N° 3411 - Proposition de loi de Mme Valérie Boyer visant à réprimer la négation des crimes de génocide et des crimes contre l'humanité



N° 3411

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 janvier 2016.

PROPOSITION DE LOI

visant à réprimer la négation des crimes de génocide
et des
crimes contre l’humanité,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement

présentée par

Mme Valérie BOYER,

députée.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

À l’heure où des milliers de Chrétiens d’Orient sont victimes du génocide perpétré par l’État islamique, il s’avère nécessaire et urgent de légiférer afin de proposer une nouvelle qualification du négationnisme.

En cette année 2015 qui marque à la fois les vingt-cinq ans de la loi Gayssot et les cent ans du génocide des Arméniens, vingt-cinq années d’acquis et cent ans de déni, l’idée s’est imposée d’elle-même : la négation d’un crime ne relève pas de la liberté d’expression.

En 1990, le législateur a fait du négationnisme un délit de presse. En adoptant la loi Gayssot, il interdisait ainsi de contester publiquement un ou plusieurs crimes contre l’humanité « tels que définis par le statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 ». Conçue à l’origine comme une limite à la liberté d’expression, cette réponse pénale au mal irrationnel qu’est l’antisémitisme s’est cherchée pendant vingt-cinq ans au gré des combats et inquiétudes de toutes parts. D’un côté, les rescapés de la Shoah qui devaient, après avoir vécu l’invivable, encore entendre que leur calvaire n’avait, comble du vice, jamais eu lieu. De l’autre, les historiens et chercheurs - ceux de bonne foi - qui s’inquiétaient d’être traînés en correctionnelle pour avoir exercé leur métier.

Le 29 mai 1998, l’Assemblée nationale adoptait le principe selon lequel « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ». Ce principe devenait officiellement une loi de la République avec la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. En reconnaissant l’existence du premier génocide du XXe siècle, la République française redonnait symboliquement au génocide arménien une place dans la mémoire collective de l’humanité.

Il convient d’ailleurs de rappeler que le juriste polonais Raphaël Lemkin forgea le terme de génocide à partir de sa connaissance du massacre des Arméniens en 1915. C’est également sur son initiative que le terme de génocide fut officiellement reconnu par la convention de prévention et de punition du crime de génocide, adoptée par l’assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 260 A (III) du 9 décembre 1948.

Mais si cette reconnaissance a pu être considérée comme un achèvement pour certains, nous devons désormais aller plus loin pour éviter toute concurrence des mémoires et toute inégalité de traitement entre les victimes et leurs descendants. La République se doit, en effet, de protéger l’ensemble de ses ressortissants. Nombre de descendants du génocide arménien ont trouvé refuge en France et sont devenus français. Face au négationnisme - y compris d’État - dont ceux-ci sont victimes, on ne saurait s’en remettre à l’arbitraire communautaire mais bien à la justice de la République pour garantir leur protection. Un travail législatif important restait donc à réaliser afin de tirer toutes les conséquences juridiques de cette reconnaissance, c’est-à-dire la pénalisation du négationnisme.

C’est dans ce contexte qu’une proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien a été déposée et adoptée par l’Assemblée nationale le 12 octobre 2006. Ce texte n’a pas été inscrit à l’ordre du jour du Sénat. De même, une proposition de loi déposée au Sénat a été rejetée en séance publique le 4 mai 2011, après l’adoption d’une motion d’exception d’irrecevabilité, tandis que la loi du 23 janvier 2012 visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi a fait l’objet, le 28 février 2012, d’une censure du Conseil constitutionnel.

Enfin, le 3 décembre 2015, l’Assemblée Nationale a voté le renvoi en commission de la proposition de loi n° 2276 visant à réprimer la négation des génocides et des crimes contre l’humanité du XXe siècle, au motif que celui-ci était trop fragile du point de vue juridique.

C’est pourquoi, il fallait rechercher les outils juridiques les plus adaptés permettant de donner toute sa portée à la reconnaissance du génocide arménien et, plus largement, à réprimer la négation de l’ensemble des crimes de génocide et des crimes contre l’humanité dans le strict respect des exigences constitutionnelles et conventionnelles.

Fruit de cette réflexion, la présente proposition de loi n’est pas, ce qu’il est convenu d’appeler, une « loi mémorielle », dans la mesure où elle ne fait référence à aucun événement historique en particulier et se garde également de porter un quelconque regard sur tel ou tel événement historique.

La présente proposition de loi revêt une incontestable portée normative, puisqu’elle vise à réprimer la négation des crimes de génocide et des crimes contre l’humanité, afin de mettre fin au déni de justice dont souffrent actuellement les victimes de ces crimes ainsi que leurs ascendants ou descendants. L’objet de ce texte n’est nullement de mettre en concurrence les victimes de ces crimes mais de leur offrir à toutes une universelle et intemporelle protection contre le délit de négationnisme.

Ces derniers mois de nombreuses auditions, ont été menées afin de recueillir l’avis de différents juristes spécialistes en droit constitutionnel et droit pénal pour garantir, à la présente proposition de loi, la pleine et entière sécurité juridique.

Au regard, en premier lieu, de l’exigence de conformité à la Constitution et dans le respect de la décision précitée du Conseil constitutionnel du 28 février 2012, il s’avère essentiel de prévoir des éléments d’extériorité dans la reconnaissance d’un crime de génocide ou d’un crime contre l’humanité. Cette reconnaissance ne saurait, en effet, dépendre du seul législateur - comme c’était le cas dans le texte adopté le 23 janvier 2012 par le Parlement. Elle doit bien davantage s’appuyer :

– soit sur un traité ou un accord international à laquelle la France serait partie - le traité de Sèvres du 10 août 1920 prévoit en particulier, à son article 230, le jugement des « responsables des massacres qui, au cours de l’état de guerre, ont été commis sur tout territoire faisant, au 1er août 1914, partie de l’Empire ottoman », responsables que le traité de Lausanne du 24 juillet a amnistiés, reconnaissant ainsi leur implication ;

– soit sur une décision de justice rendue par une juridiction française, par une juridiction de l’État sous l’autorité duquel ces crimes ont été commis - par exemple, le 5 février 1919, le tribunal militaire d’Istanbul a reconnu la culpabilité et a condamné certains auteurs du massacre des Arméniens commis sur le territoire de l’empire ottoman auquel a succédé, en droit international, la Turquie - ou par une juridiction internationale établie par un traité ou un accord international régulièrement ratifié ou approuvé par la France.

De surcroît, bien que n’entrant pas directement dans ces critères strictement juridiques de reconnaissance, il est important de rappeler la valeur politique et symbolique de la déclaration commune faite par les pays de l’Entente - France, Grande-Bretagne et Russie - le 24 mai 1915, aux termes de laquelle « en présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime-Porte qu’ils tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que tous ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres ». Cette déclaration commune appartient à l’ensemble du faisceau de preuves attestant de la réalité et de l’ampleur des massacres de 1915, qui justifieront la création du terme même de génocide.

Au regard, en second lieu, de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme et notamment de l’arrêt Perinçek contre Suisse du 15 octobre 2015, la peine encourue pour négationnisme doit être soumise à une liste de conditions cumulatives et strictement énumérées, à savoir que les propos incriminés devront, d’une part, constituer une incitation directe ou indirecte à la violence ou à la haine à l’égard des victimes, de leurs ascendants ou de leurs descendants, ou bien porter atteinte à la dignité de ces mêmes personnes et, d’autre part, être commis au moyen de preuves ou de témoignages ayant été délibérément omis, altérés ou détruits.

Enfin, il était important de ne pas inscrire le nouveau délit de négationnisme dans le code pénal, afin d’éviter que la loi ne crée un régime procédural plus favorable que pour les faits relevant d’une loi spéciale. C’est le cas, paradoxalement, de la négation du génocide juif, qui figure dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Or, les infractions de presse sont soumises à des dispositions parfois plus contraignantes : prescription d’un an au lieu de trois, interdiction d’utiliser la comparution immédiate et sur reconnaissance préalable de culpabilité, limitation des saisies et perquisitions. Dans un souci d’égalité, il est nécessaire de créer ce nouveau délit de négationnisme dans la loi précitée sur la liberté de la presse, afin qu’il obéisse au même régime procédural que la négation des crimes contre l’humanité définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international de Nuremberg.

Cette proposition de loi se veut être un texte universel et intemporel offrant à toutes les victimes de ces crimes de génocide et de ces crimes contre l’humanité une même protection contre le négationnisme.

PROPOSITION DE LOI

Article 1er

Le paragraphe 1er du chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est complété par un article 24 ter ainsi rédigé :

« Art. 24 ter. – Les peines prévues à l’article 24 bis sont applicables à ceux qui ont contesté systématiquement, nié par principe ou tenté de justifier, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide ou d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité respectivement définis aux articles 211-1 et 212-1 du code pénal, à la double condition que :

« 1° Les crimes mentionnés au premier alinéa du présent article aient été reconnus soit par un traité ou un accord international auquel la France est partie, soit par une décision de justice rendue par une juridiction nationale de l’État sous l’autorité duquel les crimes ont été commis ou par une juridiction internationale établie par un traité ou un accord international régulièrement ratifié ou approuvé par la France ;

« 2° Les faits incriminés :

« a) Constituent une incitation directe ou indirecte à la violence ou à la haine à l’égard des victimes, de leurs ascendants ou de leurs descendants, ou qu’ils portent atteinte à la dignité de ces mêmes personnes ;

« b) Soient commis au moyen de preuves ou de témoignages ayant été délibérément omis, altérés ou détruits.

« Le tribunal peut en outre ordonner l’affichage ou la diffusion de la décision prononcée, dans les conditions prévues à l’article 131-35 du code pénal. »

Article 2

L’article 2-4 du code de procédure pénale est complété par un alinéa ainsi rédigé :

« Toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans au moment de la commission des faits, qui se propose par ses statuts de combattre les crimes contre l’humanité ou les crimes de génocide, ainsi que d’entretenir la mémoire de ces crimes pourra exercer les droits reconnus à la partie civile, en ce qui concerne le délit prévu par l’article 24 ter de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. »


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