nombreux que les salles traditionnelles. Leur architecture plus familière et leur agencement intérieur permettent en outre d’accueillir un public plus divers, y compris un public que des grands lieux de culture traditionnels peuvent intimider. Les concepteurs du projet du Channel à Calais avaient ainsi réfléchi à ce que devrait être un lieu culturel au XXIsiècle, un lieu non pas seulement dédié à la culture mais un lieu de vie, une expérience globale ; c’est pourquoi il comprend également un restaurant et une librairie. De la même manière, le Lieu Unique offre l’accès à une librairie – ouverte le dimanche – et à deux restaurants. Il est possible de rentrer dans le Lieu Unique par le restaurant. Il y a de quoi attirer dans ces lieux de nouveaux publics !

Sans compter que les friches industrielles sont souvent situées dans les centres-villes ou à leur proximité immédiate – c’est le cas de la Friche de la Belle de Mai à Marseille ou de l’ancienne usine LU, située en bordure du Canal Saint-Félix, à proximité de la gare SNCF et du centre-ville de Nantes –, ce qui leur donne une plus grande visibilité pour la population.

À Nantes, le Lieu Unique est ouvert 362 jours par an, de 11 heures le matin à minuit – voire bien plus tardivement – le soir, ce qui en fait un véritable lieu de vie pour les habitants du quartier, pour tous les Nantais et, au-delà, pour toutes les personnes de passage.

La rapporteure pour avis a souhaité entendre non seulement ceux qui ont porté un projet de reconversion – M. Fabien Jannelle, à l’origine du projet de la Ferme du Buisson à Noisiel, M. Jean Blaise, initiateur du projet du Lieu unique, M. Francis Peduzzi, initiateur du projet du Channel de Calais, M. Frédéric Fisbach, ancien co-directeur avec M. Robert Cantarella pour la préfiguration et l’ouverture du Centquatre à Paris – que des architectes ayant travaillé aux projets de reconversion de sites industriels depuis de nombreuses années et ayant acquis une renommée dans ce type de projets. Elle a, à ce titre, entendu M. Marc Warnery de l’agence Reichen et Robert et M. Sébastien Eymard, architecte de l’Agence Construire, associé à M. Patrick Bouchain. Elle s’est également rendue au Lieu Unique à Nantes où elle a pu rencontrer son directeur, M. Patrick Gyger, qui a succédé à M. Jean Blaise il y a quatre ans.

Tous ont souligné à leur manière l’importance du lien qui unit les trois acteurs centraux d’un projet de reconversion que sont l’initiateur du projet de reconversion qui en est aussi l’utilisateur final, le « maître d’usage », la collectivité qui en assume la maîtrise d’ouvrage, emmenée par un élu qui soutient activement le projet (ce fut le cas du maire de Nantes pour le Lieu Unique, de la mairie de Calais pour le Channel ; dans le cas de la Ferme du Buisson, le soutien est avant tout venu du ministre de la Culture de l’époque) et enfin le cabinet d’architectes maître d’œuvre, dont l’expérience de ce type de reconversions lui fait adopter une méthode de travail différente de celles valant pour les constructions ex nihilo, une méthode dictée à la fois par le bâtiment existant et le projet de l’utilisateur final.

Sans collaboration étroite entre ces trois acteurs, le projet de reconversion peut être compromis. Comme l’a souligné notamment M. Jean Blaise, l’existence d’un projet initial, destiné à faire vivre le lieu, à l’incarner, est absolument cruciale. Ce projet doit rencontrer la volonté politique d’un élu, qui en assurera la maîtrise d’ouvrage et le financement. Parfois le projet bénéficie aussi d’un soutien de poids qui s’avère décisif : au début des années 1980, c’est le président François Mitterrand qui a permis que la grande halle de la Villette ne soit pas détruite comme l’avaient été les halles de Baltard. À Noisiel, la Ferme du Buisson n’aurait pas vu le jour sans la volonté très forte du ministre de la culture de l’époque, M. Jack Lang, et sans la préemption des lieux décidée par l’État. Les élus locaux n’étaient pas à l’époque – mais le sont-ils toujours aujourd’hui ? – conscients de la valeur patrimoniale de ces lieux chargés d’histoire, de leur intérêt architectural, du potentiel qu’offrirait leur reconversion ?

Mais rien n’est possible sans le troisième acteur, l’architecte qui doit être pleinement associé au programme, le plus en amont possible. La méthode de M. Patrick Bouchain, qui consiste à s’immerger dans le lieu afin de le comprendre avant de commencer le moindre croquis a été très largement saluée lors des auditions menées par la rapporteure pour avis, tout comme elle est citée en exemple par M. Jack Lang dans son ouvrage précité (19). Il faut dire que dans le cadre du projet de reconversion de Calais, l’architecte avait remporté un marché de conception et non de réalisation, ce qui a autorisé une méthode bien différente des concours habituels et une définition progressive des besoins, en lien direct avec le concepteur du projet.

L’exemple de deux cabinets d’architectes spécialisés
dans la reconversion de friches industrielles

L’agence Reichen, Robert et associés a été fondée par les architectes Bernard Reichen et Philippe Robert, pionniers, dès les années 1970, pour des projets de reconversion de friches industrielles, dans un premier temps pour des constructions de nouveaux logements sur l’inspiration de ce qui s’est fait dans le quartier de Soho à New York (notamment le projet à Lille où les architectes ont réhabilité en 1980 l’ancienne usine Le Blan). L’agence qu’ils ont fondée en 1973 s’est ensuite tournée vers des projets de sauvegarde de grandes halles métalliques comme à La Villette (1985 et 2007) à Paris ou à Lyon avec la Halle Tony-Garnier (1988). On lui doit aussi la rénovation du Pavillon de l’Arsenal (1988) à Paris ou la reconversion du site de l’usine Menier à Noisiel qui accueille désormais le siège social du groupe Nestlé-France ou la cité du cinéma construite pour la société EuropaCorp Studios dans les locaux d’une ancienne centrale EDF de Saint Denis (2012).

L’agence Construire, emmenée par M. Patrick Bouchain et ses associés, a également réalisé de très nombreux projets de reconversion de friches industrielles, dont elle s’est fait la spécialité. C’est à M. Patrick Bouchain qu’on doit notamment le Lieu Unique (2000) à Nantes et le Channel (2007) à Calais. C’est également l’Agence Construire qui avait gagné le concours pour la réhabilitation à Roubaix, dans le quartier du Pile, d’entrepôts de conditionnement de laine construits en 1902 et désertées par les entreprises en 1998. Le lieu, devenu la Condition publique, qui se définit comme « manufacture culturelle » a ouvert en 2004 ; il comporte, sur une surface de 11 000 m2, une salle de spectacle modulable de 700 places, une salle de bal, une salle de conférences, des espaces d’exposition, une grande halle qui recouvre une ancienne rue, une pépinière d’entreprises, un restaurant, un café, une librairie et des boutiques. L’Agence a également été chargée dans le cadre de la reconversion de la Friche de la Belle de Mai à Marseille (reconversion des anciens entrepôts de la Seita fermés depuis 1994 puis squattés sur 45 000 m2, un projet urbain colossal) de la construction d’un théâtre constitué de deux salles, l’une de 370 places, l’autre de 150 places inaugurées en octobre 2013.

Une alliance de ces trois acteurs permettant une « co-construction » du projet tout au long de sa conception et de sa réalisation est ainsi indispensable pour que « l’utopie prenne vie ». Le projet de reconversion qui a conduit à l’ouverture du Centquatre à Paris en offre un assez bon contre-exemple. S’il ne fait pas de doute que ce projet est aujourd’hui une réussite, il n’en est pas moins vrai que ses débuts ont été rendus difficiles du fait de la méthode employée qui a consisté à ne nommer l’équipe de direction (les usagers du lieu) qu’une fois le projet architectural validé. Pour M. Frédéric Fisbach, ancien co-directeur avec M. Robert Cantarella pour la préfiguration et l’ouverture du Centre Quatre, cette méthode s’est avérée mauvaise puisque les lieux créés n’étaient pas pleinement adaptés au projet créatif de la nouvelle direction et sans doute in fine bien plus coûteuse que ne l’aurait été un projet associant dès le départ architectes et utilisateurs du lieu.

Le Centquatre à Paris ou la reconversion de l’ancien service municipal des pompes funèbres en résidences d’artistes

Le Centquatre est issu de la reconversion de l’ancien Service municipal des pompes funèbres de la ville de Paris, situé au 104 rue d’Aubervilliers, dans le XIXe arrondissement de Paris.

Ce bâtiment, construit en 1874, s’inspire du style de l’architecture industrielle de l’époque utilisant largement la brique, le verre et des structures de fonte et de fer. Il se compose de deux grandes halles dotées de verrières, de quais de déchargement, de cours anglaises, d’écuries et de longues caves.

Les façades et toitures des bâtiments donnant sur les rues d’Aubervilliers et Curial, ainsi que les deux halles et leurs cours ont été inscrites à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques en janvier 1997.

La mairie de Paris a par la suite décidé de protéger et de réhabiliter cet ensemble architectural ; en 2003, après avoir lancé une procédure de marchés de définition simultanés mettant en concurrence trois agences d’architecture, la Ville a confié la maîtrise d’œuvre des travaux de réhabilitation à l’Atelier Novembre, dont la proposition a été jugée comme respectant le mieux l’authenticité du site.

Les deux directeurs, MM. Robert Cantarella et Frédéric Fisbach, sont nommés en 2005. Ils développent un projet de création de résidences d’artistes et de production artistique contemporaine très diverse ; la ligne éditoriale du Centquatre s’intéresse à toutes les disciplines artistiques, sans hiérarchie de genres : théâtre, danse, musique, cinéma, vidéo, mais aussi arts culinaires, numériques et urbains…

Le Centquatre abrite non seulement des espaces dédiés à la création, mais aussi un ensemble de services : librairie, restaurants, boutiques…

Depuis son ouverture en octobre 2008, il reçoit 500 000 visiteurs-spectateurs chaque année.

Les propos entendus en auditions entrent en résonnance avec les préconisations de la mission d’information sur la création architecturale conduite par le président Patrick Bloche au nom de la Commission et dont la rapporteure pour avis était membre (20) : cette mission a préconisé l’aménagement de la procédure du concours de maîtrise d’œuvre consistant, sans remettre en cause la nécessité d’un tel concours, d’une part à faciliter l’accès au concours de candidats sans références soit parce qu’ils débutent, soit parce qu’ils n’en ont pas encore dans le domaine considéré, et, d’autre part, à assouplir la règle de l’anonymat pendant le déroulement de la phase du jugement qui, en l’état actuel de la procédure, interdit le dialogue entre le jury et les candidats avant le choix du lauréat.

Les anciennes usines sont des lieux chargés d’histoire, contrairement aux bâtiments construits ex nihilo. Ils ont donc une capacité plus grande à être acceptés plus rapidement par une population qui se les approprie plus naturellement.

À Noisiel ce potentiel était d’autant plus grand que l’ensemble des anciennes chocolateries Menier et du quartier qui s’était construit autour sous l’impulsion d’un capitaliste paternaliste du XIXsiècle apportait un élément de mémoire dans cette ville nouvelle qui en manquait tant.

La Ferme du Buisson à Noisiel : la reconversion de la ferme annexée aux anciennes chocolateries Menier en centre d’art et de culture

Noisiel, au cœur de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée, a été choisi en 1825 par M. Jean Antoine Brutus Menier pour l’installation de sa fabrique de poudres pharmaceutiques et de chocolat. Dès le milieu du XIXe, le petit village rural devient un véritable site industriel tandis que le sud de la commune est réservé à l’agriculture. La Ferme du Buisson, majestueux ensemble de briques rouges construit en 1880, trône au milieu de 500 hectares de champs, pâturages et bois. Elle devient vite un lieu de développement d’innovations technologiques dans le monde agricole.

Dans les années 1950, l’entreprise Menier connaît de nombreuses difficultés. La guerre puis l’émergence d’une concurrence étrangère particulièrement productive conduisent à la faillite les derniers industriels chocolatiers de la famille Menier.

En 1965, la ville de Noisiel dans l’ensemble de Marne-la-Vallée devient avec quatre autres villes de la région parisienne (Évry, Melun-Sénart, Saint-Quentin-en-Yvelines et Cergy-Pontoise) une ville nouvelle, imaginée dans le cadre d’un plan d’urbanisme visant à désengorger Paris. Au début des années 70, le visage de Noisiel change, le quartier de la Ferme du Buisson est le premier à être construit, laissant à l’écart l’ancienne ferme devenue friche. Il est alors d’abord envisagé que le bâtiment soit simplement détruit ; mais très vite l’intérêt architectural et historique du site est pris en compte et le projet de réhabilitation est adopté à la fin des années 1970 afin d’implanter un centre d’art et de culture.

M. Fabien Jannelle est nommé en 1979 directeur du Centre d’art et de culture qui s’installe dans les locaux rudimentaires de la Ferme du Buisson. Pendant les dix ans que dure la réhabilitation, le Centre d’art et de culture est contraint au « nomadisme » dans le Val Maubuée. À partir de 1983, les premiers événements se déroulent dans les murs, après la réhabilitation du premier espace, dénommé aujourd’hui Le Grenier. De nombreuses manifestations sont organisées qui font déjà de ce site en ruine un lieu de vie, de rencontres et de découvertes artistiques.

En 1983, le cabinet Grumbach et Huet obtient le projet de réhabilitation de la Ferme du Buisson. En 1986, la Ferme du Buisson, ainsi que douze autres éléments architecturaux de Noisiel, obtiennent l’inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Les travaux reprennent en 1987 pour la réalisation du théâtre dans le bâtiment central, achevé en 1990, date à laquelle la Ferme du Buisson devient scène nationale de Marne-la-Vallée. Au début de l’année 1991, le centre d’art et le cinéma sont inaugurés.

Cette appropriation est encore facilitée lorsque la population locale est associée aux évolutions des lieux en cours de rénovation, comme cela fut le cas à Calais. Pendant le temps qu’a duré le chantier de réhabilitation, le Channel est resté ouvert au public. Une programmation culturelle s’est tenue qui s’appuyait totalement sur l’état d’avancement du chantier. Comme l’a indiqué à la rapporteure pour avis M. Francis Peduzzi, directeur du Channel, scène nationale et chef du projet de reconversion des anciens abattoirs, la population s’est alors passionnée pour les coulisses du chantier, des visites scolaires ont été organisées, les ouvriers ont gardé un lien fort avec le lieu.

Le Channel, scène nationale à Calais :
la reconversion d’anciens abattoirs en site multiculturel

Le Channel, scène nationale, issu en 1991 de la transformation du Centre de développement culturel de Calais, ne disposait pas d’un lieu artistique en gestion propre, la mairie ayant refusé de le laisser occuper le théâtre municipal. À partir de 1994, il s’installe ponctuellement dans les anciens abattoirs de la ville de Calais, locaux d’une surface de 28 000 m2 situés en lisière de centre-ville, afin de préparer la première édition de Jours de fête à Calais, manifestation liée à l’ouverture du Tunnel sous la Manche.

En septembre 1997, le théâtre national de l’Odéon confie à la scène nationale de Calais, pour une année et demie, son théâtre mobile « la cabane ». En février 1999, l’équipe du Channel, emmenée par son directeur M. Francis Peduzzi, décide d’aménager une salle des anciens abattoirs (où elle dispose de locaux administratifs) et d’y implanter une structure mobile. Elle passe commande de l’aménagement de cette salle à l’artiste François Delarozière, directeur artistique de la compagnie La Machine, connu notamment pour avoir créé les structures monumentales des machines de l’île de Nantes ou certaines machines de la compagnie de théâtre Royal de luxe.

La salle, dénommée le Passager, est inaugurée en janvier 2000. C’est à partir de cette date que débute le projet de rénovation de la totalité du site et de transformation de l’ensemble des anciens abattoirs en lieu de vie, projet qui mobilise de nombreux partenaires institutionnels et en tout premier lieu la ville de Calais. Après une étude de programmation architecturale est lancé en 2003 un appel d’offres que remporte en 2004 l’Agence Construire de l’architecte Patrick Bouchain. Pour son travail, il est associé à l’artiste François Delarozière afin de faire se croiser les regards de l’architecte, axé sur l’ergonomie des lieux et de l’artiste pour une proposition plus poétique.

Les travaux débutent en 2006 ; durant la rénovation du site, la cabane de chantier héberge une très large part de la vie artistique du Channel, l’autre part se développant dans le chantier même, requérant parfois la présence des ouvriers. Le site est inauguré en juillet 2007.

Quelques jours à peine après la pose par le Président de la République François Hollande de la première pierre du chantier de reconversion de la Halle Freyssinet située dans le XIIIe arrondissement de Paris, qui deviendra bientôt, sous la houlette experte de l’architecte Jean-Michel Wilmotte, un incubateur pour start-up innovantes, la rapporteure pour avis souhaite constate que l’intérêt que l’on peut porter à l’architecture industrielle est intact et largement porté également par les investisseurs privés – ce n’est pas le premier exemple en la matière, songeons notamment aux anciennes chocolateries Menier de Noisiel, devenues en 2013 le siège social du groupe Nestlé-France. Les projets de reconversion s’orientent davantage aujourd’hui vers l’activité économique.

À Pont-Audemer, un autre projet de réhabilitation plus récent a également retenu l’attention de la rapporteure pour avis : il s’agit de la reconversion d’une ancienne cartonnerie en pépinière d’entreprises, inaugurée en octobre 2014.

La reconversion d’une ancienne cartonnerie en pépinière d’entreprises
à Pont-Audemer

Le projet, porté par la Communauté de communes de Pont-Audemer et l’Établissement public foncier de Normandie, a consisté en la réhabilitation intérieure d’un bâtiment industriel, ancien fleuron de l’industrie manufacturière, pour en faire une pépinière d’entreprises et proposer à la location des locaux adaptés aux jeunes TPE, des plates-formes collaboratives, un accueil téléphonique et un secrétariat partagé, un espace informatique et de communication commun, un espace formation...

Ce projet est inscrit dans une démarche écologique : l’éco-quartier ainsi créé a pour vocation de provoquer un changement culturel dans le comportement des habitants.

De l’ensemble du site de la cartonnerie, il ne reste que l’enveloppe extérieure du bâtiment le mieux conservé, faite de briques rouges. Les éléments de charpente métalliques, parfois renforcés à certains endroits, ont également été conservés afin de garder un aspect extérieur proche de ce qu’était le bâtiment à la fin du XIXsiècle. À l’intérieur, une nouvelle distribution des espaces a permis de créer des petits ateliers au rez-de-chaussée, des bureaux destinés aux activités tertiaires à l’étage et plusieurs espaces communs destinés à mutualiser certains services. Avec la reprise de la couverture du bâtiment et la création d’une vaste verrière, les architectes ont misé sur les apports de lumière naturelle à l’intérieur de la pépinière d’entreprises. Ils ont aussi misé sur un bâtiment exemplaire en termes de performances énergétiques.

Pour l’architecte Sébastien Eymard entendu en audition, l’avenir est sans doute moins à la reconversion en lieux culturels qu’à la transformation d’usage s’associant loisirs, logement et activité économique, sur le modèle de ce qui a pu se faire au Brésil, au centre social Pompeia de São Paulo. Réalisée par l’architecte italienne Lina Bo Bardi, la transformation d’une ancienne usine en « Citadelle du loisir » faire désormais cohabiter des familles qui habitent les logements dans les étages, des lieux de création, des lieux de loisir, des salles de sport, des entreprises, des crèches. La convivialité et le partage sont au cœur de ce projet.

Quand on voit la pénurie de logements dont souffre notre pays, comment ne pas être séduits par les projets de reconversion de bâtiments industriels anciens, situés en cœur de ville. Émergent aussi des projets de constructions de logement participatif, associant dès la conception les futurs habitants. On est loin d’avoir fini d’inventer, d’expérimenter de nouvelles voies de création !

Un problème demeure cependant : les capacités d’innovation de nos architectes se heurtent à l’application des normes. Si les architectes Bernard Reichen et Philippe Robert ont été les pionniers dans les années 1970 dans la reconversion en logements de friches industrielles, sur le modèle de ce que les New Yorkais avaient fait dans le quartier de SoHo, il est évident qu’aujourd’hui la multiplication des normes rendrait quasiment impossible la réalisation de tels projets.

CONCLUSION : LIBÉRER LA CRÉATION ARCHITECTURALE D’AUJOURD’HUI POUR PRODUIRE LE PATRIMOINE DE DEMAIN

Vouloir offrir un patrimoine aux générations à venir suppose de laisser libre l’imagination des créateurs ; mais à écouter les concepteurs, les porteurs de projets, les architectes, la création originale est devenue un acte complexe.

L’architecte Rudy Ricciotti, à qui on doit – entre autres – le magnifique écrin du nouveau Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) à Marseille, dénonce dans un récent ouvrage intitulé « l’architecture est un sport de combat » (21) les dégâts causés par une « réglementation omniprésente » et « assassine » qui bride la création architecturale ; avec son style enflammé, il déclare la guerre à la « pornographie réglementaire », à cette standardisation qu’elle induit, qui est « un laminoir qui vous pèle l’âme jusqu’à l’os ». Dans une contribution écrite qu’il a adressée après son audition à la rapporteure pour avis, il alerte sur les abus du principe de précaution ; il écrit qu’en matière architecturale, « le principe de précaution est oxymore du cauchemar forniquant avec l’utopie afin qu’en vain, la peur soit sous contrôle. Il faut être cocaïné pour être dans cet artificiel désir, il faut jeûner pour cette anxiété permanente et être lucide pour rester paranoïaque... Comme instinct de survie. (...) comment défendre qu’il est honorable d’être imprudent » (22).

L’architecte de mener alors croisade pour assouplir des normes qui, appliquées de manière aveugle, coûtent cher, brident la création architecturale et in fine aboutissent à un désastre environnemental et patrimonial. Les abus du principe de précaution provoquent l’augmentation du consumérisme technologique et donc de l’empreinte environnementale (acier, aluminium et inox sont bien plus coûteux en termes environnementaux que le béton).

Mais Rudy Ricciotti n’est pas le seul à pousser un cri d’alarme, d’autres que lui, sans employer le même ton ni les mêmes mots, n’en dressent pas moins un constat tout aussi sévère.

Ainsi M. Jack Lang, dans son ouvrage récent précité (23), dénonce la laideur qui nous entoure, les ronds-points aux décorations douteuses, les zones commerciales standardisées, les zones pavillonnaires uniformes, sans parler du mobilier urbain et ses « jardinières en granulo-béton devenues tombeaux à cigarettes ». M. Jack Lang de poursuivre : « Il est temps que le respect de la beauté passée se double d’une exigence de la beauté à venir (...) des générations ont façonné le visage de la France. Pour éviter que la nôtre ne la défigure pour longtemps alors que le concert des intérêts à court terme est assourdissant, nous devons réveiller notre capacité à embellir notre pays » (24).

La réutilisation du patrimoine et sa reconversion sont une bonne réponse à cette standardisation, à cette lutte qu’il nous faut maintenant mener pour libérer la création architecturale, pour lutter contre l’uniformité ambiante liée à une uniformisation des goûts ; mais rien ne sera possible si on ne met pas un terme à l’application de normes toujours plus nombreuses et contraignantes !

La rapporteure pour avis se réjouit de l’annonce faite par la ministre de la Culture et de la Communication, lors de son audition par la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation le 14 octobre dernier, de l’ajout d’un volet relatif à la création architecturale dans le futur projet de loi dont la présentation est prévue au premier semestre de l’année prochaine. Elle espère que la discussion de ce texte sera l’occasion pour le Parlement d’assouplir certaines normes afin de remettre, enfin, la beauté au cœur de la création architecturale dans notre pays !

Car, comme l’écrivait René Char dans Les feuillets d’Hypnos, « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté ».

TRAVAUX DE LA COMMISSION

I. AUDITION DE LA MINISTRE

La Commission des affaires culturelles et de l’éducation procède, le jeudi 30 octobre 2014, en commission élargie à l’ensemble des députés, dans les conditions fixées à l’article 120 du Règlement, à l’audition de Mme Fleur Pellerin, ministre de la culture et de la communication, sur les crédits pour 2015 de la mission « Culture » (25).

II. PRÉSENTATION DE L’AVIS

La Commission des affaires culturelles et de l’éducation procède à l’examen des rapports pour avis de Mme Annie Genevard (Création ; Transmission des savoirs et démocratisation de la culture) et de Mme Sophie Dessus (Patrimoines) sur les crédits pour 2015 de la mission « Culture » lors de sa séance du mercredi 29 octobre 2014.

M. le président Patrick Bloche. Les rapports pour avis de Mme Annie Genevard et de Mme Sophie Dessus sur les crédits de la mission « Culture » du projet de loi de finances pour 2015 sont les derniers à être examinés par notre Commission. Nous poursuivrons néanmoins nos travaux sur le PLF 2015 en commission élargie et en séance publique. Je souligne par ailleurs que nous nous illustrons en matière de parité puisque nos deux rapporteures succèdent aux trois rapporteures qui ont présenté hier leurs rapports pour les crédits des missions « Enseignement scolaire » et « Enseignement supérieur et recherche ». Nous allons même au-delà puisqu’il y a eu, cette année, une majorité de femmes parmi les dix rapporteurs.

Je cède maintenant la parole à Mme Annie Genevard, qui a souhaité centrer son rapport relatif au programme 131 « Création » et au programme 224 « Transmission des savoirs et démocratisation de la culture » sur les outils d’observation dont dispose le ministère de la culture pour assurer un aménagement équilibré du territoire en matière culturelle.

Mme Annie Genevard, rapporteure pour avis. J’ai souhaité aborder un sujet très peu étudié, sur lequel on ne dispose, par conséquent, que de peu de renseignements : l’observation par le ministère de la culture des politiques culturelles dans les petites villes rurales ou périurbaines et la mesure de leurs effets sur les territoires.

Ce choix a été dicté par un triple constat.

L’accès de tous à la culture est une priorité politique, comme l’a rappelé le projet annuel de performances de la mission « Culture » pour 2015. En septembre 2012 déjà, la précédente ministre de la culture invitait les directions régionales des affaires culturelles (DRAC) à définir une stratégie pour l’égalité des territoires.

Deuxièmement, il apparaît nécessaire de se doter d’outils de pilotage pour observer et analyser les pratiques. Or, les villes de moins de 10 000 habitants, qui représentent tout de même 97,5 % des communes de France et 50 % de la population nationale, demeurent dans l’angle mort des indicateurs du ministère.

Enfin, dernier constat, les petites communes ne ménagent pas leurs efforts en la matière. L’étude que nous avons menée dans trois communes du Doubs – deux en milieu rural, une en agglomération – a montré qu’elles jouaient un rôle essentiel dans le déploiement territorialisé d’une offre culturelle de qualité et de proximité, notamment grâce à la présence quasi systématique du triptyque d’équipements culturels que sont la médiathèque, la salle de cinéma et la salle de spectacle. Par ailleurs, il est apparu qu’elles consentaient un effort notable de professionnalisation de l’emploi culturel, phénomène relativement récent dans les petites villes.

Le sujet que j’ai retenu a déjà été partiellement évoqué en 2006 dans le rapport d’information sur l’action culturelle diffuse, instrument de développement des territoires, élaboré par Jean Launay et Henriette Martinez, au nom de la Délégation à l’aménagement et au développement durable du territoire. Il pointait déjà le manque d’instruments de mesure de l’action culturelle.

J’ai souhaité pousser plus loin l’analyse et présenter des pistes dont l’exploration permettrait au ministère de la culture de disposer d’outils de pilotage d’une politique de démocratisation culturelle.

En 2012, un rapport de l’inspection générale des affaires culturelles (IGAC) a constaté l’existence de « failles » dans l’aménagement culturel du territoire. Le terme est intéressant car il évoque à la fois la défaillance des politiques publiques, dont la mission est pourtant d’assurer l’égalité de territoires, et la faille au sens géographique, c’est-à-dire la rupture territoriale et la segmentation de l’offre culturelle. Il a établi un classement des régions en trois catégories qui montre que certaines d’entre elles cumulent plusieurs carences en matière d’aménagement du territoire, y compris dans le domaine de la culture.

Un autre facteur d’inégalités territoriales est peut-être à chercher du côté de l’orientation très forte des financements publics vers les grandes métropoles. L’IGAC a remis en juin 2014 à la ministre de la culture un rapport analysant les interventions financières et les politiques culturelles en région qui comporte une très intéressante étude de la répartition régionale des dépenses d’intervention du ministère – crédits centraux et déconcentrés. Elle montre qu’en 2013, avec 2,2 milliards d’euros sur 3,3 milliards d’euros, la région Île-de-France a concentré 66 % de la totalité des crédits du ministère destinés aux régions - 13 % des crédits déconcentrés et 77 % des crédits centraux. Une telle situation s’explique en grande partie par l’implantation majoritairement parisienne des établissements publics nationaux, qui a pour effet de surreprésenter dans cette région les dépenses culturelles du ministère alors même que celles-ci « ont vocation à couvrir l’intégralité du territoire national ou toucher un public non francilien », selon les auteurs du rapport. Encore faudrait-il disposer des éléments d’analyse de la fréquentation de ces équipements par des non-franciliens pour se persuader de la pertinence de ce déséquilibre des financements.

La lutte contre ces inégalités de traitement renvoie à des enjeux multiples.

Un enjeu de cohésion sociale, tout d’abord : la lutte contre les failles culturelles qui touchent une partie de notre territoire est avant tout une question d’équité entre nos concitoyens pour l’accès à la culture. C’est un problème politique et une exigence morale. Dans ses travaux récents, le géographe et chercheur Christophe Guilluy a souligné la persistance dans notre pays de fractures territoriales et fait le constat d’un phénomène de relégation d’une France périphérique des petites villes et des territoires éloignés des métropoles qui, elles, bénéficient de très nombreux équipements notamment culturels.

Un enjeu économique, ensuite : l’impact économique des implantations culturelles dans les petits bassins de vie a été souligné dans un rapport élaboré conjointement par l’inspection générale des finances et l’IGAC. Il établit une corrélation positive entre les initiatives culturelles et le développement local mais déplore le caractère disparate et non méthodique des études réalisées sur le sujet. Il met en évidence – un fait extrêmement important à mes yeux – la présence d’une implantation culturelle significative est d’autant plus importante que le bassin de vie est modeste en nombre d’habitants.

C’est dans cette perspective qu’il est nécessaire de disposer d’outils d’observation pour amplifier les effets de ce facteur de richesse.

Les auditions ont démontré que le ministère ne dispose que de très peu de connaissances sur la cible que nous avons retenue, à savoir les communes de moins de 10 000 habitants. Les analyses quantitatives restent concentrées sur les grands pôles urbains et les villes moyennes. En mars 2014, une grande étude portant sur les dépenses culturelles des collectivités territoriales en 2010 a montré que celles-ci s’élevaient à un total de 7,6 milliards d’euros et que la part de budget qui y était consacrée était de 2,7 % pour les régions, 2,1 % pour les départements et de 8 % pour les communes de plus de 10 000 habitants et leurs groupements. Que dépensent les 97,5 % communes restantes et pour quelles actions ? Nous ne le savons pas. Des études thématiques portant sur les pratiques culturelles des Français existent – surtout pour la lecture publique et le cinéma, les données faisant particulièrement défaut pour ce qui est du spectacle vivant – mais les enquêtes menées ne prennent que partiellement en compte les problématiques territoriales. Il ressort néanmoins que, même si la fréquentation en zone rurale progresse – et on le doit sans doute à l’effort de structuration culturelle consenti par les communes –, les taux de fréquentation restent bien moins élevés et moins réguliers que dans les zones urbaines. La politique culturelle est d’abord une politique de l’offre. Si celle-ci est abondante, la demande, c’est-à-dire la fréquentation, est là.

La question est de savoir quelle méthodologie d’observation mettre en place pour promouvoir la culture sur les territoires.

L’approche territorialisée développée par L’INSEE, service de la statistique publique, pourrait être transposée aux études du ministère de la culture.

Le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) mène des études sur l’accessibilité des services au public au travers de cinq dimensions, point qui nous a particulièrement intéressés lors des auditions : le temps et la facilité d’accès, la disponibilité du service, son coût, son niveau, le choix et l’information sur le service. Ainsi, une cartographie nationale de l’accès aux salles de cinéma en fonction des chronodistances a pu être établie par le CGET et l’Institut national de recherches agronomiques (INRA). Elle a permis d’identifier des territoires insuffisamment équipés et le Centre national du cinéma (CNC) a mis en place une commission d’aide sélective qui donne la priorité aux projets dans ces zones moins dotées. Cette démarche pourrait aisément être appliquée à d’autres services culturels, comme la lecture publique ou le spectacle vivant, grâce à une coopération, au niveau régional, des DRAC et de l’INSEE, en lien avec le CGET.

Remettre le territoire au centre de l’action publique en matière culturelle a du sens. C’est une logique plus transversale et susceptible de répondre aux enjeux de la démocratisation culturelle. Mais pour cela, il est crucial de mettre en place des outils de diagnostic territorial dans chaque région, par exemple, en établissant une cartographie des équipements culturels et de leur accessibilité selon la méthode utilisée par le CGET, ou en uniformisant la nomenclature d’observation des activités culturelles et de leur financement.

Lors des auditions, j’ai été particulièrement impressionnée par la méthode mise en place par la DRAC Rhône-Alpes qui a dressé un état des lieux des pratiques culturelles des villes les moins peuplées de la région, grâce aux données statistiques et cartographiques. C’est ainsi que quarante-neuf EPCI ont été identifiés comme territoires prioritaires auxquels la DRAC a proposé une convention de développement culturel ayant pour but de promouvoir la découverte et l’éducation à l’art et à la culture tout au long de la vie.

L’observation fine peut aider à ajuster les politiques culturelles aux territoires. Les auditions ont permis de dégager quelques lignes de force pour combler les failles culturelles dont souffre notre pays. J’en dénombrerai trois : encourager et soutenir la fonction d’appui des petits bourgs centres qui disposent d’équipements culturels ; concentrer les nouveaux équipements et les actions de médiation culturelle sur les zones blanches ; encourager l’itinérance artistique et la diffusion hors les murs.

Rompre avec une approche exclusivement centrée sur les différentes disciplines de la création pour adopter le territoire comme clé d’entrée des politiques culturelles est devenu un enjeu majeur de la démocratisation culturelle dans notre pays.

C’est grâce à la connaissance fine des territoires, à leur cartographie, à l’identification des zones les moins dotées, des zones blanches, des zones de relégation culturelle parfois, comme des zones d’appui culturel, que pourra plus efficacement être pilotée une politique culturelle appropriée.

Je vous remercie pour votre attention et surtout pour l’appui qui pourra être donné à la suite de ces travaux.

M. le président Patrick Bloche. Nul doute que nombre de nos collègues se montreront sensibles à la volonté d’assurer un aménagement équilibré du territoire en matière culturelle, enjeu dont l’importance se mesure aussi à l’aune de notre histoire récente : la politique de développement culturel, mise en œuvre dans les années quatre-vingts sous l’égide de Dominique Wallon, a sans doute été l’un des facteurs les plus marquants de la réorientation des politiques publiques en matière de culture.

Sophie Dessus va maintenant nous présenter son rapport sur le programme 175 relatif aux « Patrimoines », consacré plus spécifiquement à la protection et à la reconversion du patrimoine industriel des XIXe et du XXsiècles, sujet qui n’est pas sans rapport avec les travaux de la mission d’information sur la création architecturale, qui nous ont permis de montrer combien la réhabilitation était essentielle à la création.

Mme Sophie Dessus, rapporteure pour avis. Qui eût pu dire qu’en travaillant sur le budget du patrimoine, nous partions vers une étonnante aventure, qui nous a conduits des usines désaffectées au cœur de la création artistique et des utopies urbaines ?

On ne peut présenter le budget du patrimoine sans se poser la question : qu’est-ce que le patrimoine ? Patrimoine d’hier, patrimoine d’aujourd’hui, patrimoine de demain, patrimoines tout simplement réunis dans le temps par la création artistique.

Le patrimoine d’hier et son budget, nous l’évoquerons demain, à l’occasion de la commission élargie. Le patrimoine d’aujourd’hui, ou celui récemment considéré comme tel, j’y consacrerai mon intervention en m’attardant sur la réhabilitation de sites industriels des XIXe et XXsiècles et leur reconversion en sites culturels. Quant au patrimoine de demain, il renvoie à la question de savoir si l’on veut se donner les moyens d’avoir un patrimoine du XXIsiècle et si l’on laisse aux créateurs la possibilité de le bâtir dans une société où la diversité cède la place à la standardisation, standardisation qui, selon Rudy Ricciotti, est un « laminoir qui vous pèle l’âme jusqu’à l’os ».

Si le XIXe siècle a été marqué par l’invention des monuments historiques, encensés par une mémoire collective – loi de 1913, mesures de protection des années 1930 –, il faudra attendre André Malraux puis Jack Lang pour que notre patrimoine industriel, scientifique ou technique devienne objet de convoitise et que l’on bascule de la notion d’un patrimoine révéré mais figé à un patrimoine « recyclé », un patrimoine « de lieux vivants, pour des gens vivants, et porté par un projet collectif : une utopie urbaine », selon les termes de Fabien Jannelle de la Ferme du Buisson. Et c’est à travers l’exemple de quelques sites industriels que nous avons tenté de comprendre ce que cette utopie voulait dire.

À côté du plus emblématique d’entre eux, le Lieu Unique, ancienne biscuiterie de la famille Lefèvre-Utile à Nantes, citons entre autres la Ferme du Buisson à Marne-La-Vallée, ancienne chocolaterie de la famille Menier, le Channel, anciens abattoirs de Calais, la Papeterie à Uzerche, le Centquatre, anciennes pompes funèbres de la Ville de Paris, le Magasin, ancienne chaudronnerie à Grenoble, ou la Belle de Mai, ancienne usine d’allumettes, à Marseille.

Ce qui est frappant, c’est leur point commun à tous, le secret de la réussite de leur réhabilitation, qui tient à la réunion de trois éléments : un site, une équipe, un projet. S’il en manque un seul, la greffe prend plus difficilement et la réhabilitation perd de sa raison d’être.

« Pour réussir la grande aventure culturelle, il faut la sainte alliance entre le monde culturel et le monde politique », nous a expliqué Fabien Jannelle de la Ferme du Buisson. Il a estimé ne pas être parvenu à relever le défi jusqu’au bout parce que l’adhésion de la collectivité lui avait manqué. Peut-être n’a-t-il pas eu les élus locaux derrière lui autant qu’il l’aurait souhaité, mais il a eu l’appui du ministre de la culture, Jack Lang, et son utopie urbaine a pris corps.

Au Channel à Calais, un élu, l’architecte Patrick Bouchain, et Francis Peduzzi, l’initiateur du projet, ont formé une équipe soudée, investie, adaptant le chantier en permanence à l’évolution du projet, qui a permis la création, dans les anciens abattoirs, d’un lieu correspondant aux attentes du public, des initiateurs et des élus, pour 15 millions d’euros, soit un coût au mètre carré moins élevé que pour la construction de logements sociaux.

Le Lieu Unique, quant à lui, reste le plus exemplaire. À son origine, on trouve un élu, Jean-Marc Ayrault, un initiateur, Jean Blaise, un architecte, Patrick Bouchain. Et ces trois « allumés », titre que je leur donne en mémoire de l’histoire culturelle de Nantes qu’ils ont portée, ont conquis la ville à partir de leur projet culturel. En 1999, pour 60 millions de francs, ils ont créé le Lieu Unique, qui a été suivi par les spectacles de Royal de Luxe, les Machines de l’Île et le Voyage à Nantes. Ils avaient rêvé de faire de la politique culturelle l’épine dorsale de l’économie et de la redynamisation du territoire et ils l’ont fait.

Au Centquatre, la conception fut différente. Il n’y a pas eu d’équipe à proprement parler, mais un architecte qui a signé une belle restructuration. Toutefois ni la complicité politique, ni le projet n’étaient aussi présents qu’ailleurs. « On aurait dû être à la fois plus audacieux et plus modeste, on n’avait pas assez défini les besoins en amont, ce qui a entraîné un surcoût important, et des contraintes architecturales que les élus un peu trop éloignés du dossier n’ont pas pu négocier », nous a expliqué l’un des coordinateurs, Frédéric Fisbach. Ici a manqué au projet le rêve qui se doit d’aller avec le site, pour que l’âme et l’histoire de ce dernier soient respectées.

Ce mélange d’utopie et respect, on le retrouve à la Papeterie ou au Channel, où Francis Peduzzi explique qu’ « un milieu culturel au XXIe siècle n’est pas un théâtre, mais un lieu de vie, où l’on se rend sans avoir à assister à une pièce, où l’on trouve un resto, un bar, une librairie, une crèche, un lieu de rencontre et de création, un lieu au service de l’imaginaire ». Jean Blaise, pour sa part, parle d’un « lieu qui va transpirer l’art », et Patrick Guyer, actuel directeur du Lieu Unique, d’un « familistère toujours ouvert à tous ».

Ainsi, à la Ferme du Buisson, projet et site s’entremêlent. Dans ce village saint-simonien, on a appliqué les principes de l’abbaye de Thélème, chers à Rabelais. On y joue la carte patrimoniale, tout autant que celle de la création ; on n’y dissocie pas l’enseignement de la détente. Point de luxe ostentatoire, mais l’essentiel : dialogue et confrontation entre les artistes, les passants, les entreprises. Sur les chantiers, on ne danse pas avec les loups mais avec les pelleteuses. Sur le site, prime la volonté que les habitants s’approprient l’espace et réalisent l’utopie de croire en la culture pour changer le monde.

Pour réussir, explique Marc Warnery du cabinet d’architectes Reichen et Robert, « il ne faut pas démolir pour reconstruire, il faut faire avec », en s’adaptant aux territoires, en redonnant vie à des quartiers désertifiés, en aménageant des projets urbains dans des zones en friche, en évitant la banalisation, en réapprenant à vivre ensemble, en amenant une nouvelle identité à un lieu. Le site de DMC à Mulhouse en est un exemple.

Tout cela n’est que l’illustration des propos de Christian de Portzamparc selon lesquels « respecter le passé, c’est le faire revivre ». C’est ainsi que se dessinent aujourd’hui de grands projets qui feront les villes de demain, avec une autre façon de les habiter et de vivre ensemble, que ce soient le projet Darwin à Bordeaux ou Pompeia à São Paulo.

Vouloir des villes de demain, vouloir des utopies urbaines implique d’être prêts à se battre pour soutenir ce que sera le patrimoine de demain. Et vouloir un patrimoine demain, c’est laisser libre cours à l’imaginaire du créateur, ce qui, à écouter les porteurs de projets comme les architectes, est devenu très complexe dans la société standardisée qui est la nôtre, régie par un océan de normes. Certains s’y résignent, tels les membres de l’agence Reichen et Robert : « le problème des normes, c’est qu’elles sont aveugles, et qu’elles changent avant même que le projet ne soit terminé ; elles se cumulent, sont limitatives et non incitatives ». D’autres, plus philosophes ou plus aguerris, comme au Lieu Unique, contournent les obstacles, avec le soutien des municipalités qui décident de ramener la notion de bon sens là où elle n’est plus. D’autres encore, plus poétiques, comme Francis Peduzzi, réclament désormais une norme, mais une seule, la HQH, norme de « haute qualité humaine ».

Rudy Ricciotti quant à lui, y va à la marseillaise. Avec sa verve toute méditerranéenne, dans son ouvrage L’architecture est un sport de combat, il déclare la guerre au « salafisme architectural, à la pornographie réglementaire » ; il crie haro sur « les criminels de l’environnement, les déserts de la répétition, la perte des savoir-faire ». Il nous alerte enfin sur les abus du principe de précaution, « oxymore du cauchemar forniquant avec l’utopie » : « le principe de précaution provoque l’augmentation du consumérisme, avec à la clé un désastre environnemental ». « À qui profite, ajoute-t-il, ce principe de précaution qui permet de fabriquer des marchés ? Qui écrit les champs normatifs ? Qui les conseille ? Les sachants ne seraient-ils pas, en réalité, les fabricants ? Ceux qui jour après jours participent à l’exil de la beauté ? ». Et ces questions, il nous les pose à nous, députés, il nous demande de travailler sur ce sujet et d’y travailler vite, car « le suicide collectif est engagé, dans l’indifférence citoyenne ».

Excessif, allez-vous me dire. Pourtant, Rudy Ricciotti n’est pas le seul à sonner l’alerte. Sur un ton plus angevin, mais tout aussi catastrophé, Jack Lang nous rappelle que nous sommes responsables. Il importe selon lui que la future loi relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine s’attaque à ces problématiques, afin que le patrimoine ait un avenir. « Ouvrons les yeux, écrit-il. Arrêtons le massacre. Arrêtons d’anéantir les beautés du passé, nous dépouillons l’avenir. Ce n’est pas manquer d’imagination que de vouloir conserver des monuments qui ont perdu leur usage, c’est au contraire avoir confiance en celle des hommes pour les réinventer. Déclarons la guerre à la routine stérile et au byzantinisme. Nous avons laissé s’installer partout le même lotissement. Nous avons réussi à standardiser la périphérie des villes ; nous avons fait des zones commerciales des champs de tôles ondulées. Nos jardinières en granulo-béton sont devenues des tombeaux à mégots. Nous célébrons la dictature du thuya. Nous multiplions les ronds-points devenus la spécialité de l’art décoratif français. Ouvrons les yeux, il est grand temps d’utiliser le patrimoine comme un levier de l’aménagement du territoire et de l’urbanisation. Il est temps que le respect de la beauté passée se double d’une exigence de beauté à venir. » Et de conclure en citant René Char : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté ».

M. le président Patrick Bloche. Nous pourrions être, pour notre part, à l’initiative d’une nouvelle norme, la HQP, « haute qualité parlementaire ». Qu’en pensez-vous, chers collègues ?

Nous en venons aux orateurs des groupes.

Mme Marie-Odile Bouillé. Mesdames les rapporteures, je vous remercie pour le travail que vous avez réalisé et pour votre choix particulièrement pertinent en matière d’angles d’étude – d’un côté, l’aménagement équilibré des territoires en matière culturelle, de l’autre, le patrimoine industriel.

Mon intervention sera constituée davantage de remarques que de questions à proprement parler.

S’agissant de l’architecture industrielle, il faut noter que les bâtiments construits entre 1945 et 1990 sont encore peu labellisés. Mais au-delà de la mise en valeur de ce patrimoine, madame Dessus, vous insistez sur une autre voie, celle de la reconversion : « respecter le passé, c’est faire revivre les lieux ». Vous soulignez, à juste titre, l’importance de l’engagement des élus, du rôle de l’architecte et celui de l’appropriation des lieux par les habitants, facteurs essentiels de réussite pour redonner vie au patrimoine industriel. Mon seul regret, chère collègue, est que, de Nantes, vous n’ayez pas poussé jusqu’à Saint-Nazaire pour visiter le théâtre, installé dans une ancienne gare ferroviaire.

Madame Genevard, vous abordez une problématique à laquelle les uns et les autres nous sommes trouvés confrontés dans nos régions, départements ou communes : pour assurer un aménagement équilibré du territoire en matière culturelle, à quels outils d’observation le ministère de la culture doit-il avoir recours ?

Mais avant d’aborder ces questions avec vous, je voudrais revenir sur quelques points de votre analyse du projet de budget pour 2015.

Je me réjouis tout d’abord de la sanctuarisation du budget de la culture. Elle illustre une fois de plus l’engagement de notre gouvernement en faveur de la culture, malgré la situation économique difficile et très contrainte. Le budget total s’élève à 3,22 milliards d’euros, soit une petite augmentation – 0,31 % – par rapport à 2014. Les moyens en faveur des structures de création et des projets territoriaux sont consolidés, grâce notamment à une augmentation de 1,4 % des interventions pour le spectacle vivant et un effort particulier pour les scènes de musiques actuelles et les scènes nationales. Les DRAC connaîtront une augmentation de 1,2 % des moyens dévolus aux arts plastiques, au développement des lieux de présentation et aux dispositifs permettant de développer la scène artistique française.

Pour ce qui est des crédits relatifs à la transmission des savoirs et à la démocratisation de la culture, soulignons la priorité politique accordée à la mise en œuvre du plan en faveur de l’éducation artistique et culturelle, dont les dotations sont passées de 7,5 millions d’euros en 2014 à 10 millions en 2015, soit une augmentation de 6,5 %. Ce plan, qui doit permettre à chaque enfant ou jeune de rencontrer les acteurs de la culture tout au long de sa scolarité, est désormais inscrit dans le parcours d’éducation artistique de la programmation pour la refondation de l’école. À cela s’ajoutent les 36,33 millions d’euros de dotation alloués à l’ensemble des institutions culturelles subventionnées par le ministère mais aussi aux structures labellisées et réseaux soutenus par les régions.

Les crédits déconcentrés sont essentiellement délégués aux DRAC pour l’accompagnement des démarches des collectivités territoriales dans un cadre contractuel et pluriannuel comme les conventions de développement culturel. C’est à travers cette ligne budgétaire, madame Genevard, que les DRAC pourraient répondre à votre attente en matière d’équilibre des territoires.

Dans votre rapport, vous observez à juste titre la concentration des crédits à Paris par rapport à l’Île-de-France dans son entier. Le même constat s’impose à l’échelon du département de la Loire : sur un total de 6,4 millions d’euros, Saint-Étienne Métropole se voit allouer 5,7 millions d’euros, ce qui ne laisse que 700 000 euros pour le reste du département.

Nous pouvons tout à fait partager votre triple constat que vous faites sur la priorité politique que doit constituer l’accès à la culture pour tous, sur les petites communes qui ne ménagent pas leurs efforts pour la culture, et sur la nécessité de mettre en place des outils d’observation.

Se pose toutefois la question de la part de budget que les petites communes accordent à la culture ; celle-ci est hautement significative de la volonté politique des élus. Vous ne précisez de chiffres que pour une seule commune, la vôtre, je crois.

Autre élément que je voudrais mettre en avant et que vous n’abordez pas dans vos préconisations : le projet culturel construit par les élus. Cette dimension concerne les villes plus petites qui, dans le cadre des EPCI, mettent en place des conventions culturelles auxquelles participent les autres collectivités – département, région –, les acteurs culturels des territoires et les DRAC. À cet égard, la démarche de la DRAC Rhône-Alpes que vous citez est exemplaire : elle a dégagé 500 000 euros pour un conventionnement avec les EPCI constitués de communes éloignées des métropoles, en s’appuyant sur les scènes nationales ou conventionnées, en mutualisant les outils – médiathèques, écoles de musique, interventions d’artistes plasticiens –, en développant l’accueil d’artistes en résidence, pour faire vivre la culture dans tous les territoires.

L’approche que vous nous présentez, à savoir la superposition d’outils géographiques, est probablement nécessaire mais elle n’est pas suffisante. Pour mettre en place des projets culturels dans ces lieux que l’on dit éloignés, la volonté des élus au sein des EPCI est essentielle. Cela suppose de partager les compétences, les outils et de développer la solidarité. Je vous remercie de me dire ce que vous pensez de la contribution que pourrait apporter un projet culturel de territoire à l’aménagement équilibré des territoires.

M. Michel Herbillon. Faisant écho aux déclarations de Manuel Valls en juillet, la nouvelle ministre de la culture s’est félicitée, devant notre commission, de pouvoir annoncer la sanctuarisation du budget pour la période 2015-2017. Ce serait le signe tangible de la priorité donnée par le Gouvernement à la politique culturelle. Présentation des choses pour le moins audacieuse qui ne résiste pas hélas ! à l’examen des faits.

Audacieuse car cette promesse de sanctuarisation a un côté déjà-vu, séquence boîte à souvenirs du plus mauvais effet quand on sait que cet engagement de François Hollande pendant la campagne présidentielle s’est traduit depuis deux ans par une saignée des moyens dédiés à l’action culturelle de l’État, sans précédent depuis les débuts de la Ve République. Certes, en 2015, les crédits ne subiront pas les amputations des années passées. Néanmoins, cette stabilisation se fait à un étiage budgétaire très bas. Elle masque aussi de nouvelles baisses dans des secteurs déjà très affectés par les réductions antérieures.

Les travaux de nos deux collègues rapporteures, Annie Genevard et Sophie Dessus, sont tout à fait éclairants.

Concernant les crédits du patrimoine, le rapport de Mme Dessus illustre la chute vertigineuse des crédits depuis 2012. Si 5 millions d’euros supplémentaires seront dévolus au patrimoine en 2015, ce n’est qu’une goutte d’eau face à la baisse de 115 millions d’euros par an subie par le patrimoine entre 2012 et 2014. La situation est particulièrement préoccupante pour la restauration des monuments historiques, dont le budget continuera de décroître en 2015, diminution d’autant plus inquiétante que les collectivités locales se désengagent du financement de ces opérations du fait des baisses de leurs dotations budgétaires.

Dans le même esprit, soulignons que les moyens dédiés aux musées et à l’enrichissement des collections publiques seront étales l’an prochain, à des niveaux historiquement bas, après des baisses respectives de 10 % et 50 % de leur montant depuis 2012. Si l’on se félicite de la décision d’ouvrir sept jours sur sept les grands musées parisiens, on ne peut que s’inquiéter de la prolongation de la baisse des dotations des grands musées, je pense en particulier au musée d’Orsay. De même, la stagnation en 2015 des crédits compensant la gratuité, qui ont fortement baissé en 2014, pose la question de la sincérité du Gouvernement quand il dit vouloir privilégier l’accès des jeunes à la culture.

En matière de création, si la baisse des crédits a été moins marquée, elle est cependant bien réelle : 7 % depuis 2012. L’année 2015 marquera une situation contrastée. Des réductions budgétaires pour quelques opérateurs du spectacle vivant – l’Opéra de Paris et l’Orchestre de Paris, par exemple – permettront un saupoudrage de crédits pour d’autres. Seule la Cité de la Musique verra ses crédits croître sensiblement dans la perspective de l’ouverture de la Philharmonie. Toutefois, je demeure inquiet, comme Annie Genevard, concernant les moyens dont la Philharmonie bénéficiera pour remplir ses missions, du fait de la position de la Ville de Paris qui revient sur son engagement de financer ce nouvel équipement à parité avec l’État.

Sophie Dessus a excellemment souligné l’insuffisante implication des élus dans le projet du Centquatre, qui, doit-on le souligner, se situe à Paris. Ses propos sonnent comme un réquisitoire. Je ne voudrais pas que la Philharmonie pâtisse de ce même phénomène alors même que, du fait de sa situation géographique, elle constitue un accès privilégié à la culture, à la musique sous toutes ses formes, pour les populations de l’Est parisien, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne.

Le budget 2015 mettra certes un terme à l’hémorragie budgétaire subie par la culture depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir mais il ne traduit à l’évidence aucune dynamique, encore moins une perspective claire et ambitieuse en matière de politique culturelle. Le groupe UMP se prononcera donc contre l’adoption des crédits des programmes « Création » et « Patrimoines ».

Je veux terminer en remerciant Annie Genevard et Sophie Dessus pour la qualité et l’intérêt des études qu’elles ont présentées sur les pratiques culturelles dans les petites villes rurales ou périurbaines et sur la protection et la reconversion du patrimoine industriel.

Les pistes qu’Annie Genevard trace pour l’accès de tous à la culture à travers l’égalité des territoires doivent, au-delà de nos sensibilités, nous réunir, mes chers collègues, tout comme nous devons adhérer à l’objectif de nous doter d’indicateurs pour mesurer l’effort des collectivités en matière culturelle. Notre collègue a eu raison de souligner combien le ministère manque d’outils pour suivre l’activité culturelle des communes de moins de 10 000 habitants, qui forment le maillage de notre pays.

Le rôle assez méconnu des petites communes en matière culturelle est crucial puisque la moitié de la population vit dans ces communes, qui font des efforts considérables pour faciliter l’accès à la culture. Hélas, une étude de l’Association des petites villes de France qui vient de paraître révèle que 95 % des petites villes de 3 000 à 20 000 habitants pensent réduire dès 2015 les moyens dédiés à la culture, compte tenu des réductions des dotations de l’État.

Mettre en exergue le rôle de ces petites villes et proposer une approche des politiques culturelles par territoire pour mieux adapter nos moyens aux besoins, comme le fait notre collègue Annie Genevard, paraît donc pertinent et répond à une vraie nécessité dans le contexte budgétaire actuel.

Enfin, je voudrais dire combien j’ai été sensible aux conclusions du rapport de Sophie Dessus lorsqu’elle insiste sur l’urgence de remettre la beauté et l’innovation au cœur de la création architecturale, en particulier en limitant la multiplication des normes qui poussent à une standardisation de mauvais aloi.

Monsieur le Président, mesdames les rapporteures, je souhaiterais profiter de cette occasion pour savoir si vous avez connaissance, à ce stade, des grandes orientations que Mme la ministre de la culture entend proposer dans le volet architectural qu’elle veut ajouter au projet de loi qui sera présenté au début de l’année 2015. Elle serait bien inspirée de s’appuyer sur les conclusions de la mission d’information sur la création architecturale présidée par notre président, Patrick Bloche.

Mme Isabelle Attard. À mon tour, j’aimerais féliciter nos deux rapporteures pour leur passionnant travail, qui nous oblige à nous poser des questions qui vont bien au-delà du domaine de la culture, en particulier pour ceux d’entre nous qui sont élus de territoires ruraux.

Annie Genevard a souligné la nécessité de cartographier nos territoires afin de fournir des outils d’aide à la décision pour l’attribution de subventions. À cet égard, nous pouvons déplorer que, de manière générale, les services de nos brillantes universités de géographie et des systèmes d’information géographiques, qui existent depuis plus de vingt ans, soient sous-utilisés par les administrations en matière d’aménagement du territoire.

Ces outils doivent permettre de déterminer quelles zones et quels équipements favoriser. Les villes sont suffisamment arrosées et nous avons coutume de dire, au groupe écologiste, qu’il ne faut pas arroser là où c’est déjà mouillé ! Mais en zone rurale, comment orienter l’argent public ? Vous avez cité, madame Genevard, le travail admirable effectué par la DRAC Rhône-Alpes ou encore l’étude fine menée par le CNC sur les salles de cinéma. De telles observations devraient être disponibles pour d’autres équipements : quel temps de trajet pour accéder à une salle de spectacle, une galerie d’art, un lieu d’exposition ?

Je citerai dans ma circonscription l’exemple incroyable du DOC, le Doigt dans l’Oreille du Chauve. Animé par des bénévoles, ce lieu de musiques actuelles repose sur un défi : dans une commune de 325 habitants, attirer des jeunes, pour qu’à leur tour ils attirent des plus âgés et transmettent des savoirs nouveaux. Si le conseil régional de Basse-Normandie a l’intention de subventionner de telles structures, il doit pouvoir s’appuyer sur une bonne connaissance du maillage territorial et savoir quelles distances séparent ce type d’équipement des bourgs les proches et des villes plus importantes.

Votre propos fait écho à la réforme territoriale en cours. Pourquoi, dans le cadre des discussions sur la nouvelle cartographie des régions, n’avons-nous pas sollicité en priorité nos géographes ? Pourquoi n’avons-nous pas procédé à la superposition de cartes produites par les systèmes d’information géographiques ? Croiser les cartes des densités, des bassins d’emploi, des réseaux de transports, des lieux de culture, voilà qui nous aurait permis de procéder à un découpage territorial pertinent tenant compte des réalités des bassins de vie d’aujourd’hui et non de ceux du début des années 1980, voilà qui nous aurait permis de mener une réflexion plus ancrée dans les besoins des Français.

Sophie Dessus, vous avez choisi d’axer votre propos sur la réhabilitation du patrimoine industriel. De manière générale, nous aurons à faire des choix. Nous ne pourrons pas mettre en valeur toutes les anciennes mines de charbon cévenoles. Nous ne pourrons pas non plus sauver toutes les églises et les chapelles de France qui menacent de s’effondrer. Nous sommes tous ici concernés par la rénovation d’un clocher, d’une nef ou d’un chevet, même si, en milieu urbain, le problème se pose moins, les cathédrales relevant de l’État. De quels outils disposerons-nous pour procéder aux choix qui s’imposent ? Quel budget accorderons-nous ? Tout n’est cependant pas une question d’argent, pensons aussi aux idées nouvelles. Dans ma commune de Rosel, il a été ainsi proposé d’utiliser l’église comme salle des fêtes tout en continuant à y célébrer des mariages.

En France, nous manquons cruellement de lieux de création. Toute personne se rendant à Londres, au Leake Street Tunnel, près de la gare de Waterloo, pourra constater ce qu’est la liberté de créer en regardant les artistes s’activer jour et nuit pour peindre des graffs appelés à être remplacés par d’autres le lendemain, à la suite de l’artiste Banksy dont les œuvres sont aujourd’hui cotées à plus de 500 000 euros. Lorsque nous aurons en France des lieux comparables, nous pourrons enfin sentir un libre bouillonnement de créativité. Et comme nous le savons, la culture rapporte déjà à notre pays plus que l’industrie automobile.

M. Rudy Salles. Aux yeux du groupe UDI, la préservation des crédits de la mission « Culture » et la hausse des moyens du ministère de la culture et de la communication pour l’exercice budgétaire 2015 ne feront oublier ni les deux baisses successives subies précédemment ni le reniement de François Hollande qui avait promis, durant la campagne pour les élections présidentielles, que ce budget serait sanctuarisé pendant le quinquennat.

J’ajoute que, pour 2015, les crédits du programme « Création » enregistrent un recul de 12 millions d’euros en crédits de paiement, soit une diminution de 1,7 % sur un an. En outre, comment ne pas souligner, comme le fait notre rapporteure, que la stabilisation globale des crédits cache des évolutions contrastées selon les programmes. Je pense notamment à la réduction sensible des crédits de paiement dédiés au soutien à la création, à la production, et à la diffusion du spectacle vivant pour 2015.

Madame Genevard, vous avez consacré la partie thématique de votre rapport aux inégalités territoriales en matière d’accès à la culture. La lutte contre les déserts culturels constitue un impératif de cohésion sociale. Vous préconisez de rompre avec une approche exclusivement centrée sur les différentes disciplines de la création pour adopter le territoire comme clé d’entrée des politiques culturelles. Comment les priorités de ce programme pourraient-elles traduire ces objectifs l’année prochaine ?

Pour 2015, le programme 175 « Patrimoines », qui préfigure la politique de l’État en matière de patrimoine culturel, connaît une progression de ses crédits de 0,6 %, soit 4,4 millions d’euros de crédits de paiement supplémentaires. Nous ne pouvons que saluer cet effort dans un contexte de tension budgétaire extrême tant le patrimoine, sa préservation et sa valorisation, sont au cœur du rayonnement culturel de la France. Le patrimoine est en effet le visage de l’histoire séculaire de notre pays, l’expression de son génie créatif. Il a façonné nos villes, nos paysages, et incarne notre identité singulière. Il est enfin un moteur de développement économique puisqu’il contribue à renforcer notre attractivité touristique.

Ainsi que notre rapporteure le souligne, la réduction des crédits alloués par l’État demeure préoccupante du fait du désengagement progressif des collectivités territoriales. Ces dernières doivent contribuer à hauteur de 11 milliards d’euros aux 50 milliards d’euros d’économies annoncées dans le cadre du programme de stabilité budgétaire 2014-2017. Ces coupes claires dans les dépenses des collectivités territoriales ne permettent pas de distinguer les dépenses allouées à leur fonctionnement et celles dévolues à la préservation et à la valorisation du patrimoine. L’effort demandé par l’État aux collectivités territoriales apparaît disproportionné au regard des charges toujours plus nombreuses qu’il leur impose d’assumer. Notre groupe craint par conséquent que ce mouvement de désengagement ne s’accentue et ne s’aggrave.

Enfin, nous saluons la possible ouverture sept jours sur sept des musées, annoncée par le Président de la République. Cette mesure présente un intérêt culturel, touristique et économique évident. Aurait-elle un impact sur l’action 3 « Patrimoine des musées de France » qui représente 44,4 % de l’ensemble des crédits du programme finançant notamment la politique de promotion d’un égal accès à la culture ?

M. Jean-Noël Carpentier. Au nom du groupe RRDP, j’exprime ma satisfaction quant à la décision du Gouvernement de vouloir « sanctuariser » les crédits dédiés à la culture dans son ensemble : le soutien à la culture a déjà suffisamment fait les frais du « sérieux budgétaire », pour reprendre une expression que certains affectionnent. Cet engagement financier de l’État doit perdurer dans le temps car la culture est indispensable à une société démocratique.

Je remercie moi aussi nos deux collègues pour la qualité de leurs rapports. Je traiterai principalement de celui consacré par Mme Annie Genevard aux programmes « Création » et « Transmission des savoirs et démocratisation de la culture ».

Parce que la culture doit être accessible à tous, quelle que soit l’origine sociale ou géographique des personnes concernées, j’ai apprécié le choix de Mme Genevard de consacrer cette année une partie de son rapport aux communes de moins de 10 000 habitants. Parce qu’une grande partie de la population française vit en dehors des grandes métropoles, on comprend l’enjeu que représente l’aménagement du territoire en matière d’équipements culturels dans des zones qui, trop souvent, se sentent légitimement délaissées. Les « failles de l’aménagement culturel du territoire » constatées par l’IGAC doivent être comblées.

S’il est indéniable que, depuis la décentralisation, les collectivités territoriales s’impliquent pour la culture et qu’elles contribuent à la vivacité culturelle de notre pays dans sa diversité, des disparités territoriales dans l’offre culturelle persistent, dues notamment à l’inégalité des implantations des infrastructures – ces disparités existent évidemment dans de nombreux autres domaines. Comme le constate Mme Annie Genevard, plus les équipements de culture sont éloignés du lieu de vie, plus il est difficile de se familiariser avec cette culture. Ni la télévision, ni la radio, ni internet ne peuvent procurer les mêmes sensations que la relation directe avec les arts vivants ou les arts plastiques.

Pour améliorer le réseau des équipements culturels existants, une meilleure répartition des dotations de l’État sur le territoire national paraît indispensable. Une plus grande synergie entre les différentes collectivités locales constituerait également un levier financier efficace. Il faudrait surtout que les collectivités aient les moyens d’investir, ce qui aujourd’hui n’est malheureusement pas évident. L’amélioration de la connaissance de l’offre culturelle dans les territoires ruraux que la rapporteure appelle de ses vœux serait aussi particulièrement utile pour parvenir à l’indispensable mutualisation entre les territoires et mettre en place des projets culturels régionaux.

Dans ce contexte, l’école joue un rôle majeur. Il faut donner envie aux élèves de se rendre à des expositions, de voir des pièces de théâtre, ou encore de se déplacer dans des bibliothèques, et peut-être ainsi réduire un peu la fracture culturelle dont on parle souvent.

De ce point de vue, même si les programmes scolaires ont la responsabilité de l’éducation à la culture, les activités périscolaires mises en place par la réforme des rythmes scolaires, largement décriée par la formation politique à laquelle vous appartenez, madame la rapporteure, constituent une opportunité nouvelle pour donner aux élèves, grâce à l’action des communes, la possibilité de se consacrer à des pratiques culturelles que l’école n’a pas forcément le temps d’organiser.

Si, comme vous le soulignez, le manque d’équipements culturels dans certaines zones du territoire est problématique, ne pensez-vous pas qu’une relation plus étroite entre les élus locaux, l’État et l’institution scolaire en matière de pratiques culturelles permettrait une fréquentation plus régulière des infrastructures culturelles déjà existantes, même si elles sont un peu éloignées géographiquement ?

Mme Marie-George Buffet. Madame Genevard, votre rapport pose fort justement la question de l’aménagement équilibré du territoire et de l’accès de tous et partout à la culture. Les fractures territoriales existent bien. Vous l’avez rappelé, 60 % de nos compatriotes vivent dans une France « périphérique ». En Île-de-France, entendre parfois parler des communes situées « au-delà du périphérique » n’est-il pas le symptôme d’une sorte de relégation ? Le sentiment d’abandon se nourrit du manque d’équipements sur ces territoires – cela ne concerne évidemment pas le seul secteur culturel mais également le sport, les transports et de nombreux autres services.

Si la volonté politique est bien l’élément fondateur de la politique culturelle d’une collectivité locale, cette dernière ne peut agir sans disposer de moyens. Or la baisse de la dotation globale de fonctionnement obligera les communes à effectuer certains arbitrages dont je crains qu’ils ne soient pas favorables à la culture.

La réforme territoriale constitue également un enjeu. Je m’interroge notamment sur le rôle des métropoles. À mon sens, la question du découpage est moins importante que celle des compétences qui doivent être partagées.

Au-delà de cette réforme, pour assurer la cohésion de notre République, nul n’est mieux placé que l’État à qui il revient d’assurer l’accès de tous à la culture. Le ministère doit donc jouer son rôle, et les DRAC doivent disposer de moyens pour agir et corriger les inégalités – la réduction de leurs crédits dans les deux précédents budgets les a empêchées de soutenir de nombreux équipements locaux comme les conservatoires.

Le patrimoine des XIXe et XXe de notre pays doit être regardé sans nostalgie. Il ne faut pas faire comme si l’histoire industrielle ou minière de la France était seulement derrière nous. De grandes choses peuvent sortir de ce passé et pourraient se situer dans sa continuité. Construit en 1932 par les mineurs eux-mêmes, le vélodrome des Taillades à seize kilomètres d’Alès vit ainsi, depuis quelques années, une nouvelle jeunesse, en partie grâce aux crédits débloqués par la préfecture pour la réhabilitation des friches industrielles. Si la reconversion culturelle peut constituer une solution, le ressort vers l’avenir peut aussi être industriel et économique, comme ce fut le cas pour les Grands moulins de Pantin qui ont retrouvé une activité de service créatrice d’emplois après l’arrêt de la minoterie, mais aussi de la ville de La Courneuve qui a su installer sur ses friches industrielles divers services, administrations, et centres de production.

M. Hervé Féron. Nos rapporteures ont fait un excellent travail ; il leur manque seulement peut-être d’avoir visité, en Meurthe-et-Moselle, la commune de Tomblaine, dont je suis le maire : son projet urbain a permis la requalification d’une friche industrielle que je les invite à découvrir.

À la lecture d’une grande enquête menée en 2010 par le magazine Télérama, intitulée Comment la France est devenue moche, nous constations que les paysages français avaient beaucoup changé ces trente dernières années du fait de la multiplication des zones commerciales et industrielles à l’entrée des villes. Ces constructions modernes faisant la part belle aux halles et autres hangars disgracieux seraient le fait de l’avènement du consumérisme de notre société, mais aussi de décisions politiques. S’il est sûr que nous « libérerons » la création artistique et architecturale en simplifiant les normes qui pèsent sur elles, pensez-vous que cela suffise à endiguer cette tendance de long terme d’enlaidissement d’un territoire sur lequel se sont bâtis non seulement le renom touristique et pittoresque de la France, mais aussi sa légende de pays de l’art de vivre ?

Madame Dessus, en lisant votre projet de rapport, qui ne laisse aucun doute concernant l’intérêt de la valorisation du patrimoine industriel français, je n’ai pu m’empêcher de penser aux expositions universelles. Comme vous le savez, une mission d’information a travaillé à l’Assemblée nationale sur les enjeux et la faisabilité du projet de l’accueil en France de l’exposition universelle de 2025. Hier, alors que notre commission examinait les avis budgétaires relatifs à l’enseignement supérieur et à la recherche, les députés membres de cette mission d’information adoptaient le rapport qui sera bientôt transmis au Gouvernement. Vos travaux, madame la rapporteure, me font tout particulièrement penser à ce projet car l’un des axes envisagés consiste à utiliser exclusivement les infrastructures existantes sans procéder à aucune nouvelle construction. La valorisation du patrimoine industriel aurait donc toute sa place dans une future exposition universelle. Comme le dit M. Jack Lang, que vous citez, « notre pays a la chance extraordinaire d’être un manuel d’histoire de l’art et de l’architecture à ciel ouvert » et « nul besoin d’effacer des pages pour écrire un nouveau chapitre ». Quel est votre avis sur ce sujet ?

M. Christian Kert. Mme Sophie Dessus semble avoir été sensible au charme romantique et galvanisant de M. Rudy Ricciotti dont elle reprend les propos enflammés. Élu d’une circonscription proche de Marseille, je relève que cet architecte n’est pas le plus à plaindre en matière de commande publique !

Mme Sophie Dessus, rapporteure pour avis. Il en est d’autant plus crédible !

M. Christian Kert. Je m’interroge sur l’initiative publique que nos deux rapporteures appellent de leurs vœux. Alors qu’une réforme territoriale est en cours, Mme Marie-George Buffet a raison de poser la question en termes de compétences : à quel niveau de collectivité faut-il agir ? Une réglementation plus contraignante est-elle nécessaire comme semble le suggérer Mme Dessus ? Une cartographie des zones blanches de la culture, telle que la souhaite Mme Genevard, doit-elle se traduire par une politique incitative ou par de nouvelles obligations imposées aux collectivités ? Les rapporteures peuvent-elles nous en dire plus ?

M. Stéphane Travert. Je me félicite de la sanctuarisation du budget de la culture pour l’année 2015 après deux exercices budgétaires au cours desquels le secteur culturel a fortement contribué au redressement économique de notre pays.

Mon propos se concentrera sur le rapport de Mme Sophie Dessus relatif au programme 175 « Patrimoines ». Madame la rapporteure, vous traitez en particulier de la reconversion du patrimoine industriel des XIXe et XXe siècles. Ce sujet, plus que jamais d’actualité, incite à poser de nombreuses questions. Comment redonner vie à des lieux de production industrielle parfois situés en périphérie de nos villes et délaissés ? Comment les intégrer au cœur du tissu culturel et inviter les publics à les découvrir sous un nouveau jour ? Comment leur redonner de l’éclat, et transmettre cet héritage passé en le renouvelant sans pour autant le dénaturer ?

Dans votre projet de rapport, vous nous proposez un historique de l’intérêt croissant pour ces lieux depuis les années 1970 ainsi que des exemples de reconversion réussie : le Lieu Unique à Nantes, le Centquatre à Paris… Il existe aujourd’hui de nombreux lieux de dimensions très diverses sur tout le territoire, destinés à différents usages culturels comme des lieux d’exposition – je pense aux Abattoirs à Toulouse qui ont conservé un nom en lien avec l’ancienne fonction du site –, ou encore des lieux de concerts, comme le Channel de Calais.

Vous proposez la « recette idéale » d’une reconversion réussie. À vous lire, on comprend que lorsque les parties prenantes, l’architecte, les élus, les porteurs de projet, s’inscrivent dans une dimension transversale des politiques publiques prenant en compte, non seulement l’aspect culturel d’une reconversion, mais aussi son versant économique et social, elles peuvent agir pour le désenclavement des zones réinvesties, auparavant délaissées.

Ne pensez-vous pas qu’au-delà même d’une volonté architecturale et d’un projet culturel, une politique d’aménagement du territoire incitative doit accompagner ces projets culturels afin que la « greffe prenne » et que ces lieux rencontrent tous les publics ?

M. Paul Salen. La réforme territoriale constitue un réel sujet d’inquiétude pour la conservation du patrimoine. Dans le département de la Loire, où je suis élu, le conseil général est propriétaire de sites remarquables qui sont certes une véritable richesse pour le territoire mais aussi un gouffre financier. Lorsque le conseil général aura disparu, qui financera l’entretien de ce patrimoine qui ne se situe pas sur le territoire d’une communauté d’agglomération ? Mme Sophie Dessus peut-elle nous rassurer sur ce sujet ?

M. William Dumas. Les Cévennes qui disposent d’un patrimoine minier exceptionnel ont depuis longtemps entrepris de réhabiliter des friches industrielles. Une mine témoin a été créée à Alès, et le puits Ricard, dernier puits en service du bassin houiller cévenol, a été classé monument historique en mai 2008. Les touristes nombreux découvrent notre riche passé dans le musée du mineur situé à côté de ce puits.

En tant que président de l’établissement public de coopération culturelle (EPCC) du Pont du Gard, je ne peux que me féliciter de l’augmentation des crédits du programme 175 « Patrimoines » dans un contexte économique et budgétaire difficile.

La question se pose cependant du désengagement progressif des collectivités locales, véritables cofinanceurs de la culture aux côtés de l’État. Depuis 2010, les départements n’ont eu d’autres choix que de se concentrer sur leurs compétences obligatoires. Il est aujourd’hui urgent de stabiliser les crédits alloués à la protection du patrimoine monumental. Les différents acteurs ont besoin de visibilité à moyen et long terme.

Je me félicite de l’engagement fort en faveur de l’Institut de recherches archéologiques préventives (INRAP). Cet opérateur public unique intervient sur tout le territoire en s’intéressant à toutes les périodes de l’histoire. Il permet de sauvegarder notre patrimoine historique.

Défenseur des langues régionales qui constituent un élément du patrimoine culturel national, je suis satisfait de constater la progression des crédits de l’action 7 « Patrimoine linguistique ».

Mme Martine Martinel. Madame Genevard, votre passionnant rapport aurait sans doute pu faire une place plus grande au rôle des centres dramatiques nationaux (CDN), subventionnés à la fois par l’État et les collectivités territoriales avec lesquelles ils nouent des partenariats. Une décentralisation à plusieurs échelles se met ainsi en place.

Madame Dessus, en conclusion du projet de rapport qui nous a été remis, vous associez les propos de M. Rudy Ricciotti à ceux de M. Jack Lang qui semblent s’inquiéter de l’inflation des normes à l’origine d’un mauvais goût standardisé. Vous laissez le dernier mot à René Char, citant Les feuillets d’Hypnos : « Toute la place est pour la beauté. » Selon vous, les normes entravent-elles nécessairement la beauté architecturale ?

Mme Annie Genevard, rapporteure pour avis. Je reviendrai demain soir, lors de la réunion de la commission élargie, sur les questions strictement budgétaires que certains d’entre vous ont soulevées.

Madame Bouillé, je ne peux qu’adhérer à l’idée des projets culturels de territoire qui se fondent sur l’approche territoriale que je recommande. La méthode mise en œuvre par la DRAC de Rhône-Alpes, grâce à la merveilleuse énergie de M. Jean-François Marguerin, directeur régional des affaires culturelles devrait servir d’inspiration.

Si je reconnais que l’approche cartographique est a priori un peu aride, j’estime, comme vous, madame Attard, que, de façon générale, les politiques publiques n’explorent pas assez l’extraordinaire potentiel des systèmes d’information géographique. La superposition des données révèle des informations précieuses et les explorations en ce domaine devraient être poursuivies.

Monsieur Carpentier, vous avez raison : rien ne remplace le contact direct avec les œuvres. Cette rencontre rend nécessaire une meilleure allocation des ressources sur tout le territoire. L’école doit évidemment jouer un rôle pour réduire la fracture culturelle. Nous n’avons jamais remis en cause le bien-fondé de l’éducation artistique et culturelle – élue de Morteau, j’ai mis en place il y a plus de quinze un partenariat culturel avec les écoles –, ni même celui de l’esprit de la réforme des rythmes scolaires que vous évoquiez. Ses modalités de mises en œuvre nous ont en revanche paru poser des problèmes, notamment en ce qui concerne le financement des activités périscolaires.

Pour réduire les failles territoriales, la question des transports, citée par Mme Marie-George Buffet, est essentielle. Le travail du Commissariat général à l’égalité des territoires sur l’accessibilité des équipements montre combien la cartographie dynamique peut être utile. Les distances ne se mesurent pas seulement en nombre de kilomètres : un lieu apparemment isolé mais correctement relié par les transports peut rayonner sur une vaste aire géographique, contrairement à un lieu qui se trouverait à proximité de tout mais se révélerait difficilement accessible. Comme Mme Buffet, je suis favorable aux compétences partagées, mais il ne faut pas que l’arbre cache la forêt. Détenir une compétence et ne pas pouvoir l’exercer est à mon sens presque pire que de ne pas du tout disposer de cette compétence. L’État doit évidemment demeurer un pilote actif des politiques, notamment en région. Enfin, je suis moi aussi convaincue que les friches industrielles doivent d’abord rechercher leur avenir dans la sphère économique mais je ne veux pas trop empiéter sur le domaine de ma collègue rapporteure.

Madame Martinel, dans ma ville, l’accueil des spectacles du CDN ne coûtent pas moins cher sous prétexte qu’ils viennent d’un lieu plus proche de nous que s’ils avaient été montés à Paris. L’ « itinérance » depuis les scènes labellisées doit être privilégiée mais elle ne peut constituer l’alpha et l’oméga d’une politique culturelle. Les CDN n’en sont d’ailleurs pas si friands car elle est également onéreuse pour eux. Il faut que les collectivités locales aient le choix entre des spectacles provenant de plusieurs lieux. Je note que le ministère est aujourd’hui dans l’incapacité de faire le tri entre les spectacles de CDN joués dans d’autres CDN, et ceux qui se donnent dans des communes ne disposant pas de cette structure. À nouveau, il est clair qu’il faut affiner le recueil de données relatives à la vie culturelle en France. Nous manquons d’outils d’analyse qui permettraient de mieux ajuster les politiques publiques.

Mme Sophie Dessus, rapporteure pour avis. À l’ère du recyclage, il n’est pas absurde de souhaiter que le patrimoine évolue et qu’il poursuive sa vie. Il serait vain de tout démolir en espérant faire mieux ; il est préférable de construire sur les fondements solides du passé. Ce n’est pas une question de nostalgie !

Je n’ai évoqué que les sites industriels anciens utilisés à des fins culturelles parce qu’ils se trouvent précisément dans un environnement qui ne permet plus d’en faire un usage marchand et productif dans la vie économique moderne. Imagine-t-on aujourd’hui de réinstaller une usine fabriquant du papier, avec toutes les pollutions et nuisances qu’elle génère, au cœur d’un bourg au bord de l’eau comme on le faisait autrefois ? La Papeterie à Uzerche a pris le relais sur un lieu où l’économie n’a pas pu reprendre ses droits. Cela dit, ces lieux culturels deviennent créateurs d’emplois et irriguent aussi la vie économique.

S’il est vrai que la volonté politique constitue l’une des clés de la réussite en matière de traitement du patrimoine, M. Michel Herbillon s’est peut-être introduit un peu rapidement dans une brèche de mon intervention relative au Centquatre. Je ne faisais que citer les propos de l’un des coordonnateurs du projet. Simplement, ce site ne fonctionne peut-être pas aussi bien que certains autres…

M. Michel Herbillon. Mme Dessus a le sens de la litote !

Mme Sophie Dessus, rapporteur pour avis. Pour paraphraser Jean Jaurès – cité désormais par tous –, je dirai qu’il faut aller à l’idéal en passant par le réel. Le Centquatre marche malgré tout ! J’ai évoqué le problème des coûts ; il est certain qu’il est plus facile de surveiller un architecte et un chantier en milieu rural que dans une immense collectivité.

M. Michel Herbillon. C’est une question de volonté politique !

Mme Sophie Dessus, rapporteure pour avis. C’est vrai, et je l’ai dit : la complémentarité avec les élus est essentielle.

J’ai été interrogée sur l’impact de l’éventuelle disparition des conseils généraux sur le patrimoine qu’ils gèrent, des bâtiments les plus emblématiques d’un département jusqu’aux moulins, aux petits ponts ou aux fours à pain qui constituent notre histoire. Il semble d’abord que ce niveau de collectivité ne disparaîtra pas totalement en milieu rural, comme le Premier ministre l’a indiqué hier au Sénat. Il faut ensuite insister sur le fait que les pouvoirs publics locaux ne sont pas seuls à lutter pour préserver le patrimoine. Des instances comme le conseil d’architecture d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) continueront d’aider gratuitement les petites communes. Il ne faut pas non plus négliger le mécénat qui a un rôle important à jouer, notamment grâce à la Fondation du patrimoine.

La différence de coûts entre la réalisation du Lieu unique à Nantes et celle du Centquatre à Paris a plusieurs explications. Il est évidemment essentiel de veiller à éviter tout débordement des budgets. Il faut aussi globalement les réduire en remettant à plat certaines des normes en vigueur parfois très coûteuses pour ne conserver que celles qui sont indispensables. Pour certaines d’entre elles, les prescripteurs ne sont autres que les agents économiques qui y trouvent un intérêt – dans un autre domaine, les fabricants d’alcootests étaient les premiers à inciter le législateur à les rendre obligatoires dans tous les véhicules.

Les normes sont-elles un obstacle à la beauté architecturale ? Elles ont, en tout état de cause, couvert notre pays de ronds-points magnifiquement décorés de leurs amphores de style, de leurs fausses ruines ou de voitures calcinées. Nous frisons le ridicule sans même nous en apercevoir ! Pour le prix d’un rond-point, soit 500 000 à 800 000 euros, ne ferait-on pas mieux de financer la réhabilitation du patrimoine ? La ministre nous répondra demain, mais le seul fait que le patrimoine ne soit pas relégué dans un texte autonome, et que le prochain projet de loi qu’elle nous présentera porte à la fois sur la liberté de création, sur l’architecture et sur le patrimoine montre une évolution très positive. Évidemment, il ne s’agit que d’un premier pas et du chemin reste à faire : il nous faudra traiter des plans locaux d’urbanisme (PLU), des zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP), des aires de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine (AVAP), et simplifier la réglementation en vigueur sans oublier la mission protectrice de la puissance publique.

Monsieur Hervé Féron, il serait merveilleux de faire revivre lors d’une future exposition universelle en France des sites dont l’appartenance à notre patrimoine vient d’être reconnue. En leur apportant une touche contemporaine, il serait aisé de montrer que le XXIe siècle hérite du passé et construit aussi le patrimoine du futur.

M. le président Patrick Bloche. Je remercie vivement nos deux rapporteures pour l’énergie avec laquelle elles nous ont présenté un travail approfondi et passionnant.

Même si j’évite dans cette commission de me référer à mon département d’élection, je signale tout de même que le Centquatre a déjà eu deux vies. Le deuxième Centquatre dirigé par M. José-Manuel Gonçalvès, dont la renommée est internationale, n’est plus celui de la première période.

III. EXAMEN DES CRÉDITS

À l’issue de l’audition, en commission élargie, de Mme Fleur Pellerin, ministre de la culture et de la communication, la Commission des affaires culturelles et de l’éducation examine, pour avis, les crédits pour 2015 de la mission « Culture ».

M. le président Patrick Bloche. Mesdames les rapporteures, pouvez-vous nous donner votre avis sur les crédits de la mission « Culture » pour 2015 ?

Mme Annie Genevard, rapporteure pour avis. Mon avis est défavorable, monsieur le président.

Mme Sophie Dessus, rapporteure pour avis. Pour compenser, mon avis sera très favorable !

M. le président Patrick Bloche. Merci. Je consulte donc maintenant la commission sur les crédits 2015 de la mission « Culture ».

La Commission émet un avis favorable à l’adoption des crédits de la mission « Culture ».

ANNEXE :
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
PAR LA RAPPORTEURE POUR AVIS

Ø Ministère de la culture et de la communication – Direction générale des patrimoines – M. Vincent Berjot, directeur général

Ø Le Channel, scène nationale de Calais – M. Francis Peduzzi, directeur, chef de projet de la reconversion des anciens abattoirs

Ø Le Centquatre, Paris – M. Frédéric Fisbach, metteur en scène, ancien co-directeur pour la préfiguration et l’ouverture du Centquatre

Ø La Ferme du Buisson, Scène nationale de Marne-la-Vallée, Noisiel – M. Fabien Jannelle, ancien directeur, chef de projet de la reconversion de l’ancienne ferme des chocolateries Menier

Ø M. Rudy Ricciotti, architecte

Ø Agence d’architectes Reichen et Robert – M. Marc Warnery, directeur général

Ø Agence Construire – M. Sébastien Eymard, architecte associé à M. Patrick Bouchain

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