N° 2368 - Proposition de loi de M. Christian Estrosi tendant à adapter le régime de la légitime défense à l'évolution de la société



N° 2368

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 novembre 2014.

PROPOSITION DE LOI

tendant à adapter le régime de la légitime défense
à l’
évolution de la société,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Christian ESTROSI, Yannick MOREAU, Patrice MARTIN-LALANDE, Bernard PERRUT, Michel TERROT, Dominique TIAN, Philippe BRIAND, Nicolas DHUICQ, Pierre MOREL-A-L’HUISSIER, Jean-Pierre DOOR, Élie ABOUD, Patrick HETZEL, Jean-Pierre DECOOL, Alain MARLEIX, Michel HEINRICH, Sylvain BERRIOS, Denis JACQUAT, Lucien DEGAUCHY, Bernard BROCHAND, Édouard COURTIAL, Michel HERBILLON, Jean-Claude BOUCHET, Jean-Claude GUIBAL, Guy GEOFFROY, Daniel FASQUELLE, Marc-Philippe DAUBRESSE, Jean-Luc REITZER, Olivier AUDIBERT-TROIN, Jacques LAMBLIN, Marie-Christine DALLOZ, Éric CIOTTI, Damien ABAD, Éric STRAUMANN, Marie-Louise FORT, Georges GINESTA, Jean-Michel COUVE, Laure de LA RAUDIÈRE, Marcel BONNOT, Lionnel LUCA, Franck GILARD, Jean-Claude MATHIS, Pierre MORANGE et Alain MOYNE-BRESSAND,

députés.


EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Les nombreux faits divers qui se sont déroulés dans nos villes, et tout particulièrement à Nice, où un bijoutier agressé a tué son agresseur, mettent en lumière la réalité d’une violence extrême qui s’est banalisée au sein de notre République. Cette violence, lancinante et sinueuse, est devenue le quotidien de millions de nos concitoyens. Elle vient mettre en échec les principes fondateurs de notre République et un principe fondamental de toute démocratie : la liberté de circuler et d’agir en toute sécurité et sérénité.

C’est en cette période que l’autorité de l’État ne peut pas être vacillante. L’État, c’est une partie de sa définition, est le seul détenteur de la violence légale et légitime. S’il renonce à l’exercer, si comme c’est trop souvent le cas il est velléitaire, alors il ouvre la voie à la violence illégale et illégitime.

Si l’État n’exerce pas son autorité dans le cadre de la loi et au service de la loi, alors il se fait, par son laxisme, l’allié objectif de ceux qui combattent la loi.

Ceci dit, l’intransigeance de l’autorité républicaine, ne veut pas dire qu’elle doit s’imposer sans intelligence. Qu’il faut être aveugle aux réalités et aux cas particuliers au nom de principes rigides.

Le fondement de l’autorité, c’est toujours la raison. La raison au sens du « juste », mais aussi du raisonnable.

« L’autorité contraint à l’obéissance, mais la raison y persuade » Richelieu.

C’est donc toujours la raison qui fonde et entretient la légitimité de l’autorité. Chaque citoyen a délégué sa protection à l’État qui exerce seul cette compétence. Pourtant, l’État n’est pas toujours en mesure d’assurer la sécurité de tous et c’est pour ces raisons que la loi encadre la possibilité pour chaque citoyen de se défendre.

Les enjeux de la problématique de la légitime défense sont « éloignés de la caricature de la justice privée ou de la vengeance » (1).

Cicéron, à son époque, avait déjà donné une définition très claire de la légitime défense :

« Il est en effet une loi non écrite, mais innée; une loi que nous n’avons ni apprise de nos maîtres, ni reçue de nos pères, ni étudiée dans nos livres : nous la tenons de la nature même; nous l’avons puisée dans son sein; c’est elle qui nous l’a inspirée : ni les leçons, ni les préceptes ne nous ont instruits à la pratiquer ; nous l’observons par sentiment ; nos âmes en sont pénétrées.

Cette loi dit que tout moyen est honnête pour sauver nos jours lorsqu’ils sont exposés aux attaques et aux poignards d’un brigand et d’un ennemi : car les lois se taisent au milieu des armes ; elles n’ordonnent pas qu’on les attende, lorsque celui qui les attendrait serait victime d’une violence injuste avant qu’elles puissent lui prêter une juste assistance » (2).

La légitime défense française est définie à l’article 122-5 du code pénal :

« N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte.

N’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction. ».

Le fait justificatif de légitime défense implique donc la réunion des critères suivants :

1° l’immédiateté ;

2° la nécessité de la riposte ;

3° la proportionnalité entre la nature de l’agression et les moyens utilisés.

Dans le principe, la légitime défense est conçue de la même façon dans la plupart des pays : est justifié l’individu qui pour assurer sa défense riposte à l’agresseur, à condition qu’il agisse immédiatement et de façon proportionnée. Toutefois, certaines difficultés apparaissent, qui donnent lieu à des solutions variables.

La première tient à l’intérêt protégé. Concrètement, la personne peut-elle riposter si elle est atteinte dans ses biens tout comme elle peut le faire si elle est atteinte dans sa personne (3). De façon générale, la légitime défense s’étend aux biens. Mais la technique varie selon les droits. Parfois, le code use d’une formule générale : ainsi l’article 52 du code pénal italien dispose que « n’est pas punissable celui qui a commis le fait parce qu’il a été contraint de défendre son droit propre ou le droit d’autrui contre le danger actuel d’une offense injuste pourvu que la défense soit proportionnée à l’offense » (4).

D’autres fois, le code est plus explicite : ainsi l’article 3 du code pénal autrichien vise non seulement la vie mais aussi l’intégrité physique. C’est la liberté comme valeurs protégées, mais aussi la défense des biens. L’article 8-4 du code pénal espagnol, après avoir évoqué la personne, ajoute « qu’en cas de défense des biens, l’agression est illégitime si elle entraîne un risque grave de détérioration de ceux-ci » (5).

Une deuxième difficulté est relative au caractère excessif de la légitime défense. S’il en est ainsi - et ce problème peut se poser notamment à propos des biens - il n’y a pas légitime défense faute de proportion entre réaction et agression. En Angleterre, le criminal law act de 1967 dispose « qu’une personne peut recourir à la force dans la mesure où cela est raisonnable compte tenu des circonstances... ».

Pourtant, même si la réaction doit être proportionnée, plusieurs pays précisent dans leur droit les conditions dans lesquelles la légitime défense excessive doit être appréciée. L’Allemagne dispose que « si par désarroi, crainte ou terreur, l’auteur dépasse les limites de la légitime défense, il n’est pas puni » (6). La Suisse elle prend en compte « un état excusable d’excitation ou de saisissement causé par l’attaque. » (7).

La jurisprudence évolue, par exemple en Amérique du Nord où la légitime défense est désormais souvent admise au profit des femmes battues devenues meurtrières.

La France est donc l’un des rares pays où les textes ne prévoient rien sur la légitime défense qui pourrait excéder le cadre défini à l’article 122-5 du code pénal français. Il paraît donc nécessaire d’adapter le cadre de la légitime défense afin, comme le souligne justement Philippe Bilger, de prendre « en compte la réalité, des menaces, des agressions, des armes, de l’angoisse et du caractère scandaleusement intrusif de la malfaisance dans des lieux dont la vocation est d’urbanité et de tranquillité » (8).

De plus, le régime de droit commun prévoit qu’il est à la charge de la victime, en état de riposte, de prouver son état de légitime défense, sauf dans deux cas comme en dispose l’article 122-6 du code pénal français :

« Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l’acte :

1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité ;

2° Pour se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence. »

Pourtant, même ces deux présomptions sont très souvent battues en brèche par les juridictions qui n’hésitent plus à placer en détention provisoire des victimes ayant agi dans l’une de ces situations. Il paraît donc nécessaire d’étendre ce dispositif à un plus grand nombre de cas, notamment pour les commerçants agressés sur leur lieu de travail.

C’est ainsi que la présente proposition de loi dispose :

L’article 1 vise à insérer dans le code pénal à l’article 122-5 la prise en compte de l’état de la victime au moment de sa riposte.

L’article 2 vise à étendre les cas de présomption de légitime défense aux commerçants sur leur lieu de travail.


PROPOSITION DE LOI

Article 1er

L’article 122-5 du code pénal est complété par un alinéa ainsi rédigé :

« N’est pas pénalement responsable la personne qui par désarroi, crainte, terreur, un état excusable d’excitation ou de saisissement causé par l’attaque, dépasse les limites de la légitime défense. ».

Article 2

L’article 122-6 du même code est complété par un 3° ainsi rédigé :

« 3° Pour repousser l’entrée par effraction, violence ou ruse sur son lieu de travail. ».

1 () Une victime est-elle déterminée à le rester ? Réflexions sur la légitime défense dans la société d’aujourd’hui - Thibault de Montbrial - Avocat au barreau de Paris.

2 () Cicéron, Œuvres complètes de Cicéron avec la traduction en français, sous la direction de M. Nisard, t. 3, Paris, Librairie de Firmin-Didot.

3 () R. LEGEAIS, Légitime défense et protection des biens. Aperçus de droit comparé. Rev. sc. Crim. 1980, p. 325, cité par PRADEL.

4 () Article 52 du code pénal italien.

5 () Article 8-4 du code pénal espagnol.

6 () Article 33 du code pénal allemand.

7 () Article 33 alinéa 2 du code pénal suisse.

8 () Article de Philippe Bilger – Entre Far west et État de droit.


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