N° 3582 - Rapport de M. Dominique Potier sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre et qui a fait l'objet d'un vote de rejet par le Sénat, au cours de sa séance du 18 novembre 2015 (n°3239).




N
° 3582

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 16 mars 2016.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES,
DE LA LÉGISLATION ET DE L’ADMINISTRATION GÉNÉRALE
DE LA RÉPUBLIQUE SUR LA PROPOSITION DE LOI (n° 3239),
REJETÉE PAR LE SÉNAT EN PREMIÈRE LECTURE,
relative au
devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre,

PAR M. Dominique POTIER,

Député

——

Voir les numéros :

Assemblée nationale : 2578, 2628, 2625, 2627 et T.A. 501.

Sénat : 376 (2014-2015), 74, 75 et T.A. 40 (2015-2016).

SOMMAIRE

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Pages

INTRODUCTION 5

I. UNE OPPOSITION PEU CONSTRUCTIVE DU SÉNAT 6

II. DES RÉTICENCES QUI DOIVENT ÊTRE DÉPASSÉES 7

1. Le renvoi de la responsabilité de l’action à l’Union européenne 8

2. La crainte d’un impact sur la compétitivité 9

3. Des objections d’ordre juridique à repousser 10

a. La question des normes de référence 10

b. La question de la sanction des manquements aux obligations 12

c. La question du régime de responsabilité 13

III. LA PRÉSERVATION DES DROITS DES VICTIMES, UNE OBJECTION À PRENDRE EN COMPTE 14

DISCUSSION GÉNÉRALE 17

EXAMEN DES ARTICLES 29

Article 1er (art. L. 225-102-4 [nouveau] du code de commerce) : Obligation d’élaboration d’un plan de vigilance 29

Article 2 (art. L. 225-102-5 [nouveau] du code de commerce) : Responsabilité en cas de manquement aux obligations du plan de vigilance 33

Article 3 : Extension du dispositif aux îles Wallis et Futuna 34

TABLEAU COMPARATIF 35

Mesdames, Messieurs,

Le combat de l’Assemblée nationale en faveur d’une meilleure protection des droits humains et de l’environnement s’inscrit dans une évolution de long terme de nos sociétés. Selon le mot célèbre de Lacordaire, « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » : il revient au législateur d’établir des limites à l’action du fort, du riche, du maître, pour faire respecter les libertés fondamentales.

Ainsi que votre rapporteur l’exposait dans son rapport de première lecture sur la présente proposition de loi (1), « la croissance qualitative reste l’objectif d’une société en quête d’une nouvelle prospérité. La croissance quantitative n’est plus une condition suffisante de la bonne marche de ses affaires et de l’amélioration du cadre de vie des individus qui la composent. L’ambition poursuivie est désormais celle du développement durable, c’est-à-dire de la poursuite simultanée d’un progrès économique, d’avancées sociales et d’un respect de l’environnement ». Une année s’est écoulée depuis, qui vient confirmer tant l’engagement fort de la France dans cette voie que sa capacité à entraîner le monde : notre pays a été l’hôte et l’artisan majeur de l’accord international sur le climat conclu à l’issue de la COP 21.

Cette ambition de relations plus justes entre les entreprises et les individus s’incarne dans la présente proposition de loi, dont l’objectif consiste à inciter les opérateurs économiques à intégrer la préservation des droits fondamentaux dans la conduite de leurs relations commerciales, et à leur faire assumer leurs responsabilités dans le cas contraire.

Adopté en première lecture par l’Assemblée nationale il y a un an après de longs travaux préparatoires, sèchement rejeté par le Sénat à l’automne, ce texte vous est soumis en deuxième lecture. La mémoire des événements tragiques qui ont présidé à sa rédaction ne s’est pas évanouie, et les pratiques qui en furent les causes n’ont pas disparu. Les arguments en faveur de son adoption n’ont pas changé ; les protestations de ses opposants n’ont pas évolué.

En conséquence, comme en première lecture, votre rapporteur sollicite de l’Assemblée nationale l’adoption de la présente proposition de loi.

Adoptée par l’Assemblée nationale en première lecture le 30 mars 2015 par les groupes de la majorité avec l’abstention constructive des représentants de l’opposition, la présente proposition de loi a été transmise au Sénat qui l’a examinée les 21 octobre et 18 novembre dans le cadre de l’ordre du jour proposé par le groupe Socialiste et républicain. Elle a suscité une vive réaction de rejet puisque le rapporteur a été tenté de présenter à son encontre une « motion préjudicielle ».

Cet instrument de procédure prévu à l’alinéa 4 de l’article 44 du Règlement du Sénat, sans équivalent dans le Règlement de l’Assemblée nationale, a pour objet « de subordonner un débat à une ou plusieurs conditions en rapport avec le texte en discussion et [a pour] effet, en cas d’adoption, de faire renvoyer le débat jusqu’à réalisation de la ou desdites conditions ». La motion préjudicielle n’est guère employée puisque sa dernière occurrence semble remonter au 24 novembre 2004 où elle fut présentée, sans succès, à l’encontre de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, portant diverses dispositions relatives au sport professionnel, devenue la loi n° 2004-1366 du 15 décembre 2004. La Ve République ne semble pas avoir connu l’exemple d’une adoption.

En l’occurrence, le rapporteur du Sénat proposait un renvoi « jusqu’à ce que soit adopté, à l’échelle de l’Union européenne, un cadre juridique commun répondant aux préoccupations de la proposition de loi et applicable à l’ensemble des entreprises intervenant sur le marché européen, sur la base de la directive 2014/95/UE du 22 octobre 2014 concernant les obligations des entreprises en matière de publication d’informations non financières » (2). Cette condition de report équivalait à un ajournement sine die : en effet, il est très peu probable que l’Union européenne s’empare du sujet de l’obligation de vigilance des sociétés-mères et des entreprises donneuses d’ordres en l’absence d’initiative portée, à l’échelon national, par un État-membre d’un poids significatif . L’une des ambitions de la présente proposition de loi consiste, précisément, à entraîner les partenaires de la France, comme ce fut le cas en matière de reporting extra-financier (3). En conséquence, l’adoption de la motion préjudicielle aurait signifié non pas seulement un simple rejet par le Sénat, mais une véritable interruption de la navette pour une durée indéfinie empêchant le retour de la proposition de loi devant l’Assemblée nationale en deuxième lecture.

Les sénateurs de la commission des Lois ont fortement protesté contre cette initiative visant à empêcher la discussion de la proposition de loi, fût-ce pour conclure à son rejet. Le sénateur Didier Marie a évoqué des pratiques qui « affaiblissent le Sénat en limitant le débat démocratique : ce n’est pas une motion de procédure, mais une motion de censure ». Le sénateur Jean-Pierre Sueur a jugé que « cette procédure, qui n’a qu’un seul précédent depuis des décennies, ne respecte pas les droits de l’opposition et des minorités, puisqu’elle réclame que le débat soit suspendu, au Sénat comme à l’Assemblée nationale, tant que l’Europe et tous les États membres n’auront pas pris de décision ». La sénatrice Catherine Tasca a mis en garde : « en dégainant des motions qui musellent les initiatives de l’opposition et arrêtent la vie d’un texte sur la voie naturelle de la navette, nous prendrions une initiative lourde de menaces pour notre fonctionnement institutionnel ». Le sénateur Philippe Kaltenbach a eu les mots les plus durs, jugeant la motion préjudicielle « scandaleuse », ajoutant qu’il « ne félicite pas le rapporteur d’avoir retenu cette brillante idée ! » Dans les rangs de la majorité sénatoriale, M. François Grosdidier s’est déclaré « plus que réservé à l’égard de cette motion préjudicielle, [pouvant] difficilement, en tant que législateur, refuser d’adopter une norme au motif que l’Union européenne ne l’a pas fait ». Ces réactions ont persuadé le rapporteur de retirer son initiative. La proposition de loi a finalement été rejetée selon des modalités classiques, pour des raisons qu’il conviendra d’examiner infra.

Votre rapporteur tient cependant, comme l’ont fait les sénateurs qui se sont exprimés lors de l’examen en commission des Lois, a émettre les plus vives interrogations sur la procédure de la motion préjudicielle. Cette disposition, qui ne peut être opposée aux textes inscrits à l’ordre du jour par le Gouvernement, pourrait avoir pour effet de bloquer, pour une durée indéterminée, une proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale. Il serait étonnant que le Sénat puisse disposer ainsi d’un véritable droit de veto sur les initiatives des députés et qu’il soit en capacité d’interrompre en théorie, d’arrêter en pratique, la navette parlementaire.

Plusieurs sénateurs ont émis des doutes sur la conformité à la Constitution de la procédure de la motion préjudicielle, instrument antérieur à la Ve République, particulièrement après la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a accordé de nouveaux droits à l’opposition parlementaire. Il n’appartient pas à votre rapporteur de porter une appréciation sur le Règlement du Sénat, mais il lui est loisible de se réjouir, pour la démocratie et le respect de l’expression des formations minoritaires, de l’absence de tout mécanisme comparable dans celui de l’Assemblée nationale.

Le rejet de la proposition de loi par le Sénat est justifié par trois raisons distinctes : l’une met en avant l’opportunité de privilégier une mesure d’envergure européenne de préférence à une loi nationale ; l’autre avance des considérations liées à la compétitivité ; la troisième repose sur des objections d’ordre juridique.

Le premier argument, qui écarte toute action nationale dans l’attente d’une initiative de l’Union européenne, doit être rejeté pour les raisons préalablement exposées : aucune initiative ne sera prise à l’échelon communautaire en l’absence de mobilisation préalable des États-membres sur le sujet. Recommander l’attente équivaut à abandonner toute perspective de succès.

La protection des droits humains dans le cadre de la mondialisation de l’économie est désormais un objectif effectivement poursuivi par plusieurs pays européens et américains. Votre rapporteur avait établi une liste relativement complète dans son rapport de première lecture. Deux exemples rappellent que l’action des défenseurs des libertés fondamentales ne se cantonne pas aux frontières françaises :

–  en Italie, le décret-loi n° 231/01 du 8 juin 2001 prévoit une présomption de responsabilité pénale des dirigeants d’une société en cas de dommage, causé par action ou par négligence, dans l’intérêt de ladite société dans des domaines comparables à ceux de la présente proposition de loi, sauf à montrer qu’ont été mis en œuvre des mécanismes de prévention. Cette responsabilité, qu’atténuent les mesures de vigilance édictées pour empêcher la survenue du dommage, peut donner lieu à une amende allant jusqu’à 1,5 million d’euros, à une publicité néfaste à l’image de marque et à la suspension des autorisations administratives dont bénéficie la société. Le texte ne vise cependant que le territoire national et n’est appliqué en pratique qu’aux questions de corruption ;

–  au Royaume-Uni, le Bribery Act (c.23) du 8 avril 2010 permet la condamnation par les tribunaux britanniques d’une entreprise pour des faits de corruption commis par sa filiale à l’étranger selon un régime de responsabilité présumée dont l’exonération exige la preuve d’une diligence raisonnable dans la mise en œuvre de mesures préventives. En outre, le Modern Slavery Act (c. 30) du 26 mars 2015 impose à toutes les entreprises opérant sur le territoire britannique, sous peine d’une injonction de faire sous astreinte, une transparence de leur chaîne d’approvisionnement pour prévenir les infractions pénales en matière d’esclavage et de traite des êtres humains.

La France, patrie des droits de l’homme, ne dispose d’aucun mécanisme juridique similaire de nature à réguler les excès de l’économie mondialisée. Elle est aujourd’hui en retard par rapport aux autres législations nationales. La présente proposition de loi se caractérise par sa visée holistique : contrairement aux exemples étrangers qui voient les États s’engager contre la corruption, ou contre la traite et l’esclavage, ou encore contre le travail des enfants, elle a vocation à protéger tout à la fois les droits fondamentaux, l’environnement et l’intégrité des opérateurs économiques. Elle permettrait de quitter le peloton des mauvais élèves pour se placer à l’avant-garde.

L’histoire rappelle que les progrès humains et sociaux, de l’abolition de l’esclavage à la protection des ouvriers contre les accidents du travail, ont trouvé leurs origines dans l’action déterminée d’une ou de quelques nations qui ont ensuite étendu au reste du monde les standards qu’elles s’étaient imposés. Il n’est question, par cette proposition de loi, que de répéter le processus.

Par ailleurs, les démarches des nations et de l’Union européenne ont vacation à se compléter, non à s’opposer. L’Assemblée nationale est là encore motrice : en adoptant, le 2 juin 2015, sur proposition de Mme Danielle Auroi, la résolution relative à la responsabilité sociétale des entreprises au sein de l’Union européenne (TA n° 545) (4), elle a invité l’Union européenne à l’action en matière de vigilance des entreprises dans une démarche de « carton vert » (5). Selon les informations recueillies par votre rapporteur, des échanges ont lieu entre la Commission européenne et le Parlement européen à propos d’une prochaine initiative normative dans ce domaine.

Le deuxième argument tient aux risques que ferait peser une telle mesure sur la compétitivité des entreprises françaises, étant entendu que les obligations qui pèsent sur les entreprises étrangères au titre de leur droit national sont bien inférieures à celles imposées par la proposition de loi (6). Le rapporteur du Sénat écrit ainsi : « L’obligation d’établir un plan de vigilance incluant l’ensemble des sociétés contrôlées, des sous-traitants et des fournisseurs, français comme étrangers, aurait un impact sur l’ensemble de la chaîne de sous-traitance et d’approvisionnement, et pas uniquement sur les grands groupes eux-mêmes. Elle contraindrait les donneurs d’ordre à imposer de nouvelles obligations à leurs sous-traitants, c’est-à-dire à de nombreuses petites et moyennes entreprises françaises, par répercussion du devoir de vigilance dans de nouvelles clauses contractuelles plus contraignantes. Il en résulterait une perturbation des relations commerciales établies entre donneurs d’ordre et sous-traitants (…). Par ailleurs, une telle proposition de loi peut altérer l’attractivité de la France, en particulier pour les grandes entreprises étrangères, en nuisant à l’image de la France, en dissuadant des investissements étrangers sous forme de filiales ou encore en incitant à certaines délocalisations de filiales de sociétés étrangères, pour se soustraire à une nouvelle obligation porteuse de risques au moins d’image pour l’entreprise ».

Votre rapporteur tient à rectifier l’analyse du Sénat selon laquelle la proposition de loi désorganiserait les petites et moyennes entreprises françaises sous-traitantes et fournisseuses de grands groupes. En effet, ces sociétés sont d’ores et déjà soumises à la loi française, qui exige un niveau de garantie élevé en matière de protection des droits fondamentaux, de préservation de l’environnement et de prévention de la corruption. Certes, la vigilance s’étendrait également à leurs fournisseurs et sous-traitants, mais l’obligation juridique porte exclusivement sur la grande entreprise : il n’appartient qu’à elle de développer les procédures de supervision adaptée.

Le rapporteur du Sénat a adressé à la proposition de loi une série de critiques de nature juridique auxquelles votre rapporteur tient à apporter une réponse circonstanciée.

Le rapporteur du Sénat indique voir dans l’application du plan de vigilance aux sociétés contrôlées, sous-traitants et fournisseurs situés à l’étranger une « dimension extraterritoriale relative ». Cette appréciation ne soulève du reste aucune difficulté : la loi française s’applique traditionnellement, d’une part aux personnes françaises ou étrangères sur le territoire français (compétence territoriale), et d’autre part aux personnes françaises se trouvant à l’étranger (compétence personnelle) (7). Votre rapporteur considère que, la loi française s’appliquant à une entreprise française pour lui imposer une obligation générale de vigilance, ce point ne prête pas à discussion. Le rapport du Sénat ne le fait d’ailleurs pas.

Le rapporteur du Sénat relève également « l’imprécision des normes de référence devant permettre de juger des atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, des dommages corporels ou environnementaux qualifiés de graves, des risques sanitaires, sans autre qualificatif, ainsi que des comportements dits de corruption active ou passive ». Il s’interroge sur la possibilité, pour les entreprises concernées, d’établir leurs propres normes applicables, ce qui affaiblirait considérablement le dispositif. Ce reproche a fréquemment été adressé à la proposition de loi par les représentants patronaux, qui sollicitaient du législateur une description dans le détail des mesures de vigilance à adopter.

Votre rapporteur revendique la concision du propos de François-René de Chateaubriand devant la Chambre des pairs le 18 février 1825 : « Nulle part la loi n’a tout prévu, et la loi ne doit pas tout prévoir. » Conformément à l’article 34 de la Constitution, la loi détermine les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales. Il ne lui revient pas d’entrer dans le détail. Les différents principes proclamés par les normes juridiques ne sont habituellement pas davantage développés (8). Il revient au règlement d’abord, à la jurisprudence ensuite, de faire application de la volonté du législateur.

Il va cependant de soi – les travaux de l’Assemblée nationale en témoignent abondamment – que les principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (9) et de l’Organisation des Nations unies (ONU) (10) fournissent une base idéale et internationalement reconnue pour construire un plan de vigilance.

Votre rapporteur ne partage donc pas la crainte du rapporteur du Sénat de voir la proposition de loi déclarée contraire à la Constitution pour atteinte au principe de clarté de la loi ainsi qu’à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi. L’obligation de dresser, de publier et de mettre en œuvre un plan de vigilance contre les atteintes aux droits fondamentaux et à l’environnement et contre la corruption lui apparaît tout à fait compréhensible par tous – et, pourrait-on ajouter, de toute évidence déjà matériellement satisfaite par les entreprises françaises respectueuses des lois.

Il convient également de rappeler que, le 25 juin 2014, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a décidé de donner une dimension juridiquement contraignante à ses principes directeurs (11). Un groupe de travail a été chargé d’élaborer une convention internationale pour réglementer les activités des sociétés transnationales. La France, qui a émis un vote négatif sur cette proposition, a justifié sa position par une préférence pour l’action normative des États au sein de leur ordre juridique interne. Depuis, elle a évolué en acceptant de participer au groupe de travail. La présente proposition de loi s’inscrit très précisément dans les positions de la diplomatie française et réaffirme la nécessité d’agir, par des démarches complémentaires, tant à l’échelon international que national.

La proposition de loi prévoit la possibilité d’une sanction en cas de manquement à l’obligation d’établir, rendre public et mettre en œuvre le plan de vigilance. Le rapporteur du Sénat reproche à la rédaction adoptée par l’Assemblée nationale une lourdeur excessive en ce qu’elle permet de saisir soit la juridiction au fond, soit son président en référé, pour enjoindre à la société d’établir le plan, de le rendre public et de rendre compte de sa mise en œuvre. En outre, le texte prévoit une amende civile d’un montant de dix millions d’euros mais « n’indique pas, cependant, les cas dans lesquels cette amende serait encourue ni par qui elle serait prononcée ni à la demande de qui elle pourrait l’être. En tout état de cause, il n’est pas envisageable qu’elle puisse être prononcée par le président du tribunal statuant en référé : seul le tribunal pourrait statuer. Dans le silence du texte, on suppose que le prononcé de cette amende pourrait être demandé par la personne ayant aussi demandé l’injonction de faire, dans les trois mêmes cas de manquement en matière de plan de vigilance. »

Votre rapporteur confirme que l’amende civile ne pourra être prononcée que par la juridiction du fond, et non par le juge des référés. Il reviendra au plaignant de sélectionner la voie procédurale qu’il juge la plus conforme à ses intérêts : soit disposer au plus vite du plan et du compte-rendu de sa mise en œuvre, soit solliciter du juge la sanction du manquement. Quoi qu’il en soit, une amende civile est prononcée souverainement par le tribunal – qui d’autre pourrait être en capacité de le faire ? – et n’a pas à être demandée par une partie ; il ne s’agit pas d’une indemnisation de la faute commise mais de la sanction d’un comportement fautif constaté par le juge.

Votre rapporteur ne croit pas que le régime des sanctions puisse porter atteinte au principe de légalité des délits et des peines, dans la mesure où l’obligation assignée est correctement définie par le législateur et où elle peut être satisfaite par des actes facilement vérifiables – établissement et publication d’un plan, compte-rendu de son application.

Le rapporteur du Sénat s’est inquiété de la possibilité pour le juge d’instituer, à partir de l’obligation de mise en œuvre effective du plan de vigilance, un véritable régime dérogatoire de responsabilité du fait d’autrui.

Aux termes de l’article 2 de la proposition de loi, tout manquement aux obligations relatives au plan de vigilance constituerait une faute civile susceptible d’engager la responsabilité de son auteur dans la mesure où cette faute serait à l’origine d’un préjudice à réparer, sous réserve de démontrer le lien de causalité avec le dommage constaté. Il s’agit d’une simple application des règles classiques en matière de responsabilité civile. La rédaction retenue ne permet pas de dériver vers un régime de responsabilité du fait d’autrui, qui verrait les entreprises assujetties responsables de tout dommage causé par une entreprise contrôlée, un sous-traitant ou un fournisseur, sans faute à prouver ni causalité à établir.

La publication et le compte-rendu de la mise en œuvre du plan de vigilance demeurent les meilleurs moyens de prouver sa bonne foi dans l’exécution de l’obligation de vigilance et de s’exonérer de sa responsabilité.

Le rapporteur du Sénat s’est également demandé si l’instauration d’un tel régime de responsabilité pouvait conduire, pour se prémunir contre les risques de mise en cause, à une sorte d’obligation d’ingérence de la société mère dans la gestion de ses filiales, sous-traitants et fournisseurs, ce qui contreviendrait au principe d’autonomie des personnes morales. Il s’agirait alors d’une faute au regard du droit des sociétés.

Votre rapporteur tient à dissiper cette crainte : dès lors que la loi commande une vigilance particulière à une grande entreprise à l’endroit des sociétés qu’elle contrôle ou avec lesquelles elle entretient une relation commerciale établie, les juridictions ne sauraient voir dans le respect de la législation un comportement fautif. De plus, des audits ponctuels destinés à vérifier la bonne application des dispositions du plan de vigilance ne sauraient être assimilés à une ingérence dans la gestion de l’entreprise supervisée.

Le rapporteur du Sénat affirme que la responsabilité incombe à celui par la faute duquel le dommage est arrivé, non à une autre personne. La première partie de cette affirmation est exacte, mais elle n’est pas exclusive d’une responsabilité supplémentaire en cas de manquement à une obligation de vigilance particulière définie par l’autorité publique, sans qu’il s’agisse pour autant d’une responsabilité du fait d’autrui. Le Sénat, représentant des collectivités territoriales, connaît par exemple parfaitement le mécanisme de droit administratif suivant lequel, en cas de faute lourde, la responsabilité de l’État se trouve engagée au titre de son devoir de tutelle (12) : c’est sur le fondement de la faute qu’il a commise en n’exerçant pas sa fonction de tutelle que l’État est jugé responsable. De la même façon, si une entreprise assujettie par la présente proposition de loi venait à commettre une faute dans l’établissement, la publication ou la mise en œuvre de son plan de vigilance, c’est au titre de ce manquement qu’elle engagerait sa responsabilité, et non du fait des actions de la société qu’elle contrôle, de son fournisseur ou de son sous-traitant.

En conséquence, il convient de rappeler que la proposition de loi instaure une obligation de moyens et non une obligation de résultat. La prise de mesures nécessaires à la mise en œuvre effective du plan de vigilance permet à l’entreprise assujettie de s’exonérer de toute responsabilité en cas de survenue d’un dommage. Elle est simplement appelée « à identifier et à prévenir (13) la réalisation de risques ». L’existence d’un dommage ne prouve pas ipso facto l’ineffectivité du plan de vigilance ou sa mauvaise exécution, de la même façon qu’un contrôle régulier d’un équipement réduit les risques de défaillance sans garantir pour autant l’absolue certitude de son parfait fonctionnement.

Le rapporteur du Sénat a consacré plusieurs paragraphes de son rapport à la possibilité offerte aux associations et aux syndicats justifiant un intérêt à agir, à l’article 2 de la proposition de loi, d’engager l’action en responsabilité consécutive à la survenue d’un dommage. Il s’est notamment demandé si l’action, conduite à la discrétion de « toute personne justifiant d’un intérêt à agir » en l’absence de mandat des éventuelles victimes et de possibilités pour ces dernières de s’opposer à cette initiative, ne reviendrait pas à faire des associations et syndicats concernés de « véritables procureurs privés mettant en cause devant le juge civil tout manquement éventuel d’une société à son obligation de vigilance ».

Il est vrai que le Conseil constitutionnel s’est montré attaché au principe juridique traditionnel selon lequel « Nul ne plaide par procureur ». S’il admet qu’une organisation représentative puisse introduire une action pour le compte d’autrui, c’est sous la double condition que chaque personne puisse y consentir et conserve la liberté de conduire la défense de ses intérêts et de mettre un terme à cette action. La décision n° 89-257 DC du 25 juillet 1989, Loi modifiant le code du travail et relative à la prévention du licenciement économique et au droit à la conversion, est particulièrement claire sur ce point :

« 22. Considérant qu’aux termes du sixième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel se réfère le Préambule de la Constitution de 1958, "tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix" ; que la réaffirmation par ces dispositions de la liberté syndicale ne fait pas obstacle à ce que le législateur, compétent en vertu de l’article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical, confère à des organisations syndicales des prérogatives susceptibles d’être exercées en faveur aussi bien de leurs adhérents que des membres d’un groupe social dont un syndicat estime devoir assurer la défense ;

23. Considérant que les modalités de mise en œuvre des prérogatives reconnues aux organisations syndicales doivent respecter la liberté personnelle du salarié qui, comme la liberté syndicale, a valeur constitutionnelle ;

24. Considérant ainsi que, s’il est loisible au législateur de permettre à des organisations syndicales représentatives d’introduire une action en justice à l’effet non seulement d’intervenir spontanément dans la défense d’un salarié mais aussi de promouvoir à travers un cas individuel, une action collective, c’est à la condition que l’intéressé ait été mis à même de donner son assentiment en pleine connaissance de cause et qu’il puisse conserver la liberté de conduire personnellement la défense de ses intérêts et de mettre un terme à cette action ; »

Ces garanties de la liberté individuelle sont également présentes dans les dispositions relatives à l’action civile du code de procédure pénale, qui permettent à des associations ayant intérêt à agir de prendre part à l’instance (14). Par exemple, l’article 2-22 prévoit : « Toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits dont l’objet statutaire comporte la lutte contre la traite des êtres humains et l’esclavage peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions de traite des êtres humains, de réduction en esclavage, d’exploitation d’une personne réduite en esclavage, de travail forcé et de réduction en servitude (…). Toutefois, l’association n’est recevable dans son action que si elle justifie avoir reçu l’accord de la victime. Si celle-ci est un mineur ou un majeur protégé, l’accord doit être donné par son représentant légal ».

Votre rapporteur juge la rédaction adoptée par l’Assemblée nationale en première lecture satisfaisante, quoiqu’implicite, et de nature à dissiper l’interrogation formulée par le rapporteur du Sénat. Cependant, il comprend la nécessité de lever toute ambiguïté sur ce point et d’assurer, sans le moindre doute possible, la constitutionnalité du dispositif proposé. Il convient de donner prise à la victime du dommage constaté sur le déroulement de l’action judiciaire afin de respecter son droit d’engager, ou non, une procédure. À l’inverse, il convient de prévoir les cas dans lesquels aucune victime ne sera identifiée, ce qui semble le plus fréquent en matière d’atteinte à l’environnement. Ainsi votre rapporteur souhaite-t-il prendre le temps de la navette parlementaire pour approfondir sa réflexion sur la question et solliciter l’opinion de spécialistes.

Pour autant, dans un contexte mondialisé, la dissymétrie des moyens et des ressources entre les victimes et les entreprises responsables doit nous interpeler. La valeur de l’argent varie avec les frontières alors que celles de la vie et de l’environnement représentent un absolu partout identique, une égale dignité. On ne saurait déduire de la possibilité d’une transaction l’acceptation d’une différence entre le montant d’un même préjudice selon le lieu où il se produit et les personnes qu’il frappe. C’est, là encore, un point sur lequel la réflexion doit se poursuivre au cours de la procédure parlementaire, voire à l’occasion de futurs travaux législatifs.

DISCUSSION GÉNÉRALE

Lors de sa réunion du mercredi 16 mars 2016, la commission des Lois procède à l’examen, en deuxième lecture, sur le rapport de M. Dominique Potier, de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (n° 3239).

M. le président Dominique Raimbourg. L’ordre du jour appelle l’examen, en deuxième lecture, de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Monsieur le président, mes chers collègues, je suis heureux de rejoindre la commission des Lois le temps d’y livrer, à vos côtés, un combat qui nous honore. Après avoir exposé brièvement la philosophie de ce texte, je rappellerai la chronologie des événements et les rapports de forces qui président à son nouvel examen.

Actuellement, nombre de discours politiques font l’éloge de la mondialisation, soulignant qu’elle est source d’opportunités et d’ouvertures, et promeut une culture du mouvement : l’adaptation à l’évolution du monde, l’agilité des entreprises, la mobilité des citoyens, la capacité à saisir toutes les occasions sont devenues des qualités qu’une partie de ma famille politique a intégrées à sa rhétorique. Comme en contrepoint, nous voyons se développer une culture de l’enracinement et de l’attachement aux territoires, dans une nation souveraine, au fil de discours idéologiques confinant parfois au souverainisme. Ce sont donc deux polarités qui s’opposent : d’une part, celle de la mobilité et de la mondialisation, d’autre part, celle de l’attachement au territoire.

En écho à cette dualité, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui s’inscrit à la fois dans la prise en compte de la mondialisation et dans un attachement très fort à notre Nation, non seulement en tant que sol, mais aussi comme socle de valeurs. Il me plaît, lorsque j’accueille des groupes de visiteurs à l’Assemblée nationale, de passer par l’esplanade située dans la cour d’honneur. Créée en 1989 à l’occasion du bicentenaire de la Révolution, elle comporte deux symboles très forts : d’une part le rappel des dix-sept articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de son préambule, d’autre part une sphère monumentale en granit noir dont l’aspect lisse évoque le caractère universel des droits de l’homme. La loi que nous proposons aujourd’hui s’inscrit dans la tradition de la Révolution française et des Lumières en disant le droit dans un monde nouveau, pour le monde entier.

Nous sommes attachés à nos valeurs, à une économie ayant du sens et dotée de limites par la loi. C’est une petite révolution dans un contexte où toute une dynamique de la mondialisation libérale encourage au contraire la recherche, d’une part, de moyens d’échapper à l’impôt – ce qui a donné lieu au combat pour la transparence financière et contre les paradis fiscaux –, d’autre part, des coûts de main-d’œuvre les plus bas.

Notre loi ne se donne pas pour objectif d’empêcher la mondialisation, mais elle lui donne des limites et des bornes compatibles avec deux éléments qui, au-delà des discours idéologiques éphémères, se révèlent de plus en plus précieux, à savoir la protection de la planète et le prix « irremplaçable » – pour reprendre le titre d’un essai de Cynthia Fleury – de l’individu, ou plutôt de la personne. La protection des droits humains et la protection de la planète sont au cœur de la préoccupation d’une loi qui ne vise pas à empêcher la mondialisation, mais à lui mettre des bornes. Ces bornes ne pouvant pas être édictées par le droit international ni faire l’objet de la gouvernance d’un parlement mondial, notre proposition de loi utilise le levier de la responsabilité de ceux qui détiennent le pouvoir économique, à savoir les superpuissances que sont les multinationales. Pour cela, elle introduit la notion d’obligation de vigilance sur le respect des droits environnementaux et des droits de l’homme par les multinationales – françaises aujourd’hui, européennes demain, à l’échelle du monde après-demain. Les limites placées par la loi le sont au nom de la vie des personnes et de notre écosystème planétaire, dont la COP21 a rappelé l’importance.

J’en viens à la chronologie de l’examen de ce texte, dont nous avons débattu pour la première fois il y a un peu moins d’un an. Depuis, la société civile, les organisations non gouvernementales (ONG) et les syndicats, qui ont mené ce combat avec beaucoup de détermination, ne se sont jamais démobilisés. Des pétitions ont rassemblé des centaines de milliers de citoyens, une tribune a récemment rallié tous les grands leaders syndicaux et les responsables des ONG. Dernièrement, Mme Danielle Auroi et moi-même avons participé à une conférence d’Amnesty International, qui est très attachée à ce que cette loi pour les droits de l’homme aboutisse. La société civile, au travers de multiples ONG et syndicats, est restée fidèle à un combat majeur, et nous a constamment renouvelé son soutien.

Au sein du Parlement, peu de lois auront suscité une telle fierté, un tel engouement de la part du groupe politique auquel j’appartiens. C’est bien volontiers que j’associe à notre démarche le groupe Écologiste, le groupe Radical, républicain, démocrate et progressiste, et le groupe de la Gauche démocrate et républicaine qui, avec plus ou moins de nuances et d’exigences, ont manifesté en permanence leur appui à cette proposition de loi.

Je ne sais pas encore quelle sera l’attitude de l’opposition parlementaire, mais je sais qu’elle comprend de nombreuses personnes très attachées aux droits de l’homme, au développement, à la construction de passerelles entre l’Europe et l’Afrique. Chez toutes ces personnes engagées dans le développement humain et les relations internationales, je ressens une grande sympathie et une volonté d’ouverture basée sur le partage des finalités qui, nonobstant quelques nuances relatives aux modalités d’application du texte, sont de nature à donner lieu à un dialogue fertile.

Pour ce qui est des entreprises, évidemment concernées au premier chef par cette proposition de loi, elles ont affiché, par l’intermédiaire du MEDEF et de l’Association française des entreprises privées (AFEP), une position assez ferme d’opposition, non pas sur des principes qu’elles disent partager, mais sur les modalités et les conditions de mise en œuvre d’une loi qu’elles verraient mieux s’appliquer à une autre échelle, ou avec une plus grande souplesse. Cela dit, lorsqu’on engage un dialogue particulier avec l’une ou l’autre des entreprises du CAC40, on se rend compte que 80 % d’entre elles mettent déjà en œuvre de façon volontaire, avec la responsabilité sociale et environnementale (RSE), des dispositions très proches de celles qui seront exigées dans le cadre du plan de vigilance. D’autres nous confient que notre proposition de loi constituerait pour elles un cadre juridique sécurisant sur le plan de la corruption, et leur permettrait d’affirmer leur différence de façon visible, transparente et légale vis-à-vis de concurrents européens, mais aussi souvent américains et asiatiques, moins scrupuleux que les compagnies françaises et européennes.

Ainsi certaines entreprises de la distribution, de l’agroalimentaire, de l’aéronautique, de l’automobile et de bien d’autres secteurs font-elles preuve d’une disponibilité à ouvrir le dialogue sans aucune volonté de diaboliser notre proposition de loi, comme ont pu le constater Mme Anne-Yvonne Le Dain, la responsable du groupe Socialiste, républicain et citoyen, Mme Danielle Auroi, la présidente de la commission des Affaires européennes, M. Serge Bardy, qui a été rapporteur pour avis de la commission du Développement durable et de l’aménagement du territoire, et comme je peux moi-même en témoigner.

Dans ce contexte d’ouverture et de dialogue, nous sommes d’autant plus surpris par la position anachronique adoptée par le Sénat, en complet décalage par rapport à l’état d’esprit des entreprises et de l’opposition à l’Assemblée nationale : nos collègues de la chambre haute semblent s’être braqués, pour des motifs que je ne m’explique pas. L’examen de la loi en première lecture par les sénateurs a été l’occasion, pour le rapporteur, de ressusciter la procédure de la motion préjudicielle, qui subsiste comme un bizarre anachronisme au Sénat, et qui n’avait été utilisée qu’une seule fois avec succès depuis la Libération. Sa mise en œuvre revêt un caractère ubuesque : elle vise à ce que le débat législatif soit suspendu jusqu’à ce que soit adopté un accord européen répondant aux préoccupations de la proposition de loi et applicable à l’ensemble des entreprises intervenant sur le marché européen. Chacun peut imaginer les conséquences de l’abus d’une telle motion, qui s’apparente à une forme d’obstruction au débat démocratique ; fort heureusement, elle a été retirée grâce à l’autorité du président du groupe majoritaire au Sénat.

Le débat au Sénat a soulevé trois questions qui méritent que nous nous y attardions. Il s’agit d’abord de la responsabilité pour autrui. Cet argument ne tient pas, puisque notre proposition ne vise pas à ce que l’entreprise donneuse d’ordre soit responsable des agissements d’une filiale ou d’un sous-traitant à l’autre bout du monde, mais à ce que soient mis en œuvre des principes et une obligation de moyens en termes de vigilance. Je pourrai développer plus avant si vous le souhaitez.

Une deuxième discussion, portant sur les normes, a constitué le relais de préoccupations régulièrement exprimées par les entreprises. Entre la tentation de faire en sorte que la loi prévoie tout, et la préoccupation qu’elle n’en dise pas trop afin de laisser une certaine liberté aux entreprises, il me semble que notre proposition de loi a trouvé un point d’équilibre. Elle s’inscrit clairement dans la continuité des « principes directeurs de Ruggie », adoptés par les Nations unies, dont l’application n’est pas discutable et qui fournissent un socle solide à la loi. En revanche, les moyens de mise en œuvre retenus par l’entreprise font l’objet d’un travail d’accompagnement qui sera précisé dans le cadre de décrets, que les ministres concernés m’ont dit vouloir bâtir de façon concertée. Ces décrets laisseront une grande liberté d’appréciation aux entreprises pour la mise en œuvre des moyens de vigilance qu’elles entendent mettre en œuvre. En résumé, la loi ne fait que poser les grands principes. Il appartient au juge de se prononcer, in fine, sur leur respect.

Un seul point nous a semblé mériter l’examen attentif dont il a fait l’objet de la part du Sénat : celui portant sur la nécessité de rappeler l’autorisation donnée par la victime pour qu’un syndicat ou une ONG puisse plaider en son nom. Selon certaines analyses, cette autorisation est sous-entendue par la loi, tandis que d’autres estiment qu’elle doit être expresse : j’ai donc l’intention de déposer un amendement en ce sens en séance. Nous avons demandé à la Chancellerie et à Bercy de procéder à une analyse juridique, et nous cherchons à nous faire une doctrine sur ce point qui n’est somme toute qu’un détail, car notre intention est sans ambiguïté : il ne s’agit pas, à l’article 2, de plaider contre l’avis d’une victime, ce qui reviendrait à contredire un principe fondamental de notre droit. Cela dit, nous pouvons considérer, y compris à l’article 2 – c’est un point qui devra être précisé d’ici à la séance –, qu’il est légitime pour les plaignants d’agir au nom d’un bien commun, notamment d’un préjudice écologique, même si la victime n’est pas identifiée personnellement. Pour la sécurité juridique du texte, nous pourrions éventuellement apporter un amendement de précision, qui ne remettrait pas en question l’économie de la proposition de loi.

La question de la liberté des victimes à autoriser une ONG ou un syndicat à ester en justice pose néanmoins un problème dans le champ d’application de la mondialisation. Lorsque, en 1898, la loi a obligé le maître de forges à indemniser un employé victime d’un accident du travail – ou ses ayants droit en cas de décès –, elle a eu pour conséquence de mettre à la charge du patron une obligation susceptible d’excéder ses capacités financières. Cela a incité les acteurs de cette industrie naissante en France et en Europe à créer des mutuelles, qui allaient bientôt devenir les premières compagnies d’assurances des accidents du travail – des assurances collectives ayant pour objet l’indemnisation des victimes.

Aujourd’hui, à l’échelle du monde, lorsque nous comparons la puissance d’une multinationale à la situation de victimes vivant dans l’extrême pauvreté et n’ayant pas accès au droit, il nous apparaît clairement qu’il existe une dissymétrie, un phénomène nouveau que le droit ne peut régler en l’état actuel des choses. Je reste interrogatif et insatisfait sur ce point. L’indemnisation des victimes par les maisons mères des multinationales, par voie transactionnelle, ne permet pas d’engager durablement un processus de réforme structurelle visant à prévenir les dégâts environnementaux et à garantir le respect des droits humains, comme nous le souhaitons à l’article 2. Peut-être d’autres éléments législatifs viendront-ils combler cette lacune ultérieurement.

Le dernier point que je veux évoquer est celui de la pertinence d’une législation nationale en amont d’une directive européenne sur ces sujets – c’est l’argument le plus fréquemment invoqué. Sur ce point, l’histoire nous enseigne que ce sont presque toujours les initiatives nationales – dues à une ou plusieurs nations – qui entraînent l’Europe sur la voie du progrès : cela a été le cas pour les accidents du travail, mais aussi pour l’abolition de l’esclavage. Ce ne sont pas les institutions européennes qui font spontanément avancer la loi sur ces sujets, mais les nations qui font entendre leur volonté de changement, et sont suivies par d’autres, jusqu’à ce que l’on aboutisse à l’édiction de règles internationales.

Par ailleurs, le Parlement européen a entamé un dialogue avec la Commission européenne sur l’objet même de ce qui nous rassemble. La France, qui s’était montrée réservée dans le cadre d’un groupe de travail des Nations unies visant à l’établissement de normes prescriptives dans le respect des rapports entre les filiales et les maisons mères, s’est récemment engagée de façon volontaire. Nous sommes donc en cohérence à la fois avec les débats de l’ONU et ceux qui ont lieu aujourd’hui au sein de l’Union européenne.

En tant que présidente de la commission des Affaires européennes, notre collègue Danielle Auroi a fait valoir un outil législatif innovant, celui du « carton vert ». La mobilisation des parlements nationaux à l’échelle européenne est une voie inédite, qui va permettre dans l’année qui vient des débats que j’espère féconds. Comme vous le voyez, rien ne justifie d’opposer l’avancée législative pionnière que nous sommes fiers de soutenir aujourd’hui en France à l’échelon européen, qui constituera le cadre naturel de son développement ultérieur, à une échéance que nous espérons la plus brève possible.

M. Patrick Hetzel. Le drame du Rana Plaza, survenu il y a deux ans et qui a fait plus d’un millier de victimes, a suscité une vive émotion. Chacun s’accorde à dire que les pratiques de production ayant conduit à cette catastrophe doivent changer. Cela dit, si noble l’intention du texte soit-elle, il est évident qu’il n’aurait rien changé au drame en question. Nous sommes d’accord pour dire que les règles de sécurité et de santé des salariés au travail dans les pays en développement sont largement insuffisantes, mais il ne relève pas de la responsabilité du législateur français de les modifier de manière isolée. Cet argument évoqué par le rapporteur est important : seule une action internationale et européenne concertée peut faire bouger les lignes, et tenter de le faire de manière isolée comporte des risques.

Certains principes directeurs de l’OCDE, relayés par les points de contact nationaux (PCN), aident les entreprises et leurs parties prenantes à adopter une conduite responsable dans leur chaîne d’approvisionnement. Le drame du Rana Plaza avait d’ailleurs donné lieu à la saisine du point de contact national français. Celui-ci avait rendu dès décembre 2013 un rapport contenant des recommandations et des propositions pour faire évoluer les pratiques des entreprises, élaborées sur la base d’un dialogue et d’un consensus entre les différentes parties prenantes, c’est-à-dire entre l’administration, les entreprises concernées et les organisations représentatives des salariés.

Les entreprises françaises obtiennent aujourd’hui d’excellents résultats en matière de responsabilité sociale et environnementale. Une étude de mars 2015, menée par EcoVadis et la plateforme Médiation Inter-Entreprises, montre que la France fait figure de leader mondial en matière de RSE : près de 47 % des entreprises françaises ont un système de management de la RSE considéré comme performant ou exemplaire, alors que ce pourcentage n’est que de 40 % dans les pays de l’OCDE, et à peine 15 % dans les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Comme on le voit, une réponse à l’échelle de la France n’est pas adaptée. Les risques pour la réputation et les sanctions qui peuvent être prises par le marché ont opéré un changement de mentalité et constituent déjà une incitation au progrès : c’est dans cette direction qu’il faut continuer à avancer.

En outre, ce texte aurait un effet pervers pour les entreprises françaises – qu’il s’agisse des multinationales ou des PME – en ce qu’il créerait un désavantage compétitif supplémentaire pour elles avec, à terme, le risque de détruire des emplois en France. Or c’est un point sur lequel vous n’avez apporté aucune réponse, monsieur le rapporteur : quid des emplois en France et de l’impact sur la compétitivité des entreprises françaises ?

Il sera par ailleurs très difficile, voire impossible, de mettre en œuvre l’obligation de vigilance sur toute la chaîne de sous-traitants et de fournisseurs, a fortiori pour les PME et les TPE françaises, auxquelles les grandes entreprises concernées demanderont des garanties et imposeront des plans de vigilance en cascade, créant ainsi un poids administratif et financier supplémentaire, ce qui entraînera une fragilité juridique source d’un grand nombre de contentieux.

Nous regrettons l’approche coercitive et punitive que vous privilégiez, car vous donnez une vision très négative des compagnies françaises, en décalage avec ce que montrent les études. Alors que nos entreprises sont plutôt exemplaires en comparaison des entreprises étrangères, ce texte laisse penser l’inverse. Une telle approche est préjudiciable, et je ne suis pas sûr que vous ayez mesuré l’impact que cela peut avoir en termes d’attractivité de la France pour des investisseurs potentiels : une telle législation a de quoi en décourager plus d’un. Ainsi, au lieu d’avoir un effet vertueux, votre texte risque fort d’être à l’origine d’une spirale infernale, alors que l’un des principaux problèmes se posant aujourd’hui à notre pays est celui de l’emploi.

Pour l’ensemble de ces raisons, notre groupe partage la position du Sénat, et s’opposera aux amendements présentés par le rapporteur.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je voudrais tout d’abord féliciter le rapporteur d’avoir été à l’initiative de cette proposition de loi. Partant d’un texte qui relevait du vœu pieux ou de la revendication militante, nous avons énormément travaillé pour aboutir à un solide texte de droit, visant à l’affirmation de principes sur lesquels est fondée notre République : liberté, égalité, fraternité – et sécurité, ajouterai-je. Plusieurs drames survenus dans les pays du tiers-monde ont montré à quel point les entreprises du monde occidental se préoccupaient peu de la situation des travailleurs – et surtout des travailleuses, car les femmes sont les plus exposées au risque, notamment de décès – de l’autre bout du monde.

Ce texte est donc le bienvenu et, contrairement à ce qui vient d’être dit, je ne pense pas qu’il mette en péril les intérêts de la France à l’égard des investisseurs étrangers : ceux-ci sont assurés de trouver dans notre pays du personnel hautement qualifié, mais aussi des consommateurs disposant d’un certain pouvoir d’achat et une législation solide. Cette proposition de loi ne peut que jouer en notre faveur, en mettant en avant le principe d’une vigilance raisonnable, dont l’introduction dans le droit, au nom des droits de l’homme et des libertés fondamentales, est essentielle : son objectif est à la fois de prévenir les risques sanitaires et de poser le principe d’une responsabilité en cas de dommages corporels et d’atteintes à l’environnement. C’est une démarche extrêmement importante que celle consistant à ne plus se contenter de faire appel aux assurances pour régler les problèmes lorsqu’ils surviennent : il s’agit d’essayer d’agir en amont afin de se prémunir des risques.

Dans la continuité du principe de précaution, adopté en d’autres temps par notre Parlement, nous posons l’exigence d’élaborer un plan de vigilance : les sociétés doivent prévoir les conditions par lesquelles elles s’engagent à s’assurer qu’il ne peut rien arriver de grave aux personnes travaillant pour elles dans les pays étrangers. C’est sur ce point que le juge pourra être amené à se prononcer : il ne s’agit pas de mettre quelques principes par écrit pour s’en désintéresser ensuite, il faut que l’engagement pris soit effectif – en d’autres termes, il faut que la conscience et la bonne foi trouvent une traduction technique, qui pourra s’appliquer concrètement.

Ne nous faisons pas trop d’illusions sur la nature de l’humanité : si elle peut se montrer bonne et généreuse, elle a parfois besoin de contraintes pour donner le meilleur d’elle-même. La sanction du défaut de plan de vigilance par une amende civile me paraît donc absolument nécessaire, tout comme le principe de la réparation du préjudice causé. Avec cette proposition de loi, nous nous apprêtons à doter le monde occidental de principes juridiques auquel il n’est pas habitué, en procédant avec finesse, délicatesse et précision.

M. Philippe Houillon. Puisque le rapporteur a proposé tout à l’heure de nous parler de la responsabilité du fait d’autrui, je souhaite qu’il le fasse, car ce sujet m’intéresse beaucoup. Pour ma part, je suis très réservé quant aux conséquences que le texte proposé pourrait avoir. Si l’on peut concevoir l’utilité d’un plan de vigilance pour faire respecter, par exemple, les risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales dans le cadre d’une législation nationale que l’on connaît et que l’on maîtrise, il en va tout autrement des législations étrangères.

Le texte prévoit que le plan de vigilance doit s’étendre aux activités des sous-traitants et des fournisseurs. Imaginons qu’un contrat commercial conclu par une société française prévoie un transfert de compétences impliquant l’intervention de sous-traitants ou de fournisseurs saoudiens : la société française va devoir être responsable des conséquences d’une législation étrangère qu’elle ne maîtrise pas, et qui se base sur une appréciation des droits de l’homme sensiblement différente de la nôtre – le pays que je cite n’est évidemment qu’un exemple, qui vaut pour de nombreux autres avec lesquels nous contractons.

Quand j’entends parler de finesse juridique, j’avoue avoir du mal à en trouver la trace dans ce texte. La proposition de loi qui nous est soumise est inspirée par de généreuses intentions, mais ses rédacteurs n’ont pas suffisamment réfléchi à ses implications, et son application aurait pour conséquence d’obérer une nouvelle fois la compétitivité des entreprises françaises. C’est un non-sens que de rendre quelqu’un responsable non seulement d’autres personnes juridiques, mais aussi des conséquences de législations étrangères. Je ne voterai donc pas ce texte.

Mme Danielle Auroi. Je vous remercie de me permettre de m’exprimer devant votre Commission au sujet de cette proposition de loi que je me félicite de voir revenir à l’Assemblée nationale, et que j’espère voir définitivement adoptée avant la fin de la législature. En effet, nous ne pouvons plus fermer les yeux – ce que nos collègues de l’opposition font très bien, j’en conviens – sur des entreprises qui, par négligence ou appât du gain, se trouvent mêlées à des violations graves des droits humains ou impliquées dans des atteintes à l’environnement, en totale contradiction avec le principe de précaution.

On a beaucoup parlé du Rana Plaza et du secteur du textile. Ne perdons pas de vue que des situations tout aussi dramatiques peuvent se produire en d’autres points du globe, notamment au sein d’États dotés de législations plus proches de la nôtre : je pense par exemple à la République du Congo, où l’extraction du cobalt est faite par des enfants. Selon un sondage CSA commandé par le Forum Citoyen pour la RSE et publié en janvier dernier, près de 80 % des Français interrogés estiment que les multinationales doivent être plus vigilantes et tenues pour responsables juridiquement des catastrophes humaines et environnementales provoquées par leurs filiales et leurs sous-traitants.

Si les entreprises assument généralement leurs responsabilités en matière de RSE pour ce qui est de leurs emplois directs, elles refusent de regarder ce que font leurs fournisseurs et sous-traitants. Quand j’entends dire que des hommes meurent dans l’indifférence générale pour la construction d’un stade dans un émirat arabe, au prétexte que nous ne sommes pas directement concernés et que seuls le sont les sous-traitants locaux, je ne peux m’empêcher de penser que la notion de droits de l’homme est décidément à géométrie variable ! Les points de contact nationaux, mis en place par l’OCDE il y a quinze ans, ont justement vocation à assurer la mise en œuvre des principes de responsabilité sociale pour les entreprises.

Traduire les principes de la RSE dans le droit national et européen n’a rien de nouveau. Il y a quelques années, la France a initié le reporting extra-financier, aujourd’hui mis en œuvre au niveau européen. Le Royaume-Uni est doté de règles à caractère obligatoire en matière de corruption, et l’Allemagne se préoccupe d’ores et déjà des pratiques de ses sous-traitants. À l’échelle européenne, les travaux avancent, et la proposition formulée par la France, à mon initiative, d’instaurer une procédure de « carton vert » – une suggestion de directive adressée à la Commission sur proposition de cinq parlements nationaux – a déjà recueilli l’accord écrit du parlement de cinq autres États membres. Compte tenu de l’engagement promis de deux autres États, ce sont bientôt huit pays qui soutiendront cette idée, ce qui permettra à la Commission européenne de proposer un texte. Comme vous le voyez, la France peut jouer le rôle d’aiguillon dans le domaine de la RSE, afin que les premiers pas soient effectués au niveau européen. Je conclurai en rappelant que le 18 mai prochain aura lieu à l’Assemblée nationale une réunion de tous les parlements nationaux afin d’évoquer deux sujets complémentaires, à savoir d’une part la nouvelle directive sur les travailleurs détachés, d’autre part la RSE européenne.

M. Serge Bardy, rapporteur pour avis de la commission du Développement durable. Je remercie M. Dominique Potier, Mme Danielle Auroi et M. Philippe Noguès pour leur engagement, leur travail et leur persévérance, qui nous permettent d’avoir aujourd’hui ce débat.

Cette proposition de loi a vocation à mettre en valeur le travail accompli par les entreprises qui appliquent la RSE ; en ce sens, il constitue un facteur de compétitivité dans le contexte d’une concurrence exacerbée, où seule la règle du moins-disant social trouve à s’appliquer. Ce que nous souhaitons, c’est justement que les entreprises françaises respectueuses des droits de l’homme et de l’environnement voient leur comportement récompensé.

À l’invitation de la diplomatie équatorienne, je me suis rendu lundi dernier à Genève, au palais des Nations unies, afin de participer à une conférence sur le thème de la responsabilité juridique des entreprises multinationales en matière de violations des droits humains. C’est bien la preuve que ce sujet intéresse toutes les nations, y compris les nations européennes, qui se trouvaient largement représentées.

C’est un fait, il existe des entreprises qui ne respectent pas les droits de l’homme et l’environnement : on a parlé de la catastrophe du Rana Plaza, j’ai vu de mes propres yeux les dégâts que le groupe pétrolier américain Chevron a faits en forêt amazonienne, et personne n’a oublié ceux causés par le naufrage de l’Erika. L’obligation d’établir un plan de vigilance, selon des critères soumis à décret, est pondérée et réaliste, et permettra sans doute d’éviter que des événements tels ceux que je viens de citer ne se produisent à nouveau. Je souhaite pour ma part que cette loi constitue un point de départ, et fasse école en Europe et dans le monde entier.

M. le rapporteur. Je n’oublie pas que la présente proposition de loi est le fruit du travail accompli dans le cadre d’un cercle de réflexion organisé par Mme Danielle Auroi, M. Philippe Noguès et moi-même, où des parlementaires de toutes sensibilités se sont interrogés ensemble sur les réponses pouvant être apportées à cette question de la responsabilité sociétale des multinationales. Je remercie tout particulièrement Mme Danielle Auroi de continuer à livrer le combat à l’échelle européenne, tandis que nous le menons en France.

Nous sommes très sollicités hors de nos frontières. Cette proposition de loi éveille un grand intérêt en Afrique et en Amérique latine et, si nous ne pouvons répondre à toutes les invitations que nous recevons, je serai prochainement en Suède après m’être rendu à Vienne il y a quelques jours. Avec cette initiative et le débat qu’elle suscite, la France renoue avec la tradition universaliste et humaniste qui la caractérise et constitue l’une de ses forces, y compris sur le plan économique. En effet, ce n’est pas en pratiquant le low cost et l’alignement sur les normes culturelles anglo-saxonnes ou asiatiques que la France gagnera, mais en arborant fièrement ses couleurs, celles des droits de l’homme et de la République des Lumières.

Je veux dire à M. Patrick Hetzel que la France n’est pas seule à mener le combat que je soutiens : il n’est que de voir ce que d’autres pays ont fait en la matière pour s’en convaincre. Ainsi, nous avons pris à l’égard du Royaume-Uni une longueur de retard qui ne nous honore pas : il est impossible à une entreprise britannique de travailler avec des sous-traitants qui font travailler des enfants – cela lui coûterait extrêmement cher. L’Espagne et l’Italie se sont, elles, dotées de mécanismes de responsabilité afin de lutter contre la corruption, et je pourrais citer bien d’autres exemples.

À l’heure actuelle, la France est plutôt en retard : elle tient de beaux discours, mais elle n’aura pas véritablement progressé tant qu’elle n’aura pas adopté cette loi à large spectre, qui lui permettra de traiter à la fois les questions de corruption – c’était une suggestion du ministre de l’Économie, qui a insisté sur la nécessité de mettre en place des plans de prévention plutôt que d’avoir à régler des pénalités très élevées infligées dans le cadre d’arbitrages anglo-saxons qui sanctionnent lourdement nos entreprises – et celles relatives aux droits de l’homme et aux atteintes à l’environnement.

Par ailleurs, vous nous dites que les entreprises françaises, déjà championnes du monde de la RSE dans les faits, vont subir un handicap de compétitivité si elles inscrivent leur engagement dans un plan de vigilance. Pour en avoir parlé avec nombre de responsables de grandes entreprises françaises, je suis convaincu que nos entreprises appliquent la RSE par souci d’éthique, et non pour des préoccupations touchant à la réputation : c’est bien par conviction qu’elles sont exemplaires, et le pas consistant à faire figurer leurs convictions dans un plan de vigilance sera facile à faire. De plus, toutes les personnes que j’ai rencontrées m’ont confié que l’adoption d’un plan de vigilance serait de nature à protéger leurs entreprises de leurs concurrents moins scrupuleux, que ce soit à l’échelle nationale ou internationale.

Vous affirmez qu’il serait impossible aux PME et TPE de mettre en œuvre l’obligation de vigilance sur toute leur chaîne de sous-traitants et de fournisseurs en raison de la charge administrative et financière que cela ferait peser sur elles. Cet argument a été réfuté par le sénateur Didier Marie : ce sont bien l’inspection du travail et les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) qui vérifient l’application des normes dans nos entreprises, et il n’est pas nécessaire, dans une société de droit comme la nôtre, que la société mère vienne s’assurer que les apprentis de ses sous-traitants travaillent dans des conditions de sécurité satisfaisantes. L’obligation de vigilance n’aura donc aucun impact négatif en termes de compétitivité pour les entreprises européennes.

Enfin, vous évoquez une loi coercitive. Certes, dans sa rédaction initiale, le texte prévoyait que le responsable présumé devait indemniser les dommages causés ; cependant, à la suite d’une discussion avec le Gouvernement, nous sommes parvenus à un texte de compromis aux termes duquel c’est le principe de prévention qui prévaut, seule l’absence de prévention faisant l’objet d’une sanction.

On a beaucoup évoqué le combat pour l’abolition de l’esclavage et la prévention des accidents du travail au XIXsiècle. Le juriste Charley Hannoun a développé un autre parallèle qui me semble particulièrement intéressant : il y a exactement un siècle, on adoptait le principe de la comptabilité moderne, avec la mise en place d’un commissaire aux comptes. À l’époque, on a entendu les mêmes arguments que ceux invoqués aujourd’hui pour repousser l’obligation de vigilance : la comptabilité moderne allait porter atteinte à la compétitivité des entreprises, elle revenait à mettre en doute leur honnêteté et se traduirait par une charge bureaucratique supplémentaire. Aujourd’hui, qui pourrait nier que la comptabilité moderne soit la condition nécessaire à des relations de commerce dominées par la confiance, ce qui est la base d’une saine économie ? En rendant les relations commerciales plus transparentes et plus loyales, la comptabilité moderne a musclé l’économie et permis aux bons acteurs économiques de s’épanouir. Je suis persuadé qu’aujourd’hui, avec la loi novatrice qui vous est proposée, nous nous apprêtons à mettre en œuvre une comptabilité saine des droits humains et du respect de l’environnement, qui est une condition essentielle pour que prospère une économie juste et humaine.

La Commission en vient à l’examen des articles restant en discussion.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er
(art. L. 225-102-4 [nouveau] du code de commerce)

Obligation d’élaboration d’un plan de vigilance

L’article 1erde la proposition de loi crée un nouvel article L. 225-102-4 au sein du livre II du code de commerce relatif aux sociétés commerciales et aux groupements d’intérêt économique, dans le titre II regroupant des dispositions particulières aux diverses sociétés commerciales, au chapitre V portant sur les sociétés anonymes. Il édicte l’obligation d’établir et de mettre en œuvre « de manière effective » un plan de vigilance pour toutes les sociétés employant au moins 5 000 salariés, incluant ses filiales françaises directes ou indirectes, ou 10 000 salariés, incluant ses filiales directes ou indirectes françaises comme étrangères.

1. Le plan de vigilance

Le plan de vigilance comporte « les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires ». Ces risques sont liés à l’activité de la société assujettie, mais aussi aux opérations des sociétés qu’elle contrôle ainsi que des sous-traitants et des fournisseurs avec lesquels elles entretiennent une relation commerciale établie. Le plan porte également sur la prévention de la « corruption active ou passive » au sein de la société et des sociétés qu’elle contrôle, sans s’étendre cette fois aux fournisseurs et sous-traitants.

Le rapporteur du Sénat a interprété la disposition adoptée par l’Assemblée nationale en première lecture dans un sens restrictif, qu’il qualifie d’ailleurs de curieux, limité aux sous-traitants et fournisseurs des filiales et excluant ceux de la société-mère (15). Votre rapporteur soutient une lecture plus large qui présente l’avantage de la cohérence. Le plan de vigilance appréhende les risques « résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle (…) ainsi que des activités de leurs sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie ». Il est clair que « leurs » renvoie à la fois aux sous-traitants et fournisseurs des sociétés contrôlées et à ceux de de la société-mère, qu’ils se trouvent en territoire français ou sur le sol étranger puisque l’obligation elle-même ne porte in fine que sur la société-mère établie en France.

En revanche, il est juste de considérer que l’Assemblée nationale a écarté du périmètre du plan de vigilance les sous-traitants et fournisseurs avec lesquels n’existe aucune relation commerciale établie, considérant qu’une vérification de la mise en œuvre des bonnes pratiques en matière de responsabilité sociétale des entreprises suppose des liens durables avec le partenaire commercial concerné.

Le plan de vigilance est rendu public et inclus dans le rapport de gestion du conseil d’administration à l’assemblée générale des actionnaires, à l’instar des informations à caractère social et environnemental que publient déjà les grandes entreprises.

Un décret en Conseil d’État précise les « modalités de présentation et d’application » du plan, ainsi que les « conditions du suivi de sa mise en œuvre effective », le cas échéant « dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale ». Le rapporteur du Sénat a correctement interprété cette dernière précision, qui découle de l’un des rares amendements adoptés par l’Assemblée nationale en séance publique sur le texte issu des travaux de la commission des Lois, en la liant à la possibilité, pour les entreprises, de rendre compte de la façon dont elles mettent en œuvre leur plan de vigilance devant des instances de suivi comportant des syndicats d’employeurs et de salariés, des représentants de la société civile, des organisations professionnelles ou des élus locaux – soit l’ensemble des parties prenantes – « sur le modèle des points de contact nationaux de l’OCDE » (16). Votre rapporteur n’exclut cependant pas le développement futur de comités de suivi internationaux voués à contrôler le respect des bonnes pratiques au-delà du strict cadre national. La rédaction adoptée par l’Assemblée nationale présente suffisamment de souplesse pour permettre toutes les évolutions que les opérateurs économiques jugeraient pertinent d’expérimenter.

En revanche, l’article 1er ne confie pas au pouvoir réglementaire le soin de déterminer des normes de référence par rapport auxquelles il serait possible d’apprécier les notions d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou encore de risques sanitaires. Les engagements internationaux contractés par la France en la matière apparaissent, en effet, suffisamment précis et complets pour qu’il ne soit pas nécessaire de prévoir un décret d’application qui aurait pour seule fin de faire mention des principes de gouvernance établis par l’Organisation des Nations unies et l’Organisation de coopération et de développement économique, déjà commentés par votre rapporteur à l’occasion de la première lecture.

Afin d’assurer l’effectivité de l’obligation de mettre en place, rendre public et mettre en œuvre un plan de vigilance, l’article 1er confère à l’autorité judiciaire les pouvoirs nécessaires pour garantir le respect de la loi. Toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut demander à la juridiction compétente, ou à sa convenance au président du tribunal statuant en référé, qu’il soit enjoint à la société concernée, le cas échéant sous astreinte, d’établir son plan de vigilance, de le rendre public ou de rendre compte de sa mise en œuvre effective.

La rédaction retenue par l’Assemblée nationale vise à ouvrir cette procédure d’injonction aux syndicats de salariés et aux associations intéressées dès lors que leurs statuts le prévoient. L’implication des parties prenantes correspond pleinement à la philosophie de la responsabilité sociétale des entreprises, dans laquelle l’activité économique est menée sous le regard de l’ensemble de la collectivité.

S’il constate un manquement à l’une des trois obligations précédemment édictées – établissement, publication et mise en œuvre du plan de vigilance –, le juge peut prononcer une amende civile d’un montant maximal de 10 millions d’euros qui n’est pas une charge déductible du résultat fiscal. Le rapporteur du Sénat constate justement que cette sanction ne pourrait être prononcée que par la juridiction statuant au fond et non par le juge des référés.

*

* *

La Commission est saisie de l’amendement CL1 de Mme Danielle Auroi.

Mme Danielle Auroi. Avec votre permission, monsieur le président, je présenterai conjointement mes quatre amendements CL1 et CL2 à l’article 1er, et CL4 et CL3 à l’article 2, qui sont complémentaires.

Les amendements CL1 et CL2 à l’article 1er ont pour objet d’aligner le seuil des entreprises concernées par l’obligation de mettre en place un plan de vigilance sur les directives européennes en matière de RSE, dans un souci de cohérence. Cela pourra se faire soit en une seule fois, soit de manière progressive sur trois ans. En tout état de cause, le seuil retenu par la rédaction actuelle – 5 000 salariés en France ou 10 000 dans le monde – est bien trop élevé et ne concerne donc qu’une centaine d’entreprises : ainsi, celle impliquée dans le drame du Rana Plaza ne serait pas concernée par la loi.

À l’article 2, les amendements CL4 et CL3 visent à renforcer la responsabilité solidaire des entreprises sur l’ensemble de la chaîne de valeur. L’amendement CL3 précise que, en cas d’accident, c’est à l’entreprise concernée de démontrer qu’elle avait pris les mesures préventives nécessaires, afin de faciliter l’accès effectif des victimes à la réparation. L’amendement CL4 pose pour principe que les sociétés mettant en œuvre un plan de vigilance sont solidairement responsables avec la personne tenue de réparer le dommage que le plan de vigilance était destiné à prévenir.

M. le rapporteur. Ces amendements sont dans l’esprit de la première version de la loi, que nous avions coécrite. En concertation avec le Gouvernement, nous avons trouvé un compromis afin que le logiciel de changement en lequel nous plaçons beaucoup d’espoir ne puisse constituer un handicap pour nos entreprises. Or il me semble que les amendements proposés compromettent quelque peu l’équilibre délicat auquel nous sommes parvenus.

Cet équilibre suppose en effet que nous renoncions à l’inversion de la charge de la preuve, qui, si elle ne me choque pas sur le plan philosophique – je suis pour un monde où les plus puissants doivent prouver qu’ils ne sont pas responsables des dommages qu’ils causent à l’autre bout de la planète –, peut être considérée comme une charge excessive pour les entreprises concernées.

La question des seuils est celle qui me préoccupe le moins, car je pense que les choses évolueront d’elles-mêmes au fil du temps, notamment lorsqu’une directive européenne sera adoptée. Cela a été le cas avec la mise en œuvre par la France du principe du reporting extra-financier en pleine crise financière : ce principe a rapidement fait école en Europe et les seuils ont diminué en cascade, pour atteindre 900 salariés. Aujourd’hui, la proposition de loi ne concerne que les majors qui, de leur propre aveu, disposent largement des ressources leur permettant d’adopter un plan de vigilance. Dès lors que nous aurons adopté les mêmes normes et habitudes dans toute l’Europe, celles-ci seront de plus en plus supportables et pourront donc s’appliquer à des entreprises d’une taille de plus en plus réduite.

Enfin, le principe de responsabilité solidaire, sur lequel repose l’amendement CL4, n’étant qu’une application du droit commun de la responsabilité civile, cet amendement est satisfait. Si une grande entreprise méconnaît ses obligations au sens de la proposition de loi et qu’un dommage en résulte, elle en sera tenue responsable autant que l’opérateur local : en effet, dès lors que l’on relève un manquement aux obligations et un lien de cause à effet, les articles 1382 et suivants du code civil ouvrent droit à réparation – j’insiste sur la nécessité d’établir un lien de cause à effet : par exemple, si un plan de prévention des inondations est établi pour un site industriel situé à proximité du fleuve Niger et que ce site est touché par un incendie, il n’y a pas de lien de cause à effet entre le non-respect du plan de prévention des inondations et l’incendie.

Si je suis en accord avec ces quatre amendements sur le plan philosophique, ils me paraissent incompatibles avec le compromis que nous espérons voir aboutir avant la fin de la présente session parlementaire. C’est pourquoi j’émets un avis défavorable pour chacun d’eux. Soyons réalistes et sachons nous contenter de la petite réforme que nous pouvons adopter aujourd’hui, qui annonce peut-être la révolution culturelle de demain. La mondialisation n’est pas forcément synonyme de barbarie : pour ma part, je veux croire qu’elle peut constituer le cadre d’une nouvelle civilisation.

La Commission rejette l’amendement CL1.

Puis elle rejette l’amendement CL2 de Mme Danielle Auroi.

Elle adopte ensuite l’article 1ersans modification.

Article 2
(art. L. 225-102-5 [nouveau] du code de commerce)

Responsabilité en cas de manquement aux obligations du plan de vigilance

L’article 2 de la proposition de loi crée dans le code de commerce un nouvel article L. 225-102-5 prévoyant que le non-respect des obligations prévues à l’article précédent « engage la responsabilité de son auteur dans les conditions fixées aux articles 1382 et 1383 du code civil », articles selon lesquels « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer » et « chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ». Sont ainsi visées les obligations consistant à établir un plan de vigilance, à le rendre public et à le mettre en œuvre de manière effective.

Le dispositif institué lie la responsabilité de l’entreprise au non-respect de l’obligation légale relative au plan de vigilance. Il est sans lien direct avec la survenue d’un dommage sur le terrain, qui n’est alors qu’un élément parmi d’autres à la disposition de la juridiction pour juger la responsabilité et, le cas échéant, évaluer le préjudice subi par le demandeur. Il appartient aux plaignants de démontrer l’existence d’un lien de causalité entre les dommages causés par l’activité de la société, de ses filiales et de ses sous-traitants, et l’absence de plan de vigilance ou son absence de mise en œuvre effective qui, en conséquence des dispositions de la proposition de loi, constitue en soi une faute civile de nature à engager la responsabilité de son auteur.

L’action en responsabilité est introduite « devant la juridiction compétente » par toute personne justifiant d’un intérêt à agir pour demander au tribunal d’enjoindre à une société d’établir le plan, de le rendre public et de rendre compte de sa mise en œuvre. La plainte peut donc émaner non seulement des victimes d’un éventuel dommage causé par l’entreprise, une filiale ou un sous-traitant, mais aussi des associations et des syndicats.

Outre la réparation du préjudice, le juge peut sanctionner le manquement qu’il constate au moyen de l’amende civile prévue à l’article 1er. Il peut également recourir à des mesures de publicité de sa décision en ordonnant, le cas échéant sous astreinte, la publication, la diffusion ou l’affichage aux frais de la société condamnée. La mise en cause de la réputation de l’entreprise, qui porte directement atteinte à la valeur commerciale de sa production, est un mécanisme cohérent avec les principes de la responsabilité sociétale des entreprises.

*

* *

Suivant l’avis défavorable du rapporteur, la Commission rejette successivement les amendements CL4 et CL3 de Mme Danielle Auroi.

Puis elle adopte l’article 2 sans modification.

Article 3
Extension du dispositif aux îles Wallis et Futuna

L’article 3 prévoit l’application de la proposition de loi dans les îles Wallis et Futuna, étant précisé que le droit commercial ne relève plus de la compétence du législateur national en Polynésie française comme en Nouvelle-Calédonie, mais des institutions locales.

*

* *

La Commission adopte l’article 3 sans modification.

Puis elle adopte l’ensemble de la proposition de loi sans modification.

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* *

En conséquence, la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République vous demande d’adopter, en deuxième lecture, la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, dans le texte figurant dans le document annexé au présent rapport.

TABLEAU COMPARATIF

___

Texte de la proposition de loi
adoptée en première lecture
par l’Assemblée nationale

___

Texte de la proposition de loi
adoptée en première lecture
par le Sénat

___

Texte adopté
par la Commission

___

 

Le Sénat a rejeté l’ensemble
de la proposition de loi

 

Proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre

Proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre

Proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre

Article 1er

Article 1er

Article 1er

Après l’article L. 225-102-3 du code de commerce, il est inséré un article L. 225-102-4 ainsi rédigé :

 

Après l’article L. 225-102-3 du code de commerce, il est inséré un article L. 225-102-4 ainsi rédigé :

« Art. L. 225-102-4. – I. – Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance.

 

« Art. L. 225-102-4. – I. – Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance.

« Ce plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au sens du II de l’article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités de leurs sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie. Les mesures du plan visent également à prévenir les comportements de corruption active ou passive au sein de la société et des sociétés qu’elle contrôle.

 

« Ce plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au sens du II de l’article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités de leurs sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie. Les mesures du plan visent également à prévenir les comportements de corruption active ou passive au sein de la société et des sociétés qu’elle contrôle.

« Le plan de vigilance est rendu public et inclus dans le rapport mentionné à l’article L. 225-102.

 

« Le plan de vigilance est rendu public et inclus dans le rapport mentionné à l’article L. 225-102.

« Un décret en Conseil d’État précise les modalités de présentation et d’application du plan de vigilance, ainsi que les conditions du suivi de sa mise en œuvre effective, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale.

 

« Un décret en Conseil d’État précise les modalités de présentation et d’application du plan de vigilance, ainsi que les conditions du suivi de sa mise en œuvre effective, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale.

« II. – Toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut demander à la juridiction compétente d’enjoindre à la société, le cas échéant sous astreinte, d’établir le plan de vigilance, d’en assurer la communication au public et de rendre compte de sa mise en œuvre conformément au I.

 

« II. – Toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut demander à la juridiction compétente d’enjoindre à la société, le cas échéant sous astreinte, d’établir le plan de vigilance, d’en assurer la communication au public et de rendre compte de sa mise en œuvre conformément au I.

« Le président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins.

 

« Le président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins.

« III. – Le juge peut prononcer une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 10 millions d’euros. Cette amende n’est pas une charge déductible du résultat fiscal. »

 

« III. – Le juge peut prononcer une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 10 millions d’euros. Cette amende n’est pas une charge déductible du résultat fiscal. »

Article 2

Article 2

Article 2

Après le même article L. 225-102-3, il est inséré un article L. 225-102-5 ainsi rédigé :

 

Après le même article L. 225-102-3, il est inséré un article L. 225-102-5 ainsi rédigé :

« Art. 225-102-5. – Le non-respect des obligations définies à l’article L. 225-102-4 engage la responsabilité de son auteur dans les conditions fixées aux articles 1382 et 1383 du code civil.

 

« Art. 225-102-5. – Le non-respect des obligations définies à l’article L. 225-102-4 du présent code engage la responsabilité de son auteur dans les conditions fixées aux articles 1382 et 1383 du code civil.

« L’action en responsabilité est introduite devant la juridiction compétente par toute personne mentionnée au II de l’article L. 225-102-4 du présent code.

 

« L’action en responsabilité est introduite devant la juridiction compétente par toute personne mentionnée au II de l’article L. 225-102-4 du présent code.

« Outre la réparation du préjudice causé, le juge peut prononcer une amende civile définie au III du même article L. 225-102-4. Cette amende n’est pas une charge déductible du résultat fiscal.

 

« Outre la réparation du préjudice causé, le juge peut prononcer une amende civile définie au III du même article L. 225-102-4. Cette amende n’est pas une charge déductible du résultat fiscal.

« La juridiction peut ordonner la publication, la diffusion ou l’affichage de sa décision ou d’un extrait de celle-ci, selon les modalités qu’elle précise. Les frais sont supportés par la personne condamnée.

 

« La juridiction peut ordonner la publication, la diffusion ou l’affichage de sa décision ou d’un extrait de celle-ci, selon les modalités qu’elle précise. Les frais sont supportés par la personne condamnée.

« La juridiction peut ordonner l’exécution de sa décision sous astreinte. »

 

« La juridiction peut ordonner l’exécution de sa décision sous astreinte. »

Article 3

Article 3

Article 3

Les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce sont applicables dans les îles Wallis et Futuna.

 

Les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce sont applicables dans les îles Wallis et Futuna.

L’amende civile encourue en application des mêmes articles est prononcée en monnaie locale, compte tenu de la contre-valeur dans cette monnaie de l’euro.

 

L’amende civile encourue en application des mêmes articles est prononcée en monnaie locale, compte tenu de la contre-valeur dans cette monnaie de l’euro.

© Assemblée nationale

1 () Rapport n° 2628 du 11 mars 2015.

2 () Motion préjudicielle présentée à la commission des Lois par M. Christophe-André Frassa sur la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (COM-4), 12 octobre 2015, http://www.senat.fr/amendements/commissions/2014-2015/376/Amdt_COM-4.html.

3 () L’article 225 de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, dite Grenelle II, et le décret n° 2012-557 du 24 avril 2012 relatif aux obligations de transparence des entreprises en matière sociale et environnementale, ont donné des arguments à la France pour imposer au niveau européen la directive n° 2014/95/UE du 22 octobre 2014, modifiant la directive n° 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes.

4 () Rapport n° 2854 de Mme Danielle Auroi à la commission des Lois, 9 juin 2015.

5 () Le traité de Lisbonne (2009) a instauré le mécanisme de contrôle de la subsidiarité, qui permet aux parlements nationaux de l'Union européenne d'émettre des avis motivés s'ils estiment qu'un projet d'acte législatif ne respecte pas le principe de subsidiarité. L'incidence formelle de ces avis sur la procédure législative dépend du nombre d’avis communiqués sur une même proposition dans un délai de huit semaines.
Si les avis motivés correspondent à un tiers au moins des parlements nationaux — ou un quart si le projet d'acte législatif concerne le domaine de la liberté, de la sécurité et de la justice — la procédure du « 
carton jaune » oblige la Commission à réexaminer sa proposition et à motiver la décision qu’elle prend par la suite.

Si les avis motivés représentent la majorité des parlements nationaux, la procédure du « carton orange » est déclenchée. Elle est similaire à la précédente mais, si une majorité simple des membres du Parlement européen ou 55 % des membres du Conseil estiment que la proposition enfreint le principe de subsidiarité, la proposition est abandonnée.

Le « carton rouge » ne peut être adressé que par la Cour de justice de l’Union européenne pour violation du principe de subsidiarité.

Les Parlements nationaux, à l’initiative du Parlement néerlandais, souhaitent désormais pouvoir adresser à l’Union européenne des amendements ou des propositions d’actes. Cette revendication est popularisée sous l’expression de « carton vert ».

6 () Des recensements de ces mesures ont été effectués par le rapporteur du Sénat et par votre rapporteur dans leurs rapports respectifs de première lecture.

7 () L’article 113-6 du code pénal prévoit :

« La loi pénale française est applicable à tout crime commis par un Français hors du territoire de la République.

Elle est applicable aux délits commis par des Français hors du territoire de la République si les faits sont punis par la législation du pays où ils ont été commis. »

L’article 133-7 du même code ajoute que « la loi pénale française est applicable à tout crime, ainsi qu’à tout délit puni d’emprisonnement, commis par un Français ou par un étranger hors du territoire de la République lorsque la victime est de nationalité française au moment de l’infraction ».

8 () On peut songer au principe de précaution, prévu à l’article 5 de la Charte de l’environnement de 2004.

9 () Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, version du 25 mai 2011, http://www.oecd.org/fr/investissement/mne/48004355.pdf.

10 () Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : mise en œuvre du cadre de référence « protéger, respecter, réparer » des Nations unies, Conseil des droits de l’homme, 17e session, A/HRC/17/31, paragraphe 47.

11 () Résolution A/HRC/RES/26/9.

12 () Par exemple, pour carence en matière de contrôle de légalité sur les collectivités territoriales (Conseil d’État, 21 juin 2000, Ministre de l’équipement c/ commune de Roquebrune-Cap-Martin), ou pour la mise en œuvre des dispositions législatives permettant la dissolution des syndicats de commune (Conseil d’État, 6 octobre 2000, Ministre de l’intérieur c/ commune de Saint-Florent et autres).

13 () Selon le Trésor de la langue française, « prévenir » signifie notamment : « tenter d'éviter (une chose fâcheuse) en prenant les devants ; faire obstacle à. » Il s’agit donc bien d’essayer d’éviter la survenue du dommage, non de l’empêcher à coup sûr. On ne saurait exiger des entreprises une certitude en la matière.

14 () Articles 2-1 à 2-23 du code de procédure pénale.

15 () « La rédaction retenue semble, curieusement, écarter des mesures de prévention du plan de vigilance établi par la société mère les sous-traitants et fournisseurs de la société mère elle-même comme les sous-traitants et fournisseurs des sociétés contrôlées qui n’ont pas de relation commerciale établie avec la société mère » (Rapport n° 74 (2015-2016) de M. Christophe-André FRASSA, fait au nom de la commission des Lois, déposé le 14 octobre 2015).

16 () Rapport de M. Christophe-André Frassa, op. cit.