N° 2917 - Rapport de M. Philippe Kemel sur la proposition de résolution européenne de Mme Audrey Linkenheld, rapporteur de la commission des affaires européennes sur la proposition de directive relative au secret d'affaires (n°2857)




N
° 2917

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 30 juin 2015

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES SUR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE, sur la proposition de directive relative au secret d’affaires (n° 2857),

PAR M. Philippe Kemel,

Député

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Voir le numéro : 2857

SOMMAIRE

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Pages

INTRODUCTION 5

I. L’UNION EUROPÉENNE AGIT EN ORDRE DISPERSÉ POUR LA PROTECTION DU SECRET D’AFFAIRES 7

A. UN CONTEXTE DE GUERRE ÉCONOMIQUE DANS LAQUELLE L’UNION EUROPÉENNE N’EST PAS SUFFISAMMENT ARMÉE 7

1. L’Union européenne doit protéger ses entreprises dans un contexte de concurrence mondiale accrue 7

2. La protection des secrets d’affaires constitue une mesure défensive dont ne peuvent plus s’exonérer les États européens 9

B. UNE PROTECTION NÉCESSAIRE DU SECRET DES AFFAIRES, QUI DOIT ALLER DE PAIR AVEC LA GARANTIE DE DROITS FONDAMENTAUX 10

1. Des arsenaux juridiques disparates en matière de protection des secrets d’affaires 10

2. La protection des intérêts économiques ne doit pourtant pas pouvoir être manipulée pour nuire à la défense d’autres intérêts publics 10

II. LA PROPOSITION DE DIRECTIVE A POUR AMBITION DE COMBLER LE RETARD EUROPÉEN SANS S’ÉCARTER DE LA DÉFENSE DES DROITS FONDAMENTAUX 11

A. LA PROPOSITION DE DIRECTIVE PROPOSE UN SOCLE DE PROTECTION ET DES MESURES D’EXONÉRATION CIBLÉES, TOUT EN MÉNAGEANT UNE CERTAINE MARGE DE TRANSPOSITION NATIONALE 11

1. Les avancées de la proposition de directive : la reconnaissance juridique du secret d’affaires et la définition d’un volet de sanctions civiles. 12

a. L’approche européenne du secret d’affaires apporte une définition commune du secret d’affaires, volontairement large, qui vise à dépasser les différences nationales. 12

b. Une protection juridique du secret d’affaires effectivement garantie grâce à un régime harmonisé de sanctions en matière civile 13

2. Les clauses d’exonération protègent les acteurs menacés d’une utilisation abusive des dispositions de la proposition de directive. 14

a. Le niveau de protection offert pour les journalistes et les lanceurs d’alerte demeure encore perfectible. 15

b. Les craintes des délégués du personnel témoignent de garanties insuffisantes pour l’exercice de leurs droits. 15

c. Un juste équilibre reste à trouver entre non révélation de secrets d’affaires et principe du contradictoire dans la procédure judiciaire 16

3. Le socle d’harmonisation de la proposition de directive laisse aux États une marge de manœuvre suffisante pour calibrer leur propre arsenal juridique 16

B. LE TEXTE ISSU DE LA COMMISSION DES AFFAIRES JURIDIQUES ENCADRE DAVANTAGE LE PÉRIMÈTRE D’APPLICATION DU SECRET D’AFFAIRES 17

1. Les amendements adoptés par la commission affirment le souci d’une meilleure protection des intérêts publics 17

2. Certaines dispositions de la directive pourraient encore être amendées pour gagner en précision 18

III. LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE DÉFEND UN ÉQUILIBRE PROCHE DES INTÉRÊTS FRANÇAIS ET DES PRÉOCCUPATIONS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE 19

1. La proposition de résolution résume les principaux enjeux de la proposition de directive et apporte un positionnement politique opportun 19

2. Des pistes de réflexion complémentaires méritent de figurer dans cette proposition de résolution. 21

TRAVAUX DE LA COMMISSION 23

I. DISCUSSION GÉNÉRALE 23

II. EXAMEN DE L’ARTICLE UNIQUE 31

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE 41

INTRODUCTION

Les activités humaines qui créent de la valeur économique, réelle (un procédé, un produit nouveau) ou potentielle (un résultat de recherche) doivent être protégées. Elles incarnent la création de la richesse dans une société de l’innovation où l’inventivité et la recherche de ruptures technologiques sont les principaux vecteurs de croissance. La protection de la propriété intellectuelle ne suffit plus : aujourd’hui, ce sont, au-delà des secrets de fabrication, les modes opératoires, les savoir-faire, les données commerciales stratégiques – en somme, l’ensemble de la chaîne de valeur – qui conditionnent l’avantage compétitif d’une entreprise.

L’exemple du modèle économique de l’entreprise Uber est éclairant : sa compétitivité procède d’un mode d’organisation innovant, qui allie interface numérique, exploitation dématérialisée et gestion de flux de transport : derrière une simple application pour l’utilisateur se masque un vaste réseau de chauffeurs professionnels et de logisticiens. Cet alliage, qui ne peut être breveté ou réduit à un « produit », révolutionne pourtant la conception et le service des voitures de transport avec chauffeur (VTC). Dans cette perspective, le secret des informations économiques sensibles, ou « secret d’affaires », peut être conçu comme le principal vecteur de valorisation économique des entreprises des pays développés.

La législation sur le secret d’affaires revêt une importance cruciale non seulement parce que c’est la chaîne de valeur plus que le produit qu’il faut désormais protéger, mais aussi parce la course mondiale à l’innovation, aux parts de marché, à la valeur ajoutée, s’est intensifiée ces dernières années. Les pays émergents ne se contentent plus de servir d’ « ateliers du monde » mais cherchent à rejoindre les économies développées à la frontière technologique. Dans ce contexte, l’intervention des États pour défendre les intérêts économiques de leurs entreprises se fait désormais à découvert : les politiques d’intelligence économique se manifestent par des mesures défensives – la protection juridique du secret d’affaires en fait partie – mais également offensives : instrumentalisation du droit et des procédures judiciaires, espionnage industriel, diplomatie économique, etc. Il faut alors reconnaître le relatif retard pris par l’Union européenne par rapport aux autres grandes puissances que sont les États-Unis ou la Chine, qui font de l’influence économique un axe essentiel de leur politique extérieure. Dans ces conditions, légiférer sur le secret d’affaires relève désormais de l’urgence.

Cependant, notre société de l’innovation est également une société de l’information : tenir un secret est plus difficile qu’auparavant. Les moyens techniques d’intrusion et de diffusion se sont considérablement développés à l’ère numérique. Parallèlement, la transparence politique est un credo qui irrigue l’ensemble de la société civile et du monde économique : « les affaires », précisément, sont de moins en moins tolérées par l’opinion publique. Individualisée, notre société s’informe par des médias dont les investigations permettent d’exposer des pratiques économiques peu scrupuleuses, mais aussi par les réseaux sociaux, qui relaient – parfois sans filtre – l’action des lanceurs d’alerte. Les scandales économiques et financiers éclatent parce que l’ère du secret s’achève. L’irruption de la société civile dans le milieu « des affaires » est cependant à double tranchant : la dimension vertueuse et démocratique de l’alerte éthique ou du journalisme d’investigation, véritables contre-pouvoirs, peut encourager des comportements moins légitimes. En particulier, il faut veiller à ce que le halo du secret d’affaires, qui intrigue l’opinion publique, ne devienne un objet d’information en tant que tel. C’est en d’autres termes le débat sur les limites de la transparence qui ressurgit avec cette proposition de directive : la marchandisation du secret d’affaires, comme une information dont la divulgation est tout ce qui importe, est une dérive qu’il faut contenir.

Dans cette perspective, il est essentiel que la proposition de directive relative au secret d’affaires puisse à la fois protéger l’activité des personnes qui veillent à la défense d’intérêts publics supérieurs et poser le cadre dans lequel leur intervention est légitime : un journaliste ne devrait pas pouvoir se prévaloir de son statut pour dévoiler des secrets d’affaires impunément ; de même, un lanceur d’alerte doit pouvoir rester comptable des secrets qu’il dévoile, lorsque cela met en péril l’activité économique d’une entreprise sans correspondre à la défense d’un véritable intérêt public (comme la dénonciation d’une activité illégale).

C’est pourquoi la proposition de directive s’appuie finalement sur un équilibre délicat : protéger efficacement les informations sensibles, pour que nos entreprises puissent résister à la concurrence internationale – sinon s’adapter à la guerre économique –, tout en protégeant les journalistes, les lanceurs d’alerte, les représentants des salariés, qui, dévoilant légitimement des secrets d’affaires, pourraient être exposés à des poursuites judiciaires. Il convient d’adopter un corpus juridique à la fois suffisamment efficace pour décourager les manœuvres d’intelligence économique malveillantes, et suffisamment ciblé pour empêcher des manipulations abusives.

La commission des affaires économiques est saisie de la présente proposition de résolution européenne, issue de la commission des affaires européennes. Elle est destinée à exprimer une position de l’Assemblée nationale sur la proposition de directive, en application de l’article 88-4 de la Constitution. Cette résolution européenne, une fois adoptée, s’inscrira dans le débat en cours au niveau européen.

Votre rapporteur partage largement les réflexions et les positionnements de son auteure, Mme Audrey Linkenheld. Tout en réaffirmant la nécessité d’un juste équilibre juridique de la directive, il souhaite remettre en perspective le débat : le contexte économique et social dans lequel nous évoluons permet de comprendre l’urgence de l’adoption de cette directive tout comme la nécessité de donner aux États le pouvoir de régulation suffisant pour protéger les droits fondamentaux.

L’ouverture généralisée des économies, l’accélération des échanges commerciaux, la mondialisation des flux financiers et humains, ont entraîné un accroissement rapide de la concurrence internationale : l’exigence de compétitivité, au sens de la défense de ses parts de marché, s’est subitement imposée comme la priorité des entreprises exportatrices comme des économies nationales. L’émergence de puissantes firmes multinationales et de marchés mondiaux a conduit les États à repenser leur logique d’intervention économique. Les réglementations ont laissé le pas à des régulations plus propices à attirer les activités économiques. L’attractivité et l’influence économiques sont désormais des piliers de politique extérieure : les États doivent à la fois défendre la vitalité de leur territoire et d’encourager leur propres entreprises dans la compétition mondiale.

Ces politiques d’intelligence économique peuvent également se lire sous un prisme différent : dans la mondialisation, les États se livrent une réelle guerre économique (1), où le « patriotisme économique » (2) justifie des politiques offensives, comme l’espionnage industriel ou la diplomatie économique, et défensives, comme le cadre légal de protection des entreprises pour assurer leur sécurité économique.

Licites pour la majorité, ces activités d’intelligence économique qui distordent à dessein la libre concurrence mondiale peuvent également se coupler de mesures moins scrupuleuses. Ainsi, A. Laïdi, devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale (3), constatait que  « depuis 1996, la partie grise et même noire des relations économiques internationales a tendance à croître : les acteurs économiques et étatiques ont de plus en plus tendance à franchir les lignes jaunes. Au cours de ces vingt années, [A. Laïdi a] tout vu en matière de technique de guerre économique : chantage fait aux chefs d’entreprises, pénétration informatique des entreprises, utilisation de ressources de l’État, qu’elles soient militaires ou des services de renseignement. La preuve publique de ces agissements a été donnée, depuis juin 2014, par les révélations d’Edward Snowden, établissant que le système Échelon sert aussi aux intérêts de l’économie américaine ».

Tandis que l’État régalien perdait de sa force de réglementation, il gagnait en pouvoir d’influence économique. Et à ce titre, l’Union européenne accuse un retard certain au regard des initiatives législatives prises par des économies développées comme émergentes. Ainsi, les États-Unis ont mis en place un cadre juridique à la fois défensif et offensif pour protéger leurs intérêts économiques. Sur le volet défensif, le Cohen Act, adopté en 1996, fait de l’atteinte au secret des affaires un crime fédéral. Au titre des mesures plus offensives, l’utilisation du droit prend une place importante, ainsi que l’atteste l’intervention ci-après de Mme Claude Revel, déléguée interministérielle à l’intelligence économique auprès du Premier ministre.

Extraits de la table ronde de la commission des affaires économiques sur l’intelligence économique, le mardi 2 juin 2015

Mme Claude Revel, déléguée interministérielle à l’intelligence économique. (…) Au nombre des mesures véritablement offensives, je mentionnerai les sanctions extraterritoriales infligées sur le fondement de la législation américaine, qu’il s’agisse des lois d’embargo ou de la lutte contre la corruption. Ainsi du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), dont le champ
d’application étendu au monde permet aux États-Unis d’intenter des procès à des entreprises étrangères – Technip, Total et BNP-Paribas, mais aussi à beaucoup d’autres entreprises européennes ou japonaises.

Le moyen est offensif non seulement parce qu’il y a une amende énorme à la clé mais parce que, outre cela, les entreprises considérées sont contraintes de passer un accord transactionnel avec la justice américaine, pour trois ans, afin d’être exemptées de toute peine. Ainsi peuvent-elles être contraintes d’accepter la nomination dans leurs murs d’un contrôleur (monitor) chargé de s’assurer du respect des engagements qu’elles ont contractés ; il a pour cela accès à l’intégralité de ce qui les concerne et, chaque année, fait rapport. Des outils, telle la loi de blocage, nous permettent de nous opposer à cette pratique et nous travaillons le sujet. Il est à noter que certains pays, le Brésil en premier lieu, s’inspirent de cette méthode véritablement intrusive.

Le troisième moyen utilisé par les États-Unis consiste en la promotion très active de son droit commercial à l’étranger. Ce droit est en lui-même assez intrusif, comme le montre la procédure judiciaire dite discovery, qui permet l’accès à un grand nombre d’informations sur les entreprises. La promotion internationale du droit commercial américain est activement soutenue par le gouvernement, on l’a vu au moment de l’effondrement de l’Union soviétique. Alors que les États d’Europe centrale et orientale s’attelaient à la rédaction d’un nouveau droit, le gouvernement américain et l’Association du barreau américain ont pris l’initiative conjointe – la Rule of Law Initiative – de donner des expertises gratuites aux gouvernements de ces pays, dans le cadre de la Fondation pour le droit continental (CEELI), de manière qu’ils élaborent leur nouveau droit sur le modèle américain.

Parmi les mesures visant à protéger les entreprises, le secret d’affaires est aujourd’hui une réponse juridique incontournable, à au moins trois titres. Tout d’abord, il permet à la fois de dissuader les tentatives d’obtention ou de divulgation illicites d’informations économiques sensibles et de permettre aux entreprises victimes de percevoir des indemnités de dommages et intérêts de nature à compenser la perte subie. En outre, un tel dispositif fait échec aux intrusions juridiques permises par la législation de pays concurrents (cf. ci-dessus), puisque qu’il serait opposable aux demandes d’informations d’un concurrent. Enfin, une telle législation revêt une dimension de sécurité juridique à même de rassurer les investisseurs – cet argument a notamment conduit l’Inde à s’engager dans un processus législatif proche de celui de l’Union européenne sur le sujet.

C’est que la conception du secret d’affaires, tel qu’entendu dans la présente proposition de directive, dépasse une conception stricte de la protection du « secret de fabrique » (4) ou de « secret industriel et commercial » (5) : c’est l’ensemble de la chaîne de valeur – les procédés de fabrication, les savoir-faire, les données commerciales stratégiques – qui est concernée, car plus qu’un produit, c’est un mode opératoire qui constitue l’avantage concurrentiel des entreprises des pays développés. Ce constat prend tout son sens à l’heure où ces chaînes de valeur sont fractionnées au niveau mondial (6), voire dématérialisées (7) : la protection du secret d’affaires doit permettre de se prémunir de risques commerciaux bien identifiés, comme les informations communiquées aux sous-traitants, la gestion interne de la confidentialité (y compris avec les filiales) ou encore l’innovation collaborative.

Pour l’Union européenne, l’urgence de se munir d’un arsenal juridique adéquat en matière de protection du secret d’affaires est donc établie, a minima afin de mettre fin aux dissonances des États membres. Pour autant, la proposition de directive suscite d’importants débats dans la société civile sur sa compatibilité avec le respect de certains droits fondamentaux.

En dépit de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle conclu dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et qui lie tous les États membres, l’appareil législatif de ces derniers en matière de secrets d’affaires souffre d’un véritable manque d’harmonisation. Les principales disparités portent sur l’absence d’une définition commune du secret d’affaires – dans certains États, aucune définition juridique n’existe, rendant d’emblée délicate toute protection à l’échelle nationale. Par conséquent, sont également très diverses les voies de recours disponibles en cas de fraude, sur le traitement des tiers ayant obtenu de bonne foi des informations jugées par la suite comme confidentielles, sur les demandes de restitution ou de destructions des documents par les détenteurs légitimes, ou encore sur le calcul des dommages et intérêts en cas d’utilisation illicite de secrets exclusivement immatériels.

Ces importantes divergences entre législations nationales handicapent la sécurité économique des entreprises européennes et portent également atteinte à leur développement et à leur compétitivité. Elles appellent ainsi à la mise en place de moyens juridiques communs pour garantir une protection efficace des secrets d’affaires au sein de l’Union. Dans ce contexte, la proposition de directive sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées vise à rapprocher les réglementations européennes afin de garantir au sein du marché intérieur une protection plus lisible et efficace des secrets d’affaires. Cette proposition prend appui sur l’article 114 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), qui souligne l’importance de l’harmonisation dans le bon fonctionnement du marché commun.

La proposition de directive sur le secret d’affaires est un texte de nature économique et commerciale, qui vise à protéger l’information, qui est devenue « une matière première » (8) : la perdre, en amont, est synonyme de perte générale de compétitivité.

Néanmoins, ses principales dispositions ont des répercussions importantes sur les droits fondamentaux, notamment lorsque une application extensive – sinon détournée – de la protection du secret d’affaires cherche à gêner l’activité légitime de contre-pouvoirs, qu’ils soient institutionnels, comme la presse ou la représentation syndicale, ou citoyens, comme les lanceurs d’alerte. Ainsi, l’intimidation par la perspective de poursuites civiles à l’encontre d’un journaliste ou d’un lanceur d’alerte ou encore la dissimulation d’informations économiques protégées à un représentant syndical qui souhaite y avoir accès, pour l’exercice de ses missions, sont des atteintes à des droits fondamentaux qui manipulent le fondement juridique de la protection du secret d’affaires.

Certes, en ce qui concerne la liberté de la presse ou la liberté syndicale, le bloc de constitutionnalité français, au travers de la Déclaration des droits de l’Homme, offre une garantie suffisante. Mais ce n’est pas le cas de l’ensemble des États membres, pour lesquels la combinaison des normes européennes et des normes constitutionnelles n’offre pas un standard de protection aussi élevé que le nôtre. En outre, si la protection législative du lanceur d’alerte a fait l’objet de plusieurs dispositions récentes (9), ces dernières se soumettent à la norme européenne. Il est donc essentiel, à ces deux titres, que la proposition de directive soit précisément calibrée pour ne pas pouvoir être détournée de sa vocation première : protéger les intérêts économiques des entreprises dans la concurrence mondiale.

La proposition de directive sur le secret d’affaires a été présentée par la Commission européenne en novembre 2013, à l’initiative de son commissaire au marché intérieur et aux services de l’époque, Michel Barnier. Elle a été approuvée en mai 2014, à l’unanimité, par le Conseil de l’Union européenne, et vient d’être examinée en commission des affaires juridiques du Parlement européen. Le rapport de Constance Le Grip (UMP, PPE) a été adopté le 16 juin par 19 voix pour, 2 contre et 3 abstentions. La rapporteure a également obtenu un mandat pour entrer en « trilogue » avec le Conseil et la Commission sur la base de son rapport, et donc sans passer préalablement par la séance plénière. Celui-ci devrait permettre l’adoption définitive du texte.

En France, le sujet avait été abordé il y a plusieurs années par le rapport « Mathon » (10) puis dans une proposition de loi de M. Bernard Carayon (11). Enfin, le dispositif d’une proposition de loi de M. Jean-Jacques Urvoas (12) avait été adopté en commission spéciale chargée de l’examen du projet de loi relatif à la croissance, à l’activité et à l’égalité des chances économiques, avant d’être finalement supprimé en séance publique.

Le développement et la mise en œuvre de nouveaux savoir-faire sont des facteurs déterminants de la compétitivité des entreprises européennes sur les marchés internationaux. Les investissements qu’elles réalisent dans des projets innovants conditionnent leur réussite et leur position dans une économie de la connaissance de plus en plus concurrentielle, mais cet avantage compétitif suppose que les entreprises puissent s’approprier pleinement les produits de leurs recherches (innovations technologiques, informations commerciales relatives aux fournisseurs et aux clients, études de marché, etc.). En ce sens, un ensemble de dispositifs leur reconnaissent formellement des droits de propriété intellectuelle, à l’instar du droit d’auteur ou des droits de brevet (13). Plus généralement, une seconde forme de garantie leur permet de protéger l’accès à l’ensemble des connaissances qu’elles souhaitent garder confidentielles. De tels savoir-faire que cherche à protéger toute entreprise innovante sont qualifiés de « secret d’affaires » et font l’objet de la présente proposition de directive.

Malgré ces moyens, à ce jour essentiellement mis en œuvre au niveau national, les récentes évolutions des marchés mondiaux (ouverture des économies émergentes, essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication) exposent davantage les entreprises européennes à des comportements de plus en plus malveillants de la part de leurs concurrents, voire des États étrangers. Les risques d’une découverte et d’une utilisation frauduleuse d’informations confidentielles nuisent à leur compétitivité et à leur performance, mais ont aussi l’effet durable de réduire leur intérêt à investir dans des projets de recherche et développement, décourageant ainsi toute initiative innovante porteuse de croissance et d’emplois au sein de l’Union.

Dans cette perspective, la proposition vise à donner au secret d’affaires une réelle assise juridique : une définition commune et contraignante juridiquement à l’ensemble des États membres. L’article 2 présente ainsi le « secret d’affaires » comme le résultat de trois conditions cumulatives (14) :

« Des informations qui répondent à toutes les conditions suivantes :

a) elles sont secrètes en ce sens que, dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments, elles ne sont pas généralement connues de personnes appartenant aux milieux qui s’occupent normalement du genre d’informations en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles ;

b) elles ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes ;

c) elles ont fait l’objet, de la part de la personne qui en a licitement le contrôle, de dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, destinées à les garder secrètes ; »

Cette définition est la réplique de celle retenue par l’Accord sur les ADPIC (15), qui engage d’ores-et-déjà les États membres. Mais intégrant cette définition internationale au sein du droit positif européen, la Commission propose de renforcer la portée normative du secret d’affaires, dans un cadre qui reste large – à la différence de la législation américaine.

En vue de garantir une protection effective du secret des affaires, la directive prévoit à la section 1 du chapitre III un régime de sanctions visant à réprimer tout acte malveillant d’appropriation ou d’utilisation frauduleuse d’informations considérées comme confidentielles.

L’article 5 dispose de la possibilité d’un recours civil contre « l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites de secrets d’affaires » mais précise toutefois que les procédures engagées doivent restées « justes », « équitables », « effectives », « dissuasives » sans être inutilement « complexes ou coûteuses ».

Les États membres sont tenus en outre de veiller à la proportionnalité des sanctions engagées, à leurs effets sur le commerce intérieur ainsi qu’à la mise en œuvre de « mesures de sauvegarde » contre tout usage abusif de la procédure judiciaire (article 6).

Un délai de prescription est également prévu par l’article 7 pour une durée « d’un an au moins et de deux ans au plus à compter de la date à laquelle le requérant a pris connaissance du dernier fait donnant lieu à l’action, ou aurait dû en prendre connaissance ». Il est toutefois l’objet d’importants débats, comme l’atteste la discussion parlementaire ayant eu cours lors de l’examen du texte en commission des affaires juridiques du Parlement européen.

Le régime de sanctions ainsi présenté par la directive ne concerne néanmoins que le volet civil, et ne définit donc pas de sanctions pénales (qui ne relèvent pas de la compétence de l’Union dans cette matière). L’harmonisation minimale prévue par la directive laisse aux États membres des marges de manœuvre suffisantes pour mettre en place des sanctions pénales complémentaires.

La proposition de directive adjoint au champ d’application du secret d’affaires des cas particuliers d’exonération, pour lesquels l’obtention, l’utilisation ou la divulgation d’un secret d’affaires sont considérées comme licites. Ces exceptions visent essentiellement à prévenir les potentiels abus de la directive, en rendant inapplicables les procédures de sanction ou de réparation à certaines situations préalablement définies.

L’article 4 décrit deux types d’exonérations. D’une part, le paragraphe 1 liste un ensemble de conditions alternatives où l’obtention d’un secret d’affaires est reconnue comme licite. Celle-ci doit résulter :

– d’une découverte ou d’une création indépendante ;

– de l’observation, de l’étude, du démontage ou du test d’un produit ou d’un objet qui a été mis à la disposition du public ou qui est licitement en possession de la personne qui obtient l’information ;

– de l’exercice du droit des représentants des travailleurs à l’information et à la consultation, conformément aux législations et pratiques nationales et à celles de l’Union ;

– de toute autre pratique qui, eu égard aux circonstances, est conforme aux usages commerciaux honnêtes.

Par ailleurs, le deuxième paragraphe de l’article 4 prévoit des circonstances particulières rendant légitime l’utilisation de certains secrets au regard des droits fondamentaux :

– l’usage légitime, dans le respect de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, du droit à la liberté d’expression et d’information, y compris la liberté de la presse ;

– la révélation d’une faute, d’une malversation, d’une fraude ou d’une activité illégale du requérant, à condition que le défendeur ait agi dans l’intérêt public ;

– la divulgation du secret d’affaires par des travailleurs à leurs représentants dans le cadre de l’exercice légitime de leur fonction de représentation, dans le respect des règles européennes et nationales, et à la condition que cette divulgation ait été nécessaire à cet exercice ;

– la protection d’un intérêt général public ou tout autre intérêt légitime, reconnus par les règles européennes, nationales ou par la jurisprudence.

Par ces exceptions, la Commission européenne cherche à définir un juste équilibre entre les dispositions prévues par la directive et le respect des droits consacrés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, à savoir le droit à l’information et la liberté de la presse tout d’abord ; le droit du travail et la liberté syndicale ensuite ; les droits de la défense et le principe du contradictoire, enfin.

Si l’article 4 paragraphe 2 de la proposition de directive fait prévaloir « l’usage légitime du droit à la liberté d’expression et d’information » sur la protection du secret d’affaires, elle ne définit toutefois pas explicitement la notion d’ « usage légitime ». Celle-ci apparaît donc floue et inadéquate pour garantir une protection effective des acteurs poursuivant un intérêt public, notamment les journalistes et les lanceurs d’alerte.

Suite aux inquiétudes des ONG et des professionnels concernés, le Parlement européen a organisé un groupe de travail visant à mieux préciser les termes employés.

Pour les mêmes raisons, la proposition de directive apparaît imprécise quant à « l’exercice légitime » des fonctions de représentants des salariés tel qu’il est défini dans le 2 de l’article 4. Les termes ainsi employés ne permettent pas de prendre en compte la diversité des situations de travail et constituent donc une source d’insécurité juridique pour les représentants syndicaux. On peut en outre aisément imaginer les situations dans lesquelles ces représentants pourraient être l’objet de pressions hiérarchiques ou judiciaires afin qu’ils renoncent à vouloir accéder à des informations protégées par le secret d’affaires (sur la santé financière de leur entreprise, par exemple).

Votre rapporteur insiste toutefois sur la nécessité, dans un dialogue social européen constructif, d’associer systématiquement les représentants syndicaux à toute évolution de la rédaction de cette clause d’exonération les concernant.

La proposition de directive cherche également à trouver un juste équilibre entre la garantie des droits de la défense et le respect du secret d’affaires. L’article 8 permet en effet la protection des informations jugées confidentielles au cours des procédures judiciaires tout en respectant le principe du contradictoire, c’est-à-dire en autorisant un accès complet à tous les documents utiles aux parties. En effet, cet accès aux documents est par ailleurs couvert par une obligation de confidentialité opposée à tous les participants lorsque ces documents comportent des informations économiques sensibles, et le juge a le pouvoir de prendre des mesures procédurales complémentaires pour renforcer la protection de ces informations.

L’harmonisation minimale prévue par la proposition de directive se justifie par la volonté de l’Union européenne de définir un socle normatif suffisant, à partir duquel les États conservent une marge d’appréciation des mesures les plus pertinentes pour protéger leurs intérêts économiques.

Inversement, pour le régime des clauses d’exonération qui est mis en place pour garantir le respect des droits fondamentaux, l’harmonisation est maximale : les États n’auront que très peu de marge de transposition de ces dispositions dans leur droit national.

Cette articulation juridique peut s’interpréter comme la volonté de l’Union européenne de ne pas se positionner comme acteur mondial de l’intelligence économique, laissant cette place aux États membres, dont la compétence régalienne en la matière n’est pas remise en cause – au même titre que pour les services d’intelligence intérieure ou extérieure. Pour autant, l’Union européenne dispose de la taille critique nécessaire pour avoir une doctrine d’influence économique à même de concurrencer les États-Unis ou la Chine, et sans empiéter sur les politiques nationales. Le positionnement de la présente proposition de directive ne devrait donc pas laisser penser que l’Union européenne doit rester passive dans la guerre économique que se livrent les États.

La proposition de directive a fait l’objet de nombreux amendements lors de son examen en commission des affaires juridiques du Parlement européen.

L’article 1er précise désormais explicitement que la directive ne doit pas affecter l’application de règles de l’Union européenne ou de règles nationales exigeant des détenteurs de secrets d’affaires de divulguer de l’information, pour des raisons d’intérêt public. Reprenant une préoccupation exprimée par la France au Conseil, cet article prévoit également que la directive n’empêchera pas la divulgation, par les institutions et organes de l’Union européenne ou par les autorités nationales, d’informations qu’elles détiennent suivant des obligations et prérogatives prévues par le droit national ou par le droit de l’UE.

Plus généralement, la directive n’aura pas vocation à influencer les expériences et compétences des salariés, l’autonomie des partenaires sociaux ainsi que la liberté et le pluralisme des médias.

À l’article 2, qui prévoit la définition et le périmètre du secret d’affaires, il est désormais précisé que le savoir et les compétences honnêtement acquises par les salariés dans le cours normal de leur emploi ne peuvent être considérés comme des secrets d’affaires.

À l’article 3, qui encadre les cas d’obtention illicite d’un secret d’affaires, il est désormais prévu que l’obtention, l’utilisation ou la divulgation d’un secret d’affaires soit considérée illicite même lorsqu’elle ne résulte pas d’une intention ou d’une négligence grave.

À l’article 4, qui prévoit des clauses d’exonération dans certaines situations de divulgation d’un secret d’affaires, une référence à la Charte des droits fondamentaux a été introduite pour garantir la bonne combinaison des dispositions de la directive avec les principes énoncés dans cette Charte, notamment la liberté d’expression.

La protection des lanceurs d’alerte a également été renforcée : l’exonération d’application des dispositions de la directive à leur égard ne dépend plus de la condition selon laquelle l’obtention, l’utilisation ou la divulgation présumée du secret d’affaires a été « nécessaire » au lancement de l’alerte. Seules les conditions d’une action dans l’intérêt public général et révélant une faute ou une activité illégale sont donc retenues à ce stade de la discussion.

La proposition de directive issue de l’examen en commission des affaires juridiques rejoint largement les préoccupations de l’auteure de la proposition de résolution ainsi que de votre rapporteur. Néanmoins, d’autres aménagements peuvent être considérés.

En concordance avec les positions françaises au Conseil, votre rapporteur estime que la proposition de directive, en l’état, satisfait ses principaux objectifs :

– Apporter une sécurité juridique et économique améliorée aux entreprises européennes, à même de leur permettre de se défendre face à la concurrence mondiale ;

– Garantir que la directive ne crée pas d’obstacle à la liberté d’expression et d’information, et ne puisse en particulier pas servir de moyen à des actions juridiques dirigées à l’encontre des journalistes et des lanceurs d’alerte ;

– Protéger la libre mobilité des salariés sur le marché du travail européen, en particulier en évitant le risque que les expériences et compétences des employés soient considérées comme des secrets d’affaires ;

– Garantir, dans la procédure judiciaire, un accès complet pour les parties à tous les documents au nom du respect du principe du contradictoire, tout en écartant le risque d’instrumentalisation de poursuites à des fins de dévoilement de secrets d’affaires.

Pour autant, votre rapporteur souhaite recommander au Parlement européen ou aux représentants de la France au Conseil, par voie d’amendement à la présente proposition de résolution européenne, d’évoluer sur la définition du secret d’affaires.

En effet, la proposition de directive européenne conserve, à l’article 2, les trois conditions cumulatives présentes à l’article 39 de l’ADPIC. Outre la volonté de présenter une définition large, la préoccupation des auteurs de la proposition de directive était également d’assurer la bonne articulation normative d’un texte de droit positif (la directive) avec les engagements internationaux des États-membres, qui sont tous partie à l’ADPIC.

Mais l’Union européenne devrait saisir l’occasion que représente cette proposition de directive pour améliorer une définition certes internationale, mais largement perfectible. En particulier, il serait plus opportun juridiquement de viser, à la condition b) du 1 de l’article 2, que les informations protégées ont une « valeur économique, potentielle ou effective, parce qu’elles sont secrètes ». Cette disposition, en l’état, mentionne une « valeur commerciale », ce qui correspond à une conception restrictive du champ des informations économiques sensibles qui méritent protection. Dans le processus de recherche et de développement, la valeur commerciale de l’innovation prend forme en bout de chaîne. Mais ce sont les résultats de recherche fondamentale (la découverte de propriétés physiques innovantes de matériaux composites) ou le processus de découverte (l’évolution d’un mélange d’essences dans la parfumerie), qui, par leur valeur économique potentielle, justifient une protection. De même, si l’on saisit bien qu’une liste de clients de l’entreprise détient une valeur commerciale intrinsèque, les informations sur la structure managériale d’une entreprise et sur ses perspectives de développement, si elles ont une valeur économique effective, présentent un intérêt commercial moins évident, tout en restant éminemment sensibles.

En second lieu, votre rapporteur fait sienne la préoccupation de supprimer la mention à un usage « légitime » du droit à la liberté d’expression et d’information pour que l’obtention d’un secret d’affaires puisse être considérée comme licite, au 2 de l’article 4 de la proposition de directive. D’une part, ce terme n’a pas d’enveloppe juridique suffisamment précise pour permettre à cette disposition de s’appliquer de façon satisfaisante ; d’autre part, le texte issu de la commission des affaires juridiques du Parlement européen dispose désormais que cet usage légitime s’effectue « dans le respect de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », ce qui est suffisant pour encadrer le risque d’un usage « illégitime » du droit à la liberté d’expression et d’information.

La présente proposition de résolution, issue de la commission des affaires européennes, et dont la rapporteure est Mme Audrey Linkenheld, a pour ambition d’exprimer le positionnement de l’Assemblée nationale dans le débat sur la proposition de directive actuellement en cours de discussion au Parlement européen.

Cette proposition de résolution rappelle tout d’abord qu’il est nécessaire de formuler clairement l’articulation entre les droits économiques, qu’il convient de protéger, et les droits sociaux qui justifient légitimement l’atteinte au secret d’affaires. Comme l’a rappelé le président François Brottes lors de la table ronde de la commission des affaires économique du mardi 2 juin 2015, sur l’intelligence économique, « le débat sur le secret des affaires ne doit pas être compris comme une volonté d’empêcher l’accès à l’information ». À ce titre, la présente proposition de résolution, si elle place avec justesse la protection des droits fondamentaux au rang des intérêts publics supérieurs, reconnaît l’importance de « dissuader et [de] sanctionner l’appropriation illicite d’un secret d’affaires » (16).

Votre rapporteur approuve donc l’analyse selon laquelle, si la proposition de directive est une avancée majeure, il ne doit pas affecter « les traditions constitutionnelles, les législations et les pratiques des États membres en matière de liberté d’expression, de protection des sources des journalistes, et d’alerte éthique » (17). Il souhaiterait préciser que ces traditions, législations et pratiques s’exercent dans le respect de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

C’est pourquoi cette proposition de résolution européenne recommande de renforcer les dispositions visant à protéger les publics qui pourraient subir un usage abusif d’une législation sur le secret d’affaires :

– L’alinéa 18 propose d’exclure plus largement l’activité des journalistes du champ d’application de la directive, rapprochant ainsi la rédaction de cette dernière de la position de la France : une législation européenne sur le secret d’affaires ne doit en aucun cas pouvoir servir de base juridique à la poursuite judiciaire de journalistes ;

– L’alinéa 24 suggère de reprendre dans le corps de la directive les éléments de la jurisprudence européenne relative à l’information légitime des représentants du personnel, afin de garantir le respect du droit des salariés ;

– L’alinéa 28 recommande de faire bénéficier aux lanceurs d’alerte d’une clause d’exemption lorsque leur action citoyenne a pour effet de dévoiler un secret d’affaires ;

Par ailleurs, il semble essentiel à votre rapporteur de rappeler, de façon concordante avec la rapporteure de la présente proposition de résolution européenne, que les positions de la France sur ce sujet, lors de l’examen du texte en Conseil de l’Union européenne, ont été retenues et ont permis d’aboutir à une rédaction plus équilibrée de la proposition de directive.

D’une part, sur proposition de la France, le périmètre des informations qui peuvent faire l’objet d’un secret d’affaires a été précisé, au sein des considérants qui éclairent les dispositions de la proposition de directive. Cette précision permet de désamorcer les risques d’utilisation abusive du secret d’affaires pour défendre les intérêts économiques d’une entreprise.

D’autre part, la France a également obtenu, au 1 de l’article 4 de la proposition de directive, que « l’obtention, l’utilisation ou la divulgation de secret d’affaires [soit] considérée comme licite dans la mesure où elle est requise par le droit national ou le droit de l’Union ». Cette disposition réaffirme le pouvoir régalien des États, qui ne doivent pas se lier les mains et prendre le risque de se voir opposer le secret d’affaires lors de l’intervention de leurs services fiscaux, sanitaires, douaniers ou lors de l’intervention de leurs autorités de régulation économique.

La présente proposition de résolution européenne, une fois adoptée par votre commission et sous réserve de son inscription à l’ordre du jour en séance publique, est destinée à exprimer une position de l’Assemblée nationale dans les débats législatifs de l’Union européenne.

À cet égard, votre rapporteur juge opportun de la compléter et d’en préciser la rédaction. Il a ainsi proposé à votre commission plusieurs amendements d’amélioration rédactionnelle ainsi que des amendements de fond, qui visent :

– à intégrer un nouvel alinéa qui recommande à l’Union européenne de poursuivre ses efforts pour préserver les intérêts économiques de ses entreprises au niveau international, et renforcer les initiatives en matière d’intelligence économique ;

– à souhaiter que la proposition de directive précise que les informations protégées ont, plus qu’une seule « valeur commerciale », une « valeur économique, potentielle ou effective », afin de rendre la définition du secret d’affaires plus opérante.

– à rappeler, au point 14, que les « pratiques », les « législations » et les « traditions constitutionnelles » des États membres, très différentes – notamment en matière de droit de la presse – doivent respecter une norme de référence, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

 

TRAVAUX DE LA COMMISSION

Lors de sa réunion du mardi 30 juin 2015, la commission des affaires économiques a examiné proposition de résolution européenne sur la proposition de directive relative au secret d’affaires (n° 2857), sur le rapport de M. Philippe Kemel.

M. le président François Brottes. Mes chers collègues, il appartient à la Commission des affaires économiques de travailler au fond sur une proposition de résolution présentée par Mme Linkenheld au nom de la Commission des affaires européennes, commission au sein de laquelle plusieurs des membres de la Commission des affaires économiques sont très actifs – tel est précisément le cas de Mme Linkenheld. Il me semble toutefois bénéfique que notre commission – tel n’est pas le cas de toutes les commissions saisies au fond – ait désigné un autre rapporteur, M. Kemel, pour étudier la proposition de résolution. En effet l’échange entre les deux rapporteurs sera l’occasion d’approfondir l’examen du texte.

Le secret d’affaires, dont le sujet fait débat dans l’opinion – des pétitions circulent –, a été évoqué lors de l’examen en première lecture du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Si je simplifie les oppositions, je dirai que, pour les uns, il convient de protéger les capacités de nos entreprises à se déployer dans une compétitivité féroce quand les autres soupçonnent ces mêmes entreprises de cultiver le secret pour des raisons inavouables.

M. Philippe Kemel, rapporteur. Les activités humaines qui créent de la valeur économique, par la transformation de la ressource ou de l’information ou par la recherche, peuvent avoir une valeur économique, potentielle ou effective, marchande ou non marchande. L’ensemble des États membres de l’Union européenne considère que ces activités doivent être protégées au plan juridique. Elles le sont du reste, via des législations différentes selon les pays, les uns étant plus respectueux de l’ensemble des libertés que les autres – je pense plus particulièrement à la liberté d’information.

Il est nécessaire de protéger juridiquement ces activités parce que, chacun le sait, nous sommes, plus encore aujourd’hui qu’hier, dans une société de l’innovation et de la rupture technologique : les modes opératoires, les savoir-faire et les modes d’organisation, tout au long des chaînes de valeur, y sont les conditions de la création des richesses et y déterminent l’avantage compétitif.

Tous les modes de création de valeur, de la recherche jusqu’à l’activité finale sur les marchés, relèvent de l’intelligence économique, qui connaît des processus de concurrence si forts que la guerre économique peut prendre des formes aussi bien légales qu’illégales. Ainsi, chacun sait que les entreprises peuvent subir des attaques illégales, notamment de leurs systèmes d’information, visant à divulguer leurs secrets d’affaires.

L’Union européenne a considéré que légiférer sur le secret d’affaires relève de l’urgence, ce qui permettra notamment d’adapter le droit français. La France a déjà inscrit dans la loi la protection du droit de propriété et des modes opératoires – les enveloppes Soleau par exemple – ces dispositifs permettent de protéger une partie des process de mise en œuvre de la valeur économique.

Le secret des informations économiques sensibles doit être mieux protégé, d’autant que notre société de l’innovation est également une société de l’information. Tenir un secret est plus difficile aujourd’hui qu’auparavant, à la fois techniquement et politiquement. De plus, les « affaires » sont de moins en moins tolérées par l’opinion : les journalistes et les lanceurs d’alerte jouent un rôle démocratique lorsqu’ils dénoncent les scandales économiques. Toutefois, jusqu’où peuvent-ils le remplir ? Convient-il de prévoir une limite et laquelle ? Ces débats sont sous-jacents au texte proposé par l’Union européenne.

L’irruption de la société civile et de la société de l’information et du débat dans le milieu économique est à double tranchant. Le premier risque est celui de la marchandisation du secret d’affaires : le détenteur de l’information joue un rôle de prédateur des informations sensibles de la chaîne de valeurs. Le second risque est celui d’une dérive des lanceurs d’alerte qui, agissant au nom de leur propre éthique, peuvent mettre en péril l’activité d’une entreprise sans que leur alerte corresponde à la défense d’un véritable intérêt public. La bonne foi des lanceurs d’alerte, via les informations qu’ils divulguent, peut porter atteinte à la valeur économique des fruits du travail et de la réflexion d’autrui.

La directive doit donc trouver le bon équilibre – c’est toute sa difficulté. Elle doit protéger efficacement les informations sensibles, pour que les entreprises puissent résister à la concurrence internationale, mais sans pouvoir abuser de cette protection aux dépens des libertés fondamentales. Il convient en conséquence de protéger efficacement contre le risque de poursuites judiciaires les journalistes, les lanceurs d’alerte ou les représentants de salariés, s’ils ont connaissance d’un danger éventuel pour la société.

C’est autour de ces éléments que Mme Linkenheld, au nom de la Commission des affaires européennes, a établi ses réflexions et ses propositions, que je partage largement, dans un contexte de concurrence qui ne doit pas omettre la protection des droits fondamentaux. Mes amendements à sa proposition de résolution permettront d’alimenter le débat

M. Antoine Herth. Au nom du groupe Les Républicains, j’abonde, au moins en partie, dans le sens du rapporteur : il est en effet nécessaire d’appuyer la démarche en cours de l’Union européenne visant à préciser le cadre juridique de la protection du secret d’affaires. Je tiens du reste à saluer le travail très important accompli en la matière par Mme Constance Le Grip, une Française, qui est rapporteure de la Commission des affaires juridiques du Parlement européen sur le secret d’affaires. Le processus avance rapidement, ce dont nous nous réjouissons.

Nous sommes réservés sur plusieurs des points de la proposition de résolution qui nous est soumise aujourd’hui. Je donnerai la position définitive du groupe après l’examen des amendements.

Je tiens enfin à rappeler que le Parlement français devra, une fois la directive européenne adoptée, la réexaminer pour la transcrire dans le droit français. Nous disposerons alors de quelques marges de manœuvre pour ajuster le verbe européen aux réalités nationales. Compte tenu des pétitions qui circulent à l’heure actuelle, nous préférons que le Parlement puisse se prononcer en toute sérénité sans subir de pression.

M. le président François Brottes. Les marges de manœuvre sont plus importantes avant l’adoption d’une directive, qu’après.

Mme Delphine Batho. J’approuve la lettre et l’esprit de la proposition de résolution. Il est très important que le Parlement français s’exprime sur la proposition de directive pour que la protection du secret d’affaires, qui est nécessaire dans la guerre économique européenne et mondiale à laquelle nous assistons, ne garantisse pas, toutefois, l’impunité aux lobbies lorsque l’intérêt public, notamment en matière de santé ou d’environnement, est en cause. Monsieur le rapporteur, la démocratie doit être garantie jusqu’au bout. L’adoption en l’état de la proposition de directive européenne serait une régression grave, notamment pour la liberté de la presse. L’ensemble de la représentation nationale doit adopter unanimement cette proposition de résolution. En effet, les 409 934 citoyens qui ont signé une pétition à l’initiative d’une journaliste n’exercent pas une pression, ils soulèvent un problème dans le débat public. Ils sont sincèrement inquiets et défendent non pas des intérêts économiques mais le principe de la liberté de la presse.

Je tiens également à rappeler la loi du 16 avril 2013, à l’adoption de laquelle j’ai participé en tant que ministre, sur les lanceurs d’alerte et l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement. Cette loi, qui donne une définition juridique précise du lanceur d’alerte, a créé la Commission nationale de la déontologie et des alertes, en vue d’éviter d’éventuelles dérives, notamment des alertes infondées, voire malveillantes. Ce cadre juridique n’est pas indifférent au débat d’aujourd’hui. Le projet de directive européenne doit reconnaître et protéger la liberté de la presse, les lanceurs d’alerte et les salariés agissant au nom de l’intérêt général.

Enfin, l’adoption de ce projet de résolution permettra à la France de faire preuve de plus de fermeté encore pour défendre ses principes lors des discussions en cours.

Monsieur le rapporteur, quelles sont les positions antérieurement défendues par le gouvernement français au Conseil sur la question des journalistes et des lanceurs d’alerte ?

Mme Corinne Erhel. En quoi l’innovation ouverte et la recherche collaborative sont-elles concernées par la définition que vous donnez du secret d’affaires ?

M. le rapporteur. La proposition que je fais, d’élargir le secret d’affaires à toute la chaîne de valeur, répond à votre préoccupation en prenant en considération tous les dispositifs de création de valeur, c’est-à-dire les modes opératoires globaux. Le secret d’affaires couvre les processus collaboratifs de création de valeur : il ne vise pas que des fins exclusivement commerciales. C’est pourquoi la valeur économique à caractère non marchand peut, à mes yeux, relever du secret d’affaires – je vous renvoie à mon amendement CE16.

Le Gouvernement considère que le texte issu de la Commission des affaires juridiques du Parlement européen est équilibré sur la question des journalistes et des lanceurs d’alerte, car il est plus protecteur que la proposition de directive initiale.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. C’est en 2013, monsieur Herth, que la Commission européenne a mis sur la table cette proposition de directive : voilà donc deux ans qu’elle fait l’objet de discussions. Dans le cadre du dernier Conseil de l’Union européenne, la France a fait valoir des dispositions relatives à la liberté d’information, aux lanceurs d’alerte et aux questions d’ordre procédural. En effet, le projet de directive vise à faciliter l’innovation, la recherche et le développement grâce à une définition commune du secret d’affaires – cette définition n’existe pas encore. Il convient également de prendre les mesures permettant de prévenir, voire de sanctionner, la divulgation ou l’obtention illicite du secret d’affaires ainsi défini, ce qui renvoie à des procédures judiciaires. Or, aujourd’hui, lorsqu’une entreprise attaque un concurrent pour divulgation de secret d’affaires, le procès lui-même a pour conséquence d’aggraver la divulgation puisque aucune confidentialité n’est prévue. La directive cherche donc à établir un équilibre non seulement entre les droits économiques et les droits fondamentaux que je nomme sociétaux – ceux de la presse, du syndicalisme ou des salariés –, mais également entre le principe du contradictoire et le principe de confidentialité. Plusieurs propositions de la France en ce sens ont été reprises dans le texte issu de la Commission des affaires juridiques du Parlement européen, qui s’est réunie le 16 juin dernier, grâce aux amendements de compromis présentés par la rapporteure Mme Le Grip. Nous devons nous en réjouir, même si nous ne sommes pas arrivés en fin de processus.

Mme Le Grip a reçu en effet de la part de la Commission des affaires juridiques un mandat pour mener le « trilogue », au nom du Parlement européen, avec la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne, au moment où le Luxembourg s’apprête à prendre la présidence du Conseil, ce qui peut, tout aussi bien, être encourageant ou laisser dubitatif. C’est précisément parce que plusieurs des propositions françaises ont été adoptées par le Parlement européen que sa rapporteure a besoin d’être confortée pour tenir ses positions. En effet, dans le cadre de négociations, surtout à trois, chaque partie peut être amenée à faire des compromis. Si nous voulons que Mme Le Grip soit suffisamment forte pour amener la Commission et le Conseil à accepter le compromis proposé par le Parlement européen, il nous faut conforter, je le répète, la position de nos collègues, dont les groupes parlementaires correspondent à ceux du parlement français. C’est pourquoi nous avons tout intérêt à adopter une proposition de résolution française qui aille dans le même sens.

Le premier « trilogue » se déroulera en juillet, peut-être en septembre, en tout cas, dans les tout prochains mois. Il nous faut sécuriser les négociations en amont, sachant que nous aurons à transposer, le moment venu, la directive européenne en droit français.

Il est vrai, monsieur le président, que nous avons déjà évoqué le sujet lors de l’examen, en première lecture, du projet de loi dit Macron. Cette proposition de résolution, toutefois, ne concerne pas un texte national mais un projet de directive européenne. C’est ce que je me suis efforcée d’avoir à l’esprit à chaque ligne que j’ai rédigée de la proposition de résolution. Si nous pouvons en effet être relativement rassurés sur l’équilibre que la France peut instaurer entre les droits économiques et la liberté de la presse, la liberté d’expression, la liberté syndicale et la liberté des salariés, il n’en est pas de même de certains autres États membres de l’Union européenne, même si tous doivent respecter la Charte des droits fondamentaux. C’est à eux que j’ai pensé en proposant, notamment, la neutralisation des journalistes, considérant que la directive sur le secret d’affaires ne doit pas s’appliquer à eux.

J’ai procédé à une vingtaine d’auditions. Les avocats d’affaires m’ont assurée que la neutralisation des journalistes ne pose aucun problème à leurs yeux. Si la question des lanceurs d’alerte a été traitée en France, elle ne l’a pas été à l’échelle européenne : nous devons nous montrer d’autant plus vigilants sur la question que les lanceurs d’alerte sont souvent les sources des journalistes. Il convient donc de sécuriser l’ensemble du processus.

La Commission des affaires juridiques a également adopté des dispositions favorables aux salariés, le 16 juin – date à laquelle je n’avais pas encore rédigé ma proposition de résolution.

Madame Erhel, la proposition de directive sur le secret d’affaires tend notamment à traiter le cas de ceux qui aujourd’hui ne sont pas facilement couverts par le droit de la propriété intellectuelle. Il cible tout d’abord les petites entreprises qui hésitent à déposer un brevet ou à faire jouer le droit d’auteur, les services et la recherche immatérielle. La définition du secret d’affaires que la directive propose couvre le champ que vous avez évoqué.

M. Dino Cinieri. La reconnaissance d’une protection du secret d’affaires sera une première en France puisque notre système juridique ne dispose d’aucun texte reconnaissant une telle protection. J’ai une pensée pour notre ancien collègue Bernard Carayon, qui avait fait adopter en première lecture, en janvier 2012, par l’Assemblée nationale, une proposition de loi visant à sanctionner la violation du secret des affaires, qui est malheureusement restée sans suite.

Notre objectif était, à l’époque, non pas de brimer les journalistes ou les lanceurs d’alerte, mais de répondre à un besoin des entreprises, car, avec les nouvelles technologies, les atteintes au secret d’affaires se sont multipliées ces dernières années, causant un préjudice économique considérable aux entreprises françaises.

À l’heure actuelle, nos entreprises victimes d’une atteinte ne peuvent s’appuyer que sur les textes portant sur l’abus de confiance, le vol, l’escroquerie, l’intrusion dans un système d’information, la contrefaçon, la concurrence déloyale ou le parasitisme.

Face à des attaques de plus en plus nombreuses et multiformes, l’arsenal juridique français est inadapté. Si plusieurs textes protègent déjà les savoir-faire de l’entreprise, il n’existe en revanche aucune protection globale et appropriée des informations à caractère économique. Le projet de directive européenne, rapporté par notre collègue du Parlement européen Constance Le Grip, vise à définir un cadre européen commun, stable et protecteur permettant de donner aux entreprises les moyens de se défendre d’attaques malveillantes contre leurs savoir-faire, attaques qui portent atteinte à leur compétitivité.

Le mardi 16 juin, la Commission juridique du Parlement européen a adopté le projet de directive par dix-neuf pour, deux contre et deux abstentions, après y avoir apporté plusieurs améliorations, notamment pour protéger les journalistes et les lanceurs d’alerte, exclus du champ d’application de la directive si leurs révélations contribuent à l’intérêt général. Ce texte est un bon compromis entre une protection efficace du secret d’affaires et le souci de renforcer la protection des lanceurs d’alerte et des journalistes. L’intérêt de la proposition de résolution paraît de ce fait très limité.

M. le président François Brottes. Madame la rapporteure, vous opposez les droits économiques aux autres droits, notamment à ceux de la presse. Les médias sont-ils tous indépendants des pouvoirs économiques ? Aucune association ne reçoit-elle de financements privés ? Y aurait-il, d’un côté, les tout blancs et, de l’autre, les tout noirs ? Compte tenu des business model des différents médias, certains ne tirent-ils pas un profit plus important que d’autres de la divulgation de certaines affaires ? De leur côté, les associations ne font jamais la transparence sur leur mode de financement. L’univers actuel est celui de l’imbrication totale des flux financiers.

Si les chartes garantissent l’indépendance des journalistes, jusqu’à quel point peuvent-ils s’exprimer sans tenir compte de leurs actionnaires ? De même, une association peut poursuivre des intérêts cachés.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. Vous n’êtes pas le premier, monsieur le président, à me faire cette remarque. La question se pose en effet de savoir si la presse est encore libre, que ce soit en France, en Europe ou dans le monde. Doit-on pour autant renoncer à la liberté de la presse, à la liberté d’expression et à la liberté d’information, c’est-à-dire aux principes sur lesquels nous avons toujours assis la démocratie française et l’Union européenne ? Je ne le pense pas.

Nous tenons tous aux principes de la liberté de la presse et du libre exercice de l’activité de journaliste, conformément à leur code de déontologie, comme vous l’avez rappelé. Je ne me fais pas le porte-parole des pétitionnaires. J’ai mené vingt auditions et j’ai rencontré à Bruxelles toutes les parties pour avoir un regard objectif sur le sujet. Il est nécessaire que l’Union européenne, qui en a reçu le mandat, favorise, à travers cette directive, l’innovation, la recherche et le développement sans que celle-ci heurte d’autres droits fondamentaux sans lesquels l’Europe n’existerait pas. Monsieur Cinieri, je tiens à le répéter : nous ne discutons pas d’un projet de loi français mais d’une proposition de directive européenne. Or nous avons de sérieuses raisons de douter de la nature de l’équilibre qu’instaureront certains des États membres de l’Union européenne. C’est la raison pour laquelle Mme Le Grip a eu raison de faire adopter des amendements de compromis et j’ai travaillé moi-même sur cette proposition de résolution qui a été rédigée parallèlement et qui est toujours pertinente du fait que Mme Le Grip n’a pas encore gagné la bataille. Les négociations entre les trois instances européennes ne sont pas achevées et nous avons besoin de réaffirmer des droits, même si nous n’ignorons pas que, même sous leur couvert, des intérêts économiques s’affrontent. Il convient de protéger la liberté de la presse. Les lanceurs d’alerte et les associations ne sont pas mis sur le même plan que les journalistes : ils sont systématiquement renvoyés à l’intérêt général – santé ou environnement –, un cadre que Mme Batho a rappelé, et c’est très bien ainsi. Je ne suis pas favorable à la neutralisation des lanceurs d’alerte, même si je pense qu’il faut garantir la protection de sources. Toutefois, celle-ci ne se traite pas dans le cadre d’une directive « marché intérieur » : elle appelle un autre débat.

M. le rapporteur. L’action des journalistes s’inscrit dans la Charte des droits fondamentaux, qui est leur garantie.

En revanche, monsieur le président, vous avez raison : aucune charte éthique commune n’encadre l’action des lanceurs d’alerte. Certains peuvent se prévaloir de la charte éthique d’un cadre associatif : encore faut-il la regarder de près. Et quid des lanceurs d’alerte individuels ? La justice doit pouvoir examiner la validité de l’alerte qui est lancée.

M. le président François Brottes. L’équilibre est toujours difficile à trouver en ces matières – il en est de même s’agissant des actions de groupe.

Mme Delphine Batho. Les amendements adoptés au Parlement européen ne me semblent pas répondre à toutes les difficultés. Pouvez-vous nous en préciser la teneur ?

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. L’article 4 de la rédaction initiale de la proposition de directive précise que ses dispositions ne s’appliquent pas notamment en cas d’« usage légitime du droit à la liberté d’expression et d’information ». Or chacun s’est demandé ce qu’est un « usage légitime ». Le Parlement européen a précisé que « légitime » signifie dans le cadre de la Charte des droits fondamentaux, ce qui est un progrès. Ce point est donc relativement éclairci, bien qu’il demeure encore légèrement flou. La proposition initiale ne cible donc pas spécifiquement l’exemption des journalistes.

C’est pourquoi la Commission des affaires juridiques du Parlement européen a sorti les journalistes du champ de l’article 4 et précise, dès l’article 1er, que les journalistes ne sont pas directement concernés par la directive. Ce progrès, réel j’en conviens, ne revient pas à neutraliser, comme je le propose, les journalistes en inscrivant dans les considérants que la directive ne s’applique pas aux journalistes. Il convient d’exonérer plus clairement les journalistes.

La Commission en vient ensuite à l’examen des amendements déposés sur l’article unique de la proposition de résolution.

La Commission adopte successivement l’amendement de coordination juridique CE1 et l’amendement rédactionnel CE2, qui sont du rapporteur.

Puis, elle examine l’amendement CE3 du rapporteur.

M. le rapporteur. L’amendement CE3 a pour objet d’inscrire plus explicitement dans la proposition de résolution la reconnaissance de l’utilité de la directive pour protéger les intérêts économiques des entreprises dans la concurrence internationale.

Il indique, en complément, qu’il serait pertinent que les efforts législatifs européens en la matière ne soient pas ponctuels. La protection du secret d’affaires, pour essentielle qu’elle soit, ne suffit pas à organiser une riposte suffisante de l’Union européenne pour défendre ses intérêts économiques face aux autres grandes puissances. Il est nécessaire de prévoir un dispositif évolutif.

Mme Delphine Batho. Les enjeux de l’intelligence économique ne sont pas uniquement de nature législative. Ne conviendrait-il pas de rectifier le second alinéa que l’amendement vise à insérer après l’alinéa 8 en remplaçant les mots : « son effort de législation » par « ses efforts » ?

En effet, une grande partie des efforts à fournir par l’Union européenne en la matière ne relève pas du domaine législatif.

M. le président François Brottes. L’élaboration des normes ne relève pas, c’est vrai, du domaine législatif.

Mme Delphine Batho. Ni la sensibilisation des entreprises à la cybercriminalité, par exemple.

M. le rapporteur. La rédaction me semblait être déjà suffisamment large : toutefois la remarque de Mme Batho ne manque pas de pertinence.

M. le président François Brottes. Dans sa rédaction actuelle, l’amendement vise uniquement le domaine législatif.

M. le rapporteur. Le secret d’affaires appartient au domaine de l’intelligence économique : celle-ci doit englober toute l’activité économique de la société. Tel est l’objet de l’amendement : affirmer le principe selon lequel l’intelligence économique est englobante. Il convient de développer les législations en matière de secret d’affaires dans le cadre de l’intelligence économique.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. J’ai peur des portes que cet amendement risque d’ouvrir, volontairement ou non. La proposition de directive vise-t-elle, comme l’affirme le premier alinéa que l’amendement souhaite insérer après l’article 8, à « améliorer la sécurité économique des entreprises européennes », ou leur sécurité juridique ? L’amendement cible-t-il d’éventuelles parts de marché ou la conjoncture ? De même, au second alinéa qu’insère l’amendement, les mots « protéger les intérêts économiques » visent-ils des barrières tarifaires ou normatives ?

Cet amendement renvoie à d’autres sujets que ceux que traitent la proposition de directive et la proposition de résolution, d’autant que la définition du secret d’affaires et son articulation avec les droits de propriété intellectuelle ne sont pas encore stabilisées. La proposition de directive est en effet silencieuse sur cette articulation : le secret d’affaires et le brevet peuvent se succéder, être contemporains ou exister l’un sans l’autre. Ces questions se poseront dans le jugement des contentieux, qui donnera lieu à une jurisprudence. N’ajoutons pas, avec cet amendement, des sujets potentiels !

M. le rapporteur. Cet amendement n’ajoute rien : il donne une grille de lecture. La sécurité économique ressortit à l’intelligence économique.

J’ai eu l’idée de cet amendement en écoutant M. Robert Badinter évoquer la réduction du droit du travail à ses principes – il en distingue cinquante. Plutôt que d’ajouter de la législation à la législation, ne conviendrait-il pas d’en redéfinir les principes ? C’est à cette fin que je propose d’inclure le secret d’affaires dans une déclinaison de l’intelligence économique.

Mme Delphine Batho. Votre amendement suggère plutôt à l’Union européenne de prendre de nouvelles directives. Il n’est pas suffisamment explicite.

M. le président François Brottes. Monsieur le rapporteur, je ne suis pas convaincu par la pertinence du premier alinéa que l’amendement tend à insérer car il alourdit le propos, alors que le sujet, l’intelligence économique, traité au second alinéa, est fondamental. Ne conviendrait-il pas de supprimer ce premier alinéa ?

M. le rapporteur. Dans ces conditions, je vous soumets la rédaction suivante :

Après l’alinéa 8, insérer l’alinéa suivant :

« Recommande à l’Union européenne de poursuivre ses efforts pour préserver les intérêts économiques de ses entreprises au niveau international et renforcer les initiatives en matière d’intelligence économique ; »

La Commission adopte l’amendement CE3 ainsi rectifié.

Puis elle adopte successivement les amendements rédactionnels CE4 et CE5 du rapporteur.

Elle examine ensuite l’amendement de cohérence CE7 du rapporteur.

Mme Delphine Batho. Je ne suis pas favorable à la suppression du mot « persistantes », parce que l’ampleur des inquiétudes est très inhabituelle.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. J’ai utilisé le mot « persistantes » pour traduire le fait que des acteurs qui seront directement affectés par la directive n’ont pas été consultés en amont – je pense en particulier aux salariés et à leurs représentants. Une telle directive justifiait un dialogue social européen formel : or tel n’a pas été le cas.

De plus, tout au long du processus que j’ai rappelé – proposition de la Commission, discussion au Conseil, examen au Parlement européen –, les mêmes inquiétudes se sont manifestées.

M. le rapporteur. Je ne suis pas certain que le mot « persistantes » soit pertinent, dans la mesure où il dramatise peut-être inutilement la situation.

J’accepte toutefois de retirer l’amendement devant le manque de consensus.

L’amendement CE7 est retiré.

La Commission adopte ensuite l’amendement rédactionnel CE6 du rapporteur.

Puis elle examine l’amendement CE8 du rapporteur.

M. le rapporteur. L’amendement CE8 vise à préciser le propos de l’alinéa 12 : il est plus prudent d’indiquer que la Commission européenne a limité sa concertation à une consultation publique ouverte dès lors que de nombreuses auditions se sont tenues sur ce sujet.

M. le président François Brottes. Je ne perçois pas de réelle différence entre les deux formulations.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. Il est possible de considérer que c’est volontaire dans un cas et involontaire dans l’autre.

Je suis prête à considérer que les deux formulations sont équivalentes.

La Commission adopte l’amendement.

Elle adopte ensuite l’amendement rédactionnel CE9 du rapporteur.

Puis elle examine l’amendement CE11 du rapporteur.

M. le rapporteur. L’amendement CE11 vise à préciser que les organisations non gouvernementales (ONG) et les associations de journalistes ont bien été auditionnées par la Commission européenne, notamment après leurs premières alertes sur le risque que leur faisait courir la proposition de directive. Le mot « absence » fait croire qu’il n’y a pas eu d’auditions, alors que des auditions ont bien été organisées.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. Des auditions ne sont pas des consultations ou ne constituent pas un dialogue formel.

Je suis allée à Bruxelles où j’ai rencontré notamment la Commission et Eurocadres, ainsi que la Confédération européenne des syndicats : ce n’est pas la même chose, je le répète, de procéder à des auditions, surtout après la manifestation d’inquiétudes, que de consulter en amont et d’organiser un dialogue formel, c’est-à-dire dans le cadre de l’élaboration de la directive.

J’ai donc bien constaté non pas « le manque » mais « l’absence » de consultation et de dialogue formel.

M. le président François Brottes. Selon vous, il y a donc eu manque de consultation et absence de dialogue formel.

M. le rapporteur. Votre synthèse me paraît excellente, monsieur le président.

M. le président François Brottes. Dans l’amendement CE11, les mots : « l’absence de consultation et de dialogue formel » sont donc remplacés par les mots : « le manque de consultation et l’absence de dialogue formel ».

La Commission adopte l’amendement CE11 ainsi rectifié.

Puis elle adopte l’amendement rédactionnel CE10 du rapporteur.

Elle examine ensuite l’amendement CE13.

M. le rapporteur. L’amendement CE13 vise à supprimer l’alinéa 15, du fait que l’usage du conditionnel est la norme de la rédaction des considérants qui visent directement les dispositions de la directive. L’alinéa 15 ne saurait donc regretter que l’utilisation non motivée du conditionnel dans la rédaction des considérants puisse être interprétée comme une volonté de ne pas s’engager pour la liberté d’expression ou d’information.

Il s’agit d’un texte juridique : or l’emploi du conditionnel n’a pas valeur juridique.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. J’ai cherché à être fidèle aux remarques des personnes que j’ai auditionnées. Toutefois, M. le rapporteur n’a pas tort : l’usage du conditionnel est la norme pour la rédaction des considérants, en traduction française du mot anglais shall. La traduction par un futur – « devra » et non « devrait » – serait tout aussi correcte. Ceux que le texte inquiète – notamment les salariés et les journalistes – ont vu dans ce conditionnel une raison supplémentaire de s’inquiéter.

Mme Delphine Batho. L’alinéa 15 ne porte-il que sur l’emploi du conditionnel ou sur la rédaction elle-même des considérants ?

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. L’alinéa ne porte que sur le recours au conditionnel.

La Commission adopte l’amendement CE13. En conséquence, l’amendement CE12 du rapporteur tombe.

Puis la Commission adopte l’amendement rédactionnel CE15 du rapporteur. En conséquence, l’amendement CE14 du rapporteur tombe.

La Commission examine ensuite l’amendement CE16 du rapporteur.

M. le rapporteur. L’amendement CE16 vise à inscrire dans la proposition de résolution que les informations protégées ont, plus qu’une seule « valeur commerciale », une « valeur économique, potentielle ou effective, marchande ou non marchande, parce qu’elles sont secrètes ». C’est une manière de préciser le secret d’affaires, qui, dans le monde anglo-saxon, porte plus largement sur les modes opératoires. Nous avons voulu axer la rédaction sur la production et la transformation, par la recherche, de la ressource et de l’information, lesquelles donnent une valeur économique potentielle. Le non marchand vise notamment la recherche. Ce sont les résultats de la recherche fondamentale ou le processus de découverte qui, par leur valeur économique potentielle, bien que non marchande, justifient une protection. La législation doit être la plus globalisante possible.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. La définition du secret d’affaires donnée par la proposition de directive a fait débat. Elle est reprise de l’accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) que la France a signé en 1994. L’Union européenne le reconnaît également, même si cet accord n’a pas fait l’objet d’une transposition juridique particulière. C’est une référence communément admise.

De plus, la France a apporté des précisions au cours de la discussion au Conseil, qui ont donné lieu à un considérant, repris par les amendements de la rapporteure, Mme Le Grip visant à préciser que la « valeur commerciale » peut être « effective ou potentielle » et rappelant les difficultés que cette notion peut poser en termes de potentiel scientifique et technique, d’intérêts économiques et financiers, de position stratégie ou de concurrence. Il me semble délicat de toucher de manière aussi radicale à une définition que la France s’est efforcée de stabiliser.

De deux choses l’une : soit la recherche a une valeur commerciale, et elle est alors protégée par la directive qui évoque une valeur commerciale « effective ou potentielle » ; soit la recherche n’a pas de valeur commerciale, et alors, je rappelle que l’intérêt général ou l’intérêt public priment sur le secret. Il n’est pas question que le secret d’affaires permette de tenir secrets des éléments de la recherche qui pourraient avoir un intérêt public ou général.

Il est vrai que le champ couvert par le mot « commerce » en France est plus étroit que celui qui est couvert par les mots « trade secret » en anglais : toutefois ces considérations économiques plus larges sont communément admises, même en français.

Je suis très réservée sur cet amendement, dont l’adoption poserait de graves problèmes aux négociateurs français et européens.

M. le président François Brottes. Je préfère la rédaction « valeur économique, potentielle ou effective » à la rédaction « valeur commerciale, potentielle ou effective ». En français, « commercial » renvoie immédiatement à l’acte de commercer. Or des valeurs économiques peuvent être valorisées par d’autres que ceux qui les ont créées. Toutefois, si, comme vous l’assurez, « valeur commerciale » qui renvoie plutôt à l’acte final, couvre également tout le champ de la « valeur économique », qui peut exister très en amont…

En revanche, je trouve moins pertinente la formulation « marchande ou non marchande ».

M. le rapporteur. Si les mots anglais ont une approche plus globalisante, le secret commercial, en français, ne vise que l’activité d’échange. C’est la raison pour laquelle il me semble important d’introduire la notion de valeur économique.

Notre législation de la protection est multiple tout au long de la chaîne de valeur. Une terminologie globalisante peut favoriser la cohérence de l’ensemble de la législation.

Je me range à votre position sur les mots « marchande ou non marchande », monsieur le président.

M. le président François Brottes. Devons-nous anticiper sur la version anglaise ou nous contenter d’exprimer notre conception, à charge pour les traducteurs de se montrer aussi proches que possibles de la rédaction que nous proposons ?

L’acte de commercialisation me paraît trop restrictif.

Mme Delphine Batho. Il ne faudrait pas que cet amendement puisse être interprété comme une extension généralisée du domaine du secret d’affaires.

De plus, si la logique de la directive est de se caler sur l’article 39 de l’ADPIC pour respecter les normes internationales, est-il de notre intérêt de demander à l’Europe de se battre pour une révision de cet article 39 ?

Je souscris complètement à vos propos, monsieur le président, sur la valeur économique. Or l’article 39 définit la valeur commerciale par le secret : tout ce qui est secret a une valeur commerciale.

M. le rapporteur. L’amendement précise bien, madame Batho, que les informations protégées ont une valeur économique « parce qu’elles sont secrètes ». En élargissant le champ des informations protégées en dehors de l’acte commercial proprement dit, il contribue à faire évoluer la terminologie anglaise et permettra au législateur français, lorsqu’il s’agira de transcrire la directive dans le droit national, d’adopter une rédaction aussi large que nécessaire.

M. le président François Brottes. Je vous propose, monsieur le rapporteur, de supprimer simplement les mots « marchande ou non marchande » de l’amendement CE16.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. Je rappelle que l’article 2 de la proposition de directive précise : « Aux fins de la présente directive, on entend par : 1) “secret d’affaires”, des informations qui répondent à toutes les conditions suivantes : a) elles sont secrètes en ce sens que, dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments, elles ne sont pas généralement connues de personnes appartenant aux milieux qui s’occupent normalement du genre d’informations en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles ; b) elles ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes ; c) elles ont fait l’objet, de la part de la personne qui en a licitement le contrôle, de dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, destinées à les garder secrètes ».

Telle est la définition du secret d’affaires.

Le rapporteur propose de rectifier le b) du 1) en notant que les informations ont une « valeur économique, potentielle ou effective » et non plus simplement « commerciale », en raison des champs sémantiques différents des mots « commerce » français et « trade » anglais. Tout en partageant le regard que vous portez sur cette définition, je tiens à appeler votre attention sur le fait que les mots « valeur commerciale » ont fait consensus dans les débats entre les États membres.

La France pourra toutefois fort bien promouvoir dans la suite des discussions ce changement de terminologie en s’appuyant sur cette proposition de résolution qui sera dans la chemise du ministre qui représentera la France lors des négociations.

Mme Delphine Batho. Quelles seraient les conséquences juridiques sur l’article 39 de l’ADPIC du remplacement des mots « valeur commerciale » par les mots « valeur économique » dans la directive ?

M. le rapporteur. J’approuve votre proposition de rectification, monsieur le président.

M. le président François Brottes. Dans l’amendement CE16, les mots : « marchande ou non marchande, » sont donc supprimés.

La Commission adopte l’amendement CE16 ainsi rectifié.

Puis elle adopte successivement les amendements rédactionnels CE17, CE18 et CE19 du rapporteur.

La Commission examine ensuite l’amendement de clarification rédactionnelle CE20 du rapporteur.

M. le rapporteur. Il me semble plus juste, à l’alinéa 18, d’évoquer des « contradictions » plutôt que le manque d’actualisation de la législation, formulation impropre au plan juridique.

M. le président François Brottes. Quelle signification a l’expression « ère numérique » ?

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. L’idée générale de l’alinéa 18 est d’appeler à exclure les journalistes du champ d’application de la directive afin de répondre à leurs inquiétudes en matière de protection de leurs sources – en France les journalistes réclament une nouvelle législation en la matière et, en Europe, la même question se pose en raison de l’arrivée du numérique.

Peut-être le mot « adaptée » eût-il été préférable au mot « actualisée ». Je ne suis pas certaine que le mot « contradictions » soit plus pertinent.

Mme Delphine Batho. Le propos de l’alinéa porte-t-il sur la traçabilité des données ?

M. le rapporteur. Non, sur l’évolution de la législation afin de l’adapter aux faits à arbitrer ou à juger.

M. le président François Brottes. L’usage du numérique s’est totalement banalisé : la révolution numérique est aujourd’hui derrière nous.

M. le rapporteur. Les temporalités des évolutions numériques et législatives ne sont pas les mêmes.

Mme Delphine Batho. Il s’agit d’un alinéa important puisqu’il vise à exclure les journalistes du champ d’application de la directive. Or la motivation qui en est donnée dans l’alinéa, après les mots « afin de », me semble affaiblir la portée de celui-ci, surtout si nous voulons insister sur le fait que le numérique pose des problèmes en matière de protection des données, du fait qu’il rend plus difficile la protection du secret des sources.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. Deux raisons doivent nous conduire à exclure les journalistes du champ d’application de la directive. Tout d’abord, dans certains des États membres de l’Union européenne, et en dépit de la Charte des droits fondamentaux, l’exercice de leur activité rencontre des difficultés. Ensuite, les difficultés qu’ils connaissent pour protéger leurs sources sont renforcées par la révolution numérique. Alors que nous avons adapté la législation en matière de renseignement et de terrorisme pour tenir compte de cette révolution, telle n’est pas le cas de celle portant sur la protection des sources.

M. le rapporteur. Je vous propose de rectifier ainsi la rédaction de l’amendement CE20 :

À l’alinéa 18, après le mot : « formulées », rédiger ainsi la fin de cet alinéa : « notamment en matière de protection des sources ».

La Commission adopte l’amendement CE20 ainsi rectifié.

Puis elle adopte l’amendement rédactionnel CE21 du rapporteur.

Elle examine ensuite l’amendement CE22 du rapporteur.

M. le rapporteur. L’amendement CE22 vise à préciser le propos de l’alinéa 19 en considérant que les mots « seule l’exclusion » sont trop forts.

En effet, si l’exclusion des journalistes du champ d’application de la directive contribue à la préservation de la liberté d’expression et d’information, elle n’en est pas la condition sine qua non.

Il est également plus pertinent de parler de la garantie de ces libertés.

La Commission adopte l’amendement.

Puis la Commission examine l’amendement CE26 du rapporteur.

M. le rapporteur. L’amendement CE26 répond à deux préoccupations. Il lève tout d’abord une apparente contradiction rédactionnelle, puisque l’alinéa suggère à la fois d’écarter certaines matières de l’application de la directive et de permettre que les États puissent librement appliquer la directive sur ces matières.

En outre, cet amendement rappelle que les « pratiques », les « législations » et les « traditions constitutionnelles » des États membres, très différentes – notamment en matière de droit de la presse – doivent respecter une norme de référence : la Charte des droits fondamentaux.

La Commission adopte l’amendement.

Puis elle adopte l’amendement rédactionnel CE23 du rapporteur.

Elle examine ensuite l’amendement CE27 du rapporteur.

M. le rapporteur. L’alinéa 21 est redondant avec les alinéas 17 et 22 : l’amendement CE27 vise donc à le supprimer.

La Commission adopte l’amendement.

Elle adopte ensuite l’amendement de cohérence CE28 du rapporteur.

Puis elle adopte successivement les amendements rédactionnels CE30, CE29 et CE31 à CE33 du rapporteur.

Elle examine ensuite l’amendement rédactionnel CE34 du rapporteur.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure de la Commission des affaires européennes. Je ne vois pas ce que les mots « clauses d’exonération » apportent de plus que le mot « exclusions » à la fin de l’alinéa 30.

M. le rapporteur. Leur précision juridique est plus grande.

La Commission adopte l’amendement.

Puis elle adopte successivement les amendements rédactionnels CE35 à CE39 du rapporteur.

Enfin, la Commission adopte à l’unanimité la proposition de résolution européenne modifiée.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 88-4 de la Constitution,

Vu l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) reproduit à l’annexe 1C de l’accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, signé à Marrakech, le 15 avril 1994,

Vu l’article 114 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne,

Vu la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées (secret d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites (COM[2013]813 final),

1. Constate les divergences nationales existant en matière de secret d’affaires dans l’Union européenne et prend acte de la volonté d’harmonisation de la législation, avec notamment la mise en place d’une définition commune, afin de mieux dissuader et sanctionner l’appropriation illicite d’un secret d’affaires et de faciliter le développement de l’innovation dans le cadre du marché intérieur ;

2. Rappelle que, contrairement aux droits de propriété intellectuelle, le secret d’affaires n’ouvre pas de droits exclusifs à son détenteur, que ses concurrents ou d’autres tiers peuvent découvrir de façon indépendante un même secret, que toute pratique conforme aux usages commerciaux honnêtes est acceptée et que la proposition de directive susvisée porte donc uniquement sur l’appropriation illicite du secret ;

bis (nouveau). Recommande à l’Union européenne de poursuivre ses efforts pour préserver les intérêts économiques de ses entreprises au niveau international et renforcer les initiatives en matière d’intelligence économique ;

3. Insiste sur l’indispensable articulation entre les différents droits définis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne visés au considérant 23 de la proposition de directive susvisée, tant économiques, comme le droit d’entreprise ou le droit de propriété, que sociétaux ou sociaux, comme la liberté d’expression et d’information ou la liberté professionnelle et le droit de travailler ;

4. Insiste également sur l’articulation entre, d’une part, les intérêts économiques privés liés à une information commerciale, technologique ou un savoir-faire et, d’autre part, l’intérêt public éventuellement lié à ces mêmes informations ;

5. Fait part des inquiétudes persistantes de la société civile européenne quant aux atteintes que pourrait porter la proposition de directive susvisée à l’équilibre entre les différents droits fondamentaux cités au 3 ;

6. Regrette, de ce point de vue, que la concertation autour de cette directive se soit concentrée sur une simple consultation publique ouverte menée par la Commission européenne, dont le résultat est par ailleurs sujet à controverse, compte tenu de la faible participation (386 réponses reçues), de la surreprésentation des grandes entreprises industrielles et des contacts préalables de celles-ci avec la Commission européenne ;

7. Regrette, en particulier, l’absence de dialogue social européen formel lors du processus d’élaboration de la proposition de directive susvisée par la Commission européenne, alors que le texte a un impact direct sur les organisations représentatives des salariés et sur les travailleurs eux-mêmes ;

8. Regrette également le manque de consultation et l’absence de dialogue formel avec d’autres membres de la société civile, tels que les organisations non gouvernementales ou les associations de journalistes ;

9. (Supprimé)

10. Constate que l’article 2 de la proposition de directive susvisée, relatif à la définition du secret d’affaires, conserve sans autre précision la définition des renseignements non divulgués issue du 2 de l’article 39 de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce susvisé ;

11. Se félicite, toutefois, que la France ait obtenu l’introduction d’un considérant dans le texte issu du Conseil du 26 mai 2014 qui indique que ces informations ou savoir-faire doivent avoir « une valeur commerciale, effective ou potentielle […] en particulier dans la mesure où leur obtention, utilisation ou divulgation illicite est susceptible de porter préjudice aux intérêts de la personne qui en a licitement le contrôle en ce qu’elle nuit à son potentiel scientifique et technique, à ses intérêts économiques ou financiers, à ses positions stratégiques ou à sa capacité à faire face à la concurrence » ;

11 bis (nouveau). Appelle plus explicitement à une modification de la condition prévue au b du 1 de l’article 2 de la proposition de directive susvisée, en précisant que les informations protégées ont, plus qu’une seule « valeur commerciale », une « valeur économique, potentielle ou effective, parce qu’elles sont secrètes », afin de rendre la définition du secret d’affaires plus opérante ;

12. Appelle, par une modification du 2 de l’article 4 de la proposition de directive susvisée, à exclure les activités des journalistes du champ d’application de cette proposition, afin de répondre aux inquiétudes formulées notamment en matière de protection des sources ;

13. Suggère de préciser dans un nouveau considérant que cette exclusion des journalistes du champ d’application de la proposition de directive est à même de garantir la liberté d’expression et d’information ;

14. Suggère de rappeler dans le même nouveau considérant que la proposition de directive n’affecte pas les traditions constitutionnelles, les législations et les pratiques des États membres en matière de liberté d’expression, de protection des sources des journalistes et d’alerte éthique, dans le respect de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;

15. (Supprimé)

16. Se félicite de la précision apportée au 1 de l’article 4 de la proposition de directive susvisée par le texte d’orientation du Conseil, sur proposition de la France, prévoyant que « l’obtention, l’utilisation ou la divulgation de secret d’affaires est considérée comme licite dans la mesure où elle est requise par le droit national ou le droit de l’Union », ce qui permet de clarifier la possibilité pour les administrations nationales (services fiscaux, sanitaires, douaniers, autorités de régulation…) de ne pas se voir opposer le secret d’affaires dans le cadre de leurs activités ;

17. Juge que, étant donné l’impact de la proposition de directive sur les droits des salariés, ses articles 3 et 4 doivent être remaniés dans le sens d’une protection encore accrue des représentants des salariés ;

18. Propose ainsi d’intégrer à la proposition de la directive les critères issus de la jurisprudence européenne en matière d’information des représentants du personnel et liés à l’exercice de leur travail, profession ou fonctions ;

19. Souligne que l’objectif de protection du secret d’affaires ne doit pas restreindre la mobilité des travailleurs et que l’équilibre actuel entre l’utilisation des clauses de non-concurrence et des clauses de confidentialité, d’une part, et la protection du secret d’affaires, d’autre part, doit être préservé ;

20. Accueille favorablement l’exclusion, dans le considérant 8 de la proposition de directive susvisée, relatif à la définition du secret d’affaires, des connaissances et compétences obtenues par les salariés dans l’exercice normal de leurs fonctions et celles généralement connues de personnes appartenant aux milieux qui traitent habituellement le type d’informations en question ou leur sont aisément accessibles ;

21. Insiste également sur le fait que les délais de prescription doivent être maintenus à deux ans maximum ;

22. Juge que la protection des lanceurs d’alerte agissant à titre individuel dans une démarche citoyenne doit être spécifiée à l’article 4 de la proposition de directive susvisée, ce qui leur permettra de bénéficier également d’une forme d’exemption ;

23. Prend acte de la clause d’harmonisation minimale voulue par le Conseil, permettant par exemple à la France de ne pas créer de régime de responsabilité ad hoc et de conserver la possibilité d’imposer des amendes civiles aux auteurs de recours abusifs ;

24. Se félicite qu’un principe d’harmonisation maximale soit entériné pour les cas d’exclusion ou d’exonération de responsabilité (journalistes, salariés, lanceurs d’alerte), afin d’assurer une protection maximale des droits fondamentaux dans l’ensemble des pays de l’Union européenne, garantissant que tout régime éventuel de sanctions pénales prévu par les États membres ne puisse pas aller à l’encontre des clauses d’exonération ;

25. Soutient les dispositions à propos desquelles les négociations de la France au Conseil ont abouti pour permettre un meilleur équilibre, lors des procédures judiciaires, entre la confidentialité et le respect du principe du contradictoire, en ne restreignant l’accès aux informations qu’aux tiers et non aux parties et en imposant aux États de veiller à ce que les parties, leurs avocats, les agents de la juridiction, les témoins et les experts ne soient pas autorisés à utiliser ou divulguer un secret d’affaires dont ils ont eu connaissance en cours d’instance ;

26. Fait état de sa préoccupation concernant l’incidence éventuelle de cette proposition de directive sur l’application de toute autre législation pertinente telle que celle sur les droits de propriété intellectuelle, et regrette que seul le considérant 28 évoque succinctement le risque de chevauchement entre le champ d’application de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle et le champ d’application de la proposition de directive susvisée, cette dernière prévalant en tant que lex specialis ;

27. Juge nécessaire une clarification dans la proposition de directive quant à l’articulation entre le secret d’affaires et les droits de propriété intellectuelle, à la fois lorsque le premier précède les seconds, lorsqu’ils se cumulent et lorsqu’ils sont exclusifs l’un de l’autre ;

28. Accueille favorablement toutes propositions d’amendement du Parlement européen allant dans le sens d’un meilleur équilibre des droits fondamentaux au regard, en particulier, des divergences d’application par les États membres ;

29. Juge nécessaire que le Parlement français puisse affirmer une position claire, alliant soutien à l’innovation et respect des droits fondamentaux, par le biais de la présente proposition de résolution, et ainsi faire entendre sa voix dans les négociations en cours au Parlement européen et celles à venir au Conseil de l’Union européenne.

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