N° 2409 - Rapport de MM. Jean-Yves Le Déaut et Bruno Sido, établi au nom de cet office, sur le principe d'innovation



N° 2409

 

N° 133

ASSEMBLÉE NATIONALE

 

SÉNAT

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

 

SESSION ORDINAIRE 2014 - 2015

Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale

 

Enregistré à la présidence du Sénat

le 27 novembre 2014

 

le 27 novembre 2014

LE PRINCIPE D’INNOVATION

Compte rendu de l’audition publique du 5 juin 2014 et
de la présentation des conclusions les 4 et 26 novembre 2014

par

M. Jean-Yves LE DÉAUT, député, et M. Bruno SIDO, sénateur


Déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale

par M. Jean-Yves LE DÉAUT,

Président de l'Office

 


Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Bruno SIDO,

Premier vice-président de l’Office

Composition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques
et technologiques

Président

M. Jean-Yves LE DÉAUT, député

Premier vice-président

M. Bruno SIDO, sénateur

Vice-présidents

M. Christian BATAILLE, député M. Roland COURTEAU, sénateur

Mme Anne-Yvonne LE DAIN, députée M. Christian NAMY, sénateur

M. Jean-Sébastien VIALATTE, député Mme Catherine PROCACCIA, sénatrice

DÉputés

SÉnateurs

M. Gérard BAPT

M. Christian BATAILLE

M. Denis BAUPIN

M. Alain CLAEYS

M. Claude de GANAY

Mme Anne GROMMERCH

Mme Françoise GUÉGOT

M. Patrick HETZEL

M. Laurent KALINOWSKI

Mme Anne-Yvonne LE DAIN

M. Jean-Yves LE DÉAUT

M. Alain MARTY

M. Philippe NAUCHE

Mme Maud OLIVIER

Mme Dominique ORLIAC

M. Bertrand PANCHER

M. Jean-Louis TOURAINE

M. Jean-Sébastien VIALATTE

M. Gilbert BARBIER

Mme Delphine BATAILLE

M. Michel BERSON

Mme Marie-Christine BLANDIN

M. François COMMEINHES

M. Roland COURTEAU

Mme Dominique GILLOT

Mme Brigitte GONTHIER-MORIN

M. Alain HOUPERT

Mme Fabienne KELLER

M. Jean-Pierre LELEUX

M. Gérard LONGUET

M. Jean-Pierre MASSERET

M. Pierre MÉDEVIELLE

M. Christian NAMY

Mme Catherine PROCACCIA

M. Daniel RAOUL

M. Bruno SIDO

   

L’audition publique du 5 juin 2014 sur le principe d’innovation
a été organisée avec le concours du Forum des politiques d’innovation

SOMMAIRE

___

Pages

M. Bruno Sido, sénateur, président de l’OPECST 15

M. Jean-Yves Le Déaut, député, premier vice-président de l’OPECST 17

M. Claude Birraux, président du comité de pilotage, modérateur des débats 20

Je rappellerai que j’ai été président ou premier vice-président de l’OPECST pendant de nombreuses années, ce qui est aussi le cas de Jean-Yves Le Déaut. 20

PREMIÈRE TABLE RONDE : POURQUOI UN PRINCIPE D’INNOVATION ? 23

Animateur : Mme Anne Lauvergeon, présidente de la commission Innovation 2030 23

Questionnant : M. Benjamin Fassenot, élève à l’École polytechnique 23

INTERVENTIONS 23

Mme Anne Lauvergeon 23

M. Benjamin Fassenot 26

Mme Fabienne Keller, sénatrice 27

M. François Ewald, membre de l’Académie des technologies 28

Mme Gabrielle Gauthey, présidente de la commission Recherche et Innovation du MEDEF, vice-présidente d’Alcatel-Lucent 30

M. Édouard Brézin, membre de l’Académie des sciences 33

M. Jean-Louis Schilansky, président de l’UFIP, membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE) 35

M. Daniel Rouach, économiste, professeur à l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP) 36

Mme Anne-Lise Ughetto, directrice générale de Biotope 37

M. Pierre Breesé, Ingénieurs et scientifiques de France (IESF), président de Fidal Innovation 39

DÉBAT 40

M. Laurent Gouzènes, conseiller du Président de Pacte Novation et expert scientifique du groupe, membre du Conseil scientifique de l’OPECST 40

M. Bernard Nivelais 41

M. Antoine Dubedout. 42

M. Stéphane Mangin, Université de Lorraine, membre du Conseil scientifique de l’OPECST 42

Mme Gabrielle Gauthey 43

M. François Stofft, Conseil général de l’armement 43

M. Christian Casse, directeur recherche innovation d’Hutchinson, groupe Total 44

Commissaire générale Costa, État-major de l’armée de l’air et référent innovation pour l’armée de l’air 44

M. Henri Verdier, ancien président de Cap-Digital, directeur d’Etalab 45

M. Sébastien Julienne 46

CONCLUSIONS 46

M. Jean-Yves Naouri, directeur général opérationnel de Publicis 46

Mme Anne Lauvergeon 48

M. Claude Birraux 49

DEUXIÈME TABLE RONDE : UN CHOIX COLLECTIF ET SOCIÉTAL 51

Animateur : M. Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, président du Pôle de compétitivité « Finance-Innovation » 51

Questionnant : M. Alexis Bergès, doctorant à l’École d’économie de Paris, fondateur de Wattstrat 51

INTERVENTIONS 51

M. Jean-Hervé Lorenzi 51

M. Alexis Bergès 54

M. Nicolas Hulot, envoyé spécial du président de la République pour la protection de la planète 54

Mme Claudie Haigneré, présidente d’Universcience 56

M. Michel Berson, sénateur 59

M. Stéphane Mouton, professeur agrégé de droit public 60

M. Patrice Noailles-Siméon, président du Forum des politiques d’innovation, président de Seillans Investissement 63

M. Henri Verdier, ancien président de Cap-Digital, directeur d’ETALAB 64

M. Denis Hello, président des laboratoires internationaux de recherche (LIR) 65

M. Philippe Gluntz, président de la Confédération Business Angels Europe 67

DÉBAT 68

M. Bernard Accoyer, député, ancien président de l’Assemblée nationale 68

Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée 69

Mme Dalida Chouchi. 70

M. Patrick Hetzel, député 70

M. Christian Renard 71

M. François Stofft 72

M. Bernard Nivelais 72

M. Patrice Noailles-Siméon 73

Mme Dalida Chouchi 73

M. Stéphane Mouton 73

M. Michel Berson 73

CONCLUSIONS 74

M. Jean-Hervé Lorenzi 74

M. Claude Birraux 75

OUVERTURE DES TRAVAUX DE L’APRÈS-MIDI PAR M. FRANÇOIS BROTTES, DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE 77

TROISIÈME TABLE RONDE : L’ÉCONOMIE DU PRINCIPE D’INNOVATION 81

Animateur : M. Louis Gallois, président de La Fabrique de l’Industrie 81

Questionnant : M. Thomas Serval, président de Kolibree 81

INTERVENTIONS 81

M. Louis Gallois 81

M. Thomas Serval 82

M. Michel Didier, président de Coe-Rexecode 83

M. Marc Giget, président du Club de Paris des directeurs de l’innovation 85

M. Jean-Luc Beylat, président d’Alcatel-Lucent Bell Labo France 87

M. François Bourdoncle, cofondateur d’Exalead 88

Mme Marie-Vorgan Le Barzic, déléguée générale de Silicon Sentier 90

M. Louis Godron, président de l’AFIC 91

M. Bernard Hodac, président fondateur d’OSMOS et président du Synnov 92

DÉBAT 93

M. Marc Giget 93

M. François Taddei, directeur du Centre de recherches interdisci-plinaires 94

M. Thomas Serval 95

Mme Bénédicte Michon 96

M. François Bourdoncle 96

M. Patrice Noailles-Siméon 96

M. François Stoff 96

M. Alexis Bergès 97

M. Jean-Luc Beylat 97

M. Christian Renard 98

Mme Marie-Vorgan Le Barzic 98

M. Bernard Hodac 98

M. Paul Ohana 99

M. Philippe Simon 99

Mme Anne-Yvonne Le Dain 100

Mme Marie-Vorgan Le Barzic 100

M. Thomas Serval 101

M. Jean-Luc Beylat 101

M. François Taddei 102

M. Marc Giget 102

CONCLUSIONS 104

M. Louis Gallois 104

Mme Geneviève Fioraso, secrétaire d’État à l’enseignement supérieur et à la recherche 105

QUATRIEME TABLE RONDE : LES FONDEMENTS D’UNE CHARTE D’INNOVATION 113

Animateur : M. Bernard Accoyer, député, ancien président de l’Assemblée nationale 113

Questionnant : M. Thomas Martyniuck, président du Bureau des élèves de l’École des mines de Nancy 113

INTERVENTIONS 113

M. Bernard Accoyer 113

M. Thomas Martyniuck 115

M. Dominique Chagnollaud, président du Cercle des constitutionnalistes 115

M. Michel Berson 117

M. Jean-Yves Le Déaut 117

M. Bernard Bachelier, ancien directeur général du CIRAD, membre du conseil scientifique de la Fondation pour l’innovation politique 118

DÉBAT 120

Mme Anne-Yvonne Le Dain 120

M. Patrick Hetzel 121

Mme Anne-Yvonne Le Dain 122

M. Jean-Yves Le Déaut 123

M. Bernard Bachelier 123

CONCLUSIONS 124

M. Bernard Accoyer 124

M. Claude Birraux 125

M. Jean-Yves Le Déaut 125

M. Arnaud Montebourg, ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique 127

CONCLUSIONS ADOPTÉES PAR L'OFFICE LORS DE SES RÉUNIONS DES 4 ET 6 NOVEMBRE 2014 131

EXTRAIT DE LA RÉUNION DE L’OPECST DU 4 NOVEMBRE 2014 PRÉSENTANT LES CONCLUSIONS DE L’AUDITION PUBLIQUE 135

EXTRAIT DE LA RÉUNION DE L’OPECST DU 26 NOVEMBRE 2014 PRÉSENTANT LES CONCLUSIONS DE L’AUDITION PUBLIQUE 139

ANNEXES 143

CONTRIBUTION DE M. DENIS BAUPIN, DÉPUTÉ, ET MME MARIE-CHRISTINE BLANDIN, SÉNATRICE 145

CONTRIBUTION DE M. JEAN-YVES LE DÉAUT, DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE L'OPECST 151

CONTRIBUTION DE MME ANNE-YVONNE LE DAIN, DÉPUTÉE 155

CONTRIBUTION DE M. PATRICK HETZEL, DÉPUTÉ 157

CONTRIBUTION DE MME BRIGITTE GONTHIER-MORIN, SÉNATRICE 161

ALLOCUTION D’OUVERTURE DE M. CLAUDE BARTOLONE,
PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE

M. Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale. Mesdames et Messieurs, Monsieur le Président de l’OPECST, cher Bruno Sido, Monsieur le Vice-président de l’Office, cher Jean-Yves Le Déaut, Monsieur le Président du comité de pilotage, cher Claude Birraux, Madame la Présidente de la commission innovation 2030, chère Anne Lauvergeon, cher Bernard Accoyer, mon prédécesseur, Mesdames et Messieurs les parlementaires, Mesdames et Messieurs les chefs d’entreprises, Mesdames et Messieurs les chercheurs et les professeurs, Mesdames et Messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier, vous, députés, sénateurs de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques pour cette initiative. C’est pour moi l’occasion de saluer le travail de l’Office depuis 1983.

Né de la noble intention d’éclairer le Parlement sur les sujets dont la technicité scientifique dépasse notre domaine de compétence d’expertise initiale, cet Office permet, depuis plus de trente ans, d’apprécier la portée de la politique et des projets gouvernementaux dans les domaines scientifiques et technologiques et, ce, par un travail de recherche au fond et d’expertise.

Les questions abordées par les dix-huit députés et les dix-huit sénateurs qui le composent sont parfois au centre de polémiques très vives. Je citerai les OGM, les nanotechnologies, les gaz de schiste, le traitement et l’enfouissement des déchets nucléaires ou la bioéthique. Mais l’Office s’est donné pour objectif d’aborder ces questions de manière sereine et pluraliste et cela doit être salué car il permet le bon fonctionnement du débat public.

Rien n’est plus dommageable que l’impossibilité du débat public. Le débat public ne doit pas être craint. Il est au cœur de la démocratie. Loin des animosités partisanes, vous rendez ce débat possible en faisant travailler ensemble députés et sénateurs, qu’ils soient issus de la majorité ou de l’opposition. Cette parité et votre expertise permettent aux parlementaires de recentrer le débat autour des véritables enjeux.

Le rôle que vous assumez me tient particulièrement à cœur dans la mesure où je défends l’idée selon laquelle le Parlement doit se recentrer sur un travail au fond des textes et des enjeux, de manière plus générale. D’une certaine manière, l’OPECST participe déjà à ce nouveau Parlement du XXIème siècle, que j’appelle de mes vœux.

Chers amis, vous êtes dans l’enceinte du Parlement. C’est au Parlement que nous pouvons faire vivre le débat et faire naître les accords de majorité, que nous pouvons entendre ce que nos élus ont à dire de l’état de la France, et des attentes du peuple, que nous pouvons structurer le débat et donner leur entière visibilité aux réformes.

Pour bien façonner la loi au Parlement, il faut d’abord veiller à ce que les parlementaires soient bien informés pour être au cœur des initiatives et de la loi innovante. J’en suis convaincu, il est temps d’aller vers un rééquilibrage entre le Parlement et le Gouvernement en ce qui concerne l’origine des textes de loi. Cela ne se fera ni d’un simple claquement de doigt, ni par une réforme constitutionnelle complexe. Commençons déjà par revisiter nos comportements. Les parlementaires peuvent et doivent prendre l’initiative de propositions de loi, anticiper les calendriers, défricher les sujets. C’est pour cela que je défends une Assemblée ouverte sur la société, sur les forces vives, sur l’Europe comme sur les territoires, sur l’innovation aussi. Le Parlement dispose donc d’une force considérable, comme cet Office, pour travailler de manière très approfondie sur les textes. Il faut s’en saisir.

Le Président de la République a réaffirmé à de nombreuses reprises, depuis 2012, son attachement à ce que la France demeure une république parlementaire. Le sillon est ainsi tracé.

Ce que vous faites aujourd’hui fait honneur à cette démocratie parlementaire.

Le sujet qui nous réunit aujourd’hui, le principe d’innovation, s’inscrit dans la suite de nombreuses réflexions sur le principe de précaution et sur l’innovation. Il est l’aboutissement, pour vous, de nombreuses interrogations auxquelles il n’est pas toujours facile de répondre. Par exemple, le principe de précaution mal appliqué ne risque-t-il pas de freiner l’innovation, voire de l’entraver ? Cette crainte est-elle justifiée ? Je n’ai pas de réponse définitive à cette question, sinon, j’aurais abrégé la réunion en vous donnant la vérité que je pouvais posséder.

Pour autant, quand je regarde les classements internationaux de l’OCDE ou de l’Union européenne, je m’attriste de voir la France à un rang qui ne devrait pas être le sien, celui de suiveur de l’innovation. C’est un douloureux constat, mais un constat nécessaire si nous voulons aller de l’avant et saisir notre place parmi les grand États de l’innovation.

Car l’innovation, c’est la croissance et la préservation du modèle social. C’est le bien-être des citoyens et l’amélioration du niveau de vie. Cela n’appartient pas qu’aux grandes entreprises mais à toutes, pas à quelques secteurs de l’industrie mais à tous les secteurs, pour qu’ils puissent monter en gamme. L’innovation n’est pas seulement économique, elle a aussi une dimension sociale, culturelle, organisationnelle.

Aujourd’hui, l’objectif de l’audition publique de l’Office est de clarifier les termes de ce débat. Certains éléments sont largement partagés alors que d’autres entrainent de nombreuses discussions, et c’est peut-être un euphémisme. Le rapport de l’Office sur l’innovation à l’épreuve des peurs et des risques a permis de s’en rendre compte. Ses deux auteurs, que je tiens une nouvelle fois à saluer, Claude Birraux et Jean-Yves Le Déaut, ont montré clairement combien l’acceptation du progrès dépendait de l’acceptation du risque. Celle-ci n’est du reste pas uniforme dans notre société. Elle est liée à des facteurs socio-économiques mais aussi à l’âge ou au niveau d’éducation. Je ne vais pas rentrer dans vos débats, il y a ici des intervenants plus engagés dans cette réflexion et je suis persuadé qu’ils auront à cœur de nous aider à avancer sur ces questionnements.

Je souhaite juste évoquer deux points qui me paraissent importants. Le premier concerne le principe de précaution, à mon sens trop souvent utilisé contre l’innovation. Il ne faut pas confondre précaution et abstention. Et je ne parle pas des élections. Le principe de précaution doit être un principe d’action. Il prévoit en effet d’intervenir sans attendre, en situation d’incertitude, d’évaluer les risques et de prendre des mesures qui peuvent être modifiées si nécessaire.

Le second point concerne nos concitoyens. Dans ce nouveau monde qui se dessine sous nos yeux, sans que nous soyons toujours certains de son évolution, nos concitoyens demandent de la réassurance. Il y a l’affirmation croissante d’une exigence de sécurité par des citoyens inquiets. Il faut les comprendre, cela s’explique souvent par une perte de confiance envers les institutions chargées d’assurer leur protection, du fait de crises mal gérées et de normes confuses et inadaptées.

Le débat d’aujourd’hui doit nous permettre aussi de répondre à ces deux difficultés. Mais je ne voudrais pas en présager de nos débats que je souhaite particulièrement riches. La qualité des participants réunis aujourd’hui à l’Assemblée nationale en est l’excellent augure et je vous souhaite, après vous avoir remercié une nouvelle fois de votre participation, une réunion fructueuse. Elle vous permettra, j’en suis sûr, de faire avancer nos réflexions sur un sujet que nous devons absolument aborder.

PROPOS INTRODUCTIFS

M. Bruno Sido, sénateur, président de l’OPECST. Merci, Monsieur le Président, d’avoir introduit notre audition de ce jour. Je voudrais vous remercier de nous accueillir à l’Assemblée nationale, et je voudrais vous saluer pour vos propos, saluer également Mesdames et Messieurs les Députés et Sénateurs ici présents et tous ceux qui voudront bien intervenir aujourd’hui.

En ma qualité de président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, plus connu sous le nom de l’OPECST, j’ai le plaisir de vous accueillir pour une journée très attendue par beaucoup d’entre vous sur l’innovation.

Avant d’aborder ce thème, je voudrais vous rappeler les quelques particularités innovantes de l’Office. C’est le seul organe permanent de coopération entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Les 18 députés et 18 sénateurs qui le composent sont en relation permanente avec les grands organismes de recherche, plusieurs académies, dont l’Académie des sciences et l’Académie des technologies, et élaborent des rapports de fond sur les questions scientifiques et technologiques les plus complexes. Cela permet ensuite au législateur de s’emparer de projets ou de propositions de lois très techniques sans avoir à mener lui-même des investigations que les calendriers d’examen des textes législatifs ne lui permettraient pas de mener à bien dans les délais requis.

Créé en 1983, l’Office compte à ce jour environ 170 publications à son actif, parmi lesquelles beaucoup se sont interrogées plus ou moins directement sur l’innovation.

Assez récemment, en 2012, l’Office a publié un rapport sur L’innovation à l’épreuve des peurs et des risques qu’elle engendre. À cette occasion nos collègues députés, Messieurs Claude Birraux, ancien président de l’Office d’ailleurs, que je salue, et Jean-Yves Le Déaut, actuellement premier vice-président, se sont interrogés sur les mécanismes en œuvre dans le processus d’innovation.

J’imagine que beaucoup d’entre vous ont pris connaissance de cette très intéressante réflexion. Elle met bien en valeur les conditions nécessaires et les insuffisances qui entourent les mystérieux processus d’innovation, si essentiels au développement d’une société.

Dans la mesure où je n’aurai pas la possibilité d’assister à l’ensemble de vos travaux, notamment cet après-midi, je vais un peu anticiper en soulignant que de mon point de vue, l’innovation ne saurait se limiter à une querelle de mots ou à des joutes juridiques, tendant à se demander où et sous quelle forme inscrire solennellement dans notre corpus juridique le principe d’innovation. Car ce principe ne réside pas en un texte.

L’innovation n’est pas un mot magique, elle ne se décrète pas. Il me semble qu’elle ne se constitutionnalise pas d’avantage, si j’ose dire. Au contraire, si elle doit être inscrite quelque part, c’est dans nos mentalités, dans nos comportements, de manière à transformer la réalité grâce à elle.

Ce processus en œuvre dans les sociétés développées qui n’ont pas renoncé à se remettre en question, est un élément extrêmement précieux. Il peut s’inculquer dès le stade de l’éducation, puis lors de formations ultérieures.

Mais chacun sait qu’ensuite, par exemple au moment crucial du développement de l’entreprise créée à partir d’une idée innovante et ambitionnant de se porter jusqu’à pleine réussite, de nombreuses difficultés surgissent parmi lesquelles la raréfaction, fort à contre temps, des moyens financiers indispensables.

Encore une fois ce processus est décrit en détail dans l’excellent rapport de nos collègues.

Ce qu’a souhaité l’Office aujourd’hui, c’est creuser ce qui se cache derrière les différentes phases, très connues, et déjà apparentes, du processus d’innovation. C’est pourquoi le thème de la première table ronde est : pourquoi un principe d’innovation ? Celui de la deuxième va cerner la portée d’un choix collectif et sociétal. Lors de la troisième table ronde sera traitée l’économie du principe d’innovation. Enfin, la quatrième table ronde s’interrogera sur les fondements d’une Charte de l’innovation.

Cette journée va donc nous permettre d’échanger des idées et de porter des regards différents sur les acteurs et les guides de l’innovation.

En conclusion de leur rapport, mes collègues insistaient sur la mise en place nécessaire de ressources pédagogiques nouvelles dès l’enseignement primaire et secondaire, sur le rôle moteur de l’innovation retenue comme objectif de manière à assurer la dynamique de l’enseignement supérieur, sur la mise en réseau de grands écosystèmes d’innovation, et également sur la nécessité de stabiliser la situation juridique, fiscale et réglementaire de l’entrepreneur. Enfin, ce rapport insistait sur l’intérêt de mener les recherches que le principe de précaution exige.

Je ne reprendrai pas ici toutes les recommandations, mais constaterai que la problématique n’a pas changé. Déjà, à certains égards, il est à déplorer que les évolutions souhaitées en 2012 n’aient pas été vraiment amorcées. Souvent, dans ces cas-là, on incrimine le manque de volonté politique. Mais pour être équitable, il faut également le rappeler, cette volonté ne peut stimuler qu’un contexte déjà porteur, bénéficiant de politiques publiques à la stabilité assurée pour que le tissu propice à l’innovation ne subisse ni accroc, ni déchirure. Et cela vaut aussi à l’échelon européen.

Croyez bien qu’à travers son action quotidienne et ses différents travaux, l’Office fait le maximum pour mettre en valeur la nécessité impérieuse et le dynamisme indispensable du principe d’innovation. Si les vrais acteurs des réussites découlant de ce principe ne se trouvent pas au Parlement, il appartient au législateur de les aider, d’abord en étant attentif à leurs difficultés, ensuite en ayant une vision d’avenir à moyen et à long termes pour inscrire leur démarche dans une pensée cohérente, et enfin, en n’hésitant pas à s’ interroger sur les techniques quotidiennes et les traductions de l’innovation dans les faits, que ce soit au niveau de l’éducation, de la recherche, du financement des entreprises, ou encore du droit de la propriété intellectuelle ou des impacts des normes internationales.

En effet, les normes internationales ne jaillissent pas de rien. Elles ne naissent pas toutes seules, mais sont favorisées par un certain contexte et surtout par certaines bonnes fées penchées sur leur berceau.

Dire cela revient à rappeler que l’innovation n’est pas l’apanage d’un seul pays et que chacun d’entre eux aurait tort de s’en remettre à ses voisins ou partenaires pour innover à sa place, ou l’aider à innover.

Sous réserve de ces quelques considérations destinées à amorcer vos réflexions de la journée, je tiens à rappeler que l’Office a souhaité ouvrir au public et à la presse les différents débats qui feront l’objet d’une captation vidéo consultable prochainement sur le site de l’Assemblée nationale comme sur celui du Sénat.

Je vous souhaite d’abondants et fructueux travaux, et retrouverai bientôt la plupart d’entre vous pour des conversations plus directes au moment du déjeuner.

Enfin, au nom de tous les parlementaires membres de l’Office, je tiens à vous adresser de vifs remerciements pour avoir accepté de participer à cette journée d’audition. Elle sera suivie, je l’espère, d’autres réunions pour constater que les réflexions approfondies engagées aujourd’hui pourront être mises en œuvre utilement, de manière à favoriser la volonté d’innovation chez nos concitoyens et le succès de leurs initiatives, ce dont notre pays a un besoin vital.

De nombreuses fois au cours de cette journée vous aurez à vous demander si vous considérez l’innovation comme une priorité. Une réponse sincère et positive à cette question est porteuse d’avenir à condition d’en déduire toutes les conséquences.

M. Jean-Yves Le Déaut, député, premier vice-président de l’OPECST. Je voudrais remercier le président Bartolone qui a accepté d’ouvrir ces travaux. Ils seront clôturés par Arnaud Montebourg ce soir. Je voudrais remercier l’ancien président de l’Assemblée nationale Bernard Accoyer qui a également accepté de participer à toute cette journée et d’animer une des tables rondes, vous remercier toutes et tous en vos grades et qualités, et vous dire que le sujet abordé aujourd’hui est majeur, car si la science n’a jamais été aussi présente dans la sphère publique, sa place n’a jamais été aussi faible dans la société. C’est la question que nous allons nous poser aujourd’hui tout au long de nos tables rondes.

Nous traversons une période de perte de repères, de doute sur l’avenir, de défaitisme. Claude Bartolone a parlé de démocratie parlementaire : le rôle du Parlement est, par des débats publics, collectifs, contradictoires, comme ceux que nous connaissons ici, de faire avancer des sujets dans la société.

C’est un sujet majeur. Faut-il créer un cadre juridique pour favoriser l’innovation, ou laisser le système tel qu’il est aujourd’hui ? Comment peut-on créer un consensus à cette fin, quels moyens pourrait-on mettre en place pour dynamiser l’apparition de produits et de procédés industriels nouveaux pour permettre l’éclosion d’idées nouvelles dans tous les domaines, tout en évitant d’éventuels dommages sur l’environnement et la santé publique ? Comment peut-on trouver un équilibre entre le principe de précaution et la nécessité de permettre l’innovation ?

Dans le rapport dont on a parlé et que j’ai rédigé avec Claude Birraux, nous avons écrit une phrase : « Innover, c’est changer, et changer, c’est risquer ». Le président Bartolone et le président Sido l’ont dit tout à l’heure. Nous devons nous préparer à une société dans laquelle on accepte les avantages et les risques liés à l’évolution des technologies. Une grande partie d’entre nous ont voté l’instauration du principe de précaution dans la Constitution ; certains, pourtant, restent recroquevillés sur les peurs et les risques. Dans ce cas le principe de précaution devient un principe d’inaction. On peut le regretter pour la France.

L’OPEST a été confronté à ces questions depuis très longtemps. Nous avons essayé de les traiter de la façon la plus contradictoire possible, en transposant au sein du parlement un outil majeur, généralisé maintenant dans d’autres commissions parlementaires : l’expertise collective publique contradictoire.

Il est en effet très facile de se prétendre un expert quand on parle seul, à la télévision, disant « c’est dangereux » en assurant à la population qu’on détient la vérité. C’est beaucoup plus compliqué de confronter cette vérité avec des avis différents. C’est ce que nous avons essayé de faire depuis vingt ans au niveau de l’OPECST.

Nous avons travaillé sur les OGM, les nanotechnologies, les gaz de schiste, les perturbateurs endocriniens, le traitement et l’enfouissement des déchets nucléaires, l’effet des pesticides, les effets des ondes électromagnétiques, les politiques industrielles, les nouvelles mobilités, la filière hydrogène. Nous n’avons délaissé aucun de ces sujets et notre fierté, Monsieur le Président, est que beaucoup de ces points sont aujourd’hui inscrits dans la loi de la République. Le travail fait en amont du processus législatif a fait avancer des idées qui sont aujourd’hui dans la loi.

Le meilleur exemple en est la bioéthique, qui a toujours été abordée en amont, au niveau de l’Office parlementaire, et a donné lieu à des lois successives.

L’audition publique d’aujourd’hui sur le principe d’innovation s’inscrit dans ce cadre. Comme vient de l’indiquer le président Bartolone, il faut clarifier les termes de ces débats. Les intervenants prestigieux d’aujourd’hui n’ont pas tous la même approche, mais c’est cela le débat public collectif et contradictoire. L’innovation le requiert. C’est pour nous un outil essentiel de la transition écologique et énergétique.

Cette audition a été organisée de manière originale, par un comité de pilotage et un comité d’organisation. Je tiens tout particulièrement à remercier Monsieur Patrice Noailles-Siméon, président du Forum des politiques d’innovation, et ses amis du FPI, Messieurs Laurent Guyot-Sionnest, Denis Bachelot, Christophe Dubois-Damien, Jérôme Covo, qui ont participé à de nombreuses réunions de préparation de cette audition publique. Je tiens également à remercier Monsieur Ariel Lévy, directeur de cabinet de Madame Anne Lauvergeon, Messieurs Denis Randet, délégué général de l’ANRT, Gérard Roucairol, président de l’Académie des technologies, Thierry Weil, délégué général de la Fabrique de l’industrie, Madame Gabrielle Gauthey, présidente de la commission recherche et innovation du MEDEF, Messieurs Roland Masse, membre de l’Académie des technologies, Thomas Guérin, représentant Monsieur Jean-Hervé Lorenzi, et plein d’autres qui ont permis le travail de préparation aboutissant au forum d’aujourd’hui.

Pour un débat organisé, il faut des règles. Dans nos tables rondes, les animateurs auront la parole 8 minutes, les intervenants 6 minutes, les grands témoins 3 minutes, chacun d’entre vous dans la salle 2 minutes. Grâce à cette organisation, beaucoup de gens peuvent s’exprimer. Nous avons établi un record dans cette salle, en permettant à 180 personnes de s’exprimer en une journée, sur la politique d’enseignement supérieur et de recherche, par tranches de 2 minutes. Nous avons testé cette méthode, et nous confirmons qu’elle marche.

Notre objectif est de permettre un débat vivant, interactif, et nous avons pris des jeunes questionnants, issus d’universités ou d’écoles françaises. Certains viennent de l’École polytechnique, certains sont doctorants, d’autres, enfin, étudient à l’Université de Lorraine. Ils vont animer et donner un souffle, un peu de jeunesse aux questions que l’on peut se poser.

Je remercie également Mesdames Anne-Yvonne Le Dain et Fabienne Keller, Messieurs Patrick Hetzel et Michel Berson, parlementaires, membres de l’OPECST, qui pourront intervenir quand ils le souhaitent, ainsi que Monsieur Thierry Mandon, qui nous a abandonné aujourd’hui pour porter plus haut ses convictions en devenant membre du gouvernement. Mais Monsieur Arnaud Montebourg a confirmé sa venue cet après-midi.

Un groupe de jeunes étudiants d’une école d’audiovisuel encadrés par M. Georges Boissin, leur professeur, réalise une vidéo. Monsieur Christophe Dubois-Damien réalisera, en parallèle des débats, un grand nombre d’interviews des intervenants et des membres du public. Merci de vous prêter à cet exercice et de lui consacrer un peu de temps.

Nous aurons l’ensemble des débats filmés, retransmis dès demain sur le site internet de l’OPECST. Ces précisions matérielles étant faites, je souhaite que nos débats soient assez organisés, et permettent de faire progresser la réflexion sur la rédaction d’une Charte de l’innovation.

Il y a eu beaucoup de rapports à ce sujet, beaucoup de questionnements déjà. Je citerai les Mardis de l’Avenir qu’organise le président de l’Assemblée nationale, l’OPECST qui a adopté le rapport dont nous avons déjà parlé, le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale, qui a fait un rapport d’évaluation de l’article 5 de la Charte de l’innovation, le Conseil économique, social et environnemental qui a élaboré un rapport sur le principe de précaution et la dynamique d’innovation, la commission 2030 présidée par Mme Anne Lauvergeon, que je salue également, qui a publié des travaux sous le titre : Un principe et sept ambitions pour l’innovation, le Commissariat général aux investissements qui soutient en France la politique des investissements d’avenir, le Commissariat général à la stratégie et à la prospective qui a présenté un document de travail sur le principe de précaution, quelques réflexions sur sa mise en œuvre, la Fabrique de l’industrie qui a publié un rapport sur risques et précautions, le Forum des politiques de l’innovation qui a élaboré des notes de réflexion sur le principe d’innovation et le contenu d’une Charte d’innovation.

Vous le voyez, il y a déjà beaucoup de travaux réalisés, de rapports rédigés, mais après les rapports, il faut prendre des décisions. Il y a déjà eu au Sénat une discussion le 27 mai dernier sur ce sujet, sur une proposition de loi constitutionnelle, qui a dépassé les clivages en visant à aménager la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation. Peut-être Michel Berson en parlera-t-il tout à l’heure. Ce texte va venir à l’Assemblée nationale. Les débats d’aujourd’hui contribueront à préparer cet examen.

M. Claude Birraux, président du comité de pilotage, modérateur des débats. Je ferai d’abord une remarque. Le diable est dans les détails : j’ai entendu plusieurs fois le terme d’enfouissement des déchets radioactifs. Essayons d’être un peu scientifiques et de parler du vrai mot, le stockage géologique des déchets radioactifs.

Je rappellerai que j’ai été président ou premier vice-président de l’OPECST pendant de nombreuses années, ce qui est aussi le cas de Jean-Yves
Le Déaut.

L’OPECST a fait une première audition sur le principe de précaution avant le vote de la loi, avec la participation des représentants du monde scientifique, du monde industriel, de citoyens et de journalistes scientifiques et de l’environnement. Cette réflexion s’est poursuivie lors d’une autre audition en 2009.

La question se pose : doit-on mettre le principe d’innovation à côté du principe de précaution ? Je l’avais posée à Robert Klapisch qui a répondu : « Oui, mais il y a la recherche ». Peut-être que beaucoup de monde a oublié cette référence à la recherche, qui était déjà présente dans le principe de précaution.

Il en est de même pour le rapport innovation à l’épreuve des peurs et des risques, qui pendant un an m’a conduit avec Jean-Yves Le Déaut à rencontrer plus de mille personnes, pour mieux cerner ce que pourrait être une politique de l’innovation.

Que disions-nous dans ce rapport qui pourrait faire progresser la réflexion sur le principe d’innovation ou sur une Charte de l’innovation ? L’innovation est indispensable, mais résulte d’un environnement que les pouvoirs publics peuvent et doivent contribuer à créer. L’innovation est fragile si elle n’est pas accompagnée. Les victimes de la « vallée de la mort », comme nous l’avons appelée, peuvent en témoigner. Celle-ci correspond au moment où une petite entreprise, une start-up, a besoin de capitaux pour se développer, produire et aller sur le marché. Elle n’arrive pas à les lever. Il faut donc veiller avec soin au cadre économique et fiscal permettant de développer à une échelle suffisante des produits, des services, des process innovants, avec une stabilité législative et réglementaire.

Nous avons fait des propositions pour le développement du capital risque et pour le crédit d’impôt recherche, et même le crédit d’impôt innovation. Toute réflexion sur l’innovation ne peut se dissocier d’une réflexion sur son financement.

La perception des peurs et des risques doit être affinée, et le principe de précaution doit être un principe d’action. Il ne doit pas paralyser l’innovation. Je vous citerai le passage précis de notre rapport sur ce point : « Il convient de définir par la loi un mode d’emploi qui permette de faire du principe de précaution un principe de dernier recours dans le cas d’un manque flagrant d’expertise tant à l’échelon national qu’international, et l’impossibilité d’obtenir une évaluation objective du niveau risque. »

Nous avons par ailleurs réfléchi aux méthodes permettant à l’innovation de se développer avec succès. Il est ainsi de l’accompagnement des chercheurs dans les universités, selon l’expérience acquise par l’Université de Twente aux Pays-Bas, à Leuwen et à Louvain-la-Neuve en Belgique, à Heidelberg en Allemagne, au MIT, au Cambridge Innovation Center, au Triangle de la recherche Durham-Raleigh où, il y a cinquante ans, des hommes qui avaient une vision pour leur pays, dans un endroit absolument désert, où ne poussaient que des pommes de terre, ont réussi à faire un des lieux les plus innovants dans le monde.

Peut-être nous manque-t-il de ces gens qui aient cette culture du risque.

Nos recommandations contiennent plusieurs idées qui pourraient être reprises dans une Charte de l’innovation : le rôle de l’enseignement primaire et secondaire ; l’organisation de la diffusion de la culture scientifique et technique ; l’autonomie des universités ; le développement de l’interdisciplinarité ; une meilleure reconnaissance du doctorat. Ce sont des mesures propres à stimuler l’innovation.

L’innovation repose également sur l’évaluation de la recherche, dont les critères doivent être élargis, et sur la professionnalisation des structures de valorisation de la recherche.

La situation juridique, fiscale, réglementaire de l’entrepreneur doit être stabilisée car le risque ne doit pas être synonyme d’incertitude.

L’innovation dépend aussi de financements équilibrés entre appels à projets et financements récurrents, entre investisseurs publics et privés. Elle doit être déclinée au plus proche du terrain, tandis qu’il faut prendre en compte sa perception par le public.

Je souhaite que ces éléments puissent servir de base à la réflexion qui débute aujourd’hui sur l’élaboration d’une Charte de l’innovation. Elle consacrerait le principe d’innovation.

Je terminerai en remarquant que l’OPECST a été pionnier en matière d’innovation pour le travail parlementaire.

PREMIÈRE TABLE RONDE :
POURQUOI UN PRINCIPE D’INNOVATION ?

Animateur : Mme Anne Lauvergeon, présidente de la commission Innovation 2030

Questionnant : M. Benjamin Fassenot, élève à l’École polytechnique

INTERVENTIONS

Mme Anne Lauvergeon. Je suis heureuse que l’OPECST ait pris l’initiative d’organiser cette journée de réflexion sur le principe d’innovation et sur une Charte de l’innovation. J’ai, à travers mes vies professionnelles successives, vraiment apprécié en profondeur le travail que vous faites ici.

Je ne vais pas revenir sur le rapport sur L’innovation à l’épreuve des peurs et des risques dont tout le monde a parlé et qui a été une source d’inspiration très significative pour le travail de la commission innovation 2030.

En avril 2013, le Président de la République a demandé à cette commission de faire des choix et de proposer au Gouvernement des ambitions stratégiques pour l’innovation en France à l’horizon 2030, c’est-à-dire demain, et de cibler des leviers d’actions pour la favoriser.

Pour répondre à cette demande, nous sommes partis des grands besoins mondiaux, sociétaux, à l’horizon 2030. Il y aura, nous le savons déjà, une augmentation de la population mondiale, un allongement de la durée de la vie, une urbanisation croissante, des tensions croissantes sur l’eau potable, la nourriture, l’énergie, les matières premières. Nous continuerons à avoir cette révolution numérique qui envahit et change beaucoup de problématiques. Nous avons aussi la certitude du changement climatique, même si l’on en ignore totalement les conséquences.

Nous sommes partis de ces grands besoins mondiaux et des transformations sociétales : la propriété d’un bien n’est plus le but ultime, on le voit depuis le début des années 2000 et cela s’est accéléré depuis la crise de 2008. Nous sommes de plus en plus dans des partages, des utilisations partagées, ce qui transforme notre monde.

Nous sommes aussi partis de là où l’on est fort. C’est vrai, en France, le French bashing est l’une de nos spécialités. Mais nous avons des points de force, et nous nous sommes dit que les points forts d’aujourd’hui pouvaient, si on les jouait bien, être aussi ceux de demain.

Nous sommes arrivés ainsi, après de nombreuses auditions, en particulier avec de nombreux parlementaires, à retenir sept ambitions stratégiques pour l’innovation à l’horizon 2030. Cela va du recyclage des matières à l’utilisation des ressources marines, en passant par le stockage de l’énergie, ou la Silver économie.

Nous avons voulu rendre les choses pratiques, car on connait beaucoup de rapports qui terminent en haut des armoires, et incarner ces ambitions stratégiques tout de suite, en lançant pour la première fois en France sept concours mondiaux d’innovation, ouverts au monde entier, avec comme seules conditions d’incarner une ambition stratégique pour la France, et d’investir en France.

Nous sommes à la fin de la première vague. Nous avons démarré le 2 décembre pour le lancement des concours, et le 15 mai, nous avons eu les premiers résultats, soit plus de mille projets dans ces sept ambitions stratégiques. Je dois dire que nous avons été très innovants : tout ceci n’a pas coûté un euro au contribuable. Nous utilisons toutes les structures existantes, et notamment le BPI et le Commissariat général à l’investissement.

Nous avons besoin, sur ces grandes ambitions stratégiques, du temps long. Nous ne pouvons pas nous permettre de redéfinir des priorités nouvelles tous les deux, trois, quatre, cinq ou six ans, au rythme de telle ou telle alternance politique ou de tel ou tel changement de personne. La culture de tout remettre à plat et de recommencer n’est pas une culture qui permet de réussir stratégiquement sur le long terme.

Nous avons donc besoin de fabriques de consensus, et je pense qu’elle est en partie faite ici, dans cet Office. Comment, effectivement, faire partager ensemble le fait que nous sommes dans un monde totalement différent des grands programmes des années soixante et soixante-dix ? Nous n’avons pas l’ambition de faire exactement la même chose, mais il nous faut retrouver ce temps long et cette idée du consensus.

L’innovation est un écosystème. On peut prendre l’image de la manière dont les poissons vont pouvoir se développer dans un aquarium : il faut le bon PH, la bonne lumière, la bonne salinité, la bonne nourriture.

Le rôle des États dans le développement de l’innovation est de trois ordres.

Je prendrai tout d’abord l’exemple de l’aéronautique. Grâce à quarante-cinq ans de politique aéronautique ininterrompue en France, nous avons aujourd’hui le premier joueur mondial, alors que s’il n’y avait pas eu ce rôle de l’État, ce rôle des entreprises, cette main dans la main, non seulement nous n’aurions pas l’A380, mais nous serions dans un système ou Boeing règnerait sur l’ensemble. C’est l’exemple du temps long, d’une vision stratégique non pas d’un État en l’occurrence, mais de quatre États.

Les États sont par ailleurs responsables de l’écosystème, de la définition des paramètres, de la fiscalité. Les États ont une responsabilité très importante pour définir des conditions qui vont permettre de développer l’innovation. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’innovateurs en Corée du Nord, exemple extrême de l’aquarium réglé dans des conditions impossibles.

Mais les États peuvent aussi ne pas avoir de rôle. Car l’innovation est enfant de bohème et les États peuvent faire tout ce qu’ils veulent ; les innovateurs font ce qu’ils veulent.

Notre rapport s’appelle Sept ambitions stratégiques, pour un principe, le principe d’innovation. Nous pensons qu’il est absolument nécessaire d’aller vers ce principe. Le consensus est total sur ce principe d’innovation au sein de notre commission, composée de vingt personnes, d’ambitions, d’historiques, de profils très différents.

Nous sommes aujourd’hui dans une ambiance difficile en France. Nous n’allons pas dans la concurrence mondiale, concurrencer les pays émergents à partir de nos niveaux de salaires, de nos niveaux de retraites, de nos normes environnementales, de nos charges sociales. La seule chose qui peut nous sauver, collectivement, c’est l’innovation.

La bonne nouvelle est que, dans cette commission, nous avons vu beaucoup d’innovateurs. Dans les concours nous voyons des gens extraordinaires. Il y a plein de gens en France qui se bougent et font des tas de choses.

La France est une terre d’innovation, il faut que l’on reprenne confiance sur le sujet, et ce principe est pour nous totalement important. C’est un principe de confiance, de responsabilisation des innovateurs. Il faut avoir confiance en nos entrepreneurs, en nos chercheurs qui expérimentent. Le risque zéro n’existe pas. Faire quelque chose d’innovant, c’est faire quelque chose que l’on n’a jamais fait avant. Donc par définition, c’est prendre un risque supplémentaire.

Ceci ne va pas contre le principe de précaution. Il y a une complémentarité. Il ne faut pas supprimer ce principe de précaution de la Constitution. Nous avons besoin de combiner un système, principe d’innovation, principe de précaution, une sorte de Yin et de Yang, de plus et de moins. Les équilibres dynamiques sont la meilleure des choses, et sont la façon de rendre compte de la dynamique de la société, qui veut à la fois de la précaution, et en même temps aller de l’avant. Et si l’on est encore plus ambitieux, au-delà du principe d’innovation, je crois que nous pourrions mettre en place une Charte de l’innovation, un peu à l’image de ce qui a été fait comme travail collectif (parmi vous) sur la Charte de l’environnement. Elle devrait être simple, accessible à tous, évitant surtout toute complexification réglementaire.

Thierry Mandon, qui devait être là ce matin, devait insister sur le sujet de la simplification. Je le fais de manière bien moins bonne que lui mais c’est un élément clef.

L’innovation est un élément clef pour la France, nos emplois, notre commerce extérieur et notre avenir.

M. Jean-Yves Le Déaut. Nous avons choisi de demander à chaque fois à un jeune d’être un questionnant, c’est-à-dire en deux minutes de poser des questions. M. Benjamin Fassenot est le premier à tenir ce rôle.

M. Benjamin Fassenot. Je suis actuellement élève ingénieur à l’École polytechnique et j’ai eu la chance de recevoir une formation scientifique de qualité. Quand on est confronté à un problème, on nous a appris à analyser, à chercher, à avancer, à découvrir la solution pour le résoudre. Du point de vue de l’élève, ce travail a toujours été balisé.

Mon constat est que cet apprentissage stigmatise l’échec. Or, créer, c’est bien prendre un risque, prendre le risque d’échouer, ce que l’on ne nous apprend pas aujourd’hui ou très peu. D’ailleurs, tant de camarades font le choix de partir à l’étranger, justement pour y apprendre à innover, à échouer, et à se relever !

Après vous avoir écouté ce matin, je m’inscris totalement dans ce que vous dites, mais je me demande quels sont les avis des autres intervenants sur le rôle de l’éducation dans l’innovation.

Mme Anne Lauvergeon. Merci pour ce que vous dites, le rapport à l’échec est très important. Il est très complexe en France, car échouer, c’est perdre la face. Quand vous avez fondé une start-up aux États-Unis, et que cela n’a pas marché, vous analysez les raisons, et cela va être considéré dans votre CV comme une forte valeur ajoutée. Vous avez été entrepreneur, cela n’a pas marché, vous avez compris pourquoi, c’est formidable. Vous avez une expérience qui va pouvoir être valorisée.

En France, dès l’école, nous sommes dans un système où tout écart à la perfection est un écart négatif. J’ai deux enfants en âge scolaire. Si vous faites quatre fautes dans une dictée, vous avez une très mauvaise note, et si vous avez dix ou vingt fautes, c’est toujours la même chose. Mais si vous vous trouvez dans d’autres pays d’Europe du nord, au Brésil, aux États-Unis, on va compter le nombre de mots justes de votre dictée : tout change puisque, par définition, vous pouvez voir vos progrès. Vous n’êtes pas stigmatisé.

Ce rapport à l’échec commence tout petit. Il commence par le fait que l’échec est éliminateur, honteux. Pour faire bouger les choses en France, il faut faire bouger ce rapport à l’échec. Et c’est très intéressant que ce soit vous, un élève de l’École polytechnique, qui me posiez cette question, car vous êtes perçu comme quelqu’un ayant réussi. Et malgré cela, vous ressentez que l’échec reste un problème.

Nous allons commencer notre table ronde. En donnant la parole à l’un de nos grands témoins, Mme Fabienne Keller, sénatrice.

Mme Fabienne Keller, sénatrice. Je voudrais apporter un témoignage sur l’innovation à partir d’un travail que j’ai fait avec Denis Baupin, dans le cadre de l’OPECST, sur les nouvelles mobilités et les véhicules écologiques.

De manière un peu confraternelle, je dirai tout d’abord à Benjamin Fassenot que j’ai été très touchée par sa question sur l’échec. J’ai envie de l’encourager à s’engager en politique, puisqu’il m’a l’air prêt à prendre des risques. Sa question est un vrai sujet. On ne peut pas tout réussir dans une vie. L’idée est de prendre des risques et de valoriser ce courage, cette audace qui peuvent conduire à l’échec. Ce qui ne tue pas renforce. C’est bien que des jeunes ingénieurs brillants y réfléchissent et aient ce regard nouveau.

Lorsque nous avons fait l’étude de faisabilité de notre rapport sur les nouvelles mobilités, il nous est apparu tout de suite que l’innovation était un sujet majeur. Nous ne nous sommes donc pas contentés d’inviter des techniciens et de regarder uniquement la dimension scientifique et technique de ce sujet, mais nous avons tout de suite convié des sociologues, des urbanistes, des architectes, et nous les avons interrogés sur leur vision de l’industrie automobile.

Car c’est la transversalité qui crée l’intelligence, le nouveau regard. Ces personnes venues de différents horizons nous ont conduits à imaginer la ville de demain dont l’organisation devra tenir compte de l’intermodalité, et notamment de la place croissante de l’électronique embarquée dans les véhicules. Ces personnalités nous ont fait réfléchir aux connexions intelligentes et à l’impact des réseaux sociaux sur la mobilité.

C’est ainsi que Bernard Darniche, désormais journaliste, ou Bruno Marzloff, urbaniste, nous ont interpellés sur le sens de notre étude : faut-il penser au véhicule de demain, ou d’abord et surtout s’interroger sur le sens de la mobilité, sur l’organisation spatiale, sur la vie que l’on souhaiterait proposer, peut-être, en 2030, c’est-à-dire innover à partir d’un regard inversé sur le sujet ?

Le rapport qui en est découlé, rassemblement de toutes les bonnes idées des personnes étant intervenues dans des tables rondes comme celles de ce matin, a été très marqué par de nouvelles idées, de nouveaux concepts, et une sensibilité aux nouveaux comportements. Il est apparu que la crise touchant le secteur automobile appelait des solutions audacieuses qui auraient pu apparaître utopiques il y a quelques temps.

Un exemple est la mise en place du covoiturage, de l’auto-partage, qui se développe avec succès. Mme Lauvergeon a évoqué cette idée du passage de la possession à l’usage. C’est une réponse nouvelle, qui répond à la fois à la pression économique, à une souplesse de pratique, à un autre service, à la possibilité de changer de véhicule, d’avoir des véhicules amusants, que l’on n’aurait pas achetés, mais que l’on ose emprunter. Mon témoignage est assez personnel.

Il s’agit d’une réponse, également, économique. Le coût de la possession d’un véhicule est très élevé, là où le coût de l’usage est plus faible. Le coût qui se renchérit du transport ferroviaire a aussi poussé vers l’auto-partage et le covoiturage, organisé notamment par Bla Bla Car. L’entrée, qui était liée au transport, est devenue une entrée comportementale. Il est intéressant de se demander si l’usager du covoiturage est bla, bla bla, ou bla bla bla, c’est-à-dire silencieux, modéré ou bavard.

Le regard sur le service change complètement.

Pour se développer, l’innovation a besoin d’un cadre favorable. C’est évidemment très vrai pour l’industrie automobile, confrontée à des changements technologiques majeurs sur les sujets très techniques des carburants et des motorisations.

Dans ce cadre, l’interaction des pouvoirs publics et du secteur privé doit faire l’objet d’études préalables. Nous avons tenu à élaborer une typologie des besoins pour pouvoir aller plus loin et apporter des réponses à différentes natures d’attente, en dépassant les critères traditionnels.

Vous évoquerez tout à l’heure la question du principe d’innovation versus le principe de précaution. La société doit valoriser l’innovation. J’ai été très touchée par le terme d’écosystème que vous avez évoqué. C’est un ensemble de conditions : le cadre réglementaire, bien sûr, mais plus largement la place de l’innovation dans les processus de décision, dans les valorisations de la réussite dans la société, j’allais même dire dans ses valeurs. Comment donner toute sa place dans la société à l’innovation, à l’intelligence créative, à la prise de risque ?

Mme Anne Lauvergeon. Je voudrais souligner vos propos sur la transversalité dans votre témoignage très riche. L’innovation vient de gens différents qui se rencontrent, et non pas de gens qui travaillent en silos de spécialistes. C’est un peu contradictoire en France où nous avons la spécificité d’installer des systèmes où les gens sont de plus en plus concentrés sur leurs propres sujets et n’ont pas forcément l’occasion de rencontrer des gens différents.

Nous avons la tentation en France, quand on parle d’innovation, de la sous-entendre technologique. Elle peut être également sociale, sociétale, d’usage… Elle est multiforme. On ne peut pas la réduire à la seule innovation technologique.

Je vous propose maintenant d’aborder la question : Faudrait-il compléter le principe de précaution pour simuler l’innovation ?

M. François Ewald, membre de l’Académie des technologies. Étant tout à fait d’accord sur cette vision tendant à favoriser l’innovation, je vais d’abord parler du principe de précaution.

J’ai eu l’occasion de participer, avec Jean-Yves Le Déaut, dans cette même salle, à des débats sur le principe de précaution. Si, finalement, l’on avait écouté certains, peut-être qu’aujourd’hui on se poserait moins de questions sur la nécessité de limiter ce principe.

Je ne pense pas que le principe de précaution et le principe d’innovation puissent se placer au même niveau. Le principe d’innovation est certainement un principe supérieur au principe de précaution, qui vient en second lieu comme une manière de gérer les risques des innovations envisagées.

Il est dangereux de mettre le principe de précaution au même niveau que le principe d’innovation. Plus exactement, c’est lui donner une portée qu’il n’a pas. Dans l’article 5 de la Charte de l’environnement, il y a une ambiguïté. Le principe de précaution décrit une procédure de précaution applicable aux autorités publiques dans certaines situations de dommages graves et irréversibles à l’environnement, et d’incertitude scientifique. Et le même article indique que cette procédure, car le principe de précaution est une procédure, constituerait le principe de précaution. En faisant cela, on a mis le vers dans le fruit.

S’il fallait réformer l’article 5, il faudrait garder la procédure, et supprimer l’idée qu’il s’agit d’un principe supérieur.

Je ne crois pas que le principe de précaution s’oppose à l’innovation. Au contraire, notre perception des risques est un grand facteur d’innovation. En matière de transition énergétique, par exemple, la perception des risques conduit à des innovations. Par contre, le caractère français du principe de précaution fait que dans certains cas, très ciblés, le principe de précaution peut être utilisé pour tout interdire.

Puisque je suis à l’Assemblée nationale, je peux noter un certain paradoxe, Mesdames et Messieurs les parlementaires. Vous faites l’éloge des travaux menés au sein de l’OPECST sur l’innovation mais, en même temps, vous avez voté des lois, par exemple la loi qui introduit la directive OGM, qui sont totalement contradictoires. Vous avez créé des instruments qui empêchent le développement des OGM en France. Pourquoi ? L’essentiel est le problème de l’expertise. Avec ces dispositifs de type Haut Conseil des biotechnologies, vous mélangez une expertise de type scientifique avec une expertise dite éthique. C’est une confusion. Et si vous la faites, vous ne pouvez pas résoudre le problème que vous cherchez à traiter.

Lorsque vous parlez d’innovation, vous vous situez sur le plan de l’éthique, qui est au principe du vote d’une loi à travers laquelle vous allez chercher à développer par exemple une technologie. Mais vous ne pouvez pas donner au moment de l’application de la loi, la possibilité à un groupe d’experts de remettre en cause les choix de valeurs faits au moment où vous avez voté la loi. Or c’est ce que vous avez fait lorsque vous avez créé le Haut conseil des biotechnologies, avec ce mélange mal maitrisé entre une expertise scientifique et une expertise éthique, sociologique, et je ne sais trop quoi.

De ce point de vue la vision européenne est la bonne. Elle ne dit pas que les États ne peuvent pas discuter des valeurs d’innovation, mais ceci doit être préliminaire au vote des lois. Et au moment où on les applique et où s’applique le principe de précaution, qui a aussi valeur européenne, alors l’expertise des risques est uniquement une expertise scientifique. Et nous devons appliquer le principe de précaution uniquement à partir de la manière dont les scientifiques font l’évaluation des risques. Nous ne devons pas redonner la possibilité à certains acteurs de remettre en cause au moment de l’application, des choix de valeurs qui ont été faits en amont.

Si vous ne faites pas la distinction entre les choix de valeurs – quand vous parlez d’innovation vous parlez de choix de valeurs –, et des procédures de mise en œuvre de ces choix, vous ne résoudrez pas la difficulté.

M. Jean-Yves Le Déaut. Nous avons une interpellation amicale des parlementaires par François Ewald, qui dit que nous sommes paradoxaux. Le Parlement, comme la société, est tiraillé par des avis différents et des évaluations différentes. Les sujets abordés, sur lesquels des responsables politiques souhaitent que leurs vérités diffusent dans la société, sont complexes. J’y reviendrai dans ma conclusion de ce soir. Ces responsables réussissent quelquefois. Les parlementaires n’ont pas un même avis sur ces sujets. Il n’est pas étonnant que l’on ait ici à l’Office parlementaire des gens qui essaient de décrypter ces sujets complexes pour mieux les expliquer à nos collègues parlementaires, et aussi qu’il y ait des parlementaires sur des positions différentes. Il n’y a pas de paradoxe. Il y a un combat permanent sur le fait que la société globalement ne s’approprie pas ces sujets d’une grande complexité, et a plutôt tendance à croire ceux qui simplifient en donnant un avis blanc ou noir, oui ou non. Il y a donc un travail d’explication que nous essayons de faire.

M. François Ewald. Je n’ai voulu avoir qu’une considération de méthode. Il y a un moment où l’on discute des valeurs. Lorsque vous appliquez la directive sur les OGM, la France décide de développer cette technologie dans un certain cadre. Ensuite, il ne faut pas que certains acteurs puissent remettre en cause les choix de valeur qui ont pu être faits.

Mme Anne Lauvergeon. Merci, Monsieur François Ewald, pour cette présentation claire, nette et musclée. Madame Gabrielle Gauthey va nous parler de libérer la capacité d’innovation des entrepreneurs.

Mme Gabrielle Gauthey, présidente de la commission Recherche et Innovation du MEDEF, vice-présidente d’Alcatel-Lucent. Merci, Messieurs les parlementaires, Monsieur le Président, merci à vous, Madame Lauvergeon, de donner la parole à la commission Recherche et Innovation du MEDEF que je représente aujourd’hui. Je vais essayer de partager quelques constats et quelques souhaits des entrepreneurs.

Je ne vous apprendrai pas grand-chose en disant que l’innovation est dans les gènes, dans les missions de l’entrepreneur, qu’elle suppose des risques sur les produits, sur les marchés. Elle est encouragée par un environnement, un écosystème favorable, celui du partage des risques entre les entreprises et d’une certaine manière la société. Elle est découragée quand les règles sont instables, incertaines, les normes incompréhensibles ou mal appliquées.

La mise en œuvre du principe de précaution et l’incertitude qu’elle comporte peut participer de cet environnement anxiogène sur le progrès, et détourner la société de technologies nouvelles. Dans le secteur qui est le mien, par exemple, la question des antennes tourne en inhibition du progrès.

Nous sommes dans un pays où, paradoxalement, beaucoup de choses sont faites pour encourager l’innovation et la recherche. Au passage, le MEDEF souhaite saluer que la France est un des pays où la R&D est la plus encouragée. Le crédit d’impôt recherche a des résultats très positifs sur l’attraction de centres de recherche d’entreprises étrangères. Il y a aussi le programme d’investissement d’avenir, les pôles de compétitivité, les instituts Carnot, le statut de la jeune entreprise innovante.

Et pourtant, alors que la France est troisième dans le classement de recherche et développement de Thomson Reuters, elle caracole en queue de peloton, vingtième, dans les classements de l’INSEAD en matière d’innovation. Elle est quatorzième en Europe derrière des pays comme la Suède et la Suisse.

Qu’est-ce qui ne va pas ? Il n’y a pas que le principe de précaution. Évidemment, les entreprises ont besoin de marges pour investir, et l’on sait que la marge, en particulier des PME, est insuffisante en France. Elles ont besoin de bonnes formations, et la France a des formations de qualité. Elles ont besoin d’un environnement fiscal stable, sans rétroactivité, et non confiscatoire.

On citait la baisse des fonds levés par les capitaux-investissement : ils ont été divisés par deux. Tous les rapports que nous recevons au MEDEF en 2012 montrent que les start-up et les entreprises innovantes ont levé 10 milliards aux États-Unis, 6 dans la Silicon Valley, 2 dans la région de Boston, 2 dans le reste du pays, contre 1 milliard en France annuellement et 1 milliard en Angleterre. Nos start-up ne grossissent pas.

Surtout, il y a un environnement culturel, et nous rejoignons là le principe de précaution, qui n’est pas propice à la prise de risque, qui stigmatise l’échec. Le principe de précaution est le reflet de cette frilosité et de cette mentalité.

Que peut-on faire pour essayer d’encadrer le principe de précaution ? Le MEDEF a accueilli de façon très favorable la récente loi constitutionnelle du Sénat qui vise à préciser le principe de précaution, non pas le supprimer, mais le rééquilibrer par un devoir d’innovation.

Que pourrait-on faire ?

Nous pourrions avoir plus d’objectivité dans la gestion et l’évaluation des risques. La procédure d’application du principe de précaution doit être mieux définie, par étapes, avec une gradation, une identification du risque incertain.

Première étape, évaluation du risque en termes de gravité et de réversibilité ; ensuite, prise éventuelle de mesures provisoires et proportionnées ; entre-temps, poursuite des recherches et études nécessaires à une meilleure caractérisation du risque, transparence des résultats. C’est ainsi à l’État de favoriser l’évolution des connaissances et d’apporter la preuve scientifique d’une décision des pouvoirs publics de rejet de l’innovation, même provisoire : réexamen, donc processus itératif, des mesures provisoires à la lumière des résultats des recherches, et au besoin, prise de nouvelles mesures.

Nous devrions nous engager dans un processus plus graduel et plus itératif. Ainsi, le principe de précaution ne serait-il pas vu comme un principe qui bloque la recherche, mais qui l’accompagne au contraire, en limitant au maximum les éventuelles externalités négatives. Il faudrait ainsi promouvoir une application plus vertueuse, faire évoluer les mentalités, susciter une meilleure interprétation de ce principe par des juridictions qui sont perdues. Regardez la décision de la Cour d’appel de Versailles sur les antennes…

Il faut surtout faire évoluer les modalités du débat public, aujourd’hui capté par des opposants qui ne sont pas toujours ni légitimes, ni représentatifs. Regardez ce qui se passe sur les gaz de schiste, regardez les nombreuses associations Robin des Toits sur les antennes, qui bloquent le vrai débat démocratique, éclairé par des experts.

Que pourrait recouvrir un principe d’innovation afin de stabiliser dans le temps des décisions politiques déjà nombreuses en faveur de l’innovation ? Il pourrait par exemple permettre de sanctuariser réellement, le temps d’une législature, le crédit d’impôts recherche, obliger davantage à mesurer l’impact des projets innovants par une concertation sereine entre les parties. Regardez encore le débat avec les antennes-relais !

Ce principe d’innovation pourrait garantir une gouvernance plus équilibrée dans la gestion de la recherche et les orientations de la formation. La loi sur l’enseignement supérieur comporte déjà beaucoup de dispositions en faveur de l’innovation, mais un principe devrait peut-être l’asseoir.

Voilà ce qui pourrait déjà, à notre sens, être fait. Le principe de précaution est une démarche de l’État vers la société pour prévenir les dangers potentiels de l’innovation. Le principe d’innovation, c’est une demande citoyenne à destination de l’État pour mobiliser les énergies et les compétences, et mieux répondre aux défis sociétaux et économiques, tels qu’il figurent déjà en partie dans la stratégie nationale de recherche et d’innovation, ou dans les priorités du nouveau programme de recherche européen à l’horizon 2020. Dans les deux cas, c’est une question d’appréhension du risque, de partage des responsabilités, de sanction de résultats y compris positive.

Nous pensons que chacun a le droit de bénéficier des avancées de la technologie et de la science. Lorsqu’une innovation a pour but d’améliorer la qualité de la vie, le développement durable, la santé, plus généralement le bien-être du citoyen, avec un résultat a priori meilleur que celui des mesures et procédures existantes, alors l’État a le droit de supporter l’introduction et l’expérimentation de cette innovation, même si l’ensemble des bénéfices attendus n’est pas garanti ni fermement établi, de façon à économiquement progresser pour permettre une appréciation sereine et complète des bénéfices, et un développement généralisé de cette innovation.

Ce principe se décline complètement dans les politiques d’innovation déjà mises en œuvre par le Gouvernement.

Mme Anne Lauvergeon. Vous avez beaucoup parlé d’expérimentation et de la nécessité de continuer la R&D dans tous les cas, même si on la contrôle très étroitement. C’est une transition avec l’intervention d’Édouard Brézin : peut-on développer l’innovation sans faire appel à la recherche fondamentale ?

M. Édouard Brézin, membre de l’Académie des sciences. Je voudrais rappeler qu’en 2005 avec l’aide de l’Académie de médecine, l’Académie des sciences avait essayé de demander que l’article 5 de la Charte de l’environnement comporte en miroir un principe de progrès. Nous étions déjà dans l’actualité d’aujourd’hui.

Vous avez évoqué, Madame, le tribunal de Versailles. Le 14 mai, nous avons vu la Cour d’appel de Colmar casser le jugement de première instance des faucheurs des champs expérimentaux de l’INRA qui avaient mis à bas plusieurs années de travail. Je vous rappelle que ces champs expérimentaux étaient destinés à voir si la modification du porte-greffe qui permettait de lutter contre la maladie du court-noué avait une incidence quelconque sur la vigne. Plutôt que de savoir, ce qui avait été fait a été arraché au nom d’une vision de la précaution qui n’est peut-être pas inscrite dans la rédaction telle qu’elle est, mais qui est dans l’esprit des juges. En tout cas, le tribunal de Colmar a cassé le jugement de première instance. Les scientifiques sont quand même dans un certain désarroi.

Je me réjouis beaucoup de cette réunion d’aujourd’hui car nous, scientifiques, sommes profondément convaincus que la démocratie n’est pas le pouvoir des experts. Nous ne l’avons jamais demandé. Mais bien évidemment, le fait d’avoir une démocratie représentative implique que ceux qui portent la parole au public soient informés, et l’OPECST nous parait le modèle du lieu où cet échange, ce dialogue, peut se passer.

Nous sommes beaucoup plus désarçonnés devant les débats publics, face à des associations militantes, qui refusent de débattre bien souvent si leur avis n’est pas suivi. Or, si l’on trouve des associations qui veulent lutter contre le danger des antennes, vous ne trouverez aucune association de citoyens qui considère que les antennes ne leur font pas peur. Ces citoyens ne se constitueront pas en associations.

Nous sommes dans des situations terriblement difficiles, dans lesquelles la parole n’est pas symétrique.

Revenant à mon sujet : peut-on faire l’économie de la recherche fondamentale, parler d’innovation sans jamais parler de recherche de base ? La réponse est évidente, c’est oui, évidemment. Si vous regardez à l’échelle du monde, tous les pays utilisent les téléphones portables, des IRM, sans avoir fait la recherche fondamentale nécessaire à ces technologies.

Mais, globalement, si nous n’avions pas eu la microélectronique, qui a permis tout ce que nous avons vu sur les transmissions ou la télévision, nous n’aurions rien à l’échelle de la planète de ces innovations qui marquent notre monde.

Il faut savoir quelle ambition nous avons pour notre pays. Le président Bartolone faisait allusion au fait que nous sommes suiveurs. Mais je n’ai pas regardé le même document que le vôtre. Celui que j’ai regardé concernait l’Union européenne où, effectivement, il y a quatre pays classés innovateurs : les trois pays scandinaves plus l’Allemagne, puis viennent dans les suiveurs, en deuxième catégorie, les pays comme le Royaume-Uni, l’Italie ou la France, et puis il y a ceux qui se contentent d’utiliser des produits faits à l’extérieur.

L’ambition de notre pays ne peut pas être de passer de la deuxième à la troisième catégorie mais de la deuxième à la première. Ceci implique des efforts, et je voudrais rappeler le rôle de la recherche de base et qu’elle se développe dans un paysage où il est très difficile de prévoir ce qui va se passer.

Je vais sortir de mon domaine, celui de la physique, pour évoquer l’interférence ARN, l’une des techniques les plus prometteuses aujourd’hui. Elle a été découverte à la fin des années quatre-vingt-dix par des gens qui travaillaient sur la coloration du pétunia et qui cherchaient à en renforcer la couleur mauve. Ils ont donc introduit un vecteur qu’ils prenaient pour un pigment et se sont retrouvés à leur grande surprise avec des pétales blancs. Les biologistes se sont interrogés, et ont découvert un phénomène universel : dans notre génome, nous codons sur des micro ARN qui ont la possibilité de rendre certains gènes silencieux. C’est l’une des techniques les plus extraordinaires, déjà utilisée dans certains domaines, pour la médecine de demain.

Cet aspect aléatoire de ce qui conduira finalement de la recherche à l’innovation, est toujours présent, même si l’on a souvent décrit le modèle linéaire de Vannevar Bush de 1945 comme périmé. C’est vrai que le développement de la microélectronique s’est fait dans un échange constant entre industrie, entreprise, et développement dans les laboratoires. Je ne pense pas néanmoins que le modèle de la recherche fondamentale avec ses accidents, soit un modèle périmé.

Je reviens vers la question que posait le jeune polytechnicien qui nous interroge sur l’échec. Mme Keller lui a proposé de faire de la politique. En plaisantant, je lui proposerai de faire de la recherche. Car réellement la recherche est une activité de risque. Je ne connais aucun chercheur, aussi grand soit-il, qui n’ait pas eu à mettre à la corbeille au moins un an de travail parce qu’il s’était fourvoyé. C’est également une activité où il est arrivé à chacun d’entre nous, cela m’est arrivé, de voir publier le résultat sur lequel il travaillait, en étant tout simplement doublé par un collègue américain, chinois ou russe. C’est donc un apprentissage du risque.

Je voudrais que l’éducation d’aujourd’hui mette en évidence plusieurs types de réussites. Si nous regardons les modèles auxquels se réfèrent les jeunes, nous voyons en premier Mark Zuckerberg et son Facebook. C’est l’une des plus grandes fortunes du monde. Ceci est mis en exergue partout et fascine les jeunes. Tout le monde veut être le nouveau Zuckerberg.

On insiste beaucoup moins sur Tim Berners-Lee, chercheur physicien au CERN, maintenant professeur à Southampton, et qui n’est pas dans les classements du magazine Forbes. Il a inventé le World Wide Web et je voudrais que cet exemple soit largement aussi publicisé, aussi présent à l’esprit des jeunes que ceux répertoriés dans le magazine Forbes.

Mme Anne Lauvergeon. Je note que pour avoir une expérience de l’échec il faut faire ou de la politique ou de la recherche. Mais on peut faire les deux !

M. Jean-Yves Le Déaut. Je fais un recadrage sur les temps de parole, pour tout le monde. Les grands témoins ont 3 minutes strictes. Vous donnez une idée, et vous pourrez rebondir par la suite. Sinon il n’y aura plus de débat.

M. Jean-Louis Schilansky, président de l’UFIP, membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Je vais vous parler en trois minutes d’un sujet consensuel, celui des gaz de schiste. Je voudrais saluer l’OPECST sur la qualité de son travail, sur la précision de son rapport. C’est le meilleur document en français sur la question.

L’extraction des gaz de schiste est le résultat d’une innovation qui a combiné des techniques connues. C’est un cas assez particulier. Le forage en grande profondeur est connu par cœur, la fracturation hydraulique est pratiquée depuis cinquante ans, les forages horizontaux sont une technique complètement éprouvée. L’innovation a été de combiner ces techniques. Cela a commencé aux États-Unis il y a une quinzaine d’années, et c’est cette innovation-là, à laquelle personne n’avait vraiment pensé, qui a permis le développement extraordinaire de ces dernières années.

L’innovation en matière de gaz de schistes ne s’est pas limitée là. Depuis, la technologie américaine est allée à toute vitesse pour améliorer la technique : moins d’eau, plus de recyclage, moins d’emprise au sol, moins d’additifs, des techniques alternatives, notamment la fracturation avec d’autres liquides, d’autres matières que l’eau. Nous sommes en pleine innovation.

Dans notre pays, en juillet 2011, le Parlement, sans débat, sans expertise scientifique, a voté une loi d’interdiction de la fracturation hydraulique, dans la précipitation, et sur la base, en gros, d’un film, qui est un faux. C’est aussi simple, clair et net que cela.

Les conséquences du vote de cette loi font que l’on a complètement bloqué le processus d’innovation dans notre pays. On ne sait pas quelle est la ressource, on n’a pas les moyens de l’évaluer. Et les entreprises françaises sont allées massivement opérer à l’étranger. Voilà la vérité.

La question que je voudrais poser aux parlementaires présents est : comment aurait-on pu éviter ce blocage ? Autre chose que le principe de précaution aurait-il pu aider ? Comment aurait-on pu éviter cette sortie de route ?

Mme Anne Lauvergeon. Bravo Monsieur Schilansky. Non seulement pour le temps, mais aussi pour le côté très direct de l’interpellation. Je rajouterai une conséquence supplémentaire. Si nous avons des huiles lourdes et des gaz en quantité importante dans notre sous-sol, c’est un des seuls game changers de notre situation macroéconomique française, tant dans le domaine du commerce extérieur que dans celui de la compétitivité et de notre rating. Cela mériterait tout de même, avant de débattre de manière théorique, de regarder, ne serait-ce que cela, regarder ce que nous avons sous nos pieds.

M. Daniel Rouach, économiste, professeur à l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP). J’habite Tel Aviv en Israël, où j’ai émigré en 1983. Ma femme est israélienne, scientifique à l’Institut Weizman, et depuis ces années, je voyage entre la France et Israël, car je suis professeur permanent à l’ESCP. Je suis président de la Chambre de commerce Israël-France. J’ai écrit un livre avec un ami, Édouard Cukierman : Israël Valley. Ce livre nous a pris sept ans. Nous l’avons réécrit facilement cinq ou six fois. Cela a été d’une très grande difficulté pour résumer de manière très simple les facteurs-clefs de l’innovation israélienne, et ce qui pouvait être transféré en France.

Quand le président Hollande était en Israël le 18 novembre, au départ, nous devions avoir 80 personnes dans la salle. Mais nous avons eu plus de 500 personnes. Nous étions obligés d’ouvrir les portes. Ensuite nous avons mis des caméras, ensuite nous avons été obligés de dire non.

Des Français sont arrivés là-bas en Israël, à Tel Aviv, à Jérusalem, et se sont demandé : que se passe-t-il, pourquoi est-ce intéressant ?

J’ai dans la main une capsule endoscopique. Vous l’avalez, c’est un robot. Il va filmer. Elle est née dans une entreprise située dans le nord d’Israël qui fabrique des missiles. Dans la tête de missile, vous avez des caméras. Cela a été transféré dans le domaine civil. Et je me pose sans arrêt cette question depuis que j’ai été invité à cette réunion. Cette capsule endoscopique aurait-elle pu être inventée en France ?

Je n’en suis pas sûr. Car il y a un autre exemple. Vous êtes en France les experts mondiaux dans le domaine aéronautique et spatial. C’est un pays extraordinaire pour cela. Mais pourquoi la France n’est-elle pas n° 1 dans le domaine des drones, qui est un marché extraordinaire ?

Pourquoi en Israël les choses ont été faites, et que malheureusement dans certains cas elles ne l’ont pas été ici ? C’est que la science est au cœur de l’action. Il y a un principe d’entreprenariat, un principe basique : « Fais et tu comprendras ». On ne se pose pas un million de questions avant de s’engager.

Israël est depuis longtemps considéré comme une start-up-nation, un livre est sorti sur cela. L’un des principes-clef est qu’Israël accepte l’innovation et la rupture technologique. Principe de base : « N’aies pas peur. Tu rentres, tu crées ton entreprise ». Lorsqu’il y a un échec, et c’est là l’avantage israélien, il y a un tissu social pour reprendre en main celui qui a échoué. Il ne va pas être seul. C’est un mouvement de base, une culture de l’acceptation du succès, sachant que l’échec peut arriver.

Mme Anne Lauvergeon. Merci pour ce très beau témoignage d’une réalité israélienne de cette « start-up-nation ». Elle a valeur d’exemple. Quand on est jeune et que l’on voit des gens réussir leur start-up, cela donne l’envie de faire la même chose. Il y a une forme d’entrainement génération après génération. Le plus dur est de démarrer, mais ensuite c’est très impressionnant.

Nous avons eu d’ailleurs des échanges dans le cadre de la commission avec des personnes qui travaillent dans cet écosystème, ou qui ont travaillé à la définition de cet écosystème.

Mme Anne-Lise Ughetto, directrice générale de Biotope. Je suis très honorée d’être parmi vous et d’avoir été invitée à ce débat.

Depuis vingt ans, Frédéric Melki et moi-même pilotons une entreprise, Biotope, qui compte aujourd’hui 240 salariés et est spécialisée dans l’écologie, l’interface entre le développement des secteurs économiques et de la biodiversité.

Quand on dit environnement, on a souvent cette impression d’être dans une discipline toujours très conservatrice, avec un principe de précaution souvent présent, voire omniprésent. On nous oppose souvent que la protection de l’environnement est un frein au développement économique. Rien n’est plus faux. Cela crée de l’emploi, notre entreprise en témoigne, et quand nous travaillons avec la recherche fondamentale dans les sciences du vivant, on le voit bien, tout est dynamique, et la connaissance qui évolue en permanence nous permet de trouver des solutions nouvelles.

Par contre il est vrai que si l’on applique de façon stricte un principe de précaution, alors on freine les activités économiques.

J’ai choisi deux exemples. Le premier est un algorithme que l’on a mis au point à partir de milliers de données sur les chauves-souris. Il nous a permis de comprendre leur cycle biologique et, finalement, de modéliser leur comportement. Grâce à ce modèle, on arrive aujourd’hui à réguler les éoliennes de façon à ce qu’elles ne perturbent pas ces animaux et ne les tuent pas.

Nous avons développé ce modèle car il y a des projets de parcs éoliens qui se voient interdire leur construction par l’application de la réglementation. En effet toutes les chauves-souris en France et en Europe sont protégées.

Il est intéressant de souligner que l’on n’est pas venu voir Biotope pour nous dire : s’il vous plait, trouvez-nous cette solution. C’est la conscience de l’entrepreneur qui a fait émerger cette solution, car il nous avait semblé qu’il y avait vraiment un problème à dénouer. Par contre, la commercialisation de ce dispositif est difficile.

Je rejoins ce qui a déjà été dit. Le principe de précaution a été relayé par les ONG militantes, à tout va. Mais dire d’arrêter des éoliennes à des énergéticiens qui sont là pour produire de l’électricité, ce n’est pas évident à faire passer. En plus, il n’est pas évident de défendre un brevet, quand on est une PME, face à des grands groupes.

Le deuxième exemple concerne le crash de l’Hudson. Des réacteurs ont absorbé deux oies du Canada, et cela a sensibilisé les services du péril animalier des aéroports français, qui doivent limiter ce risque de collision. Là encore, nous avons été amenés à développer des solutions qui permettent de mieux comprendre la migration des oiseaux par la mise au point de radars dédiés à l’observation ornithologique.

Ces deux exemples vous permettent peut-être d’illustrer le principe de précaution versus principe d’innovation.

Mme Anne Lauvergeon. Pouvez-vous nous dire si vous êtes pour un principe d’innovation à côté du principe de précaution ou si cela ne vous semble pas nécessaire ?

Mme Anne Lise Ughetto. C’est très intéressant de dire que cela n’est pas du même niveau. Le principe de précaution est nécessaire dans certains cas et dans certains enjeux, et le principe d’innovation, vous l’avez dit aussi, habite normalement les entrepreneurs. Donc il faut les encourager avec des aides. Je regrette que, par exemple, nos confrères n’aillent pas vers ce type d’innovation, peut-être que parce que les marchés publics ne jugent jamais ce critère de l’innovation. On nous demande de continuer à faire ce que l’on sait faire, à appliquer la réglementation, à proposer des services qui contribuent à lever les problèmes de la réglementation environnementale. Mais il serait fort intéressant que le code des marchés publics introduise un critère sur l’innovation.

Mme Anne Lauvergeon. Cela fait partie de nos recommandations. Nous avons proposé que les marchés publics, 200 milliards d’euros, puissent dédier 3 % à des solutions, à des entreprises innovantes. Cela ferait 6 milliards d’euros par an, c’est considérable.

Au contraire, certains secteurs de l’achat public ont quasiment interdit d’acheter des solutions innovantes. Il y a donc effectivement un mécanisme d’entrainement à introduire.

M. Pierre Breesé, Ingénieurs et scientifiques de France (IESF), président de Fidal Innovation. Je vais vous donner un éclairage de mon expérience de terrain en tant que conseil en propriété industrielle, ce qui me donne l’occasion d’accompagner des PME, des start-up, des organismes de recherche publique et des grandes entreprises. J’interviens également en tant que président du Comité innovation et recherche des ingénieurs et scientifiques de France, qui regroupe 870 000 ingénieurs, ce qui m’a donné notamment l’occasion de faire des enquêtes sur la perception de l’innovation par les ingénieurs, sur la notion de motivation et la reconnaissance de l’ingénieur inventeur.

Je vais vous donner trois flashes de terrain, très concrets. Le premier est le sentiment que souvent on oublie la vieille entreprise innovante. Quand on parle d’innovation, on pense start-up, biotech, télécom, et on oublie cette moitié des PME qui sont sous le radar, dans des secteurs relativement traditionnels, qui font comme Monsieur Jourdain de l’innovation sans le savoir. Elles sont très réfractaires et un peu goguenardes par rapport à l’agitation sur le foisonnement de structures sensées aider l’innovation, ou sur la réforme de la Constitution. C’est bien, cela fait parler de l’innovation, mais elles sont assez dubitatives par rapport à cette situation.

En même temps, elles ont besoin de professionnaliser leur démarche d’innovation, souvent de renforcer le nombre d’ingénieurs dans leurs structures
– elles en sont très conscientes –, et aussi de retrouver des relais qu’elles ont un peu perdus. Je pense notamment à l’ANVAR canal historique, interlocuteur dont elles ont un peu perdu la trace.

La deuxième expérience très concrète, c’est la nécessité de clarifier encore le modèle économique des relations entre les entreprises industrielles et la recherche publique. Beaucoup d’énergie est consacrée à intensifier ces relations. L’enquête innovation des IESF montre qu’il y a une perception très positive du milieu des ingénieurs par rapport au partenariat avec la recherche publique, mais sur le plan financier, cela coince encore.

Souvent des entreprises perçoivent un laboratoire académique comme un bureau d’études low cost et, à l’inverse, l’académique se met une pression, peut-être justifiée, de retour sur investissement. Il y a des améliorations à envisager si l’on veut vraiment fluidifier et tirer tout le profit de ces relations.

En dernier point, il faut être attentif aux conditions humaines dans les entreprises et les organisations pour favoriser une démarche d’innovation. 72 % des ingénieurs, sur les 4 600 interrogés, se sentent concernés et motivés par l’innovation. La grande majorité considère aussi qu’il n’y a pas de lisibilité de la politique d’innovation de leur entreprise, et qu’il n’y a pas de reconnaissance, non pas financière, mais une simple reconnaissance, dans les entreprises et les écoles d’ingénieur. Avec ces dernières, nous avons organisé un projet « challenge innovation » dont on pourra parler.

Mme Anne Lauvergeon. Merci, les IESF représentent 870 000 personnes, et cela compte significativement, même si ce n’est pas de manière exclusive, sur le sujet de l’innovation.

DÉBAT

M. Jean-Yves Le Déaut. Commençons par Laurent Gouzenes, membre du Conseil scientifique de l’Office parlementaire, qui comporte 24 membres. Nous y travaillons sur les sujets sur lesquels le Parlement devrait se pencher.

M. Laurent Gouzènes, conseiller du Président de Pacte Novation et expert scientifique du groupe, membre du Conseil scientifique de l’OPECST. Peut-être ne connaissez-vous pas le naufrage de l’Eastland à Chicago en 1915. En 1912, il y a eu le naufrage très connu du Titanic. Il y a eu beaucoup de morts parce qu’il n’y avait pas de bateaux de sauvetage. Donc, on a mis des canots de sauvetage sur tous les bateaux, et en 1915, il y avait un ferry à Chicago qui embarquait environ 1 000 personnes. On y a mis les bateaux de sauvetage sur le haut, ce qui fait que le centre de gravité a monté, et dès que les gens sont rentrés dans le bateau, celui-ci s’est retourné, occasionnant 850 morts en quelques minutes.

Ce n’est pas parce que l’on prend des précautions, voire des préventions, que l’on sait sauver la vie. C’était un point important.

Pour moi, le problème du gaz de schiste n’est pas dans la technique, dans la technologie en elles-mêmes. Mais la question à se poser est plutôt un problème de prévention, de précaution, à savoir, faut-il continuer à générer du CO2 comme technologie énergétique de base ? Le problème n’est pas dans l’exploitation du gaz de schiste en lui-même mais d’arrêter le pétrole ou pas, et la génération de CO2 dans l’atmosphère.

Sur le principe d’innovation : le principe de précaution est basé sur un droit, celui de la protection de l’individu, ce dont l’État a la charge. La Constitution est basée sur la déclaration des droits de l’homme. Le principe d’innovation pourrait être basé aussi sur un droit, celui du droit pour le citoyen au progrès et aux bénéfices de la science et de la technologie. À partir de là, d’une façon un peu symétrique sans forcément qu’on le mette au même niveau, un principe d’innovation pourrait être vu non pas comme un frein, comme l’est le principe de précaution, mais comme un accélérateur, une obligation donnée à l’État de le mettre en œuvre dans la vie civile, avec les moyens qui lui sont propres, c’est-à-dire une politique d’innovation déclinée en différentes mesures telles que les achats dans les marchés publics ou le crédit impôt recherche.

Cela agirait comme un moteur, une obligation pour l’État. On en revient à un principe symétrique. Le principe de précaution protège entre guillemets l’État des nouveautés et, inversement, l’État agirait pour impulser une dynamique.

M. Bernard Nivelais. J’ai une question assez générique. Ce qui vient d’être dit me semble confirmer que l’innovation est impulsée par trois facteurs, la recherche scientifique de base, les besoins stratégiques de l’État et les besoins stratégiques de l’industrie, c’est-à-dire perçus par l’industrie à travers les marchés.

Aujourd’hui en France, l’État intervient de moins en moins. La recherche scientifique française publique régresse malheureusement et les besoins stratégiques de l’État deviennent absents. On s’en remet au marché et à l’industrie.

Pourquoi la France ne réinvestit-elle pas dans les premier et second déterminants, comme le font les États-Unis, qui investissent et aident les universités à faire de la recherche fondamentale pour développer de nouvelles technologies, ce dont plusieurs d’entre nous peuvent témoigner. Pourquoi ce recul ? Je pose cette question à notre table ronde et à celle qu’animera Monsieur Gallois.

Mme Anne Lauvergeon. Je ne sais si je peux apporter une réponse. Le travail effectué dans la commission innovation 2030 a été de retrouver le sens, ce qui a été accepté de manière assez étonnante sans grande polémique en France. En général, quand vous définissez de grandes priorités stratégiques, on vous explique que ce ne sont pas les bonnes, qu’il aurait fallu en mettre d’autres.

Il faut redéfinir des grands sujets stratégiques de l’État. Cela a toujours été fait historiquement, et c’est ce que font tous les grands États modernes, aussi libéraux soient-ils. La Grande Bretagne a 8 priorités stratégiques.

Il faut, dans les grands sujets prioritaires stratégiques de la R&D, des grands organismes, qu’on puisse voir s’inscrire les grandes ambitions stratégiques de l’État. Il faut au moins sur ces deux lignes une cohérence forte et que l’on ne se dilue pas sur des millions de priorités, qui à force d’être nombreuses n’en sont plus aucunes.

Le marché, c’est le marché. Il y a beaucoup d’innovations qui ne trouvent jamais leur marché, et innover pour innover, cela ne sert à rien. Elles ne sont pas forcément farfelues, mais elles ne trouvent pas leur marché parce que ce n’est pas le bon moment, c’est trop tôt, trop tard, ce n’est pas ce qu’il fallait, ce n’est pas ce que les gens demandent. Et puis j’ai envie de dire aussi que l’innovation n’est pas seulement technologique. Là, nous sommes repartis sur l’innovation technologique. J’insiste lourdement, l’innovation technologique est une partie des innovations existantes. Elle est un facteur d’accélération, mais ce n’est pas le seul.

J’ai beaucoup aimé l’idée d’un principe d’innovation qui soit une forme d’accélération, d’accélérateur de l’amélioration de l’écosystème, d’accélérateur de ce qu’il faut faire. C’est une excellente idée, car le temps a une valeur clef dans l’innovation. Innovateur trop tard, cela ne sert plus à rien. Si vous n’êtes pas là au bon moment sur le bon sujet, vous êtes à côté de la plaque. Il faut anticiper.

M. Antoine Dubedout. Je suis titulaire d’une chaire d’ingénierie innovation au sein de l’École des mines de Nancy, école qui forme des ingénieurs. J’ai été très frappé dans les échanges par ce qui a été dit sur la notion d’échec. En tant que membre de l’administration d’une école, cela m’interpelle profondément. Que l’on souhaite admettre la possibilité d’un échec et rebondir, en tirer parti, je ne peux qu’y adhérer. Par contre, tant que l’on continuera à dire à des jeunes ou à des entrepreneurs, tu as échoué mais ce n’est pas grave, on aura perdu, car on aura employé le mot d’échec.

Le diable étant dans les détails, si j’ai bien compris, je vais faire une proposition diabolique, c’est donc de retirer nous-mêmes le mot échec de notre vocabulaire. Cela pourrait être l’un des éléments d’un futur principe de l’innovation, d’inscrire que la connaissance accumulée est beaucoup plus importante que l’écart avec la cible initialement fixée.

Mme Anne Lauvergeon. C’est une proposition pour le dictionnaire.

M. Stéphane Mangin, Université de Lorraine, membre du Conseil scientifique de l’OPECST. Beaucoup d’entre vous ce matin ont placé la science fondamentale à la base de l’innovation. Le problème décrit comme français n’est-il pas que nos élites, les chefs d’entreprise, les parlementaires, les journalistes ne sont pas des docteurs ? Ils n’ont pas fait de thèse, n’ont pas passé trois ans dans un laboratoire à ne pas toujours connaitre le succès, puisqu’il ne faut pas utiliser le mot échec.

Mme Anne Lauvergeon. Le problème se pose aussi de manière beaucoup plus globale : les élites, en France, sont assez étroites, conformistes, reproductibles, et ne sont pas, en général, sauf exception notable, dans l’innovation. Les élites ne sont pas docteurs, oui, mais en même temps, elles ne sont pas forcément sélectionnées sur leurs capacités d’innovation. Le problème des élites françaises est un sujet d’autant plus important que les jeunes innovateurs, se disant n’avoir pas fait la bonne école, vont aller voir ailleurs où l’herbe et plus verte car, pour eux, ce sera beaucoup plus difficile en France s’ils n’ont pas les bon prérequis.

Mme Gabrielle Gauthey. Pour rebondir sur ce sujet, je voudrais signaler une initiative de décloisonnement des mondes publics et privés. Cela répond également en partie à votre question. Constatant que les docteurs n’allaient pas suffisamment en entreprise et faisaient souvent une carrière publique, nous avons fait avec l’association ABG un référentiel de leurs compétences, pour inciter les thésards à aller en entreprise. C’est une initiative récente. Je vous invite à venir en voir le site, qui vise à contrebalancer ce monolithisme des élites, sortant toutes d’écoles d’ingénieurs parfois totalement inconnues à l’étranger. Or, quand vous êtes dans un grand groupe international, il vaut mieux pouvoir être appelé Herr Doktor… Il y va également de la reconnaissance de la compétitivité à l’international de notre système de formation.

Il y a eu beaucoup de progrès. L’argent affecté à la recherche publique diminue peut-être mais le décloisonnement entre la recherche publique et privée entraine la valorisation de la recherche publique par le privé. Le montant global de la R&D par les entreprises, même fondamentale, depuis deux ou trois ans, augmente, et dépasse celui de la recherche publique. Tout n’est pas négatif.

Je vous invite à regarder l’achat public innovant en Suède. Nous devrions nous inspirer des procédures de son agence dédiée à l’achat public innovant. Le MEDEF va les étudier.

Mme Anne Lauvergeon. Je rappelle que les membres de cette agence sont nommés pour neuf ans, ont un seul mandat et sont totalement indépendants.

M. François Stofft, Conseil général de l’armement. J’étais avant-hier dans le Val-de-Marne qui s’est doté d’une Agence du développement. Cette agence organise de superbes colloques sur l’innovation, appelés Meet Innov.

Le directeur scientifique de Sanofi développe la notion d’échec et la manière de la gérer dans le domaine de la recherche, en citant la fable très connue des fourmis de Prigogine, qui cherchent un pot de miel. La première fourmi échoue, puis d’autres, mais, in fine, la colonne de fourmis finit par trouver le pot de miel. Et la réponse concrète est, pour son groupe, la notion d’enregistrement des échecs. Un échec, une opération qui n’aboutit pas, pourront être mis en valeur plusieurs années plus tard, éventuellement, s’ils sont correctement enregistrés.

Par rapport à l’intervention de M. Rouach, il se trouve que j’utilise beaucoup le réseau Linkedln, outil formidable, grâce auquel j’ai la chance d’ailleurs de participer à cette superbe réunion. J’ai créé la plateforme de référence francophone dans le domaine de l’armement, et celle de référence anglophone dans le domaine de l’économie de l’innovation. Ces groupes ont différents sous-groupes. J’ai créé un groupe francophone et neuf groupes anglophones, je m’en excuse. Dans le groupe francophone, armement et hautes technologies, réseaux sociaux et opérations européennes de défense, l’un des cinq sous-groupes s’appelle « Israël, plaque tournante technologique entre la triade et les BRICS ». J’y invite Monsieur Rouach, car je m’intéresse beaucoup aux petits pays à forte intensité technologique, parmi lesquels il y a l’État d’Israël.

Pour les oiseaux, il y a trente ans j’ai partagé mon bureau à la DGSC avec le chargé de mission péril aviaire auprès du directeur général. Cela fait trente ans que le CEAT fait des essais d’oiseaux avec le canon à oiseaux. Ces derniers étaient vivants à l’origine, mais maintenant on les prend morts à cause de la SPA, et on leur ouvre les ailes de manière technologique.

Mme Anne Lauvergeon. Heureusement, vous précisez que l’on a fait des progrès dans ce domaine.

M. Christian Casse, directeur recherche innovation d’Hutchinson, groupe Total. L’innovation, c’est très interactif. On a parlé d’écosystème. Tout ce qui tend à défendre l’innovation doit promouvoir le fait qu’une idée doit aller très vite au contact de son environnement. C’est l’interactivité qui fait le succès de l’innovation, ce n’est pas l’idée en tant que telle. C’est le travail d’équipe. L’interactivité avec l’environnement doit s’apprendre à l’école.

À propos du risque et de l’échec, je cite dans une langue qui n’est pas nouvelle, le latin, Fortuna audaces luat. Il faut avoir en tête que l’échec n’est pas une nécessité. C’est en général le fait d’essayer et la persévérance qui vont mener au succès. Il y a relativement peu de risques d’échec quand on y met de la bonne volonté. C’est cela qu’il faut insuffler. Il ne s’agit pas tellement de régler la peur de l’échec, mais d’encourager l’audace. Cela marche, nous l’avons utilisé chez nous de très nombreuses fois. Le risque, c’est la vie.

Enfin, on peut définir aussi l’innovation comme : combiner pour résoudre des contradictions. En ce sens, le principe de précaution, qui a sa valeur, devrait être utilisé totalement différemment : comment trouver la solution au problème posé par le risque ? C’est cela le fondement de l’innovation.

Mme Anne Lauvergeon. À votre proverbe latin, on pourrait ajouter un vieux proverbe français, Qui ne tente rien n’a rien.

Commissaire générale Costa, État-major de l’armée de l’air et référent innovation pour l’armée de l’air. Je suis absolument favorable à faire monter un principe d’innovation. Nous avons d’ailleurs déjà réfléchi pour que le principe de précaution ne soit pas un frein à celui d’innovation. Par les aspects d’analyse des risques liés au principe de précaution, on peut favoriser le principe d’innovation.

Nous sommes également tout à fait favorables à la rédaction d’une charte. Quand nous avons réfléchi à la manière de booster l’innovation dans l’armée de l’air, qui s’inscrit dans une innovation globale du ministère de la Défense, depuis vingt-cinq ans maintenant, la première chose a été d’établir une charte. Voici l’un de ses dix commandements : reconnaitre l’apprentissage par l’échec et ses vertus. Cela pour répondre à certains.

Dernier point intéressant : dans l’armée de l’air existe ce que l’on appelle l’innovation participative, c’est-à-dire qui remonte du fond du hangar, de la piste, de nos bases aériennes. Majoritairement ce sont des sous-officiers qui sont innovants. Ils définissent des produits basés dans leurs domaines d’activités, qui vont faciliter la vie. Nous nous adossons à des entreprises qui vont les commercialiser, en tenant compte des procédures de propriété intellectuelle dont je passerai les détails. Ce n’est pas le fait d’élites. Le dernier prix de l’audace, la semaine dernière, a récompensé deux sous-officiers ayant inventé une tablette tactile portable pour dialoguer avec celui qui est au sol et guide l’avion qui délivre un armement, ou suit une piste peu équipée technologiquement pour détecter des menaces.

C’est un témoignage un peu différent. L’objectif n’est pas commercial, mais il peut arriver à faire faire de grandes économies à l’armée de l’air en particulier.

Mme Anne Lauvergeon. Merci beaucoup Madame, vous nous rappelez que l’innovation n’est pas seulement le fait des entreprises, mais de toutes les organisations. L’innovation au sein de l’État en général, et de différents corps, est un élément clef du succès collectif. Il serait très intéressant que vous puissiez nous donner votre Charte de l’innovation, car c’est finalement une approche sur laquelle vous avez beaucoup réfléchi, et qui pourrait nous être utile collectivement.

M. Henri Verdier, ancien président de Cap-Digital, directeur d’Etalab. Je voudrais introduire dans le débat ma conviction profonde que nous sommes actuellement à la frontière de l’innovation. L’économie des trente glorieuses dont certains sont nostalgiques, était une économie de rattrapage, et la difficulté signalée de certaines élites d’entrer dans un monde d’innovation innovante, est issue du fait qu’elles étaient construites pour rattraper, reconstruire après deux guerres.

Il n’y a plus de modèle, il n’y a plus d’exemple. La France est assez bonne, elle est à la pointe de l’innovation. Nos difficultés viennent du fait que nous n’avons pas bâti une élite pour être dans l’innovation la plus ouverte. Mais c’est indispensable maintenant, car il n’y a plus rien à rattraper. C’est une nécessité économique. La France est à la frontière de l’innovation.

M. Sébastien Julienne. Ingénieur de formation, âgé de vingt-six ans, je travaille dans une banque. Je suis, par ailleurs, membre du Forum pour les politiques publiques d’innovation.

Sur le principe même du « principe d’innovation », il me semble qu’il y a un amalgame entre deux questions. Il y a une première question : quels sont les freins à l’innovation et comment réformer, corriger ces freins ? Nous avons parlé d’éducation, de complexité, de fiscalité… Mais il y a un deuxième aspect, en revenant plutôt à l’aspect éthique et à l’accélérateur dont on a parlé : comment créer un grand principe, une charte, qui favorise, entraine les gens vers l’innovation ? Il faut vraiment différencier les freins, agir sur ceux-ci et avoir une vigilance constante dans le présent et dans le futur pour toujours être capable de les supprimer et, d’autre part, des éléments moteurs et accélérateurs à la prise d’initiative et à l’innovation.

Mme Anne Lauvergeon. Je vous propose que Jean-Yves Naouri intervienne maintenant.

CONCLUSIONS

M. Jean-Yves Naouri, directeur général opérationnel de Publicis. Merci pour cette invitation. Je crois la devoir à un commentaire dans un précédent débat où je disais que le principe de précaution avait probablement contribué à ternir, amoindrir, tuer l’innovation et qu’il faudrait créer un principe d’innovation au moins égal.

Depuis, j’ai réfléchi à mon propos, et je pense qu’il faudrait mettre le principe d’innovation dans la Constitution et descendre le principe de précaution au niveau de la loi. J’ai un peu radicalisé mon propos et je vais essayer de m’en expliquer.

Le principe de précaution, c’est l’individu qui l’emporte sur la collectivité. On protège l’individu d’avantage que la collectivité. C’est un renoncement de l’État, un renoncement des politiques, à assurer ce qui est leur rôle, la protection de l’ensemble de la population, parce qu’un individu, ou un groupe d’individus, va s’élever contre telle ou telle idée.

Ce que j’observe en parcourant la planète, puisque je passe à peu près 220 jours par an hors de France, dont une semaine par mois en Chine, c’est l’accélération en matière d’innovation, dans un grand nombre de pays, avec ce qui a été soulevé tout à l’heure, une plus grande coordination entre les investissements à caractère stratégique, à caractère public, et ceux à caractère privé, dans un vrai travail de concert.

Quand je discute avec des hommes politiques chinois, ils me disent ne pas comprendre ce qu’il se passe en France : « Vous avez inventé quelque chose de très bien, vous avez décidé de le tuer, et nous l’avons repris à notre compte : le commissariat au Plan. Nous avons des plans à 5 ans, nous décidons les filières dans lesquelles nous allons investir. Regardez bien ce qu’il y a dans notre dernier plan quinquennal. Nous avons décidé par exemple que la voiture électrique du futur serait chinoise ».

Si je ne me trompe pas, les Chinois ont décidé d’investir 8 milliards de dollars dans les batteries pour les véhicules électriques. Je ne sais pas si cela produira un effet et si les Chinois réussiront sur toutes leurs initiatives.

Puisqu’on a beaucoup parlé dictionnaire, langues étrangères, je vais rajouter une petite contribution : en anglais, on dit « I take a chance », et en français, « je prends un risque ». C’est extrêmement important à garder en mémoire.

On veut protéger notre industrie, et certains savent que je m’intéresse à ce sujet depuis plus de vingt ans. On s’est focalisé au départ sur les usines, et il me semble que l’on est en train d’oublier l’importance des centres de R&D. Or il y a une grande compétition au niveau de la planète sur les localisations de ces centres à chaque fois que des groupes décident de se marier, notamment dans la pharmacie. La question est : où va-t-on garder les centres de R&D ? Ce sera en fonction non seulement des dispositions législatives et fiscales mais aussi de l’état d’esprit et de la capacité pour le tissu économique et politique à soutenir ces demandes d’innovation.

Pardon d’être un peu provocateur, mais quels sont les politiques français qui fréquentent les couloirs du World Economic Forum dans sa globalité, à Davos, mais aussi en Chine en septembre, à Tien Giang, alors que les politiques des autres pays sont là pour faire, pardonnez-moi l’expression, de la « retape » ?

Pour faire venir les entreprises et les centres d’innovation il y a tous les ans un petit déjeuner organisé par Shimon Perez à Davos dans lequel de façon éhontée il invite les entreprises à venir en Israël. Éhontée, car il ne s’en cache pas. Le seul but de ce petit déjeuner est que l’année prochaine, vous, vous et vous, vous ayez investi. Il y a donc la liste des grands groupes américains, allemands, et quelques français qui doivent expliquer ce qu’ils font, ce qu’ils attendent, et pourquoi ils trouvent cela bien.

Comme facteur commun dans tous ces pays, nous retrouvons la complicité, le dialogue entre souvent des instances publiques et des instances privées. Aux États-Unis, on connait les liens entre le DOD, le DOE et l’industrie, avec tout le mélange des technologies duales, et les transferts entre les deux. Ce sont des programmes conjoints qui marchent très bien et sont des incitations fortes à l’innovation. C’est la même chose en Israël et en Chine. C’est en train de se produire au nord de la Russie et dans quelques endroits. Je ne peux pas citer tous les bons endroits. Mais il y a une complicité, une volonté d’aller de l’avant.

Il n’y a pas d’opposition en disant l’un est bien, l’autre est mal. Je trouve que, même en Chine, le dialogue constructif qu’il y a eu en septembre dernier avec le principal réseau social public Weibo, qui s’est fait devancer par Tencent, a redynamisé Weibo car il avait peur de se faire distancer, puisque Tencent a aujourd’hui le vent en poupe.

En France, Henri Verdier me corrigera ou complètera, nous avons pris des initiatives. Nous avons même lancé un eG8 qui a fait venir à Paris des grands responsables. Mais le lendemain, nous avons eu droit à un bannissement sur les ondes de l’emploi des termes Twitter et Facebook au profit de réseaux sociaux pour ne pas favoriser tel ou tel nom. Cela donne une image terrible, quand on essaie de pousser les investissements, de tirer les entreprises…

Maintenant que nous avons un Monsieur Big data dans notre pays, nous allons relancer toutes les démarches d’innovation dans la technologie, mais l’innovation est plus largement encore dans l’industrie et dans les services, et c’est comme cela que l’on fait aujourd’hui la différence sur les marchés.

Si je prends le modeste témoignage de notre groupe, en 2006, nous étions considérés comme un groupe classique de communication et de publicité, et il était difficile d’identifier la part que nous réalisions dans la communication numérique. Aujourd’hui cette part dépasse 41 %. C’est au prix d’un investissement considérable, pas seulement en argent, mais en formation, en motivation, en recrutement, en transformation de nos modèles de fonctionnement, et surtout en suivant tout ce qui se passe à travers la planète, que l’on a pu réaliser une telle transformation. Elle nous place en tête de notre univers, et nous permet de présenter tous les jours des modèles différents. Elle nous permet aussi de lancer un fonds d’investissement avec Orange, dans lequel on a choisi de placer chacun 75 millions pour aider des entreprises qui avaient des produits à lancer, et pour aider des jeunes entrepreneurs à avancer.

On apprend surtout très bien de ses échecs. Je n’ai pas peur du terme, car on les regarde, on les analyse, on les cultive. Souvent on passe beaucoup trop superficiellement sur les réussites. Je n’ai pas peur de l’emploi de ce terme. Si l’on veut pousser l’innovation, il faut revendiquer cet état d’esprit, une volonté non seulement au niveau du politique, mais aussi des entreprises, pour faire que la chance sourit aux audacieux et aux innovants demain.

Mme Anne Lauvergeon. Je vais essayer de tirer de très brèves conclusions et quelques lignes de force de nos échanges.

L’innovation, c’est l’élément-clef pour notre avenir collectif dans la concurrence mondiale.

L’innovation, c’est tous azimuts. Elle est technologique, sociale, sociétale, organisationnelle.

Il y a un souhait partagé, je crois, de vouloir un État plus stratège de l’innovation pour lui-même, acteur sur certains secteurs pour l’innovation, mais aussi acteur d’un écosystème, nous permettant d’avoir un écosystème français sur l’innovation meilleur.

Je note aussi un consensus sur le principe d’un principe de l’innovation.

Mais il n’y a pas de consensus sur le positionnement de ce principe, certains voulant le voir au niveau de la Constitution, d’autres au niveau de la loi, un certain nombre prônant le système utilisé pour l’environnement par la Charte de l’environnement, en proposant une Charte de l’innovation, un système plus complet qu’un seul principe. Il y a beaucoup de travail devant nous sur ces sujets.

Il y a eu beaucoup de réactions après la prise de parole de notre polytechnicien de ce matin, sur l’échec. Il faut assumer les échecs, ou supprimer la notion même d’échec, en tout cas ne pas considérer l’échec comme une fin mais le début de quelque chose d’autre.

Vous nous avez posé une question simple, pourquoi un principe d’innovation ? Nous répondons : il faut un principe d’innovation.

M. Claude Birraux. Je suis d’accord avec les conclusions de Mme Anne Lauvergeon. Je ne crois pas qu’il faille supprimer le principe de précaution. Il est dans la Constitution, c’est très bien. Complétons-le par un principe d’innovation.

Mais ce qui m’intéresse, c’est comme dans les rave-parties, c’est ce qui se passe après. Mettre ce principe dans la Constitution, c’est bien, mais après ? Est-ce que ce sera un déclic pour que la France s’engage dans le domaine de l’innovation où aujourd’hui elle est très mal classée ? Nous sommes devancés. Le classement mondial de l’innovation met en tête la Suisse, en deux la Suède. L’Australie est dix-neuvième, et la France vingtième. Le classement mondial de la compétitivité met les États-Unis devant la Suisse, la Thaïlande vingt-septième, avant la France, vingt-huitième. Il est donc important de savoir ce qui va venir après et ce qui sera le déclencheur de l’innovation.

Au moment où l’on discute de projets de décentralisation, de regroupements, j’ai lu beaucoup de réactions politiques favorables, défavorables. Va-t-on faire des économies ? Personne ne peut le dire. Mais je n’ai pas entendu parler de décentralisation de pouvoirs supplémentaires aux nouvelles régions.

Nous sommes toujours dans un système très centralisé et je voudrais dire à Benjamin Fassenot que j’ai assisté il y a quelques semaines à une présentation de la politique de l’École polytechnique fédérale de Lausanne qui, en coopération avec le canton du Valais, crée « Valais Wallis ». Cette école va décentraliser quinze chaires, ce qui représente trois cents personnes, qui vont venir travailler sur l’énergie et sur la transformation du CO2 en carburant liquide. L’école elle-même va y investir sur quatorze ans, 144 millions de francs suisses. Pour convertir en euros, vous multipliez par 0,82. Elle va à Fribourg en Suisse pour créer la Blue Factory, et elle est dans le parc national de l’innovation à Lausanne, qui dépend de l’école polytechnique, où il y a 137 entreprises. On a partout des modèles décentralisés.

Alors un principe, cent fois oui. S’il n’y a pas de déclic, il y a beaucoup de scénarios qui sont écrits. Et derrière les scénarios, j’aimerais qu’il y ait un réalisateur qui fasse le clap. Action !

DEUXIÈME TABLE RONDE :
UN CHOIX COLLECTIF ET SOCIÉTAL

Animateur : M. Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, président du Pôle de compétitivité « Finance-Innovation »

Questionnant : M. Alexis Bergès, doctorant à l’École d’économie de Paris, fondateur de Wattstrat

INTERVENTIONS

M. Jean-Yves Le Déaut, premier vice-président de l’OPECST. Nous passons maintenant à la deuxième table ronde. Je remercie Mme Anne Lauvergeon d’avoir animé la première et demande à M. Jean-Hervé Lorenzi de prendre la place d’animateur à côté de moi.

Je rappelle les règles pour ceux qui sont arrivés. Celui qui introduit la table ronde à 8 minutes. Les intervenants ont 6 minutes, et les grands témoins indiquent leurs positions rapidement sur un sujet qui peut faire avancer notre débat, en 3 minutes. Puis des questions dans la salle, de 2 minutes, permettront à tout le monde d’intervenir avant le déjeuner.

M. Jean-Hervé Lorenzi. Je vais vous dire exactement ce que pensent les économistes aujourd’hui, j’ai bien dit les économistes, du sujet de l’innovation, mot passe-partout, utilisé par les uns, par les autres, me semble-il très souvent avec un manque de réflexion et de rigueur, qui rend souvent beaucoup de discussions inutiles.

Je vais utiliser quatre mots qui je crois résument, non pas ma position, mais au fond l’état de la discussion sur cette affaire d’innovation et de rupture technologique. Les quatre mots sont les suivants : les faits, les erreurs, les interrogations, et les nouveautés de la période. La période est très curieuse par rapport à cette affaire d’innovation. Vous disiez qu’il y avait beaucoup de modèles à droite et à gauche. Le seul sujet, c’est qu’aujourd’hui pour nous autres, les malheureux économistes, au regard très limité sur la société, il y a, comme le disait un prix Nobel d’économie, les ordinateurs. On voit partout les innovations, sauf dans les statistiques de productivité et d’emploi. Cela pose une interrogation.

Les faits : quand on regarde les deux derniers siècles, à partir de la première révolution industrielle que, de manière arbitraire, l’on fixe à 1783 avec la machine de Watt, on s’aperçoit, en calculant le progrès technique, qu’il représente deux tiers de la croissance. Il est vrai que la croissance mondiale, quel qu’en soit le contenu, a été tirée dans les deux derniers siècles de manière massive par les évolutions technologiques et par la manière dont on pouvait les intégrer, les diffuser, les travailler.

Deux erreurs. La première est l’idée que l’on puisse prendre les innovations de manière indépendante. Quand on regarde bien l’histoire de la technologie, on s’aperçoit que la plupart des innovations, internet est le plus bel exemple, préexistent. On a le distinguo que faisait Schumpeter entre invention et innovation. Le savoir-faire scientifique, on l’a. Hier soir j’entendais des médecins parler de progrès scientifiques éblouissants. Mais la seule difficulté, c’est ce que vous avez dit, Claude Birraux : qu’est-ce qui fait qu’à un moment cela se déclenche ? Pourquoi nous, de manière très simplifiée et critiquable, avons-nous évoqué les mots de révolution industrielle ? C’est qu’à un moment déterminé, il y a des innovations qui se servent respectivement les unes les autres, des innovations de marché, de développement, qui touchent à la fois les objets que l’on consomme, ou la manière dont on consomme les objets, et les processus de production.

L’exemple le plus caractéristique est la machine de Watt, assez banale en réalité, car il y avait plein de machines. Pourquoi celle-ci marchait-elle ? Parce qu’il y avait du charbon. Il y avait de l’eau dans les mines de charbon que l’on ne pouvait pas évacuer à dos d’homme, donc il fallait une machine. La machine entraine le fait que l’on ait besoin d’une sidérurgie. Il y a une espèce de logique qui s’enclenche, et c’est très difficile de penser l’avenir, sauf peut-être la transition écologique, environnementale, posée dans des termes très généraux.

Deuxième erreur, toujours chez les économistes, qui en font beaucoup, encore plus que ce que vous imaginez, c’est de dire, à la Clinton, en logique assez simple : si je mets de l’argent, une quantité plus importante – disons 2 % du PIB, c’était le programme de Lisbonne –, j’ai à ce moment-là, de manière automatique, des innovations, de la productivité, de la croissance et des emplois. C’est une espèce de logique évidente, et la question que nous posons vient, en contradiction à l’idée précédente, rappeler que ce sont des choix sociétaux, des choix d’organisation de la société, d’adaptation aux technologies, d’acceptation des technologies. C’est une vision qui n’est pas fausse mais qui est très simplificatrice du fonctionnement des sociétés.

Les interrogations sont celles des économistes. Je les partage. On aurait en fait, dans les chiffres, un ralentissement du progrès technique. Nous avons tous le sentiment d’être dans une période très exceptionnelle de développement. La vie quotidienne nous donne le sentiment de maîtrise des choses de plus en plus fortes, talentueuse… Les tablettes sont de plus en plus efficaces. En réalité les chiffres, qui ne valent que par ce qu’ils sont, rien de plus, indiquent que ce qu’on appelle la productivité globale des facteurs a diminué. Elle s’est divisée par deux dans tous les pays, aux États-Unis, en Europe, etc.

Quand on prend les grands domaines de réflexion tels que l’énergie, on s’aperçoit qu’il est difficile de concevoir deux éléments : des ruptures technologiques évidentes qui peuvent être mises en application et un système, ce que Schumpeter appelait les grappes d’innovation, ce que nous appelons les systèmes technologiques d’innovation. Il est difficile de savoir où ils apparaissent aujourd’hui. On a le sentiment, en réalité, que les innovations sont très perturbantes pour les marchés de l’emploi, pour le fonctionnement des économies. On dit toujours qu’elles suppriment des emplois mais qu’elles en créent de nouveaux. Mais non. Pour le moment, elles en suppriment et n’en créent pas tellement de nouveaux.

Il y a une interrogation, lancée un peu partout, dans laquelle je m’inscris : nous sommes peut-être devant une rupture sociétale et technologique nouvelle. Mais ce n’est pas si simple que cela de le voir apparaître aujourd’hui.

Dernier aspect, et cela me permet d’introduire cette session, qui est beaucoup plus l’acceptation par une société d’un modèle de croissance qu’elle souhaite voir se développer. Il y a au moins deux sujets majeurs. Le premier, le sentiment de ralentissement de l’innovation, que je viens d’évoquer. Le deuxième est que l’on ne peut pas penser le monde d’aujourd’hui si l’on n’a pas en tête que sa caractéristique première est le choc démographique : c’est vrai au moins pour nos pays mais, pour les autres, il y a une chronologie assez fixée.

Une augmentation de l’âge moyen des gens pose trois questions. La première, c’est plus coûteux. Il y a certes des secteurs d’activité nouveaux en développement. La santé est importante. Mais quand on a dit cela, on n’a pas dit grand-chose, sauf une intuition. Le deuxième sujet est qu’une société vieillissante est par nature moins innovative. Statistiquement, les gens de vingt ans sont plus innovatifs. Vous avez parlé de différentes écoles polytechniques. C’est vrai que leurs étudiants ont plutôt vingt/vingt-cinq ans que mon âge. Le troisième sujet est peut-être le plus important : vous n’avez jamais de modification profonde des systèmes technologiques, donc sociétaux, car il faut accepter et la consommation et la manière de produire des biens et services, s’il n’y a pas une capacité de financer ces investissements.

Et n’oubliez pas un élément, à mon avis majeur pour comprendre l’économie d’aujourd’hui : nous avons vécu pendant les trente dernières années avec une épargne massive, disponible, venue des pays émergents, pour la raison très simple qu’il n’y avait pas de systèmes de protection sociale dans ces pays. Ils se protégeaient donc par une épargne. De plus, les pays occidentaux de l’OCDE ont très peu investi.

Je suis assez affirmatif, mais ce n’est qu’un cadrage macro-économique, le basculement majeur de l’économie mondiale, au-delà de la démographie, mais cela en fait partie, provient de ce que l’épargne sera beaucoup moins importante, car les pays émergents vont épargner moins. Et l’épargne disponible pour l’investissement, quelle que soit la nature du risque, sera moins importante car le facteur démographique est majeur. Et au même moment nous aurons besoin d’investir. Nous allons parler de transition énergétique, qui a besoin d’énormément d’investissements qu’il faut financer.

Donc le cœur du sujet est l’économie mondiale et son ralentissement, car l’économie mondiale va de manière significative ralentir sa croissance. Ce que vous lisez dans les journaux tous les jours, « cela va reprendre », est à mon sens inexact. Nous allons entrer dans une trajectoire de croissance beaucoup plus lente pour l’ensemble du monde. Mais même cette croissance nécessite beaucoup d’investissements et la contrainte ultime sera d’être capable d’inventer des systèmes permettant de financer des affaires risquées par nature. Le risque est compliqué à financer pour des sociétés vieillissantes.

M. Jean-Yves Le Déaut. Je voudrais, comme à chaque table ronde, et après, vous prendrez la direction du débat, demander à un jeune, Alexis Bergès, d’être le questionnant. Il est à l’École d’économie de Paris. Il a fondé une société. Il est venu nous voir quand il fondait sa société, Wattstrat. Depuis il est lauréat du concours de la jeune entreprise innovante. Nous ne le savions pas quand nous lui avons demandé d’être questionnant. Nous le félicitons.

M. Alexis Bergès. J’ai deux questions, voire trois si j’ai assez de temps.

La première porte sur l’articulation entre le principe d’innovation et le principe de précaution. Est-ce que le principe d’innovation ne serait pas une façon de rendre pérenne le principe de précaution ? N’existe-t-il pas un risque à utiliser le principe de précaution de façon un peu trop forte, de se couper de la possibilité même d’exercer ce principe de précaution en perdant la possibilité de faire des choix, en perdant la connaissance nécessaire à l’exercice de ce principe ? Sanctuariser la recherche et l’innovation à travers les modalités d’un principe d’innovation ne permettrait-il pas de pérenniser le principe de précaution ?

Ma deuxième question porte sur l’environnement culturel qui donne lieu ou non à l’animation et au lancement, à la prise de risque. On a beaucoup parlé ce matin – notamment Monsieur Claude Birraux, Madame Anne Lauvergeon – de rendre moins « risque-avers » la population, et donc de faciliter la prise de risque, l’innovation. Mais quand on sort d’une école, face à un choix de carrière, il y a la possibilité de faire de l’innovation d’une part, mais il y a aussi toutes les autres possibilités. Ma question porte sur les rentes liées aux diplômes en France, un sujet assez important. Quelle est la place selon vous de la rente liée aux diplômes, notamment des grandes écoles, dans un déficit d’innovation de la part des jeunes ?

M. Nicolas Hulot, envoyé spécial du président de la République pour la protection de la planète. Je crains de me sentir très seul dans ce que je vais énoncer ici. Je vais peut-être commencer par un point de consensus. Je considère comme vous que l’innovation est un enjeu majeur pour résoudre l’ensemble des difficultés dans lesquelles nous sommes et qu’elle fera partie des clefs pour résoudre la difficulté de conjuguer les enjeux du court et du long termes.

Sur le reste, je ne vous cache pas que je viens ici avec beaucoup plus d’interrogations que de réponses. Je m’interroge sur la nécessité de ce principe d’innovation, sur ce qu’il peut y avoir éventuellement d’intentions dissimulées derrière. Je n’en vois pas pour l’instant, ni la nécessité, ni l’urgence, mais je suis très ouvert.

Je regarde également le monde tel qu’il est. Nous avons voyagé les uns et les autres beaucoup, avec des regards probablement différents. Nous sommes dans une situation inédite à l’échelle planétaire, et je dirai pour faire très court que la crise la plus profonde, ou le plus petit dénominateur commun de toutes les crises que traverse la communauté internationale, est une profonde crise de l’excès.

Nous sortons d’un siècle des vanités, et je ne voudrais pas que nous reproduisions ce siècle. La France est bien placée pour savoir que science sans conscience n’est que ruine de l’âme, et je paraphrase en disant que science sans conscience sera la ruine de l’homme. On a été très loin dans l’excès. Je ne crois pas que le principe de précaution ait en quoi que ce soit sacralisé le risque zéro. Je ne crois pas que les juges aient fait une utilisation abusive du principe de précaution.

Je crois que la peur du principe de précaution est plus de l’objet du fantasme que de la réalité. C’est une peur psychologique. Quant à l’usage qui en a été fait, il y en a eu d’abusifs, mais sur un plan purement juridique, très sincèrement, les freins à l’innovation ne viennent absolument pas du principe de précaution.

Les freins à l’innovation sont nombreux. Et au passage, je me réjouis de savoir que l’innovation, la créativité dans notre pays, foisonne. Mais si je me désole à chaque instant qu’elle se heurte à des barrières administratives, à du conformisme, à du scepticisme, je ne vois pas en quoi le principe de précaution est responsable du fait que nous trouvons beaucoup d’ingénieurs français dans des pays étrangers.

Dans une situation mondiale inédite, de grande fragilité, de grande vulnérabilité, ce petit garde-fou, bien léger me semble-t-il, n’est pas à remettre en cause. J’entends bien que certains ne sont pas là pour le remettre en cause.

Si le principe de précaution existe, c’est bien parce que l’innovation existe. Que met-on derrière le mot innovation ? Toute innovation est-elle bonne ? Et en quoi le principe de précaution est-il abusif ? Il s’attaque à des risques graves et irréversibles. La notion d’irréversibilité est nouvelle. Quand on contient un risque et ses conséquences dans le temps et dans l’espace, je n’y suis pas défavorable, on ne peut rien faire de plus. Quand il y a AZF, il y a tant de victimes, tant de dommages, mais l’incident est clos. Mais quand vous avez des risques irréversibles comme le changement climatique, comme des risques à Fukushima, dont je vous rappelle qu’on n’a pas contenu les conséquences, on passe à une autre échelle.

Je voudrais rappeler cette petite phrase de Michel Foucault : « Je déplore que le sort de l’humanité soit dans d’aussi mauvaises mains que les siennes ». Je veux lui donner tort, c’est une bonne nouvelle de savoir que nous avons entre les mains notre propre destin. Les géologues nous disent que nous sommes entrés dans l’anthropocène, c’est-à-dire que l’homme est devenu une véritable force géologique. Cette force est un atout, mais elle est aussi une immense menace.

Donc, attention à ne pas affaiblir le principe de précaution.

Vous parliez tout à l’heure des régions. J’espère que dans la réforme territoriale on donnera un droit d’expérimentation beaucoup plus important aux régions.

Mais je ne vois pas en quoi l’innovation est entravée par le principe de précaution. Dans l’arsenal juridique français, la loi littoral, le principe de précaution, il y a des éléments dont on peut être fiers.

J’espère que vous n’affaiblirez pas le principe de précaution. Regardez l’histoire depuis que ce principe de précaution a été inscrit dans la Constitution : en quoi, sur un plan purement juridique, dans les faits, a-t-il empiété, bien que parfois, psychologiquement, certains en abusent tant dans le vocabulaire des journalistes que dans le vocabulaire des acteurs politiques ?

M. Jean-Hervé Lorenzi. Je trouve que vous avez bien raison d’évoquer cette idée que la sémantique est importante, et que toute innovation n’est pas bonne en soi. On a l’impression qu’elle contient une valeur morale, dynamique.

Pour réfléchir sur la notion d’innovation, beaucoup d’économistes ont jugé qu’il fallait parler de systèmes d’innovation, acceptés ou non par une société. On n’est plus dans une logique où l’on vous colle une innovation bonne ou mauvaise, mais dans un système qui se reconstruit, redéfinit, réorganise. La société lui donne un sens, et à ce moment-là le principe de précaution trouve une place tout à fait légitime. Je voulais dire cela car je ne suis pas du tout contre le principe de précaution.

Mme Claudie Haigneré, présidente d’Universcience. Je vais partir de deux phrases que j’ai entendues depuis que je suis ici, et essayer d’aller sur cet aspect de l’environnement culturel et de ces peurs psychologiques qu’évoquait Nicolas Hulot. Les deux phrases sont : tout progrès suppose de l’innovation, et toute innovation ne signifie pas progrès.

Sur le premier point, il est clair qu’il est nécessaire d’avoir cette dynamique d’innovation. Sur le plan culturel on doit porter davantage cette culture de l’innovation. Cela doit se faire très tôt, en commençant bien évidemment à l’école pour les plus jeunes, mais nous n’avons peut-être pas un système éducatif aujourd’hui qui porte à cette culture de l’innovation, de la créativité, de la collaboration dans la création. Il faut sans doute apprendre à apprendre différemment et être dans le champ de la créativité, mais ce sera l’objet d’une autre table ronde.

Cela me permet d’évoquer également la tolérance à l’échec, corollaire à cette culture de l’innovation. Là aussi, nous sommes plutôt dans un système qui fait sanction à partir de l’échec et il faut sans doute reconsidérer ce point.

Il n’y a pas simplement une culture à insuffler, mais il faut ensuite rendre possible une dynamique de l’innovation reposant sur l’incitation, la simplification, la promotion, la valorisation.

Toute innovation n’est pas un progrès, vous l’avez déjà évoqué avec deux paradoxes. On a beaucoup parlé de l’innovation destructrice. Mais avec l’innovation on crée du nouveau. Il y a une peur du nouveau, qui détruit des valeurs anciennes. On ne s’y sent pas très confortable avant que cette innovation ait pu apporter un véritable progrès. L’innovation pour l’innovation, simple faculté créatrice, n’a pas beaucoup d’intérêt en justification sociétale.

La créativité pure, que l’on n’arrive pas à insérer avec des critères d’appréciation, est-ce une avancée ou un recul ? Cela peut aboutir à un épuisement du désir d’innovation. Il nous faut nous interroger sur l’innovation futile, sans utilité. Dire que toute innovation n’est pas un progrès doit nous conduire à d’autres impératifs culturels, et j’évoquerai trois types de cultures que l’on doit proposer, introduire et discuter : la culture de la complexité, la culture du risque, la culture du débat.

Tout d’abord, une culture de la complexité. Nous n’y sommes pas aujourd’hui, autant pour tous les citoyens que pour les politiques. Il y a un minimum requis, un socle de connaissances, mais c’est insuffisant car l’avenir n’est pas un simple prolongement des connaissances établies. L’essence même de cet avenir est l’incertitude et la complexité. Nous devons aujourd’hui prendre en compte l’imprévisible, l’imprédictible, au-delà de l’improbable que l’on avait pu considérer jusqu’à présent.

Cela nous met dans un système où existe un désarroi par rapport au modèle d’aujourd’hui, assez linéaire : une pensée cartésienne, analytique, où l’on peut être dans le séquentiel, le proportionnel. On peut avoir des statistiques et les extrapoler. On a fonctionné jusqu’à présent à partir d’un socle de vérités. Nous devons penser aujourd’hui de manière plus complexe, systémique, non linéaire, multidimensionnelle, dynamique, intégrant les facteurs d’accélération et d’amplification rencontrés aujourd’hui. L’amplification vient également de la recombinaison des savoirs. Nous ne sommes pas dans des accumulations de savoir, mais des recombinaisons. Il y a des interdépendances, des interactions qui donnent de la complexité. L’accès à l’information et, parfois, l’excès d’informations sont également des facteurs d’amplification de ces éléments.

Le désarroi existe. Celui des politiques, habitués à des évolutions quantifiables, proportionnelles, extrapolables, alors qu’on n’est plus dans ce modèle. Celui des citoyens, je le vois tous les jours dans ma fonction. Ils ne font plus confiance et sont intolérants par rapport à l’incertitude. Ce n’est pas une crainte de la nouveauté, mais de l’intolérance à l’incertitude.

Le deuxième point est la culture du risque, l’analyse et la gestion du risque. Cela m’amène à parler de l’importance de la recherche scientifique, comme élément permettant d’analyser et de gérer le risque avec tout ce que l’expertise scientifique peut apporter dans sa transparence, sa rigueur, son aspect pluridisciplinaire, incorporant les dimensions économique, sociale, et éthique. Des experts sont peut-être en capacité de donner des scénarios, mais pas obligatoirement des points d’arrivée. Cela ne doit pas nous amener à capituler face à la complexité de l’expertise.

Il existe des données scientifiques et un processus pour aller vers une vérité. Nous sommes parfois dans du transitoire, parfois dans des modèles partiels, mais il y a une analyse scientifique importante.

Mais cette expertise scientifique n’est pas suffisante, c’est pourquoi il faut une culture du débat. L’expertise, même quand elle est correctement réalisée, est inutile dans le débat public si elle n’a pas auparavant conquis la confiance. La confiance ne se décrète pas, elle se construit, dans une culture du débat, je l’espère. Nous avons sûrement beaucoup à apprendre de nos partenaires, européens en particulier, mon expérience me le prouve aussi, pour que le débat nous permette de passer de la controverse à la conversation. Il n’y a pas de jeu de mots entre controverser et converser, mais c’est important.

Il y a trois éléments dans la culture du débat que l’on n’a pas encore complètement appréhendés. Il faut trouver un langage commun, trouver des espaces communs, respecter quelques règles élémentaires. Quand on veut converser, il ne faut pas être dans la controverse. L’étymologie de controverse, c’est être dos à dos, donc on ne peut pas parler, converser. Comment trouve-t-on un langage commun ? Ce n’est pas facile. On n’a pas les mêmes termes. Il y a des sachants qui savent dans leur domaine de compétence, mais dès qu’ils n’y sont plus, cela devient très compliqué. Donc il faut trouver ce langage commun.

Il faut ensuite trouver des espaces communs où l’on puisse organiser ce dialogue. Une fois qu’on a une langue commune, il faut pouvoir réunir les différentes parties prenantes dans un espace où il y a la possibilité d’exercer ce langage et cette conversation.

Enfin, il faut débattre en suivant avec quelques règles élémentaires, telles que le respect de l’autre et l’empathie, pour arriver à construire et pouvoir se projeter dans l’avenir.

En conclusion je ne prendrai pas partie sur le positionnement juridique d’un principe d’innovation, ni d’ailleurs sur la remise en question d’un principe de précaution. Mais j’insisterai sur l’importance à accorder à ce changement de comportement. Cela ne se décrète pas. Cela peut sans doute s’apprendre, mais cela doit surtout se vouloir.

M. Michel Berson, sénateur. Au début de notre réunion, il a été fait mention d’un débat récent au Sénat, le 27 mai dernier, qui avait pour objet de tenter de modifier le préambule de la Constitution, puisqu’il y est annexé maintenant la Charte de l’environnement, depuis 2005. Nous avons débattu toute une soirée d’une proposition de loi constitutionnelle, donc d’initiative parlementaire, qui visait à modifier la Charte de l’environnement et plus précisément son article 5 pour exprimer clairement que le principe de précaution était aussi un principe d’innovation.

Cette proposition de loi avait été déposée par M. Jean Bizet, sénateur de la Manche. Peut-être à la grande surprise de nombre de parlementaires et d’observateurs, cette proposition de loi a été très largement votée par le Sénat, puisque la quasi-totalité des membres des groupes UMP, Socialiste, Radical, ont voté ce texte.

Un équilibre s’est instauré entre les partisans, les abstentionnistes, les opposants, des membres du groupe UDI. Il n’y a que les groupes Communiste et Europe Écologie qui se sont clairement et même fermement opposés aux propositions en débat.

Ma première réflexion est que ce vote est incontestablement une novation. C’est une novation par rapport au débat très difficile, très houleux, de 2005, au cours duquel ont été examinés les différents articles de la Charte de l’environnement. Le vote n’avait pas été consensuel, puisqu’on avait assisté à un débat traditionnel opposant les élus de gauche et les élus de droite. Un effort très important de la part du Sénat a été fait pour rechercher le consensus, pour montrer qu’il est possible de dépasser les clivages politiques traditionnels lorsqu’il s’agit de prendre à bras le corps un débat de société, qui permet d’avoir un regard bienveillant, positif, sur la science. Par conséquent, ce débat et ce vote vont tout à fait dans la direction d’un choix collectif, sociétal, et du principe de précaution, et du principe d’innovation.

On pourrait, pour être un peu plus précis, se demander pour quelle raison des parlementaires ont eu l’idée de tenter de clarifier, de préciser ce qu’était le principe de précaution inscrit dans notre Constitution.

Depuis l’adoption de la Charte de l’environnement, on a constaté une évolution négative de la perception du principe de précaution par nos concitoyens. Certes, et cela a été dit à plusieurs reprises, la jurisprudence des tribunaux n’a pas maltraité le principe de précaution. Mais il existe à l’évidence une grande rupture entre d’une part la volonté du législateur, la jurisprudence des tribunaux, et d’autre part l’opinion publique, l’expression publique de groupes de pression.

Les autorités publiques qui sont investies, précisément par la Charte de l’environnement, du pouvoir de mettre en œuvre le principe de précaution, ont souvent peur des réactions de l’opinion, dans le cas où elles ne respecteraient pas une conception quelque peu étriquée du principe de précaution.

Les autorités publiques préfèrent parfois arrêter un processus d’innovation, paralyser des initiatives de recherche, et l’on a mentionné à juste titre le débat concernant les OGM ou les gaz de schiste. Les autorités publiques, faisant alors preuve de précautions excessives, ne prennent pas les décisions qui, précisément, sont inscrites dans l’article 5 de la Charte de l’environnement, puisqu’il y est bien précisé qu’il leur revient de passer commande d’études, de consulter des experts, d’organiser des débats publics, et donc ne pas avoir une position frileuse. Le principe de précaution n’est pas, faut-il le rappeler, un principe d’inaction.

Il était nécessaire de préciser, de compléter, de modifier le principe de précaution. Ceci a été fait sur la base d’une analyse selon laquelle, chacun en conviendra ici, une mauvaise compréhension du principe de précaution renforce les réticences envers la science et les méfiances à l’égard de l’innovation et du progrès technologique. Par conséquent, la clarification permettrait d’éviter que ce principe soit un frein à la recherche et aux activités économiques.

Les travaux du Sénat ont consisté à modifier l’article 5 de la Charte de l’environnement, de manière à ce qu’il soit clairement affirmé que le principe de précaution est également un principe d’innovation. Ce texte exprime en effet clairement que la bonne application du principe de précaution repose sur le développement des connaissances scientifiques, la promotion de l’innovation et du progrès technologique, et ce afin d’assurer une meilleure évaluation du risque qu’il faut toujours prévenir et réduire.

En ayant apporté ces précisions, on peut aujourd’hui considérer que le débat public devrait pouvoir se poursuivre dans de meilleures conditions, dans la mesure où l’on comprend de mieux en mieux que l’on ne doit pas opposer le principe de précaution à celui d’innovation, qu’ils sont compatibles et complémentaires et qu’ils constituent une même démarche. Dans la société de la connaissance et du risque, le progrès repose sur un équilibre responsable entre ces deux principes.

M. Jean-Hervé Lorenzi. Vous avez réussi à traiter ce sujet, comme l’a dit Mme Claudie Haigneré, non pas en termes de controverse, mais comme un débat normal. D’une manière plus générale, nous avons dans notre pays une difficulté dans le rapport au progrès, non pas scientifique, mais du progrès en général.

M. Stéphane Mouton, professeur agrégé de droit public. Pour tenter de comprendre l’articulation existante entre l’innovation et la précaution, je voudrais poser deux questions dans ce contexte de constitutionnalisation et de reconstitutionnalisation du principe de l’innovation.

La première question est celle, d’un point de vue juridique, de la pertinence d’un renforcement, de la constitutionnalisation du principe de l’innovation. Nous sommes tous d’accord, le principe de l’innovation est un principe important, c’est un atout. Alvin Toffler dans les années quatre-vingt, dans un ouvrage intitulé Les nouveaux pouvoirs, disait que l’innovation était véritablement la richesse dans les sociétés modernes pour concurrencer les pays en voie de développement. Mais attention, constitutionnaliser, ce n’est pas anodin. Ce n’est pas faire que du bricolage juridique, du consensus politique. C’est aussi du point de vue qualitatif, insérer au cœur du pacte républicain un principe structurant l’action politique de l’État. Cela entraine un phénomène de fondamentalisation du droit, et c’est toujours avec soin qu’il faut entreprendre ces processus.

Afin de ne pas jouer contre les principes que l’on veut consacrer, et de ne pas fragiliser la Constitution, Benjamin Constant disait qu’étendre la Constitution à tout, c’est créer des dangers partout pour elle.

La pertinence de ce renforcement comporte trois points.

D’abord, l’innovation est un principe déjà existant dans notre paysage constitutionnel. L’article 9 de la Charte de l’environnement consacre pleinement le principe de l’innovation à côté de la recherche, et on l’articule avec une perspective de précaution. Cependant, ce principe de précaution, même s’il est consacré et même si on pourrait lui donner une lecture positive, est vu de manière négative. François Ewald disait d’ailleurs que le principe de précaution n’était pas concurrencé, ne neutralisait pas forcément le principe de l’innovation, On l’a dit ce matin, on le voit comme un frein à l’innovation.

Un frein au plan constitutionnel. Excusez-moi, le principe de précaution, le plus invoqué au moment de la rédaction de la charte, est celui qui a le moins d’effectivité juridique, qui est le moins utilisé. Le Conseil constitutionnel n’annule quasiment jamais de loi sur ce principe. C’est de ce point de vue juridique que le principe de précaution n’est pas dangereux.

Le Conseil d’État, c’est vrai, dans sa jurisprudence, est de ce point de vue un peu plus agressif puisqu’il peut invoquer le principe de précaution comme le fait la Cour de justice de l’Union européenne. Mais le Conseil constitutionnel, au nom de la précaution, ne neutralise pas le principe d’innovation.

Deuxième point, le climat social change aujourd’hui, et il est favorable au principe d’innovation. Le droit doit être influencé par ces évolutions. Maurice Hauriou disait que le droit de la Constitution devait réceptionner la pâte sociale, secrétée par le corps social, et qu’il faut le mouler ainsi dans le droit. La société aujourd’hui prend en considération ces évolutions.

Le principe de l’innovation jouit aujourd’hui d’un transfert des peurs. La démocratie se construit sur la liberté, peut-être, mais l’État, d’un point de vue très concret, Michel Foucault l’a très bien écrit, se construit sur les peurs. Et l’on assiste à une société qui voit ses peurs changer. Hier, au moment où l’on a rédigé la Charte de l’environnement et le principe de précaution, la peur la plus importante était la peur scientifique. Nous avions un sentiment de peur à l’aune d’évènements de péril sanitaire, écologique, de la vache folle, du clonage, du sang contaminé. Aujourd’hui, la peur change de terrain et devient économique. C’est la crise économique. Et la crise décrédibilise le principe de précaution. Elle valorise le principe de l’innovation, vu comme un stimulus économique.

Cependant, troisième point, renforcer la constitutionnalisation du principe de l’innovation peut être animé par de bonnes, certainement, mais aussi de mauvaises raisons. D’un point de vue juridique, les bonnes raisons sont d’abord d’ordre d’exigence éthique. La précaution ne doit pas être un rempart contre l’innovation, car celle-ci déborde et supplante les exigences de précaution : l’innovation défonce tous les remparts juridiques que la précaution pourrait mettre en place. Il y a donc des exigences éthiques à prendre en considération.

Il y a aussi des raisons juridiques. Le principe d’innovation doit être consacré parce qu’il inspire le droit depuis longtemps dans les domaines de la santé, de la fiscalité, des contrats, des marchés. Les nouvelles directives qui viennent d’être adoptées prévoient des partenariats d’innovation. Il y a donc des raisons de cohérence juridiques pour consacrer ce principe.

Cependant, il y a aussi de mauvaises raisons. Je ne suis pas d’accord sur cette idée de fusion de l’innovation et de la précaution, car elle peut amener à justifier une sorte de déconstitutionnalisation « en douce » du principe de précaution en inoculant en quelque sorte le venin de l’innovation dans le principe de la précaution afin de faire tomber les quelques barrières qui pourraient contrôler le développement scientifique et mener, comme le disait Nicolas Hulot, à une science sans conscience avec tous les dangers engendrés.

La deuxième question que je voudrais poser, c’est l’efficience de la constitutionnalisation du principe de l’innovation, car du point de vue juridique la Charte de l’environnement déjà pose des questions. On a critiqué son caractère incantatoire. Les juristes ont beaucoup discuté sur la portée juridique de ce texte. Les principes de précaution et d’innovation, dans le droit, doivent être distingués, car ils poursuivent des buts différents.

L’innovation est un principe vertueux, dynamisant pour la recherche, et le principe de précaution est un principe de rationalité, d’anticipation des risques, d’une éthique de l’anticipation, de la prudence, et ces deux principes peuvent être parfaitement associés, tout en étant distingués. Cela permettrait au législateur de pouvoir agir dans le domaine de l’innovation, en conscience, avec une conciliation entre les principes d’innovation et de précaution, et cela permettrait aussi au Conseil constitutionnel de pouvoir effectuer un contrôle de constitutionnalité de manière équilibrée.

Dernier point, la distinction est importante pour des questions de clarté juridique, de clarté pour le citoyen, car la constitutionnalisation des droits implique aujourd’hui avec la QPC la possibilité pour le citoyen de s’assimiler sa constitution. Continuer de distinguer ces principes permettra au justiciable de pouvoir mieux utiliser le principe de l’innovation sur les principes de liberté et de progrès, mais aussi le principe de précaution, responsabilité et risque.

Ma conclusion est qu’au lieu de tenter de fusionner les principes, il vaut mieux les distinguer pour les clarifier.

M. Jean-Hervé Lorenzi. J’adore quand les juristes parlent de clarté. Mais il en est de même pour les économistes.

M. Patrice Noailles-Siméon, président du Forum des politiques d’innovation, président de Seillans Investissement. Le sujet de cette partie de l’audition est le choix. Je voudrais approfondir et détailler le mécanisme du choix de l’innovation ou des innovations, et le regarder dans l’histoire. La première leçon de l’histoire en matière de choix d’innovations, c’est que c’est très long. On parle en générations ou en siècles. Les grandes innovations, la vaccination, l’imprimerie et bien d’autres, ont mis au moins une génération à se généraliser.

Même dans le temps récent, regardez l’événement extraordinaire qu’a été le Web. Il a fallu une génération. Le téléphone portable est un peu différent, mais ce n’est pas une complète innovation, il y avait déjà le téléphone fixe.

Ce phénomène de choix se situe à trois niveaux en permanence. Le premier est éthique ou philosophique, le deuxième, politique et collectif, et le troisième, économique à court terme. Et pendant deux-trois siècles, et même peut-être une dizaine de siècles en Europe, les deux premiers niveaux ont été complètement balayés par une sorte d’idéologie du progrès qui faisait toujours dire oui du point de vue éthique, oui du point de vue politique et collectif. Et il n’y avait plus qu’un choix, le choix économique, qui fonctionnait plus ou moins bien selon le caractère libéral du marché, et suivant le système concurrentiel.

Mais ces trois choix sont aujourd’hui en train de changer. Le choix éthique et philosophique est généralement toujours positif dans notre pays, sauf sur la vaccination car, pendant près d’un siècle, il y a eu des doutes. Avions-nous le droit de nous opposer à la volonté de Dieu qui choisissait quelque part le destin de chaque individu ? Dans d’autres pays comme les pays musulmans, on a bloqué l’imprimerie pendant quatre siècles, au nom de l’éthique et de la religion. Donc c’est un vrai choix.

Le deuxième choix est le choix collectif. Je ne parle pas du choix collectif ou politique traditionnel, mais purement politique, où les groupes d’influence jouent de leur influence pour défendre soit leurs intérêts, soit leurs idées. Dans ce domaine-là, la théorie de l’influence des minorités de Serge Moscovici est passionnante car parfaitement exprimée. De toutes petites minorités, à tort ou à raison, ont réussi à imposer des décisions. Sur les gaz de schiste comme sur les OGM, le débat est de nature politique et collective.

Le troisième choix est économique. L’économie est imparfaite et ne donne que des informations à court terme. On fait donc des choix à court terme. Mais l’économie vit à long terme, en fait, et si un choix est fait à court terme en 2000, et qu’en 2010, il n’est plus valable, en matière d’innovation, c’est très grave.

Il y a un vrai problème théorique auquel on n’a pas de réponse, et du coup on se rebalance sur les niveaux supérieurs. Mais on n’a pas plus de réponse, ce qui donne le débat un peu désordonné d’aujourd’hui. C’est bien pour cela que nous avons besoin d’un principe général qui fixe les règles dans lesquelles on va faire fonctionner cet ensemble de niveaux de décisions.

M. Jean-Hervé Lorenzi. Je vous rassure, les économistes se sont tellement trompés dans les dix dernières années qu’ils sont relativement dévalorisés, donc on a devant nous beaucoup de liberté.

M. Henri Verdier, ancien président de Cap-Digital, directeur d’ETALAB. Nous devons réaliser que l’économie et la société française sont à la frontière de l’innovation, et que nos problèmes et nos défis viennent de là. En 1900, la France était le centre du monde de l’innovation. C’est ici que tout s’inventait. On a perdu cette situation après deux guerres mondiales. On a bâti ensuite une économie de reconstruction et de rattrapage, qui nous a donné des succès et des mauvaises habitudes.

Beaucoup de nos difficultés et de nos incompréhensions viennent de ce que l’on ne sait plus piloter une société et une économie à la frontière de l’innovation. La question n’est pas que le progrès ralentit, mais que la capacité d’absorption du progrès par les rentes en place a ralenti. Mais si elles ne sont plus adaptées à l’innovation le progrès continue, lui, sur les nanotechnologies, sur les biotech...

Le pire ennemi de l’innovation, ce n’est pas Nicolas Hulot, c’est beaucoup de rentes, beaucoup de gens que je ne nommerai pas car ils ont beaucoup de places importantes dans la société française.

Hans Jonas est très intéressant. Il fait une sorte d’exception au principe d’innovation quand il dit que, maintenant, on est vraiment capable de casser la planète. Quand on en arrive là, il ne faut pas appliquer l’éthique ancienne. Le principe de précaution vient de là. En droit, je trouve qu’il est assez bien « troussé ». Mais en même temps, on ne peut pas se défausser du problème en disant « c’est une ombre portée », donc, ce n’est pas grave. Si, c’est grave, puisque cela agit dans les esprits, dans la presse, dans les mœurs. On dit : « on ne peut pas, c’est le principe de précaution ». Il y a le même problème avec la CNIL d’ailleurs. On dit : « la CNIL va dire non », et on ne va pas la voir, et on ne sait pas ce qu’elle aurait dit, puisqu’on a présagé qu’elle dira non.

Personnellement, s’il faut conclure et voter entre guillemets, il est important de rappeler que le principe de précaution était là pour limiter un principe d’innovation, qui en fait est premier.

Je vais terminer par cette boutade. Si le principe de précaution a inventé le parachute, le principe d’innovation a inventé l’avion, et il fallait inventer l’avion pour avoir besoin du parachute.

M. Denis Hello, président des laboratoires internationaux de
recherche (LIR).
Je représente un ensemble de laboratoires pharmaceutiques, donc une industrie au cœur de beaucoup des débats de ce matin sur la valeur de l’innovation et la définition de l’innovation. Tout au long de ces entretiens, une question revient : faut-il commencer par théoriser, par légiférer, pour sanctionner ? Faut-il inscrire le principe d’innovation pour arriver à innover ?

Représentant un laboratoire international, je suis un peu mal à l’aise avec cette démarche, car l’alternative peut être d’expérimenter, d’autoréguler, et de promouvoir. En France, l’industrie pharmaceutique est en train de se confronter à cette difficulté, car la France a fait le choix collectif et sociétal de l’innovation, notamment en santé, avec un accès large pour tous, et l’acceptation d’acquérir l’innovation, avec la pénétration rapide des risques l’accompagnant. Cela s’est bien passé autrefois.

Nous sommes dans une phase où, manifestement, il y a un dérèglement. En tant qu’industrie, ce dont nous avons besoin pour que l’innovation puisse continuer à nourrir et à bénéficier aux patients de façon la plus large, c’est de plus de discussions et de conversations que de controverses. Car le processus d’innovation, ce à quoi nous touchons, est très difficile, très complexe. Il est impossible d’en prévoir tous les effets au moment où l’on en parle. Nous sommes dans des perspectives à dix ans. Il n’y a rien de plus improductif pour nous que des environnements où non seulement la direction à long terme manque, mais où tous les ans, tout est remis en cause en fin d’année par beaucoup d’activité législative.

La question qui se pose pour la France est de savoir si elle est encore attractive d’un point de vue de l’innovation. A-t-elle besoin d’un principe d’innovation pour être encore plus attractive ? C’est un peu comme si l’on se demandait si le crédit d’impôt recherche suffisait pour attirer la recherche en France. La réponse est que certes, c’est une très bonne mesure, mais pour des laboratoires tels que les nôtres, il ne finance que moins de 15 % de notre dépense totale de recherche et développement. Ce qui importe, ce n’est pas tellement cette mesure, c’est l’ensemble du contexte dans lequel nous évoluons, dans lequel l’innovation arrive au patient, où nous pouvons discuter plutôt que d’être dans la controverse. Cela fera la différence entre choisir la France, et donc faire de l’innovation un choix collectif, sociétal, et aussi individuel, et ne pas choisir la France.

M. Jean-Hervé Lorenzi. Je souhaite bon courage à celui qui fera la synthèse. Personne n’a répondu aux questions posées par notre jeune étudiant. Nous nous donnons cinq-six minutes de discussion pour essayer de reprendre tout cela car la vérité est évidemment partagée. Je donne donc la parole à Nicolas Hulot, puis à Claudie Haigneré, puis à Philippe Gluntz.

M. Nicolas Hulot. Je vais être bref car sincèrement j’ai dit l’essentiel de ce que j’avais à dire. Merci de me redonner la parole. Je ne suis pas convaincu que pour lever une espèce d’ambigüité sur le principe de précaution, auquel on accorde plus de risques qu’il n’en a, il y ait besoin à nouveau de solliciter la Constitution. Il y a d’autres moyens, à mon avis, pour rationaliser, apaiser sur l’interprétation du principe de précaution.

J’ai entendu le mot progrès prononcé par les uns et les autres. Nous sommes tous attachés à ce mot. Encore faut-il que l’on sorte d’une ambiguïté : ce qui lui appartient, et ce qui ne lui appartient pas. Nous avons jusqu’à présent inconsciemment cédé à deux principes, depuis très longtemps. Un principe technologique : tout ce que l’on pouvait faire, on l’a fait, sans forcément se poser la question de savoir sa pertinence pour l’épanouissement humain : et un principe économique.

C’était le siècle précédent. Si on veut redonner du sens au progrès, il faut peut-être garder un petit filtre.

Mme Claudie Haigneré. Je voudrais vous remercier d’avoir mis en place cette audition apaisée, qui va dans le sens de la conversation que j’évoquais tout à l’heure. Je ne suis pas sûre que cela aurait été possible il y a quelques semaines. Les comportements évoluent, les oreilles s’ouvrent et la capacité à dialoguer et à trouver un langage nous permet de progresser. Je voulais vous en remercier.

M. Jean-Yves Le Déaut. Quelques secondes, tant que Nicolas Hulot est encore là. C’est vrai qu’il y a d’autres freins que ceux dus au principe de précaution dans notre société. Il y a des freins réglementaires, culturels. Mais il est vrai aussi que le refus du risque globalement dans la société, influe sur la percée de nos innovations.

Je fais actuellement un rapport sur les freins à la rénovation thermique des bâtiments. C’est un grand sujet, car on a en France 30 millions de bâtiments, 3 milliards de m2. La rénovation, sur laquelle on est loin des objectifs, représente un coût de 300 euros du m2. Cela fait 900 milliards. Par rapport à d’autres pays, on ne considère pas que ce sujet est important. La physique des bâtiments, c’est-à-dire la science fondamentale sur ce sujet, et tous les sujets qui vont permettre de la récupération de chaleur, ne sont pas pris en compte. Globalement, ce n’est pas dû simplement au principe de précaution, quoi que…

J’aborderai le sujet de la ouate de cellulose, un des isolants extérieurs. Elle a un ignifugeant, le bore. Le bore est interdit par la législation REACH. Nous avons été les premiers, sans doute au nom d’intérêts économiques, à interdire le bore, alors qu’aucun des autres pays européens ne l’a fait. On est passé au nitrate d’ammonium qui s’est révélé plus dangereux. Puis on est revenu à la législation sur le bore, et tout cela parce qu’à un moment donné, on a ouvert des parapluies, des parapluies de précaution.

M. Jean-Hervé Lorenzi. Je vous le dis en vieil économiste, cela fait quarante ans que je fais de l’économie, dix heures par jour. Vous avez employé une très jolie expression, « nous avons eu le siècle des vanités ». Je partage tout à fait ce point de vue. Nous allons entrer dans le siècle des humilités. Personne n’a la moindre idée de ce qui va se passer, personne. Quand je vois des gens sortir des prévisions économiques à un an, je me dis ils sont audacieux… Mais à deux ou trois ans, quelqu’un qui fait des prévisions, c’est un escroc. On rentre dans un univers d’incertitude absolue, difficile, qui va nous obliger, et c’est une bonne chose, à remettre à plat énormément de nos croyances, de nos gaspillages, de notre vision de ce que sont nos possibilités.

Nos résultats aujourd’hui ne sont pas formidables. Beaucoup de jeunes au chômage, ce n’est quand même pas « top ».

Dire que la précaution est la raison pour laquelle on n’innove pas en France, c’est une plaisanterie. Mais redire que le progrès est le moteur de l’évolution d’une société, c’est le moment ou jamais.

M. Nicolas Hulot. Juste puisque vous avez cité un exemple pervers de l’utilisation parfois abusive du principe de précaution, je peux aussi dire par exemple, que si dans le cas du chlordécone pour les bananes en Martinique, ou dans le cas de l’amiante, on en avait fait un usage inverse, on s’en porterait beaucoup mieux aujourd’hui. Il y a donc aussi, parfois, des regrets.

M. Philippe Gluntz, président de la Confédération Business Angels Europe. Je vais vous parler de la politique publique d’innovation, nécessaire à notre pays, en faisant mention des difficultés de sa mise en œuvre.

La « vallée de la mort » fait que beaucoup d’innovations sont tuées très rapidement faute d’investisseurs et faute d’accompagnateurs du processus d’innovation. Nous avons beaucoup de choses à faire par rapport à tous les pays ayant réussi dans ce domaine, en particulier dans la Silicone Valley. Mais il n’y a pas qu’elle. Un écosystème doit être mis en place et se développer fortement si l’on veut arrêter ce phénomène de la « vallée de la mort ».

Les business angels et le capital-risque professionnel s’en occupent. Ils cherchent à financer et à accompagner les entreprises. Mais on accompagne seulement 1 000 entreprises par an, au total, entre le capital-risque informel, privé, et les business angels. C’est largement insuffisant par comparaison aux 10 000 ou 20 000 entreprises innovantes qui se créent toutes les années. Il faut donc renforcer considérablement ce nombre et ce potentiel.

Ce qui a été fait récemment sur le crowdfunding (le financement participatif) renforce la capacité de financement, mais aussi d’accompagnement par des professionnels ou des entrepreneurs qui, comme dans la Silicon Valley, sont prêts à consacrer une partie de leurs forces et de leur temps à aider les autres.

L’augmentation de la quantité de personnes qui se consacrent à cette activité est fondamentale. Or l’État aujourd’hui ne fait pas ce qu’il faudrait. Ces mois derniers, il a fait exactement l’inverse. Il y a une instabilité constante des conditions juridiques et fiscales d’exercice du capital-risque et des business angels, qui a freiné les ardeurs. Il y a aussi une tendance à ne pas reconnaitre leur importance mais, au contraire, à les prendre pour des personnes qui profitent d’un système fiscal, ce qui conduit à taxer les plus-values et à ne pas reconnaitre des pertes.

Aux États-Unis – et c’est la raison pour laquelle l’innovation a été très forte pendant des années –, la perte constatée par un investisseur privé sur une entreprise innovante peut être déduite de ses revenus immédiatement dans l’année. C’est un élément que l’État ne reconnait pas en France.

Si l’on veut que l’innovation vive, il faut augmenter considérablement le capital-risque et le nombre de ces investisseurs avisés que sont les business angels. Ce n’est pas la situation aujourd’hui. Il faut vraiment que la fiscalité soit modifiée afin de quadrupler le nombre des business angels en France.

DÉBAT

M. Jean-Hervé Lorenzi. Je vous suggère que la discussion soit assez centrée car il faut progresser. D’après ce que vous avez dit les uns et les autres, apparaissent deux questions permettant de résumer la discussion : faut-il pour clarifier ce principe de précaution, peut-être le contenir, le ramener à ce qu’il est, ajouter un principe d’innovation ? Faut-il avoir, à ce moment-là, une symétrie des instruments juridiques, et quelle forme lui donner ?

Je suggère que ces deux questions nous permettent de conclure, dire s’il faut ce pendant au principe de précaution, et quelle est la nature juridique que l’on peut lui donner. On peut imaginer toutes les formules.

M. Bernard Accoyer, député, ancien président de l’Assemblée nationale. Je porte une lourde responsabilité dans l’erreur considérable qui a consisté à introduire dans notre Constitution le principe de précaution, qui existe déjà au niveau européen, et dont nous n’avions absolument pas besoin. Il est soigneusement calibré au niveau européen et cela suffit largement.

Nous avons voulu faire, comme c’est une habitude dans cette maison, au-delà du raisonnable. C’était une volonté du président Chirac, qui m’a convaincu à l’époque. C’était une grave erreur que de me laisser convaincre. On en paye aujourd’hui les conséquences. C’est bien la moindre des choses que nous essayions de réparer les pots cassés. Cela fait dix ans qu’on essaye, on n’y est pas encore arrivé.

Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée. Je voudrais qu’on ne lie pas trop souvent le mot recherche et le mot innovation. Ce n’est pas du tout la même chose. La recherche est la création de connaissances, que l’on peut, ou non, transformer en compétences. Et c’est avec ces compétences que l’on va faire de l’innovation, objets ou services nouveaux. Ce lien trop fréquent inhibe complètement le système et crée une sorte de pression de sélection sur les laboratoires qui est quand même très compliquée. Or derrière l’innovation, il faut qu’il y ait des hommes et des femmes, souvent aussi des étudiants, qui les mettent en œuvre. C’est mettre en œuvre qui compte, c’est ça l’innovation et c’est difficile.

Sur la France toute entière, on a mis en place des stratégies régionales de l’innovation à la demande de l’Europe, il y a six/sept ans, avec cette notion d’innovation pour tous, et pas seulement technologique. On a un mal fou à la faire passer, non pas sur notre territoire régional, avec nos jeunes, nos étudiants, mais dans le système national tout entier. Cette reconnaissance est virtuelle, verbale, elle n’est pas concrète ni réelle, notamment par rapport au monde financier, au sens très large du terme, qui n’investit qu’à coup sûr.

Aujourd’hui, c’est la puissance publique qui investit dans l’innovation. De fait, tant qu’un projet n’a pas fait la preuve de marcher avec un million d’euros de chiffre d’affaires, il n’est pas audible pour un investisseur. Il n’y a ensuite que les angels qui interviennent, parce qu’ils y croient. Ils connaissent le projet, ils ont vu que l’équipe était plutôt sympathique, qu’elle avait un technologue, un vendeur et un gestionnaire. Quand il y a trois compétences, avec des gens jeunes ou moins jeunes qui s’entendent bien, ces équipes fonctionnent bien.

Nous avons un problème psychologique national. Je rappelle que la stratégie de l’innovation, ce sont les années quatre-vingt-dix ! Avec la stratégie de Lisbonne sur les innovations, puis les années deux mille. Nous aurons mis vingt ans (une demi-vie au sens radioactif du terme), une demi-vie sociétale, humaine, pour arriver à ce que nous soyons autour de cette table ronde aujourd’hui, à parler de cette notion d’innovation comme point clef de la croissance potentielle de notre pays. Ayons donc une sorte de mea culpa collectif. Maintenant, il faut accélérer !

Dans la Constitution ou pas dans la Constitution, sous forme de principe, sous forme de mots, de vocabulaire, de charte, la question n’est pas là, mais il faut l’afficher et que cela soit concret. Et reconnaitre aux territoires la faculté d’innover à beaucoup de niveaux. Il faut savoir voir l’innovation et la reconnaître, c’est un mélange de talent, de compétence et d’énergie.

L’armée prime des sous-officiers qui innovent. C’est formidable. Qu’une grande institution comme celle-là dise que ses sous-officiers innovent plus parce qu’ils sont sur le terrain, qu’ils inventent et que, derrière, ce n’est pas forcément de l’intelligence crue et brute dans les laboratoires ou les colloques, c’est là qu’il faut mettre en place.

Je voudrais également répondre à Monsieur Denis Hello, car j’ai été un peu choquée. Quand vous dites que ce n’est pas le CIR qui aide les grandes entreprises pharmaceutiques, je l’entends. Il se trouve qu’en 2012 je participais comme membre de la commission des lois, au groupe d’étude sur la transparence du financement des grandes entreprises. À huis clos, sans enregistrement, les patrons des grandes entreprises françaises, de rang mondial, qui ont perçu entre 120 et 150 millions d’euros chacune, nous ont expliqué que le CIR était la preuve que le France les aimait. J’ai un peu de mal maintenant à vous entendre. C’est délicat, pour nous. C’est difficile à gérer ou à assumer.

M. Jean-Hervé Lorenzi. Vous avez parfaitement raison.

Je suggère que l’on se concentre. Le sujet de cette table ronde est simple. Met-on un pendant au principe de précaution ? Quelle forme juridique lui donne-t-on ?

Mme Dalida Chouchi. Je voudrais rebondir sur les deux dernières interventions : le nombre de créations d’entreprises innovantes en France et le CIR. Lors d’une réunion, une grande entreprise nous a dit : « C’est bien, le CIR, il permet que les chercheurs aient un salaire acceptable en France. Ils sont devenus compétitifs ».

En moyenne, 550 entreprises innovantes sont créées par an. Combien survivent ? Environ 70 %. Un des gros problèmes pour la « vallée de la mort » est que ces entreprises ne sont pas accompagnées. En France, contrairement aux États-Unis, on ne sait pas attirer les capitaux.

On a créé plus de trois mille start-up en France au niveau technologique. Certaines sont issues du CNRS. Nous sommes innovants, mais on a besoin d’attirer les capitaux. Pour le faire, il faut que ce soit visible, et qu’on communique.

M. Jean-Hervé Lorenzi. On m’a posé une question, j’essaie d’y répondre. Je suis un universitaire, j’essaie de répondre aux questions. Oui ou non faut-il un pendant au principe de précaution, et oui ou non faut-il le mettre dans la Constitution ou ailleurs, dans le secteur réglementaire ? C’est cela la question. On ne va pas reprendre toute la politique de l’innovation en France.

M. Patrick Hetzel, député. Je vais aller droit au but puisque c’est l’objectif. Ce qui a été dit ce matin est la preuve, si nous en avions quelques doutes, qu’il faut instaurer un principe d’innovation. Et d’ailleurs le président Accoyer indiquait clairement que le principe de précaution a été mis en place au niveau constitutionnel il y a quelques années. Si l’on fait aujourd’hui une étude d’impact, je ne veux pas être exhaustif là-dessus, ce n’est pas possible, mais on voit bien que ce principe contribue d’abord à inhiber. Il conduit à développer des précautions excessives, et surtout, il est devenu de plus en plus un frein au développement économique.

Si nous voulons continuer à développer notre compétitivité, nous devons absolument faire quelque chose. D’où l’idée de développer un principe d’innovation. Premier élément de réponse : oui, il faut y aller.

Deuxième question : quel vecteur juridique ? Là, procédons de manière pragmatique. Le plus élevé possible, mais il faut arriver à atteindre l’objectif. Je ne vais pas tourner autour du pot, lorsqu’on veut développer quelque chose au niveau constitutionnel, il y a des règles bien précises. Il n’est pas certain que nous puissions y arriver. Une démarche salutaire est avant tout de faire en sorte que nous puissions l’inscrire de manière législative. Si cela peut être constitutionnel, c’est encore mieux, mais sinon faisons-le a minima à un niveau législatif. C’est déjà une manière de traiter cette question.

Je terminerai en disant que cela devient extrêmement urgent. Même si innovation et recherche ne sont pas identiques, l’un et l’autre sont extrêmement liés, et nous avons besoin de garantir la liberté de ceux qui veulent chercher. Cela devient un vrai sujet. La recherche a été un moteur fantastique de développement du progrès de nos sociétés, il faut pouvoir le garantir, sans quoi, nous allons prendre du retard par rapport à d’autres pays qui se posent beaucoup moins de questions.

M. Jean-Hervé Lorenzi. Je suis d’accord. Nous sommes sur une stratégie où il faut aller assez vite, où il faut marquer l’idée que l’innovation est très importante. Vous avez dit tout à l’heure que nous sommes un pays très innovatif. Je rappelle que la deuxième partie du XIXème siècle fut, en matière d’innovation, française et un peu allemande. Il se trouve que nous sommes enserrés dans des questions idéologiques. C’est vrai que si on se lance dans une bagarre avec la Constitution, on y est encore demain matin. Pas de référendum, pas de dramatisation à l’excès. Nous sommes dans une situation où il vaut mieux être pragmatique.

M. Christian Renard. Je travaille dans l’innovation depuis à peu près quarante ans et je voudrais vous proposer une vision. Tout est organisé autour d’un monde physique depuis très longtemps. Ce monde consomme de l’énergie, détruit la planète. C’est pour cela qu’il y a un principe de précaution. Le monde qui émerge est digital, construit autour de l’individu, et se développe à une vitesse affolante. Il produit de l’énergie, la capte et la démultiplie. Le principe d’innovation, à mon avis, est là. Il est très individuel. Vous avez dit tout à l’heure, le principe de précaution est collectif. Mais en fait il devient individuel. Je crois que le principe d’innovation est fondamentalement individuel. Si, dans nos entreprises, on laissait l’innovation partout en commençant par la base, ce qui a été très bien dit, nous serions plus riches qu’aujourd’hui.

M. Jean-Hervé Lorenzi. Votre conclusion, c’est qu’il en faut un ?

M. Christian Renard. Il en faut un autour des hommes.

M. Jean-Hervé Lorenzi. Bon, vous êtes pour.

M. Sébastien Julienne. Mon humble avis serait qu’il y ait un principe d’innovation, mais dans un second temps. Je verrais plutôt un projet de loi qui d’une part vise à combler les fuites, réparer les problèmes, créer l’écosystème favorable à la prise d’initiative et à l’innovation. Derrière cela, je verrais un principe d’innovation à je ne sais quel niveau juridique mais, qui, au niveau du choix collectif de l’éthique, intègrerait au niveau national une ambition pour le long terme. Il faut d’abord réformer et, ensuite, pousser les gens à faire des choses.

M. François Stofft. Il y a une phrase que j’ai bien aimée dans les propos de Madame Lauvergeon, tout à l’heure. Elle a dit : « L’innovation est enfant de Bohème ». Par ailleurs, quelqu’un a dit, l’innovation, cela ne se décrète pas. À partir de là, je suis assez sceptique à l’idée de mettre l’innovation dans une espèce de macro-système dans la Constitution. Par ailleurs, dans le début de votre intervention, Monsieur Lorenzi, vous avez utilisé le mot de rupture technologique. J’ai l’impression, et je crois que c’est très français, quand on parle d’innovation, non seulement on pense qu’elle est technologique, mais surtout, on pense rupture technologique. Or, il existe une science qui s’appelle l’économie de l’innovation, et l’on sait qu’existe un deuxième type d’innovation, vraiment rentable sur le plan économique, qui est de type incrémental.

J’ai lu un livre, datant d’il y a une vingtaine d’années, Made in Japan d’Akio Morita. C’est la personne qui a inventé le walkman. Les Japonais, à l’époque les maîtres de l’innovation, appelaient les Français : « One shot French men », « les Français qui ne tirent qu’un seul coup ». Il citait un exemple aéronautique, le cas de la Caravelle. C’était une innovation de rupture énorme, le moteur dans la queue de l’avion. Mais elle a été un demi-échec commercial. L’entreprise qui a profité de cette superbe innovation de rupture française a été McDonnel Douglas avec le DC10.

Il faut bien préciser ce qu’on entend par innovation. Celles qui sont économiquement les plus significatives sont incrémentales. La France a plutôt des innovations de rupture, l’Allemagne des innovations plutôt incrémentales ; ce sont celles qui marchent économiquement. Et je vois mal inclure ce principe d’innovation incrémentale dans la Constitution.

M. Jean-Hervé Lorenzi. Vous avez fait de la rupture en répondant directement à la deuxième question. Il y a deux questions. Doit-on sortir quelque chose sur le principe d’innovation, et rappeler qu’un pays fonctionne avec de l’innovation, et deuxième sujet, le met-on dans la Constitution ? Vous avez répondu non à la deuxième, et oui à la première.

M. Bernard Nivelais. Il me semble indispensable d’avoir un principe d’innovation. Je vais faire écho à ce que Monsieur Accoyer a dit tout à l’heure. C’est urgent de le faire car nous sommes bloqués depuis des années pour progresser, à cause du principe de précaution. Il faut donc une décision au plus haut niveau, qu’elle soit prise par le Congrès ou par référendum.

M. Jean-Hervé Lorenzi. D’accord, « bonjour les dégâts ». Qui veut encore intervenir ?

M. Patrice Noailles-Siméon. Sur le sujet d’un principe d’innovation, oui : et oui à la seconde partie. Il faut faire un principe de nature constitutionnelle, car nous avons à faire avec un principe de nature constitutionnelle. La jurisprudence penchera vers le principe le plus fort. Si vous avez un principe d’innovation en loi ordinaire, il ne fera pas le poids face au principe de précaution.

Mme Dalida Chouchi. A-t-on vraiment besoin de le mettre dans la législation, s’il y a des règlements comme REACH qui vont autoriser ou refuser la mise sur le marché de produits nouveaux et de technologies nouvelles ? La situation serait différente si REACH avait suffisamment de pouvoir pour contrôler, mais ce n’est pas le cas actuellement.

M. Stéphane Mouton. Le principe d’innovation est déjà dans la Constitution. L’idée n’est pas de le déconstitutionnaliser. La question est de savoir comment on le consacre. Ce qui est contestable est la rédaction du texte et de fusionner les deux principes, car cela crée une confusion sémantique. Il faut peut-être modifier la rédaction de l’article 5 afin de clarifier le principe de précaution, et renforcer le principe d’innovation dans un article de la Charte de l’environnement, en modifiant l’article 9, par exemple. Cela me semble la voie la plus sage.

M. Jean-Yves Le Déaut. Le législateur que je suis n’a pas l’impression qu’il y ait un équilibre, dans la Constitution, entre le principe de précaution et celui de l’innovation.

M. Michel Berson. Essayons d’être à la fois simple et pratique même si le sujet est complexe. Aujourd’hui, dans la Constitution, est inscrit un principe, le principe de précaution. Et lui seul. À ma connaissance on ne parle nulle part, dans la Constitution française, du principe d’innovation. Sans doute, cela a été une erreur. Mais, c’est fait. On n’y reviendra plus. Ceux qui plaident pour la déconstitutionnalisation du principe de précaution se trompent. En revanche, il me parait souhaitable d’inscrire parallèlement le principe d’innovation dans la Constitution. Il faut une double reconnaissance et il ne doit pas y avoir de hiérarchie entre ces deux principes constitutionnels. Mais il faudrait quelque chose de plus, et c’est d’ailleurs ce qui a été introduit dans la proposition de loi votée il y a quelques jours par le Sénat. Il faut des lois d’application, qui n’existent pas aujourd’hui. C’est pour cela que le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel, les tribunaux administratifs et pénaux interprètent. Ce ne sont pas à eux d’interpréter la loi, c’est au législateur, par la loi ordinaire, de régir les conditions d’application du principe de précaution et du principe d’innovation. Là se trouvera un équilibre.

CONCLUSIONS

M. Jean-Hervé Lorenzi. Je vous suggère les conclusions suivantes.

Première conclusion, comme vous le savez, on dit que notre pays est en pleine dépression, ce n’est pas faux. On a l’habitude de considérer que nous n’avons pas beaucoup d’avenir, on passe son temps à illustrer nos échecs. Cela ne date pas de quelques années, c’est très ancré dans la génération dirigeante, qui est la mienne, et qui a porté une vision assez négative de l’évolution de notre pays.

Il est très important de rappeler que le cœur de l’évolution d’une société, c’est le progrès au sens philosophique du terme. Le progrès scientifique en est un élément majeur. Le progrès intègre des dimensions de nature sociétale, culturelle. Il faudrait une déclaration de principe permettant de réunir les différentes sensibilités politiques de ce pays, dont le problème est avant tout de penser à l’avenir, et aux générations qui arrivent.

Nicolas Hulot avait raison de dire qu’autant le progrès par nature, philosophiquement, est indiscutable et est une évolution positive de la société, autant l’innovation n’est pas un bien en soi. Il y a des innovations positives et négatives.

Deuxième remarque, je suivrais volontiers la position de Patrick Hetzel de se dire : « Que voulons-nous ? ». Il faut rappeler que nous sommes un pays innovatif.

Je peux trouver beaucoup d’exemples où il n’y a pas de « one shot ». L’incrémental, le radical, c’est un débat d’économistes. Cela nous occupe toutes les soirées. Cela ne sert à rien, mais permet de nous occuper, nous les économistes.

Mais nous sommes un pays d’innovation, incrémentale, radicale. Pour marquer symboliquement que nous sommes un pays d’innovation, il faut donc, c’est l’opinion générale, inscrire quelque part, dans nos textes, le mot d’innovation, comme étant au cœur de la logique de développement de notre pays. Si l’on ne dit pas cela, ce n’est pas 50 % des jeunes diplômés qui partiront, mais beaucoup plus.

Troisième remarque, il y a deux voies. Une voie pragmatique que Patrick Hetzel a proposée, utilisant un texte législatif de niveau moins important que la Constitution, et votre voie, Monsieur le sénateur, qui consiste à l’inscrire en symétrique. Ensuite viendront des lois d’application, de mise en œuvre, qui les mette en parallèle.

Le pragmatisme pousse plutôt à la voie Hetzel. C’est moins impressionnant. Une voie plus impressionnante est par nature plus longue, plus difficile. Vous mettrez des mois à aboutir. Mais c’est au législateur de décider. Je ne suis pas politique, je suis juste soucieux de l’idée simple, de remettre notre pays plus ou moins dans une perspective de progrès.

Je voudrais rajouter un élément. Je suis toujours frappé que les politiques que je respecte infiniment, qu’ils soient de gauche ou de droite, sous-estiment ce qui est en train d’apparaitre : nous rentrons sur une trajectoire d’économie mondiale n’ayant rien à voir avec celle du passé, car le progrès technique ralentit, les problèmes de financement augmentent. On ne définanciarisera pas le monde, on a tout essayé, la régulation… On a un problème de vieillissement majeur qui déterminera, comme disait Braudel, l’évolution de l’histoire de nos pays. Il faut que nous y réfléchissions, car ce sont ces contraintes qui détermineront l’évolution de pays à croissance ralentie. On peut faire le triple salto avant-arrière, on n’y changera rien. On peut essayer de gagner un peu mais on ne fera pas changer les choses, que ce soit de l’innovation incrémentale, radicale, tout ce que l’on veut. À vue d’homme, et à vue de perspectives à peu près raisonnables, on ne peut pas dire que l’on retrouvera les croissances connues dans le passé. Il faut donc réfléchir dans ce cadre-là, et c’est une contrainte lourde.

M. Jean-Yves Le Déaut. Je voudrais remercier Jean-Hervé Lorenzi pour son dynamisme et son sens de l’autorité. Nous redémarrons cet après-midi avec François Brottes, qui ouvrira nos travaux organisés en deux tables rondes, l’une présidée par Louis Gallois, l’autre présidée par Bernard Accoyer. La conclusion sera tirée par Arnaud Montebourg.

M. Claude Birraux. Il y a un consensus sur le principe d’innovation. On est d’accord, mais cela ne suffira pas. Derrière, il faut décliner « comment on met en marche ». Mais le débat que nous avons est, me semble-t-il, très franco-français. On n’a pas bien écouté ce que Daniel Rouach a dit sur ce qui se passait en Israël. Il faut aussi regarder ce qui se passe dans beaucoup d’autres pays. Il faudra s’en inspirer et sortir de notre réflexion trop hexagonale.

OUVERTURE DES TRAVAUX DE L’APRÈS-MIDI
PAR M. FRANÇOIS BROTTES, DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE

M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons aborder la troisième partie de notre débat sur l’économie du principe d’innovation, qui sera animée par M. Louis Gallois. Pour l’instant, je remercie François Brottes, député, président de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, commission dont dépendent ces sujets, qui a accepté de venir ouvrir nos travaux de l’après-midi.

M. François Brottes, député, président de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale. Comme l’OPECST a déjà fait un travail conséquent sur ces questions, je ne suis pas sûr d’apporter des idées très nouvelles. S’il n’y avait que le principe d’innovation dans la Constitution, je serais venu défendre le principe d’y mettre le principe de précaution à coté, pour que les choses soient équilibrées. Mais, de fait, il n’y a que le principe de précaution dans la Constitution. Notre sujet n’est donc pas tant philosophique ou politique, que juridique, puisque quand les textes disent, les juges en tirent des conséquences.

Cela prend toujours du temps avant que les juges ne décident, des années souvent. Avons-nous toujours le temps d’attendre des décisions de justice pour innover dans ce pays ? Je n’en suis pas sûr, car l’innovation va tellement vite dans tous les domaines, que notre économie a besoin d’une grande réactivité.

Cela ne veut pas dire de l’inconscience, et l’on m’a rapporté ce qu’a dit Nicolas Hulot, « Science sans conscience est la ruine de l’homme ». Le problème est de savoir à quel moment vient la conscience. Si la conscience vient avant qu’on réfléchisse, c’est plus de l’inconscience que de la conscience. Si la conscience vient au moment où l’on a trouvé quelque chose, qu’on doit la mettre en œuvre, la dupliquer, la faire fructifier, c’est le temps de la conscience, c’est le temps de la régulation politique.

Mais s’interdire dans le temps de la recherche et de l’innovation, d’aller sur des chemins qu’on ne connait pas, cela s’appelle parfois l’obscurantisme. Il ne faut pas s’interdire cette démarche. La régulation ne doit pas se faire avant que l’on cherche, elle doit se faire au moment où ce que l’on a trouvé éventuellement est mis à la disposition du public.

Il faut séquencer la réflexion, sinon, comme nous sommes dans un environnement juridique extrêmement contraint et extrêmement lourd de conséquences, on réfléchit à l’envers. Le débat d’aujourd’hui, et je remercie ceux qui l’ont organisé, doit se concentrer sur les aspects juridiques. Si l’on fait de la philosophie, on finira peut-être par être d’accord. On veut tous le progrès de l’espèce et des hommes en général, on est tous pour le développement durable. Encore faut-il être sûr qu’on ne soit pas aujourd’hui dans une situation d’entrave. Or, j’observe dans la commission des affaires économiques que notre difficulté d’être réactif sur le plan des innovations, dans beaucoup de domaines, se confronte trop souvent à la question des contentieux juridiques.

Ce n’est pas un bon terrain. C’est un terrain qui coûte beaucoup d’argent, c’est un terrain qui est dilatoire. Il coupe les initiatives, et ce n’est pas le bon endroit. Par contre, que l’on se pose la question de savoir si cette innovation va être utile, dangereuse ou pas, au moment où il s’agit de la mettre en œuvre, effectivement, c’est une vraie responsabilité à laquelle il faut répondre.

On ne peut pas s’interdire de réfléchir et de comprendre, car si on s’interdit de le faire, comme d’autres vont le faire à notre place car ils n’ont pas les mêmes lois que nous, nous n’aurons même pas la capacité de nous défendre par rapport à ce qu’ils mettraient en œuvre et qui pourrait être dangereux pour l’espèce humaine.

Est-ce que l’armée est utile ? Certains disent que oui. J’ai fait partie des objecteurs de conscience à une époque de ma vie, et j’ai pris conscience après que tout le monde n’était pas gentil, et que parfois il était utile d’avoir des dispositions, sinon de dissuasion, en tout cas de défense.

Si l’on n’organise pas notre réflexion dans tous les domaines, en une recherche approfondie, même avec des désaccords, on s’interdira demain de se défendre des inconvénients de ce qui peut être développé.

Par ailleurs, je voudrais ouvrir un autre sujet de réflexion. Jean-Yves Le Déaut ne m’y a pas invité, mais j’ai été frappé de voir, dans différentes missions à l’étranger, comment la notion de brevetabilité, dans le domaine du numérique surtout, est mise en cause. Beaucoup de jeunes et moins jeunes qui créent leur société disent que le temps qu’on formalise, dépose et finance un brevet, l’innovation suivante a déjà gagné le marché. On est en passe aujourd’hui de se poser également la question : la démarche d’obtention du brevet qui protège l’innovation n’est-elle pas une entrave, elle aussi, à l’innovation ? C’est un chantier nouveau que j’évoque par rapport au sujet de cet après-midi, mais l’innovation, vitale pour le développement économique et, donc, pour le développement de l’emploi de nos pays, ne doit pas être, dès le départ, entravée. La question de la régulation doit être posée, le droit doit s’en préoccuper, et pour cela nous devons avoir une forme d’équilibre dans nos textes.

Je salue la présence de Bernard Accoyer qui a dû voter le principe de précaution dans la Constitution. Autant que je me souvienne, je me suis abstenu.

Il faut que l’on retrouve le chemin de l’équilibre en matière de droit. Car c’est cela qui nous pose le plus de problèmes. Je vous invite à continuer à approfondir cette réflexion, sans combats religieux. Quand Nicolas Hulot demande ce que cache vouloir mettre un principe d’innovation, il a quelque peu cette idée qu’on veut tuer la précaution au nom d’une innovation qui, elle, ferait tout et n’importe quoi. Il n’a pas forcément tort de poser la question. Mais l’une des meilleures questions, parmi celles évoquées ce matin, l’a été par Claudie Haigneré, qui a souligné que la culture du risque n’était pas au rendez-vous de nos consciences et de notre société.

Sortant d’une commission d’enquête sur le coût de la filière nucléaire, je mesure à quel point on a besoin de mettre du rationnel dans l’irrationnel. Il faut par ailleurs admettre que, dans toute activité humaine, le risque existe. Simplement, il ne faut pas l’ignorer. Il faut en dessiner les contours et le périmètre. Mais on ne peut pas décider, avant d’avoir engagé quoi que ce soit, que par précaution, il ne faut rien faire.

M. Jean-Yves Le Déaut. Merci au président de la commission des affaires économiques de nous avoir indiqué sa position. Nous allons demander à Louis Gallois de présider. Comme il a également des impératifs de fin de réunion et que nous allons accueillir, en conclusion de cette table ronde, Geneviève Fioraso pour indiquer sa position sur la recherche, nous allons organiser nos débats. Selon la règle posée au départ, l’animateur disposera de 8 minutes, les intervenants de 6 minutes, les grands témoins de 3 minutes. Le questionnant est Thomas Serval, qui posera en 2 minutes quelques questions à la table ronde.

TROISIÈME TABLE RONDE :
L’ÉCONOMIE DU PRINCIPE D’INNOVATION

Animateur : M. Louis Gallois, président de La Fabrique de l’Industrie

Questionnant : M. Thomas Serval, président de Kolibree

INTERVENTIONS

M. Louis Gallois. Nous parlons cet après-midi de l’impact de l’innovation sur l’économie et de la manière dont l’une s’articule avec l’autre. Je vais rappeler une thèse que j’ai développée par ailleurs ; face au problème de la compétitivité, il y a deux réponses possibles. Il y a la réponse par les coûts, en les baissant, en faisant ce que le président de Coe-Rexecode nous dira être une dévaluation interne. C’est la solution espagnole. Une autre voie est celle de l’innovation. On reconquiert la compétitivité par la montée en gamme, la différenciation par rapport à la concurrence, la réputation, l’image. Évidemment, il ne faut pas opposer l’une à l’autre, c’est une question de dosage.

L’Espagne a choisi clairement la solution de la baisse des coûts. Elle a réduit de manière drastique son budget de recherche. On constate d’ailleurs que les chercheurs espagnols viennent en France, en Allemagne ou ailleurs, car ils ne peuvent plus travailler dans leur pays. Mais en même temps, on constate que l’Espagne a retrouvé de la compétitivité sur sa base industrielle, et que l’investissement industriel a repris, dans un schéma de baisse des coûts et d’une politique d’austérité drastique, dont j’estime le coût social insupportable, notamment pour un pays comme la France.

Je ne pense pas que, pour la France, ce soit la bonne solution. Il faut, bien sûr, faire attention aux coûts, et j’ai moi-même proposé une réduction des charges sociales. Il faut veiller à ce que les salaires ne croissent pas plus vite que la productivité. Les coûts jouent un rôle. Mais la solution de fond pour la France, c’est celle de la sortie par le haut, c’est-à-dire par la montée en gamme, l’innovation.

Nous avons un atout : la base de recherche qui permet de le faire. Nous sommes un des pays les plus présents sur à peu près tout le champ de la recherche mondiale à bon niveau.

Nous avons une faiblesse : notre système éducatif, au niveau général et sur le plan de l’innovation. Or, les sociétés dans l’avenir seront jugées sur leurs systèmes de formation. Le système éducatif est donc tout à fait essentiel.

Voilà ma thèse, sur laquelle je voudrais bien que le panel réagisse, en ajoutant évidemment ce qu’il a envie d’ajouter.

Comment, dans ce cadre, promouvoir l’innovation ?

C’est un problème d’argent, mais j’ai vu que le commissaire général adjoint aux investissements d’avenir était là. Il est donc venu pour voir comment dépenser ses milliards. C’est un problème de recherche. C’est un problème de transfert de la recherche vers l’innovation. Je suis sûr que Jean-Luc Beylat nous en parlera puisqu’il a fait un rapport qui est désormais notre bible. C’est un problème aussi de dynamique entrepreneuriale à soutenir. La France peut avoir des atouts dans ce domaine.

Je souhaiterais savoir si les intervenants partagent mon diagnostic sur le rôle de l’innovation et quelle est leur opinion sur la manière de promouvoir l’innovation.

Je vais maintenant vous dire ce que je pense du débat général sur l’innovation. Je suis toujours d’accord avec le président Brottes, par principe, mais là, je ne le suis pas. Il n’y a pas d’équilibre entre le principe de précaution et le principe d’innovation. L’innovation, c’est justement le déséquilibre. C’est mettre une société en mouvement, et c’est là où la prise de risque me paraît absolument indispensable. Je ne dis pas qu’il faut faire n’importe quoi, personne n’envisage de faire n’importe quoi. J’ai signé avec Xavier Beulin une tribune sur le principe constitutionnel d’innovation. Je n’y suis pas plus attaché que cela, mais c’était pour faire un peu « choc ». Dès lors qu’il y a un principe de précaution (j’étais contre ce principe), faut-il le balancer avec un principe d’innovation ? Peut-être. Mais l’important est que l’innovation soit mise au premier rang. Une société qui ne prend pas de risque court le risque du déclin. Le risque maximum est celui du déclin. Nous savons que les gagnants dans le monde de demain seront les innovants. Les perdants seront ceux qui n’innovent pas. C’est ce qui, in fine, assure le dynamisme d’une économie, et je dirai même plus qu’une économie, une société.

M. Thomas Serval. Je préside Kolibree, une société créée il y a un an. Elle fabrique une brosse à dents connectée. Elle permet de vous dire si vous vous êtes bien brossé les dents. Cela a l’air ridicule, mais c’est très compliqué. Les soins dentaires représentent à peu près 100 milliards pour un pays comme les États-Unis, qui pourraient être évités à 90 % par un brossage régulier. Les économies représenteraient à peu près 250 euros par Français.

C’est une innovation simple d’un objet connecté, qui utilise des technologies développées au CEA et dans des laboratoires assez avancés autour de la fusion des capteurs de mouvements. Nous avons gagné le prix du meilleur objet lors du Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas, au concours mondial de l’innovation.

Mes questions sont issues de ma pratique de l’innovation à Microsoft et à Google. Un des éléments que la France ne voit pas ou pas assez en se regardant elle-même, en regardant les conséquences des principes constitutionnels et l’action du juge, c’est l’importance du temps.

Je serais intéressé d’avoir l’avis de cette assemblée. Il ne faut pas seulement innover, il faut avoir le sentiment de l’urgence de l’innovation. Je suis amené à voyager dans une trentaine de pays, une centaine quand je m’occupais des affaires de Google, et la France est quasiment le pays le plus lent dans toutes les relations commerciales, pour être payé, signer un contrat, établir une société. Nous avons fait beaucoup d’efforts, mais d’une manière concurrentielle et compétitive, nous sommes beaucoup plus lents que l’Allemagne et la plupart de nos concurrents, qu’ils soient plus ou moins avancés que nous. À la fin, dans le monde, c’est bien d’être innovant, mais comme disent les Anglo-saxons, « Timing is everything ».

Quelle que soit la réflexion de cette assemblée, les entrepreneurs que je peux représenter ont besoin que les choses évoluent et vite. Si le pays se réforme, il doit le faire non pas dans le sens d’un accroissement de l’aide, mais dans celui de la possibilité d’aller plus vite, sur tous nos marchés, pour innover, vendre, se financer, et signer des contrats.

M. Louis Gallois. Monsieur Poitrinal a écrit un livre sur le temps, qui rejoint tout à fait ce que vous dites. C’est un diagnostic que nous partageons.

M. Michel Didier, président de Coe-Rexecode. Je ne vais pas m’étendre sur les effets de l’innovation sur la compétitivité et la croissance économique. Toute l’histoire industrielle, et récemment celle du numérique, est là pour montrer qu’il y a une relation positive. Nous avons par exemple, en dehors de nos travaux sur la compétitivité, conduit des travaux sur la relation entre le développement de l’investissement numérique et la croissance économique globale, qui montrent bien une corrélation positive. Les États-Unis qui investissent plus dans le numérique, où il y a évidemment beaucoup d’innovations, ont finalement une croissance plus forte.

Je voudrais dépasser cette évidence pour aller sur quelques observations proches de notre débat.

Premièrement, les économistes distinguent traditionnellement trois stades dans le processus de progrès économique. Celui de l’invention, de la production d’idées neuves ; le stade de l’innovation proprement dite, qui est la traduction de ces idées en produits et procédés, par exemple, la brosse à dents de tout à l’heure ; le stade de la diffusion, celui du passage d’une première innovation à la généralisation dans d’autres secteurs, ou dans des secteurs utilisateurs. C’est cette étape la plus génératrice de croissance. Mais elle dépend complètement des autres. Elle n’est pas plus importante, elle se trouve en aval.

Le débat précaution-innovation se situe assez largement au niveau un et deux. Dire, comme c’est l’idée du principe de précaution, qu’il faut évaluer les risques, prendre des mesures proportionnées, lorsqu’existe une menace de dommages irréversibles, cela me va en soi, ce n’est pas un problème de fond. Seulement, cette formulation générale est profondément dissymétrique, et ne peut que conduire à des comportements restrictifs. La rationalité, c’est d’être restrictif face à cet environnement. Parce que si l’on se trompe, on ne peut pas démontrer qu’il fallait le faire quand même. Et la perversion est totale lorsqu’on invoque le principe de précaution pour interdire l’expérimentation.

Il faudrait rééquilibrer en posant au moins un droit à l’expérimentation, aussi valable que le droit à la précaution, sous réserve, bien sûr, que l’expérimentation soit conduite avec précaution. Mais cela, on sait faire. Nous avons des processus sur ce point.

Deuxièmement, il faut être assez rigoureux dans la délimitation du concept d’innovation, notamment à cause des trois étapes que j’ai évoquées tout à l’heure. Il ne faut pas confondre innovation et entreprenariat, ce qui est quelques fois le cas. Certains y voient d’ailleurs quelqu’intérêt, mais il ne faut pas les confondre.

Troisièmement, je rebondis sur le débat compétitivité-coût et hors coût, qu’a évoqué en introduction Louis Gallois. Bien sûr je suis d’accord avec lui sur le fait qu’il vaut mieux sortir par le haut que par le bas, c’est une évidence. Mais je crois profondément, et peut-être là-dessus avons-nous une petite nuance, qu’il y a un lien très étroit entre les deux.

Ce n’est pas un choix de sortir par le haut ou par le bas. Nous avons travaillé sur des comparaisons entre la France et l’Allemagne, et l’on voit très bien que la France a perdu pied en matière de compétitivité-coût au début des années deux mille, pour des raisons sur lesquelles on peut revenir mais qui ne sont pas le centre du débat. Mais cette perte s’est accompagnée d’un recul de la compétitivité innovation, hors coût. Parce que les deux sont liés. Pour pouvoir faire de la compétitivité-innovation, il faut pouvoir investir, pour ce faire il faut prendre des risques, et surtout il faut avoir des marges. À partir du moment où les marges s’érodent, c’est le cercle vicieux qui se met en place.

C’est ce cercle vicieux qu’il faut transformer en cercle vertueux. Ce serait une erreur de poser la problématique compétitivité en termes d’opposition entre les deux. On peut transformer le cercle vicieux en cercle vertueux, mais il faut travailler sur les deux niveaux.

On entrevoit à ce stade le rôle des pouvoirs publics, qui peut être important, mais différent à chacune des trois étapes évoquées. La France est depuis plusieurs années enfermée dans le piège de la stagnation. Nous n’avons plus aucune croissance depuis sept/huit ans maintenant. Si nous voulons en sortir, il faut que nous progressions à chacun de ces trois niveaux, et que nous n’hésitions pas à lever les obstacles qui nous enferment dans ce piège.

M. Marc Giget, président du Club de Paris des directeurs de l’innovation. Je vais essayer d’aller à l’essentiel. Faut-il mettre un principe d’innovation au niveau de l’ensemble de la société française ? Là, nous ne sommes pas dans une logique sectorielle. Nous affirmerions pour la société, globalement, une volonté d’aller en avant un peu à contrepied de la précaution. Ce serait affirmer que le nouveau doit pouvoir passer, donc lui donner quelques avantages. Je suppose que dans le principe d’innovation il y aura quelques avantages au nouveau.

Le problème est que l’on est sur un concept ambigu. J’enseigne dans le monde entier depuis trente ans l’innovation, je peux vous en sortir 70 définitions.

On peut s’appuyer sur la vision encore dominante dans le monde, celle de la Renaissance : améliorer la condition humaine, la relation entre les hommes, la vie dans la cité, essayer de bâtir la cité idéale, et améliorer la relation à la nature. Cela marche toujours, c’est la référence universelle. Sauf qu’il y a beaucoup de définitions plus techniques. Et en plus, cela ne marche pas à tous les coups. Deux fois sur trois on peut faire des erreurs.

Dire, nous avons un principe, « le nouveau doit systématiquement l’emporter sur l’existant », me parait risqué. La société ne demande pas forcément cela, mais que le nouveau soit mieux. Il y a un terme pour cela. Le terme innovation a été beaucoup utilisé. L’an dernier, on est passé par une pointe où 30 % des publicités avaient le mot innovation. Elles n’étaient pas spécialement innovantes par ailleurs.

Il y a une montée des valeurs dites de progrès dans le monde entier. Même l’OCDE dit que ses indicateurs d’innovation vont contenir des indicateurs de progrès humain, social, médical. Women’s forum a dit : réinventons le progrès, retrouvons la logique du progrès.

Parmi les termes de recherche préférés des Français sur le Web, on note, dans les cinq années passées, les mots technologie, innovation et progrès.

On vous rétorque certes que le progrès était une illusion du XIXème siècle. On avait un débat la semaine dernière à Sao Polo à la conférence mondiale sur l’éducation où assistaient 15 000 professeurs sur la manière de mieux éduquer pour permettre qu’il y ait plus de progrès humain. Ceux qui ne croyaient pas au progrès étaient des hommes, français, nés dans les années cinquante, et qui disaient : « Les guerres sont finies ».

Sachez que Camus avait abordé ce thème dans ses carnets, remarquant que, après les deux guerres où l’on a connu l’horreur, la boucherie, la Shoa, la crise des années vingt, il faudra deux générations pour retrouver la confiance dans les valeurs de progrès. Après ce délai, on pourra repartir.

Sachez que c’est un concept que nous avons imposé à la terre entière au XIXème siècle. Nous avons imposé aux Brésiliens de mettre ordre et progrès sur leur drapeau. Ils pouvaient reprendre la Constitution française, la mailler avec la Constitution américaine, mais ils devaient inscrire ordre et progrès. On a fait de même avec les Turcs, mais ce n’est pas sur leur drapeau.

Ordre ne voulait pas dire ordre militaire mais : « Attention, ne partons pas dans tous les sens ». On confiait aux académies le fait d’organiser le progrès. Principe de précaution. Ordre et progrès.

Il y a eu un débat, ici, sur la candidature de la France à l’exposition universelle sur le thème : « Peut-on remettre en avant les valeurs de progrès ? » Car faire une exposition universelle pour parler de malheur, ça ne marchera pas tellement. Généralement, c’est une grande rencontre sur l’aspect du progrès.

Si l’on veut évoluer, il est logique de dire que l’on fait beaucoup de recherche, de développement. Cela doit servir à l’amélioration de la condition humaine. Des barrières multiples, pour x raisons, qui seraient peut-être une interprétation trop forte de la précaution, ne doivent pas empêcher que ces travaux de recherche, d’étude, d’analyse, bénéficient à la société. On a un principe « liberté, égalité et fraternité » figé et une évolution. Suivant les cas, on parle de développement humain (au PNUD) ou d’évolution humaine. Le progrès, c’est la valeur qui balaie la terre entière. Il faut le savoir.

La France est un peu en retrait alors qu’elle était leader, pour des problèmes d’histoire. On est en train de fêter et la première, et la deuxième guerre mondiale. Maintenant, c’est fini, on peut repartir. On n’a pas fêté la belle époque du tout, mais dès qu’il y a une bataille, on la fête, c’est plus porteur, plus évocateur…

Il y a une forte demande pour mettre un principe qui affirme : attention, soutenons la recherche parce que, demain, on sera mieux soigné, on aura des meilleurs emplois. On le voit. On peut l’analyser. Avec le big data, on sait ce que pensent les gens maintenant. Si l’on doit mettre un principe, c’est plutôt un principe de progrès.

Ce n’est pas dire : le nouveau est automatiquement mieux que l’ancien, parce que ce n’est pas vrai. Ce qu’on attend, ce n’est pas que ce soit nouveau, mais que ce soit mieux, que cela entraine vers quelque chose de plus fort.

Si j’ai un avis, c’est de dire : revenons à nos valeurs historiques. Saint Simon l’avait mis en avant, ordre et progrès. Son petit galopin d’élève Auguste Comte en a fait une secte positiviste. J’en retrouve les restes au Brésil. Mais revenons à la pensée originale : une société démocratique, en mouvement, doit faire bénéficier ses entreprises, ses personnes, du progrès. Je mettrais progrès résolument. On aurait trois ans d’avance sur l’arrivée de la vague de progrès en France. Mais comme cela prendra trois ans, on serait à peu près dans les cordes.

M. Louis Gallois. Après ces propos tout à fait roboratifs qui m’amèneraient d’ailleurs, personnellement, à des remarques sur la manière dont le progrès scientifique et technique est valorisé ou pas dans les sociétés modernes, il est clair que l’Europe n’est pas la zone où il est le mieux valorisé. Quand on va en Chine ou en Corée, on voit des mentalités totalement différentes.

À vous, Monsieur Jean-Luc Beylat, président d’Alcatel-Lucent Bell Labo France. Vous êtes l’auteur d’un rapport sur l’innovation, que j’ai cité tout à l’heure.

M. Jean-Luc Beylat, président d’Alcatel-Lucent Bell Labo France. J’en suis co-auteur avec Pierre Tambourin. Beaucoup de mes propos seront issus des travaux de la commission que j’ai l’honneur de coprésider. Mais les conclusions seront les miennes.

Faut-il un principe d’innovation ? J’ai envie de dire solennellement qu’il nous faut un devoir d’innovation car, depuis dix ans, l’innovation n’est pas une posture de modernité, mais un élément structurant de l’économie du monde. Beaucoup d’éléments, la montée des pays émergents, la vélocité des technologies, la rareté des ressources, les très importants enjeux démographiques, les enjeux du numérique, les enjeux autour de la ruralité et de l’urbanité, l’accès aux savoirs, qui change complètement de nature, les tendances de démocratie ascendante, dont le printemps arabe est l’une des illustrations, tous ces faits changent complètement les développements économiques depuis une dizaine d’années et, pour beaucoup, nous sommes un peu absents de ces tendances.

Il n’y a pas un acteur économique, quelle que soit sa taille, sa présence dans son activité, qui peut être serein par rapport à cette transformation. Il s’agit donc fondamentalement de se projeter dans cette construction autour de l’innovation.

Malheureusement, en France, on raisonne souvent par rapport à ce qu’on a été ou ce qu’on rêve d’être. Mais là, l’enjeu est de se projeter par rapport à ce qu’on doit être. C’est un enjeu qui concerne nos enfants, nos petits-enfants. Cela va très loin, puisque nous investissons globalement dans la pierre. Les Américains ont des maisons en bois. Ils investissent dans le futur. Tous ces éléments sont aussi structurants dans notre projection.

Beaucoup a été fait autour de l’innovation, et je voudrais notamment sur la base de nos rapports, saluer le travail de Mme Fioraso au sein de la loi ESR et de Mme Pellerin sur le plan innovation. Mais, malgré tout, il y a beaucoup de retards culturels par rapport au lien à l’argent et des retards éducatifs. Actuellement, structurellement, on fait l’envers de ce que l’on devrait, on passe beaucoup d’énergie à sélectionner peu de gens, alors que l’enjeu est de porter un grand nombre à la connaissance.

Il y a aussi des retards financiers. Une des propositions de notre rapport est de créer un fonds issu de fonds sur l’assurance vie pour investir dans l’innovation, inspiré d’un des éléments du rapport dirigé par Monsieur Gallois. Cela n’a pas été suivi. On peut mettre de l’argent public pour investir dans l’innovation, mais c’est à la fin très malsain si le ratio argent public-privé n’est pas gardé dans les proportions du marché. Au contraire, on va à l’envers.

On a aussi, fondamentalement, je dirais, un retard politique. Je ne vais pas avoir un discours provocateur ici, mais le politique suit les transformations de la société. Parfois, on légifère un peu en retard. Il n’y a pas de débat, globalement, sur ces retards sur l’entreprenariat, l’innovation, dans le champ politique. Le cumul de tous ces retards rejoint le questionnement du début de Thomas Serval, le temps nous échappe. De ce point de vue, il y a vraiment un devoir par rapport à l’innovation.

Il y a eu débat dans l’intervention de Nicolas Hulot ce matin, qui était une belle parole. Il disait finalement, où est le problème, puisque le principe de précaution n’a eu que peu d’effets législatifs ? Sa parole était juste, mais sur le fond il a tort, car il y a eu beaucoup de pollution dans l’esprit du principe de précaution. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi un jeune Français est plus pessimiste qu’un jeune Afghan. Tous ces éléments sont des blocages, des barrières qu’il faut casser.

En conclusion, nous avons un devoir d’innovation. Je ne suis pas persuadé que le cadre législatif de l’innovation se décrète, mais si un débat sur un principe d’innovation, une ouverture de ces enjeux au plus grand nombre, sont des éléments pour que culturellement, structurellement, les choses changent dans ce pays, alors, partons pour un principe de l’innovation ou de progrès. J’aime bien la proposition de Marc Giget.

M. Louis Gallois. Nous sommes tous d’une discipline admirable, puisque nous sommes dans les temps, ce qui va permettre peut-être à quelques-uns de nos grands témoins d’interpeller. Il faut qu’ils lèvent la main pour se faire entendre. C’est à ce titre qu’ils interviennent. Monsieur Bourdoncle, vous avez la parole pour une intervention flash et choc.

M. François Bourdoncle, cofondateur d’Exalead. En trois minutes, ce sera forcément « flash ». Choc, je ne sais pas. J’ai deux casquettes. En plus d’être
co-fondateur d’Exalead, d’être entrepreneur, je suis également membre de la commission Innovation 2030, où j’ai poussé les aspects big data. Je suis également co-chef de file de la filière big data française, et je vais répondre à Marc Giget en me faisant le porte-parole de la tendance du big data, pour expliquer qu’il ne s’agit précisément pas d’une tendance, d’un mot à la mode qui va durer l’année à venir, comme les analystes américains savent si bien le faire avec des vagues successives.

Ce n’est pas une révolution technologique, comme on nous le vend aux États-Unis, mais industrielle, au même titre que l’invention des chemins de fer ou de l’électricité. C’est à peu près à ce niveau-là où cela se situe, et pas plus qu’on n’a stoppé le développement des chemins de fer, on ne pourra pas bloquer l’évolution des usages de la donnée, même s’il y a des problèmes en termes de protection de la vie privée, que tout le monde connait.

Je vais plutôt mettre l’accent sur l’aspect industriel puisque c’est l’aspect que traite cette table ronde. Le temps nous échappe, et cette révolution du big data se décrit par des marqueurs au rang desquels se trouve la capacité de cette révolution à remettre en cause les industries traditionnelles et à provoquer une hybridation des métiers en mélangeant, par exemple dans la voiture connectée, à la fois l’assurance et l’automobile, qui étaient autrefois tranquillement dans leurs petites industries.

Le champ concurrentiel est en train d’être bouleversé. Le temps nous échappe pour cette raison précisément, car l’innovation est portée par des géants du numérique, pour l’essentiel américains. Cette innovation est cross industrie. Ces géants ont décidé d’aller de plus en plus vite sur ce secteur.

Avec le phénomène du full stack start-up (1), et avec des financements en milliards d’euros, des sociétés comme Tesla reconstruisent entièrement une chaine de l’industrie automobile, qui ne dépend en rien des concessionnaires, ni des constructeurs traditionnels, ni d’aucun des métiers historiques.

C’est une révolution extrêmement profonde. Nous sommes obligés de nous y intéresser, et l’incapacité que nous avons à faire naître des géants du numérique nous pousse à nous tourner vers un modèle un peu différent : aider les « gros historiques » à travailler avec des jeunes modernes, pour les aider à se moderniser à marche forcée, dans une collaboration sans doute très différente de ce qu’on a fait jusqu’à présent, où l’on expérimente avec les petits. Il faut apprendre aux gros à faire des paris stratégiques, notamment en termes business, et non pas sous l’angle de l’innovation, à déléguer une partie stratégique de leurs activités à ces petits, modernes, qu’ils pourront ensuite consolider une fois qu’ils auront grandi.

M. Louis Gallois. Tesla, c’est le numérique, ce n’est pas obligatoirement le big data. Mais votre remarque est parfaitement valable. Vous auriez pu citer aussi SpaceX qui déplace complètement les conditions de la concurrence dans le domaine des lanceurs spatiaux, comme Tesla peut éventuellement le faire pour les voitures haut de gamme.

Mme Marie-Vorgan Le Barzic, déléguée générale de Silicon Sentier. Vous pensez tous que je le suis, comme l’indique le programme, déléguée générale de Silicon Sentier, mais nous venons de changer de nom. Nous nous appelons maintenant NUMA, du nom du lieu ouvert au 39 rue du Caire.

NUMA est une association créée il y a douze ans, sur la base de la volonté d’entrepreneurs comptant sur l’importance du numérique et la nécessité de s’en occuper. Nous avons deux principes.

Le premier principe a été de faire des matches de foot entre les salariés, pour créer un esprit collectif fort, le deuxième étant de faire un peu de lobbying. Nous avons gardé ces fondamentaux aujourd’hui, et nous nous sommes agrandis car le marché, le sujet du numérique, est de plus en plus grand.

L’humain est au cœur de l’innovation. Il y a beaucoup de réglementations, de technologies, mais s’il n’y a pas des humains qui se rencontrent, il n’y a pas d’idées créées. C’est là-dessus que l’on a fondé nos espaces.

Pour marcher, il faut être en déséquilibre, sinon on reste statique, donc il faut toujours créer des zones de déséquilibre. La pire chose qui pourrait nous arriver, serait de trouver l’équilibre.

Il nous faut, en tant que service aux entrepreneurs, être dans un renouvellement constant.

J’ai une bonne nouvelle, c’est que l’acteur économique s’est saisi de ce sujet. Cela fait douze ans que je suis la déléguée générale de cette association. Aujourd’hui, nous avons des entrepreneurs qui ont compris qu’ils avaient un rôle à jouer en tant que moteur de la croissance en France. Des industries ont pleinement compris qu’elles devaient travailler avec ces start-up pour pouvoir se réinventer, et l’on est sur une période absolument formidable où toutes les barrières, ces verticales qui avaient été créées, sont en train de totalement se réinventer.

Je pense qu’on devrait se demander, comme le suggère François Bourdoncle, ce qui se passerait si, demain, la SNCF, au lieu de dire : « Google est notre concurrent », disait : « devenons-nous le concurrent de Google. Puisqu’il vient sur mon marché, moi aussi j’ai le droit d’aller sur le sien ». Il y a là plein de choses à regarder et à réinventer.

M. Louis Gallois. Vous devriez vous exprimer plus souvent et plus fort. Mon passage au commissariat général à l’Investissement me conduit à la même analyse. À côté des lourdeurs, des difficultés énormes du pays, il y a une génération de gens qui ont vraiment envie de mettre toutes les barrières par terre et d’aller de l’avant. Dans le numérique, nous avons maintenant des acteurs, des petits acteurs, mais qui sont extraordinairement dynamiques. Ils ont été très présents à Las Vegas par exemple, plus présents que d’autres, et nous n’insistons pas assez sur ce dynamisme et la chance d’avoir cette génération qui est en train de bousculer la nôtre. Cela me parait heureux.

M. Louis Godron, président de l’AFIC. L’AFIC est l’association qui, en France, regroupe les investisseurs en capital-risque, en capital-développement et en transmission d’entreprises. Elle accompagne à la fois les entrepreneurs et les innovateurs. Je partage l’idée que les deux ne se recouvrent pas parfaitement, même s’il y a nécessairement un lien.

Je marque mon adhésion totale à l’idée développée à la fois par Louis Gallois et Michel Didier. Il y a un lien entre la compétitivité coût et hors coût, et il faut passer par la reconstitution d’une compétitivité coût et des marges pour pouvoir relancer l’innovation. Je partage également l’idée que l’innovation est nécessaire. C’est un enjeu vital, et ce n’est pas un mot à prendre légèrement. Il est vital au maintien d’un certain modèle économique français et, derrière lui, d’une certaine manière de vivre en France. Il est vital aussi à notre civilisation. Ce sont des enjeux absolument cruciaux. Nous ne sommes pas dans un petit cercle ésotérique, nous sommes en train de parler de l’avenir de notre pays.

Je peux témoigner de la complexité de traiter de l’innovation dès lors qu’on cherche à la planifier et à la réguler.

L’innovation, par nature, est un objet imprévisible, un « sale gosse » qui apparait là où on l’attendait pas, qui ne délivre pas les résultats qu’on attendait d’elle malgré des années d’efforts, et qui naît du désordre, vit du désordre, et donc pose un véritable défi à ceux ici qui essaient de définir la politique du pays en cette matière puisqu’il est éminemment difficile de chercher à planifier le désordre, particulièrement dans un pays plutôt centralisateur, où nous avons l’habitude de tout organiser.

Il faut arriver à une certaine forme de renoncement, propos provocateur, à la volonté d’organiser, de planifier, de centraliser, de faire des plans de filières, vus de l’État et d’un organe centralisateur. C’est totalement dépassé. L’innovation va à toute vitesse. On parlait de Tesla. Sa capitalisation boursière, je ne voudrais offenser personne, est je crois 8 fois supérieure à celle de Peugeot… Cela va se rattraper, j’en suis sûr...

M. Louis Gallois. Votre remarque n’est pas tout à fait significative pour le moment.

M. Louis Godron. Absolument, j’espère que Peugeot va dépasser Tesla, et je voulais simplement indiquer le véritable défi d’avoir à chercher à organiser l’inorganisable.

Un dernier mot sur le principe de précaution. Ce terme de précaution est mensonger et trompeur. Il laisse croire à la population qu’on peut la protéger des risques alors qu’on est dans monde où le risque existe, la vie humaine est faite de risques, et on n’a pas à en avoir de vision trop négative, trop portée sur le pathétique. On devrait plutôt parler de principe de gestion des risques, ce serait beaucoup plus réaliste, plus proche de la réalité, et y adjoindre un principe ou un devoir de stimulation de l’innovation sur de multiples aspects sur lesquels je n’aurai pas le temps de m’étendre, et notamment des aspects de financement, que je connais bien et qui sont très mal traités en France.

M. Louis Gallois. Il y a des convergences qu’il m’appartiendra d’essayer de dégager à la fin. Il ne reste plus, au titre des grands témoins, qu’à écouter Monsieur Hodac, président fondateur d’OSMOS et président du Synnov.

M. Bernard Hodac, président fondateur d’OSMOS et président du Synnov. Le Synnov est le syndicat de l’innovation technologique. Je vais me soumettre à la règle des 180 secondes pour me consacrer sur un point qui a été débattu ici, le temps. En 180 secondes, je serai supporté par la brièveté du temps pour être juste. Napoléon disait : demandez-moi ce que vous voulez, sauf du temps.

Pour exister dans le futur, il faut exister dans le présent, et c’est là le défi de l’innovation. Il est intéressant en écoutant les orateurs successifs, de voir qu’en s’interrogeant sur l’innovation, on s’interroge finalement sur la société française, que ce soit sur les réflexes très anciens et tenaces, que nous puisons dans notre histoire, avec la survivance de la féodalité, ou dans la sociologie qui fait l’innovation. En réalité celle-ci, Monsieur Louis Gallois l’a très bien dit, c’est le déséquilibre, l’incertitude, l’adversité, et également la frugalité.

Le syndicat que je dirige, en plus du groupe que j’ai créé, se propose de mettre en avant une matière peu étudiée, l’innovation, et ses acteurs qui sont mal identifiés : la recherche et le développement, la protection industrielle, la protection intellectuelle, le financement, le marketing et les ressources humaines.

Je me concentrerai sur les ressources humaines. J’ai créé un groupe actif en France et en Allemagne. Au tout début de la création de ma société, le magazine économique allemand Wirtschaftswoche a eu la gentillesse de me décerner le prix Schumpeter du patron allemand, sans savoir que j’étais français, que ma société était française et ses capitaux français. C’est dire que ce principe est extrêmement enraciné dans la société allemande. À l’époque même, j’ai pu avoir mes premiers collaborateurs techniques, venant directement de l’Institut Max Planck. Pour la filière française, je viens d’embaucher le 15 mai mon premier polytechnicien. C’est-à-dire à peu près quinze ans plus tard.

La sociologie franco-française n’établit pas de passerelle positive vis-à-vis de l’entreprise innovante par rapport aux jeunes diplômés, et au potentiel fantastique de développement et d’innovation qu’elle représente. Ce peut être un des éléments fondamentaux de motivation de ces jeunes diplômés.

M. Louis Gallois. La discipline admirable dont vous avez fait preuve va permettre à l’assistance de poser des questions, et je vous encourage les uns et les autres à le faire pendant quelques minutes. Ensuite ma conclusion sera extrêmement brève.

DÉBAT

M. Claude Birraux, président du comité de pilotage, modérateur des débats. J’aurais une question à poser à Marc Giget. Dans une audition lors de notre rapport avec Jean-Yves Le Déaut, vous aviez dit que toute innovation devait s’accompagner d’innovation sociale. J’aimerais que vous nous disiez quelques mots sur cette innovation sociale.

M. Marc Giget. Ce n’est pas pour moi une position morale. Aujourd’hui, la société est très insatisfaite des innovations qui lui sont proposées. Nous suivons toutes les études sociologiques – Philips a mené aussi de telles études –. Les gens voient le progrès technologique, mais pas l’avantage dans leurs vies. Ils ont en plus peur de perdre leur travail. On a un risque de séparation de la société avec une élite. C’est un peu une spécialité nationale. Il y a succès technologique, mais échec commercial. Les exemples du Concorde, de l’Aérotrain ou de Superphénix viennent tout de suite à l’esprit.

Or, succès technologique, échec commercial, c’est succès technologique et échec sociétal. On a fait quelque chose que les gens n’attendaient pas trop, ce n’était pas tout à fait ce dont ils avaient besoin.

Nous sommes dans une crise entre une poussée scientifique et technique sans précédent – il y a un million de chercheurs de plus par an en ce moment –, c’est une explosion. Un tiers des brevets perd toute valeur dans le trimestre suivant leur dépôt parce que, déjà, quelque chose est arrivé de nouveau, mais il n’y a pas de transmission rapide dans une amélioration de la vie des gens. C’est très compliqué de tout combiner pour rendre la vie plus facile. On est inquiet de cette rupture puisque dans ce phénomène de destruction créative schumpétérienne, la destruction fonctionne aujourd’hui à peu près comme prévu, mais pas la création.

L’ANR nous avait demandé de chiffrer. Nous avons vu nos collègues du MIT, de Stanford. La création ne se passe pas au rythme qui était usuel, au point que l’on parle d’innovation gap.

Les économistes ne vous disent pas qu’il n’y a que de l’innovation. Il y a de la rationalisation à tour de bras, ce qui diminue l’emploi dans un premier temps. La société libère des emplois pour faire quelque chose d’autre, plus évolué, mais qui n’arrive pas au rythme voulu. Il y a une inquiétude très forte, y compris aux États-Unis, en se demandant à quel moment on va recréer plus qu’on ne détruit.

C’est pour cela que l’on parle de social. Ce n’est pas tellement pour l’organisation du temps de travail. Je parle sous le contrôle de Michel Didier, les principaux grands économistes visent un horizon… difficile à dire, car les technologies nouvelles ont remplacé une partie de travail du cerveau humain. Des gens ont perdu leur travail alors qu’ils avaient un vrai métier, comme les libraires.

Quand on fait des enquêtes sociologiques et quand on demande s’il faut plus d’innovation, on nous répond : « Non. On veut plutôt des progrès dans le domaine de la santé, des transports plus simples, pouvoir se loger mieux ». On leur répond : « Mais c’est par l’innovation que vous allez l’avoir ».

M. Louis Gallois. Monsieur Giget, avez-vous des voies de sortie ?

M. Marc Giget. Avec d’autres, nous avons étudié les quatorze grandes vagues d’innovation. Il y a toujours eu destruction créative, mais la création n’est jamais arrivée immédiatement. C’est pour cela que Schumpeter a dit destruction créative, et pas création destructive. Il y a un moment d’incertitude dangereux pour les démocraties. Aristote l’avait aussi dit : « Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous ». Je sais que la SNCF l’a repris, mais c’est une phrase d’Aristote : dans ces moments-là, faites attention, la société risque d’éclater parce que des gens perdent leur travail et ne savent pas ce qu’ils vont faire…

M. Louis Gallois. Je vous demande la solution.

M. Marc Giget. J’aime bien les gens du digital, mais on n’a pas encore des business model du niveau de ceux qui ont créé des secteurs nouveaux. On est encore dans de la valorisation technologique, dans de la brique technologique, et le niveau d’entrepreneuriat n’est pas encore à celui de ce qui donnera des nouveaux secteurs. Ces secteurs arriveront, on les voit arriver. On craint qu’ils n’arrivent trop lentement et l’on observe la courbe du chômage, la différence entre les emplois que l’on perd et ceux qu’on gagne sur les nouveaux domaines.

Aujourd’hui, les gens sont inquiets. Je n’ai pas la solution. On constate que cela se passe moins bien que d’habitude. Beaucoup disent que puisqu’on remplace une partie du cerveau humain… Il faut d’abord constater le problème.

M. Louis Gallois. Vous me laissez sur ma faim.

M. François Taddei, directeur du Centre de recherches interdisci-plinaires. Sur ce sujet, pour essayer de vous répondre au moins en partie, je remarquerai que, depuis le début de la révolution industrielle il y a deux cents ans, on a vu beaucoup d’emplois disparaître, comme dans l’agriculture par exemple. Ces emplois ont été remplacés par d’autres métiers suite à une formation. Le problème est que l’accélération des progrès technologiques fait qu’il faudrait former toujours plus. C’est compliqué. Il ne faudrait pas simplement un changement quantitatif du mode de formation, mais un changement qualitatif. On nous annonce que 47 % des emplois qui existent aujourd’hui risquent de disparaître dans les vingt ans, si l’on en croit certains économistes très diffusés dans le monde anglo-saxon. Si l’on ne veut pas avoir des taux de chômage complètement insoutenables socialement, il va falloir faire quelque chose, et ce n’est pas juste fermer les frontières. Il faut, au contraire, investir massivement dans la formation et dans d’autres types de formation.

Les machines, les robots connaissent la solution de tous les problèmes classiques. Si vous avez, comme la plupart des Français, à résoudre des problèmes classiques, vous risquez de perdre votre métier car la machine connaîtra ces solutions, et elle le fera 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pour moins cher.

Si vous êtes capable de résoudre de nouveaux problèmes, alors vous serez dans l’innovation et vous aurez la possibilité éventuellement d’avoir un métier, mais plus encore si vous êtes capables de redéfinir les questions qui se posent.

Le problème est que le système français, pour ceux d’entre nous qui sommes passés par des grandes écoles, ne s’y prête pas. Le programme de prépa quand j’ai passé les concours, s’arrêtait en 1905. J’ai vu le proviseur du Lycée Louis le Grand il y a quelques semaines. Il m’a confirmé que le programme de prépa fonctionnait très bien pour sélectionner. Il s’arrête en 1905 et ne contient toujours pas de physique du XXIème siècle et encore moins celle du XXème.

M. Louis Gallois. Ce n’est pas tout à fait cela. Il y a, en particulier en spé, tous les programmes de Bourbaki. C’est après 1905.

M. François Taddei. Je parle de physique.

M. Thomas Serval. Est-on capable, non pas de mettre l’innovation en équation, mais de créer les conditions favorables à une transformation effective en emploi des innovations dont on est la source ?

En France, on est encore la source d’un grand nombre d’innovations, dans le cadre des activités de recherche et développement. Regardez les chinois avec qui nous travaillons beaucoup. Ils ont tous l’ambition de s’enrichir. Le principe « Enrichissez-vous » de Napoléon III est devenu le leitmotiv de la société chinoise. Or, c’est presque un mot tabou dans la société française. Il faut laisser l’espoir aux jeunes. Il faut, plutôt que de dire tout ce qui ne va pas, renforcer les belles histoires, les Jean-Baptiste Rudelle avec Criteo dans le numérique, les transformations qui existent. Vous l’ignorez sans doute, mais l’essentiel des grandes innovations technologiques de Google, Star Google, Google TV, Bonjour, itunes, sont faites par des Français.

L’innovation faite par les Français est partout dans la société numérique. Mais on ne capitalise pas sur cette innovation. Il faut donc faire un peu ce qu’Hollywood fait, raconter de belles histoires, encourager et valoriser toutes les personnes qui réussissent et prennent des risques.

Le plus grand sentiment en tant qu’entrepreneur français, c’est la solitude. Les associations comme Silicone Sentier montrent que l’on se réunit pour être moins seuls. Si l’on avait le sentiment que toute la société était derrière nous et fière de nous, ce qui était le cas au CES de Las Vegas, où la France a pu montrer qu’elle était encore à la tête de l’innovation comme lors de l’exposition universelle de 1889… Dans ces moments de grâce, on sent qu’on n’est plus seul. Si l’on pouvait faire en sorte que la société se mette derrière nous, ce serait formidable.

M. Louis Gallois. Nous ne sommes pas la société, mais nous sommes derrière vous.

Mme Bénédicte Michon. Au sein d’Avenir numérique, nous travaillons sur les problématiques permettant de rassurer. Il y a besoin de rassurer les salariés, pour que les séniors ne se sentent pas complètement perdus et puissent accepter les innovations, pour que les jeunes ne soient pas considérés comme un frein, qu’ensemble ils puissent progresser, que l’innovation entre dans les entreprises et fasse le bien de tous.

M. François Bourdoncle. Vous avez fait une remarque, tout à l’heure, sur le fait que Tesla, c’était du numérique, pas du big data. Je voudrais vous faire quand même remarquer que, ses objets étant tous connectés, l’analyse des données (comme pour les moteurs d’avions qui génèrent vingt téraoctets de données par heure de vol) permet par une analyse massive d’optimiser les processus industriels. Ce sont les marges de demain. Tout cela est du big data. Et l’on revient à notre capacité à innover invoquée dans votre introduction.

M. Patrice Noailles-Siméon. Il y a deux sujets sur la formation. Il y a un sujet, très bien traité en 1971, celui de la formation continue, du chômage, de la transition. Et l’on voit bien les limites de son traitement. Notre sujet est de former des futurs innovateurs. C’est autre chose, et je partage les réflexions faites. Les innovateurs, on peut les former. Je rajouterai simplement qu’il faut les laisser vivre. Ce n’est même pas une question de les former, c’est les laisser vivre, et ne pas les tuer. D’où la nécessité d’un principe d’innovation.

Quant aux gens qui subissent l’innovation car ils sont salariés dans des secteurs appelés à disparaître, là il y a un vrai problème de rôle de l’État qui doit assumer cette transition, mais c’est le débat sur les lois de Jacques Chaban-Delmas et de Jacques Delors en 1971.

M. François Stofft. Il y a un mot, prononcé en fin de session ce matin par Monsieur Birraux, prononcé à nouveau par Monsieur Hodac, c’est le mot franco-français, que je n’osais pas utiliser moi-même. Il est impératif de sortir de ce carcan quand on parle d’innovation. En guise de réponse, je vais citer Monsieur Marc Giget, lors de l’une de ses conférences en novembre dernier à Nogent-sur-Marne. Monsieur Giget, dans un exposé tout à fait remarquable, comparait la France aux États-Unis et disait : « Nous, nous serions plutôt en avance dans le domaine électronique ou dans les réseaux sociaux ». Je ne comprenais pas bien qui était ce « nous ». Dans l’exposé de Monsieur Giget, au mois de novembre, « nous », ce n’était pas la France, mais l’Europe.

D’autres pays ont été évoqués de manière implicite. Monsieur Hodac a parlé d’innovation frugale en référence à l’Inde. Dans la langue hindi, cela se dit Jugad. L’innovation vue par les Indiens mérite d’être étudiée. C’est ce que fait notamment Sanofi.

Il y a un autre pays cité implicitement, le Danemark, auteur des notions de formation tout au long de la vie et de flexicurité. J’avais fait moi-même un blog sur cette question dans les années 2006. C’était une idée de Ségolène Royal, reprise par Eric Besson, qui a donné lieu à un rapport. C’est la possibilité donnée aux PME de pouvoir licencier leur personnel excédentaire tout en faisant en sorte que l’État puisse les former à d’autres technologies. C’est ce que fait le Danemark, qui a ainsi pu lutter contre le chômage.

M. Alexis Bergès. J’ai fondé une entreprise sur la modélisation énergétique. Je voudrais avoir votre avis sur la propriété intellectuelle, effleurée par certaines de vos interventions. Certains grands groupes peuvent avoir, en effet, du mal à recouvrir leurs investissements car le temps d’un brevet ne le permet pas forcément. Il y a une inflation du nombre de brevets, les tribunaux prennent des décisions, ce qui induit une incertitude pour les jeunes pousses. Faudrait-il éventuellement réformer le droit de la propriété intellectuelle pour mieux permettre l’innovation ? Le risque est-il suffisamment grand pour oser un changement de réglementation ?

M. Jean-Luc Beylat. Le commentaire est assez pertinent. La propriété intellectuelle comme le droit d’auteur connaissent des changements importants dus à l’impact du temps, au coût de la propriété intellectuelle (c’est un processus très lourd vu la durée d’amortissement, même pour des brevets pertinents) et à la nature de la protection offerte par les brevets.

Une phrase assez juste est souvent dite : « Il est plus important de bouger que de posséder ». La meilleure illustration, ce sont les acteurs du logiciel libre qui la démontrent. En étant extrêmement connectés, en connectant tous leurs cerveaux, ils bougent très vite, sans propriété intellectuelle. C’est le cas des acteurs structurant du Cloud.

Il y a là un changement fondamental. À cela se rajoute que le marché est complètement dénaturé par les jeunes entrants, des entreprises qui n’ont pas beaucoup de profondeur de propriété intellectuelle, qui achètent ces propriétés et dénaturent les volumes et la valeur de la propriété intellectuelle. Il y a donc un gros chantier. La propriété intellectuelle aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle d’il y a dix/vingt ans, et je prends le pari que, dans dix ans, on en parlera complètement différemment, comme on parle différemment du droit d’auteur.

Dans le même temps, c’est un débat aussi compliqué dans les relations public-privé, puisque pour les acteurs publics, elle est vue aussi comme un moyen de récupérer la mise d’argent public. Cela complique encore cette discussion.

Parfois, il est plus intéressant de libérer la propriété intellectuelle produite par le public dans une structure privée, qui va créer des emplois et réinjecter de l’argent dans la structure publique. Il y a un vrai débat de fond.

M. Christian Renard. On parle beaucoup de la transformation du collaborateur de l’entreprise en talent, de la notion de micro entreprenariat. Pourquoi les Français qui s’en vont ailleurs, et aujourd’hui, représentent une véritable diaspora, réussissent-ils si bien ?

Pour avoir été longtemps dans des organisations internationales, j’ai pu voir que la force des Français était de savoir mettre en perspective. On l’a tous appris dans le secondaire, mais on ne le sait pas.

Comment peut-on libérer l’énergie existant potentiellement dans toutes les entreprises ? Le problème n’est-il pas lié à la formation ? Aujourd’hui, on se forme très rapidement dans des communautés. N’est-ce pas un problème de management, de passage du management en leadership ? Comment pourrions-nous mettre à contribution tous ces Français qui sont ailleurs, qui sont devenus très entrepreneurs et réussissent ?

Mme Marie-Vorgan Le Barzic. Je ne sais pas si j’ai une réponse sur ce qui faut faire précisément, mais c’est vrai, on a très envie de s’interroger. Et pour rebondir sur ce que disait François Bourdoncle tout à l’heure, sur la façon dont les élites sont formées et dont elles préemptent très fortement, à la fois les grandes administrations et les entreprises du CAC 40, en tout cas les forces de réglementation et les forces économiques du pays. Cette invitation à la disruption et à l’innovation, alors même qu’on impose un cadre de réflexion, de pensée extrêmement formaté dans ces organisations et qu’on le reproduit, le maintient, l’affirme, cela pose réellement question.

Sur l’autre point, l’éducation et la façon dont elle peut se réformer, il y a une espèce d’injonction impossible à résoudre, précisément pour l’État. On voit aujourd’hui apparaître l’initiative privée à chaque fois qu’une équation est impossible à résoudre pour l’État (qui se demande ce qu’est la bonne réforme et quel est le temps de la bonne réforme). Il faut regarder l’initiative privée, la désigner, l’aider. La société se saisit des problématiques, et apporte un grand nombre de solutions. Il suffit d’aller les regarder et de les mettre en œuvre à grande échelle.

M. Louis Gallois. Merci pour votre optimiste.

M. Bernard Hodac. Je voudrais juste apporter un petit complément au jeune doctorant, sur le volet de la protection industrielle, sujet fondamental et peu connu. La preuve en est, et c’est bien normal, que Monsieur Giget a tout de suite rapproché la protection industrielle des droits d’auteurs.

Les inventeurs en industrie seraient très heureux de pouvoir bénéficier des soixante-dix ans des droits d’auteur. Moi qui suis détenteur de trente-cinq brevets mondiaux, je vais très modestement donner mon point de vue à la personne qui a posé la question.

Le droit actuel de la propriété industrielle est assez pragmatique. Vu de ma petite fenêtre, je ne vois pas vraiment matière à le réformer fondamentalement. La propriété intellectuelle est une propriété, exactement comme un pavillon ou un hôtel particulier. Cette propriété vous donne juste le droit de vous plaindre officiellement si vous êtes contrefait, c’est tout, de même qu’un titre de propriété immobilier vous donne le droit de vous plaindre s’il y a des gens qui squattent votre pavillon. C’est là que le lien avec l’innovation est très intéressant, y compris avec la création destructive. L’inventeur qui se bat pour faire avancer ses idées, les protéger, devra produire des titres de propriété s’il veut faire rentrer les capital-risqueurs. Mais en réalité, il sera tenu d’introduire des barrières à l’entrée, beaucoup plus fortes que le titre de propriété, ce que permet l’innovation permanente. Vis-à-vis de lui-même, l’innovateur doit être un destructeur créatif.

M. Paul Ohana. J’anime un réseau de consultants en ressources humaines de 20 000 personnes qui réfléchissent sur l’avenir du management dans le monde de demain. Je voudrais répondre sur deux plans, la dimension internationale, et celle des ressources humaines. J’ai été heureux d’entendre parler de différents pays où l’innovation semblait avoir réussi, et je m’étonne un peu qu’un pays comme Israël n’ait pas été cité. Ce matin, peut-être, je l’ai manqué, mais je voudrais y apporter un accent particulier. Les raisons de la réussite de ce pays tiennent à deux facteurs humains assez curieux : la capacité de se donner un feed back et de tout remettre en question. Tout un chacun a, dans ce pays, du culot ou du toupet qui permet de remettre en cause l’autorité, et la compétence de tout un chacun.

Ceci me rappelle une étude faite par Octave Gélinier il y a très longtemps, sur la distance hiérarchique, c’est-à-dire la distance symbolique qui sépare un collaborateur de son chef, induisant qu’on ne se parle pas, ni dans un sens ni dans un autre. Un des problèmes majeurs tient à ce côté-là.

J’ai le privilège d’être depuis de nombreuses années administrateur d’une université israélienne. J’invite et j’incite à se rapprocher de ce type d’institution, car on y trouve les ferments de la réussite et de l’innovation, avec des gens qui, comme d’autres chercheurs ici, n’aspirent qu’à se rencontrer. La multiplication des échanges doit être un facteur positif de l’innovation.

L’innovation où l’on se referme sur soi est de plus en plus impossible à faire aboutir.

M. Louis Gallois. Nous sommes tous d’accord avec cette conclusion.

M. Philippe Simon. Je suis cofondateur d’un cabinet de conseil en valorisation technologique : Winnov. Sur la propriété intellectuelle, en commentaire aux propos de Monsieur Hodac et en réponse au doctorant, nous avons-nous même réalisé une monographie pour le commissariat général à la stratégie et à la prospective sur l’usage de la propriété intellectuelle dans les entreprises française, diffusée il y a environ trois mois.

On observe un changement de paradigme dans cet usage chez les PME et les start-up, qui sort du simple champ défensif, du droit de se plaindre si l’on est plagié. On peut encourager les PME et les start-up à utiliser plusieurs modèles de valorisation de leurs propriétés intellectuelles au sens large, pas seulement les brevets, mais leurs savoir-faire, leurs dessins, leurs modèles. Elles peuvent les utiliser pour des levées de fonds pour les start-up précoces qui n’ont pas encore de chiffre d’affaires significatif, pour des rentrées dans des consortiums de recherche ou face à un grand donneur d’ordres. L’entreprise apporte peu d’hommes, mais des brevets-clefs.

Il y a plusieurs modèles de valorisation, et notamment des modèles défensifs pour verrouiller un marché avec des brevets contre des concurrents plus forts. Mais il y a un changement de paradigme qui devrait, s’il était encouragé ou reconnu un peu plus officiellement, à la fois faciliter les financements, encourager les petites entreprises à rentrer dans des consortiums, car elles ont souvent peur des grands.

Ce changement de paradigme pourrait faire de la propriété intellectuelle un levier plus puissant qu’il n’est aujourd’hui, et certainement autre que défensif, pour encourager les PME et les start-up à faire connaitre leurs innovations, à les valoriser, et à les mettre sur le marché.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je voudrais rebondir sur ce qui a été dit sur la propriété intellectuelle. Jusqu’à une vingtaine d’années en France, dans le monde scientifique académique, il y avait un parti pris : s’il y avait une découverte, l’importance était qu’elle soit valorisée et que l’institution publique se rémunère sur les royalties qu’elle rapporterait. Et puis cela a changé, puisqu’on s’est mis à parler de recherche fondamentale et appliquée, à séparer les uns et les autres, et l’on est passé à des institutions, qui dans leurs services de valorisation négocient des licences d’exploitation. Ces négociations prennent trois-quatre ans. C’est très lent, très long. Et dans le monde d’aujourd’hui où tout va très vite, où il y a de la recherche partout, des cerveaux partout, on pourrait revenir à des « fondamentaux ». Car il vaut mieux se partager quelque chose, gagner rapidement, en ouvrant des horizons, que se préparer à gagner trop tard en ayant négocié de manière trop précise.

À vouloir trop prévoir, penser et négocier au préalable, on perd des marchés car on perd un temps fou à se mettre tous d’accord. Il faut aller plus vite quand on innove.

Mme Marie-Vorgan Le Barzic. Juste pour abonder totalement dans votre sens. En plus aujourd’hui avec Internet, on est sur des modèles de plus en plus contributifs, où parfois il est devenu impossible de mettre des gens autour de la table pour penser, créer et agir ensemble, parce que cette question de la propriété de je ne sais quoi est posée alors qu’on ne sait même pas ce qui va arriver à terme. Il y a un vrai sujet sur la propriété du contributif, du collectif, et la façon dont il faut légiférer sur ces sujets.

M. Louis Gallois. Je me permets une petite intervention. C’est un sujet extrêmement compliqué. Au commissariat, nous financions des opérations partenariales. Je n’y suis plus, mais ce type de financement continue. L’un des principaux problèmes que nous rencontrions, c’était – j’ouvre les guillemets – le « pillage » de la propriété intellectuelle des PME par les grands groupes. C’est un vrai sujet, qu’on ne peut pas traiter en disant : « Il faut partager, c’est sympathique, tout cela va très vite, mettons tout cela en commun ». Il s’agit d’un acquis, d’un actif d’entreprise, dont l’entreprise souhaite tirer le meilleur, et notamment le valoriser. Quand elles sont pillées par des grands groupes parce qu’elles sont engagées par des recherches partenariales, c’est un véritable sujet.

Ce qu’on appelle pudiquement dans la pharmacie l’open innovation, consistant à acheter des entreprises plutôt que de faire la recherche soi-même, est une manière particulière de traiter les problèmes de propriété intellectuelle.

M. Thomas Serval. Je vais me faire la voix de l’entrepreneur. Nous sommes quelques chefs d’entreprise qui commençons à nous réunir dans une association que l’on appelle French champion. Nous sommes tous leaders mondiaux sur des petits secteurs et essayons d’avoir un langage commun.

Voici ce que nous faisons pour nous défendre. Il est moins grave de voler entre Français que de voler à une start-up américaine. Nous déposons d’abord nos brevets américains. Nous faisons un provisional, qui nous permet de délimiter avant d’écrire précisément ce qu’il y aura dans le brevet, de poser une barrière. Suit une procédure internationale, PCT, qui permet de l’étendre et de le rendre valable au reste du monde. On est alors protégés au moins dans la phase d’innovation, pendant l’année où l’on peut dire : « J’ai eu l’idée mais je suis encore un peu brouillon ».

L’avantage du brevet américain par rapport au brevet européen, c’est qu’il y a des gens motivés pour le défendre, car ils savent qu’ils peuvent obtenir auprès d’un juge du Texas de meilleurs dommages et intérêts si le grand groupe qui les pille est présent aux États-Unis, par rapport à ce qu’ils obtiendraient d’un tribunal français.

C’est peut-être un peu polémique, mais il faut qu’il y ait une sanction réelle et crédible du pillage de la propriété intellectuelle des PME, car on constate ces pratiques depuis trente ans. Ces pratiques ont contribué à appauvrir l’écosystème des PME françaises, mais elles n’ont jamais eu de conséquences financières, sauf aux États-Unis.

M. Louis Gallois. C’est un vaste débat. Mais nous sommes en train de tracer un sillon qui n’est pas exactement l’objet de nos travaux.

M. Jean-Luc Beylat. Je préside l’association des pôles de compétitivité. Je ne peux pas laisser croire que les grands groupes pillent les PME. Globalement, les PME sont de plus en plus présentes dans les pôles. Si c’était une zone de pillage, elles n’iraient pas, et c’est elles qui croissent le plus. Il y a peut-être des secteurs d’activité où il y a de telles pratiques mais, globalement, l’interaction sur la propriété intellectuelle PME-grands groupes est, à mon avis, assez saine et comprise.

Le débat est posé sur la valorisation de la propriété intellectuelle produite par la puissance publique. C’est un vrai problème de fond, puisque la vérité sur le papier serait que l’acteur public, l’État, soit le propriétaire. En pratique, les structures le sont, et c’est important pour elles car elles ont des contraintes économiques. Elles veulent donc valoriser, mais elles ont la taille qu’elles ont, et l’on se retrouve avec des mécanismes qui à la base ne posent pas bien le problème.

M. François Taddei. Vous parlez d’open innovation, mot pour lequel il y a plein de définitions. Un des modèles intéressant s’appelle InnoCentive. C’est une plateforme ouverte. Un grand groupe qui n’arrive pas à trouver une solution en interne, avec ses services de R&D, met le problème en ligne et invite l’intégralité des innovateurs du monde à relever le défi.

On peut avoir des innovations partagées, distribuées, et il y a maintenant de la recherche sur les meilleures manières de faire de l’open innovation. On peut donc faire de la recherche sur l’intelligence collective et la meilleure manière de la structurer, de la canaliser, de la catalyser.

La Harvard Business School fait des expériences sur ces plateformes telles que Topcoder ou InnoCentive. On peut ainsi comparer l’efficacité de la recherche fermée, de la recherche ouverte, ou financée sur un laboratoire particulier. Il en découle qu’il est préférable de financer une recherche ouverte sur une plateforme. C’est encore mieux si l’on incite les gens à partager.

On a réellement besoin de faire de l’innovation sur la manière dont on innove. C’est un peu méta. Et malheureusement, ceux qui le font le mieux sont aux États-Unis. Certains sont aussi dans l’open source, qui est une manière d’innover. Mozilla, Wikipedia ont réussi sur des marchés où il y avait des gros acteurs du numérique, et à les déplacer, comme Linux. Il y a des business models qui fonctionnent sur de l’open source. De grands groupes comme IBM le font sur certains sujets. Des entreprises qui valent un milliard ne font que de l’open source.

Nous avons donc besoin de réfléchir à ces nouvelles manières de faire innover. Cela concerne aussi les étudiants pour lesquels c’est extraordinairement formateur, car ils peuvent participer à ces écosystèmes ouverts et se former au contact des meilleurs.

M. Louis Gallois. Cisco a été pionnier dans ce domaine de manière remarquable.

M. Marc Giget. Sur les nouvelles façons d’innover, il n’y a pas que la France et la Silicon Valley. 95 % des innovations viennent d’ailleurs. Le thème le plus montant, où l’on ouvre le plus de chaires dans le monde, est la frugalité, mais aussi l’inclusive innovation, celle qui n’exclut personne. Les Indiens récemment nous rappelaient que les grandes innovations concernaient tout le monde. L’électricité et l’eau courante, c’était pour toutes les maisons, pas une maison sur deux. Tout le monde était vacciné. L’éducation pour tous, c’était tous les enfants.

On nous reproche d’avoir une innovation élitiste, technologique, pour quelques-uns, dans un petit monde qui se satisfait lui-même. Les Français sont nés dans le pays le plus pessimiste de la terre, sur 198 pays. Comment on a pu en arriver là ? 77 % des Français pensent qu’ils vivent mieux que leurs parents, mais que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Ils n’ont donc pas confiance dans l’avenir. Nous, porteurs des business model, nous ne les faisons pas rêver. On le constate. Certes, le big data est indispensable. Mais il est inside, les gens ne rêvent pas du big data le matin. Personne ne tombera amoureux d’un wireless access protocol, ou d’un cloud.

Il faut savoir que ce sont des outils. Ici, on réfléchit pour savoir s’il faut une loi. On ne parle pas de précaution seulement parce qu’on a peur. La France est résolument porteuse de solutions, si possibles universelles, c’est ce qui l’a fait connaitre. Elle n’est pas seulement nationale ou franco-française.

Il y a là un gap, évident, le monde entier nous le dit, les gens sont inquiets. Il faut dépasser l’aspect « Faciliter la vie des entrepreneurs, les pigeons »… je soutiens tout cela, mais j’ai l’impression que ce n’est pas la question. Comment passe-t-on d’une posture de défense à une posture où l’on est porteur de quelque chose qui va faciliter, améliorer la vie des gens ?

On a des incertitudes car il n’y a pas d’exemple d’une révolution de cette taille là, mais tout le monde y travaille. L’objectif, quand on met un principe, c’est essentiellement un marquage politique, comme le principe de précaution. Je comprends qu’il faille le contrebalancer.

Il y a des gens qui sont pour réduire les budgets de la recherche, car on n’utilise que 0,3 % des brevets. Or, il y a un million de chercheurs de plus par an dans le monde. Il y a un risque démocratique.

Pour l’instant on est dans ce cas de figure, sauf à ne pas vouloir voir les analyses sociologiques. Beaucoup pensent qu’ils peuvent perdre leur emploi au passage. Si on pouvait dire clairement : « Rassurez-vous, il y a 50 secteurs nouveaux qui naissent, qui feront cent mille emplois… ».

On évoquait le fait de former les gens qui perdent leur travail. On sait faire des programmes. On peut perdre encore 385 000 caissières, la semaine prochaine si l’on veut. On a l’outil pour les remplacer. On les forme à quoi ? À s’occuper des personnes âgées ? Il n’y a pas le budget, et ce n’est pas leur vocation… On a la destruction, mais on ne sait pas encore où sera la création. Les nouveaux secteurs n’existent pas encore, on dit qu’on va les découvrir… Le but des gens les plus avancés étant d’éclairer la voie, il faut éclairer la voie.

M. Jean-Yves Le Déaut, député, premier vice-président de l’OPECST. On a terminé la table ronde qui va être conclue par Louis Gallois. Je salue Geneviève Fioraso qui a accepté de venir indiquer sa position, la position du Gouvernement sur le principe d’innovation. On a eu un débat à ce sujet, ce matin et cet après-midi, très enrichissant.

CONCLUSIONS

M. Louis Gallois. Ce sera difficile de faire une synthèse, beaucoup de choses ont été dites et sur des sujets extrêmement divers. Voici les points qui m’ont paru réunir une certaine convergence.

Je voudrais d’abord dire à Michel Didier que nous ne sommes pas en désaccord sur le cercle vicieux à transformer en cercle vertueux, mais il y a une question de dosage. Les chefs d’entreprises insistent actuellement trop sur un des aspects, la compétitivité coût, et pas assez sur l’autre. Je sais bien que l’un entraine l’autre. Le lien, c’est la marge des entreprises, mais pas seulement. Il y a également un choix sociétal assez bien illustré par le choix de l’Espagne, et celui de l’Allemagne qui a fait un choix du haut de gamme et de la compétitivité par le haut, même si évidemment elle gère ses coûts, car elle veut maintenir les marges. Mais elle s’affranchit des prix, alors que l’Espagne a choisi une autre stratégie, qui consiste clairement à devenir l’atelier de l’Europe. En termes d’innovation, ce n’est pas la même chose.

On a beaucoup insisté sur le temps. Vous l’aviez inclus dans votre questionnement initial, Monsieur Serval. Il y a une accélération des processus d’innovation, de l’évolution du monde, des différentes révolutions, des différents déséquilibres qui apparaissent. Le rythme auquel nous travaillons ne peut plus être le même. Il faut aller beaucoup plus vite, et les sociétés développées anciennes, dans ce domaine, sont trop lentes. La France en fait partie. La force des États-Unis, tout en ayant une histoire assez longue, est d’avoir été capable de maintenir une vitesse d’exécution. Je ne suis pas sûr que l’Europe, et j’ai été industriel en Allemagne, soit au rythme qu’il faudrait. Il n’est pas impossible, de ce point de vue, que les Allemands soient dans la même position que nous.

Monsieur Giget, vous avez dit que l’on parle d’innovation, mais que les gens veulent surtout du progrès. Vous avez dit quelque chose de très important : « L’innovation suscite de la réticence, car elle est porteuse de menaces ». C’est de l’incertitude, du déséquilibre, de la perte d’emplois pour parler clair. Comme la robotisation, dans l’inconscient collectif, est porteuse de menace, nous avons à aborder ce point. La destruction créatrice, c’est d’abord de la destruction, et il y a un problème de timing. Nous devons être capables de gérer les périodes de transition. J’ai bien aimé la référence faite à la loi de 1971 de Jacques Chaban-Delmas sur la formation continue. C’était également une période de transition et le travail qu’a fait Jacques Delors auprès de Jacques Chaban-Delmas pour préparer cette transition est intéressant. Cela nous ramène encore une fois à la question de l’éducation, de la formation, tout à fait décisive.

Vous avez insisté sur les ressources humaines. Les ressources humaines sont nécessaires pour l’innovation. Comment nos écoles, notre système éducatif, favorisent-ils l’innovation ? Comment les entreprises, dans leur management, créent-elles les écosystèmes propres à l’innovation ? Les grandes entreprises ont énormément de difficultés avec l’innovation. De ce point de vue, il y a un problème de formation, d’éducation et d’organisation managériale. Je rejoins ce que vous avez dit sur le fait que les fonctionnements hiérarchiques classiques sont des freins à l’innovation, mais je vous rassure, dans dix ans, ils auront explosé, avec la montée de jeunes adultes qui rentrent dans les entreprises et n’ont plus aucune tradition hiérarchique et d’autre part utilisent des réseaux sociaux qui sont des perturbateurs de hiérarchie. Dans dix ans, toutes les entreprises se seront adaptées, ou seront sur la voie du déclin.

Il faut former également la société à accueillir l’innovation.

Enfin, Madame la Ministre, nous avons eu un long débat sur la propriété intellectuelle, débat que j’avais pu mener dans mes anciennes fonctions. Les règles actuelles de la propriété intellectuelle sont-elles adaptées à une accélération de l’innovation telle que nous la connaissons ? L’open innovation ne remet-elle pas en cause la question des brevets, de la propriété intellectuelle ? Mais en même temps, comment faire face à des entreprises de prédation de la propriété intellectuelle des PME par les grands groupes ?

Nous avons traité beaucoup de thèmes, assez variés. C’était riche, et pour moi passionnant car j’avais des idées assez simples sur l’innovation, devenues un peu plus complexes à la fin de ce débat.

Mais je peux vous rassurer, Madame la Ministre, je n’ai pas entendu de défense excessive du principe de précaution. Nous avons plutôt poussé le principe d’innovation, son caractère constitutionnel étant secondaire par rapport au fait de savoir si une société apprenait à gérer le risque et à le domestiquer, et à faire en sorte qu’elle prenne encore des risques. Si nous ne prenons pas de risques, comme je l’ai dit, le principal risque est celui du déclin.

Mme Geneviève Fioraso, secrétaire d’État à l’enseignement supérieur et à la recherche. Monsieur le Président honoraire de l’OPECST, cher Claude Birraux, que je suis contente de retrouver, Monsieur le Premier vice-président de l’OPECST, je crois que vous aussi êtes contents de vous retrouver, car vous avez commis ensemble un rapport en deux volumes sur l’innovation, rapport qui était à la fois intéressant et inquiétant tant les problèmes évoqués étaient nombreux. Mais votre programme d’actions est toujours d’actualité.

Cher Louis Gallois, cher Bernard Accoyer, Mesdames et Messieurs les parlementaires et membres de l’OPECST, merci tout d’abord à l’Office d’avoir invité la secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, qui est concernée par l’innovation, même si tous les ministres le sont en réalité. Merci de m’avoir invitée une semaine après un débat au Sénat sur le principe d’innovation versus le principe de précaution : c’est ainsi qu’était présenté ce débat. Je ne suis pas sûre que l’idée d’intégrer dans la Constitution le principe d’innovation pour faire un contrepoids au principe de précaution, soit la meilleure des présentations.

J’en reparlerai à la fin de mon propos, mais je préfère m’inscrire dans une logique de principe de précaution, un principe d’action finalement. Il n’aurait jamais dû être un principe d’inaction, ce qu’il est parfois devenu au hasard de jurisprudences que l’on semble heureusement mieux maitriser maintenant.

Je voudrais saluer la présence de Louis Gallois car son rapport sur la compétitivité par la qualité, même s’il n’avait pas négligé la compétitivité par les coûts, souligne la nécessité de sanctuariser la recherche. Je l’en remercie. Qu’il le redise dans la période d’arbitrages budgétaires, ce sera bien utile. Il y a nécessité de sanctuariser la recherche, l’enseignement supérieur et également la formation tout au long de la vie, qui doit d’ailleurs davantage être prise en charge par l’enseignement supérieur et l’université. Elle l’est beaucoup trop peu actuellement.

Louis Gallois a beaucoup insisté sur le fait que la recherche et la formation de haut niveau, adaptée aux besoins, était le socle pour susciter l’innovation. Même s’il y a des innovations qui ne naissent pas forcément de la recherche. 70 % des entreprises innovantes qui se créent ont un fondement dans la recherche. Il ne s’agit pas seulement de la recherche fondamentale, du numérique, de la robotisation, car la recherche est pluraliste. Sont également concernées la recherche sur les matériaux, la recherche de nouveaux modes de management, la recherche en sciences humaines et sociales. La recherche est large, pluraliste. Il ne faut pas avoir une conception de la recherche qui soit limitée aux sciences dures ou à la technologie, même si ces domaines sont très importants.

Louis Gallois, vous aviez beaucoup insisté sur ce socle nécessaire de la recherche, qu’il fallait préserver absolument, décloisonner aussi et qui permettrait en aval la création d’entreprises innovantes, notamment grâce à la diffusion de ces recherches et leur transformation en innovations appropriées par les entreprises, constituant une source de montée en gamme des services et des produits dans l’industrie et les services qui lui sont associés. En effet, si l’on compte les emplois industriels, la moitié sont des services à l’industrie. Votre analyse, après d’autres, a été un détonateur et a permis à l’action du Gouvernement de s’inscrire dans une cohérence.

Je vais m’exprimer à la fois sur la recherche et l’enseignement supérieur, au nom du Gouvernement. Cette journée s’inscrit dans la dynamique de votre rapport, dans celle aussi de celui demandé à Jean-Luc Beylat et Pierre Tambourin, pour faire un état de l’art de l’innovation en France. Il fallait en effet analyser les structures existantes, recenser les besoins, lancer des pistes d’action. Ce rapport que j’avais demandé avec Fleur Pellerin a été très utile.

J’avais recensé dans la région Rhône-Alpes, certes très dynamique et que je connais bien, plus de six cents structures d’aide à l’innovation, ce qui ne simplifie pas la tâche des chefs d’entreprise de PMI, PME, ou d’ETI, ou des créateurs d’entreprise.

Je suis convaincue, aujourd’hui, que le principal obstacle à l’innovation est un obstacle culturel, qui nait très tôt, dans l’éducation, au-delà de la maternelle. C’est le résultat de mon expérience personnelle, tant professionnelle (j’ai travaillé dans une start-up), que comme élue de terrain (j’ai présidé un centre d’innovation et j’ai assisté pendant de nombreuses années à des conseils d’administration d’université) et de membre du gouvernement, ainsi que de l’observation des contextes internationaux.

Je suis également convaincue que l’innovation est essentielle pour redresser notre pays et assurer sa croissance et le progrès. Elle doit répondre à des enjeux sociétaux et de progrès, être partagée et compréhensible par tous. Mais le principal obstacle est culturel.

Alors que la France a tous les atouts pour être une grande nation d’innovation et de création d’emplois suscités par l’innovation (Paris a été identifié récemment comme capitale de l’innovation), nous avons du mal à créer des emplois, à passer à la création d’emplois.

Nous avons tous les éléments : nous avons une recherche de haut niveau ; au niveau mondial, la France est sixième pour les publications scientifiques ; le CNRS est le premier publiant ; le CEA est le premier déposant de brevets ; nous sommes dans les trois premiers dans les secteurs porteurs en matière de recherche ; en mathématiques, indispensables pour les systèmes complexes et le big data, nous avons onze médailles Fields, contre douze aux États-Unis ; nous sommes dans les trois premiers en biologie, dans les sciences du vivant, dont le potentiel d’applications et d’innovations de rupture est immense. Je pense à la biologie de synthèse, un sujet qui fait peur par ailleurs, à la recherche sur les cellules souches embryonnaires, qui aussi fait peur, et pas parce que ça détruirait des emplois. Je l’ai vécu en remplaçant l’interdiction avec dérogation pour la recherche sur les cellules souches embryonnaires par une autorisation encadrée, ce qui nous permettra de remonter dans le classement. Je pense à la recherche sur les OGM. Tous ces secteurs du vivant sont extrêmement porteurs, mais suscitent aussi des controverses.

En physique, la France est aussi parmi les trois premiers. Je pense aux applications des travaux d’Albert Fert, prix Nobel, pour les systèmes microélectroniques, dans une ETI que je connais bien, avec des applications dans le domaine du photovoltaïque notamment, et des semi-composants. Je pense aux applications d’un autre prix Nobel, spécialiste de physique quantique, Serge Haroche.

La France est aussi forte dans les nanotechnologies, avec des applications dans le domaine des matériaux, l’énergie, la médecine.

L’Indien Amartya Sen, prix Nobel, a dit devant moi au président de la République française à New Dehli, qu’il considérait que la France avait la meilleure école d’économie au monde.

Nous avons donc un très fort potentiel de recherche et nous sommes très bien placés dans des domaines très porteurs, y compris pour le transfert vers l’économique et le développement d’emplois dans l’industrie, les services et les technologies.

Pourtant, tout cela ne se traduit pas en emplois. Où est le problème ? Il est dans le passage de l’invention du laboratoire à l’appropriation par l’industrie, dans le passage de l’invention qui crée des connaissances, à l’innovation créatrice de produits et de services compétitifs par leur gamme, leur qualité, et qui soient créateurs d’emplois à forte valeur ajoutée, car on ne peut pas avoir pour seul critère compétitif les coûts salariaux.

Les freins sont connus : une créativité insuffisamment encouragée dans le système éducatif, pas d’apprentissage par l’échec, mais au contraire une stigmatisation. C’est vrai quand on crée une entreprise, c’est vrai dans notre pédagogie, ou l’on ne valorise pas assez les compétences, la créativité, l’audace, l’originalité. On a tendance à nous mettre dans un moule unique. On décourage l’audace et la prise de risque. Nous avons un système éducatif à tous les niveaux, basé sur la compétence individuelle et la compétition entre les individus, au détriment de la conduite de projets et du travail coopératif.

On voit bien ce que l’esprit de groupe, de chasse en meute que l’on reconnait dans d’autres industries et d’autres pays autour de nous et proches de nous, peuvent donner dans l’entreprise.

Nous avons une culture du conflit et du rapport de force plutôt que de recherche du consensus ou de la cogestion. Nous avons aussi peur du changement, qui freine l’innovation, naît très tôt dans notre parcours et reste liée à notre culture. Cela rappelle la phrase de Nietzsche, qui s’appliquerait assez bien à cette culture : « Aussitôt qu’on nous montre quelque chose d’ancien dans une innovation, nous sommes apaisés ».

Face à cette crainte du changement assez forte et qui naît très tôt, l’innovation pédagogique poussée par ce grand ministère de l’avenir qu’est devenu le ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, est un fondement essentiel pour changer notre culture de l’innovation et notre état d’esprit. Car pour paraphraser Pierre Mendès-France, l’innovation, c’est d’abord et avant tout un état d’esprit.

Je ne veux pas donner une image trop noire. Je donne une tendance majoritaire. J’essaie d’identifier des freins, mais il y a aussi énormément d’audace, de prise de risque, et l’on connait tous des dynamiques différentes. Mais notre pays pratique aussi, et malgré tout, la culture du silo assez peu propice aux échanges et aux partenariats indispensables à la créativité. La créativité nait du choc des cultures, des frictions parfois. Elle nait de rencontres, c’est encore plus vrai pour les innovations de rupture.

Les partenariats public-privé qui créent aussi des synergies innovantes, sont trop peu développés dans notre pays. Je ne parle pas de dispositifs juridiques, mais vraiment des partenariats entre le secteur public, le secteur privé, le secteur de l’économie sociale et solidaire, mais aussi à l’intérieur même de la recherche, entre les disciplines des recherches fondamentale et appliquée. On aime bien mettre dans des cases, alors que ce qui compte, c’est la bonne recherche, et surtout une recherche plus coopérative.

Ce décloisonnement me paraît d’autant plus nécessaire que tous les pays sont confrontés à des enjeux sociétaux, à partir desquels faut présenter la recherche et l’innovation.

Ce sont la transition énergétique, la lutte contre les pandémies, l’accompagnement de l’allongement de la durée de la vie, la gestion du big data, la révolution numérique, l’alimentation sûre, une énergie sécurisée et accessible pour une population mondiale qui comptera 9 milliards d’habitants, dont 20 % aujourd’hui ont accès à une alimentation sûre et à l’énergie.

Ce sont ces enjeux auxquels il nous faut répondre, et ce n’est pas du tout antinomique avec un développement de l’industrie, des services et de la recherche, au contraire. C’est pour cela que dans notre agenda stratégique de la recherche, j’ai voulu que l’on mette des enjeux sociétaux comme entrée dans notre recherche, pour que chacun puisse comprendre à quoi la recherche sert, dans quoi nous nous engageons, et en quoi elle est utile à la société.

Quand on montre que la recherche est utile à la société, on est au plus près des usages et des préoccupations. On est également près du marché. C’est donc aussi utile à l’emploi, qui repose sur des produits et des services qui répondent aux besoins et aux enjeux sociétaux.

Aux États-Unis, on considère souvent, en façade, que les innovations sont presque toujours le fait d’explorateurs individuels ou de petits groupes, et presque jamais celui de bureaucraties importantes ou de groupements structurés. Pour autant, l’État, par l’intermédiaire de la NASA, du Department of Energy, d’organismes hautement publics, appuie massivement l’innovation et l’irrigation des PME et PMI par la recherche issue des grands organismes publics. C’est la même chose en Allemagne. Il nous faut absolument améliorer cette irrigation, particulièrement pour les PMI-PME et les ETI, qui ont un accès moins facile que les grandes entreprises aux grands laboratoires de recherche fondamentale ou appliquée.

Nous avons mis en place des dispositifs et fait un livre sur le transfert autour de trois idées : simplifier, fluidifier, accélérer. J’ai inscrit le transfert dans les missions de l’enseignement supérieur et de la recherche publique. Nous avons aussi mis en place le principe du mandataire unique pour l’accélérer, avec une période resserrée. S’il n’est pas désigné, l’invention tombe dans le domaine public et est accessible pour l’ensemble des entreprises. L’invention sert ainsi l’intérêt général.

Nous avons mis en place une stratégie nationale de recherche concertée avec des partenaires sociaux et économiques, de même que des sites d’enseignement supérieur de recherche dans lesquels on mène vraiment une stratégie de développement, appelés communautés d’universités et d’établissements. Ce peut être également des associations ou des communautés interrégionales qui préfigurent les régions telles qu’elles ont été proposées dernièrement. On en a quatre, définies par les acteurs, qui reprennent exactement les regroupements régionaux. Cela prouve qu’il y a des écosystèmes qui par leur contenu se justifient. Cela ne vient pas du sommet.

Nous avons aussi préservé la recherche fondamentale, car c’est elle qui crée des innovations de rupture, notamment dans le domaine sanitaire. Il faut le plus possible la laisser travailler en paix. Nous y consacrons 50 % du budget de façon constante depuis des années, et la part de cet investissement ne sera pas modifiée.

Mais il faut renforcer la recherche technologique, car c’est elle qui peut faire la liaison entre les grands laboratoires et les PMI-PME. C’est le dispositif Carnot, qui ressemble au dispositif allemand, abondé par le programme des investissements d’avenir. Je remercie Louis Gallois, puisque c’est lui qui était commissaire à l’époque, car une somme non négligeable des investissements d’avenir sont venus soutenir les dispositifs Carnot. Il y a également cent projets financés par l’Agence nationale de la recherche, qui rapproche les PMI-PME des laboratoires publics. Nous avons aussi voulu soutenir des convergences, nombreuses, entre la recherche fondamentale et la recherche technologique sur les thématiques que j’ai développées.

Dans le domaine de la formation et de l’enseignement supérieur, nous avons voulu développer l’esprit d’entreprenariat, la création de start-up, les espaces de travail coopératif, avec les LabFab, un statut d’étudiant entrepreneur qui sera effectif dès la rentrée prochaine, avec un accompagnement à la fois par les incubateurs, les sociétés de transfert de technologie, des professionnels qu’on appelle « serial entrepreneurs », mais aussi des universitaires grâce à des formations au management, avec des pôles étudiants pour l’entreprenariat, des PEPITES, le lancement d’un concours. Ces dispositifs vont stimuler l’entreprenariat étudiant car le goût, l’audace, le risque que l’on prend pour créer une entreprise manquaient également.

Nous avons aussi voulu donner une autre image de l’université, qui est au cœur de l’innovation dans la Silicon Valley. C’est Stanford, et non les entreprises, qui est le cœur et le socle de leurs innovations.

Nous avons voulu que nos universités non pas ressemblent à Stanford, car elles sont pluralistes et le resteront, mais qu’elles n’aient pas l’image misérabiliste dans laquelle on se complait, qu’elles n’aient pas l’image du passé, mais celle du meilleur niveau de formation. J’ai voulu pour cela monter les cours en ligne, des MOOC, pour donner une autre image. On a aujourd’hui trois cent mille personnes qui suivent ces cours en ligne, pas seulement des étudiants, mais aussi des lycéens, et beaucoup de salariés. Cela prouve qu’il y a une appétence pour la formation continue, l’adaptation au changement.

Nous avons aussi voulu ouvrir les universités sur davantage de partenariats avec nos écoles. Ce sera fait dans les communautés d’universités et d’établissements et permettra de valoriser davantage la carrière des chercheurs qui entreprennent, accompagnent l’entreprise, la valorisent.

En conclusion, faut-il un principe d’innovation ? Je crois à une culture de l’innovation. Vous pouvez mettre tous les principes que vous voulez. Le principe de précaution devait être un principe d’action, moyennant quoi nous avons eu des jurisprudences qui ne protégeaient pas du tout l’environnement, ne concernaient pas l’environnement, relevaient du code de la santé, du code de l’urbanisme pour les antennes-relais, alors que l’article 5 de la Charte de l’environnement, le socle de l’inscription dans la Constitution du principe de précaution, concernait bien la protection de l’environnement.

Quand le tribunal de Versailles a prescrit le démontage d’une antenne relais qui n’était pas en service mais avait déjà suscité des nausées, des évanouissements et des maux de tête dans le voisinage, sous le prétexte que sa seule installation, et non sa mise en route, suscitait de l’angoisse, vous voyez que l’on était loin du principe d’action et des dommages créés à l’environnement.

Depuis ces jurisprudences sont moins nombreuses, mais on a vu encore dernièrement à Colmar, que des recherches sur des OGM parfaitement autorisées, avec avis du Comité de bioéthique et de l’Agence des biotechnologies, avaient fait l’objet d’un jugement qui, heureusement, fait l’objet d’un appel en cassation.

L’innovation suppose la liberté, la fluidité, la proximité, l’ouverture à l’international, et cela ne se codifie pas dans une charte, de façon étroite, ou dans une constitution. Le débat est ouvert, mais ce qu’il faut, c’est retrouver l’élan, l’esprit positif, la projection dans un avenir de progrès. Steve Jobs, qui n’est pas un modèle de création d’emploi par ailleurs, disait que l’innovation est une situation que l’on choisit parce qu’on a une passion brûlante pour quelque chose.

Cette passion existe en France dans le domaine que je connais, à l’université, dans les laboratoires de recherche publique mais aussi dans les entreprises. J’ai travaillé dans une start-up où il y avait de la passion, où l’on ne comptait pas ses heures. Cette passion existe aussi dans l’industrie. Ce qu’il nous faut conforter, ce sont les passerelles pour que la passion se partage au service de l’intérêt général, qui inclut la responsabilité sociale et environnementale et la création d’emplois pour le plus grand nombre.

QUATRIEME TABLE RONDE :
LES FONDEMENTS D’UNE CHARTE D’INNOVATION

Animateur : M. Bernard Accoyer, député, ancien président de l’Assemblée nationale

Questionnant : M. Thomas Martyniuck, président du Bureau des élèves de l’École des mines de Nancy

INTERVENTIONS

M. Jean-Yves Le Déaut. Je demande maintenant à Bernard Accoyer et à Claude Birraux de venir à mes côtés. Nous allons commencer la quatrième table ronde que Bernard Accoyer va animer. Monsieur Thomas Martyniuck, président du bureau des élèves de l’École des mines de Nancy, interviendra comme questionneur avant Messieurs Dominique Chagnollaud, président du Cercle des constitutionnalistes, et Bernard Bachelier.

M. Bernard Accoyer. Je vais essayer d’être le plus synthétique possible sur le sujet qui nous rassemble : les fondements d’une Charte de l’innovation.

Pourquoi une Charte de l’innovation pourrait-elle être nécessaire ? Parce que figure dans notre Constitution le principe de précaution, et que ce principe énoncé, au niveau national, est d’un niveau plus exigeant que le principe qui s’impose au niveau européen. Ce principe de précaution a également des effets incontestables sur l’innovation, les peurs, la réserve en quelque sorte, sur l’attitude de ceux qui en France ont envie d’avancer. C’est une sorte d’accélérateur de peur. Or l’innovation, nous l’avons vu, est la seule voie d’avenir. De surcroit, les Français n’ont pas énormément d’atouts. Néanmoins, ils sont innovants, inventifs. D’ailleurs chacun le sait, « En France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées ».

Le saut technologique est par ailleurs indispensable pour le progrès. Or, le principe de précaution a sur les sauts technologiques un effet contrariant. Voilà pourquoi nous avons besoin d’une initiative en faveur de l’innovation.

Pourquoi y-a-t-il un principe de précaution dans la Constitution française, et qu’elles en sont les conséquences ? En 2005, là encore, nous avons voulu faire du franco-français, donner l’exemple au monde. C’est un trait de caractère qui ne nous est pas très favorable mais qui, en tout cas, est incontestable.

Suite à cela, ce principe a été détourné, constamment, de son objet environnemental vers la santé. Ceci intervient dans un contexte particulier, celui de la régression de la connaissance et de la culture scientifique, évolution lourde particulièrement préoccupante et grave, sur laquelle je ne reviendrai pas, mais dans laquelle s’inscrivent aussi deux catégories qui font l’opinion, les politiques et les médias.

Les politiques ont tendance à vouloir répondre de façon satisfaisante à ceux dont ils attendent les suffrages. Ils veulent se présenter comme des protecteurs à l’égard de tous les risques. Certains partis politiques en ont fait leur fonds de commerce, en utilisant même, je le dis comme je le pense, des méthodes qui sont celles des sectes, en pratiquant l’amalgame, le mensonge, la disqualification avant même que s’exprime celui qui n’a pas votre point de vue, en l’accusant des pires attitudes.

Dans les médias, les journalistes spécialisés, compétents dans le domaine scientifique sont malheureusement de moins en moins nombreux. Ils sont surtout peu écoutés dans les rédactions, car dans la crise où se trouvent les médias il vaut mieux vendre de la peur, du vertige, que des avancées, des progrès en tous domaines. Tout cela a des effets délétères sur l’innovation et cette croissance dont notre beau pays a tant besoin.

Comment le principe de précaution est-il arrivé dans la Constitution ? C’était en 2005. J’ai connu ces évènements, je présidais le groupe majoritaire, et le président de la République a été « marabouté » par quelqu’un présent ici ce matin, Nicolas Hulot. J’ai ensuite été « marabouté », ainsi qu’un certain nombre d’entre nous, et le résultat est que nous avons, et nous le regrettons, en tout cas pour ce qui me concerne, contribué largement à inscrire dans la Constitution la Charte de l’environnement et son fameux article 5.

Dès 2010 nous avons essayé de nous racheter, et avec des collègues, dont ceux qui sont ici à côté de moi, Jean-Yves Le Déaut et Claude Birraux, c’est-à-dire l’OPECST de l’époque, des chercheurs également, nous avons organisé un séminaire parlementaire sur la mise en œuvre du principe de précaution. Nous avons procédé avec le comité d’évaluation et de contrôle de l’Assemblée nationale à une évaluation, et avons essayé après un débat en séance publique d’aller plus loin en faisant adopter une résolution parlementaire qui essayait de revenir au niveau des principes contenus dans la résolution du Conseil de l’Europe de 1999.

La semaine dernière, le Sénat a adopté quasiment à l’unanimité une proposition de loi qui introduit le devoir d’innover dans le domaine de l’éducation, les politiques publiques, la promotion de l’innovation, avec l’objectif de valoriser l’innovation et de faire accepter le rapport bénéfice-risque.

Faut-il introduire le principe d’innovation au niveau constitutionnel, ou le mettre dans une loi d’application ? Je suis heureux d’aborder cette question devant le professeur Dominique Chagnollaud. Je suis certain qu’il faut faire quelque chose, et approfondir ce principe. Mais je sais par expérience personnelle, pour avoir présidé l’Assemblée lors de la révision constitutionnelle de 2008, que quand on ouvre le chapitre des révisions constitutionnelles, on ne sait pas où l’on s’arrête. Donc il faudra préparer très sérieusement, très solidement, ce qui pourrait être mis dans la loi fondamentale.

Il faut que nous allions plus loin, que nous fassions du concret. Geneviève Fioraso, tout à l’heure, nous a dit sa réserve vis-à-vis d’une disposition constitutionnelle ou législative, c’est une différence que j’ai avec elle. Je suis d’accord avec elle sur la question de prendre une initiative pour la promotion de la connaissance de la culture scientifique qui nous fait tant défaut, de constituer une entité, une sorte d’interlocuteur, qui puisse s’opposer à cette mouvance et ses contre-vérités scientifiques grossières qui nous font tellement peur, qui instillent, insinuent la peur dans le pays et paralysent des pans entiers de notre économie.

C’est ce que je vous proposerai, avec mes collègues et amis Jean-Yves Le Déaut, Christian Bataille, mais aussi Patrick Hetzel qui est ici. Je le proposerai à d’innombrables scientifiques de toutes disciplines, sensibilités, afin que nous nous réunissions et qu’enfin l’on puisse répondre à ceux qui d’une certaine façon désinforment notre pays, déforment le principe de précaution, le détournent de son objet et finalement, je le crois, portent tort à l’innovation.

M. Thomas Martyniuck. Je suis effectivement en deuxième année à l’École des mines de Nancy. Ma première observation est qu’on a beaucoup parlé du principe de précaution. Je recoupe ce qu’a dit auparavant Madame Fioraso en disant que ce principe stipule qu’il faut transformer les menaces en risques, et qu’une fois cette évaluation des risques obtenue, grâce à la recherche par exemple, nous pouvons prendre une décision. Ne pensez-vous pas que la bonne application du principe de précaution, serait en fait un principe d’innovation, d’action, permettant justement le droit à l’expérimentation sur des questions comme les OGM, ou encore les gaz de schiste ?

Un principe d’innovation peut exister, mais avec des actes concrets. La France, et nous le savons tous, a cette capacité à innover. Mais il y a des freins liés à la réglementation, à la lenteur administrative, à la complexité des procédures administratives, à l’impact financier qui n’est pas négligeable sur les entreprises, et enfin, à la complexité territoriale. Ne pensez-vous pas que les fondements d’une possible Charte de l’innovation devraient intégrer des simplifications réglementaires de manière à limiter ces différents freins ?

M. Bernard Accoyer. Monsieur Dominique Chagnollaud, président du Cercle des constitutionnalistes, je m’en suis pris un peu à la Constitution, j’espère que vous me pardonnerez.

M. Dominique Chagnollaud, président du Cercle des constitutionnalistes. Vous êtes meilleur constitutionnaliste que moi. Constitutionnaliser le principe d’innovation, cela va peut-être être plus compliqué que la constitutionnalisation du principe de précaution qui a été relativement simple. On disposait en 2005 de tous les outils juridiques pour réaliser le principe de précaution, au niveau du droit de l’Union européenne, au plan législatif. Nous avons été quelques-uns à avoir demandé à quoi cela pouvait servir car, en l’état du droit, il n’était nullement nécessaire d’inscrire ce principe. On l’a fait quand même.

La difficulté est que tout principe constitutionnel général ou particulier, a une dynamique propre. Il vit sa vie du fait de l’interprétation juridictionnelle. C’est l’exemple typique. Même une notion très floue, creuse, peut être l’objet d’interprétations juridictionnelles. On l’a bien vu par le Conseil constitutionnel de façon très tempérée, par le Conseil d’État, de façon très raisonnable, mais aussi par le juge judiciaire qui l’a étendu à des domaines hallucinants. Vous avez vu récemment la décision de la Cour d’appel de Colmar, assez fascinante.

Cela devient, ce que nous avions d’ailleurs dit à l’époque, un standard de jugement dans la société, pour certains juges qui font une application non plus explicite du principe de précaution, mais implicite. Plus personne ne sait plus très bien ce que c’est, alors qu’à l’origine il est un principe d’ordre procédural, qui de nulle manière n’induit une philosophie ou une morale du droit. Mais malheureusement il donne le ton d’une morale du droit, et par conséquent on aboutit à ces décisions assez anarchiques.

Quand c’était en première instance, on pouvait encore se dire, ce n’est pas très grave puisque c’est un tribunal x ou y. Mais en cour d’appel cela devient assez inquiétant. Dans le cas particulier, sans commenter une décision de justice, cela revient à donner au juge judiciaire un pouvoir considérable, avec une évolution parallèle du droit de la responsabilité en la matière, qui peut aller très loin, une reformulation du droit de la responsabilité par la cour de Cassation, etc. On le voit bien, comme un fleuve qui déborde de son lit, ce principe a envahi, si je puis dire, les standards de jugement des juges. Il était un principe d’action à l’origine, sur le plan procédural, et il est devenu un principe d’inaction sur le plan politique, un mode de pensée sur le plan judiciaire.

Ce qui est toujours dangereux quand on inscrit dans un texte constitutionnel, un principe, fut-il général ou particulier, c’est qu’il a une dynamique propre. Lorsqu’on a fait la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, on n’imaginait pas que plus tard elle fonderait la jurisprudence du Conseil constitutionnel. C’est très bien, le préambule de 1946. Et là, depuis 2005, en même pas dix ans, on a déjà une jurisprudence. Je vous parie qu’un jour, même dans les dispositions les plus molles au plan juridique de la Charte de l’environnement, qui est un peu un Bricorama du droit, un peu de tout, vous aurez sur des notions assez vagues, une jurisprudence, et rien n’interdira au juge de s’appuyer dessus.

M. Bernard Accoyer. Merci beaucoup. Notre questionnant a-t-il quelque chose à ajouter ?

M. Thomas Martyniuck. Que changerait un nouveau principe d’innovation, en quoi cela débloquerait-il le principe de précaution en principe d’action ?

M. Dominique Chagnollaud. À mon humble avis, je serais partisan simplement de supprimer le principe de précaution dans la Constitution et de ne pas en rajouter un autre. Sur le plan législatif on peut faire une loi sur l’innovation, en posant des bases juridiques, ce n’est pas très compliqué, mais sur le plan constitutionnel, le principe d’innovation est une bombe à neutrons. C’est un truc, on ne sait pas ce que ça va devenir. Si vous construisez le principe d’innovation, rien n’interdit au juge de dire, oui, mais qu’en même temps, l’innovation doit être prise dans des conditions de prudence. Plus un principe général est flou, plus il est interprété par la société et par le monde des juridictions par rapport aux attentes de la société. Mais pour supprimer le principe de précaution, il faut une révision constitutionnelle.

M. Bernard Accoyer. Je voudrais féliciter tous ceux qui sont restés ici, ils doivent être contents de voir que cela devient de plus en plus palpitant, mais également de plus en plus vertigineux.

M. Michel Berson. J’ai participé au débat voici quelques jours sur la proposition de loi constitutionnelle. J’entends bien qu’inscrire un tel principe de précaution ou d’innovation dans la Constitution, peut constituer une bombe qui provoque beaucoup de dégâts. Sauf, et là, je m’adresse au président du cercle des constitutionnalistes, s’il est prévu qu’une loi ordinaire encadre le principe de précaution ou celui d’innovation. À ce moment-là, c’est le législateur qui définit les conditions de mise en œuvre d’un principe général et non plus le juge, qu’il soit constitutionnel, civil, administratif ou pénal. Or aujourd’hui, la vraie difficulté, c’est qu’on a un principe, je dirai familièrement, sec. Il n’y a pas de loi, ni organique, ni ordinaire, qui encadre, définit sa mise en œuvre et son application. Le vrai problème est là. Je pense qu’on ne reviendra pas sur un principe inscrit dans le marbre. Par conséquent, un autre principe encadré par une loi est nécessaire pour non pas faire contrepoids ou s’opposer, mais parce qu’aujourd’hui l’évolution de la société l’impose.

M. Dominique Chagnollaud. Le problème est que le principe est d’application directe, et donc n’importe quel juge peut considérer qu’il a à l’appliquer. Une autre solution serait de créer un autre principe qui pourrait atténuer le premier, mais à mon avis c’est assez délicat. Mais il faudrait de toute façon une révision constitutionnelle pour prévoir son application

M. Jean-Yves Le Déaut. Je rappellerai que j’ai voté le principe de précaution. Je pense qu’une bonne application de ce principe est une bonne chose pour la législation française. La vraie question est son application par un certain nombre de juges, dans un domaine non précisé dans ce principe. C’est l’exemple du jugement de Versailles indiqué par la ministre, mais c’est surtout pour moi le jugement de Colmar. Il m’a fait prendre conscience que le législateur doit dire que l’esprit de la loi n’est pas celui-là, car ce qui a été discuté en 2008 a donné le droit à la recherche.

J’ai participé à tous les débats sur les OGM. La première conférence nationale de citoyens a été organisée dans cette salle en 1998. J’étais membre de la commission des quatre sages sur l’expérimentation en pleins champs. J’ai été président de la commission parlementaire en 2008, et on a bien pris soin de mettre un système d’autorisation permettant la recherche dans certaines conditions, et de demander qu’une démocratie participative s’installe entre ceux qui mettent en place les recherches, et les populations. Cela a été fait à Colmar. Néanmoins cela a été détruit, et le juge dans ses attendus, indique que l’État a fait prendre des risques en permettant ces recherches. Le législateur que je suis se sent bafoué. Je le dis volontairement aujourd’hui. Je ne commente pas cette décision de justice, le juge l’a prise, mais le législateur que j’étais, qui a travaillé sur ce sujet en 2008, n’a pas dit ce que le juge a dit.

L’ambiance globale fait dépasser très largement le principe de précaution pour permettre à des juges de dire : vous faites prendre des dangers globaux à la société. C’est globalement un refus du risque. Si jamais nous, parlementaires, laissons cette situation de refus du risque dans la société, toute innovation est remise en cause.

Il y a d’autres freins. Je partage ce qu’a dit Nicolas Hulot. Les seuls freins ne sont pas ceux dus au principe de précaution. La lourdeur de notre administration en est un. Un rapport sera rendu le 7 juillet, après 500 à 1 000 heures de travail, sur les freins à la rénovation thermique des bâtiments. Ce n’est pas le principe de précaution, sauf sur un tout petit point. Mais on ferait bien de se pencher sur ce domaine car il y aura sur ce sujet d’efficacité énergétique des développements de technologies très importants.

M. Bernard Accoyer. Nous avions prévus d’entendre Thierry Mandon, mais il a eu une promotion au Gouvernement comme chacun sait, et nous le félicitons.

M. Bernard Bachelier, ancien directeur général du CIRAD, membre du conseil scientifique de la Fondation pour l’innovation politique. J’interviens à la fois au nom de la Fondation pour l’innovation politique et en tant qu’ancien directeur général du CIRAD. Je vais être amené à reprendre un certain nombre de sujets sur les biotechnologies. J’ai suivi l’instruction auprès de Claudie Haigneré, au nom de la recherche, du vote du principe de précaution, et de sa dérive. Je partage le point de vue qu’il n’est pas responsable de tout. Il est intervenu dans une culture d’aversion au risque dans un état de la société qui renvoie l’ensemble des responsabilités individuelles aux pouvoirs publics concernant la sécurité. Les pouvoirs publics doivent être responsables de toute sécurité (un ivrogne se jette dans la rivière, c’est parce qu’il n’y a pas de barrières, ce n’est pas parce qu’il a bu). Sa judiciarisation a entrainé des jugements. Mais surtout, c’est une espèce de dissuasion nucléaire qui a un effet dissuasif sur les pouvoirs publics, qui les amène à interdire et à prendre des mesures restrictives.

Mon thème est la cohérence de l’action publique, et j’aurais tendance à dire que les responsables politiques, pas seulement les juges, portent une responsabilité majeure. Je donnerai un exemple sur les OGM pour l’illustrer, et constitutionnalisation ou pas, une des recommandations devrait être de conduire une évaluation de l’impact sur l’innovation de toute politique publique, et d’en tirer des conclusions opérationnelles.

Je ne suis pas contre un texte sur l’innovation, qui ait un effet déclaratif. Le politique peut être déclaratif, pourquoi pas, mais l’effet du déclaratif repose sur la confiance et la cohérence. Ce n’est pas tellement dans l’air du temps mais on pourrait faire des efforts.

L’exemple des OGM m’est cher, pour la compétitivité de l’agriculture, la compétence de notre recherche publique, notre capacité à participer au développement dans le monde et à économiser finalement les terres, l’eau et les pesticides. Je me rends compte que je suis obligé de me justifier, ce sujet étant tellement minoritaire, il me faut le dire, sinon on va croire que je travaille pour les multinationales. Non, je le fais pour défendre la recherche publique et le développement dans le monde.

Il n’y a plus d’essais aux champs. Or on ne peut pas faire des biotechnologies, de l’amélioration variétale et de la recherche sur la transgénèse sans essais aux champs. Le dernier était à Colmar. Ce n’est pas par hasard, car le processus général ne permet plus d’en mettre en place. Et c’est avec le soutien et la complicité des pouvoirs publics. Le Haut Conseil des biotechnologies (HCB), tel qu’il a été constitué, avec son comité économique et social, n’est plus en mesure d’autoriser des essais aux champs. Ces essais ne sont pas protégés. Les faucheurs ne sont pas condamnés. Qui en est responsable ? Ce n’est pas le principe de précaution. C’est la lâcheté et la démagogie des responsables publics. Je souhaite le dire ici car nous en souffrons beaucoup.

On arrive au bout de la logique : il y a d’une sorte de consensus national, une opinion dominante. Le jugement de Colmar est une aberration. On pousse la logique à un point extrême de cette aberration. Mais ce jugement n’est-il pas représentatif d’un certain état d’esprit global ?

Il y a aussi le mépris dans lequel est tenue l’expertise scientifique. Vous connaissez le rapport sur les risques pour la santé du Monsanto 810 qui a été sorti par Monsieur Seralini en septembre 2012, dans un très grand emballement médiatique. Toutes les évaluations scientifiques, toutes les institutions scientifiques ont montré que ce rapport n’apportait pas de preuves flagrantes, convaincantes, sur les risques pour la santé du MO 810. Mais il a quand même gagné puisqu’on est passé d’essais toxicologiques de trois mois à des essais de deux ans, ce qui, de fait, a tari toute demande d’autorisation de mise sur le marché. Nos entreprises, y compris nos entreprises nationales, ont décidé de ne plus soutenir de dossier de demande de mise sur le marché de variétés issues de transgénèse en Europe. Que va-t-il se passer dans dix ans ? Nous n’aurons plus qu’à demander aux variétés mises au point pour les Américains de transférer des gènes d’intérêt sur les variétés européennes.

DÉBAT

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Merci à Bernard Bachelier d’avoir été aussi clair et aussi précis. Mais notre société est difficile et compliquée, et a peur d’elle-même. Par ailleurs les juges sont le produit de la société. Les mots ont plus de contenu que leur sens. On peut beaucoup interpréter. C’est parfois un peu terrifiant. Le principe de précaution est inscrit dans la Constitution, c’est un fait, même si, à l’époque, je ne trouvais pas cela tout à fait pertinent, je l’avais même écrit. Il n’empêche qu’il n’interdit pas tout. Il dit de faire attention. Et nous aboutissons à un niveau assez sidérant car les essais de Colmar désespèrent tous les acteurs de la science française, et pas seulement ceux des OGM.

Quand on parle aujourd’hui du chlordécone, cela a été un vrai sujet de santé publique. Quand il a été mis dans les champs en Martinique et en Guadeloupe, on ne prévoyait pas du tout le résultat. Il n’y avait pas moyen de le savoir car le niveau de dosage, le ppm, la partie par million, était l’horizon ultime du dosage. C’est désolant et détestable, mais on en fait un symbole d’un drame français, d’une incompétence scientifique et industrielle. Ce n’est pas du tout la même chose. C’est un drame écologique. Dans le même temps, on a laissé faire, l’institution en France a laissé faire. De même, elle savait et n’a pas arrêté la pollution des berges de l’Orbiel dans l’Aude, avec l’exploitation d’une mine d’or utilisant des solvants et des extractants polluants. On le savait. Aujourd’hui, les populations souffrent. On aboutit à rendre une société entière responsable, non pas de sa science et de ses connaissances, mais de la difficulté que l’institution administrative a à appliquer ou à anticiper le monde réel. C’est ce qui se passe actuellement avec des interdictions qui ne sont pas décidées, ou des autorisations qui tardent. On l’a vu dans les années soixante, quatre-vingt, quatre-vingt-dix, sur des médicaments, sur des molécules, et on rend responsable la science et le progrès !

La vraie question est de savoir comment le progrès s’articule dans la traduction administrative et politique. Comme on le sait, le premier pouvoir, c’est les médias, on crée de la peur tout le temps. On ne crée plus de sens, et nous vivons dans un monde où nous avons peur.

Je suis un peu inquiète mais en même temps pleine d’espérance. La France est un beau pays, nous sommes plutôt pas trop mal formés, et nous avons des atouts. Le simple fait qu’on soit là aujourd’hui, nombreux et de très haut niveau, montre qu’il y a une sorte d’ambition qui repart. C’est nouveau, nous ne sommes plus sur le retrait, le regret, le repli, mais sur : « Il va falloir y arriver ».

L’affaire Seralini a donné lieu à des auditions dans cette salle, ordonnancées par la commission des Affaires sociales et la commission du Développement durable. J’ai regardé tous mes collègues députés de gauche et de droite qui ont adopté, les uns comme les autres, des postures claniques. Je me souviens à l’époque, d’avoir demandé à Monsieur Seralini : « Où sont vos données ? » Il m’a répondu : « Je donnerai mes données quand les autres les donneront, notamment le HCB ». C’est inadmissible, or un seul journal s’en est fait l’écho.

Il y a des principes en sciences : l’acquisition de données, la construction et l’énoncé de protocoles, la validation et la vérification par les pairs, y compris quand on se trompe. Dans les domaines dont on parle ici, sur l’innovation, tout cela est balayé par « l’air du temps ».

Je crois, j’espère, j’escompte qu’aujourd’hui nous soyons en train de revenir à des fondamentaux. Je voudrais saluer Monsieur Accoyer qui, avec beaucoup de courage, nous dit, et l’assume, ne pas avoir pris forcément une décision totalement bonne, et j’ai mis beaucoup de bémols dans ma phrase complète. Merci Monsieur Accoyer.

M. Bernard Accoyer. Merci, je suis très sensible à cette remarque, que je prends dans le bon sens, bien sûr.

M. Patrick Hetzel. Pour tirer le fil de ce qu’a dit notre collègue Anne-Yvonne Le Dain, nous sommes à un moment clef. De plus en plus, alors que nous connaissons une société où l’information est de plus en plus diffusée, dans des délais extrêmement courts, il est assez surprenant de constater que ce qui semble dominer, ce n’est plus la rationalité, mais de plus en plus l’irrationalité. Globalement la science recule. Quand j’utilise cette terminologie, la science recule, je ne prends pas comme exemple les centres de recherche. La recherche française, fort heureusement, se porte bien. Mais dans notre société prise au sens large, les réflexes scientifiques ne sont pas toujours au rendez-vous. C’est d’ailleurs le cas à peu près partout : dans l’univers des médias ; dans l’univers économique où l’on a aussi une inhibition qui, de plus en plus à travers ce principe de précaution, est en train d’envahir le monde des entreprises ; et, bien entendu, du côté de la décision publique ; et, a fortiori, dans l’univers politique.

Nous avons une œuvre salutaire à faire, c’est la raison pour laquelle, je pense, l’OPECST a tenu à organiser cette journée. Il est essentiel qu’avec des scientifiques nous contribuions à porter cet esprit scientifique dans notre société. Sans quoi, l’irrationalité va l’emporter. Vous avez été plusieurs à citer cette décision de la cour d’appel de Colmar. Effectivement, nous avons été abasourdis.

Le message d’espoir, et je rejoins ce que disait Anne-Yvonne Le Dain, est que l’ensemble des dirigeants de nos grands organismes de recherche ont fait un communiqué de presse commun, où ils s’inquiétaient d’une telle dérive et de la limitation importante de leur capacité d’action.

Dans les autres pays, les raisonnements ne sont pas les mêmes. Les puissances en matière de recherche qui sont en train de se développer du côté des BRICS, et je pense plus particulièrement à l’Inde, à la Chine, mais aussi au Brésil, sont impressionnantes. Ils ne sont pas en train d’appliquer un principe de précaution de la même manière que nous.

Cela rejoint une question de compétitivité entre nos nations. La science a toujours été un outil important de compétitivité entre les nations. Ce matin a été évoquée aussi la stratégie de Lisbonne. Si nous voulons avoir encore une chance de mettre en œuvre la stratégie de Lisbonne, c’est à dire faire en sorte que l’Europe soit une société de la connaissance, nous avons plus que jamais besoin de placer la recherche et la science au cœur de notre réacteur.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Nous sommes un peu naïfs en France. Actuellement, des entreprises comme Limagrain ou nos rosiéristes par exemple, car nous avons des rosiéristes magnifiques en France, sont en train de se déployer à l’étranger pour développer leur production.

On panique par rapport à quelque chose de visible sur lequel on est talentueux, alors qu’en même temps on trouve tout à fait normal les bébés éprouvette et les enfants bulle. Or les enfants bulle vivent dans des bulles et l’on est sur de l’ingénierie génétique de très haut niveau. On accepte de l’ingénierie génétique extrêmement puissante et très manipulatrice pour sauver notre santé, et on fait paniquer tout le monde avec quelque chose dont on sait depuis vingt ans qu’elle n’a pas d’impact. On ne peut même pas regarder s’il y a un impact environnemental, puisqu’on n’a même pas le droit de les mettre dans des champs. On s’interdit même de pouvoir essayer d’aller voir et de pouvoir.

Puis, pendant un certain temps, on est allé voir dans d’autres pays qui voulaient bien qu’on essaie chez eux, et puis on s’est arrêté. Les entreprises n’ont pas envie, les scientifiques n’ont plus envie.

Prenons aussi le cas de la bière. Il n’y a pas une levure qui ne soit pas bougée génétiquement. Qui le dit ? Qui en parle ? L’argument est le suivant : cela est fait en espaces confinés. On ne peut pas regarder dans des espaces non confinés, sous nos climats, s’il se passe quelque chose. Or, les plantes OGM se déploient dans le monde entier, et personne ne regarde ce qui se passe. On a vraiment un problème ontologique, scientifique, un rapport à la science qui est devenu extrêmement grave et compliqué, puisqu’on s’interdit de vouloir savoir. Par contre on se permet tout quand il s’agit de nous-mêmes, de notre santé, de nos enfants… !

Nous sommes dans un rapport d’individualisation à l’égard du monde qui est terrible car il est réducteur et appauvrissant. L’essor individuel comme valorisation d’un essor collectif et économique, qui est un progrès pour tout le monde, est en train de se retourner contre nous.

M. Bernard Accoyer. D’autres interventions dans la salle sur ce sujet ? On arrive sur l’objet même de cette journée d’auditions, c’est-à-dire quelle initiative prendre pour essayer d’inverser une évolution extrêmement préoccupante, bien résumée par Anne-Yvonne Le Dain.

M. Jean-Yves Le Déaut. Bernard Bachelier a raison, la responsabilité des politiques dans cette affaire, de tous bords, est grande. Je le dis en tant que responsable politique. L’affaire OGM a été traitée par un comité de préfiguration, le Haut conseil des biotechnologies et le président de l’époque avait dit : « S’il y a des éléments nouveaux et un danger, j’interdirai le Monsanto ». Les scientifiques n’ont pas dit qu’il y avait un élément ou un danger nouveau et, néanmoins, le président de la commission l’a affirmé, ce qui a abouti à interdire. Cela m’a fait dire à l’époque que les OGM ont été la victime expiatoire du Grenelle de l’environnement.

Il y a pourtant des problèmes qui se posent. Mais ces questions n’ont pas été abordées sous l’angle de deux vrais sujets : la propriété intellectuelle, le modèle d’agriculture que l’on souhaite. On l’a fait sur l’angle du danger. J’ai visité près de Grenoble en pleins champs la première expérimentation sur des tabacs transgéniques. C’était en 1986, Il y a vingt-huit ans. Si cela avait été dangereux pour la santé, on le saurait maintenant. Il y a des polémiques qui ont duré le même temps. C’est l’angle qui a fait peur.

C’est donc un sujet sur lequel le politique a démissionné. En 2008, j’avais parlé de patate chaude. Sept ans ont été nécessaires pour transcrire la directive européenne. La directive de 2001 a été transcrite en 2008.

Pour les ondes électromagnétiques, c’est exactement la même chose. Pour les nanotechnologies, on est sur la même voie. Une association contre les nanotechnologies a indiqué qu’il ne fallait pas débattre, car débattre, c’est accepter. Comme elle était contre, il ne fallait plus débattre.

Au contraire, l’Office essaie de mettre en œuvre un débat, et la meilleure expertise, le meilleur débat, est collectif et contradictoire.

M. Bernard Bachelier. Il faut déconstruire les amalgames, comme dans le cas des OGM où il y a un amalgame avec la lutte contre les multinationales et la brevetabilité du vivant. Or je rappelle que la seule vraie défense contre cette privatisation du vivant et l’ensemble de la privatisation des résultats de recherche dans le domaine des biotechnologies végétales, c’est la recherche publique.

On ne peut pas imaginer que la France soit un isolat mondial qui va pouvoir éviter la transgénèse.

Celle-ci, par ailleurs, est la matrice de recherche sur les biotechnologies végétales. Ce n’est pas pour autant qu’elle ne produit que des variétés génétiquement modifiées. Mais si elle n’est pas maitrisée avec tous les outils d’informatique, de traitement des données, d’évaluation des variétés – or ces dispositifs sont très importants aux États-Unis –, nous perdrons notre compétitivité.

M. Jean-Yves Le Déaut. Arnaud Montebourg vient d’arriver. Bernard Accoyer va conclure. Claude Birraux et moi-même dirons un tout petit mot, puis nous lui laisserons la parole.

CONCLUSIONS

M. Bernard Accoyer. Monsieur le ministre, merci de nous rejoindre. Vous arrivez juste au moment où sont mis en cause, à juste titre, les politiques, dans une situation qui nous a conduits à consacrer une journée à des auditions concernant une initiative en vue d’élaborer une Charte de l’innovation.

Pour cette dernière table ronde, que j’ai l’honneur de conclure en quelques mots, on peut dire que nous sommes à la croisée des chemins. Nous prenons conscience enfin d’une dérive dangereuse, d’abord pour la recherche publique en France, dont on peut dire hélas qu’elle a disparu dans des secteurs entiers, tels que la transgénèse où notre pays était leader. Les faucheurs volontaires ont fauché les chercheurs. Ils ne sont plus là. Nos Français inventifs, imaginatifs, sont partis développer leurs travaux à l’étranger, et nous rachèterons les produits qu’ils auront ainsi inventés et qui nous nourriront demain, nous soigneront et seront tout simplement l’expression du progrès.

On pourrait dire la même chose dans bien d’autres domaines. Nous avons, dans le secteur de la transgénèse, une responsabilité, à droite comme à gauche, du fait de la complaisance à l’égard des faucheurs volontaires et de l’interdiction, au-delà des normes européennes, d’un certain nombre de plantes génétiquement modifiées. Nous avons une responsabilité dans le domaine des gaz de schiste, puisque nous nous interdisons même la recherche sur de nouvelles méthodes ou la simple évaluation des réserves, alors que nous sommes dans une situation de stress énergétique particulièrement préoccupant. L’électro sensibilité a même donné lieu à un nouveau nom, une nouvelle donnée nosologique en médecine, tout simplement issue de la protestation induite par des organisations sectaires, sur les effets des antennes de radiotéléphonie mobile. On pourrait élargir ce propos. Jean-Yves Le Déaut vient d’évoquer l’obstruction physique faite au débat sur les nanotechnologies, et l’on a pris encore récemment des décisions hâtives sur ce que l’on appelle les perturbateurs endocriniens dont on s’aperçoit maintenant qu’ils ont été remplacés parfois par des produits qui n’ont pas été évalués ou qui ont été insuffisamment évalués, et qui eux ont des effets réels sur la santé.

Le moment est venu de nous réveiller par une initiative probablement législative, dont le niveau devra être précisé. Je suis très circonspect sur une initiative constitutionnelle, car on voit les effets délétères de l’introduction du principe de précaution. Je le dis car j’en suis désormais convaincu, après avoir beaucoup travaillé pour l’introduire et ensuite en avoir constaté les mauvais effets. Si nous introduisions de nouvelles dispositions, nous risquerions d’avoir encore d’autres complications. La seule solution, politiquement incorrecte et impossible, c’est même scandaleux ce que je dis, ce serait de l’enlever. Mais bon courage à celui qui le mettra dans son programme politique, ou plutôt bonne chance !

Monsieur le Ministre, vous voyez bien qu’il ne nous reste qu’à prendre des initiatives pour les hommes et les femmes de bonne volonté, qu’ils soient politiques ou, encore plus, scientifiques, voire les deux. Il vous reste quant à vous, Monsieur le Ministre, à donner l’élan qui vous caractérise, le courage politique, pour inverser cette tendance, ce tsunami, qui ne doit pas submerger la recherche française.

M. Claude Birraux. J’emprunterai à Étienne Klein le titre de son livre pour définir l’urgence qu’il y a à intervenir dans ce domaine de la recherche et de l’innovation : Le facteur temps ne sonne jamais deux fois. Il est temps que ce pays prenne la culture de l’innovation, et que l’introduction d’un principe d’innovation soit le déclic qui permette à l’ensemble de la société de s’approprier cette culture d’innovation.

Nous avons eu des débats, mais un peu trop franco-français. À tous ceux qui sont ici, je vous conseille d’aller à Leuwen, à Louvain-la-Neuve, pour voir comment les centaines de structures dont a parlé tout à l’heure Geneviève Fioraso, sont appropriées à l’intérieur de l’université, par une seule structure. Le vice-recteur de Louvain-la-Neuve, chargé de la valorisation s’appelle le vice-recteur délégué au service à la société. Et vous changez tout dans l’état d’esprit. Le service à la société… On arrivera à ce service à la société en mobilisant toutes les ressources de la démocratie, des sciences dures, des sciences humaines et sociales. Elles sont partie intégrante du principe d’innovation.

En écoutant les uns et les autres sur les barrières, il m’est revenu en tête, pour mettre une petite note d’ambiance, ce poème de Raymond Devos, « Je hais les haies, qui se termine un peu comme ceci, je hais les haies, qu’elles soient en dur, qu’elles soient en mou, je hais les haies qui sont des barrières entre nous ».

M. Jean-Yves Le Déaut. Très rapidement, pour laisser la parole au ministre, je voudrais remercier Arnaud Montebourg d’être présent. C’est lui qui a tenu à être là aujourd’hui, dans un agenda difficile. Il défend fortement l’innovation dans notre pays. C’est la raison pour laquelle nous l’avons invité.

Notre pays a des atouts, cela a été bien indiqué dans le domaine de la recherche, des PME, des entreprises. Ses entrepreneurs, ses chercheurs, rencontrent des freins à leur développement. Tous les freins, Nicolas Hulot l’a dit ce matin, ne sont pas tous liés au principe de précaution. Certains d’entre nous, et notamment Bernard Accoyer, étaient sur une autre longueur d’onde que Nicolas Hulot. Mais il est vrai que le principe de précaution n’est pas la cause de tous les freins que l’on rencontre. Certaines précautions ne sont pas que dans le principe. Il y a des lenteurs administratives, ou des simplifications que l’on devrait faire. Thierry Mandon devait en parler mais nommé récemment ministre, il n’est plus député, et n’a pas pu venir aujourd’hui.

On constate qu’en situation d’incertitude, l’administration se protège et ouvre des « parapluies à six étages », ce qui induit des lenteurs et des blocages regrettables. D’autres freins sont culturels. On n’apprend pas suffisamment à l’école l’esprit d’initiative. Néanmoins, dans nos pays industriels, nous ne pourrons juguler la crise que si l’on développe des secteurs économiques nouveaux, même s’il n’y a pas une concordance de temps entre les pertes d’emplois industriels et le développement de nouvelles industries.

Certains, comme Jean-Hervé Lorenzi, ont remarqué qu’il était très difficile de détecter les nouveaux secteurs prometteurs. Il y a quand même des secteurs où l’on discerne les ruptures technologiques de demain, même si l’on est dans l’impossibilité de dire quand elles se produiront. Je pense par exemple au stockage de l’énergie, à la chirurgie robotique, à la physique des bâtiments pour améliorer leur efficacité énergétique. Il existe donc des secteurs sur lesquels nous devons concentrer nos efforts. Pour cela, il nous faut inventer un système qui nous permette globalement de lever ces freins au progrès. Certains ont dit qu’il fallait accélérer le mouvement. Quoi qu’il en soit, il faut lever au plus vite les freins excessifs.

Si le principe de précaution n’en est pas la cause, l’ambiance qui en résulte, a été bien analysée par plusieurs intervenants. L’affaire des OGM et le jugement de Colmar, qui reproche à l’État de ne pas avoir pris les précautions suffisantes pour l’environnement, alors que les règles de droit avaient pourtant été suivies, illustrent les dérives qu’il faut combattre. Le climat qui en résulte gêne l’innovation, et l’on peut craindre que si l’innovation ne se développe pas en France, elle le sera dans d’autres pays. Nous serons alors obligés d’acheter des brevets dont nous aurions pu être à l’initiative.

J’ai rédigé avec Claude Birraux un rapport sur L’innovation à l’épreuve des peurs et des risques il y a deux ans. L’audition d’aujourd’hui en est la suite. Nous avons souhaité faire un bilan de notre politique d’innovation.

Je sais que vous êtes convaincu, Monsieur le Ministre, de cette analyse et des évaluations que nous faisons. Le plan innovation que vous avez lancé va dans le bon sens. Il faut porter cette question au plus haut niveau de l’État afin que la culture du risque soit mieux acceptée dans notre pays. Je le disais en introduction, innover, c’est changer, changer c’est risquer, et si jamais on ne risque rien, on ne progressera pas. La croissance restera en berne, et les emplois détruits ne seront pas remplacés. Il faut donc que nous réussissions par des mesures concrètes ou symboliques, à montrer que nous voulons changer la donne. Pour changer la donne au niveau d’un texte, nous sommes un certain nombre de parlementaires décidés à avancer sur ces sujets. Le Sénat, Michel Berson l’a rappelé ce matin, a déjà voté une proposition de modification de la Constitution. Bernard Accoyer a également annoncé qu’il prendrait une initiative.

Les travaux d’aujourd’hui montrent qu’il vaut mieux se concentrer sur une modification de la loi actuelle plutôt que changer la Constitution. Cette loi pourrait définir les conditions d’application du principe de précaution, instaurer un principe d’innovation, afin de permettre la transformation économique de ce pays, permettre la transition énergétique, permettre de relever de grands défis technologiques de demain.

Voilà, Monsieur le Ministre, notre état d’esprit. Le gouvernement doit prendre des décisions fortes pour que la recherche française, qui est très bonne, débouche sur des PME, des PMI dynamiques, sur le développement économique et la création d’emplois.

M. Arnaud Montebourg, ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique. Merci à l’OPECST, qui joue un rôle d’éclairage de la décision publique, mais aussi de l’opinion publique. Il permet de ne pas être enfermé dans les enjeux du court terme, politiques, économiques, ou même technologiques, et d’ouvrir ce type de débat, dont je me félicite, et auquel j’ai tenu à participer.

Qu’on en soit à se poser la question de l’innovation est en soi préoccupant, car elle est inscrite dans la génétique humaine. L’homme n’est pas figé, il est lui-même un produit de l’évolution. Il y a une loi de l’évolution. Si l’évolution est invisible, elle est sensible et la capacité des historiens de l’humanité, des anthropologues à reconstituer l’évolution et le mouvement est directement en rapport avec la question prométhéenne : « Est-ce que l’homme lui-même est acteur de son destin, ou subit-il par son immobilisme ce que le temps lui-même met à l’ordre du jour des sociétés ? »

Tous ceux qui resteront immobiles et n’auront pas recherché les remèdes à leurs problèmes en subiront les maux. C’est je crois une phrase mal reconstituée de Francis Bacon. Nous avons à imaginer comment nous-mêmes prenons en main le destin de ce qu’est cette évolution, comment nous la conduisons et non pas la subissons, et comment nous la choisissons en fonction de certaines préférences collectives, de valeurs exprimées dans le cadre démocratique et par l’outil démocratique.

Pour moi, il n’y a rien de donné. Le chemin de l’humanité s’est fait par l’histoire et il continuera à se faire sur les plans de la technologie et de l’économie, par l’histoire encore avec, parfois, ses phases les plus sombres, tragiques, ou glorieuses ou heureuses. C’est à nous de décider, et donc de nous convaincre d’ouvrir ces débats, de mesurer ce qu’est une évolution technologique, de regarder en face les risques et les avantages, les atouts, et surtout, c’est ce que je partage avec tous ceux qui ont provoqué cette réunion, de croire dans le progrès. Je fais partie de ces croyants. Heureusement, cette croyance est partagée, même si l’on désespère parfois, chacun dans notre intimité de citoyen. Mais les êtres humains ont toujours eu foi dans l’avenir. Sinon ils ne seraient pas là. Ils auraient sûrement disparu, comme l’humanité toute entière.

Cet instinct de survie, c’est celui qui nous porte vers l’avant, vers le mouvement, et comme l’être humain a cette chance, par rapport à l’animal, de ne pas être victime de ses instincts, comme dirait Bergson, il est acteur. Il décide et, heureusement, c’est dans une enceinte parlementaire que l’on évalue et que l’on décide.

L’innovation technique est d’abord, je crois, une passion de l’humanité. Toutes les sociétés, en ce moment, vivent une crise de mutation, sur fond d’une croissance démographique jamais connue, dans un moment où les ressources n’ont jamais été autant considérées comme finies. Il y a de moins en moins de ressources naturelles pour une humanité dont le périmètre explose. Ce sont des défis considérables, qu’illustre l’affaire du climat mais aussi la question des terres rares, qu’on pourrait décliner dans tous les champs de l’inquiétude sociétale. On pourrait s’y mettre tous. On aurait tous un sujet à mettre à l’ordre du jour.

Toutes les nations cherchent le progrès, pour ne pas perdre ce qu’elles ont constitué tout en économisant les ressources et en servant le plus grand nombre. C’est cela le progrès pour moi aujourd’hui, si l’on prend les deux éléments de l’équation, pour trouver le résultat.

La France elle-même a pris sa place dans cette course mondiale ininterrompue, cette déferlante technologique de l’innovation. Sous cette législature, je voudrais dire à quel point d’ailleurs elle a des soutiens dans le Gouvernement, pas seulement au Parlement, puisque nous avons mené une politique de l’innovation dont je faisais l’addition en venant vous voir.

Si j’énumère ce que nous avons construit ou repris de nos prédécesseurs, il faudra leur rendre cet hommage puisque en la matière la continuité est non seulement nécessaire mais doit être saluée : les 34 plans de la nouvelle France industrielle additionnent 3,7 milliards d’argent public du grand emprunt et vont permettre certainement de lever pas très loin de 20 milliards d’investissement privé. Des entreprises, des laboratoires publics et privés, des PME investissent dans ces 34 projets dont les feuilles de route vont être terminées le 8 juillet. On pourra apercevoir ce que la société française, les entreprises, le Gouvernement, les administrations, des entreprises publiques, comme le CEA ont été capables d’imaginer, de financer, de mettre en œuvre, d’organiser. On verra que la France est une nation particulièrement créative.

Je veux parler de la sanctuarisation du crédit impôt-recherche, étendu dans cette législature à l’innovation, le design, le prototype. Je veux parler des jeunes entreprises innovantes, programme qui a pris de l’ampleur. Le concours mondial à l’innovation a été lancé comme message à destination du reste du monde sur ce qu’est une France qui veut créer sur son territoire. Le soutien aux pôles de compétitivité s’est maintenu, avec ma présence à l’Industrie et celle de Madame Pellerin. Les crédits de l’innovation sont sanctuarisés. Il y a 3 000 entreprises qui sont soutenues aujourd’hui dans une stratégie dynamique visant à faire des TPE des futures PME, des PME de futures ETI, et des ETI allant lever de l’argent sur les marchés et se faire coter en bourse. La BPI les accompagne dans les différents passages.

Le crowdfunding est une alternative au monopole bancaire et permet particulièrement de financer l’innovation. Je pense aux ONFI, les fameux Objets de la Nouvelle France Industrielle où, chaque semaine à Bercy, les aventures humaines, entrepreneuriales, d’innovation, viennent se faire applaudir par des gens passionnés. Elles sont devenues maintenant une sorte de club d’investisseurs. Je ne parle pas des quartiers numériques, de la Frenchtech, des plateformes du CEAtech visant à transmettre la technologie à des PME. Trois ont été créées à Bordeaux et Toulouse. Il y en aura trois dans l’Est. Ces plateformes visent à transmettre l’innovation au secteur privé à partir des brevets accumulés par la recherche publique.

Tout cela est le choix de l’innovation, et il est vrai que lorsqu’on aborde la question de l’équilibrage par le principe de l’innovation du principe de précaution, on est d’abord frappé par la sincérité du constituant quand il a approuvé le principe de précaution. Lorsqu’on regarde littéralement ce qu’il signifie, ce n’est pas : « J’ai peur, donc je bloque tout », c’est : « Si j’ai peur, je vérifie que j’en ai de bonnes raisons, et si je ne les trouve pas, je laisse faire ». C’est cela le principe de précaution tel qu’il est imaginé, construit, positionné par le constituant dans la Charte de l’environnement.

D’ailleurs, il y aurait de bonnes raisons à le faire interpréter par la juridiction constitutionnelle. Elle ne dirait pas autre chose, jugement de Colmar ou non. La juridiction constitutionnelle a autorité sur tout l’ordonnancement juridique et juridictionnel. Il serait bon qu’il y ait une jurisprudence sur le sujet qui permette, grâce à la question préalable de constitutionnalité, d’en faire surgir la substance.

Pour moi, le principe de précaution est autant de bon sens que le principe d’innovation. Mais il est nécessaire qu’il y ait un équilibre. Ces deux principes doivent se modérer l’un au contact de l’autre, et il n’est pas pensable qu’une nation qui aime tant l’innovation, qui a tant créé de choses, qui en créera encore d’innombrables, puisse elle-même s’interdire des débats dans la forme démocratique. L’interrogation sur une technologie, un procédé, une technique, est tout à fait normale. Il est tout à fait normal qu’il y ait un débat public, notamment devant les institutions chargées par la République de dire et de décider. Cela n’empêche pas la discussion avec la société. Il y a beaucoup d’organisations non gouvernementales qui participent à l’édification de la position publique, et il est parfaitement justifié que les institutions tranchent, dans un cadre modéré, équilibré, où chacun a sa place. Cela me parait raisonnable comme construction.

Ce que je n’admets pas, et ce qui me rebute, c’est qu’il soit interdit d’évaluer, de rechercher, de connaître. Je n’accepte pas le terrorisme intellectuel ou parfois physique, cela a été dit par d’autres avant moi à cette table, qui consisterait à refuser la recherche visant à dépasser certaines frontières posant précisément problème, telles qu’elles sont identifiées. Le Gouvernement n’a pas de raison d’accepter que nous puissions ne pas laisser la science progresser, sous le contrôle démocratique des institutions de la République.

Qu’il s’agisse ou non de technologies stigmatisées par certains corps de la société, il n’y a pas de droit à interdire le progrès humain et scientifique. Il y a une nécessité, un droit universel à l’évaluer, et à en partager les avantages ou les inconvénients, et à prendre les décisions.

Voilà pourquoi je trouve particulièrement heureux que vous vous empariez de la question de l’innovation, que vous en fassiez un cheval de bataille et que vous cherchiez tout légitimement à la placer en face du principe de précaution. Cela aurait dû être fait depuis longtemps dans l’interprétation que nous devons faire du principe de précaution, dans son application concrète, et le Gouvernement veillera toujours, lorsqu’il y aura des inquiétudes, à ce qu’il y ait des évaluations. Là où il y a une méconnaissance, il y a des recherches, là où il y a l’obscurité, nous rechercherons la lumière, car nous ne sommes pas un gouvernement d’inspiration obscurantiste.

M. Jean-Yves Le Déaut. Merci beaucoup d’être venu pour cette journée particulièrement dense.

CONCLUSIONS ADOPTÉES PAR L’OFFICE LORS DE SES RÉUNIONS
DES 4 ET 26 NOVEMBRE 2014

Cette audition publique avait des objectifs précis. Les débats ont permis de mieux les cerner.

Il s’agissait de savoir si la reconnaissance en droit d’un principe d’innovation serait utile pour encourager et préserver la recherche et l’innovation, et de déterminer s’il était souhaitable mais aussi possible d’inscrire dans la Constitution un tel principe, afin qu’il puisse équilibrer le principe de précaution.

Un large accord s’est manifesté sur la nécessité de promouvoir l’innovation, la recherche et le progrès scientifique. Tous les intervenants ont par ailleurs insisté sur le caractère multiforme de l’innovation : technique et technologique, certes, mais aussi économique, social, sociétal, culturel. Il est apparu nécessaire de proclamer un principe d’innovation qui pourrait être le pendant du principe de précaution, lequel mériterait par ailleurs d’être précisé.

La quasi-totalité des participants ont relevé les problèmes découlant de l’interprétation et de l’application par certains juges du principe de précaution inscrit à l’article 5 de la Charte de l’environnement, dans des affaires portées à leur connaissance concernant les antennes de téléphonie mobile et les OGM, à Versailles et à Colmar. Or cet article 5 concerne l’environnement et non des matières relevant du code de la santé ou du code de l’urbanisme.

Les constitutionnalistes présents ont toutefois fait remarquer que ce principe de précaution n’avait conduit ni le Conseil constitutionnel, ni le Conseil d’État, ni la Cour de Cassation à prendre des dispositions conduisant à l’inaction.

Cette remarque conforte la conviction des promoteurs de l’innovation qui estiment que le principe de précaution est d’abord un principe d’action.

Est-il nécessaire dans ce contexte de modifier la Charte de l’environnement, comme le souhaite le Sénat qui vient à cette fin d’adopter une proposition de loi constitutionnelle ? Un grand nombre d’intervenants a estimé qu’il serait complexe et aventureux de modifier la Constitution, et qu’il était donc préférable de recourir à la voie législative pour rétablir un équilibre entre précaution et innovation.

Afin de mieux équilibrer précaution et innovation, les intervenants ont dans leur grande majorité proposé deux pistes de réflexion :

Il importe tout d’abord de préciser les conditions d’application du principe de précaution :

Ce principe a vocation à être utilisé en cas de risque scientifiquement déterminé de dommages graves et irréversibles, dans un contexte d’incertitude scientifique. Il n’a pas pour but d’interdire toute recherche et expérimentation.

Le principe de précaution ne doit pas s’opposer à l’acceptation des risques s’ils sont évalués et qu’il apparaisse que les bénéfices attendus sont supérieurs aux inconvénients potentiels. Il n’a pas vocation à être utilisé pour bloquer le développement de nouvelles technologies dont les dommages éventuels n’ont pas été prouvés.

Il doit avoir pour corollaire de redoubler les efforts de recherche en cas d’incertitudes scientifiques.

Lorsque les dommages qu’il vise à prévenir ne sont pas irréversibles, les mesures envisagées doivent faire l’objet d’évaluations et de mesures d’impact. Elles doivent être provisoires et proportionnées et conduire à établir la nature du risque en termes de gravité et de réversibilité.

L’évaluation de ces risques doit viser une bonne adéquation entre précaution et innovation. Cette évaluation, basée sur une approche pluridisciplinaire, et sur une expertise indépendante et transparente, contribue à l’élaboration des décisions que les autorités publiques prendront, de même qu’à l’information du public.

Il importe ensuite de définir ce que serait un principe d’innovation,

- en précisant notamment que l’innovation a vocation à améliorer la qualité de la vie, le développement durable, la santé et le bien-être des citoyens ;

- en soulignant que l’innovation doit être accompagnée par les pouvoirs publics, tant au plan fiscal que réglementaire (d’où l’importance d’une pérennité du crédit impôt-recherche), du fait des freins qui gênent son développement, alors qu’au plan mondial elle a tendance à s’accélérer rapidement.

Ces réflexions étant surtout déclaratoires et destinées à préciser l’intention du législateur, l’OPECST estime, dans un premier temps, qu’il serait possible de modifier le droit existant sur quatre points, sans remettre en cause le principe de précaution :

Amendement n° 1

Insérer à la fin du titre III du code de la recherche un titre additionnel intitulé « Le principe d’innovation ».

Le premier chapitre de ce titre serait intitulé « Définition du principe d’innovation » et disposerait que « Le principe d’innovation garantit le droit pour tout organisme de recherche et tout opérateur économique de mettre en place et de conduire des activités consistant à développer des produits, services, procédés, modes d’organisation, pratiques sociales ou usages nouveaux ou sensiblement améliorés par rapport à ce qui est disponible sur le marché. »

Amendement n° 2

Insérer après le premier chapitre (nouveau) du Titre III (nouveau) du code de la recherche, un second chapitre intitulé « Conditions d’application » et disposant que « Ce principe est facteur de développement des connaissances scientifiques et de progrès technique, social et humain, au service de la société. Il est garanti par les autorités publiques dans l’exercice de leurs compétences et sert notamment de référence dans l’évaluation des bénéfices et des risques conduite par ces autorités. Les autorités publiques promeuvent ce principe dans le cadre de la détermination et de la mise en œuvre des politiques nationales ».

Amendement n° 3

Insérer dans le code administratif, après l’article L311-2, un article additionnel ainsi rédigé :

« Le Conseil d’État est compétent pour connaître, en premier et dernier ressort, des litiges fondés sur l’article 5 de la Charte de l’environnement mettant en jeu une innovation, à savoir une activité visant à développer des produits, des procédés, des modes d’organisation, des usages ou des services nouveaux ».

Amendement n° 4

Un décret en Conseil d’État détermine les conditions dans lesquelles un avantage est accordé aux entreprises innovantes lorsqu’une collectivité publique choisit un prestataire, ainsi que les conditions dans lesquelles un suivi de cet avantage est assuré, notamment en lien avec l’attribution de subventions.

L’exposé sommaire de cet amendement préciserait que le décret pris en conséquence devrait modifier le code des marchés publics sur deux points :

À l’article 48 :

« Il est inséré au II de l’article 48 du code des marchés publics, après les mots « notamment à des petites et moyennes entreprises telles que définies par l'article 8 de l'ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat, ou à des artisans », les mots « ou, sans préjudice de la mise en œuvre d’un partenariat d’innovation au sens des articles 70-1 et suivants du présent code, à des entreprises développant des activités innovantes. Les pouvoirs adjudicateurs prévoient une telle disposition dans l’avis d’appel public à la concurrence ou dans les documents de la consultation pour des marchés publics correspondant, pour chaque année civile, à un montant total qui ne peut être inférieur à 3 % du montant annuel total desdits marchés.

Lorsque le pouvoir adjudicateur demande aux candidats d’indiquer dans leur offre la part du marché qu’ils ont l’intention de sous-traiter à des entreprises développant des activités innovantes, l’avis d’appel public à la concurrence ou les documents de la consultation précise les critères qui seront utilisés par le pouvoir adjudicateur pour évaluer le caractère innovant des solutions proposées par les entreprises. Ces critères doivent être conformes aux principes fondamentaux de la commande publique garantis à l’article premier du code. »

À l’article 131 :

« Il est inséré au second alinéa de l’article 131 du code des marchés publics, après les mots, « L'observatoire produit des données sur la part des marchés publics obtenus par des petites et moyennes entreprises », les mots « et par des entreprises développant des activités innovantes ».

EXTRAIT DE LA RÉUNION DE L’OPECST DU 4 NOVEMBRE 2014 PRÉSENTANT LES CONCLUSIONS DE L’AUDITION PUBLIQUE

L’OPECST a examiné, sur rapport de M. Jean-Yves Le Déaut, un projet de conclusions de l’audition publique sur le principe d’innovation du 5 juin 2014.

« M. Jean-Yves Le Déaut, président de l’OPECST : Cette audition publique avait des objectifs précis. Les débats ont permis de mieux les cerner.

Il s’agissait de savoir si la reconnaissance en droit d’un principe d’innovation serait utile pour encourager et préserver la recherche et l’innovation, et de déterminer s’il était souhaitable mais aussi possible d’inscrire dans la Constitution un tel principe, afin qu’il puisse équilibrer le principe de précaution.

Un large accord s’est manifesté sur la nécessité de promouvoir l’innovation, la recherche et le progrès scientifique. Tous les intervenants ont par ailleurs insisté sur le caractère multiforme de l’innovation : technique et technologique, certes, mais aussi économique, social, sociétal, culturel. Il est apparu nécessaire de proclamer un principe d’innovation qui pourrait être le pendant du principe de précaution, lequel mériterait par ailleurs d’être précisé.

La quasi-totalité des participants ont relevé les problèmes découlant de l’interprétation et de l’application par certains juges du principe de précaution inscrit à l’article 5 de la Charte de l’environnement, dans des affaires portées à leur connaissance concernant les antennes de téléphonie mobile et les OGM, à Versailles et à Colmar. Or cet article 5 concerne l’environnement et non des matières relevant du code de la santé ou du code de l’urbanisme.

Les constitutionnalistes présents ont toutefois fait remarquer que ce principe de précaution n’avait conduit ni le Conseil constitutionnel, ni le Conseil d’État, ni la Cour de Cassation à prendre des dispositions conduisant à l’inaction.

Cette remarque conforte la conviction des promoteurs de l’innovation qui estiment que le principe de précaution est d’abord un principe d’action.

Est-il nécessaire dans ce contexte de modifier la Charte de l’environnement, comme le souhaite le Sénat qui vient à cette fin d’adopter une proposition de loi constitutionnelle ? Un grand nombre d’intervenants a estimé qu’il serait complexe et aventureux de modifier la Constitution, et qu’il était donc préférable de recourir à la voie législative pour rétablir un équilibre entre précaution et innovation.

Afin de mieux équilibrer précaution et innovation, les intervenants ont dans leur grande majorité proposé deux pistes de réflexion :

Il importe tout d’abord de préciser les conditions d’application du principe de précaution :

Ce principe a vocation à être utilisé en cas de risque scientifiquement déterminé de dommages graves et irréversibles, dans un contexte d’incertitude scientifique. Il ne doit pas conduire à interdire recherche et expérimentation.

Il ne doit pas s’opposer à l’acceptation des risques en cas d’incertitudes scientifiques, si ces risques n’ont pas d’effets dommageables immédiats et irréversibles. Il n’a pas vocation à être utilisé pour bloquer le développement de nouvelles technologies dont les dommages éventuels n’ont pas été prouvés.

Il doit avoir pour corollaire de redoubler les efforts de recherche en cas d’incertitudes scientifiques.

Lorsque les dommages qu’il vise à prévenir ne sont pas immédiats et irréversibles, les mesures envisagées doivent faire l’objet d’évaluations et de mesures d’impact. Elles doivent être provisoires et proportionnées aux effets ainsi estimés et conduire à établir la nature du risque en termes de gravité et de réversibilité.

L’évaluation de ces risques doit viser une bonne adéquation entre précaution et innovation. Cette évaluation, basée sur une approche pluridisciplinaire, et sur une expertise indépendante et transparente, contribue à l’élaboration des décisions que les autorités publiques prendront, de même qu’à l’information du public.

Il importe ensuite de définir ce que serait un principe d’innovation :

- en précisant notamment que l’innovation a vocation à améliorer la qualité de la vie, le développement durable, la santé et le bien-être des citoyens ;

- en soulignant que l’innovation doit être accompagnée par les pouvoirs publics, tant au plan fiscal que réglementaire (d’où l’importance d’une pérennité du crédit impôt-recherche), du fait des freins qui gênent son développement, alors qu’au plan mondial elle a tendance à s’accélérer rapidement.

Ces réflexions étant surtout déclaratoires et destinées à préciser l’intention du législateur, l’OPECST estime, dans un premier temps, qu’il serait possible de modifier la législation existante sur trois points :

- en insérant à la fin du titre III du Code de la recherche un titre additionnel intitulé « le principe d’innovation ».

Le premier chapitre de ce titre serait intitulé « définition du principe d’innovation » et disposerait que « le principe d'innovation garantit le droit à l'exercice de l'activité de commerce et d'industrie consistant à développer des produits, des procédés ou des services nouveaux ».

Son second chapitre serait intitulé « conditions d’application » et disposerait que « le principe d’innovation contribue au développement des connaissances scientifiques, à la promotion de l’innovation et au progrès technique au service de la société. Il sert de référence à une évaluation des bénéfices et des risques, ainsi qu’à une application adaptée du principe de précaution dans les domaines non visés par l’article 5 de la Charte de l’environnement. »

- en insérant dans le code administratif, après l’article L311-2, un article additionnel ainsi rédigé :

« Le Conseil d’État est compétent pour connaître, en premier et dernier ressort, des litiges fondés sur l’article 5 de la Charte de l’environnement mettant en jeu une innovation.

Une innovation est une activité de commerce et d’industrie visant au développement d’un produit, d’un procédé ou d’un service nouveau. »

- en indiquant dans le Code des marchés publics que 3 % des montants des marchés publics doivent être consacrés à des solutions ou à des entreprises innovantes.

Cette proposition qui rejoint l’une des recommandations de la Commission Innovation 2030 est une généralisation des idées du Small Business Act.

Ces conclusions, qui ne remettent pas en cause la Constitution, maintiennent le principe de précaution.

Un débat a suivi ce projet de conclusions.

M. Denis Baupin, député : Je m’étonne que de telles propositions soient examinées aujourd’hui, sans qu’elles aient été communiquées auparavant aux parlementaires, alors qu’elles sont complexes et importantes et qu’elles doivent être validées. Il est de même étonnant que l’on oppose principe d’innovation et principe de précaution, alors que le titre du colloque concernait le principe d’innovation

Je ne serai pas de ceux qui affaibliront le principe de précaution. Si vous dites qu’il faut que les dommages soient prouvés pour appliquer le principe de précaution, il ne s’agit plus de précaution mais de prévention. J’espère que l’on mettra en place des dispositions de protection. Je souhaite donc recevoir le texte que vous avez préparé.

Je suis d’accord que mettre un nouveau principe dans la Constitution complexifierait encore le droit. Je suis pour l’innovation mais pas pour l’innovation contre la précaution. Je suis pour la précaution qui incite à l’innovation. Le principe d’innovation doit être un principe d’application du principe de précaution, car plus il y a de contraintes, plus il y a d’innovation.

En l’état, je ne pourrai pas voter votre projet. Je souhaiterais que nous le rediscutions.

M. Jean-Yves Le Déaut : Le droit actuel dispose qu’il faut que les dommages soient prouvés.

M. Daniel Raoul, sénateur : Il y a un problème d’interprétation de l’article 5 de la Charte de l’environnement, y compris de la part des tribunaux, notamment à Colmar, qui conduit à un blocage de la recherche et de l’innovation. Cette situation est scandaleuse et inadmissible, après les nombreuses consultations avec les organismes de recherche et les élus locaux. La recherche sur le court noué est ainsi devenue impossible.

L’interprétation de Denis Baupin va dans le sens de la dérive de l’interprétation de l’article 5. Il faut donc recadrer la situation pour éviter des interprétations erratiques des tribunaux.

Sur les amendements proposés par Jean-Yves Le Déaut, je voudrais remarquer que l’innovation concerne certes le commerce et l’industrie, mais aussi les services, le marketing, le management et les ressources humaines. Il faut donc l’élargir pour prendre en compte tous ces aspects.

M. Jean-Yves Le Déaut : Sur un tel sujet, nous n’aurons pas tous la même interprétation. J’ai ouvert trois pistes qui conduisent à une version douce maintenant le principe de précaution, mais qui soutient l’innovation. Il y a des freins à l’innovation, mis en évidence dans plusieurs rapports. Si nous ne faisons rien, nous ne développerons pas l’économie de notre pays. Il faut avancer en levant les freins existants.

Je vous propose de réfléchir aux conclusions que je vous ai présentées et qui ouvrent des pistes. Vous les recevrez, nous en discuterons lors de notre prochaine réunion et passerons au vote. »

*

* *

EXTRAIT DE LA RÉUNION DE L’OPECST DU 26 NOVEMBRE 2014 PRÉSENTANT LES CONCLUSIONS DE L’AUDITION PUBLIQUE

L’OPECST a à nouveau examiné, sur rapport de M. Jean-Yves Le Déaut, un projet de conclusions de l’audition publique sur le principe d’innovation du 5 juin 2014.

« M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST : Le 4 novembre, il a été décidé de reporter l’adoption de ces conclusions, suite à la demande de Denis Baupin et de Marie-Christine Blandin, membres de l’OPECST, que j’ai volontiers acceptée.

J’ai depuis lors reçu des projets de modifications des conclusions qui avaient été présentées le 4 novembre. J’en ai tenu compte ce qui me conduit aujourd’hui à présenter des amendements plus précis et à gommer certains termes – j’enlève notamment la référence à des effets dommageables immédiats pour qualifier les risques auxquels le principe de précaution ne doit pas s’opposer.

Denis Baupin et Marie-Christine Blandin m’ont fait savoir qu’ils ne souhaitaient pas être associés à ce texte. Leur contribution sera annexée à ce rapport. J’ai moi-même préparé une contribution de réponse, et vous incite tous, si vous le souhaitez, à m’envoyer votre contribution.

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice : Je vous remercie d’avoir différé la validation de ces conclusions. Nous partageons avec vous l’appel à l’innovation, essentielle pour l’efficience énergétique qui sera un élément déterminant pour l’avenir des générations futures. Je pense que vous acceptez l’idée qu’on ne parle pas de n’importe quelle innovation et que toute innovation n’est pas bonne à prendre, comme l’ont relevé Claudie Haigneré et Jean-Hervé Lorenzi. Il y a aussi unanimité pour dire qu’il est interdit de faire dans un laboratoire P2 les expériences qu’on fait dans un laboratoire P4. Il existe donc des restrictions au principe d’innovation.

Mais nous sommes globalement en désaccord sur le fond, car les textes existants sont équilibrés : le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a valorisé l’application du principe de précaution, et la loi sur l’enseignement supérieur et la recherche appelle fort bien à une recherche tournée vers l’innovation. En revanche, votre texte souffre d’une erreur : il confond à un endroit risque et danger. Le risque n’a pas des effets et repose sur un ensemble de probabilités d’effets ; le danger est avéré et l’on s’en garde par des mesures de prévention. Il faut modifier votre formulation. Par ailleurs le principe d’innovation que vous proposez est trop péremptoire. Il est vrai que cette proposition résulte d’auditions minutieuses, mais certaines personnes que vous avez entendues appartiennent trop au monde de la finance et sont trop proches de fonds d’investissement.

Je vous remercie d’accepter que notre contribution soit publiée. C’est tout à fait l’esprit de l’Office. Cela permettra à nos collègues de se faire une opinion.

Quant à vos amendements sur les marchés publics, il faudrait qu’ils soient plus explicites que leur première version.

M. Jean-Yves Le Déaut : Votre contribution est très utile. Nous avons modifié l’exposé des motifs des conclusions présentées le 4 novembre. Notre texte final maintient le principe de précaution. S’il n’est pas souhaitable de modifier ce principe, il faut, en revanche, définir son champ d’application car l’article 5 de la Charte de l’environnement ne vise que l’environnement. Même si une jurisprudence l’a élargi aux problèmes de santé quand les problèmes d’environnement ont des conséquences dans le domaine de la santé, tous les problèmes de santé ne sont pas pris en compte. Au sujet des ondes électromagnétiques, le Conseil d’État a été obligé de faire un condensé de divers jugements. La situation n’est donc pas bonne. À propos du jugement de Colmar, je rappellerai que la loi de 2008 avait trouvé un équilibre. Le juge a ensuite dit que les précautions n’avaient pas été respectées, dans la mesure où il s’agissait d’une expérimentation en plein champ. Mais celle-ci avait toutefois été autorisée par la Commission du génie biomoléculaire préexistant au Haut conseil des biotechnologies. Le juge n’a pas tenu compte de la loi. Il n’est donc pas étonnant que le procureur se soit pourvu en cassation.

On voit bien que des problèmes se sont posés car la problématique traitée a été élargie. On est tous d’accord pour remarquer que la société française est bloquée et que l’innovation est freinée dans notre pays.

Nous sommes d’accord avec vos préoccupations. J’ai déjà modifié le texte des conclusions. Je suis, par ailleurs, d’accord pour considérer qu’il y a une différence entre risques et dangers. Nous allons reformuler cette partie des conclusions.

Sur l’organisation de l’audition publique, je remarque que nous avions tous été d’avis d’ inviter le président du Forum des politiques d’innovation.

Par ailleurs, je propose des amendements au code de la recherche. Le premier vise à préciser le principe d’innovation dans lequel on inclut les pratiques sociales et pas seulement le marché.

Dans un deuxième amendement, nous souhaitons une évaluation de référence des bénéfices et des risques.

Je propose un autre amendement sur le rôle du Conseil d’État qui serait saisi en premier et dernier ressort des litiges se référant à l’article 5 de la Charte de l’environnement mettant en jeu une innovation. C’est ce qu’il aurait fallu faire dans le cas des ondes électromagnétiques.

Un dernier amendement a pour objet de permettre aux PME d’avoir accès aux commandes publiques, comme dans le Small Business Act. Nous devrions être d’accord sur ce point. L’Observatoire économique de l’achat public pourra examiner comment sont utilisées les subventions publiques dans le cas d’entreprises développant des activités innovantes.

Ces amendements sont pour l’instant ainsi rédigés :

[…]

(Cf. Conclusions adoptées par l’Office lors de ses réunions des 4 et 26 novembre 2014, pages 133 et 134).

[…]

M. Denis Baupin : Nous reconnaissons l’utilité de l’innovation. L’idée d’un principe d’innovation est intéressante. La Charte de l’environnement prévoit un tel principe. Mais nous nous insurgeons contre l’idée que le principe de précaution serait un obstacle à l’innovation.

À propos des ondes électromagnétiques, la carence vient non de l’existence du principe de précaution, mais de l’absence de régime juridique applicable à ces ondes. Le droit actuel est insécurisant pour les riverains, les villes, les opérateurs, ce qui génère des conflits du fait des niveaux admissibles allant bien au-delà de principes raisonnables connus par les scientifiques. On tâtonne de ce fait.

Quant au jugement de Colmar, la Cour de cassation ne s’est pas encore prononcée. Mais la Constitution est supérieure à la loi. La justice dira s’il y a, ou non, respect de la Constitution.

Le principe de précaution fait avancer les choses en matière d’innovation. Ce qui pose problème, c’est le contexte dans lequel arrive le présent avis : Les offensives contre le principe de précaution sont nombreuses, notamment lors des débats des commissions des affaires économiques et du développement durable de l’Assemblée nationale, à l’occasion du récent examen d’une proposition de loi visant à remplacer le principe de précaution par un principe d’innovation responsable. Or le principe de précaution est reconnu par plusieurs textes internationaux. En outre, cela aurait pour conséquence d’exiger par la Constitution que l’innovation soit responsable, ce qui entraînerait une complexification du droit de l’innovation et nombre de recours potentiels. Il existe aussi un autre projet tendant à supprimer le principe de précaution.

L’encadrement juridique des ondes électromagnétiques se pose dans un système caractérisé par la création d’un réseau. Il faut le faire mais être certain que ça se passe bien en matière de santé et d’environnement. Ce n’est pas une question de recherche, mais d’activité commerciale. Dans ce contexte, nous ne sommes pas d’accord avec votre proposition de texte car l’avis de l’OPECST sera utilisé pour dire que le principe de précaution est un frein à l’innovation.

M. Jean-Yves Le Déaut : Je rappelle que le principe de précaution ne s’applique qu’en matière d’environnement. Je note aussi que tous les organismes de recherche ont protesté contre l’arrêt de Colmar.

Je propose qu’on laisse un délai de huit jours pour que d’autres contributions puissent être élaborées et insérées dans le rapport. Je rappelle que le texte de ce rapport est le reflet d’une réunion à laquelle ont participé beaucoup de personnes. Je souhaite qu’il y ait des évolutions. Je note que Denis Baupin et Marie-Christine Blandin sont contre.

L’OPECST a alors adopté à la majorité les conclusions des actes de l’audition publique du 5 juin 2014. »

ANNEXES

CONTRIBUTION DE M. DENIS BAUPIN, DÉPUTÉ,
ET MME MARIE-CHRISTINE BLANDIN, SÉNATRICE

Le projet de conclusions de l’audition publique menée par l’OPECST sur le principe d’innovation le 5 juin 2014 et surtout les propositions qui en découlent appellent un certain nombre de remarques de notre part.

En tant qu’écologistes, nous sommes totalement convaincus de la nécessité de promouvoir l’innovation, la recherche, le progrès scientifique. Dans de nombreux domaines fondamentaux à nos yeux comme la transition écologique ou encore la santé, les mutations que nous appelons de nos vœux nécessitent un effort considérable en matière de recherche et d’innovation. Et comme vous le soulignez dans vos conclusions les pouvoirs publics ont à cet égard un rôle crucial à jouer.

Cet effort de recherche, d’expertise est d’autant plus indispensable en cas d’incertitudes scientifiques.

C’est d’ailleurs le fondement même du principe de précaution que vous présentez selon nous à tort comme un obstacle à la recherche et au progrès. Tel que défini en droit, le principe de précaution impose notamment de renforcer la recherche scientifique dans des situations d'incertitude, et d’avoir recours à une expertise scientifique plus fréquente, plus ouverte, pluraliste. Le principe de précaution n'est pas un principe d’inaction. Bien au contraire, par une prise en compte précoce des risques, il questionne, il interroge et oblige à chercher des réponses.

Mais nous mesurons aussi chaque jour, combien les coûts humains et financiers de techniques de développement non durable pèsent sur la qualité de vie des victimes, et grèvent les budgets publics qui ont à leur charge la réparation des dégâts de choix non judicieux, aux externalités pesantes. C’est, faut-il le rappeler, l’absence de principe de précaution qui a forgé l’inaction face à l’hormone de croissance, aux rejets de PCB dans les fleuves, ou à l’amiante.

Comme le souligne le très instructif rapport rendu fin 2013 par le Conseil économique social et environnemental (CESE) sur le thème « principe de précaution et dynamiques d’innovation », « la juste application du principe de précaution favorise un effort accru de recherche pour améliorer les connaissances sur les risques potentiels ; (…) il ne s’agit pas d’un principe d’abstention exigeant la preuve de l’innocuité comme préalable à toute autorisation ». Au final, conclut le CESE, « le principe de précaution peut être considéré comme un élément moteur d’une innovation au service de l’homme et des générations futures, lorsque les conditions de sa juste application sont réunies ».

Nous considérons que l'édifice actuel de nos textes est équilibré et qu’il ne nécessite aucune modification.

En effet, le code de la recherche, modifié par la loi relative à l'enseignement supérieur et à la recherche du 22 juillet 2013, est très clair :

— Article L111-1 du code de la recherche

La politique nationale de la recherche et du développement technologique vise à :

3° Valoriser les résultats de la recherche au service de la société. A cet effet, elle s'attache au développement de l'innovation, du transfert de technologie lorsque celui-ci est possible, de la capacité d'expertise et d'appui aux associations et fondations, reconnues d'utilité publique, et aux politiques publiques menées pour répondre aux défis sociétaux, aux besoins sociaux, économiques et du développement durable ;

Tandis que le principe de précaution, inscrit dans le préambule de la Constitution, appelle à une salutaire vigilance.

Les motivations qui ont inspiré les rédacteurs ne sont d'ailleurs pas éloignées des fondements de l'OPECST, qui mériteraient d'être plus souvent rappelés :

Extrait de la plaquette de présentation de l’OPECST :

« … est née l’idée d’une évaluation de la technologie qui est apparue indispensable aux milieux scientifiques et politique. Il s’agissait de mettre en place des mécanismes permettant de maîtriser les cours du progrès technique en anticipant des conséquences. »

— Article 6 ter de l'Ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires :

« La délégation parlementaire dénommée Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques a pour mission d’informer le Parlement des conséquences des choix de caractère scientifique et technologique afin, notamment, d’éclairer ses décisions. À cet effet, elle recueille des informations, met en œuvre des programmes d’études et procède à des évaluations ».

D’autre part, lorsque vous indiquez que « cet article 5 concerne l’environnement et non des matières relevant du code de la santé ou du code de l’urbanisme », vous répondez à la demande de certains acteurs économiques dans une de vos propositions de modification législative. Or, comme le souligne le rapport du CESE, cette position est en réalité intenable car totalement contraire à la jurisprudence communautaire. En outre, souligne ce même rapport, « il est rare que les dommages environnementaux ne constituent pas en même temps des dommages causés à la santé humaine. La jurisprudence nationale l’a confirmé depuis ».

Sur les précisions que vous souhaitez apporter quant aux conditions d’application du principe de précaution, vous indiquez que : « [Le principe de précaution] ne doit pas conduire à interdire recherche et expérimentation ».

Effectivement, c'est l'essence du principe de précaution que d'induire réflexion et action de recherche pour approfondir la connaissance quand il y a doute. La généralité de cette affirmation rencontre bien l'esprit constructif du principe de précaution.

Mais ainsi rédigée, si on l'applique à la lettre à tel ou tel cas particulier, elle devient irrecevable, parce qu'elle peut devenir l'outil de légitimité d'une mise en œuvre à risque.

Par exemple, en recherche, tout n'est pas possible. Il est « interdit » de mener dans un laboratoire P3 des expérimentations sur des virus relevant des critères d'un P4.

Une autre particularité de notre législation, au sein du code minier, rend également cette phrase inacceptable. En effet, l'autorisation de prospection, et des techniques expérimentales liées à cette prospection, vaut autorisation d'exploitation, si les recherches sont jugées fructueuses. Appliquée à la lettre, une telle phrase serait, par exemple, un visa pour l'exploitation du gaz de schiste.

Il eut été préférable d’écrire : « Le principe de précaution n'a pas pour but d'interdire toute recherche et expérimentation. »

En indiquant ensuite que le principe de précaution « ne doit pas s’opposer à l’acceptation des risques en cas d’incertitudes scientifiques, si ces risques n’ont pas d’effets dommageables immédiats et irréversibles », vous confondez risque et danger. On parle plutôt d’acceptation des risques, or un risque n'a pas « d'effets ». Un risque est une probabilité d'effets dommageables.

Pour rappel, un danger est défini par des dommages connus, démontrés, reproductibles, de la substance, ou de la technique. Et le danger est pallié par la prévention.

Le risque lui, est énoncé à partir d'un faisceau convergent de signaux, d'indicateurs, d'observations, de comparaisons laissant présumer une forte probabilité de dommage.

On traite le risque par la précaution, qui suspend la cause, et des recherches appliquées au cas mis en débat, afin de le documenter, d'en évaluer l'innocuité, et le cas échéant d'en envisager la poursuite, ou des inflexions, une alternative ou un arrêt.

On retrouve cette confusion entre risque et danger, avec la mention d’un besoin de preuves. Aussi, il aurait été plus correct d’écrire “le principe de précaution n’a pas vocation à ralentir la production de connaissance ou à bloquer sans raison valable de nouvelles technologies”.

Enfin, la condition « d'effets immédiats » pour agir est pour le moins curieuse. Quid des faibles doses, des effets cumulatifs et différés ? Le seul cas de l'amiante, aujourd'hui parfaitement documenté, avec des délais de 30 ans entre contamination et asbestose, montre le danger (avéré celui-là) de cette proposition. Heureusement, la suite du texte propose une gestion du risque non immédiat, non irréversible, et suggère « une bonne adéquation entre précaution et innovation, et les conditions d'une bonne évaluation ».

Les évolutions que vous proposez ne feront qu’accentuer les désordres jurisprudentiels, et ce pour des raisons qui nous paraissent totalement infondées. Depuis 10 ans, le juge applique le principe de précaution sans en faire un combat idéologique. Les juridictions françaises font du principe de précaution une « application mesurée, circonscrite et raisonnable », pour reprendre les termes du sénateur Patrice Gélard. Vous notez vous-même que « Les constitutionnalistes présents ont toutefois fait remarquer que ce principe de précaution n’avait conduit ni le Conseil constitutionnel, ni le Conseil d’État, ni la Cour de Cassation à prendre des dispositions conduisant à l’inaction ».

Sur la définition du principe d’innovation, on voit bien la faiblesse de la place laissée aux innovations sociales, (parce qu'elles ne sont pas brevetables ? Ni spéculatives ?). Pourtant, notre société aurait aussi grand besoin de recherche sur le vivre ensemble.

En revanche, tel que rédigé, il franchiserait aujourd'hui sans problème le fibrociment ou le croisement expérimental H5N1/H1N1 dans n'importe quel laboratoire (2).

Cette audition, organisée avec le concours du Forum des politiques d’innovation, et comme il est écrit en préambule du projet de conclusions qui nous est soumis, « cette audition avait des objectifs précis ». Nous croyons qu'ils sont davantage financiers que d'aide au choix scientifiques et techniques.

Dans le journal La Croix du 27 juin 2014, le Président Patrice Noailles-Siméon (3) ne dit-il pas clairement que : « L'innovation est un mécanisme économique très structurant...», « Le choix de l'innovation consiste à choisir l'efficacité, c'est-à-dire le meilleur rapport qualité/prix ».

Et dans la droite ligne de ce parti pris, le document qui nous est soumis plaide pour « la pérennité du crédit impôt recherche » et suggère « que 3 % des montants des marchés publics soient consacrés à des solutions ou à des entreprises innovantes » (4).

Ce genre de débat a toute sa place dans le débat de loi de finances du Parlement. En revanche l'OPECST s'il veut éclairer la décision des assemblées pourrait évaluer la réalité de l'effet « innovation » du CIR… [à défaut de retirer la parenthèse sur la nécessité du CIR, l’OPECST pourrait lui substituer : « (D'où l'importance d'un suivi scrupuleux des effets innovation du crédit impôt recherche pour éviter les effets d'aubaine non porteurs de progrès) »].

Considérant, que ces propositions d’évolutions législatives sont contre-productives au regard de votre objectif de promouvoir l’innovation, la recherche et le progrès scientifique et s’inscrivent fort malheureusement dans la lignée d’autres propositions de lois, notamment la dernière en date, celle portée par les députés Woerth, Abad et Accoyer, qui ont toutes pour objet de réécrire l’article 5 de la Charte de l’environnement ou pour en limiter encore plus l’application.

Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons souscrire à votre démarche et nous désolidarisons de ces propositions.

CONTRIBUTION DE M. JEAN-YVES LE DÉAUT, DÉPUTÉ,
PRÉSIDENT DE L’OPECST

Les conclusions des actes de l’audition publique de l’OPECST du 5 juin 2014 n’ont pu être examinées par l’Office que le 4 novembre 2014, du fait des élections sénatoriales qui ont entraîné un arrêt temporaire de ses réunions.

Le 4 novembre, il a été décidé de reporter l’adoption de ces conclusions, suite à la demande de Denis Baupin et de Marie-Christine Blandin, membres de l’OPECST, ce que j’ai volontiers accepté.

L’ensemble des membres de l’Office sont toutefois convaincus qu’il est nécessaire de promouvoir l’innovation et le progrès scientifique dans de nombreux domaines, aussi divers et vastes que la santé, l’environnement, l’agriculture ou l’énergie.

L’effort de recherche et d’expérimentation est du reste prévu dans le principe de précaution dans le cas spécifique de l’environnement. L’OPECST ne conteste pas le principe de précaution, contrairement à certains, auteurs d’une récente proposition de loi constitutionnelle. Mais le principe de précaution mérite d’être mieux défini car il ne concerne que l’environnement, tel qu’il est exprimé par l’article 5 de la Charte de l’environnement. Il n’est pas évident que des problèmes de santé publique, s’ils ne sont pas liés directement à l’environnement, soient concernés par ce principe. Aussi doit-il être étendu à d’autres domaines, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Il apparaît que la jurisprudence n’est pas claire sur le champ d’application du principe de précaution.

Les seules jurisprudences qui l’élargissent sont celles dans lesquelles des dommages environnementaux entraînent des dommages à la santé humaine, ce qui ne traite pas de l’ensemble du champ des cas potentiels.

Plusieurs affaires judiciaires, notamment celle des faucheurs d’OGM à Colmar et celle des antennes de téléphonie mobile à Versailles, ont montré que certains tribunaux ont appliqué ce principe de façon excessive.

Dans le cas de la décision de la Cour d’appel de Colmar, du 14 mai 2014, il est tout de même significatif que douze organisations de recherche françaises aient dénoncé la remise en cause du droit à expérimenter. En effet, dans sa décision, la Cour d’appel a estimé qu’autoriser l’essai en plein champ d’OGM était illégal. D’après le juge, il n’y a pas eu suffisamment d’études d’impact en milieu confiné permettant d’apporter la preuve de l’innocuité sanitaire et environnementale des vignes. La loi de 2008 avait pourtant bien préconisé que tous les essais devaient être soumis au préalable au Haut conseil des biotechnologies, ce qui a été le cas dans cette affaire précise.

Ce n’est pas, à notre sens, au juge de juger de la réalité de la précaution sur l’expérimentation en plein champ, mais à l’organisme qui a été chargé de cette mission par la loi.

Cet essai avait été demandé par la filière viticole. La concertation avait eu lieu sous la vigilance d’un comité de suivi composé notamment d’ONG environnementales. C’est ce qui a du reste incité le Parquet à porter l’affaire devant la Cour de cassation.

Ce type d’arrêt a eu pour conséquence non seulement de paralyser la recherche, mais bien au-delà de détourner des carrières de la recherche les jeunes les plus brillants. L’ancienne directrice de l’INRA, Marion Guillou, a déclaré devant l’Office que les doctorants se détournaient de ce fait des biotechnologies végétales et que nous perdions petit à petit notre capacité d’expertise internationale.

À la suite des OGM, les protestations des chercheurs n’ont pas suffi à calmer certains activistes, qui critiquaient le fait que l’État finance des recherches sur la cisgénèse et non pas sur la transgénèse à l’École nationale supérieure de Lyon, qu’ils ont occupée le 26 juin 2014. C’est cette même démarche qui conduit des intégristes religieux américains à refuser toute subvention publique aux recherches sur les cellules souches embryonnaires.

Les différents jugements concernant les antennes de téléphonie mobile et les ondes électromagnétiques sont également instructifs. Dans un premier temps, le tribunal de Nanterre a donné raison à trois couples de Tassin-la-Demi-Lune, soutenus par de nombreuses associations, en demandant le démontage des antennes dans un délai de quatre mois, en se référant au principe de précaution.

Ce jugement fait état de risques de troubles. On est dans le domaine du risque du risque. On peut, là encore, parler d’une mauvaise application du principe de précaution.

La jurisprudence a certes évolué, puisqu’elle indique que le principe de précaution ne permet pas à une autorité publique de dépasser son champ de compétence et qu’elle ne peut pas invoquer le principe de précaution indépendamment des évaluations de risques faites par les autorités compétentes. Le Conseil d’État a d’ailleurs indiqué qu’en matière d’urbanisme, le principe de précaution est inopposable, estimant en janvier 2012, que le principe de précaution ne permet pas « de refuser légalement la délivrance d'une autorisation d'urbanisme en l'absence d'éléments circonstanciés sur l'existence, en l'état des connaissances scientifiques, de risques, même incertains, de nature à justifier un tel refus d'autorisation ».

Ces discussions interminables font sans doute les délices des juristes. Je pense qu’une clarification aurait le mérite de fixer le cadre de la loi.

Par ailleurs, ce n’est pas toujours le principe de précaution qui doit être évoqué. Dans certains cas liés à l’environnement, comme dans celui de l’amiante, il ne s’agit pas de précaution, mais de prévention, car on connaissait depuis longtemps ses effets.

Au-delà d’une clarification du principe de précaution, nous souhaitons inscrire dans la loi le principe d’innovation, en stipulant que « le principe d’innovation garantit le droit pour tout organisme de recherche et tout opérateur économique de mettre en place et de conduire des activités consistant à développer des produits, services, procédés, modes d’organisation, pratiques sociales ou usages nouveaux ou sensiblement améliorés par rapport à ce qui est disponible sur le marché. Ce principe est facteur de développement des connaissances scientifiques et de progrès technique, social et humain, au service de la société. Il est garanti par les autorités publiques dans l’exercice de leurs compétences et sert notamment de référence dans l’évaluation des bénéfices et des risques conduite par ces autorités. Les autorités publiques promeuvent ce principe dans le cadre de la détermination et de la mise en œuvre des politiques nationales. »

Ce principe d’innovation a pour objet de favoriser l’innovation dans toutes ses dimensions : technologiques, sociales, sociétales. Son objectif n’est pas purement financier.

L’OPECST, qui souhaite le promouvoir, ne poursuit du reste aucun intérêt financier et s’est surtout intéressée aux entraves à la recherche et au développement économique.

Un enjeu majeur est aujourd’hui de promouvoir un Small Business Act à la française, et de faciliter le développement de petites entreprises innovantes, dont certaines travailleront du reste dans le domaine de l’environnement. La remise à plat du crédit d’impôt recherche, discutée en loi de finances, en fait partie.

Une nouvelle disposition serait particulièrement novatrice. Il s’agirait de réserver 3 % des marchés publics à des solutions ou à des entreprises innovantes. Je la préconise car, dans notre rédaction, elle est de nature à renforcer les petites et moyennes entreprises développant des activités innovantes.

En conclusion, je pense qu’il y a en France un consensus sur la nécessité de développer la recherche, l’innovation et de créer un environnement favorable au progrès scientifique.

Le principe de précaution n’est pas une fin en soi, mais il ne doit pas être un frein. Or un certain nombre d’imprécisions subsistent sur le champ d’application de ce principe de précaution. Par ailleurs, le développement de normes de plus en plus contraignantes conduit globalement à une paralysie.

Il faut donc établir le bilan entre bénéfices et risques. Le survol de centrales nucléaires par des drones permet d’illustrer cette problématique.

Certains veulent sans doute démontrer que de nouvelles menaces doivent conduire à de très gros travaux sur les centrales nucléaires. Ces mêmes personnes, souvent, refusent les recherches sur le stockage en couche profonde de ces déchets, même s’il ne peut se faire qu’après un long refroidissement dans les piscines. La question posée est moins celle de la sureté de ces centrales, qui a été analysée, notamment après l’accident de Fukushima, que celle des risques de terrorisme.

Il est évident que c’est par des techniques de harcèlement permanent que certains veulent mettre en péril la filière nucléaire. La création d’une autorité de sûreté a répondu à une exigence fondamentale, assurer la sûreté de la filière. L’exemple français montre que l’on peut combiner sûreté et nucléaire. Veillons donc à ne pas détruire notre filière nucléaire, car l’exemple allemand montre quels inconvénients en découleraient, puisque le recours au charbon serait alors inévitable à court terme, ce qui entraînerait des inconvénients au moins aussi sérieux pour l’environnement.

Certains veulent maintenant montrer que des actions de terrorisme peuvent obérer la sécurité nucléaire. C’est sans doute vrai, mais une telle analyse ne concerne pas que le nucléaire mais toutes les installations sensibles et tous les regroupements de population, comme les manifestations sportives. Il faut donc trouver des réponses appropriées.

Il importe également d’évaluer correctement risques, bénéfices et coûts, de même qu’il importe d’évaluer de manière rationnelle et sereine les situations pouvant mettre en jeu un principe de précaution précisé, complément nécessaire du principe d’innovation.

CONTRIBUTION DE MME ANNE-YVONNE LE DAIN, DÉPUTÉE

Il fut un temps où l’on parlait d’inventions. Aujourd’hui, l’heure est à l’innovation. Changement d’époque ou évolutions des mentalités ?

Les inventions étaient des objets (du tire-bouchon au robot-marie, du plastique au chemin de fer, de la photographie à la radiologie) ou des méthodes (du fordisme au QCM, etc).

Qu’est donc l’innovation ? Si ce n’est la conscience diffuse, sociétale, que bien des changements sont d’ordre incrémental (pas-à-pas), appuyés sur une démarche dite systémique qui nécessite une démarche qualité rassurante. Ceinture et bretelles.

Passer conceptuellement de l’invention à l’innovation met en scène, s’il en était besoin, une attitude sociale, politique, un tantinet rétive voire poussive, à l’idée même de changement, et de son corolaire inévitable : le risque. Le risque comme un danger : alimentaire, environnemental, médical.

Or, pourtant, tant de choses ont changé en quelques années, en quelques décennies... (comme d’habitude) ... que nous avons de la difficulté à regarder ces innovations magistrales comme ... des innovations. Or, l’internet ou les smartphones ... sont des inventions majeures, qui changent nos vies. Qui ne trépigne quand la connexion n’est pas assez rapide, le site souhaité accessible dans l’instant, l’acte d’acheter possible tout de suite ? Qui ne râle quand la livraison attendue tarde d’un ou deux jours, la sécurisation des accès trop ou pas assez verrouillé ? Qui ne souhaite connaître le temps qu’il fera dans trois semaines ou réserver un hôtel dans la seconde ?

Bref, tout cela est innovant.

Nombre de ces innovations sont d’usage courant en France.

Pourquoi, dès lors, ne sont-elles pas nées en France ? Je ferai ici trois hypothèses :

- Goût du risque appauvri ou manque de vision des « financeurs » trop attentif à gérer les fonds dont ils disposent « sans risque pour l’épargnant » plutôt qu’à faire confiance à des jeunes ou moins jeunes « innovateurs » au goût d’entreprendre chevillé au corps ? Il faut se poser la question. Ce qui n’empêche en rien qu’aujourd’hui le « risque » est financé par les pouvoirs publics (BPI-France et Régions notamment), le secteur privé n’y allant « qu’à coup sûr », une fois la « preuve de concept » et la « preuve de marché » étant faites. Cette question financière est cruciale. Est-ce le cas aux USA ? Non. C’est le cas en Europe, et donc aussi en France.

- Protectionnisme des pouvoirs publics vis-à-vis des éventuelles retombées économiques des travaux des laboratoires publics ? À trop vouloir négocier et protéger les éventuels bénéfices de telle ou telle innovation, le temps s’écoule et d’autres, plus diligents, conquièrent les marchés. Ne vaudrait-il pas mieux encaisser des royalties que négocier à l’infini des accords commerciaux sur telle ou telle application précise que pourraient avoir, sur tel marché, telle avancée scientifique ou technologique. Cette question institutionnelle est cruciale : attendre un taux de rentabilité à 4 ans (pour les investisseurs) ou trop élevés et trop précis (pour les institutions) est irréaliste et inefficace.

- Manque de confiance à l’égard des scientifiques eux-mêmes au point d’avoir besoin de préciser que certains font de la « recherche fondamentale » et d’autres de la « recherche appliquée » ? Ne vaudrait-il pas mieux admettre une fois pour toute qu’il y a de la recherche (théorique ou technologique) et des applications de la recherche (qui ont vocation à se retrouver sur les marchés économiques) ? Cette « nouvelle » entrée intellectuelle sur la science et pour les scientifiques clarifierait en effet fonctions et rôles. À cet égard, il convient de souligner que l’Institut des hautes études scientifiques et technologiques (IHEST) avait été créé pour sensibiliser et former les cadres de haut niveau du secteur privé et les hauts fonctionnaires du secteur public... à la place et au rôle de la science et de la technologie dans nos sociétés. Peut-être le temps serait-il venu que l’IHEST puisse étendre son champ d’intervention et d’action pour sensibiliser et former les scientifiques de haut niveau de nos universités, écoles et centres de recherche... aux codes et règles de fonctionnement des entreprises et des administrations.

Formuler des réponses à ces quelques questions permettrait de faire un grand pas à notre société française très « en retrait », peu confiante en son propre avenir, et pourtant appétante quant aux innovations qui surgissent, et de rationaliser les inquiétudes et en ré-ouvrant le champ des possibles, et des opportunités (économiques et sociales).

CONTRIBUTION DE M. PATRICK HETZEL, DÉPUTÉ

Tout le monde en convient : les retombées économiques de notre recherche sont insuffisantes. Cette absence de corrélation entre une recherche scientifique française, qui reste performante, et la valorisation en entreprises est un problème culturel, propre à notre pays. Si notre pays a le 5e PIB mondial, il occupe le 7e rang pour les activités de R&D mais seulement le 16e pour l’innovation. Le décrochage est sans appel et illustre parfaitement l’une des raisons de la moindre compétitivité économique de la France. Nous devons absolument corriger cette situation si nous voulons rester durablement dans le peloton de tête des pays créateurs de richesse. Les études portant sur le système français de recherche et d’innovation convergent toutes vers le même constat : l’accroissement de la performance et de la visibilité de la recherche française passe par la clarification du rôle de ses acteurs, le renforcement de leur autonomie et l’amélioration de la coordination nationale et européenne. Pour ce faire, notre pays a développé un certain nombre d’outils de soutien à l’innovation, sous tous ses aspects, la plupart créés durant la dernière décennie - en particulier dans le cadre du Pacte pour la recherche de 2006 et, on l’a vu, des investissements d’avenir décidés en 2009 - qu’il convient sans doute de mieux coordonner. Renforcer l’innovation c’est à la fois développer l’interface entre la recherche publique et l’entreprise, et la recherche directement effectuée en entreprise. C’est à faciliter les partenariats et renforcer les liens entre recherche publique et entreprises que concourent, hors programme des investissements d’avenir, la mise en place des Alliances, des PRES, des pôles de compétitivité, des instituts Carnot ou les conventions CIFRE. Dans le cadre du programme ont été fondés, dans le même but, huit instituts de recherche technologique (IRT), moteurs des campus d’innovation technologique et les sociétés d’accélération du transfert technologique (SATT), qui ont vocation à regrouper l’ensemble des équipes de valorisation des sites universitaires et à mettre fin au morcellement des structures existantes. Enfin le soutien principal à la recherche directement effectuée en entreprises relève aujourd’hui du crédit d’impôt recherche. C’est un instrument dont l’efficacité est soulignée par les tous les acteurs du secteur, qu’il convient de maintenir et de renforcer. Il est, du fait de la faiblesse des partenariats public privé de la recherche sur projets, le seul levier véritablement efficace pour développer l’innovation en entreprise. L’innovation, pour éclore, a besoin de trouver un écosystème favorable. Cet écosystème est d’abord culturel. Or le principe de précaution freine aujourd’hui la recherche dans notre pays. Il faut donc imaginer un principe d’innovation qui renoue avec la science comme moteur du progrès.

Concernant les modalités de l’innovation, elles sont également en train de fortement changer. Il n’y a plus uniquement une vision « top down » ou « buttom up » mais l’innovation se développe de façon beaucoup plus « tourbillonnaire ». Il faut donc développer l’esprit d’agilité chez les dirigeants afin qu’ils prennent pleinement leur part dans la stimulation de l’innovation. Nous sommes en train de connaître un monde en très grande mutation économique. La création de valeur a toujours été le moteur de notre système économique mais elle est en train de prendre une toute nouvelle forme car la société numérique bouleverse profondément les modalités de circulation de l’information. Il doit y avoir une alliance entre le monde économique et les instances qui créent et diffusent les connaissances. Je pense évidemment à l’enseignement supérieur. Ne perdons pas de vue la stratégie de Lisbonne : élever le niveau de connaissance de nos concitoyens en Europe, c’est vital pour lutter face à nos concurrents dans le monde. Ce qui prend le pas dans notre société actuelle, c’est la capacité à transformer très vite les nouvelles connaissances issues de la recherche en valeur ajoutée. Pour cela, il faut stimuler en parallèle deux leviers stratégiques déjà évoqués plus haut : la rapidité des acteurs et la culture. En France, il nous reste encore du chemin à parcourir mais il y a lieu de rester optimistes. Les jeunes générations sont capables de relever le défi mais nous devons tout faire pour qu’ils aient envie de s’investir en France plutôt qu’à l’étranger. Notre problème ce n’est pas seulement de stimuler le « brain drain » mais surtout d’assurer le « brain maintain » en France. Ce qui fait la pertinence du développement de l’innovation en Allemagne, c’est la capacité des Allemands à associer très vite le tissu industriel et la recherche. Le tout, avec un coût du travail inférieur et de nouvelles pratiques innovantes. Ainsi, il faut à la fois stimuler l’innovation et développer un écosystème favorable. Voilà pourquoi un principe d’innovation mérite plus que jamais d’être posé.

En matière d’investissements en recherche, la France se situe au 5ème rang mondial. En revanche, nous nous trouvons en 16ème position concernant l’innovation. Les raisons ont déjà été évoquées : la vitesse et les barrages culturels sont les éléments-clés. Nous devons aller plus vite. Par exemple, en Alsace, nous mettons en place un écosystème favorable à l’innovation autour de l’université de Strasbourg, et au-delà de nos frontières. En effet, à proximité, nous avons l’Université d’Heidelberg, le Karlsruhe Institute of Technology ou encore l’université de Fribourg. Nous poussons les laboratoires qui développent de la recherche fondamentale à créer des innovations le plus rapidement possible en liaison avec les entreprises de notre territoire, autant que possible. Notamment grâce à une société d’accélération du transfert technologique (S.A.T.T.) locale : Connectus. Il est clair que la philosophie du « Demand Readiness Level » n’est pas suffisamment développée. Nous restons souvent ancrés dans une approche très conventionnelle de la création de richesse là où en fait il faut combiner deux logiques qui ne sont pas à opposer car elles sont complémentaires : il s’agit du « market push » et du « market pull ». Elles ne sont pas antagonistes mais
« ago-antagonistes », c’est-à-dire qu’elles ont besoin l’une de l’autre. Comme un être humain marche sur deux pieds, l’innovation et la création de richesse se fait à la fois avec une démarche « pull » ou « market driven » et une démarche « push » ou « product driven ». Cela je l’ai déjà montré dans des travaux de recherche sur l’innovation parus dans la revue française de gestion il y a plus de vingt ans, en étudiant par exemple le fonctionnement de l’entreprise japonaise Kanebo. Ce qui est surprenant, c’est que ces constats d’il y a vingt ans restent d’une grande actualité. Mais désormais, nous n’avons plus de temps à perdre, nous devons tout faire pour gagner la bataille de l’innovation mondiale qui est devenue une véritable course contre la montre.

Désormais lorsque l’on parle de transfert technologique, d’une part, nos établissements d’enseignement supérieur français répondent de plus en plus présent et d’autre part, l’idée selon laquelle il faut accompagner le transfert technologique de processus de formation a fait son chemin. Le travail que j’ai mené dans le prolongement de mon rapport sur les relations Université/Entreprise de 2006, au cabinet du Premier ministre François Fillon et, ensuite, à la tête de la direction générale pour l’enseignement supérieur et l’insertion professionnelle au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, porte ses fruits. Je le constate avec énormément de satisfaction lorsque je vois comment, par exemple, l’Université de Strasbourg évolue en matière de coopérations avec le tissu économique alsacien. La société de la connaissance est bien en marche, y compris en France. Prenons en conscience, c’est une belle note d’optimisme. Nous avons désormais beaucoup de cartes en main. La France peut rester dans le peloton de tête des Nations créatrices de richesse. Pour cela, il faut simplement qu’elle crée davantage les conditions d’un écosystème favorable à une rapide circulation de la recherche vers le développement économique. Notre position mondiale en matière de recherche reste très bonne mais comme je l’ai indiqué plus haut dans cette interview, nous ne sommes qu’en 16ème position mondiale en matière d’innovation. Cela doit changer. Les outils ont été développés au cours des dernières années, notamment grâce au programme des investissements d’avenir. En stimulant un principe d’innovation afin de ne plus s’enfermer dans une vision frileuse de la science et du progrès liée à une interprétation restrictive du principe de précaution, nous pouvons collectivement stimuler la dynamique de l’innovation : nous avons la chance de pouvoir réussir collectivement, ne la gâchons pas !

CONTRIBUTION DE MME BRIGITTE GONTHIER-MORIN, SÉNATRICE

Nouvellement désignée par mon groupe parlementaire au Sénat membre de l’OPECST à la suite du renouvèlement sénatorial de septembre dernier, j’ai donc pris récemment connaissance des conclusions de l’audition publique organisée en juin dernier par l’OPECST sur le principe d’innovation, audition à laquelle je n’ai donc pu participer. Néanmoins, les conclusions et les propositions qui nous sont aujourd’hui soumises par le Président et le vice-président de l’OPECST appellent de ma part un certain nombre d’observations.

Le 27 mai dernier, le Sénat a examiné et adopté une proposition de loi constitutionnelle, portée par notre collègue UMP le sénateur de la Manche Michel Bizet, visant à modifier la Charte de l'environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d'innovation, Le groupe CRC auquel j’appartiens a voté contre pour des raisons sur lesquelles je souhaite revenir.

En 2005, en adoptant la Charte de l’environnement, le Parlement français inscrivait dans la Constitution le principe de précaution, posé dans la déclaration de Rio de 1992, traduite en droit interne par la loi Barnier de 1995. Les conclusions qui nous sont soumises aujourd’hui montrent que le débat qui faisait rage il y a bientôt dix ans est toujours d’actualité. En effet, pour aborder la question passionnante et fondamentale de l’innovation, il nous est d’abord proposé « de préciser les conditions d’application du principe de précaution ».

Or, et cela a été rappelé lors du débat du 27 mai, le principe de précaution est déjà largement encadré. En effet, pour qu’il puisse être invoqué, il faut non seulement que le risque de dommages soit grave, mais également qu’il soit irréversible. De plus, les jurisprudences de la Cour de justice de l’Union européenne et du Conseil d’État l’ont bien montré, il est nécessaire que les probabilités des effets indésirables soient suffisantes.

Ainsi que le spécifie l’article 5 de la Charte de l’environnement, la décision doit également être révisable, à l’aune de l’évolution des connaissances et elle doit être proportionnée. Tous ces mots ont un sens et leur application est lourde de conséquences. L’article L. 110-1 du code de l’environnement a également inséré le concept de « coût économiquement acceptable ».

Autant d’éléments qui nous conduisent à penser que ce principe est aujourd’hui suffisamment encadré et précisé au niveau constitutionnel.

Or, une fois encore, alors que le débat porte sur le principe « d’innovation », il est avancé la nécessité de « clarifier le principe de précaution » et « d’inscrire dans la loi le principe d’innovation ». Les deux notions sont une nouvelle fois confrontées, l’idée sous-jacente demeurant que « l’absence d’encadrement du premier » - le principe de précaution - serait un frein au développement du second, et par conséquent nuirait à la recherche et au développement économique.

La position est moins directe que la Proposition de loi évoquée ci-dessus mais le fil conducteur demeure puisqu’il est proposé d’inscrire dans le code de la recherche que le principe d’innovation « sert de référence à une évaluation des bénéfices et des risques, ainsi qu’à une application adaptée du principe de précaution dans les domaines non visés par l’article 5 de la Charte de l’environnement ».

J’en viens maintenant à la définition du principe d’innovation qu’il nous est proposé d’adopter à partir des trois amendements avancés : « Une innovation est une activité visant à développer des produits, des procédés, des modes d’organisation, des usages ou des services nouveaux » ; que « le principe d'innovation garantit le droit à l'exercice d’activités consistant à développer des produits, des procédés, des modes d’organisation, des usages ou des services nouveaux » ; disposer que « le principe d’innovation contribue au développement des connaissances scientifiques, à la promotion de l’innovation et au progrès technique au service de la société (…) ».

Ces considérations appellent de ma part un certain nombre de remarques. Le prémisse qui veut que « le principe d’innovation contribue au développement des connaissances scientifiques, à la promotion de l’innovation et au progrès technique au service de la société (…) » me semble discutable. Ainsi, l’industrie cosmétique, par exemple, n’apporte aucune connaissance scientifique et n’en permet aucun développement ; elle est source de profits phénoménaux et éventuellement induits des modes de consommation. D’autres exemples dans l’industrie agro-alimentaire pourraient être cités à moins de soutenir que les farines animales ont « permis » de mieux comprendre l’encéphalite spongiforme bovine !

Par ce principe, nous retrouvons-là l’assujettissement de la science au marché que nous avions dénoncé lors de la loi du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) et du débat sur la loi relative à l’enseignement supérieur et la recherche en 2013.

Ce qu’il faudrait, tout au contraire, c’est renforcer l’indépendance des chercheurs en travaillant à lutter contre les conflits d’intérêts, à augmenter les bourses des doctorants et les crédits des laboratoires et des instituts de veille sanitaire. Renforcer l’indépendance intellectuelle des chercheurs qui a vitalement besoin d’institutions qui la développe au lieu de l’écraser sous des procédures administratives et la recherche de financements, comme l’a fait la loi LRU.

Ce qui « entrave la recherche et le développement économique », à mon sens, c’est la recherche de la rentabilité à tout prix ; c’est la financiarisation de notre économie qui a conduit à la désindustrialisation de la France ; c’est la paupérisation de notre recherche publique quand, dans le même temps, le montant du crédit impôt recherche, dispositif à l’origine provisoire créé par la loi de finance de 1983 pour aider les entreprises à investir « humainement et matériellement en R&D », du fait de la réforme de 2008, a été plus que triplé. Le soutien public en faveur de la R&S privée est passé de 1,6 milliard d’euros en 2007 à 4,1 milliards d’euros en 2008, alors que la réalité des effets du CIR en termes de création d’emplois et de développement de la recherche, objectifs initiaux, reste à démontrer.

Aussi, au regard de ces observations, j’indique ne pas partager les conclusions proposées par ce rapport ainsi que les propositions d’amendements qui pourront en découler.

1 () Jeunes entreprises qui cherchent à maîtriser globalement les produits et services auxquels leur cœur de métier contribue (définition proposée par KPMG).

2 () Les intervenants ont été plus prudents que la rédaction inconditionnelle proposée : « Toute innovation n’est pas bonne à prendre », Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, président du pôle de compétitivité « finance innovation ».

« Toute innovation ne signifie pas progrès », Claudie Haigneré, présidente d’Universciences.

3 () Président du forum des politiques d’innovation président d’une société de gestion de fonds (capital risque).

4 () Définie par l’INSEE comme une « Entreprise ayant procédé à une innovation de produit, de procédé, d’organisation, de marketing ou à des activités d’innovation n’ayant pas abouti à une innovation », Cahier d’Aval n° 89, novembre 2010.


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