N° 4640 - Proposition de loi de Mme Cécile Duflot relative à la reconnaissance du travail forcé comme crime contre l'humanité et à la réparation des préjudices en résultant



N° 4640

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 10 mai 2017.

PROPOSITION DE LOI

relative à la reconnaissance du travail forcé comme crime contre l’humanité et à la réparation des préjudices en résultant,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

Mme Cécile DUFLOT,

députée.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Après l’âge de l’esclavage et alors que chacun se félicite de son abolition obtenue en 1848, s’ouvre un âge encore plus sombre et délibérément méconnu ou étouffé. C’est un esclavage d’un nouveau genre qui apparaît avec le travail forcé.

À l’esclavage « privé » des colons et propriétaires succède un esclavage « public », organisé par l’État colonial lui-même. À la déportation massive des esclaves succède une violente domination sur les populations des colonies par le travail forcé. Les populations indigènes sont requises comme main-d’œuvre pour les chantiers de travaux publics et les concessions. On est passé de l’esclavage colonial, tel que le décrit la loi Taubira, à la colonisation esclavagiste. Ou pour le dire autrement, on est passé d’un esclavage monarchique à un esclavage républicain.

Certes, l’esclavage et le travail forcé diffèrent sur le papier : si l’esclave est une marchandise ou un outil de travail, le travail forcé oblige un individu à travailler contre un salaire très faible ou inexistant, mais celui-ci est en principe libre en dehors de ses heures de travail. Or en fait, dans la réalité, bien souvent, ces deux statuts se confondaient.

Le travail forcé ou obligatoire était présenté par certains comme une chance pour les indigènes. Dans une thèse soutenue en 1934, l’économiste Henriette Roussel affirme qu’en agissant de la sorte, la France honore « ses devoirs » envers la race noire qu’elle contribue à civiliser en l’arrachant à sa primitivité. Cette auteure précise encore que le travail obligatoire n’est pas une « iniquité » dès lors qu’il est soigneusement encadré, motivé par des considérations d’intérêt général, et conçu comme une « forme transitoire et éducative » adaptée à la mentalité rustre des « indigènes ». Si la raison d’État semble perceptible derrière les considérations d’intérêt général évoquées, c’est que l’État lui-même est acteur de cette traite et de cette exploitation d’indigènes.

Le travail forcé a principalement été utilisé dans les colonies administrées par la France, la Belgique et le Portugal, en Afrique et en Asie aux XIXe et XXe siècles. L’abolition de l’esclavage avait pour conséquence directe une perte de main-d’œuvre gratuite dans les colonies : comment éviter la ruine ou le déclin d’un modèle économique fondé sur l’exploitation d’êtres humains ? L’abolition pose le problème de la rémunération des récents affranchis. C’est par le travail forcé que le modèle perdure, l’État et les administrations coloniales réquisitionnant les populations indigènes. Les mêmes qui étaient impliqués dans la traite négrière s’adaptent sans grand mal aux nouvelles pratiques, ils continuent de fournir la main-d’œuvre nécessaire aux grands chantiers. Des populations font l’objet de véritables razzias, capturées, parfois au lasso, puis déportées vers les lieux où elles sont exploitées. Ces personnes sont capturées et exploitées sur la seule base de leur statut d’indigène, et donc de leur appartenance ethnique.

Durant la première guerre mondiale, les colonies furent des acteurs incontournables de l’approvisionnement métropolitain, les ressources alors déclarées stratégiques étaient produites dans la violence du travail forcé. Cela se poursuivit dans l’entre-deux-guerres pour les approvisionnements en café, cacao et autres ressources, mais surtout pour la construction de grandes infrastructures faisant la « gloire » des colonies tel que le chemin de fer Congo-Océan qui en est un exemple édifiant. En juillet 1922, les autorités françaises de Brazzaville signaient une convention avec la société de construction des Batignolles pour relier par le rail la capitale de l’Afrique équatoriale et du Congo français à Pointe-Noire sur la côte Atlantique. La société emploie alors des « indigènes » soumis au travail forcé et souvent requis dans des régions très éloignées pour pallier l’insuffisance de la main-d’œuvre locale. Regroupés près de Brazzaville, après avoir franchi parfois près de deux-mille kilomètres dans des conditions matérielles et sanitaires désastreuses, les « Noirs » sont ensuite regroupés dans des « camps ferroviaires » situés près du chantier. Ce chantier colossal, ayant pour but de faire de Pointe-Noire un port majeur de l’Afrique équatoriale afin d’exporter plus rapidement les productions de la colonie, connaîtra une mortalité sans précédent. En 1928, devant une commission ad hoc de la Chambre des députés, le ministre des Colonies, André Maginot, reconnaît que la mortalité sur ce chantier atteint 57 % des effectifs. Dix-sept-mille « nègres », selon les chiffres officiels, plus de cent mille selon certains historiens, périssent sur les cent-quarante premiers kilomètres de cette voie ferrée, en raison des conditions de travail imposées.

Ces faits et pratiques étaient connus et relatés par d’illustres témoignages, ceux d’André Gide et d’Albert Londres notamment. Les faits dénoncés par ceux-ci étaient de notoriété publique. Dans son « Voyage au Congo », adressé à Léon Blum et publié en 1927, André Gide témoignait de la brutalité des grandes compagnies partenaires de l’administration coloniale. De même, Albert Londres revient terrifié du Congo et publie alors un livre intitulé : « Terre d’ébène. La Traite des Noirs ». Plus de vingt ans après, les morts du Congo-Océan étaient encore présents à la mémoire d’Aimé Césaire qui écrivait en 1950 le « Discours sur le colonialisme » en critiquant ceux qui mettaient en avant le prétendu rôle positif de la colonisation : « On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. »

En dépit du scandale révélé, entre la honte suscitée par ces pratiques et la fierté coloniale, ce n’est qu’en 1946, un siècle après l’abolition de l’esclavage, que le travail forcé est à son tour officiellement aboli avec l’adoption de la loi Félix Houphouët-Boigny. Toutefois, comme pour l’esclavage, les effets ne sont pas immédiats, le travail forcé continue de facto en certains lieux jusque dans les années 1960, au moment de l’indépendance.

Les populations concernées n’ont jamais cessé de se battre contre le travail forcé, comme leurs ancêtres avaient pu se battre contre l’esclavage. Les descendants d’esclaves ont obtenu en 2001, avec la loi Taubira, la reconnaissance de l’esclavage et de la traite négrière comme crime contre l’humanité, mais attendent toujours pour les réparations. Le travail forcé mérite tout autant la qualification de crime contre l’humanité et, l’idée de reconnaissance allant de pair avec celle de justice, des réparations doivent être accordées aux victimes et à leurs descendants.

Le « Statut de Rome » qui définit les exactions pouvant être qualifiées de crime contre l’humanité en droit international évoque entre autres « la déportation ou le transfert forcé de population », « la réduction en esclavage », « l’emprisonnement ou autre forme grave de privation de liberté́ physique » et tous « autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ». Il est clair que le travail forcé, tel qu’il a été mis en place par la France et bien d’autres pays après l’abolition de l’esclavage répond tout à fait à la définition du crime contre l’humanité.

De façon plus contemporaine, le Protocole de Palerme adopté en 2000 par l’Assemblée générale des Nations Unies vise à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes. Il offre une définition internationale de la traite en son article 3.a lequel dispose que « L’expression ‘‘traite des personnes’’ désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par l’enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail et les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ».

La notion de travail forcé trouve place au cœur de cette définition qualifiant l’infraction de traite des êtres humains. Elle est reprise par la Convention n° 197 du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005 dite « Convention de Varsovie ». Enfin, en France, la traite des êtres humains est définie à l’article 225-4-1 du code pénal, laquelle définition comprend le travail forcé, pour la punir de sept ans d’emprisonnement et de 150 000 € d’amendes. Qu’en est-il lorsque le travail forcé est de la responsabilité de l’État ou de son administration ?

Selon l’Organisation internationale du travail, dont la Convention de 1957 sur le travail forcé est l’une des plus ratifiées, près de 21 millions de personnes sont encore victimes de travail forcé chaque année, pour près de 150 milliards de dollars de profits illégaux générés par an. Le rapport pour 2015 de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme consacré à « La lutte contre la traite et l’exploitation des êtres humains » dans sa dimension contemporaine, révèle l’actualité d’un sujet sur lequel un passé trouble n’a jamais été réparé.

Si aujourd’hui l’esclavage moderne ou l’exploitation des êtres humains s’organise à l’écart des États, lesquels les condamnent, l’esclavage colonial ainsi que le travail forcé dans les colonies et territoires d’outre-mer étaient mis en œuvre par les États eux-mêmes. C’est en cela qu’il est nécessaire que l’État en cause le reconnaisse et le répare.

L’article 1er vise à reconnaître au travail forcé, tel que pratiqué dans les colonies et territoires d’outre-mer, la qualification de crime contre l’humanité. Cette qualification rendrait ces crimes imprescriptibles selon le droit international. Cette imprescriptibilité, permettrait à la liberté acquise par les indigènes en cause de se voir ralliée par la justice.

L’article 2 prévoit que soit institué un comité de personnalités qualifiées dont la charge sera d’évaluer les préjudices subis au titre du travail forcé et d’examiner les conditions de leur réparation.

PROPOSITION DE LOI

Article 1er

La République française reconnaît que le travail forcé, perpétré aux XIXe et XXe siècles par les puissances européennes contre les populations colonisées, constitue un crime contre l’humanité.

Article 2

Il est institué un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation due au titre du travail forcé. Les compétences et les missions de ce comité seront fixées par décret en Conseil d’État.


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