N° 2161 - Proposition de résolution de M. Damien Abad tendant à la création d'une commission d'enquête sur les difficultés rencontrées par le statut de travailleur détaché



N° 2161

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 juillet 2014.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête sur les difficultés rencontrées par le statut de travailleur détaché,

(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution
d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Damien ABAD, Bernard ACCOYER, Julien AUBERT, Jean-Pierre BARBIER, Jacques Alain BÉNISTI, Étienne BLANC, Xavier BRETON, Jean-Michel COUVE, Marie-Christine DALLOZ, Marc-Philippe DAUBRESSE, Jean-Pierre DECOOL, Lucien DEGAUCHY, Nicolas DHUICQ, Daniel FASQUELLE, Georges FENECH, Laurent FURST, Annie GENEVARD, Guy GEOFFROY, Philippe GOSSELIN, Jean-Claude GUIBAL, Patrick HETZEL, Laure de LA RAUDIÈRE, Charles de LA VERPILLIÈRE, Marc LE FUR, Philippe LE RAY, Isabelle LE CALLENNEC, Frédéric LEFEBVRE, Véronique LOUWAGIE, Lionnel LUCA, Alain MARTY, Pierre MOREL-A-L’HUISSIER, Bernard PERRUT, Bérengère POLETTI, Frédéric REISS, Jean-Luc REITZER, Fernand SIRÉ, Thierry SOLÈRE, Michel SORDI, Éric STRAUMANN, Claude STURNI, Lionel TARDY, Jean-Charles TAUGOURDEAU, Guy TEISSIER, Patrice VERCHÈRE, Jean-Pierre VIGIER, Philippe VITEL et Laurent WAUQUIEZ,

députés.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Un travailleur est considéré comme « détaché » s’il travaille dans un État membre de l’UE parce que son employeur l’envoie provisoirement poursuivre ses fonctions dans cet État membre. Par exemple, un prestataire de services peut remporter un contrat dans un autre pays et décider d’envoyer ses employés exécuter ce contrat sur place. Cette prestation de services transnationale donne lieu à une catégorie distincte : les « travailleurs détachés », envoyés pour travailler dans un autre État membre que celui dans lequel ils exercent habituellement leurs fonctions. Cette catégorie ne comprend pas les travailleurs migrants qui se rendent dans un autre État membre pour y chercher un emploi et qui y travaillent.

Ce statut concerne aujourd’hui au sein de l’Union européenne 1,5 million de personnes. En France, on considère que 350 000 personnes seraient concernées dont seulement une partie serait déclarée : 170 000 en 2012 et 210 000 en 2013.

La directive 96/71/CE dite « Bolkestein » permet donc de « détacher » des salariés dans un autre pays de l’UE pendant 2 ans maximum, à condition d’appliquer certaines règles du pays d’accueil (définies à l’article L. 1262-4 du code du travail soit le versement du Smic, le respect des conditions de travail en vigueur dans le pays d’accueil) tout en versant les cotisations sociales dans le pays d’origine. Le travailleur détaché doit bénéficier du salaire minimum fixé par le pays d’accueil. Il assure une mission d’une durée limitée et reste affilié durant cette période à la sécurité sociale du pays d’origine. De telles règles sont protectrices des droits des travailleurs français détachés dans un autre pays de l’Union européenne. Ce statut est également l’expression de la liberté de circulation des services dans l’Union.1

Le problème est que ces règles ne suffisent plus aujourd’hui. S’agissant des questions juridiques, le cadre actuel ne définit pas précisément le caractère temporaire d’un service fourni par une entreprise sur le territoire d’un pays hôte, ni la durée de détachement, ni la notion exacte d’« établissement ». Bien sûr, il n’y a pas de formule magique et ces définitions sont difficiles à établir tout simplement parce que les services concernés sont extrêmement variés. Néanmoins, l’absence de distinction nette entre le droit à l’établissement et le droit à fournir des services ouvre la porte à différents abus. De même, le caractère provisoire du détachement est une notion floue qui ne précise ni la durée de ce détachement, ni le nombre de fois qu’un travailleur peut être détaché, ni la proportion à respecter entre le temps de travail dans le pays d’origine et le pays hôte.

De plus, faute de contrôle efficace, les principes de la directive sont régulièrement détournés. De nombreuses entreprises ont exploité ces failles dans la réglementation, se rendant coupables de divers abus et infractions, ce qui a suscité des tollés dans plusieurs États membres. En effet, à la faveur de l’intégration de nouveaux États présentant de très fortes disparités de conditions salariales et sociales et de la crise des dettes souveraines, se sont constitués des réseaux qui font, de façon plus ou moins licite, commerce de travailleurs low cost. Le détachement de travailleurs est devenu un exemple emblématique des tensions profondes entre les piliers économique et social de l’intégration européenne. De nombreux vides juridiques permettent aux entreprises de recourir abusivement à ces employés temporaires et de se livrer à une concurrence déloyale qui conduit à un nivellement vers le bas des systèmes sociaux des États membres.

En outre, les travailleurs détachés sont vulnérables du fait d’une mauvaise maîtrise de la langue locale, d’un manque d’information et de leur isolement, ce dont peuvent abuser leurs employeurs. Ainsi, ils sont parfois sommés de travailler plus longtemps, sont moins bien payés ou travaillent dans des conditions d’hygiène et de sécurité moins bonnes que les employés locaux. Il existe également un risque de multiplier ou d’allonger les chaînes de sous-traitance et d’intermédiaires pour le recrutement, donc de rendre le marché plus complexe, c’est-à-dire moins transparent.

Une autre infraction fréquente concerne le travail indépendant. Bon nombre de dispositions relatives au temps de travail, aux charges et aux revenus inscrits dans la directive sont plus souples pour les travailleurs indépendants. Des agences de travail temporaire et des entreprises de placement détachent donc des travailleurs déclarés indépendants de leur plein gré ou malgré eux alors qu’il existe en fait un lien de subordination. Cette pratique tend à se généraliser dans le bâtiment, où les faux travailleurs indépendants sont souvent moins bien payés que le salaire minimum.

Enfin, les maîtres d’œuvre ou donneurs d’ordres se trouvent parfois victimes de dérives et fraudes de sociétés étrangères engageant des travailleurs détachés. En effet, faute de contrôles suffisamment forts à l’échelle de l’Union Européenne et d’une opacité dans la gestion administrative de leurs salariés, des maîtres d’œuvre français peuvent se voir impliquer dans un litige pour « complicité de travail illégal ». Parallèlement au principe de responsabilité conjointe et solidaire, il serait pertinent de prévoir également la vérification des contrats du pays d’origine des travailleurs, avec les salariés, et déterminer les informations qu’ils doivent mentionner, dans la langue du travailleur détaché et en français: effectif de l’entreprises, ancienneté dans l’entreprise du salarié, nombre d’heures maximum, heures supplémentaires, taux horaire, prise en charge du transport, frais liés au logement, à la nourriture, contacts en cas de conflit au travail, etc.

Le 10 décembre 2013, beaucoup d’entre nous ont dénoncé une victoire à la Pyrrhus du Gouvernement dans le cadre de la directive relative aux travailleurs détachés qui a fait l’objet d’un conseil européen des ministres du travail ayant abouti à un accord censé empêcher les fraudes. L’adoption de cette directive ne résout rien ni les questions européennes liées au coût du travail ni le dumping social.

Il est donc nécessaire de dresser un bilan des difficultés rencontrées par les travailleurs détachés et les entreprises qui les emploient (directement ou par sous-traitance), ainsi que d’apporter les solutions nécessaires et harmonisées au niveau national et européen.

C’est pourquoi nous proposons la mise en place d’une commission d’enquête relative aux difficultés rencontrées par le statut de travailleurs détachés.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

Une commission d’enquête, composée de quinze députés, est instituée en application de l’article 137 du Règlement de l’Assemblée nationale. Cette commission sera chargée de dresser un bilan des difficultés rencontrées par les travailleurs détachés et les entreprises qui les emploient (directement ou par sous-traitance), ainsi que d’apporter les solutions nécessaires et harmonisées au niveau national et européen.

1  La logique qui sous-tend le détachement de travailleurs dans l’UE est plutôt simple : la prestation internationale de services peut apporter les avantages d’un équilibre de marché plus concurrentiel et renforcer le niveau de protection sociale dans l’UE. Les échanges de services intra-UE représentent actuellement trois quarts du PIB de l’Union mais restent insuffisants, tout comme la productivité dans ce secteur. Ces mauvais résultats sont souvent imputés à la fragmentation du marché unique européen des services. Malgré la législation actuelle, notamment les dispositions du traité sur le libre établissement des sociétés ou la « directive Bolkestein », il est encore difficile pour les entreprises de l’UE d’offrir librement leurs services dans tous les États membres.


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