N° 1998 - Rapport de M. Thierry Benoit sur la proposition de résolution de M. Thierry Benoit et plusieurs de ses collègues tendant à la création d’une commission d’enquête relative à l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail (1969)



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N° 1998

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 4 juin 2014.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES SUR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION tendant à la création d’une commission d’enquête relative à l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail,

PAR M. Thierry BENOIT,

Député.

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Voir le numéro :

Assemblée nationale : 1969.

SOMMAIRE

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Pages

I. LA RECEVABILITÉ JURIDIQUE DE LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION 7

II. L’OPPORTUNITÉ DE LA PROPOSITION DE LA RÉSOLUTION TENDANT À LA CRÉATION D’UNE COMMISSION D’ENQUÊTE 8

A. DES EFFETS FINANCIERS ET MACROÉCONOMIQUES QUI DEMEURENT INCERTAINS 8

1. Si l’impact des trente-cinq heures sur les finances publiques est certain, il est néanmoins difficile d’en chiffrer précisément l’ampleur 8

2. Les conséquences macroéconomiques de la réduction du temps de travail nourrissent des débats idéologiques qu’il conviendrait de trancher définitivement 11

B. UNE POLITIQUE ÉCONOMIQUE QUI A EU DES CONSÉQUENCES SOCIALES ET SOCIÉTALES 13

1. L’application générale et indifférenciée des trente-cinq heures a été un facteur de désorganisation et de dégradation de la qualité de vie au travail. 13

2. Les effets pervers non prévus au détriment des salariés les plus fragiles : baisse du pouvoir d’achat et accroissement des inégalités. 15

3. Un pessimisme pesant et une opinion mitigée sur la réduction du temps de travail 16

TRAVAUX DE LA COMMISSION 19

DISCUSSION GÉNÉRALE 19

TABLEAU COMPARATIF 28

INTRODUCTION

Synonyme de progrès social, la réduction de la durée légale du temps de travail de trente-neuf à trente-cinq heures s’inscrit dans la continuité de la baisse séculaire du temps de travail. Contrairement aux abaissements précédents (la journée de huit heures en 1919, la semaine de quarante heures et les deux semaines de congés payés en 1936 ou encore l’instauration des trente-neuf heures accompagnées d’une cinquième semaine de congés payés en 1982), la question du passage aux trente-cinq heures a émergé de nouveau sur la scène politique dans les années 1990 dans un contexte marqué par un niveau de chômage préoccupant que les politiques d’emplois ou d’allégements de charges n’arrivaient pas à endiguer.

La baisse de la durée légale du travail à trente-cinq heures, en partageant le temps de travail, devient un outil de création d’emploi et de réduction du chômage. Sa mise en œuvre ne s’est pas faite de manière uniforme et simultanée pour toutes les entreprises. La loi du 11 juin 1996 (1) tendant à favoriser l’emploi par l’aménagement et la réduction conventionnelle du temps de travail dite « loi Robien » initie le mouvement en instaurant un dispositif incitatif et fondé sur le volontariat d’aides octroyées selon la baisse de la durée du travail et la création d’emplois. La loi du 13 juin 1998 dite loi « Aubry I » (2) prévoit, à partir du 1er janvier 2000, la baisse de la durée légale hebdomadaire pour les entreprises de plus de 20 salariés selon un dispositif d’allégements forfaitaire et dégressif de cotisations sociales conditionné à une baisse du temps de travail et à des créations d’emplois (volet « offensif » du dispositif) ou à un maintien d’emplois pour les entreprises concernées par un plan social (volet « défensif »). La loi « Aubry II » du 19 janvier 2000 (3) fixe le cadre définitif de la durée légale du temps de travail. Les trente-cinq heures hebdomadaires ne constituent pas le nombre d’heures de travail effectif mais une référence permettant de définir l’emploi à temps complet et donc le seuil à partir duquel les heures travaillées correspondraient à des heures supplémentaires.

Dès lors, la nécessité de l’évaluation de l’impact effectif de la réduction du temps de travail a été inscrite dans les lois et impose à ce titre la réalisation de bilans portant sur « l’évolution de la durée conventionnelle et effective du travail et son impact sur le développement de l’emploi et sur l’organisation des entreprises » (4). D’abord portées sur l’emploi, son objectif premier, les études se sont progressivement étendues à d’autres domaines liés aux préoccupations d’ordre économiques ou politiques tels que la compétitivité, la productivité, l’attractivité du territoire, l’insertion professionnelle ou l’exclusion par exemple. Confiés aux mains d’experts, les méthodes employées, les hypothèses retenues et les résultats des études divergent ou se contredisent sans apporter de réelles avancées sur les conclusions à tirer. Chaque courant politique se saisissant d’arguments économiques pour motiver ses prises de position, « l’hypothèse d’une instrumentalisation de l’évaluation “des 35 heures” à des fins de communication politique apparaît plus vraisemblable » (5).

L’ouverture d’une mission d’enquête sur un sujet aussi sensible et controversé, devrait, dans un cadre marqué par la contrainte mais aussi la neutralité, éclairer la société civile, les partenaires sociaux ainsi que les décideurs sur l’ensemble des défaillances et des effets, parfois inattendus, d’une loi touchant la vie tant professionnelle que privée des Français.

Les articles 137 à 144 du Règlement de l’Assemblée nationale fixent les règles d’examen des propositions de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête. À ce titre, les propositions de résolution doivent :

– déterminer précisément les faits devant donner lieu à enquête ou les services ou entreprises publics dont la commission doit examiner la gestion (article 137) ;

– ne pas avoir le même objet qu’une commission d’enquête – ou qu’une mission d’information bénéficiant des prérogatives d’une commission d’enquête – qui a rendu ses travaux dans les douze mois qui précèdent (article 138) ;

– ne pas porter sur des faits pour lesquels des poursuites judiciaires sont en cours (article 139).

Ces principes se conjuguent avec les objectifs que doivent poursuivre les commissions d’enquête en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Elles sont formées pour recueillir des éléments d’information sur :

– des faits déterminés ;

– ou la gestion des services publics ou des entreprises nationales.

La présente proposition de résolution satisfait aux exigences des dispositions du Règlement de l’Assemblée nationale :

– conformément à l’article 137 du Règlement de l’Assemblée nationale, la proposition de résolution porte sur des faits précis, à savoir la réforme des trente-cinq heures et son application progressive qui a eu un impact sensible sur l’organisation et le fonctionnement des services publics ainsi que des entreprises publiques et privées, l’utilisation des deniers publics et d’une façon très large sur la vie des Français ;

– l’article 138 du Règlement de l’Assemblée nationale est respecté puisqu’aucune commission d’enquête ou mission d’information bénéficiant des moyens et prérogatives d’une mission d’enquête portant sur le même sujet n’a été créée dans les douze derniers mois ;

– enfin, aucune poursuite judiciaire n’est actuellement en cours s’agissant des conséquences de l’application de la réduction du temps de travail. La condition de recevabilité prévue par l’article 139 du Règlement de l’Assemblée nationale est donc respectée.

Près de dix ans après la publication du rapport de la mission d’information commune sur l’évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail (6) force est de constater qu’un bon nombre d’observations soulevées alors sont toujours d’actualité, et plus encore, au cœur des préoccupations des Français.

Cependant, à la différence d’une mission d’information, une commission d’enquête, par ses outils incitatifs et contraignants, permettrait, plus qu’une évaluation actualisée du dispositif, de dresser un bilan objectif et entier de la réduction du temps de travail. Les évaluations actuelles sur l’impact économique et financier des lois sur la réduction du temps de travail restent, en effet, partielles et n’ont pu, par conséquent, mettre un terme aux débats alimentés par les idéologies tant économiques que politiques (7).

Le cadre d’une enquête parlementaire, certes contraignant, affranchirait les intervenants auditionnés des considérations idéologiques et des préoccupations politiques. Il offrirait par la même occasion, des incitations fortes pour se doter d’indicateurs de données et de système de remontée d’information, instruments dont l’utilité servirait l’ensemble des politiques publiques.

Une nouvelle vision éclairée, apaisée, permettra de juger de l’opportunité de maintenir ou d’aménager un tel dispositif, d’adapter en somme le temps aux mutations du travail et de la société.

La réduction du temps de travail répond à une logique malthusienne en ayant pour objectif de créer des emplois en diminuant la durée hebdomadaire du travail. Cette politique s’est accompagnée d’un dispositif d’allégement des charges sociales, qui devait inciter les entreprises à diminuer leur temps de travail en compensant les hausses du coût du travail et les pertes d’emplois pouvant en résulter.

Les allégements de charges sociales au titre de la réduction du temps de travail

Instaurés en 1993, les allégements de cotisations sociales patronales sur les bas salaires, qui visaient à abaisser le coût du travail au niveau du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC), ont servi à la politique de réduction du temps de travail. La loi dite « Robien » du 11 juin 1996 (8) a mis en place les premières exonérations de charges en faveur des entreprises consentant à abaisser de 10 % leur temps de travail et en créant ou préservant des emplois. Entre 1998 et 2002, les lois Aubry I du 13 juin 1998 (9) et Aubry II du 19 janvier 2000 (10) ont pérennisé les conditions précédentes en étendant progressivement les exonérations de charges sociales à l’ensemble des entreprises passées aux trente-cinq heures. En 2003, le dispositif d’allégement « Fillon » (11) a unifié les mécanismes d’exonération de cotisations patronales en supprimant la distinction existante entre les allégements relevant des réductions de charges sur les bas salaires et ceux propres aux trente-cinq heures. Dès lors, ces allégements ont pris la forme d’une exonération dégressive des charges sociales patronales pour tous les salaires inférieurs à 1,7 SMIC puis 1,6 SMIC à partir de 2006.

Le montant de dépenses publiques liées aux exonérations de charges conditionnées par la réduction du temps de travail reste difficile à évaluer. Déjà, en 2004, la mission d’information commune sur l’évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail (12) concluait à un impact négatif des trente-cinq heures sur les finances publiques tout en soulignant que le chiffrage de cet impact demeurait imprécis du fait « des évolutions législatives successives qui ont amené à la coexistence de plusieurs dispositifs » ainsi que des difficultés à évaluer les retours financiers attendus des créations d’emplois et de la baisse du nombre de chômeurs. Aujourd’hui encore, le coût de la réduction du temps de travail est difficile à isoler de l’ensemble des allégements de charges et son estimation ne s’obtient qu’à l’issue de calculs fondés sur des hypothèses et des approximations. En 2008, le Conseil d’analyse économique (CAE) avait tenté de chiffrer le coût de la réduction du temps de travail (RTT) en partant d’un scénario selon lequel les trente-cinq heures n’auraient pas été mises en place. En soustrayant aux montants totaux des allégements de charge de 2007 – de l’ordre de 21,45 milliards d’euros – ceux obtenus par leurs calculs et qui ne sont pas liés à à la réduction du temps de travail, soit 9 milliards d’euros, il estime que « sous ces hypothèses, on en déduit par différence qu’environ 12 milliards d’euros seraient donc imputables aux modifications du barème liées à la RTT » (13).

L’évaluation de l’impact de la réduction du temps de travail dans la fonction publique est encore moins aisée. Le rapport de la mission d’information précédemment cité soulignait que du fait des caractéristiques propres à chaque fonction publique, l’application des diverses mesures d’accompagnement (créations d’emploi, indemnisation des heures supplémentaires, astreintes ou rachat de jours de réduction du temps de travail) n’a pas eu les mêmes effets en termes de coûts selon qu’il s’agissait de la fonction publique d’État, territoriale et hospitalière. En outre, le bilan des mesures appliquées découlant de la réduction du temps de travail restait difficilement quantifiable et les rapporteurs ont de nombreuses fois indiqué l’absence ou le refus de fournir des estimations de la part des personnes auditionnées sur ce sujet. Le directeur du Budget, M. Pierre-Mathieu Duhamel, n’avait pu donner, lors de son audition, qu’une évaluation partielle pour la fonction publique d’État (680 millions d’euros pour les emplois créés et les mesures d’accompagnement) et n’avait pas voulu donner d’estimation pour la fonction publique territoriale. Des estimations avaient, pour cette dernière, été données par M. Dominique Bur, directeur général des collectivités locales, à partir d’extrapolations très partielles (590 millions d’euros). Quant à la fonction publique hospitalière, le montant de 1 817 millions d’euros a été donné par la Cour des comptes dans son rapport annuel au Parlement sur la sécurité sociale pour 2003.

Par conséquent, l’absence de données statistiques complètes et fiables n’a permis de dresser qu’un bilan incomplet fondé sur des estimations. De surcroît, l’évaluation des coûts implicites liés aux dysfonctionnements organisationnels et à la dégradation de certains services publics, en particulier à l’hôpital (14), se heurte à la difficulté de chiffrer des éléments plus qualitatifs.

Or, dix ans après la publication du rapport de la mission d’information, cette vue très lacunaire n’a pas été éclaircie. En effet, l’état actuel des données disponibles ne permet pas d’apporter des réponses aux questions afférentes aux conséquences financières de la réduction du temps de travail dans la fonction publique. Malgré la demande de nos collègues Patrick Ollier et Hervé Novelli de réaliser des études permettant d’éclaircir ces nombreuses interrogations, aucune enquête spécifique n’a suivi la publication du rapport de la mission d’information. La seule étude réalisée en 2003 par la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) – dont l’objet est celui de l’application de la réduction du temps de travail dans la fonction publique hospitalière – n’a pas été actualisée depuis lors et n’a pas de pendant au sein de la fonction publique d’État ou territoriale.

L’effet des trente-cinq heures sur l’emploi, la compétitivité, l’attractivité du territoire et la délocalisation des entreprises françaises est – comme l’avait souligné le rapport de la mission d’information commune précité –, aussi difficile à chiffrer en raison du manque d’indicateurs et de données mais aussi en raison des différents facteurs endogènes et exogènes qui, entrant en interaction les uns avec les autres, empêchent ainsi d’isoler complètement l’effet de la réduction du temps de travail (15).

Toutefois, comme en témoignent différents rapports récents, on ne peut exclure que la réduction du temps de travail ait eu un impact négatif sur la compétitivité française. Ainsi, en 2010, le rapport de la mission d’information sur « Les faiblesses et les défis du commerce extérieur français » soutenait que « l’impact des lois de réduction du temps de travail de 1998 et 1999 sur le coût du travail en France, permet d’expliquer une bonne partie de l’affaiblissement commercial en France depuis le début des années 2000 » (16), l’introduction du dispositif ayant, en effet, augmenté de 10 % le coût horaire du travail entre 1998 et 2005 (17).

Plus récemment, le rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) « France, redresser la compétitivité » publié en novembre 2013 imputait à la réduction du temps de travail une bonne partie de la faiblesse de la croissance, la perte des parts de marchés des entreprises françaises ainsi que les écarts de revenus avec les autres pays européens. Selon l’OCDE : « cette faible croissance des revenus s’explique par un recul prononcé du nombre d’heures travaillées, recul tout juste prononcé par les gains de productivité horaire » et « tient largement à la sous-utilisation du facteur travail » (18).

On ne peut que se satisfaire que cette étude émanant d’une institution internationale, dont l’expertise est reconnue, permette d’apporter des éléments de comparaison internationale et un regard extérieur – pour ne pas dire plus objectif – sur les questions liées à la relation entre l’organisation du temps de travail et la compétitivité. En effet, la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) rattachée au ministère du travail, de l’emploi et du dialogue social est toujours « la source quasiment exclusive de fourniture d’évaluation ex post des effets en emplois de la réduction du temps de travail » (19). Ses données et ses publications sont largement citées et utilisées par l’ensemble des organismes économiques. L’absence de sources concurrentes ne permet donc pas d’apporter des éléments critiques, essentiels à la démarche scientifique, sur les hypothèses et les résultats de la DARES.

Certes, les réponses argumentées et les démonstrations économiques visant à prouver, au contraire, la neutralité de la réduction du temps de travail – voire ses effets positifs – sur la compétitivité ne manquent pas. Cependant, loin d’apporter des éléments permettant de trancher le débat, ces réponses nourrissent, au contraire, le constat selon lequel il est difficile de dresser un bilan général et chiffré de l’impact macroéconomique des trente-cinq heures. Comme l’a souligné l’économiste Philippe Askenazy, ce sont les entreprises de plus de 20 salariés, pour qui les trente-cinq heures étaient le plus profitables, qui ont principalement réduit leur temps de travail. Les conséquences dépendent donc largement du secteur d’activité, de la taille de l’entreprise, de son organisation, de son exposition à la concurrence internationale c’est-à-dire autant d’éléments qui appellent à une étude plus fine et détaillée.

S’agissant de la question de l’emploi et de la croissance, le rapport publié le 11 janvier 2012 par l’institut COE REXecode tente, à l’aide des chiffres fournis par Eurostat et en procédant à des comparaisons internationales (20), de mettre en lumière la relation entre la durée effective de travail et les performances économiques. Les résultats de l’étude montrent que la croissance de l’emploi en France a été, parmi les pays étudiés, la plus dynamique : 14 % en France, 7 % en Allemagne et au Royaume-Uni et entre 10 et 11 % en Italie et aux Pays-Bas. Si les emplois créés sont moins précaires – dans la mesure où la baisse de la durée de travail en France a été portée par les salariés à taux plein tandis qu’en Allemagne ou aux Pays-Bas par exemple, celle-ci a été principalement due à un recours plus important au temps partiel – l’effet des trente-cinq heures sur cette dynamique est en réalité nul : la croissance de l’emploi a été majoritairement portée par la croissance démographique. Le rapport indique aussi un volume de richesse créé par tête et des taux de marge des entreprises moins importants que celui de nos principaux concurrents. Les causes de telles disparités dans les résultats économiques seraient, selon l’institution, imputables aux politiques de réduction du temps de travail (en Allemagne, en Suisse, en Belgique ou en Autriche par exemple elle a essentiellement pris forme d’un recours plus grand au travail à temps partiel) ou aux dispositifs les ayant accompagnés (la mise en place ou non d’allégements fiscaux, de modérations salariales…). Une telle étude, n’a pas été sans soulever une problématique d’ordre méthodologique : les chiffres utilisés pour la France datent de l’enquête « emplois » de l’INSEE de 2003 qui a conclu à la création de 350 000 emplois et au maintien de près de 50 000 salariés entre 1998 et 2002 (21). Or mesurer l’impact réel et structurel d’une telle politique s’effectue sur le long terme, car les facteurs liés au contexte économique peuvent être en jeu lors de la mise en place du dispositif (22). Les critiques portant sur les conclusions de l’étude mettent en lumière des faiblesses d’ordre méthodologique qui par conséquent ne permettent pas de lever les incertitudes pesant sur l’impact des trente-cinq heures sur l’emploi.

Ces constats sur les effets économiques et financiers nous amènent à nous interroger sur les modalités de mises en place des trente-cinq heures et l’efficacité des dispositifs d’accompagnement. L’accès aux données publiques et la confrontation des études restent des problématiques toujours d’actualité, y remédier donnerait ainsi une meilleure vue sur les effets des dispositifs.

Le passage aux trente-cinq heures n’a pas été sans susciter des transformations dans l’organisation du travail, effets majoritairement non prévus et non voulus.

La première étant la désorganisation au sein des structures productives (organisation et gestion des horaires, des équipes, des projets ou des missions, des commandes…), notamment dans les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME), conséquences largement évoquées dans les études sur l’impact du passage aux trente-cinq heures au sein du tissu productif et développé dans le rapport de la mission d’information précité. Il conviendrait aujourd’hui d’apprécier si ces désorganisations ont été corrigées ou si celles-ci ont été intégrées et admises comme le mode de fonctionnement normal des entreprises.

Dans la fonction publique, ce sont les hôpitaux qui ont le plus pâtit de l’application des trente-cinq heures. La réduction du temps de travail non compensée par des embauches suffisantes (400 000 au lieu des 2 millions prévus) a entraîné des dysfonctionnements importants dans l’organisation des services, générateurs de tensions sociales et de craintes vis-à-vis de la qualité de la prise en charge des patients (23). Des difficultés à organiser les plannings selon les nouveaux impératifs horaires sont apparues du fait des contraintes liées aux cycles de travail spécifiques des établissements de santé et à la coordination des équipes.

Aussi bien dans le secteur public que privé, le temps de travail réduit et individualisé a conduit à un effritement des liens interpersonnels déstructurant ainsi le travail collectif. La réduction horaire a donné lieu à une focalisation sur les activités matérielles et les missions urgentes au détriment de la convivialité ou simplement du « temps pour soi » (24). De plus, la diversification des emplois du temps a réduit les moments où l’ensemble des membres d’une équipe sont présents simultanément. De ce fait, les temps de sociabilité et d’échanges professionnels se sont raréfiés : « Soit le travail collectif a été rationalisé et réduit à sa plus simple expression, soit le temps consacré à ce travail est le temps le plus entamé, soit la réorganisation occasionnée par l’ARTT conduit à des collectifs moins stables, plus transitoires. Il faut souligner, d’autre part, que, dans bien des cas, cette réduction s’est accompagnée d’une importante transformation des formes de coopération. La coopération est souvent devenue plus formelle et plus abstraite » (25).

L’effet de ces dysfonctionnements organisationnels est la dégradation de la qualité de vie au travail qui se fait toujours autant sentir. En premier lieu, les nouveaux rythmes de travail, plus intenses –  dans la mesure où la même quantité de travail doit être produite dans un laps de temps plus court – ont amplifié les troubles physiques et psychologiques, en résumé « la souffrance au travail ». Entre 1991 et 2010, la part des travailleurs estimant qu’ils sont soumis à des cadences élevées au moins un quart du temps est passée de 39 % à 59 % (26). « Conséquence directe de l’accélération des cadences et de la perte d’autonomie, l’explosion des troubles musculo-squelettiques (TMS) est l’un des indicateurs phares de cette intensification. Ce n’est pas le seul. La recrudescence de cas de souffrance psychique, ces dernières années, est à relier directement à cette pression sur le travail et sur les salariés » (27). Selon une étude du cabinet Technologia du 22 janvier 2014, 12,6 % des interrogés, soit 3,2 millions d’actifs, encouraient un risque élevé de burn out ou de pathologies psychiques d’origine professionnelle en cumulant à la fois un travail excessif et compulsif (28). Les niveaux de risques dépendent, selon l’étude, de la catégorie socioprofessionnelle, les plus exposés seraient ainsi les agriculteurs exploitants avec 23,5 % de risque puis viennent les artisans, commerçant et chefs d’entreprises (19,7 %), les cadres (19 %) et les ouvriers (13,6 %).

Ces résultats nous amènent à nous interroger sur l’opportunité d’appliquer une norme générale et uniforme de temps de travail à des catégories de travailleurs dont le cycle de travail dépend principalement de la nature de l’activité et la culture du métier. Plus largement, le rapport au travail semble avoir évolué dans le sens d’une dépréciation. Il apparaît nécessaire d’apporter un éclaircissement sur la manière dont la promotion du temps libre et des trente-cinq heures comme acquis social a modifié la culture et l’exercice de métiers caractérisés par un fort investissement personnel ou familial qui n’était alors pas ressenti comme une contrainte en tant que tel (29).

La baisse du pouvoir d’achat qui a suivi les trente-cinq heures serait, selon un rapport du CAE relatif à la mesure du pouvoir d’achat (30), due à la modération salariale (31) ainsi qu’à l’harmonisation du SMIC à son niveau le plus élevé, ont, par effet de ciseaux, conduit à une hypersensibilité des consommateurs aux variations de prix. De plus, selon la même étude, 75 % des actifs préfèrent une amélioration de leur pouvoir d’achat à davantage de temps libre, ceci montrant leur préoccupation première.

Par ailleurs, les inégalités face à l’emploi se sont creusées entre les salariés bénéficiant d’un emploi stable à temps plein et ceux en emploi précaire (CDD, intérim et temps partiel). D’une part, face à la complexité de la législation relative à la réduction du temps de travail, son application n’a pas été la même (réduction des plages horaires, demi-journée libérée, jours de congés supplémentaires…) et a nourri ainsi les clivages entre les salariés. Selon que l’employé relève d’une PME ou d’une grande entreprise, travaille dans un secteur soumis à la concurrence ou non, appartient au secteur public ou privé, les avantages, qui en théorie devaient profiter au plus grand nombre, ne l’ont été que pour les salariés qui déjà avaient les positions les plus confortables.

En premier lieu, non seulement les inégalités salariales se sont accrues (32) mais les cadres ont ainsi bénéficié davantage des dispositifs de forfaits jours tandis que les employés et ouvriers, et plus particulièrement les salariées, ont dû subir une flexibilité horaire plus importante (33). Ceci n’a pas été sans accroître les inégalités entre les cadres/employés qualifiés et les moins qualifiés en termes de bien-être au travail (34). Les seconds n’ont pu que dans une moindre mesure utiliser leur temps ainsi libéré aux loisirs ou aux vacances. Ainsi, selon l’INSEE les dépenses de loisirs et de produits culturels ont été affectées par la baisse du pouvoir d’achat et ne cessent de décroître, notamment pour les plus modestes, depuis 2008 pour atteindre en 2012 son niveau le plus bas (35).

De surcroît, le temps partiel s’est vu touché de manière négative par la réduction du temps de travail. La norme des trente-cinq heures s’est imposée dans les consciences et sa mise en place s’est accompagnée de moyens incitatifs. En conséquence, les emplois dont la durée est inférieure au seuil des trente-cinq heures se sont vus dépréciés et relégués au statut « d’emploi précaire ». Alors que le travail à temps partiel relevait d’un choix, celui de l’employé et de l’employeur leur permettant d’aménager et d’organiser le temps de travail, il est devenu un outil de flexibilité de plus en plus subi et au détriment des salariés les plus fragiles (particulièrement en période de dégradation du marché de l’emploi) (36). En 2011, selon l’INSEE, 18,6 % des salariés sont à temps partiel soit 4,2 millions des salariés. Parmi les salariés à temps partiel 80 % sont des femmes et pour un tiers d’entre eux il est subi (37).

Enfin, s’agissant des inégalités de genre en particulier, « le passage aux 35 heures a revêtu deux aspects inégalitaires par rapport à la logique d’égalité femme/homme. Le premier prend sa source dans l’opposition entre figure plutôt masculine du mandaté par choix, et figure plutôt féminine de la mandatée par défaut, dont la position dans la négociation fut d’abord la recherche d’accords favorables à la conciliation vie professionnelle et vie familiale, mais pour les femmes uniquement, puisque c’est à elles que continue d’échoir principalement la responsabilité des tâches domestiques et des soins aux enfants » (38).

L’influence de la confiance et de l’optimisme dans la formulation des anticipations des agents a toute son importance aujourd’hui. Leur rôle respectif à jouer dans la reprise de la croissance est un postulat établi dans le cercle de la pensée économique : « l’optimisme et la prospérité se renforcent mutuellement » (39). La mesure de l’opinion sur les conséquences de la réduction du temps de travail ou des effets de cette dernière sur le « moral des Français » apparaît d’autant plus importante qu’ils en sont les principaux concernés.

Il convient de noter que l’impact des trente-cinq heures est perçu négativement par la population salariée et nourrit un pessimisme généralisé. Près d’un an après l’assouplissement opéré sur les heures supplémentaires, un sondage IPSOS demandé par la CGPME montrait en 2004 que 56 % des sondés considéraient que la réduction du temps de travail avait eu des effets négatifs sur l’emploi, 60 % sur la croissance économique et 63 % sur l’appareil productif français.

L’exonération des heures supplémentaires, réforme comprise dans la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat (TEPA) du 21 août 2007, présentée comme un assouplissement des trente-cinq heures permettant d’augmenter le pouvoir d’achat des salariés, avait reçu un accueil favorable : 76 % des salariés soutenaient cette mesure selon un sondage IFOP du 27 mars 2008. La question de la réduction du temps de travail, des bénéfices des trente-cinq heures est loin de faire consensus et, de surcroît, exacerbe les clivages préexistants au sein de la société.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

DISCUSSION GÉNÉRALE

La Commission examine la présente proposition de résolution au cours de sa séance du mercredi 4 juin 2014.

Mme la présidente Catherine Lemorton. La proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête relative à l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail, pour laquelle le groupe UDI a fait jouer son droit de tirage, sera débattue en séance publique le mercredi 11 juin.

Je souhaite la bienvenue dans notre commission à son rapporteur, M. Thierry Benoit.

M. Thierry Benoit, rapporteur. Je tiens à préciser, en préambule, que cette proposition de résolution n’est en aucun cas une manière de régler des comptes avec quelque parti ou gouvernement que ce soit. La situation dans laquelle se trouve notre pays nécessitant la mobilisation de chacun, mon propos n’est que d’y contribuer utilement, à ma modeste place, en travaillant à l’ouverture d’un débat pacifié sur la réduction du temps de travail, débat que je souhaite à terme voir élargi aux partenaires sociaux, aux corps intermédiaires et à l’ensemble de la société civile.

Nous disposons aujourd’hui d’un recul de quinze ou vingt ans pour examiner comment a été mise en œuvre la réduction hebdomadaire du temps de travail et quelles conséquences elle a eues. S’est-elle appliquée de la même manière dans le secteur privé et le secteur public ? A-t-elle modifié le rapport des salariés au travail ? Quels effets a-t-elle eus sur l’organisation des entreprises et sur les différentes formes d’emploi : temps partiel, travail intérimaire, travail de nuit, deux-huit et trois-huit ? À travers les larges auditions qu’elle peut conduire, une commission d’enquête doit nous permettre de mettre au jour les marges de progression dont nous disposons pour mieux organiser le temps de travail.

L’un des aspects essentiels de cette question est son volet budgétaire et financier. En effet, la réduction du temps de travail s’est accompagnée pour les entreprises de compensations financières ou d’allégements de charges qu’il a fallu imputer sur le budget de l’État. Au-delà des chiffres que les uns et les autres se jettent à la figure, nous devons procéder à une analyse approfondie, qui s’appuie notamment sur des comparaisons européennes, de manière à déboucher sur des propositions permettant au Gouvernement, grâce à une réduction de nos coûts de production et à une amélioration de notre compétitivité, de mener à bien le redressement productif du pays. C’est en regardant en face les réalités que nous pouvons ouvrir des perspectives à nos concitoyens !

La défiscalisation des heures supplémentaires adoptée sous la précédente législature posait de manière sous-jacente la question du temps de travail, en même temps que celle de la rémunération des salariés et de leur pouvoir d’achat. Si l’on comprend que son coût ait incité l’actuel gouvernement à supprimer une mesure dont bénéficiaient surtout les salariés les plus modestes, cette commission d’enquête doit nous permettre d’évaluer dans quelle mesure les salaires ont stagné ou progressé depuis la mise en œuvre de la réduction hebdomadaire du temps de travail.

J’aborde ce dossier de manière pragmatique : en témoigne la manière dont j’ai accueilli le discours de politique générale du Premier ministre Manuel Valls, à l’issue duquel je me suis abstenu, compte tenu des signes d’ouverture qu’il donnait sur les questions de fond qui se posent à nous en cette période tourmentée.

Mme Barbara Romagnan. Monsieur le rapporteur, au nom du groupe SRC, je salue votre initiative et votre souhait d’un débat apaisé, ouvert à la société civile.

Nous sommes favorables à la création de la commission d’enquête que vous nous proposez car il est toujours positif d’évaluer les politiques publiques. En l’espèce, cette démarche est particulièrement justifiée, d’une part, parce que les vingt années écoulées depuis les lois « Robien » de 1996 nous permettent d’avoir un certain recul et, d’autre part parce qu’alors que le chômage ronge le pays et que la croissance est atone, il n’est pas exclu que la réduction du temps de travail puisse avoir aujourd’hui un impact positif sur l’emploi.

Selon l’article unique de votre proposition de résolution, le travail de la commission d’enquête portera « notamment [sur] la loi n° 98-461 du 13 juin 1998 d’orientation et d’incitation à la réduction du temps de travail ». S’il est vrai que les lois dites « Aubry » constituent l’essentiel du dispositif de réduction du temps de travail et que, d’autre part, votre formulation n’y borne pas le champ des investigations, je m’interroge sur cette précision qui peut paraître superflue.

Nous nous reconnaissons néanmoins dans l’approche globale que vous avez choisie, prenant en compte « l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail ».

À vrai dire, le travail est d’ores et déjà largement partagé. Certains ne travaillent pas du tout, d’autres travaillent trop – selon l’INSEE, la durée réelle d’un temps plein dans notre pays est supérieure à trente-neuf heures –, tandis que nombreux sont ceux qui ont du mal à s’en sortir parce qu’ils sont employés à temps partiel – je devrais d’ailleurs dire « nombreuses » puisque ce sont à 82 % des femmes. Ce partage de fait génère de la souffrance ; il se traduit par des arrêts maladie, par l’absentéisme et par le recul de la qualité. Il a donc un impact sur la productivité et sur les comptes sociaux.

Sans avoir eu à se prononcer, les citoyens sont donc confrontés à un partage du travail qui résulte du fonctionnement du marché et de la croissance de la productivité. Cette situation n’est d’ailleurs pas spécifique à notre pays. Aux États-Unis, même avant la crise des subprimes, les « petits boulots » étaient tellement répandus que la durée moyenne du travail était inférieure à trente-quatre heures. Au Pays-Bas, 75 % des femmes travaillent à temps partiel ; elles sont 45 % en Allemagne. Quelle peut être alors leur carrière ? Comment vivre dans ces conditions en cas de séparation ? Les gains de productivité auraient pourtant dû offrir des perspectives positives. Les travaux les plus pénibles peuvent en effet être réservés aux machines et le temps ainsi dégagé permettre aux actifs de se consacrer à leurs proches, à leur vie personnelle ou à des activités bénévoles.

La commission d’enquête qu’il nous est proposé de créer constituera une occasion de discuter du temps de travail, outil potentiel d’une baisse du chômage, et d’une amélioration non seulement du rapport au travail, mais aussi de la qualité de vie du plus grand nombre.

Selon le projet de rapport que vous venez de nous remettre, « l’application générale et indifférenciée des trente-cinq heures a été un facteur de désorganisation et de dégradation de la qualité de vie au travail ». Relevons toutefois que l’impact des réformes n’a pas été homogène : elles ont profité différemment aux divers métiers et catégories socioprofessionnelles ; elles doivent donc être évaluées au cas par cas. Vous évoquez également les « effets pervers » dont auraient souffert certains salariés. Vous n’avez pas tort, mais il ne faut pas oublier les salariés qui ont bénéficié de l’un des 350 000 emplois créés par la réforme. Il s’agit là d’un « gain » que vous omettez de citer.

M. Gérard Cherpion. Je salue l’initiative de nos collègues de l’UDI. Quinze à vingt ans après les réformes, il est temps d’en dresser un bilan. En effet, même si la réduction du temps de travail s’inscrit dans le cours d’une histoire longue, les « lois Aubry » nous ont incontestablement fait franchir une nouvelle étape et il convient aujourd’hui d’en mesurer les effets, qu’ils soient positifs ou négatifs, sans tenter de régler quelque compte que ce soit.

Cette commission d’enquête permettra d’insister sur la qualité du travail fourni en France. Eurostat montre en effet que, si les Allemands passent au travail 1,7 heure de plus par semaine que les Français, ces derniers travaillent 1 479 heures par an contre 1 397 heures pour les Allemands, beaucoup plus souvent employés à temps très partiel. Certes, la productivité des salariés français a légèrement baissé en 2013, mais cela s’explique par la conjoncture économique et une reprise est enregistrée en 2014. En tout état de cause, en la matière, la France se situe toujours dans la moyenne des États européens.

Si nous disposons par conséquent d’atouts en termes d’emploi et de compétitivité, nous pâtissons de l’existence de dispositifs législatifs qui constituent autant de freins. Les mesures mises en œuvre pour compenser la réduction du temps de travail, soit en faveur du revenu des salariés, soit sous forme d’allégements de charges pour les entreprises, forment un ensemble complexe et coûteux pour le budget de l’État. L’analyse que nous aurons à mener doit donc être largement ouverte de manière à apporter une réponse à certains des problèmes dont souffre notre pays.

Le bilan des créations d’emplois dus à la réduction du temps de travail est difficile à établir. Les chiffres bruts ne suffisent pas toujours à comprendre la situation. Ne faudrait-il pas, par exemple, tenir compte des emplois qui n’ont pas été créés en raison des contraintes législatives nouvelles ? À mon sens, ces réformes ont contribué à renforcer des difficultés structurelles.

À ce titre, je constate que la France n’a jamais atteint l’objectif fixé par la stratégie de Lisbonne d’un taux d’emploi de 70 %. Nous sommes parvenus en 2008 à un taux de 64 % avant que la crise n’intervienne. Cela tient aussi au fait que les PME françaises sont majoritairement de petite taille, que notre pays compte peu d’entreprises de taille intermédiaire et que, par ailleurs, le lien entre l’éducation et l’industrie est trop faible. De plus, l’instabilité politique, sociale et fiscale ne constitue pas un environnement idéal pour les entreprises qui ont besoin de perspectives de long terme pour se développer.

Les mesures récemment adoptées, telle la création du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, sont intéressantes parce qu’elles permettent de réduire le coût du travail. Ne faudrait-il pas cependant leur préférer un système plus simple et plus lisible pour que les entreprises aillent de l’avant et qu’elles répondent à la première préoccupation de nos concitoyens : l’emploi ? C’est dans cet esprit que nous participerons à la commission d’enquête.

M. Arnaud Richard. La question de la réduction du temps de travail se pose à la société française depuis longtemps. Les évolutions en la matière se confondent avec les plus grandes conquêtes sociales, qui ont contribué à forger notre modèle social jusqu’à cet aboutissement qu’a été le passage aux trente-cinq heures.

À la différence de l’évolution historique qui correspondait à un objectif de cohésion sociale et assurait, au fur et à mesure du progrès technique et social, une plus grande intelligence du temps travaillé et de meilleures conditions de vie aux travailleurs, la réforme de 1998 avait pour ambition de lutter contre le chômage de masse. Seize années plus tard, en dépit d’alternances et d’aménagements importants décidés par les majorités successives, les trente-cinq heures demeurent la référence en matière de durée légale du travail. Pourtant, cette réforme a continué à nourrir les passions dans notre commission et dans l’hémicycle. De nombreux rapports à charge ont été rédigés et des débats opposant artificiellement les tenants de cette réforme et ceux qui la rejetaient ont souvent conduit à réduire le sujet à sa dimension dogmatique et idéologique. Je me félicite d’autant plus que nous puissions aujourd’hui en débattre sereinement.

Notre groupe considère que certaines questions doivent être posées de façon rigoureuse. Quelles ont été les conséquences de la réforme sur les conditions réelles de la vie professionnelle des salariés, sur leur bien-être au travail, sur leur santé ? Quel impact a-t-elle eu sur leur productivité ou sur l’égalité entre les hommes et les femmes ? Les partenaires du dialogue social disposent-ils des marges de manœuvre et d’une influence suffisantes pour adapter le processus à l’entreprise ?

La France vit en état d’urgence sur le front de l’emploi. Même si l’on peut considérer que la création d’une commission d’enquête a quelque chose d’excessif, cette procédure aura du moins toute la solennité et la puissance nécessaires pour traiter d’un sujet essentiel au travers d’un débat serein et rigoureux. Je salue la démarche de l’homme de bonne volonté qui nous propose ce travail en commun.

M. Christophe Cavard. Le groupe écologiste approuve la démarche qui nous est proposée. En effet, il ne s’agit pas de produire un énième rapport sur les trente-cinq heures, mais de réfléchir à la réduction du temps de travail et, plus largement, à une notion chère aux écologistes : le partage du travail. Alors que le chômage frappe notre pays et toute l’Europe, l’amélioration de la répartition du travail, qui passe par la réduction du temps travaillé, devra permettre que personne ne se retrouve sans emploi ni revenu.

La réduction du temps de travail s’inscrit dans une histoire antérieure au XXe siècle – la journée de travail des enfants de douze à seize ans a été réduite à douze heures en 1841. C’est à travers ce long processus que les travailleurs ont progressivement pu bénéficier des richesses que le progrès a permis d’accumuler. Pour notre part, nous considérons que s’il fallait un slogan, « travailler mieux et moins pour gagner plus » correspondrait plus à la réalité de l’histoire et à l’intérêt des travailleurs que « travailler plus pour gagner plus ». Toutes ces questions pourront évidemment faire l’objet de débats et d’auditions au sein de la commission d’enquête, avec d’autres : en effet, le seul levier du temps de travail n’est peut-être pas suffisant pour agir contre le chômage et il faudra sans doute réfléchir à d’autres dispositifs, par exemple fiscaux, mais aussi, plus généralement, à l’organisation du travail et à celle des entreprises.

Pour que les travaux de cette commission d’enquête aient un sens et soient utiles, il nous faudra travailler en écartant les confrontations stériles pour ne nous soucier que de ce qui peut contribuer au partage du travail en garantissant à tous une vie décente. Si c’est bien dans cet esprit que la proposition de résolution est présentée, nous ne pouvons que nous y associer pleinement.

M. Michel Liebgott. Les propos que nous entendons aujourd’hui dans un climat apaisé sont quasiment inespérés si l’on se souvient des excès passés de certains, dans la presse ou dans l’hémicycle. Je m’en réjouis. Il est vrai qu’autrefois, Gilles de Robien et René Monory, tous deux pragmatiques, avaient eux aussi compris que le temps de travail et, surtout, les gains de productivité pouvaient être partagés. Car la question posée est bien celle-ci : à qui doivent être distribués les gains de productivité qui augmentent depuis des années – aux actionnaires, aux salariés, aux demandeurs d’emploi ?

D’une certaine manière, la diminution du temps de travail voit son utilité reconnue ce matin. En permettant de donner un emploi à ceux qui seraient restés sinon au chômage, elle enclenche un cycle vertueux : les cotisations sociales versées par les salariés s’accroissent, les prestations sociales à servir sont moindres, les recettes de TVA augmentent du fait d’une augmentation de la consommation des ménages…

Je relève toutefois que les discours que nous entendons tranchent avec les positions encore défendues en avril dernier par l’UDI, qui proposait dans son « contre-pacte » de responsabilité le retour aux trente-neuf heures dans la fonction publique territoriale. Il me semble qu’un peu de cohérence ne serait pas de trop. Cela dit, je ne suis pas un ayatollah des trente-cinq heures et l’essentiel reste que la commission d’enquête puisse examiner librement toutes les hypothèses.

Ces dernières années, les initiatives prises par la droite visaient à remettre systématiquement en cause les trente-cinq heures – loi Fillon de 2003, loi Ollier-Novelli de 2005, loi TEPA de 2005. Il me semble de bon augure qu’aujourd’hui vous proposiez d’aborder le sujet de façon moins polémique.

Je relève toutefois, dans l’exposé des motifs de la proposition de résolution, une erreur qui me paraît assez grossière : l’INSEE et la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail considèrent que le passage aux trente-cinq heures a permis de créer de 350 000 à 450 000 emplois, et non 42 000.

Mme Isabelle Le Callennec. Je suis personnellement très favorable à la création d’une commission d’enquête sur l’impact des trente-cinq heures, mesure que nous sommes le seul pays européen à avoir appliquée à une telle échelle. J’y suis favorable à condition que le débat se fonde sur des éléments objectifs et qu’il s’élargisse à la société civile, aux partenaires sociaux et aux entreprises, qui créent les emplois. Il faudra également impérativement établir des comparaisons avec nos voisins européens, qui sont nos principaux partenaires économiques.

Sous la précédente législature, M. Pierre Méhaignerie et M. Jérôme Cahuzac, qui présidaient respectivement la commission des affaires sociales et celle des finances, avaient été corapporteurs d’une mission d’information sur la compétitivité de l’économie française et le financement de la protection sociale, créée par la Conférence des présidents le 11 janvier 2011. Malheureusement, leurs travaux s’étaient conclus en novembre 2011 sans l’adoption d’un rapport parce que « les points de vue trop éloignés, notamment sur l’impact des trente-cinq heures sur la compétitivité de notre pays, n’[avaient] pas permis d’aboutir à un constat partagé ». À défaut d’un rapport final, les très nombreuses auditions de cette mission d’information sont disponibles sur le site Internet de l’Assemblée nationale, et la commission d’enquête pourra tirer le plus grand profit de ce travail remarquable.

Élue d’une circonscription industrielle, j’ai pu constater, pour ma part, l’impact du passage aux trente-cinq heures sur l’industrie.

Le rapport de la commission d’enquête sera d’autant plus intéressant qu’il tracera des perspectives. Confronté à un chômage qui touche 10 % de la population active et à un problème de financement de sa protection sociale, notre pays doit-il en rester au statu quo en matière de temps de travail ? Dans un tel contexte, ne sommes-nous pas contraints d’évoluer ?

M. Gérard Sebaoun et M. Christophe Cavard. Vous voulez passer aux trente-deux heures ? (Sourires.)

Mme la présidente Catherine Lemorton. Le discours de Mme Le Callennec est moins consensuel que celui de M. Benoit…

M. Bernard Perrut. La création d’une commission d’enquête sur un thème aussi sensible et controversé que le temps de travail est une bonne chose. Les parlementaires comme la société civile ont besoin d’une approche objective du sujet. La réduction du temps de travail, synonyme de progrès social, a de nombreuses conséquences sur la vie personnelle des travailleurs, mais aussi sur la vie économique de notre pays et sur ses finances.

Bien des questions se posent donc, que vous n’éludez pas dans votre projet de rapport, monsieur Benoit. Elles concernent tant les structures productives que, par exemple, la vie des hôpitaux. Vous soulignez également l’existence d’« effets pervers non prévus », en particulier sur le pouvoir d’achat. Chacun souhaite peut-être travailler moins, mais vous citez à juste titre une étude de 2008 du Conseil d’analyse économique, qui montre que 75 % des actifs préfèrent une amélioration de leur pouvoir d’achat à davantage de temps libre. Ces chiffres ne laissent aucun doute sur ce qui constitue leur première préoccupation.

La commission d’enquête permettra de savoir si la direction prise est la bonne d’autant que certaines inégalités sont également perceptibles, selon que l’on travaille dans une petite ou dans une grande entreprise, que l’on est cadre ou pas, que l’on occupe un emploi stable ou précaire, à temps plein ou à temps partiel. Une réflexion globale et objective est nécessaire afin de dégager une vision claire sur un sujet qui est au cœur de la vie de chacun.

M. le rapporteur. Je remercie l’ensemble des orateurs pour leurs interventions convergentes.

Madame Romagnan, vous avez raison de faire le lien entre croissance et temps de travail. Il reste qu’il faut déterminer si le partage du travail crée des emplois et de la croissance, ou si la possibilité de travailler davantage n’est pas un accélérateur encore plus puissant en la matière. La question est posée, et je me contenterai de constater que le rapport de l’OCDE intitulé France : redresser la compétitivité imputait en novembre 2013 à la réduction du temps de travail une bonne partie de la faiblesse de notre croissance, la perte de parts de marché essuyée par nos entreprises ainsi que les écarts de revenus avec d’autres pays européens.

Monsieur Liebgott, il ne faut pas qu’il y ait de malentendu : le nombre de 42 000 créations d’emplois correspond à l’estimation avancée en 1998, lors de l’examen du projet de loi d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail. Le Gouvernement avait alors pris des dispositions pour créer plus d’emplois et, en 2003, l’INSEE calculait qu’entre 1998 et 2002, la réforme avait permis d’en créer 350 000 et de maintenir dans l’emploi quelque 50 000 salariés.

Madame Romagnan, l’article unique de la proposition de résolution fait référence à la loi de 1998 car, si le mouvement de réduction du temps de travail est ancien, ce texte en constitue une étape majeure, qui a bouleversé l’organisation du temps de travail dans l’entreprise non sans avoir de très fortes conséquences sociales, sociétales, économiques et financières. Ce choix a eu des effets considérables par exemple pour l’hôpital public.

Dans mon esprit, il sera également essentiel de s’interroger sur la mise en œuvre de l’annualisation du temps de travail, qui a créé des disparités selon que les salariés bénéficient ou non de systèmes de récupération, mais aussi un déficit d’attractivité pour plusieurs secteurs professionnels, comme certains métiers de l’industrie ou le bâtiment.

Arnaud Richard laisse entendre que nous employons les grands moyens, et il est vrai qu’une commission d’enquête suit une procédure stricte, très encadrée. Mais cela nous permettra d’explorer objectivement le sujet afin d’offrir aux décideurs, actuels ou futurs, des outils et des perspectives. J’espère que nos propositions seront aussi de nature à simplifier le droit, comme l’a souhaité M. Cherpion.

M. Liebgott a remarqué que je faisais partie d’une formation politique dont certains membres prônent le retour aux trente-neuf heures. Mais c’est justement ce genre de déclarations qui m’a conduit à proposer cette commission d’enquête. Que pensent les salariés de l’industrie ou de la grande distribution, qui travaillent trente-cinq heures par semaine, mais à un rythme soutenu, en deux-huit ou en trois-huit, lorsqu’ils entendent des slogans tels que : « Il faut remettre les gens au travail » ? En réalité, je crois que les Français sont courageux et qu’ils ne demandent qu’à travailler.

S’appuyant sur l’accord national interprofessionnel, le Gouvernement a entrepris de réunir les conditions du dialogue social. De même, cette commission d’enquête pourrait être l’occasion de contribuer à la construction et au renforcement de ce dialogue. Nous devons offrir à ceux qui le souhaitent soit la possibilité de travailler plus, sans coût excessif pour le budget de l’État – je pense notamment à la défiscalisation des heures supplémentaires –, soit, au contraire, la faculté d’aménager leur temps de travail, là encore sans grever les finances publiques ni celles de l’entreprise et en gardant l’objectif de réaliser des gains de productivité et de compétitivité par rapport à nos voisins européens.

Alors que des enquêtes font régulièrement état du pessimisme de la société française, cette commission d’enquête peut permettre de valoriser le travail, de montrer qu’il n’est pas aliénant, mais qu’il est au contraire une source de richesse, pour soi – y compris sur le plan humain –, pour l’entreprise et pour le pays.

Depuis de nombreux mois, le Président de la République évoque la conclusion de divers pactes : pacte de confiance, pacte de solidarité, pacte de stabilité, pacte d’avenir pour la Bretagne, pacte de responsabilité envers les entrepreneurs de France. Il conviendrait d’y ajouter un pacte de responsabilité pour chacun d’entre nous : il faut donner à chaque Français la possibilité de trouver un travail et de contribuer à la richesse du pays. Si nos propositions sont de nature à améliorer la relation entre l’employeur et ses salariés, nous aurons atteint notre but.

Mais l’objectif ultime de cette commission d’enquête est bien d’offrir des perspectives et des outils aux corps intermédiaires et aux dirigeants du pays.

Mme la présidente Catherine Lemorton. Je rappelle aux députés de tous les groupes, en particulier à ceux qui sont nouvellement élus, que les commissions d’enquête, plus encore que les missions d’information, représentent une grande charge de travail. Il ne faut donc pas chercher à en faire partie pour le seul plaisir de voir une mention supplémentaire figurer sur son curriculum en fin de mandat. C’est la première commission d’enquête réclamée par notre commission depuis le début de la législature, et nous devons éviter que les personnes auditionnées ne soient confrontées à une salle quasiment vide, d’autant qu’elles sont obligées de venir et doivent prêter serment. Il me paraissait donc nécessaire de souligner que ce travail demandait d’y consacrer du temps.

La Commission adopte la proposition de résolution à l’unanimité.

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En conséquence, la Commission des affaires sociales demande à l’Assemblée nationale d’adopter la présente proposition de résolution dans le texte figurant dans le document annexé au présent rapport.

TABLEAU COMPARATIF

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Dispositions en vigueur

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Texte de la proposition de résolution

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Texte adopté par la Commission

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Proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête relative à l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête relative à l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

     
 

Article unique

Article unique

 

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale est créée une commission d’enquête de trente membres chargée d’élaborer un bilan de l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail, notamment de la loi n° 98-461 du 13 juin 1998 d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail.

(Sans modification)

© Assemblée nationale