N° 3667 - Rapport de M. Damien Abad sur la proposition de loi de M. Bernard Accoyer et plusieurs de ses collègues visant à mieux définir l'abus de dépendance économique (3571).




N
° 3667

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 6 avril 2016

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES SUR LA PROPOSITION DE LOI
visant à mieux
définir l’abus de dépendance économique (n° 3571)

PAR M. Damien ABAD

Député

——

Voir le numéro :

Assemblée nationale : 3571.

SOMMAIRE

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Pages

INTRODUCTION 5

I. LE CONSTAT : DES RELATIONS COMMERCIALES ENTRE FOURNISSEURS ET DISTRIBUTEURS QUI DEMEURENT EXTRÊMEMENT DÉSÉQUILIBRÉES 9

A. LA « GUERRE DES PRIX » N’EST PAS UN PHÉNOMÈNE NOUVEAU 9

B. UN NOUVEAU CONTEXTE : LE RAPPROCHEMENT DES CENTRALES D’ACHAT ET DE RÉFÉRENCEMENT 10

1. Le mouvement de concentration 10

2. L’avis de l’Autorité de la concurrence 12

C. LES NÉGOCIATIONS COMMERCIALES POUR 2016 12

1. Le précédent des négociations 2015 12

2. Une nouvelle dégradation du climat des négociations en 2016 13

II. L’INSUFFISANCE MANIFESTE DU CADRE LÉGISLATIF POUSSE À UN RENFORCEMENT DE CELUI-CI 15

A. LE LÉGISLATEUR EST INTERVENU À DE MULTIPLES REPRISES AFIN DE RÉÉQUILIBRER LES RELATIONS ENTRE FOURNISSEURS ET DISTRIBUTEURS 15

1. La loi de modernisation de l’économie 15

2. La loi relative à la consommation 15

3. La loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques 16

B. LA NÉCESSITÉ DE REDÉFINIR L’ABUS DE DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE 17

1. L’abus de dépendance économique 17

2. Une recommandation de l’Autorité de la concurrence 19

TRAVAUX EN COMMISSION 21

I. DISCUSSION GÉNÉRALE 21

II. EXAMEN DE L’ARTICLE UNIQUE 35

Article unique (article L. 420-2 du code de commerce) : Assouplissement de la définition de l’abus de dépendance économique 35

TABLEAU COMPARATIF 41

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES 43

INTRODUCTION

En introduction de leur rapport d’information sur la mise en application de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, nos collègues Mme Annick Le Loch et M. Philippe Armand Martin affirmaient : « notre impératif commun est que les prochaines négociations commerciales se déroulent dans un climat partenarial plus équilibré, juste et apaisé, profitable à tous ».

Force est de constater que cet impératif est resté un vœu pieux. À la dégradation du climat des négociations entre fournisseurs et distributeurs déjà observée en 2013, 2014 et 2015 a fait suite, lors des négociations pour l’année 2016, une nouvelle exacerbation des tensions. Le rapprochement des centrales d’achat et de référencement des principales enseignes de la grande distribution, intervenu à la fin de l’année 2014, a renforcé la « guerre des prix » qu’elles mènent entre elles depuis 2013, et les a placées dans une position encore plus forte dans les négociations – les quatre plus grandes centrales d’achat concentrent aujourd’hui à elles seules 90 % du marché de l’approvisionnement de la grande distribution. Il en est résulté une intensification du caractère conflictuel des négociations, certains fournisseurs se plaignant d’avoir été exposés à des menaces de déréférencement, parfois mises à exécution, et à des demandes de réduction de tarifs sans compensation.

En cette année 2016, ces difficultés se sont doublées d’une crise agricole dans un grand nombre de filières, exposées à une chute dramatique de leurs prix à la vente, ayant conduit à des blocages de sites de la grande distribution, ainsi en février dernier en Bretagne et dans l’Ain.

De fait, la « guerre des prix » contraint l’ensemble de la filière d’approvisionnement de la grande distribution à comprimer ses marges de manière chaque fois plus sévère. Outre qu’elle expose ses acteurs à de graves difficultés économiques, elle compromet l’avenir en leur imposant une réduction de leurs dépenses dédiées à l’investissement et à l’innovation. Il risque d’en résulter, à terme, une réduction de la qualité et de la diversité des produits de grande consommation, caractéristiques pourtant propres à notre pays.

Certes, le législateur n’est pas resté inerte face aux dangers que fait peser le déséquilibre des relations commerciales sur les perspectives de notre agriculture et de notre industrie agro-alimentaire. Bien au contraire, cet enjeu a fait l’objet de nombreux textes au cours des années récentes : citons, pour la XIIIe législature, la loi n° 2005-882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises, dite « Dutreil », et la loi n° 2008-3 du 3 janvier 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs, dite « Chatel », ainsi que la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie, et, pour la législature en cours, les lois n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation et n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.

Cette forte activité législative n’a pas suffi à infléchir le cours des négociations commerciales, ni à mettre fin à la guerre des prix. De fait, la création de règles nouvelles n’est pas, dans tous les cas, l’unique méthode pour aplanir des difficultés. Le recours accru à la médiation et à la valorisation des bonnes pratiques, ainsi qu’une organisation plus solidaire de l’ensemble de la filière, doivent également être encouragés.

Cela signifie-t-il que les règles existantes n’ont qu’une utilité limitée et que le législateur devrait désormais s’abstenir d’intervenir en la matière ? Nullement. La succession des lois a permis de construire un cadre commun plus rigoureux pour ces négociations et a notablement renforcé les moyens de contrôle et le niveau des sanctions en cas de manquement à celui-ci.

Dans cette perspective, une solution, complémentaire du dispositif légal existant, a été négligée : il s’agit de l’interdiction des abus de l’état de dépendance économique. Figurant dans notre droit depuis l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, l’abus de dépendance économique est, pourtant, sous-utilisé. L’article L. 420-2 du code de commerce, où il est défini aujourd’hui, a en effet été interprété de manière très restrictive par la jurisprudence. Il en découle que la plupart des recours déposés sur son fondement sont aujourd’hui écartés par l’Autorité de la concurrence, en raison de la difficulté à établir un état de dépendance économique.

Ce dispositif constituerait un instrument puissant de rééquilibrage et, partant, de pacification des relations entre fournisseurs et distributeurs s’il pouvait être plus largement utilisé. De fait, si bien des fournisseurs se voient aujourd’hui contraints d’accepter les conditions défavorables qui leur sont proposées par la grande distribution, c’est bien parce que ces enseignes constituent, pour eux, des débouchés vitaux.

La présente proposition de loi vise donc à assouplir la définition législative de la situation de dépendance économique, en limitant sa caractérisation à deux critères : le risque que ferait peser sur le maintien de l’activité la rupture des relations commerciales entre le fournisseur et le distributeur, et l’absence de solution de remplacement à ces relations commerciales susceptible d’être mise en œuvre dans un délai raisonnable. Elle tend, en outre, à élargir à un horizon de moyen terme les effets sur le fonctionnement ou la structure de la concurrence que doit être susceptible d’avoir l’exploitation abusive d’un état de dépendance économique pour être passible de sanctions.

Ce texte a d’ores et déjà fait l’objet d’un large consensus. Il résulte directement d’une proposition de l’Autorité de la concurrence, et avait été adopté sous forme d’amendement par le Sénat lors de la première lecture du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Dans la suite de la navette, cette disposition a été écartée, mais elle a été reprise récemment dans le rapport de Mme Annick Le Loch et de M. Thierry Benoit sur l’avenir des filières d’élevage, dont elle constitue la vingt-deuxième proposition.

Votre rapporteur est d’avis qu’il s’agit là d’une occasion manquée. Aussi souhaite-t-il que les débats à l’Assemblée nationale permettent d’examiner à nouveaux frais cette proposition, dont l’urgence se fait plus que jamais sentir.

Depuis l’année 2013, les enseignes de la grande distribution ont entamé une concurrence accrue sur la variable prix. Si cette donnée n’est pas nouvelle, elle a pris une intensité particulière en raison d’un contexte de croissance atone et d’une concurrence accrue pour la grande distribution. La concurrence sur le seul prix de vente au consommateur a pris le pas sur d’autres facteurs de différenciation, comme sur le type et la variété des produits ou les services proposés au consommateur. Cette concurrence est rapidement devenue âpre au point de justifier l’appellation de « guerre des prix ».

Selon une étude de l’institut IRI publiée en juillet 2015 (1), la guerre des prix en France a commencé au début de l’année 2013, à l’initiative de l’enseigne d’hypermarchés Géant, appartenant au groupe Casino. Face à d’importantes pertes de parts de marché, celle-ci a opéré une réduction drastique de ses prix à la vente, alors qu’elle pratiquait des prix relativement élevés jusqu’alors. Elle a ainsi égalé ses principaux concurrents en termes de politique de prix en quelques mois seulement, jusqu’à rivaliser avec Leclerc, traditionnellement champion de la grande distribution à bas prix.

Cette offensive a conduit l’ensemble des autres groupes de la grande distribution à tenter de s’aligner de peur d’être débordés. Il en est résulté une spirale déflationniste des prix à la vente qui a touché d’abord les hypermarchés, dont les prix avaient baissé de 0,6 % en juin 2013, puis tous les formats de magasins : en février 2014, les prix de la grande distribution à un an avaient baissé de près de 1,0 %. En juillet 2015, l’institut IRI évaluait à plus de 3,0 % la baisse enregistrée pour les hypermarchés, et à 2,0 % pour les supermarchés. En termes de produits, elle n’aurait touché que les marques nationales, les prix des produits sous marque de distributeurs demeurant stables. Tous les secteurs des produits de grande consommation auraient cependant été touchés, les plus concernés étant l’épicerie sucrée, les produits d’hygiène et d’entretien et les bières et cidres, qui ont connu des baisses de prix égales ou supérieures à 4,0 %.

On le sait, les fournisseurs de la grande distribution sont beaucoup plus nombreux que les grandes enseignes, qui sont très concentrées, et plus hétérogènes. Ils comprennent aussi bien des fournisseurs de produits locaux, des TPE et des PME, que des « géants » multinationaux de l’agroalimentaire et des produits d’hygiène et d’entretien. Les négociations entre fournisseurs et distributeurs sont donc marquées par une forte inégalité, les uns formant un oligopole très concentré, les autres ayant, pour certains, la grande distribution pour seul ou principal débouché. Cette inégalité a rendu possible de nombreux abus, depuis de longues années : réalisation de marges arrière, demandes d’avantages sans contrepartie, demandes de compensations de marges, etc., que le législateur tente progressivement d’encadrer.

Mais la guerre des prix a singulièrement durci les conditions de vente pour les fournisseurs. Ceux-ci sont amenés, non seulement à comprimer leurs marges, au détriment de l’investissement, de l’innovation, voire de l’emploi, mais aussi à répercuter les baisses de prix consenties ou imposées par la grande distribution à leurs propres fournisseurs, les exploitants agricoles. Il en résulte un appauvrissement de l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur.

Le seul bénéficiaire de la guerre des prix est, en réalité, le consommateur. Mais les bénéfices qu’il en retire sont minimes : si on estime qu’elle a permis de rétrocéder environ 1 Md d’€ aux ménages, le bénéfice se limite, pour un ménage, à moins de 3 € par mois. Bien plus, ce différentiel aurait été utilisé par les consommateurs, non pour consommer plus, mais pour consommer plus cher. Il y a, en outre, fort à parier que ce bénéfice sera de courte durée en raison de son coût exorbitant pour la filière. À terme ne pourra s’engager, au mieux, qu’une hausse des prix, au pire, qu’une disparition de producteurs et de fournisseurs, et une réduction de la variété et de la qualité des produits.

Comme l’indiquait Mme Véronique Nguyen dans un entretien à Challenges daté du 12 octobre 2015 (2), la guerre des prix est « une guerre sans vainqueur », qui « tire tout le monde vers le bas ». De fait, il est patent qu’elle entraîne l’épuisement de l’ensemble des acteurs de la filière.

À partir de la fin de l’année 2014, des enseignes de la grande distribution ont entamé un mouvement de rapprochement de leurs centrales d’achat et de référencement, qui a rapidement gagné presque toutes les entreprises. Cette recomposition a pu faire planer la menace d’une dégradation du rapport de forces, déjà très déséquilibré, entre les fournisseurs et les distributeurs.

Les annonces se sont succédé très rapidement. Système U et Auchan ont annoncé, en septembre 2014, un accord de coopération à l’achat. Le 8 octobre, Intermarché et Casino communiquaient sur leur intention de coopérer afin d’optimiser leurs achats. Le 22 décembre, c’était au tour de Carrefour et de Provera, centrale d’achat de Cora, d’engager un accord de coopération à l’achat.

Ces rapprochements ont été justifiés par les enseignes par la nécessité de maintenir leur compétitivité, dans un contexte de baisse des prix imposant une forte pression sur leurs marges. L’objectif était de disposer d’une puissance d’achat plus importante, susceptible de favoriser une réduction des prix à l’achat.

Les modalités de ces accords, tout en présentant certains points communs, divergent en d’autres aspects :

– L’accord entre Auchan et Système U concerne l’ensemble des fournisseurs de produits commercialisés sous marque nationale communs aux deux enseignes, à l’exception des PME et des entreprises fournissant des produits frais traditionnels. En sont également exclus les produits vendus sous marque de distributeurs et les produits « premier prix ». Il concerne au total environ 300 fournisseurs ;

– L’accord entre Intermarché et Casino porte sur 64 fournisseurs de produits de grande consommation, dont ont été exclus ceux pour lesquels les enseignes ont estimé que pouvait exister un risque de dépendance économique – un seuil de 15 % des ventes a été retenu à cet effet. Cet accord exclut expressément les produits sous marques de distributeurs et les produits frais traditionnels. Intermarché et Casino ont mis en place une entreprise commune dite « Intermarché Casino Achats », dotée de la personnalité morale, qui est chargée de négocier la totalité des conditions commerciales de référencement pour le compte des deux groupes ;

– Enfin, l’accord entre Carrefour et Cora porte sur 103 fournisseurs en alimentaire et 37 en non-alimentaire. Il s’agirait des plus gros fournisseurs de produits de grande consommation réalisant déjà des ventes auprès des deux groupes. En ont été exclus les PME, les producteurs de la filière agricole, les produits frais traditionnels et les produits sous marque de distributeur. L’accord prévoit que la société Provera adhère aux centrales de référencement de Carrefour pour quatre ans au moins, ce qui lui permet de bénéficier des conditions d’achat de Carrefour. Carrefour est chargé de négocier le contrat-cadre annuel pour le compte des deux distributeurs.

Au total, les quatre plus grandes centrales d’achat, soit les trois citées précédemment et celle de Leclerc, couvrent 90 % du marché.

Ce mouvement de concentration n’est pas achevé. Auchan et Système U ont ainsi lancé un projet de rapprochement plus étroit. Notifié le 30 décembre 2015 à l’Autorité de la concurrence, il prévoit la création d’une centrale d’achats commune, qui concernera l’ensemble des produits à l’exception des produits locaux, doublée d’un comité d’alliance stratégique chargé de piloter des échanges d’enseignes et la poursuite de la réorganisation des deux groupes. Auchan se recentrerait sur les hypermarchés, et Système U sur les supermarchés. L’Autorité de la concurrence pourrait rendre sa décision au cours du mois d’avril.

Ce mouvement de concentration n’a pas manqué d’attirer l’attention des pouvoirs publics. L’Autorité de la concurrence a ainsi été saisie de deux demandes d’avis concomitantes, l’une du ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, portant sur les accords conclus entre Auchan et Système U, d’une part, et entre Intermarché et Casino, d’autre part, et interrogeant l’Autorité sur les risques pour la concurrence que pourraient entraîner ces alliances, l’autre émanant de la commission des affaires économiques du Sénat, portant sur l’impact sur la concurrence du mouvement de concentration des centrales d’achat de la grande distribution.

L’Autorité de la concurrence a rendu son avis le 31 mars 2015 (3). Sans exclure de possibles effets positifs sur la concurrence de ces rapprochements, celui-ci soulignait cependant un certain nombre de risques de diminution de celle-ci, tant sur les marchés de l’approvisionnement que sur ceux de la distribution. S’agissant de ces derniers, l’Autorité relevait les risques d’une limitation de l’offre, d’une réduction de la qualité et de l’incitation de certains fournisseurs à innover ou à investir, en particulier dans les catégories de produits pour lesquelles la grande distribution représente le principal débouché, à savoir la droguerie, l’épicerie sèche et les produits de parfumerie et d’hygiène pour les trois accords, ainsi que les liquides et les produits périssables en libre-service pour l’accord entre Intermarché et Casino et celui entre Carrefour et Provera.

L’avis de l’Autorité de la concurrence analysait également l’impact de ces accords au regard des règles relatives aux abus de dépendance économique, et concluait également à l’existence de risques sous cet aspect.

Dans leur rapport d’information relatif à l’application de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, Mme Annick Le Loch et M. Philippe Armand Martin avaient souligné combien les négociations commerciales de l’année 2015 s’étaient déroulées dans un climat tendu. Distributeurs et fournisseurs continuaient, comme les années précédentes, à en présenter des récits diamétralement opposés. Si la grande distribution affirmait que les négociations commerciales s’étaient bien déroulées, et dénonçait les demandes exorbitantes de certains fournisseurs en termes de hausses de tarif, les fournisseurs en dressaient un bilan parfois dramatique : les distributeurs s’étaient, selon eux, rendus coupables de demandes de baisses de tarifs disproportionnées, de demandes de compensation de marges rétroactives jusqu’à 2013, d’un refus de prendre en compte l’évolution des coûts, et d’un manque de respect vis-à-vis des salariés des fournisseurs. Des déréférencements auraient également été réalisés, malgré l’illégalité de cette pratique.

Ni le renforcement des dispositions législatives relatives aux relations commerciales accompli par la loi du 17 mars 2014 précitée, ni la création, à l’initiative du Gouvernement, d’un comité de suivi des négociations, ni la modification du calendrier des contrôles de la DGCCRF, qui ont débuté, en 2015, au 1er janvier afin de surveiller le déroulement des négociations, n’auront donc suffi à infléchir la conflictualité de celles-ci.

Malheureusement, les auditions conduites par votre rapporteur sur les négociations pour l’année 2016 font ressortir que la situation ne s’est guère améliorée, voire qu’elle a empiré. Tout d’abord, ces négociations se sont déroulées dans un climat économique morose, marqué par la baisse quasi générale des cours des matières premières, qui déstabilise l’ensemble de la filière agroalimentaire, par les crises essuyées par les producteurs, notamment dans les filières bovine, porcine et laitière, ainsi que par une croissance qui demeure atone, malgré la baisse des taux d’intérêt et des cours du pétrole. Ensuite, les alliances à l’achat dans la grande distribution ont fait l’objet d’une surveillance intense, notamment par l’Autorité de la concurrence, plaçant les distributeurs dans une relative incertitude sur leur avenir. Ces difficultés ont entraîné un démarrage très tardif des négociations, environ un mois plus tard que les négociations de l’année 2015.

Surtout, force est de constater que la « guerre des prix » ne fait que continuer, malgré la recomposition du paysage de la grande distribution. Les fournisseurs affirment continuer à en faire les frais : les demandes de baisse de prix auraient atteint 4 à 6 % en début de négociations, et le recours aux « nouveaux instruments promotionnels » aurait été plus fort que jamais, ceux-ci continuant d’ailleurs, en dépit des dispositions introduites par la loi du 17 mars 2014 précitée, à ne pas figurer dans les plans d’affaires. Sur le marché du foie gras, des taux de promotion de 80 % auraient été relevés. De manière générale, les remises consenties auraient représenté plus de 3 Mds d’€ tous secteurs confondus.

Une forte pression a donc pesé sur ces négociations. Des manifestations ont eu lieu devant des supermarchés, ainsi le 25 février à Laval, ainsi que des blocages, comme ceux de plate-forme logistiques en Bretagne, au cours du mois de février. Les déréférencements se seraient poursuivis, comme paraît le montrer la photographie d’un « mur des déréférencés » dans une centrale d’achat régionale, qui a largement circulé pendant les négociations.

Au total, il semble que les négociations se soient achevées sur une baisse des prix de 2,0 % en moyenne. Des industriels ont affirmé avoir consenti à des réductions de tarifs en échange de contreparties, avant de voir ces dernières disparaître en toute fin de négociations. La grande distribution tend à souligner, quant à elle, l’accroissement des marges des entreprises multinationales de l’agroalimentaire et des produits d’hygiène et de beauté, qui justifierait amplement les baisses de prix obtenues.

Si les pouvoirs publics ont renforcé leur action, en incitant à la création de dispositifs d’encadrement ou de soutien par filières (charte laitière, fonds porcin), et en intensifiant les contrôles – la DGCCRF a annoncé avoir augmenté ses visites de 70 % au cours des négociations – il apparaît, au vu du déroulement et du résultat des négociations, que ces efforts demeurent largement insuffisants.

À la suite de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises, dite « Dutreil », et de la loi n° 2008-3 du 3 janvier 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs, dite « Chatel », la dernière étape ambitieuse en date dans la réforme du cadre juridique des relations commerciales a été accomplie par la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie.

Celle-ci a marqué une rupture dans l’esprit de la législation, en introduisant davantage de souplesse dans les négociations commerciales : alors que ces dernières reposaient, depuis 1986, sur un équilibre entre la liberté des prix, d’une part, et la non-discrimination, d’autre part, la loi a introduit le principe de libre négociabilité des tarifs, qui a permis aux fournisseurs de moduler leurs tarifs en fonction de l’intérêt que présente pour eux un distributeur par rapport à un autre, tout en maintenant le principe de formalisme des négociations. De plus, elle a prévu que la convention unique doit désormais être conclue avant le 1er mars ou dans les deux mois suivant le point de départ de la période de commercialisation des produits ou des services soumis à un cycle de commercialisation particulier.

Dans le prolongement de la loi du 4 août 2008 précitée, la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation a modifié certaines dispositions du code de commerce afin de rééquilibrer les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs.

Elle a prévu, à l’article L. 441-7 de ce même code, la signature d’une convention unique entre partenaires commerciaux. Le fournisseur doit communiquer ses conditions générales de vente au plus tard trois mois avant la date butoir du 1er mars, exception faite des produits soumis à un cycle particulier de commercialisation. Ces conditions générales de vente sont qualifiées par la loi de « socle unique » de la négociation commerciale. La convention unique doit indiquer le barème de prix tel qu’il a été préalablement communiqué par le fournisseur, avec ses conditions générales de vente, les réductions de prix négociées, ainsi que la rémunération des obligations auxquelles s’engagent les parties.

Les avantages promotionnels que le fournisseur s’engage à accorder au consommateur en cours d’année (les « nouveaux instruments promotionnels ») doivent faire l’objet de contrats de mandat confiés au distributeur. Ces contrats doivent préciser le montant et la nature des avantages promotionnels accordés, leur période d’octroi, ainsi que les modalités de mise en œuvre et de reddition de comptes par le distributeur au fournisseur.

Le distributeur reçoit l’obligation de répondre de manière circonstanciée à toute demande écrite du fournisseur relative à l’exécution de la convention, dans un délai de deux mois.

La loi du 17 mars 2014 a également imposé, à l’article L. 441-8 du code de commerce, l’insertion d’une clause de renégociation du prix pour les contrats dont la durée d’exécution excède trois mois, et dont les prix à la production sont significativement affectés par des fluctuations des prix des matières premières et agricoles. Cette clause doit prendre en compte ces fluctuations à la hausse comme à la baisse et préciser les modalités pratiques de la renégociation. Si celle-ci est enclenchée, elle doit être menée dans un délai de deux mois. Cette clause concerne les contrats portant sur les produits agricoles périssables ou issus de cycles courts de production.

Enfin, la loi relative à la consommation a renforcé les sanctions s’appliquant en cas de manquement aux dispositions relatives aux relations commerciales, en instaurant des amendes administratives en cas de non-respect des délais de paiement et des règles de formalisme contractuel. Leur plafond a été fixé à 75 000 € pour une personne physique et à 375 000 € pour une personne morale. Il a également été prévu que lorsque plusieurs amendes administratives ont été prononcées à l’encontre d’un même auteur, dans une même procédure ou au cours de procédures séparées, pour des manquements en concours, ces amendes se cumulent dans la limite du plafond légal. Le montant des amendes encourues est doublé en cas de réitération du manquement dans un délai de deux ans.

La loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques est également intervenue pour modifier, plus marginalement, le cadre législatif des relations commerciales.

Tout d’abord, elle a créé un régime spécifique de la convention unique pour les contrats conclus entre fournisseurs et grossistes, à l’article L. 441-7 du code de commerce. Celui-ci demeure très proche du régime général auquel sont soumis distributeurs et fournisseurs.

Ensuite, elle a modifié l’article L. 441-8 du même code afin d’inclure les produits sous marque de distributeur parmi ceux soumis à la clause de renégociation en cas de fluctuation des cours des matières premières.

De plus, elle a renforcé, à l’article L. 442-6 du code de commerce, les sanctions en cas de pratiques commerciales déloyales, en prévoyant que l’amende civile infligée ne peut être supérieure à 2 M€ ou, de manière proportionnée aux avantages tirés du manquement, à 5 % du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France par l’auteur des pratiques lors du dernier exercice clos depuis l’exercice précédant celui au cours duquel les pratiques visées ont été mises en œuvre.

Enfin, cette loi a introduit, dans le même code, un nouvel article L. 462-10, qui prévoit une obligation de communication à l’Autorité de la concurrence, à titre d’information, et au moins deux mois avant sa mise en œuvre, de tout accord entre des entreprises exploitant des magasins de commerce de détail de produits de grande consommation ou intervenant en tant que centrales d’achat ou de référencement, visant à négocier de manière groupée l’achat ou le référencement de produits ou la vente de services aux fournisseurs.

La définition de l’abus de dépendance économique se trouve au second alinéa de l’article L. 420-2 du code de commerce. Celui-ci prévoit qu’est prohibée, « dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur ». Il précise que ces abus « peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées, en pratiques discriminatoires visées au I de l’article L. 442-6 ou en accords de gamme. »

On voit que cette procédure pourrait constituer un outil puissant de rééquilibrage des relations commerciales, si les acteurs concernés pouvaient réellement s’en saisir. Ils en sont toutefois dissuadés par les conditions très strictes qui ont été posées par la jurisprudence pour établir l’abus de dépendance économique.

Tout d’abord, la caractérisation de l’état de dépendance économique est soumise à quatre conditions cumulatives :

– L’importance de la part du chiffre d’affaires réalisé par un fournisseur avec un distributeur ;

– L’importance du distributeur dans la commercialisation des produits concernés ;

– L’absence de choix délibéré du fournisseur de concentrer ses ventes auprès de ce distributeur ;

– L’absence de solutions alternatives pour le fournisseur.

L’existence de ces quatre conditions rend, en soi, difficile d’apporter la preuve d’un état de dépendance économique.

Bien plus, l’Autorité de la concurrence, dans son avis relatif au rapprochement des centrales d’achat et de référencement dans le secteur de la grande distribution, soulignait que, dans ce secteur, « l’appréciation de l’existence d’une éventuelle situation de dépendance économique résultant de la puissance d’achat d’un distributeur doit tenir compte d’une multitude de critères ». Ces derniers doivent permettre de définir les marges respectives de négociation dont disposent les entreprises concernées. La répartition des pouvoirs de négociation dépendant largement de la structure du marché de chaque famille de produits concernés, l’Autorité conclut à la nécessité de tenir compte des spécificités de chaque famille de produits.

Au total, les conditions entourant la caractérisation d’un abus de dépendance économique sont telles que celui-ci n’est que très rarement déclaré. L’Autorité de la concurrence indique, dans son avis précité, qu’elle a surtout été saisie, au titre de la sanction des abus de dépendance économique, de cas de ruptures brutales de relations commerciales sous la forme de déréférencements, et de renégociations sans contrepartie de conditions commerciales, notamment à la suite d’opérations de concentration entre distributeurs. Or, dans tous ces cas, l’abus de dépendance économique n’a pu être constaté en raison de l’impossibilité d’établir un état de dépendance économique.

Le président de l’Autorité de la concurrence, M. Bruno Lasserre, avait ainsi indiqué, lors de son audition le 8 avril 2015 par la commission des affaires économiques du Sénat, que dans le secteur de la pomme, dans lequel le marché est le plus souvent local, même si un fournisseur écoulait 40 % à 50 % de sa production auprès d’une seule enseigne, le juge écarterait la qualification de dépendance économique s’il existait pour ce producteur des solutions alternatives, comme la vente dans une autre région ou à l’étranger, même si elles sont pour ainsi dire impossibles à mettre en œuvre pour ce producteur.

La sanction de l’abus de dépendance économique paraît, toutefois, conserver toute sa pertinence. Dans son avis précité, l’Autorité de la concurrence souligne que dans le contexte actuel de rapprochements à l’achat, des pratiques de déréférencement « pourraient être susceptibles d’avoir un impact négatif sur la concurrence dans la mesure où elles pourraient conduire, à plus ou moins long terme, à une réduction des volumes, à une réduction de l’incitation des fournisseurs à investir, voire même, dans des cas extrêmes, à l’éviction de certains d’entre eux ». Elle relève également que « les nouveaux modes de négociations mis en œuvre dans le cadre des rapprochements actuels à l’achat peuvent impacter de manière significative l’équilibre des négociations et avoir pour corollaire un appauvrissement des contreparties rendues par les distributeurs, lesquels emporteraient donc un risque accru que soient mises en œuvre des pratiques consistant dans l’existence d’avantages sans contreparties ».

Afin de rendre effective la sanction des abus de dépendance économique, un assouplissement de leur définition par le législateur est donc nécessaire.

L’idée de redéfinir l’abus de dépendance économique afin de rendre sa sanction enfin effective a été avancée par l’Autorité de la concurrence elle-même, dans une note transmise au Gouvernement en janvier 2015, ainsi qu’elle l’indique elle-même dans son avis n° 15-A-06 du 31 mars 2015 précité. Cette note contenait, en ses termes exacts, le texte de la proposition de loi qui est l’objet du présent rapport.

Ce texte avait été repris sous forme d’amendement par Mme la sénatrice Dominique Estrosi Sassone lors de la discussion, en première lecture, du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, et adopté sans modification par la commission spéciale du Sénat chargée de l’examen de ce texte, puis par le Sénat en séance plénière.

Il est à noter qu’une version proche de cette proposition d’amendement avait été déposée à l’Assemblée nationale par le président de la commission des affaires économiques, M. François Brottes, en première lecture, en vue de la séance plénière, avant d’être retiré.

Par cette modification, l’Autorité de la concurrence entendait poursuivre deux objectifs :

– Introduire une appréciation plus circonstanciée et plus souple des critères de qualification d’une situation de dépendance économique, en accordant une place importante à l’appréciation de la capacité de l’opérateur en situation de dépendance alléguée à mettre en œuvre une solution de remplacement dans un délai raisonnable ;

– Élargir explicitement l’horizon de prise en compte des effets sur la concurrence des pratiques alléguées au moyen terme, afin que les éventuels abus de dépendance économique rendus possibles par les rapprochements de centrales d’achat et de référencement puissent être retenus dans la définition de l’article L. 420-2 du code de commerce. L’Autorité estime en effet peu probable que ces pratiques engendrent des effets restrictifs sur la concurrence à court terme, mais elles seraient susceptibles d’avoir de tels effets à moyen terme, par la réduction de l’incitation à investir et à innover ou la réduction de l’offre qu’elles pourraient produire.

TRAVAUX EN COMMISSION

Au cours de sa séance du mercredi 6 avril 2016, la commission a procédé à l’examen de la proposition de loi visant à mieux définir l’abus de dépendance économique (n° 3571), sur le rapport de M. Damien Abad, rapporteur.

Mme la présidente Frédérique Massat. Cette proposition de loi, déposée par des membres du groupe Les Républicains, touche à des sujets que nous avons déjà évoqués au cours de cette législature et de la législature précédente, ainsi que lors de la présentation du rapport de la mission d’information sur l’avenir des filières d’élevage que M. Damien Abad a présidée, et dont Mme Annick Le Loch et M. Thierry Benoit étaient rapporteurs.

M. le rapporteur Damien Abad. Ce sujet a, en effet, largement été abordé dans notre commission. Je souhaite saluer M. le président Bernard Accoyer, qui est à l’origine de cette proposition de loi, qui vise à mieux définir l’abus de dépendance économique.

En introduction de leur rapport d’information sur la mise en application de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, nos collègues Annick Le Loch et Philippe Armand Martin affirmaient : « notre impératif commun est que les prochaines négociations commerciales se déroulent dans un climat partenarial plus équilibré, juste et apaisé, profitable à tous ». Force est de constater que cet impératif n’est, pour le moment, pas réalisé. À la dégradation du climat des négociations entre les fournisseurs et les distributeurs, déjà observée en 2013, 2014 et 2015, a fait suite, lors des négociations pour l’année 2016, une nouvelle montée des tensions. Le rapprochement des centrales d’achat et de référencement des principales enseignes de la grande distribution, qui est intervenu à la fin de l’année 2014, a renforcé la « guerre des prix » qu’elles mènent entre elles depuis 2013, et les a placées dans une position encore plus forte dans les négociations. Certaines des personnes que nous avons auditionnées estiment le coût de cette guerre des prix à 1 Md€. Je rappellerai que les quatre plus grandes centrales d’achat concentrent aujourd’hui à elles seules 90 % du marché de l’approvisionnement de la grande distribution. Il en résulte une intensification du caractère conflictuel des négociations, certains fournisseurs se plaignant d’avoir été exposés à des menaces de déréférencement, parfois mises à exécution, ou à des demandes de réduction de tarifs, bien entendu sans compensation.

En cette année 2016, à ces difficultés structurelles s’est ajoutée une crise agricole dans de nombreuses filières, avec une chute importante des prix de vente, ce qui a conduit à des blocages de sites de la grande distribution, notamment en Bretagne et dans le département de l’Ain, dont je suis élu. La guerre des prix contraint l’ensemble de la filière d’approvisionnement de la grande distribution à comprimer ses marges de manière chaque fois plus sévère. Outre qu’elle expose les acteurs de cette filière à de graves difficultés économiques, elle compromet l’avenir en leur imposant une réduction de leurs dépenses d’investissement et d’innovation. Il risque d’en résulter, à terme, une réduction de la qualité et de la diversité des produits de grande consommation, qui constituent pourtant des caractéristiques propres à notre pays.

Je citerai quelques chiffres : le mois de janvier 2016 a constitué le trente et unième mois consécutif de déflation pour l’ensemble des produits de grande consommation. Une chute de cette ampleur n’avait pas été observée depuis huit ans. L’érosion des marges dans l’industrie agroalimentaire a atteint un niveau extrêmement préoccupant, puisque le taux de marge a régressé de plus de 11 points depuis 2000, et que l’investissement a chuté de 7 % en 2015. Cela alors que le supposé grand gagnant de la guerre des prix, à savoir le consommateur, peine à en percevoir les bénéfices ! La guerre des prix a permis de reverser 1 milliard d’euros aux consommateurs, mais cette somme devient dérisoire dès lors qu’on considère le gain par ménage : à peine 3 euros par mois ! Bien plus, la stabilité de la consommation des produits alimentaires prouve que les ménages n’ont pas utilisé ce gain pour consommer plus, mais davantage pour consommer plus cher.

Il existe, de fait, une dépendance économique réelle des petites et moyennes entreprises (PME) aux distributeurs. En amont, avant de pouvoir placer ses produits dans l’ensemble des magasins d’un distributeur, une PME commence par contracter, régionalement, avec quelques enseignes. Cette étape lui permet de dégager de la marge pour investir dans des équipements de production plus performants, d’accroître progressivement son stock de matières premières, et d’embaucher pour pouvoir répondre à la demande. Pendant cette phase d’amorce, de nombreuses PME se trouvent en situation de dépendance économique, mais cette situation est parfois utile à ce stade. Le véritable problème se trouve en aval : ce sont les abus qu’il faut combattre, autrement dit la situation où l’un des partenaires – le plus souvent une très petite entreprise (TPE) ou une PME – ne peut trouver une solution alternative s’il refuse les conditions que lui impose le distributeur.

Face aux dangers que fait peser le déséquilibre des relations commerciales sur les perspectives de notre agriculture et de notre industrie agroalimentaire, il y a eu des avancées législatives. Cet enjeu a fait l’objet de nombreux textes au cours des années récentes : je citerai la loi du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises, dite « Dutreil », et la loi du 3 janvier 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs, dite « Chatel », ainsi que la loi du 4 août 2008 de modernisation de l’économie, et, pour la législature en cours, les lois du 17 mars 2014 relative à la consommation et du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite « Macron ». Cette forte activité législative a permis de construire un cadre commun plus rigoureux pour ces négociations et a renforcé notablement les moyens de contrôle et le niveau des sanctions en cas de manquement. Mais ces avancées n’ont pas suffi à infléchir le cours des négociations commerciales, ni à mettre fin à la guerre des prix. Il convient aujourd’hui de trouver un dispositif permettant de mieux protéger les TPE et les PME dans ce rapport de forces.

Dans cette perspective, une solution, complémentaire du dispositif légal existant, a été pour le moins négligée : il s’agit de l’interdiction des abus de dépendance économique. L’abus de dépendance économique figure dans notre droit depuis longtemps : c’est l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence qui l’a introduit. Mais il demeure peu utilisé dans les faits. Les fournisseurs sont, en effet, dissuadés de recourir à cette procédure à cause des conditions très strictes qui ont été posées par la jurisprudence pour établir l’abus de dépendance économique, et notamment l’état de dépendance économique, qui est très difficile à prouver. La caractérisation de l’état de dépendance économique est soumise à quatre conditions cumulatives : l’importance de la part du chiffre d’affaires réalisé par un fournisseur avec un distributeur ; l’importance du distributeur dans la commercialisation des produits concernés ; l’absence de choix délibéré du fournisseur de concentrer ses ventes auprès de ce distributeur ; et l’absence de solutions alternatives pour le fournisseur. Le cumul de ces conditions conduit, dans la plupart des cas, à ne pas reconnaître l’état de dépendance économique, alors que des solutions alternatives présentées sont souvent théoriques pour les PME concernées.

L’Autorité de la concurrence, dans son avis relatif au rapprochement des centrales d’achat et de référencement dans le secteur de la grande distribution, soulignait que, dans ce secteur, « l’appréciation de l’existence d’une éventuelle situation de dépendance économique résultant de la puissance d’achat d’un distributeur doit tenir compte d’une multitude de critères », et que ces derniers doivent permettre de définir les marges respectives de négociation dont disposent les entreprises concernées. La répartition des pouvoirs de négociation dépendant largement de la structure du marché de chaque famille de produits concernés, l’Autorité concluait à la nécessité de tenir compte des spécificités de chaque famille de produits. Le président de l’Autorité de la concurrence, avait ainsi indiqué, lors de son audition par la commission des affaires économiques du Sénat, le 8 avril 2015, soit il y a quasi un an jour pour jour, que dans le secteur de la pomme, même si un fournisseur écoulait 40 % à 50 % de sa production auprès d’une seule enseigne, le juge écarterait la qualification de dépendance économique s’il existait pour ce producteur des solutions alternatives, comme la vente dans une autre région ou à l’étranger… et cela même si elles sont pratiquement impossibles à mettre en œuvre pour ce producteur. Il en découle que la plupart des recours déposés pour abus de dépendance économique sont aujourd’hui écartés par l’Autorité de la concurrence, en raison de la difficulté à établir un état de dépendance économique.

Pourtant, l’abus de dépendance économique devrait permettre de mieux sanctionner des pratiques qui constituent le cœur du déséquilibre des relations entre fournisseurs et distributeurs, notamment les ruptures brutales de relations commerciales sous la forme de déréférencements, et les renégociations sans contrepartie de conditions commerciales. Il pourrait constituer un instrument puissant de rééquilibrage et de pacification des relations entre fournisseurs et distributeurs, s’il pouvait être plus largement utilisé. De fait, si bien des fournisseurs se voient aujourd’hui contraints d’accepter les conditions défavorables qui leur sont proposées par la grande distribution, c’est parce que ces enseignes constituent, pour eux, des débouchés indispensables.

Cette proposition de loi vise à assouplir la définition législative de la situation de dépendance économique, en remplaçant ses quatre critères cumulatifs par deux critères : le premier est le risque que ferait peser, sur le maintien de l’activité du fournisseur, la rupture des relations commerciales avec le distributeur ; le deuxième est l’absence de solution de remplacement à ces relations commerciales susceptible d’être mise en œuvre dans un délai raisonnable. Tels sont les deux critères cumulatifs que nous proposons dans cette proposition de loi. Le deuxième axe de cette proposition consiste à élargir à un horizon de moyen terme les effets sur le fonctionnement ou la structure de la concurrence que doit être susceptible d’avoir l’exploitation abusive d’un état de dépendance économique pour être passible de sanctions.

Je proposerai deux amendements d’appel pour susciter le débat et, éventuellement, aller plus loin dans l’avenir. Ce texte a déjà fait l’objet d’un large consensus. Il résulte directement d’une proposition de l’Autorité de la concurrence. Il avait été adopté sous forme d’amendement par le Sénat lors de la première lecture du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Il avait malheureusement été écarté dans la suite de la navette.

Il s’agit donc de modifier l’article L. 420-2 du code de commerce, en ajoutant deux critères pour caractériser la situation de dépendance économique, au lieu des quatre critères utilisés aujourd’hui, et en cessant de ne prendre en compte que l’effet immédiat sur le fonctionnement ou la structure de la concurrence, par la mention des effets de moyen terme, de manière à confier des outils plus importants au juge et à avoir une appréciation plus souple de l’abus de dépendance économique, tout en conservant un cadre solide pour éviter de mettre en difficulté des PME, dont la mono-activité ou le débouché unique leur permettent de dégager un chiffre d’affaires important.

Tel est l’objet de cette proposition de loi que nous vous proposons, et dont M. Bernard Accoyer est le premier signataire.

Mme Annick Le Loch. Je félicite M. Damien Abad pour le travail qu’il a réalisé. Le groupe Socialiste, républicain et citoyen se réjouit de l’examen de cette proposition de loi. Il y a une semaine, dans cette commission, nous avions donné un avis favorable à la publication d’un rapport sur l’avenir des filières d’élevage. La proposition n° 22 de ce rapport concernait l’abus de dépendance économique. Notre groupe est tout à fait favorable à cette proposition de loi. Les négociations commerciales entre la grande distribution et les fournisseurs ont encore été très difficiles cette année. Elles ont été rudes, malgré les dispositions législatives adoptées dans le cadre de la loi relative à la consommation, notamment. La guerre des prix n’a pas cessé, avec des contrats toujours déflationnistes qui sont signés sous la pression. Des pratiques abusives manifestes ont été constatées par les fournisseurs. La situation reste préoccupante en raison du degré de concentration de la grande distribution à la suite du rapprochement de leurs centrales d’achat, qui sont désormais au nombre de quatre seulement. Ce déséquilibre entre distributeurs et fournisseurs affecte à court et moyen terme la santé économique du secteur agroalimentaire et pénalise le monde agricole en tant que fournisseur direct ou indirect.

Grâce à cette proposition de loi, nous permettons à l’Autorité de la concurrence de se saisir d’une infraction qui existe déjà dans notre droit depuis 1986 et qui a été revisitée en 2001. Mais elle n’est que très rarement utilisée en raison de sa définition très imprécise et de sa lecture très restrictive par le juge. La nouvelle rédaction que vous proposez est un assouplissement qui permettra à l’Autorité de la concurrence de se saisir de cet outil. D’une part, elle propose deux critères pour caractériser la dépendance : le risque de compromettre l’activité du client en cas de rupture des relations commerciales et l’impossibilité de trouver une solution équivalente ou alternative dans un délai raisonnable. D’autre part, elle prend en compte les effets à court et moyen terme. Vous avez évoqué, Monsieur le rapporteur, un amendement rédactionnel pour déplacer les mots : « à court ou moyen terme » dans le texte de la proposition de loi. J’y suis favorable. Il s’agit de considérer l’effet néfaste des pratiques anticoncurrentielles de la grande distribution sur les capacités d’investissement et d’innovation des fournisseurs sur le long terme qui créent de l’emploi productif dans nos territoires. C’était le sens de l’avis de l’Autorité de la concurrence sur les rapprochements des centrales d’achat en mars 2015. Cette nouvelle rédaction, rappelons-le, est une proposition de l’Autorité de la concurrence qu’avait déjà voulu défendre notre ancien président de commission, M. François Brottes, puis les sénateurs lors de l’examen du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Depuis, cette proposition a fait son chemin et nous avons décidé, avec M. Thierry Benoit, de la reprendre dans nos travaux concernant la crise des filières d’élevage. Nous pensons que cette proposition de loi est bien ajustée et je vous invite donc à l’adopter en l’état, avec l’amendement rédactionnel évoqué par le rapporteur. Il n’y a pas lieu de rajouter d’autres amendements qui affaibliraient son texte.

M. Bernard Accoyer. Je vous remercie pour votre accueil dans cette commission. Je salue le travail et l’attention que cette commission porte à ce sujet particulièrement grave. Je sais qu’elle a déjà beaucoup travaillé, qu’elle n’a pas encore pris certaines décisions mais qu’elle y réfléchit. J’ai le sentiment que nous sommes en train de faire se rapprocher des raisonnements et des exigences qui vont toutes vers le même objectif : sauvegarder notre secteur agricole, notre tissu de transformation, notre outil de production et notre tissu économique. Je veux remercier M. Damien Abad pour l’excellent travail qu’il a fait à partir de cette modeste proposition de loi. Je voudrais rester au niveau des réflexions générales parce que le travail technique est remarquablement bien fait ici, au sein de la commission des affaires économiques.

Depuis 1970, une révolution d’une violence et d’une ampleur sans précédent a bouleversé les rôles, le droit et les perspectives de chacun des acteurs. En ces quelques décennies, la distribution est devenue le maître de toute la chaîne. Cela est allé probablement beaucoup plus vite que nos capacités à adapter notre société à ce bouleversement, avec des conséquences économiques et sociales majeures. J’invite votre commission à réfléchir à cette bascule qui a fait passer du côté de la consommation tant et tant de choses et qui a fait peser sur la production tant et tant de charges. Pendant ce temps-là, nous n’avons rien changé quant à notre système de prélèvements sociaux ou fiscaux. Je mène, depuis longtemps, un combat pour conduire une réflexion sur ces questions. Au moment où certains font remarquer, à juste titre, que le consumérisme frénétique que la grande distribution promeut a des effets sur le développement durable et l’environnement, il serait de bon ton de réfléchir à ce qui est en train de se passer dans notre société. Cette proposition de loi prend acte des derniers dérapages qui sont survenus dans la distribution. Dans les années 1970, il y avait 170 enseignes importantes. Aujourd’hui, il n’y en a plus que 9. Et, depuis 2014, il n’y a plus que 4 centrales d’achat qui correspondent à 90 % du marché. Ces centrales d’achat et les grandes enseignes se livrent une guerre des prix qui est délétère pour l’avenir économique et social national. La déflation fait des dégâts terribles. Le temps est venu d’essayer de desserrer l’étau dans lequel se trouvent nos agriculteurs, nos transformateurs et les PME. Ces dispositions sont urgentes quand on voit le résultat des négociations pour 2016 qui ont été d’une brutalité et d’une violence sans précédent. Les exigences de la grande distribution sont effrayantes et ne sont pas sanctionnées. On observe des demandes d’avantages exigés auprès des fournisseurs par les acheteurs, avec des financements en tout genre en matière de logistique, de politique commerciale, de mise en place des produits dans les rayons et de publicité. On observe aussi une montée en puissance de la manne financière pour la distribution des pénalités de retard de logistique. Par exemple, il y a dix ans, le distributeur demandait 2 % du chiffre d’affaires livré pour une journée de retard. Aujourd’hui, ces demandes peuvent atteindre 10 % pour une heure, 15 % pour deux heures et 25 % pour trois à cinq heures. En face de cela, il y a la faiblesse de toute une chaîne qui représente pourtant le cœur de l’emploi dans notre pays. C’est pour toutes ces raisons qu’il convient de mieux définir l’abus de dépendance économique afin que les tribunaux puissent enfin sanctionner des dérapages de la part de ceux qui ont pouvoir de vie ou de mort sur des entreprises et des centaines d’emplois.

Mme Brigitte Allain. Merci M. Damien Abad pour ce travail et cette proposition de loi. Ce texte précise une notion existante. Il apporte un élément de réponse à une impasse dans laquelle se trouvent de nombreux producteurs. Il apporte une réponse dans le cadre d’un modèle agricole et de distribution constant, faute d’une refonte de la politique agricole. Pour réduire la dépendance des producteurs, il faudrait promouvoir un autre modèle agricole comportant moins d’intermédiaires et des produits de meilleure qualité, qui sont des facteurs de différenciation par les prix, à rendements alimentaires supérieurs. C’est le cas des circuits courts, des initiatives coopératives, des groupements d’achat citoyens et des efforts d’organisation de l’offre régionale, qu’il conviendrait d’accompagner de façon à créer enfin un réel rapport de force. Néanmoins, cette proposition de loi va dans le bon sens et les députés du groupe Écologiste ne s’opposeront pas à son adoption.

M. Thierry Benoit. Je félicite les auteurs de cette proposition de loi. Au cours des auditions que nous avons réalisées pendant six mois dans le cadre de la mission d’information sur l’avenir des filières d’élevage, nous avons bien vu, avec Mme Annick Le Loch, toute l’opacité qui entoure ces questions de relations commerciales, notamment le rôle des centrales d’achat en France. À partir du moment où nous avons des acteurs dominants, avec quatre centrales d’achat seulement, cela met des PME et des PMI en situation de dépendance économique. Il est indispensable de mieux définir et d’encadrer la dépendance économique comme Mme Annick Le Loch et moi l’avions proposé dans notre rapport. Il faut parallèlement donner des moyens supplémentaires à l’Autorité de la concurrence et augmenter les sanctions contre les pratiques abusives. Cette proposition de loi me fait exprimer un souhait : il faut travailler sérieusement à dissiper cet oligopole que représentent ces quatre centrales d’achat en France.

On a bien vu que nos 150 000 éleveurs et que nos 130 à 150 abattoirs sont vraiment en situation de difficulté quand il s’agit de négocier avec ces acteurs de la grande distribution. Lorsque vous imaginez que certains acteurs que nous avons auditionnés, des industriels notamment, formulaient des craintes quant au fait de rendre publiques leurs positions relatives aux négociations commerciales, cela prouve le contexte difficile dans lequel ils évoluent et dans lequel ont lieu ces négociations. C’est donc une bonne chose de pouvoir, à travers une proposition de loi, somme toute simple, mais urgente, définir ce qu’est l’abus de dépendance économique et permettre à l’Autorité de la concurrence d’être encore plus sévère contre les pratiques abusives. Au nom du groupe Union des démocrates et indépendants, je veux manifester fortement notre soutien à cette proposition de loi et en féliciter les auteurs parce qu’il y a urgence.

M. André Chassaigne. Je voudrais d’abord féliciter avec un peu d’humour les chantres du libéralisme de présenter cette proposition de loi parce qu’enfin, il y a une prise de conscience que la concurrence libre et non faussée exige des réponses, des accompagnements et des adaptations qui sont indispensables. Certes, vous n’allez pas jusqu’à faire une révolution bolchévique ou une révolution à la cubaine mais votre prise de conscience est importante parce que vous reconnaissez enfin que la main invisible du marché prônée par Adam Smith n’est pas une main qui donne de bonnes satisfactions. Les théories qui fondent le libéralisme considèrent que la régulation doit se faire naturellement, qu’il doit y avoir un équilibre entre le prix de marché et le prix naturel, c’est toute la théorie de l’avantage absolu. Mais je prends acte de cette évolution, de cette prise de conscience, de cette révolution copernicienne que vous entamez.

En deuxième lieu, je voudrais insister sur le fait, qui n’apparaît pas dans l’exposé des motifs mais est qui est sous-entendu par l’utilisation de certains termes, que la question qui nous occupe aujourd’hui ne concerne pas seulement le milieu agricole et agroalimentaire mais plus largement des productions industrielles. Je pense à des PME ; j’ai l’exemple précis d’un ami chef d’entreprise dans la coutellerie qui m’expliquait comment se passaient ces négociations commerciales avec une grande centrale commerciale, et me disait que chaque année, au dernier moment, on lui mettait le « couteau sous la gorge » en lui disant qu’il fallait signer quand l’heure extrême arrivait de la fin des négociations. Il était obligé de signer pour conserver ses marchés : s’il ne signait pas aux conditions qui lui étaient imposées, il devait mettre la clé sous la porte. J’insiste donc sur le fait que la portée de cette proposition de loi va au-delà de l’agriculture. Nous avons tous des exemples d’entreprises soumises à des conditions inacceptables.

Je voterai cette proposition de loi mais j’ai une interrogation. Cette modification de l’article L. 420-2 du code de commerce exclurait désormais, puisqu’elle opère une simplification des critères de l’abus de dépendance économique, l’application de la notion d’abus dans le cas où la rupture des relations commerciales est faite au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées. La question du prix est une question qui n’apparaîtra plus dans cet article du code de commerce. Je comprends bien les difficultés de faire apparaître le prix, parce que cela voudrait dire, et là on heurte complètement les règles européennes, qu’on aurait un prix plancher imposé. Or on sait bien qu’aujourd’hui on ne peut pas imposer de prix plancher. Pour autant, et d’ailleurs il y avait une proposition de loi du groupe Les Républicains qui proposait une forme d’accise annuelle permettant de fixer un prix de référence, notamment sur les productions agricoles, je pense que si on pouvait définir par filière, voire par région de production, un prix de référence, cela pourrait permettre de maintenir dans l’article L. 420-2 cette question du prix. La question fondamentale, c’est celle du prix payé, autant à l’industriel qu’au producteur agricole, qui lui permette, non seulement de couvrir ses frais mais aussi de pouvoir avoir un revenu, et, pour le chef d’entreprise, de ne pas faire trop pression sur le salaire de ses employés ou sur les conditions de travail. Il est bien évident qu’il faudra affronter à bras-le-corps cette question des prix payés à la production ou à un fournisseur industriel.

Mme Jeanine Dubié. Cette proposition de loi vise à préciser l’abus de dépendance économique parce qu’aujourd’hui, les définitions contenues dans notre réglementation ne sont pas suffisamment adaptées, notamment aux négociations commerciales menées par la grande distribution, qui se trouve souvent en position de domination vis-à-vis des petits fournisseurs. Elle prévoit que la situation de dépendance économique est caractérisée, d’une part si le fonctionnement ou la structure de la concurrence sont susceptibles d’être affectés à court et à moyen terme, et d’autre part si la rupture des relations commerciales entre le fournisseur et le distributeur risque de compromettre le maintien de son activité ou bien que le fournisseur ne dispose pas d’une solution de remplacement à ces relations commerciales susceptible d’être mise en œuvre dans un délai raisonnable.

Nous avons beaucoup échangé sur ce sujet dans notre commission à l’occasion de la discussion de textes de loi, notamment la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt ou la loi relative à la consommation, dite « Hamon ». Cette proposition de loi est utile et nécessaire pour rééquilibrer des relations commerciales entre les producteurs et ceux qui commercialisent les produits. À titre personnel, parce que notre groupe n’a pas encore pris position sur ce texte, je voterai pour cette proposition, dans la continuité des amendements que nous avons pu défendre lors de l’examen du projet de loi relatif à la consommation ou du projet de loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.

M. Dominique Potier. Je me réjouis de cette concorde mais il convient, dans ces moments-là, d’avoir de l’esprit critique et de prendre des rendez-vous. Le premier sera avec le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dit « Sapin II ». La transparence sur les prix, demande unanime dans les rangs du groupe Les Républicains, y sera reprise, et je ne doute pas que ces efforts de moralisation de la vie économique seront largement soutenus par ce groupe comme nous soutenons aujourd’hui l’initiative parlementaire portée par M. Damien Abad, et dont nous le félicitons, tout comme les travaux de Mme Annick le Loch et de M. Thierry Benoit.

Je voudrais appeler à deux cohérences. La première est celle des consommateurs car il y a souvent un dissensus entre le citoyen qui aspire à la durabilité et à l’équité, et le consommateur qui arbitre dans l’autre sens. Or il y a une complicité profonde entre un certain individualisme consumériste et un libéralisme sans foi ni loi. Chaque fois que nous pourrons éclairer par le débat public, non seulement parlementaire mais également par voie d’information et de pédagogie, les choix des consommateurs, nous progresserons. Il ne s’agit pas seulement de défendre le made in France ou le made in Europe, qui peut avoir un côté conservateur et gaulois, mais bien de promouvoir le « made in humanité », c’est-à-dire tout ce qui est fait avec équité et durabilité et favorise le choix citoyen et la consommation responsable.

Enfin, je souhaiterais appeler M. Damien Abad et son groupe parlementaire à reconsidérer, au vu de cette conversion idéologique contre un libéralisme sauvage, leur point de vue sur la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, que nous défendons avec force et passion, mais avec le même souci de concorde. En effet, ce que vous réclamez, ce que je demande également pour le producteur de lait du Saintois qui ne doit dépendre ni du capitalisme, ni de la grande distribution, ni du cours des fonds de pension chinois ou anglo-saxons pour son avenir, je le réclame avec la même force pour le producteur, l’artisan ou l’ouvrier du textile du Bangladesh ou pour les enfants qui travaillent dans l’extraction minière en Angola. C’est cette même logique, non pas d’être contre la mondialisation ou contre l’esprit d’entreprise, mais de lui ajouter un esprit d’éthique et de responsabilité. J’espère que notre soutien aujourd’hui vous appellera à reconsidérer votre position par trop idéologique et fermée sur notre proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

M. Philippe Armand Martin. Je voudrais tout d’abord féliciter le rapporteur et vous dire combien je souscris à cette proposition de loi que j’ai cosignée, puisque j’avais été aussi rapporteur avec Mme Annick Le Loch d’un rapport d’information qui touchait au problème des relations commerciales. Il est important, quand on voit l’objectif poursuivi, qui est celui de la recherche d’un meilleur équilibre entre producteurs et distributeurs, de soutenir cette proposition. Comme cela a été rappelé à de nombreuses reprises, les producteurs souffrent de l’absence de concurrence entre les distributeurs et sont donc contraints de s’engager dans des relations de dépendance. Ces dispositions contribueront à de meilleurs équilibres économiques. Toutefois, il convient d’accroître les moyens de contrôle des accords commerciaux conclus entre producteurs et distributeurs. Il serait important, Monsieur le Rapporteur, de nous indiquer si des moyens supplémentaires pourraient être octroyés à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes pour un respect des équilibres commerciaux.

Mme Michèle Bonneton. Cette proposition de loi est tout à fait intéressante pour nos agriculteurs. Cela a été largement exprimé. Il ne faudrait pas pour autant négliger d’autres pistes, qu’il faudra absolument explorer : par exemple fixer des prix planchers, afficher les prix payés aux agriculteurs, fixer des facteurs multiplicatifs que la grande distribution ne devrait pas dépasser entre le prix producteur et le prix de vente par exemple, et d’autres pistes, évoquées notamment par ma collègue Brigitte Alain. Il est totalement scandaleux qu’il n’y ait que quatre centrales d’achat. Je suis tout à fait d’accord avec M. Thierry Benoit, il faudrait regarder cela de plus près de façon à ce qu’il existe une concurrence plus régulée, qui devrait passer par des contrôles plus nombreux. Cessons donc la casse des fonctionnaires, peut-être est-ce là une autre conversion idéologique.

Puisque cette proposition ne concerne pas que le domaine agricole mais l’ensemble des relations producteurs-fournisseurs, avez-vous, Monsieur le Rapporteur, appréhendé les conséquences pour les autres domaines non agricoles ? Je m’interroge aussi à propos d’un effet pervers éventuel. Est-ce qu’un distributeur ne serait pas tenté de remplacer son fournisseur, très petite entreprise qui pourrait être sous le coup de cette dépendance économique, par une entreprise plus grosse, qui ne pourrait pas devenir un acteur sous dépendance économique ? Comment peut-on éviter cet effet pervers ?

M. Bernard Reynès. Je voudrais saluer le travail de M. Bernard Accoyer ainsi que celui de M. Damien Abad. Je crois que la grande distribution arrive toujours à détourner la loi. On l’a vu d’abord avec la loi du 27 décembre 1973 d’orientation du commerce et de l’artisanat, dite « Royer », puis avec la loi du 4 août 2008 de modernisation de l’économie. Il faut relever qu’il n’y a pas que l’agriculture qui souffre de cette distorsion de concurrence puisque ce sont des pans entiers de l’économie qui souffrent de ce monopole. Il faudrait insister sur la dévitalisation des centres villes, parce que ces grands groupes ont également tué le commerce de proximité, qui a un rôle essentiel dans l’identité de nos villes et de nos villages, en termes de lien social. La grande distribution ne pratique que la politique des prix bas. Nous sauverons notre agriculture non pas en distribuant des subventions mais en permettant aux éleveurs de vendre leurs produits au juste prix. Concernant ce texte, il faudrait préciser cette notion de « délai raisonnable ». Ne craignez-vous pas que cette notion soit sujette à interprétation ? Peut-on envisager un délai différent en fonction de la conjoncture et du secteur concerné ? Je ne voudrais pas que la grande distribution puisse s’engouffrer dans un dispositif imprécis.

M. Paul Molac. La position dominante qu’exercent les centrales d’achat avec la guerre des prix aboutit à la destruction de l’appareil productif global. Je pense aux PME qui n’ont plus de marges, plus d’investissements et qui se retrouvent déclassées dans la concurrence internationale. La politique des « prix bas » a ses justifications, mais ce sont nos emplois qui en pâtissent, ainsi que nos achats. On ne peut pas se contenter d’avoir des prix bas et d’aller émarger au revenu de solidarité active. Dans le domaine agricole, l’atomisation des producteurs et la faiblesse des organisations de producteurs font qu’elles sont incapables de peser sur les négociations commerciales. J’ai vu les amendements déposés. Celui instaurant une présomption de dépendance économique dès lors qu’un distributeur représente au moins 22 % du chiffre d’affaires d’un fournisseur me paraît pertinent. Pour terminer, si les tenants de l’économie libérale et de l’économie administrée sont d’accord pour voter cette proposition de loi, vous pensez bien que je le serai également.

M. Jean-Claude Bouchet. La grande distribution depuis vingt ans met tout le monde à terre. Je pense qu’il faut faire un plan Marshall car la grande distribution revient toujours par derrière pour obtenir des prix. Néanmoins, je rappelle que la grande distribution en France a un taux de marge inférieur à la grande distribution en Europe. Il faut regarder ce qu’il se passe en France mais également ce qui se passe en Europe. Il y a un problème de relation avec la grande distribution mais il y a également un problème de concurrence européenne avec des normes qui ne sont pas identiques. Je suis bien entendu cosignataire de cette proposition de loi et je félicite l’ensemble des personnes ayant travaillé sur ce texte.

M. François André. Merci de m’accueillir une nouvelle fois au sein de votre commission. Je voudrais réitérer une remarque que j’ai pu formuler la semaine dernière à l’issue de la présentation du rapport de nos collègues Annick Le Loch et Thierry Benoit. Il se trouve que dans la perspective de la loi dite « Sapin II », j’ai rencontré les services de mon département chargés de la concurrence afin d’avoir leur appréciation sur les vides juridiques que nous pourrions combler. Ils m’ont indiqué que les législations successives avaient eu le mérite de renforcer le contrôle des services chargés de la concurrence sur le contenu des contrats issus des relations commerciales annuelles. Mais, il y a pire selon eux : ce qui est hors contrat, qui est le retour des marges arrières. Je veux demander au rapporteur s’il confirme cette analyse des choses et si les dispositions prises vont pouvoir répondre à cet état. Si tel n’est pas le cas, la loi « Sapin II » ne doit-elle pas être l’occasion de corriger les effets de ces dispositions ?

Mme la présidente Frédérique Massat. Voilà une belle unanimité autour de votre travail, Monsieur le rapporteur !

M. Damien Abad, rapporteur. Je vais essayer de répondre à l’ensemble des questions. Madame Annick Le Loch, je rappelais le travail que nous avons fait avec M. Philippe Armand Martin. Cette proposition de loi correspond bien à la proposition n° 22 de notre rapport sur les filières d’élevages. En ce qui concerne les négociations commerciales difficiles et les contrats déflationnistes qui sont signés sous la pression, il s’agit d’un constat partagé et qui est présenté dans mon rapport sur la présente proposition de loi. Par ailleurs, vous avez dit qu’on avait peu utilisé cette procédure parce qu’il existe, à l’article L. 442-6 du code de commerce, une procédure complémentaire à celle proposée aujourd’hui. Il ne s’agit pas de créer un conflit entre deux procédures, mais d’apporter un complément pour que nous ayons deux autorités, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et l’Autorité de la concurrence, qui puissent agir conjointement pour être plus efficaces dans la lutte contre ces pratiques.

Je ne reviens pas sur les propos de M. Bernard Accoyer, qui est co-auteur de cette proposition de loi : je partage tout ce qui a été dit.

Madame Brigitte Allain, vous avez évoqué la question des circuits courts. Je vous renvoie au rapport sur l’avenir des filières d’élevage, où nous évoquons cette question. J’y renverrai également M. Thierry Benoit qui a évoqué les quatre centrales d’achat qui concentrent 90 % de l’activité.

Monsieur André Chassaigne, je voudrais simplement faire un rappel historique sur ce qu’est le libéralisme. Le libéralisme n’est pas le capitalisme sauvage. Le libéralisme est issu de la philosophie des Lumières qui visait la liberté et l’égalité des individus face à l’absolutisme de la société française. Dans les profondeurs du libéralisme, nous pourrions nous retrouver. Le libéralisme n’est pas un désengagement complet de l’État, c’est une régulation. Relisez cette fable de Mandeville où vous verrez que la main invisible ne veut pas dire la non régulation du marché. Dans le libéralisme, il y a des fondamentaux utiles et ce sont les dérives de cette philosophie qui peuvent entraîner des conséquences fâcheuses. Vous observez que l’abus de dépendance économique ne concerne pas que le monde agricole et agroalimentaire. Je suis d’accord avec vous sur ce point : on trouve les mêmes difficultés dans la relation entre donneurs d’ordre et sous-traitants dans ma circonscription, pour des entreprises de plasturgies. L’abus de dépendance économique doit concerner le secteur agricole et agroalimentaire mais aussi certains secteurs industriels. Concernant les conditions commerciales injustifiées, une proposition de prix de référence a été faite dans le rapport sur les filières d’élevage. Celle-ci pourrait être reprise, par amendement, lors de l’examen du projet de loi « Sapin II ».

Madame Jeanine Dubié, je ne doute pas que votre position personnelle soit partagée par votre groupe et de votre capacité à ce qu’on puisse aller dans ce sens.

Monsieur Dominique Potier, dans cette proposition de loi, la relation entre donneur d’ordre et sous-traitant est traitée à l’échelle nationale, et non internationale. Mais je partage l’idée de renforcer l’économie responsable.

M. Philippe Armand Martin m’a interrogé sur les moyens de contrôle des abus de dépendance économique, notamment de la DGCCRF. Je ne peux pas répondre en ce qui concerne l’augmentation de ses effectifs. Mais je pense que cette proposition de loi, en donnant compétence à l’Autorité de la concurrence en complément de la DGCCRF, permet de renforcer – à moyens constants – ce contrôle.

Mme Michèle Bonneton a soulevé la question, qui s’est d’ailleurs posée lors des auditions, d’un éventuel effet pervers des dispositions de la proposition de loi, qui consisterait à inciter des distributeurs à faire appel à une petite ou moyenne entreprise plutôt qu’à une autre afin d’éviter de créer une situation de dépendance économique. Cet argument a essentiellement été soulevé, lors des auditions, par les grandes entreprises et les distributeurs. Il a une certaine pertinence mais il convient de rappeler que cette proposition de loi traite la question de la dépendance économique en ce qui concerne l’aval de la filière, et non son amont. Il ne s’agit pas de sanctionner une situation de dépendance économique en tant que telle mais les abus de cette situation, notamment lorsque ces abus risquent de compromettre l’activité. En réalité, il s’agit avant tout d’un argument qui vise à éviter tout progrès dans la lutte contre ces abus.

M. Bernard Reynès a parlé de la dévitalisation des centres villes, due à la disparition des commerces de proximité en raison de la guerre des prix, que je regrette également. S’agissant de la détermination du délai nécessaire au fournisseur pour mettre en œuvre une solution de remplacement aux relations commerciales, qui constitue une des conditions prévues par la proposition de loi pour caractériser une situation de dépendance économique, nous avons retenu la notion de « délai raisonnable ». En effet, nous avons estimé qu’un délai de six mois constituerait un critère trop homogène au regard de la diversité des situations concernées. Il est donc préférable de laisser au juge la liberté d’apprécier la notion de délai raisonnable au cas par cas.

Je relève et j’approuve la phrase de M. Paul Molac : « nos achats sont aussi nos emplois ». Concernant le manque d’organisation des producteurs, je renvoie mon collègue aux propositions faites dans le rapport n° 3621, cosigné par Mme Annick Le Loch et moi-même, sur l’avenir des filières d’élevage, déposé le 30 mars 2016. S’agissant de l’amendement CE2 qui prévoit que la situation de dépendance économique est présumée dès lors que la part du chiffre d’affaires du fournisseur réalisée auprès du distributeur est d’au moins 22 %, je suis bien évidemment d’accord avec ce qu’il a dit.

M. Jean-Claude Bouchet a souligné la nécessité de prendre en compte les réglementations des autres pays européens, notamment dans ce domaine, pour garantir une concurrence loyale. Cette préoccupation est en effet importante et nous regarderons ce qui est fait dans d’autres pays à ce sujet.

Enfin, M. François André a noté l’importance du « hors contrat ». Les auditions confirment ce que notre collège a dit. Mais ici, l’objectif est de moraliser les relations entre les fournisseurs et les distributeurs. Ce ne sera pas suffisant, mais c’est un pas important dans ce sens.

Article unique
(article L. 420-2 du code de commerce)

Assouplissement de la définition de l’abus de dépendance économique

1. L’état du droit

L’abus de dépendance économique est défini à l’article L. 420-2 du code de commerce, qui prohibe, dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur.

Cette définition résulte de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005. La première définition de l’exploitation abusive d’un état de dépendance économique a été introduite à l’article 8 de l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence. Celui-ci prohibait l’exploitation abusive, par une entreprise ou un groupe d’entreprises, de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve, à son égard, une entreprise cliente ou fournisseur qui ne dispose pas de solution équivalente.

Cette définition a été codifiée à l’article L. 420-2 du code de commerce par l’ordonnance n° 2000-912 relative à la partie législative du code de commerce, et a été modifiée deux fois par la suite :

– La loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques a précisé que la prohibition de l’exploitation d’un état de dépendance économique s’entendait « dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence », et a supprimé la condition voulant que l’entreprise cliente ou fournisseur ne dispose pas de solution équivalente ;

– La loi n° 2005-882 du 2 août 2005 a ajouté, parmi la liste non exhaustive des pratiques susceptibles d’entraîner la qualification d’abus de dépendance économique, les accords de gamme.

L’état de dépendance économique est extrêmement difficile à prouver devant une juridiction. Aussi le juge, saisi d’un tel grief, est la plupart du temps amené à rejeter le pourvoi.

En effet, bien que la loi du 15 mai 2001 précitée ait supprimé la condition voulant que l’entreprise cliente ou fournisseur dispose d’une solution équivalente, cette condition reste exigée. La Cour de cassation considère ainsi que l’état de dépendance économique se définit comme « l’impossibilité, pour une entreprise, de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu’elle a nouées avec une autre entreprise » (4).

De plus, pour apprécier l’état de dépendance économique d’un fournisseur à l’égard d’un distributeur, le juge tient compte de critères multiples :

– L’importance de la part du chiffre d’affaires réalisé par ce fournisseur avec le distributeur – celle-ci pouvant varier de 20 % à 100 % ;

– L’importance du distributeur dans la commercialisation des produits concernés ;

– Les raisons ayant conduit à la concentration des ventes du fournisseur auprès du distributeur ;

– L’existence ou la diversité éventuelle d’autres débouchés pour le fournisseur.

C’est à celui qui se prévaut d’un état de dépendance économique d’en apporter la preuve (5).

2. Le texte de la proposition de loi

La proposition de loi vise à préciser la définition de l’abus de dépendance économique.

À cet effet, son alinéa 2 élargit les effets sur le fonctionnement ou la structure de la concurrence que doit entraîner une pratique pour être qualifiée d’abus de dépendance économique, en prévoyant que ces effets peuvent se faire sentir « à court ou à moyen terme ».

Les alinéas 3 à 6 insèrent de nouvelles dispositions à la fin de l’article L. 420-2 du code de commerce, qui précisent la définition de la situation de dépendance économique. Celle-ci serait « caractérisée » dès lors que deux conditions sont réunies :

– La rupture des relations commerciales entre le fournisseur et le distributeur risque de compromettre le maintien de son activité ;

– Le fournisseur ne dispose pas d’une solution de remplacement auxdites relations commerciales, susceptible d’être mise en œuvre dans un délai raisonnable.

Ces conditions sont cumulatives et suffiraient pour établir un état de dépendance économique. Les conditions mises par le juge à la caractérisation d’un état de dépendance économique s’en trouveraient ainsi allégées. S’agissant de l’existence d’une solution de remplacement, la rédaction proposée est plus précise que celle en vigueur avant la loi du 15 mai 2001 précitée : elle introduit, en effet, la possibilité, pour le fournisseur, de mettre en œuvre celle-ci « dans un délai raisonnable ». Cette précision permet de mieux prendre en considération la situation réelle des fournisseurs, pour lesquels la recherche d’autres débouchés, dans d’autres régions ou à l’étranger, est parfois extrêmement difficile.

3. La position de votre rapporteur

Votre rapporteur souscrit pleinement à l’objectif de mieux définir l’abus de dépendance économique afin que celui-ci puisse être plus facilement établi.

Il propose même d’aller plus loin dans cette direction. Aussi a-t-il déposé, outre un amendement rédactionnel, un amendement d’appel tendant à supprimer la première condition posée par la proposition de loi pour définir une situation de dépendance économique. La condition voulant qu’une rupture des relations commerciales entre un distributeur et un fournisseur risque de compromettre le maintien de l’activité de ce dernier apparaît en effet trop restrictive : une situation de dépendance économique doit pouvoir être établie sans qu’il soit nécessaire qu’une rupture des relations commerciales entraîne la disparition de l’entreprise fournisseur, qui n’est que la conséquence extrême de relations commerciales déséquilibrées.

La deuxième condition, qui prévoit qu’un état de dépendance économique soit établi dès lors que le fournisseur ne dispose pas d’une solution de remplacement aux relations commerciales avec un distributeur, serait maintenue.

Enfin, un autre amendement d’appel d’instaurer une présomption de dépendance économique lorsque la part du chiffre d’affaires du fournisseur réalisée auprès d’un distributeur est d’au moins 22 %, taux qui correspond au « taux de menace » retenu par la Commission européenne en 2000 dans l’affaire Carrefour/Promodes, à partir d’une enquête réalisée auprès de fournisseurs.

4. La position de la Commission

La Commission a adopté un amendement rédactionnel du rapporteur. Moyennant cette légère modification, elle a adopté cet article unique à l’unanimité.

*

* *

Mme Frédérique Massat, présidente. Nous allons maintenant passer à l’examen des trois amendements déposés par le rapporteur.

La commission examine l’amendement CE3 de M. Damien Abad, rapporteur.

M. Damien Abad, rapporteur. C’est un amendement rédactionnel.

L’amendement CE3 est adopté.

La commission examine l’amendement CE1 de M. Damien Abad, rapporteur.

M. Damien Abad, rapporteur. Cet amendement vise à substituer un seul critère aux deux critères cumulatifs caractérisant une situation de dépendance économique . Il s’agit d’un amendement d’appel, car je pense qu’il convient de retravailler le dispositif de l’amendement pour le rendre plus fiable juridiquement. Mais le sujet est important. La condition prévoyant que la rupture des relations commerciales entre le fournisseur et le distributeur doit risquer de compromettre le maintien de son activité peut être assez restrictive. Il peut, en effet, y avoir des cas où une situation de dépendance économique existe alors que cette condition n’est pas remplie.

Mme Annick Le Loch. Le texte de la proposition de loi que nous examinons actuellement retient deux critères tout à fait opérants. En supprimant le premier critère, cet amendement risque de multiplier les cas d’abus de dépendance économique concernant des fournisseurs qui ne sont en réalité pas vraiment en situation de dépendance économique. Le groupe Socialiste, républicain et citoyen préfère donc en reste au texte de la proposition de loi.

M. Alain Suguenot. Cet amendement apporte un élément de subjectivité qui risque de fragiliser le texte et les jurisprudences qui pourraient se fonder sur lui. Le texte de la proposition de loi, plus objectif, est à mon sens plus équilibré.

M. le rapporteur. C’est un amendement d’appel. Il aborde néanmoins une question importante : il n’y a, en effet, pas de conséquence automatique entre le risque de disparition d’une entreprise fournisseur et le constat de son état de dépendance économique. Je conviens que le contenu de l’amendement peut avoir des effets pervers pour un certain nombre de PME alors que l’objet de la proposition de loi est précisément de les défendre et de les protéger. Je retire donc cet amendement et le redéposerai en séance publique pour au moins connaître l’avis du Gouvernement sur ce sujet.

L’amendement CE1 est retiré.

La commission examine l’amendement CE2 de M. Damien Abad, rapporteur.

M. le rapporteur. C’est également un amendement d’appel. La Commission européenne a effectué une étude auprès de plusieurs fournisseurs, selon laquelle au-delà d’un seuil de 22 %, un producteur ne peut remplacer la perte d’un client sans subir de perte financière considérable. Ce seuil de perte est aussi celui retenu par l’Autorité de la concurrence en matière de contrôle des concentrations dans un même secteur. Avec cet amendement, la situation de dépendance économique est présumée – ce qui ne veut pas dire qu’elle est établie – dès lors que la part du chiffre d’affaires du fournisseur réalisée auprès du distributeur est d’au moins 22 %. Cela faciliterait le travail de l’Autorité de la concurrence qui pourrait se saisir plus facilement, en évitant un examen de la situation dans le détail. Cet amendement permettrait également d’éviter la pression des distributeurs sur les PME, qui pourraient craindre de ne plus nouer certains partenariats avec des distributeurs puisque certaines enseignes ne pourront plus s’approvisionner qu’auprès des marques nationales. Le consommateur verra ainsi son choix réduit et standardisé alors qu’il est de plus en plus demandeur d’une offre diversifiée. Ce seuil pourrait donc rassurer les PME et les distributeurs dans leur partenariat. Cependant, cela mériterait une étude juridique ainsi qu’un débat argumenté en séance publique.

Mme Annick Le Loch. Le taux pour la dépendance économique avait été proposé à 15 % au cours des auditions, vous avez choisi celui de 22 % qui est préconisé au niveau européen. Mais comme, en France, le secteur de la grande distribution est organisé en quatre centrales d’achat, cette proposition ferait entrer un trop grand nombre de fournisseurs dans la catégorie de la dépendance économique. De plus, cela ne prend pas en compte les spécificités des différents secteurs où une part importance du chiffre d’affaires réalisé chez un distributeur ne signifie pas forcément qu’il y a une réelle dépendance économique. Le groupe Socialiste, républicain et citoyen est donc défavorable à cet amendement car il faut laisser la liberté au juge d’apprécier si la concentration importante de chiffre d’affaires peut être caractérisée comme un critère de dépendance économique.

Mme Laure de La Raudière. Je suis d’accord avec Mme Annick Le Loch. Énormément de PME fournisseurs de la grande distribution seraient touchées par la définition de la dépendance économique que vous proposez, sans qu’il y ait de risque sur leur activité commerciale. La vraie question, cependant, reste de savoir comment faciliter le travail de l’Autorité de la concurrence et de déterminer les fondements législatifs qui lui permettraient de mener des enquêtes sur la situation de dépendance économique, plutôt que de fixer un seuil arbitraire dans la loi.

M. Alain Suguenot. Cet amendement est encore pire que le précédent. Le risque d’instaurer une présomption dans la loi est que les juges en fassent une règle stricte, qui aboutisse à un effet de seuil ou de plafond, toujours néfaste.

M. le rapporteur. C’est un débat que nous avons déjà eu au cours des auditions et je partage votre position sur la question du seuil. L’interprétation du taux peut effectivement être négative et aboutir à déstabiliser les relations entre les distributeurs et les PME. Je pense qu’une étude d’impact reste néanmoins nécessaire pour déterminer le niveau de menace conduisant à la dépendance économique. Mais comme l’enjeu aujourd’hui est de faciliter le travail de l’Autorité de la concurrence, je vous propose de garder la définition plus souple de l’abus de dépendance économique telle qu’inscrite dans cette proposition de loi, qui fait passer de quatre à deux les critères cumulatifs de cette dépendance.

L’amendement CE2 est retiré.

La commission adopte, à l’unanimité, l’article unique ainsi modifié, ainsi que l’ensemble de la proposition de loi, modifiée.

TABLEAU COMPARATIF

___

Dispositions en vigueur

___

Texte de la proposition de loi

___

Texte adopté par la Commission

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PROPOSITION DE LOI VISANT À MIEUX DÉFINIR L’ABUS DE DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE

PROPOSITION DE LOI VISANT À MIEUX DÉFINIR L’ABUS DE DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE

 

Article unique

Article unique

Code de commerce

LIVRE IV : De la liberté des prix et de la concurrence.

TITRE II : Des pratiques anticoncurrentielles.

L’article L. 420-2 du code de commerce est ainsi modifié :

(Alinéa sans modification)

Art. L. 420-2. – Est prohibée, dans les conditions prévues à l’article L. 420-1, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises d’une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées.

   

Est en outre prohibée, dès lors qu’elle est susceptible d'affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées, en pratiques discriminatoires visées au I de l’article L. 442-6 ou en accords de gamme.

1° À la première phrase du deuxième alinéa, après le mot : « concurrence, », sont insérés les mots : « à court ou à moyen terme, » ;

1° À la première phrase du second alinéa, après le mot : « affecter », sont insérés les mots : « , à court ou moyen terme, » ;

amendement CE3

 

2° Sont ajoutés trois alinéas ainsi rédigés :

2° (Sans modification)

 

« Une situation de dépendance économique est caractérisée, au sens de l’alinéa précédent, dès lors que :

 
 

« – d’une part, la rupture des relations commerciales entre le fournisseur et le distributeur risquerait de compromettre le maintien de son activité ;

 
 

« – d’autre part, le fournisseur ne dispose pas d’une solution de remplacement auxdites relations commerciales, susceptible d’être mise en œuvre dans un délai raisonnable. »

 

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

Autorité de la concurrence

Mme Virginie Beaumeunier, rapporteure générale

M. David Viros, chef du service du Président

Direction générale de la consommation, du commerce et de la répression des fraudes (DGCCRF)

M. Stanislas Martin, chef du « Service de la Protection des Consommation et de la Régularisation des Marchés »

Mme Cécile Pendaries, sous-directrice « Affaires juridiques, politiques de la concurrence et de la consommation »

Association nationale des industries alimentaires (ANIA) *

M. Alexis Degouy, directeur des affaires publiques

Mme Émeline Touzet, responsable des affaires publiques

Institut de liaison et d’études des industries de consommation (ILEC)

M. Richard Panquiault, directeur général

M. Daniel Diot, directeur juridique

Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD) *

M. Franck Derniame, directeur des affaires juridiques et fiscales de la FCD

M. Alain Gauvin, président du Comité juridique de la FCD, directeur des Affaires Juridiques et Réglementaires France, Carrefour

M. Franck Geretzhuber, secrétaire général Auchan Retail France

Leclerc

Mme Sophie Boudon-Le Goff, directrice juridique

Mme Nadia Million, directrice commerciale et achat

* Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le registre de l’Assemblée nationale, s’engageant ainsi dans une démarche de transparence et de respect du code de conduite établi par le Bureau de l’Assemblée nationale.

© Assemblée nationale

1 () « Guerre des prix en France », M. Jacques Dupré, juillet 2015 : https://www.iriworldwide.com/IRI/media/IRI-Clients/IRI_Guerre_des_Prix_juillet_Final_2015.pdf

2 () http://www.challenges.fr/challenges-soir/20151012.CHA0393/la-guerre-des-prix-dans-la-grande-distribution-tire-tout-le-monde-vers-le-bas.html

3 () http://www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/15a06.pdf

4 () Cass. Com. 25 juin 2013, n° 12-21.850

5 () Cass. Com. 12 janvier 1999