N° 1507 - Proposition de résolution de M. Denis Baupin tendant à la création d'une commission d'enquête relative aux coûts de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects financiers de cette production



N° 1507

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 31 octobre 2013.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête relative aux coûts de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects financiers de cette production,

(Renvoyée à la commission des affaires économiques, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Denis BAUPIN, Barbara POMPILI, François de RUGY, Laurence ABEILLE, Éric ALAUZET, Brigitte ALLAIN, Isabelle ATTARD, Danielle AUROI, Michèle BONNETON, Christophe CAVARD, Sergio CORONADO, François-Michel LAMBERT, Noël MAMÈRE, Véronique MASSONNEAU, Paul MOLAC, Jean-Louis ROUMEGAS et Eva SAS,

députés.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La France a fait, dans les années 1970, un choix stratégique et politique en matière énergétique : celui de produire une très grande partie de son électricité par la fission de l’atome. La France dispose ainsi, en 2013, de 58 réacteurs exploités, ce qui en fait un des pays les plus nucléarisés au monde. Plus de 75 % de notre production électrique est dépendante de cette technologie. Le nucléaire est pourtant en décroissance dans le monde : sa part dans la production mondiale d’énergie a atteint son maximum historique avec 17 % en 1993, et il est descendu à environ 10 % en 2012. Il y a actuellement 17 réacteurs de moins qu’au plus fort de la nucléarisation mondiale. Et des États, dont l’Italie, la Belgique, la Suisse et l’Allemagne, se sont engagés dans une décroissance du nucléaire aboutissant in fine à la suppression de cette technologie sur leur sol. Cette décroissance est également prévue en France, avec la fermeture en premier lieu des deux réacteurs de Fessenheim prévue en 2016 et la réduction d’un tiers de la production nucléaire d’ici 2025.

De nombreuses zones d’ombre subsistent sur le coût réel, actuel et futur, de ce choix industriel et ces incertitudes fragilisent la prospective en matière de politique énergétique nationale.

Aujourd’hui, le tout-nucléaire français pèse lourdement sur l’avenir. L’Autorité de Sûreté Nucléaire, dans son avis du 16 mai 2013, portant contribution au Débat National sur la Transition Énergétique, pointait la monoculture nucléaire française comme un facteur de fragilité du système, rappelant que la standardisation du parc exigeait de disposer de marges de manœuvre en cas de défaut générique entraînant la fermeture simultanée d’un grand nombre de réacteurs : « l’ASN pourrait juger nécessaire, au regard des exigences de sûreté, de suspendre sans délai le fonctionnement de ces réacteurs. L’arrêt rapide d’une part significative des moyens de production électrique provoquerait, en l’absence de marges, une pénurie d’électricité avec des conséquences sociales et économiques considérables. » Cet avis rappelle également une évidence : les centrales nucléaires ne sauraient être éternelles, et demande d’ « anticiper dès maintenant l’arrêt définitif, pour des raisons de sûreté, des réacteurs nucléaires actuels. » Son président mentionnait d’ailleurs dans le Journal du Dimanche le 15 septembre 2013 qu’ « EDF ne doit pas compter sur l’allongement de la durée de vie des centrales à 60 ans pour établir le futur paysage énergétique de la France. »

Quelle que soit l’opinion que l’on ait sur l’avenir de cette technologie dans le mix électrique et énergétique, force est de constater que le nucléaire actuel a un coût dont l’importance s’accroît avec le vieillissement du parc nucléaire et la hausse du niveau des exigences en matière de sûreté.

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I. Des rapports existants qui couvrent partiellement le champ des coûts du nucléaire

À la suite de la première Étude économique prospective sur les coûts de la filière nucléaire, réalisée pour le Premier ministre par Jean-Michel Charpin, Benjamin Dessus et René Pellat et publiée en décembre 2000, deux rapports récents ont contribué à chiffrer les coûts de cette technologie.

En premier lieu, la Cour des comptes a produit un rapport sur les coûts de la filière électronucléaire en janvier 2012. C’est le document le plus complet à ce jour sur le sujet.

Ce rapport chiffre les coûts passés de construction du parc nucléaire, les montants investis en recherche et développement, les dépenses actuelles d’exploitation, et esquisse une vision des charges futures liées au parc nucléaire existant. Il souligne également d’importantes incertitudes financières, notamment la difficulté à chiffrer les externalités positives comme négatives de ce mode de production d’électricité, le coût du démantèlement des installations et du traitement des combustibles usés et des déchets, l’accident majeur ou encore l’assurance du risque d’accidents. En matière financière et économique, l’incertitude a un coût en soi.

De son côté, le Sénat a mis en place en février 2012 une commission d’enquête sur le coût réel de l’électricité. Ses conclusions ont été rendues en juillet 2012. Cette enquête avait un objet plus large que celui qui vous est proposé ici, faisant notamment la lumière sur le coût des différentes solutions techniques mises en œuvre pour la production d’électricité, les charges liées au réseau et tentait d’analyser l’avenir financier du réseau et de la production électrique dans son ensemble. Le rapport de cette commission d’enquête a lui aussi mis en évidence de nombreux coûts incertains ou mal-estimés, en particulier concernant la production d’électricité d’origine nucléaire. En parallèle, elle a souligné une baisse tendancielle des coûts inhérents à l’exploitation d’énergies renouvelables.

II. De nombreuses nouveautés intervenues depuis les rapports de la Cour des comptes et du Sénat :

Depuis ces deux rapports, plusieurs évènements et annonces majeurs impliquent de mettre à jour leurs conclusions.

A. Des externalités sous-évaluées

1. Les évaluations du coût de l’accident majeur

À la suite de l’accident de Fukushima, au Japon, l’Autorité de Sûreté Nucléaire a indiqué à de nombreuses reprises qu’un accident nucléaire majeur est possible en France. Plusieurs chiffrages récents ont tenté de lui donner un coût. À l’étranger tout d’abord, une étude menée par Sandia National Laboratories en 1982, mise à jour en 2004, a chiffré le coût d’une évacuation de New York en conséquence d’un accident du réacteur d’Indian Point situé à 50 km. Elle évalue ce cas désastreux à environ 2 100 milliards de dollars. Une étude allemande de 2011, menée par le Versicherungsforen Leipzig (fondation qui travaille avec les assureurs) évaluait un accident majeur en Allemagne à 6 100 milliards d’euros. Dans une évaluation de 2007, rendue publique seulement en mars 2013, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) indique qu’un accident peut avoir un coût allant jusqu’à 6 000 milliards d’euros, chiffre ramené depuis à 2 000 milliards d’euros par le directeur de l’IRSN.

La Cour des comptes dans son rapport de janvier 2012 avançait la fourchette de 600 à 1 000 milliards d’euros pour l’accident majeur de type Tchernobyl ou Fukushima. Plus récemment, l’IRSN a publié le 6 février 2013 un coût « minoré » à 430 milliards d’euros, tout en estimant ce chiffre très variable en fonction de la météo et de la proximité des zones urbaines. Le directeur de l’ASN a parallèlement estimé le coût de Fukushima à 1 000 milliards d’euros.

Quelles que soient les incertitudes pesant sur ces chiffres, ces ordres de grandeur conduisent tous à estimer le coût d’un accident majeur comme compris entre 20 % et 100 % du PIB annuel français.

2. L’insuffisance du système assurantiel

De ce fait, les règles régissant l’ « assurance » des installations nucléaires apparaissent clairement sous-dotées et sous-évaluées. L’IRSN dans la note du 6 février 2013 déjà citée rappelle que cette doctrine de responsabilité a été largement forgée par les États-Unis, et « limite la responsabilité des opérateurs nucléaires sans prendre en compte les coûts environnementaux ». En effet, la responsabilité de l’entreprise exploitante, comme celle de l’État et la solidarité des co-contractants des conventions internationales représentent une infime partie des coûts d’un accident au regard des chiffres avancés par l’IRSN ou la Cour des comptes.

La Convention de Paris établit le principe de la responsabilité du producteur, abondée par la solidarité nationale puis par les 15 États partie à la Convention. En France, le montant maximal de la responsabilité en cas d’accident dû par l’entreprise exploitante est plafonné à 91 469 410,34 euros. Au-delà, ou en cas de défaillance de l’exploitant, l’État français prend le relais à hauteur de 295 millions d’euros (175 millions de droits de tirage spéciaux). Si le coût excède ces 295 millions, les États parties à la Convention abondent de 357 millions d’euros (300 millions de DTS).

D’autres États ont des systèmes différents. Ainsi, en Allemagne les exploitants ont une responsabilité illimitée, et sont tenus de prouver tous les ans qu’ils sont assurés à hauteur de 2,5 milliards d’euros.

Dans tous les cas, on est très loin de couvrir les coûts réels de l’accident. Si celui-ci advenait, qui en porterait la charge ? Le retour d’expérience de l’accident de Fukushima prouve qu’il est préférable d’anticiper ces questions avant l’accident que de voter des textes à la va-vite en laissant les victimes sans sécurité pendant des mois.

Par ailleurs, cette assurance par l’État du risque nucléaire peut être considérée comme une distorsion de concurrence par rapport aux autres modes de production d’énergie. En effet, toute centrale éolienne, solaire, hydraulique ou au gaz est tenue de s’assurer pour les dommages qu’elle peut générer. Cette assurance se répercute de fait sur les coûts de production de l’énergie, ce qui n’est pas le cas pour l’électricité nucléaire, ce qui biaise toute comparaison des coûts réels.

3. Un coût de démantèlement incertain et artificiellement provisionné

La Cour des comptes estime les charges de démantèlement à hauteur de 31,9 milliards d’euros 2010. Elle reconnaît cependant que cette évaluation est susceptible d’être sous-estimée en raison de la révision régulière de devis et des aléas et incertitudes industriels impactant le coût final. La Cour regrette également, pour le parc de production EDF, l’absence d’études approfondies permettant le calcul du coût de référence, qui sert de base au provisionnement, et note qu’il est inférieur à ce qui est pratiqué à l’étranger. Le rapport de la Commission Nationale d’Évaluation des charges de démantèlement des installations nucléaires de base et de gestion des combustibles usés et des déchets radioactifs (CNEF) paru en juillet 2012 aboutit aux mêmes conclusions, pointant un risque de sous-évaluation du provisionnement nécessaire. La Cour des comptes, dans son rapport, allant jusqu’à pointer « la “consanguinité” des titres dans le domaine de l’électricité, qui n’est pas un facteur de diversification ni de limitation des risques quant à l’évolution de la valeur de ces titres. »

Le rapport d’information présenté en 2011 par le député Michel Grall permet également d’appréhender le coût du démantèlement de sites nucléaires militaires : « Le démantèlement des installations demande des investissements beaucoup plus conséquents. Pour l’usine UP 1 de Marcoule, l’effort total est de 6 milliards d’euros. Pour Ardemu à Pierrelatte, le coût total du programme achevé fin 2010 s’établit à 676 millions d’euros. Au 1er janvier 2009, l’ensemble des opérations de démantèlement restant à effectuer représente une dépense de plus de 7,7 milliards d’euros. »

Mais au-delà de ces incertitudes sur le coût final du démantèlement, se pose également la question de la solidité des actifs dédiés. En 2010, un décret a autorisé EDF à considérer que sa filiale RTE pouvait constituer un actif dédié au démantèlement. Le coût futur du démantèlement est ainsi en partie gagé sur la moitié des titres de RTE, ce qui pose question quant à la mobilisation réelle des fonds en question par EDF. La Cour des comptes elle-même estime que la liquidité de ces actions est très discutable, et ne répondent pas à l’obligation de diversification puisqu’elles participent de l’activité même du groupe concerné par les charges futures. L’ancien président de l’ASN n’avait pas hésité à évoquer devant la commission d’enquête du Sénat un « contournement de la loi ».

Une révision de ces coûts et en conséquence des provisions et des méthodes de constitution du portefeuille d’actifs dédiés, est donc nécessaire au regard des chiffrages effectués sur les opérations de démantèlement en cours en France et à l’étranger, afin que ces coûts soient intégrés de façon plus fiable dans le calcul du coût du nucléaire en France.

4. Coût de l’entreposage et du stockage des déchets et des combustibles usés

Le coût de gestion des déchets radioactifs a également fait l’objet d’une attention particulière des rapports précédemment cités. Quatre décennies après le lancement de la filière nucléaire, celle-ci n’a toujours pas trouvé de solution pour ses déchets. La seule voie envisagée dorénavant est le stockage en grande profondeur réversible. À supposer que celui-ci voie le jour, le coût officiel calculé en 2005 pour un centre de stockage profond est toujours de 16,5 milliards d’euros 2010. La Cour des comptes, elle, pointe un coût réel estimé en 2009 à 36 milliards d’euros 2010, soit plus du double et cela, par définition, sans intégration des surcoûts de réversibilité et de sûreté qui pourraient intervenir suite au débat public en cours, et aux examens de sûreté auxquels procèdera l’ASN. En outre, ce centre de stockage serait dimensionné au regard des capacités de production autorisées actuellement. Et il ne prend pas en compte de potentiels changements de politique énergétique. Ainsi, si les combustibles irradiés – qui ne sont aujourd’hui pas considérés juridiquement comme des déchets – étaient amenées à le devenir, le coût de gestion en serait nécessairement impacté. De même, la Cour des comptes pointe un stockage censément temporaire d’uranium appauvri équivalent à 2 300 ans de consommation dans un hypothétique parc de génération 4. Une partie au moins de ces matières devra donc également trouver un exutoire en tant que déchet. Au vu de ces éléments, le coût potentiel d’un tel site de stockage pourrait être encore a minima doublé selon les hypothèses de stratégie énergétique envisageables.

B. Un parc nucléaire existant de plus en plus onéreux

La Commission de Régulation de l’Énergie a constaté, dans son rapport rendu public en juin 2013, une hausse constante des coûts de production de l’électricité d’origine nucléaire dans le parc en fonctionnement. Elle note ainsi que « le poids des investissements au sein des coûts fixes – reflété par les charges de capital – s’accroît considérablement depuis quelques années. En effet, les flux de trésorerie liés aux investissements ont augmenté de près de 16 % par an. Ces investissements se concentrent principalement sur le parc nucléaire historique, construit dans les années 1970-2000 ». Elle a ainsi préconisé des augmentations tarifaires de 6,8 à 9,7 % en 2013 pour la vente au tarif réglementé, afin que ces derniers tiennent compte du coût réel de la production. À cette demande pour 2013, s’ajoute le rattrapage d’un milliard et demi d’euros de dette (soit une hausse de 7,4 % sur une année) et une augmentation à programmer en 2014 et 2015 de 3,2 % par an.

S’ajoutent à ces observations des constats inquiétants concernant le taux de disponibilité du parc et l’hypothèque de la prise en compte des contraintes de sûreté post-Fukushima.

1. Des taux de disponibilité du parc qui ne sont pas en phase avec les exigences de rentabilité

Alors que les calculs de rentabilité sont effectués sur des taux de disponibilité allant au-delà de 85 %, force est de constater que le vieillissement des réacteurs entraîne une indisponibilité croissante des installations nucléaires. Cela est souvent le fait d’incidents mineurs, qui causent un arrêt de l’installation allant de quelques heures à plusieurs jours, en sus des arrêts de maintenance programmés. Ainsi, au 8 octobre 2013, le nombre d’arrêts fortuits de réacteurs nucléaires constatés par RTE sur l’année 2013 est de 882, alors que sur toute l’année 2012, 134 arrêts du même type avaient eu lieu et 103 en 2011. Cette explosion des arrêts non programmés en 2013 devrait faire chuter le taux de disponibilité des centrales, inférieur à 80 % en 2012, et en baisse depuis plusieurs années.

Parallèlement, la sureté du parc elle-même ne cesse de se dégrader. Le nombre d’incidents a augmenté de 10 % en 2012 par rapport à 2011, et ces incidents se sont multipliés en 2013. L’ASN elle-même a jugé la sûreté « globalement assez satisfaisante » dans son rapport 2012, jugement le plus critique ayant jamais été émis dans un rapport annuel.

En outre, du fait d’une situation de surcapacité européenne, Edf est régulièrement amené à arrêter ou « moduler » la puissance de ses réacteurs, ce qui en sus de poser question en matière de sûreté, dégrade encore la rentabilité.

La question du coût de cette intermittence de l’approvisionnement du réseau est posée. Or de fait, s’il y a une perte soudaine d’alimentation du réseau liée à une de ces défaillances, il est nécessaire soit de mettre en œuvre des moyens de production complémentaires soit d’importer de l’électricité pour répondre à la demande.

2. Les coûts liés aux évaluations complémentaires de sûreté post-Fukushima

Les évaluations complémentaires de sûreté, effectuées après l’accident de Fukushima, ont conclu à plus de 1 000 recommandations de travaux pour l’ensemble des installations nucléaires françaises, alors même que ces évaluations complémentaires de sûreté n’ont pris en compte ni le risque terroriste, ni celui de piratage informatique, ni de crashs d’avions notamment sur les piscines de stockage des combustibles usés situées près des centrales et à La Hague. Ces demandes de l’ASN, présentées dans un rapport de juin 2012, n’ont pour l’instant pas donné lieu à un chiffrage. L’exploitant a avancé un surcoût de 10 milliards d’euros d’investissement d’ici 2018, s’ajoutant aux 45 milliards d’euros dits du « grand carénage », sans que ce chiffre n’ait pu être corroboré d’une quelconque manière. Là encore, ces chiffres qui peuvent avoir un impact certain sur le coût d’exploitation du parc actuel, et par voie de conséquence sur le tarif payé par les usagers, n’ont pas fait l’objet d’une évaluation par les rapports précédents. Il convient donc de les intégrer afin d’avoir une vision plus fine de la réalité des coûts de la filière. L’ASN s’est engagée à plusieurs reprises devant la représentation nationale à fournir un suivi de la mise en œuvre de ces 1 000 recommandations, dont aucune ne semble aujourd’hui intégralement mise en œuvre.

C. Une prolongation risquée, incertaine et coûteuse

Le nucléaire en service est souvent présenté comme « amorti ». Certains en concluent qu’il pourrait être prolongé, voire même prolongé à coût quasi nul. L’Autorité de Sûreté Nucléaire a largement remis en question ces supputations. Son Président déclarait ainsi le 2 octobre 2013 : « il est urgent de prendre des décisions dès maintenant, en considérant que les réacteurs pourraient ne pas aller au-delà de 40 ans ». Par ailleurs, il a rappelé que le référentiel de sûreté pour l’éventuelle prolongation des réacteurs au-delà de 40 ans n’est pas connu à ce jour, mais a estimé à de nombreuses reprises que cela ne pourrait se faire qu’à des conditions de sûreté équivalentes à celles qui sont exigibles pour les réacteurs de la 3e génération, donc de l’EPR, ce qui impliquerait des investissements massifs.

Concernant les coûts de ce nucléaire prolongé, le rapport de la commission d’enquête sénatoriale aboutit à un coût de 75 € par MWh.

1. Un toilettage géant des installations d’ores et déjà rendu nécessaire avant même toute prolongation

Une importante phase d’investissement est en cours de la part de l’exploitant, sous le vocable d’opération « grand carénage ». Il s’agit en fait du remplacement programmé, pour des raisons de sécurité, de pièces vitales au fonctionnement des réacteurs, et de remise à niveau de sécurité afin de rattraper le retard accumulé. Le coût de ces travaux n’est encore pas connu dans son ensemble. Le chiffre de 45 milliards d’euros d’ici 2025 a été avancé par l’exploitant en avril 2013 devant l’Assemblée nationale. D’autres chiffrages, en juillet 2013, faisaient état d’un coût de l’ordre de 70 à 80 milliards d’euros. Ce coût global incertain n’a jamais été explicité, il ne semble porter que sur une partie des 58 réacteurs français en service, et ne pas s’intéresser aux coûts au-delà de 2025.

Ces investissements conséquents, alors que le rapport de la CRE pointe une inadéquation entre les coûts d’exploitations actuels et le tarif régulé de vente, nécessitent donc d’être explicités.

2. Une volonté d’EDF d’allonger la durée d’amortissement juridiquement fragile

Le dernier rapport de la Commission de Régulation de l’Énergie mentionne la volonté d’EDF de faire passer les durées d’amortissement comptable de ses installations nucléaires à 50 ans. A l’inverse, l’Autorité de Sûreté Nucléaire a réaffirmé à plusieurs reprises qu’EDF ne devait pas faire reposer sa stratégie énergétique sur une prolongation de ses installations au-delà de 40 ans. Par ailleurs, elle a annoncé que les référentiels de sûreté pour une éventuelle prolongation de la durée de vie des réacteurs au-delà de 40 ans ne seront pas connus avant 2015 et devront amener tout réacteur prolongé à un niveau de sûreté au moins équivalent à celui des réacteurs de 3ème génération, ce qui impliquerait des investissements importants. De son côté le Président de la République a confirmé sa volonté de réduire d’un tiers la puissance nucléaire au plus tard en 2025, ce qui est incompatible avec une prolongation à 50 ans de l’ensemble du parc nucléaire.

Ces éléments interrogent fortement la pertinence d’une telle prolongation des durées d’amortissement au-delà de la durée de vie prévue des réacteurs. Elle pourrait même être considérée comme mettant en péril la sincérité des comptes si l’opérateur venait à allonger artificiellement ces durées sans qu’elles puissent se concrétiser dans les faits. Les conséquences en seraient d’autant plus importantes pour une société cotée en Bourse, qui plus est partie prenante du panier du CAC 40.

Après que le Président d’EDF a reconnu en septembre 2013 que l’État avait déjà surestimé la valeur du groupe lors de son introduction en bourse, l’impact négatif d’une telle décision non fondée pourrait endommager sérieusement la confiance des marchés.

D. Le coût exponentiel du « nouveau nucléaire »

Si le nucléaire existant, déjà en fonctionnement, a un coût d’exploitation croissant et nécessite des investissements lourds pour satisfaire aux exigences de sûreté de l’ASN, la constitution d’un hypothétique nouveau parc de réacteurs que certains appelle de leurs vœux a également un coût incertain et croissant.

1. L’explosion des coûts de l’EPR de Flamanville

Pour l’EPR de Flamanville, les derniers chiffres communiqués par EDF tablent sur un coût final estimé à 8,5 milliards d’euros
– vraisemblablement hors coûts financiers –, contre 3,3 annoncés à l’origine du projet ; soit une multiplication par 2,5. Ces 8,5 milliards d’euros sont à rapprocher des 4,76 milliards d’euros de 2010 consacrés à l’installation la plus onéreuse du parc existant (Chooz 1 et 2, entrée en service en 2000). L’argument avancé selon lequel le surcoût serait lié au phénomène « tête de série » n’est pas corroboré par les chiffres de la Cour des comptes, qui montrent que sur les réacteurs de deuxième génération il n’y a pas eu de réel effet de l’expérience acquise sur le coût des installations suivantes.

Avant même les nouvelles augmentations, la Cour des comptes évaluait dans son rapport sur les coûts de la filière électronucléaire de janvier 2012, le coût du kWh produit par l’EPR entre 70 et 90 € par MWh, ce qui est supérieur à celui de l’actuel éolien terrestre... Cette évaluation est de plus basée sur des hypothèses de fonctionnement peu réalistes : un EPR fonctionnant pendant 60 ans et avec un taux de disponibilité de 92 % ; quand celui des centrales en service en France plafonne à 80 % en 2012.

Toute spéculation sur la construction d’autres réacteurs EPR est rendue d’autant plus périlleuse que de nombreuses incertitudes pèsent encore sur la capacité de cette installation à obtenir les attestations de sûreté nécessaires à son démarrage.

2. Une tendance identique à l’international

Le second EPR, en construction en Finlande, connaît les mêmes dérives que celui de Flamanville. Outre des impréparations techniques, ce chantier connaît des retards conséquents et un coût croissant. Fixé en 2003, au moment de la décision de sa construction, à 3 milliards d’euros, le dernier coût connu évoqué par AREVA est de 8,5 milliards d’euros. Le retard pris par le chantier est estimé aujourd’hui à 7 ans. Toutes ces incertitudes pourront se traduire par un engagement financier de l’État au titre de sa participation au capital d’EDF et d’AREVA comme au titre de garant des externalités négatives.

Les hypothèques pesant sur le coût d’exploitation réel de l’EPR sont largement confirmées par le résultat des négociations entre EDF et le gouvernement du Royaume Uni. EDF a conditionné la construction de futurs EPR à un accès à l’emprunt à des taux faibles et un tarif d’achat garanti sur 35 ans de 109 euros par MWh, soit trois fois le niveau de l’ARENH (Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique) en France, et largement supérieur à celui de l’éolien.

Cet accord pourrait se heurter aux décisions prises par la Commission européenne, selon laquelle le nucléaire ne saurait bénéficier d’aides d’État, ce qui paraît logique pour une énergie présentée de longue date comme « bon marché ».

Ces évolutions internationales sur les coûts actuels et attendus de la filière de production d’électricité nucléaire viennent appuyer les constats faits au niveau français.

E. Une filière fragilisée par son amont et son aval

L’énergie nucléaire est comptabilisée en France, contrairement à d’autres États comme l’Allemagne, comme une énergie « domestique ». Ce raccourci fait l’impasse sur une réalité : la France importe 100 % de la matière première uranium nécessaire au fonctionnement des réacteurs, et le retraitement des combustibles usés est un processus coûteux, polluant, dangereux et qui n’apporte aucune plus-value au fonctionnement des réacteurs.

1. Des importations masquées dont les conditions financières sont remises en cause

Il n’y a plus de mines d’uranium exploitées en France depuis 2001. L’ensemble de l’uranium utilisé est donc importé, du Canada, du Kazakhstan, d’Australie et du Niger. Ce dernier fournit environ un tiers des besoins du système nucléaire français. Or de nombreuses critiques existent sur les conditions de ces exploitations, non seulement sur le volet environnemental et sanitaire, mais aussi sur le volet financier. Une partie des contrats permettant à AREVA d’exploiter ces mines arrive à son terme à la fin de l’année 2013. Les autorités du Niger ont d’ores et déjà fait part de leur mécontentement quant aux bénéfices financiers que ce pays tire de l’exploitation de ses richesses naturelles.

Cette commission d’enquête sera donc également l’occasion de s’intéresser au coût et aux conséquences des importations d’uranium nécessaires à la filière électronucléaire.

2. Le MOX : un coût sans bénéfice de production

Une partie des combustibles usés qui sortent des centrales nucléaires après leur exploitation n’entre pas dans la catégorie déchets. En effet, depuis, les années 1980, 21 réacteurs sur 58 fonctionnent avec une part de MOX. Ces centrales peuvent tout à fait fonctionner avec de l’uranium classique. Le MOX, composé d’uranium appauvri et de plutonium, est un million de fois plus radioactif que l’uranium de base et beaucoup plus toxique. Ce combustible est une spécificité française, AREVA étant le seul producteur mondial, et seulement 41 réacteurs au monde (sur 450) y ont recours. EDF par ailleurs a fait connaitre, dès 1989, sa réticence à utiliser ce combustible, tant pour des raisons de dangerosité que de coût. Par ailleurs, depuis de nombreuses années, EDF ne retraite plus l’ensemble des combustibles usés comme en témoignent les contrats avec Areva et la sous-activité de l’usine de La Hague.

Le coût de cette stratégie retraitement-MOX est rarement évoqué. Peu d’informations sont disponibles, mais certaines sources évoquent des coûts de fabrication d’une charge de centrale contenant du MOX 4 à 5 fois supérieures à celles d’une charge de combustible classique. Ainsi, un chargement d’uranium classique coûterait de 800 000 € à 1 million d’euros ; quand un chargement de MOX coûterait entre 4 et 5 millions d’euros (d’après les montants avancés en 1994 par l’OCDE).

Il y a donc lieu d’interroger, au travers de cette commission d’enquête, le coût du recours au retraitement et à la production de MOX.

F. La vulnérabilité de l’opérateur lui-même

EDF est l’une des principales entreprises du CAC 40. L’État en est actionnaire à près de 85 %. Si la Commission de Régulation de l’Énergie, dans son rapport du 5 juin 2013 sur les coûts de production et de commercialisation de l’électricité au tarif réglementé ne traite pas la question de l’endettement, le rapport d’information relatif à la situation financière et aux perspectives d’Électricité de France et d’Areva, réalisé en mars 2012 par les députés Marc Goua et Camille de Rocca Serra a pointé un certain nombre de dysfonctionnements dans la gestion de l’entreprise, notamment en lien avec d’importantes opérations d’investissement à l’international. Ainsi, ils mettent en évidence une forte augmentation de l’endettement à compter de 2007. Il croît de 8 milliards d’euros entre 2007 et 2008, essentiellement pour financer les acquisitions de British Energy (pour 13,2 milliards d’euros hors frais d’acquisition en janvier 2009) et un accord de 4,5 milliards de dollars avec Constellation fin 2008, dont elle s’est désengagée depuis. Il a plus que doublé en deux ans : de 16,3 milliards d’euros le 31 décembre 2007, il est monté jusqu’à 42,5 milliards d’euros en 2009.

S’agissant d’une entreprise cotée, l’agence de notation Fitch, s’appuyant sur l’endettement et les incertitudes futures, a dégradé la note de l’entreprise EDF. Cet endettement, lié aux impératifs de rentabilité et de résultat financier caractéristique des entreprises cotées en bourse, met également en péril les activités des filiales d’EDF, notamment celles exerçant le service public d’acheminement et de distribution d’énergie en limitant leurs propres capacités d’endettement. Par là-même, la situation financière d’EDF constitue un handicap à l’entretien des réseaux, à leur modernisation et donc à la transition énergétique.

Les rapporteurs mettaient en avant également le poids des incertitudes, que cette commission d’enquête se propose d’étudier, sur l’avenir financier de l’entreprise : la durée de vie des centrales, l’insuffisance de la couverture des charges futures par des actifs dédiés, … A ce dernier sujet, la Cour des comptes fait état d’une gouvernance des actifs dédiés imparfaitement assurée, qui s’est traduit par des pertes financières liées à la crise financière.

Cette situation financière de l’entreprise doit également être étudiée par la commission dans son impact potentiel sur la filière électronucléaire.

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La commission d’enquête qui vous est ici proposée a donc pour objet d’interroger la filière nucléaire française sous l’angle de son coût pour l’État, les contribuables et les consommateurs. Elle pourra interroger notamment les coûts actuels et futurs de la filière sous tous ses aspects, ainsi que les incertitudes financières pesant sur l’avenir de cette technologie.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement, il est créé une commission d’enquête de trente membres relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects financiers de cette production.


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