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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
TREIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 6 mars 2012.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
sur « L’influence culturelle des pays émergents »
et présenté par
Mme Chantal BOURRAGUÉ et M. Didier MATHUS
Députés
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INTRODUCTION 5
I – SOFT POWER : LA BATAILLE DU XXIÈME SIECLE 7
A. « BUSINESS AS USUAL …» 8
B. DES AMBITIONS DIPLOMATIQUES 10
1. L’affirmation d’un statut 10
2. La définition d’une image 11
3. La volonté d’endiguer l’influence américaine 12
II – À CHACUN SA VOIE 15
A. DES INSTRUMENTS DE RAYONNEMENT PUBLICS OU PRIVÉS 15
1. La diplomatie culturelle 15
2. La politique d’influence décentralisée 18
3. Les success stories privées 18
B. DES RECETTES SÉCULAIRES À LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE 20
1. Les vecteurs traditionnels 21
a) La langue 21
b) La religion 23
c) La diaspora 24
2. L’explosion des investissements 25
a) Les médias 25
b) Les arts 27
c) Le cinéma 28
d) L’organisation d’événements internationaux 29
CONCLUSION 31
EXAMEN EN COMMISSION 35
ANNEXE - Liste des personnalités rencontrées 37
Mesdames, Messieurs,
Les travaux de la commission des affaires étrangères au cours de cette législature ont mis en lumière l’importance de la bataille de l’influence culturelle dans la mondialisation en même temps que notre méconnaissance des politiques menées par les nouveaux concurrents que sont, dans ce domaine comme dans d’autres, les pays émergents.
À l’heure où la rigueur budgétaire pèse sur l’action culturelle à l’étranger des pays européens, et singulièrement de la France, et où ceux-ci semblent abandonner leurs ambitions en la matière, les pays émergents ont choisi d’emprunter le chemin inverse.
Cette prise de conscience de l’utilité de ce que Joseph Nye a appelé le soft power remonte au milieu des années 2000 et coïncide avec les premiers signes de leur réussite économique. Elle témoigne de l’actualité de la théorie de l’hégémonie culturelle d’Antonio Gramsci en vertu de laquelle la superstructure, en l’occurrence la culture, pèse plus sur le cours des choses que les infrastructures. La domination de la culture « mainstream » et la séduction exercée par le mode de vie américain ont démontré la pertinence de cette théorie, initialement forgée pour les rapports de force sociaux, appliquée aux relations internationales.
Ayant analysé et tiré les leçons des politiques d’influence, et de la plus aboutie d’entre elles, à savoir le soft power américain, les pays émergents ont choisi de développer leurs capacités de rayonnement culturel et d’y consacrer des moyens conséquents.
Afin de circonscrire le champ de ses investigations, la Mission s’est principalement intéressée à ce qu’il est convenu d’appeler les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) – même si la Russie n’apprécie guère, à juste titre, de figurer parmi les pays émergents et préfère le qualificatif de puissance atypique. La Mission a également porté son attention sur les pays développés pour lesquels la culture est un passage obligé pour exister sur la scène internationale. Dans chacune de ces deux catégories, la Mission a pu approfondir les cas de la Chine et de Singapour en se rendant sur place.
La première est certainement la puissance dominante et le pays qui a consenti le plus d’efforts pour créer des outils d’influence culturelle. Singapour, quant à elle, a compris le rôle de levier économique que peut jouer la culture après l’avoir ignorée pendant des décennies.
La Mission analyse en premier lieu les raisons qui ont convaincu les pays émergents de mettre en place, avec une intensité et une détermination variables, une stratégie d’influence culturelle. En second lieu, la Mission recense les nombreux outils, des recettes millénaires à la révolution numérique, que les pays émergents ont développés.
I – SOFT POWER : LA BATAILLE DU XXIÈME SIECLE
Les pays émergents ont pris conscience de la nécessité d’accompagner leur essor économique par une politique de soft power à laquelle ils assignent des objectifs divers.
M. François-Bernard Huyghe, chercheur à l’IRIS, rappelle dans un article récent les éléments qui composent le soft power tel que les Etats-Unis ont contribué à le populariser pendant la guerre froide : « connaître l'opinion étrangère, éventuellement ses attentes ; lui adresser un message via ses propres représentants à l'extérieur ; mener ce que certains nomment " diplomatie culturelle ", d'autres " guerre culturelle " et qui consiste à propager des "œuvres" artistiques ou intellectuelles dont on attend qu'elles changent la mentalité ou les valeurs de ces opinions étrangères ; créer des réseaux humains, promouvoir des rencontres ; se doter de ses propres médias capables de toucher des audiences étrangères hors du territoire national et de leur faire parvenir le bon message. » (1)
Si cette notion est aujourd’hui concurrencée par celle de smart power (2), toujours d’inspiration américaine, les pays émergents n’en ont pas moins éprouvé le besoin d’explorer cette voie en développant des stratégies et des outils d’influence culturelle.
La réussite économique, la satisfaction des besoins intérieurs nouveaux que celle-ci a créés, la volonté de contenir l’influence américaine comme les opportunités offertes par l’ère numérique ont convaincu les pays qui en étaient dépourvus jusqu’à présent, de se doter d’une offre culturelle susceptible de séduire le reste du monde.
La Chine a de manière spectaculaire confirmé ses ambitions en la matière en consacrant le 6ème Plenum du 17ème Congrès du comité central du parti communiste chinois, en octobre 2011, à la « réforme du système culturel » et à la « promotion du développement d’une culture socialiste florissante ».
Pour un diplomate britannique rencontré par la Mission en Chine, la priorité donnée par le Plenum à la culture répond à trois objectifs : intérieur, économique et extérieur. Sur le plan intérieur, il s’agit de renforcer la culture nationale pour préserver le système politique qu’elle soutient ; il s’agit également d’aiguiser la fierté nationale. Sur le plan économique, l’objectif est de faire de la culture un des piliers de l’économie chinoise à l’avenir. À cet égard, les Chinois ont observé le rôle des industries culturelles dans les économies américaine et britannique, tant pour les créations d’emploi que pour le développement de la demande intérieure. Sur le plan diplomatique, le langage belliqueux qu’a employé récemment le Président Hu Jintao, évoquant les « forces hostiles » de l’Occident, vise à installer une confrontation culturelle avec l’Ouest.
Cette analyse souligne les nombreux motifs qui justifient l’intérêt des gouvernements des pays émergents pour la culture et sa mise au service de la politique d’influence.
Sans aller jusqu’à considérer comme certains que les pays émergents n’obéissent à aucune logique de diplomatie culturelle car ils pensent exister d’abord par leurs succès économiques, la Mission a pu constater le rôle dominant joué par l’économie dans la prise de conscience de l’utilité du soft power.
Le poids de l’économie est particulièrement sensible au regard des préoccupations intérieures et de la satisfaction de la population. L’essor économique rend nécessaire le développement de la culture qui peut à son tour l’amplifier.
Mais le succès économique ne confère pas la légitimité suffisante pour s’affirmer comme puissance sur la scène internationale. Les attributs culturels peuvent en revanche y contribuer de même qu’ils aident à construire une image du pays pour le reste du monde.
La Mission a été frappée par l’association presque constante dans les entretiens qu’elle a menés de l’économie à la préoccupation culturelle. La plupart des interlocuteurs ont souligné le lien, de causalité en premier lieu puis en second lieu de subordination, qui existe entre les deux. Le développement économique fait apparaître des lacunes culturelles qui font figure de handicap pour la reconnaissance du pays sur la scène internationale et ne répondent pas aux aspirations populaires. Parallèlement, les autorités prennent conscience que la culture peut être un puissant levier pour consolider le développement économique.
Mme Laurence Auer, secrétaire général de l’Institut français, établit une corrélation entre la politique culturelle et la montée en puissance économique des pays. L’investissement dans la culture est interprété comme un signe de développement.
Selon elle, il existe également un lien entre marchés émergents et marchés culturels émergents. Les marchés culturels sont particulièrement porteurs pour les pays émergents car il leur est loisible de se positionner sur des segments de production culturelle à forte visibilité.
Aujourd’hui, la culture fait ainsi partie de la stratégie de développement de la Chine. Les observateurs s’accordent pour dater des Jeux olympiques de Pékin la première étape de la stratégie d’influence culturelle d’une Chine rendue confiante et décomplexée par ses succès économiques.
Un responsable du ministère chinois de la culture fait également valoir que la croissance permet aujourd’hui de consacrer des moyens à la cause culturelle. Selon lui, cette évolution est conforme à celle qu’ont connue les grandes puissances. Il fait notamment remarquer que la promotion de la culture est devenue une priorité pour la France à l’issue des trente glorieuses.
Le développement économique est également intervenu dans un environnement porteur pour les ambitions internationales. L’ère numérique et la mondialisation des idées sont propices à la diffusion des cultures. L’émergence de ces pays coïncide avec le basculement numérique qui leur offre des opportunités sans précédent. Internet n’est pas comme dans les pays occidentaux perçu comme une menace mais comme le futur outil de leur influence culturelle et économique. A la conception patrimoniale et thésaurisatrice des milieux culturels occidentaux, ils opposent un internet arme de conquête.
L’intérêt pour la culture est aussi lié aux perspectives économiques que celle-ci offre.
La Chine entend ainsi faire de la culture un des piliers de son économie future. Pour les autorités chinoises, les produits culturels chinois ne sont pas à la hauteur du prestige et de la diversité de la culture chinoise. La politique chinoise prônée lors du Plenum encourage ainsi le développement d’un service public culturel mais aussi d’industries culturelles. M. Wen Dayan a indiqué à la Mission combien cette double préoccupation est nouvelle : jusqu’à présent la culture était reconnue pour sa valeur idéologique mais non pas pour sa valeur économique et commerciale.
L’incitation publique au développement du secteur culturel n’est pas pratiquée par tous les pays émergents. L’Inde préfère ainsi exporter les sciences et les technologies que le cinéma de Bollywood tandis qu’au Brésil, les industries culturelles se développent sans intervention sérieuse de la puissance publique.
Selon un diplomate français, dans le cas de l’Inde, l’habillage peut être culturel mais l’économie est toujours en arrière-plan. De la même manière, Singapour est un parfait exemple des visées économiques qui sous-tendent le plus souvent le développement culturel. Les manifestations et les projets culturels, à dominante artistique, reposent tous sur une ambition économique que les autorités ne cherchent pas nécessairement à dissimuler. Mme Ju Li Yeo, directrice adjointe au ministère de la culture, admet aisément que l’action culturelle doit servir le développement économique.
Ainsi, le gouvernement de Singapour estime-t-il que pour favoriser l'essor et la pérennité de la cité-Etat, il a le devoir d'accompagner le développement économique par une politique culturelle ambitieuse. Comme un écho à son ascension économique fulgurante, les responsables singapouriens font tout pour prendre une place incontournable sur le marché de l’art contemporain alors que la politique culturelle fut le cadet de leur souci pendant leur décollage économique.
Enfin, l’essor économique et l’augmentation du niveau de vie corrélative créent des besoins nouveaux dans la population que le gouvernement doit satisfaire. C’est ce qui a motivé, d’après les responsables rencontrés, l’intérêt porté à la culture lors du 6ème Plenum. Pour les responsables chinois, la culture est nécessaire au développement harmonieux et pacifique de la société. Le souci de stabilité de la société est également présent dans un pays comme Singapour.
B. Des ambitions diplomatiques
Les pays émergents sont parvenus à la conclusion que l’économie n’est pas un argument suffisant pour prétendre à l’acquisition d’une place sur la scène internationale. Le rayonnement culturel apparaît pour eux comme un sésame pour la reconnaissance de leur nouveau statut mais aussi pour leur acceptation par l’opinion publique internationale. Insérés dans le jeu international, les pays émergents peuvent affirmer la singularité et l’importance de leur culture face à l’irrémédiable influence américaine.
Dans la plupart des pays émergents est répandue l’idée qu’un grand pays se doit d’investir dans la culture. Tirant les leçons du modèle occidental qu’ils rejettent pourtant pour certains d’entre eux, les pays émergents ont fait l’analyse que la culture est une carte de visite. Le rayonnement culturel est une condition d’accès au club des puissances.
Dans un article du quotidien Shanghai Daily du 22 décembre 2011 (3), les journalistes estiment qu’un pays « ne peut rejoindre le club des pays avancés si seule son économie est prospère et pas sa culture ».
Le meilleur terrain d’expression de cette idée pour les pays émergents est aujourd’hui l’Afrique. Le continent est une cible privilégiée pour ces pays qui cherchent à affirmer par leur rayonnement culturel une forme de suprématie que l’économie leur assure partiellement. La Chine est très présente dans le domaine des infrastructures culturelles en Afrique (construction de réseaux et de bâtiments). Le Brésil est aussi très puissant en Afrique au nom de sa revendication de « grand pays noir » qui facilite le dialogue.
Pour la Russie, la reconquête d’une puissance entamée depuis la fin de l’ère soviétique passe par la consolidation de l’ère russe. Depuis 2005, les autorités cherchent à encourager l’émergence d’un monde russe, « Russki Mir », qui comprend trois composantes : la Russie, l’espace post-soviétique et la diaspora. La politique d’influence culturelle russe est donc principalement dirigée vers les éléments russes de l’étranger. Selon M. David Teurtrie, professeur, l’ambition russe aujourd’hui n’est pas d’élargir sa sphère d’influence mais d’entretenir un lien fort avec les communautés existantes. La crainte d’un effacement de la culture russe est présente.
Dans le cas de Singapour, il s’agit de conquérir une place sur la scène internationale, de préférence prestigieuse. Rien ne prédisposait Singapour à devenir un acteur incontournable de l’art contemporain, si ce n’est son besoin de reconnaissance. Les autorités cherchent à contester à Hong-Kong le rôle de plateforme stratégique du Sud-Est asiatique en améliorant son attractivité.
Pour un diplomate australien en poste à Pékin rencontré par la Mission, le soft power chinois correspond à une stratégie défensive qui vise à rassurer le monde sur les intentions belliqueuses ou hégémoniques qui lui sont souvent prêtées. Les interlocuteurs chinois rencontrés par la Mission ont en effet tous insisté sur la volonté de leur pays de connaître un développement « pacifique ». D’après Wen Dayan, responsable du ministère de la culture, il faut combattre la peur que fait naître l’expansion économique chinoise et tranquilliser le monde sur les aspirations chinoises en s’appuyant sur le passé. La Chine ne veut pas être perçue comme une menace mais comme un facteur de solution. La Mission a d’ailleurs ressenti en Chine un « besoin d’être aimé ».
Pour les Chinois, il ne s’agit pas de conquérir les cœurs, à l’instar de ce que les Américains ont cherché à faire pendant la guerre froide, mais d’améliorer leur image.
Selon le sondage annuel de BBC World Service sur la perception de 27 pays dans le monde, la Chine suscite des appréciations très contrastées et plus négatives que la plupart des autres pays. Les opinions positives et négatives se partagent à parts égales entre les différents pays interrogés. C’est en Afrique que les opinions sont les plus favorables. En revanche, dans les pays anglo-saxons et en Europe, les avis demeurent largement négatifs. En Asie, les opinions sont plus partagées.
La Chine a été surprise de découvrir l’image négative qui était renvoyée d’elle dans le monde. La dyarchie dans l’imagerie populaire mondiale entre politique et culture est complexe à appréhender pour les Chinois. Pour eux, l’image de la Chine à l’étranger ne doit pas se limiter à la civilisation millénaire.
Un diplomate français rappelle ainsi que les Chinois étaient aimés quand la Chine était un pays tiers-mondiste ou maoïste. Depuis, leur image s’est singulièrement ternie. Les Chinois ont le sentiment d’être victimes d’un complot visant à les empêcher d’être la puissance à laquelle ils travaillent.
Les Chinois cherchent également à adoucir leur image, en Occident, de pilleur de ressources en Afrique en mettant en avant une philosophie qui serait différente de celle des anciens colonisateurs : selon eux, la diffusion de la culture chinoise est toujours une réponse à une demande locale et non la conséquence d’une priorité stratégique.
Afin de façonner leur image, les pays émergents du Sud développent, en direction de l’Afrique notamment, un langage qui vise à les démarquer des anciens pays colonisateurs, en dépit d’une pratique qui s’en rapproche. Ils tiennent un discours de partenariat, de non exploitation et d’égalité : l’Inde met ainsi en avant sa « démocratie exemplaire », le Brésil son « modèle de développement » et la Chine sa « non domination et sa non ingérence ».
Forte de son poids économique et de son autorité morale liée à la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud entend jouer un rôle majeur en Afrique et exister aux côtés des autres BRIC. Elle fait néanmoins preuve d’une certaine arrogance à l’égard de la création des autres pays. L’Afrique du Sud cherche parallèlement à redorer son image écornée de nation arc-en-ciel.
3. La volonté d’endiguer l’influence américaine
Avant même d’envisager de diffuser leur culture hors de leurs frontières, les pays émergents songent à sauvegarder leur culture contre les assauts de la culture mainstream.
Pour de nombreux observateurs, à l’origine du soft power se trouve toujours la volonté de construire un marché domestique puissant – parce que cela répond à la demande de la population et assure des revenus conséquents – mais aussi parce que cela permet de promouvoir et de défendre les valeurs nationales mises en danger par l’influence américaine. Cela est vrai pour la Chine et les pays arabes. En revanche, pour les Indiens, le véritable ennemi est la Chine tandis que l’Amérique latine entretient des relations ambiguës avec les Etats-Unis.
Paradoxalement, d’après les chercheurs rencontrés par la Mission à Shanghai, les Chinois sont aussi fascinés par les Etats-Unis dont ils utilisent les armes pour les combattre plus efficacement. L’Amérique sert notamment de modèle pour le développement des industries culturelles. CNN est ainsi une référence pour les médias d’information. On notera également avec ironie que le seul film, qui s’appuyait sur la culture traditionnelle chinoise, à avoir connu le succès est le dessin animé « Kung Fu Panda » produit par les studios américains. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les industries chinoises ont décidé de nouer des partenariats avec des entreprises hollywoodiennes (un accord a été signé très récemment entre Dreamworks et Shanghai-Media-Group).
La Chine se veut la championne de la diversité culturelle, vantant en cela sa proximité avec la France. Elle plaide aussi pour la sauvegarde de sa souveraineté culturelle, parfois qualifiée de sécurité, faisant ainsi écho à l’exception culturelle défendue par la diplomatie française. Ce sont là autant d’arguments pour lutter contre la domination du modèle culturel anglo-saxon et singulièrement américain qui séduit pourtant la population.
Les Chinois veulent changer de paradigme culturel en mettant fin aux standards occidentaux. Ils considèrent que c’est désormais leur tour de définir les standards et que l’ordre international défini par l’Occident a vécu. Ils sont à la recherche d’un équilibre entre le rayonnement culturel et la lutte contre la « pollution intellectuelle » occidentale. Mais, paradoxalement, les références à l’esthétique et aux codes hollywoodiens dominent largement les produits audiovisuels chinois et hongkongais.
En matière de rayonnement culturel voire même de politique culturelle, la référence à la France est incontournable. Certains pays émergents avouent s’inspirer du modèle français tandis que d’autres font directement appel à l’expertise française au travers notamment des séminaires Malraux.
Tous ont noté que le prestige culturel de la France lui a valu un rôle bien supérieur sur le plan international à sa puissance économique ou militaire réelle.
Pour exercer leur soft power, les pays émergents pratiquent tous la diplomatie culturelle telle que nous la connaissons et bénéficient dans certains cas de l’aide du secteur privé, dans le domaine audiovisuel notamment. À l’appui de cette stratégie, ils trouvent dans les vecteurs traditionnels que sont la langue ou la diaspora d’efficaces agents. Mais ils doivent aussi recourir à des outils plus modernes, dans lesquels l’image joue un grand rôle.
A. Des instruments de rayonnement publics ou privés
Alors que dans tous les pays émergents, les instruments de rayonnement culturel sont soutenus voire créés, avec une force et une détermination variables, par les pouvoirs publics, certains pays peuvent en outre s’appuyer sur des success stories privées qui participent de l’exercice d’un soft power en marge de l’initiative publique.
La diplomatie culturelle s’articule pour la plupart des pays émergents autour des instruments classiques que sont les centres culturels et plus récemment les « saisons ».
L’exercice de cette diplomatie est plus ou moins organisé selon les pays. Alors que le réseau de centres culturels est encore balbutiant, les années croisées sont très demandées : la France est souvent le premier pays sollicité, le pays demandeur cherchant ensuite à reproduire l’expérience avec d’autres pays.
La diplomatie culturelle chinoise repose à la fois sur les Instituts Confucius, dont la vocation culturelle semble néanmoins marginale, et sur les centres culturels. Les Instituts, créés en 2005, dépendent du ministère de l’éducation tandis que les centres culturels sont gérés par le ministère de la culture qui a également la charge des années culturelles. Tandis que les premiers sont des organismes de droit local, les seconds sont des établissements publics du gouvernement chinois. Le ministère de la culture peine à se voir reconnaître un rôle de premier plan ainsi que les moyens qui l’accompagnent. Une réflexion, attentive à l’expérience de l’Institut français, semble actuellement mener sur l’harmonisation des différentes structures afin de disposer d’un réseau culturel intégré, cohérent et efficace.
La Chine dispose de neuf centres culturels qui, selon les mots de Wen Dayan, ont connu un déploiement désordonné. Les premiers ont été créés en 1988 à Port Louis (Ile Maurice) et à Cotonou (Bénin), puis au Caire (2002), à Paris (2002), à Malte (2003), à Séoul ( 2004), à Berlin (2008), à Tokyo (2009) et à Oulan Bator (2009). Les prochaines implantations sont prévues en Espagne, Russie, Thaïlande, Belgique, Serbie, à Singapour et au Canada, Mexique, Pakistan, Nigéria, Sri Lanka.
La politique d’influence chinoise se dit attentive aux voisins – que la Mission n’a pourtant jamais entendu mentionnés lors de ses entretiens en Chine –mais aussi aux Etats-Unis et à l’Europe parce que ce sont les pays les plus industrialisés et ceux qui siègent au Conseil de sécurité. Selon Wen Dayan, ces pays ont le ministère de la parole et le pouvoir décisionnel. Il explique que les choix géographiques sont difficiles car des continents demeurent sous influence, américaine pour l’Asie et européenne pour l’Afrique.
La politique culturelle brésilienne va de pair avec l’expansion diplomatique (68 ambassades ont été créées récemment, souvent avec une dimension culturelle). Le Brésil dispose de 22 centres culturels sur 3 continents et 7 instituts.
Le ministère des affaires étrangères brésilien travaille avec tous les acteurs culturels brésiliens. Chaque année, 150 des 220 postes diplomatiques présentent au ministère leur programmation culturelle annuelle. Le ministère semble mener une diplomatie culturelle tous azimuts. À la différence des autres pays émergents, le Brésil met en avant toutes ses composantes culturelles, de la musique au livre en passant par les arts plastiques.
L’organisation de la direction culturelle du ministère des affaires étrangères brésilien
Le ministère des affaires étrangères comprend six divisions :
– la première est en charge des opérations de diffusion culturelle et de la négociation des accords bilatéraux ;
– la seconde s’occupe des institutions et sujets multilatéraux, notamment de la diversité culturelle ainsi que des initiatives régionales ;
– la troisième traite de la coopération en matière d’éducation (bourses pour les étudiants étrangers, accords bilatéraux) ;
– la quatrième est consacrée à la promotion du pays au travers des publications à l’étranger et du programme « leaders d’opinion » ;
– la cinquième travaille à la promotion de l’audiovisuel ;
– la dernière concerne la diffusion de la langue portugaise.
Le Brésil dispose donc d’environ 30 centres et instituts culturels, principalement installés en Amérique du Sud et en Asie, très peu dans les pays occidentaux. À la différence de la Chine, le Brésil ne s’intéresse pas aux pays prescripteurs. Cela est d’ailleurs conforme à la volonté diplomatique brésilienne de privilégier le dialogue Sud-Sud. Il faut compter dans le réseau culturel les 70 « lectorats » auprès des universités (professeur brésilien qui fait figure de référence sur le Brésil pour le pays).
Afin de sortir de sa léthargie la politique d’influence culturelle, le gouvernement russe a depuis 2005 pris plusieurs initiatives. Outre la mise en place d’un programme fédéral de promotion de la langue russe, a été créée, sous la tutelle du ministère des affaires étrangères, une agence fédérale pour la CEI, les compatriotes de l’étranger et la coopération internationale qui gère le réseau des représentations culturelles mais aussi l’organisation des années croisées.
La Russie est implantée dans 74 pays au travers de 58 centres culturels et 25 représentations qui dépendent des consulats. L’ouverture de ces centres s’accélère, deux nouveaux à Madrid et Rome étant prévus en 2011 confirmant la priorité donnée désormais aux pays occidentaux. Dans leur répartition territoriale, l’espace post-soviétique a clairement été privilégié jusqu’à présent. L’autorisation a néanmoins été refusée dans deux républiques baltes. Les autres implantations correspondent à l’héritage soviétique. Pour autant, l’ambassadeur de Russie en France estime que la Russie a une vocation universelle mais manque de moyens pour être présente partout dans le monde.
La diplomatie culturelle indienne ne semble guère mobiliser l’énergie gouvernementale. L’Inde déploie certes un réseau de centres culturels. Ils sont aujourd’hui au nombre de 26 et l’ouverture prochaine de quinze nouveaux centres est prévue notamment à Paris, Mexico et Sao Paulo, Prague et Rome, la plupart se situant néanmoins en Asie.
La politique culturelle à l’étranger, qui est d’abord tournée vers la zone de prédilection régionale, relève d’une agence gouvernementale, l’Indian Council for cultural relations dont le budget a été multiplié par trois en quelques années. Créée dans les années cinquante et présidée par un personnage politique de premier plan, cette institution a en charge, outre la gestion des centres culturels et plus généralement la promotion de la culture et de la langue indiennes, l’attribution de bourses aux étudiants étrangers (environ 3500 par an) ainsi que le financement de chaires dans les universités.
Certains observateurs considèrent néanmoins que l’Inde n’exploite pas suffisamment ses atouts dans le domaine culturel envers l’étranger. Ils regrettent que l’Inde ne soit pas un pays d’exportation culturelle et que l’ouverture culturelle n’y soit pas organisée.
C’est probablement en Afrique du Sud que la diplomatie culturelle est la plus embryonnaire. L’Afrique du Sud ne dispose pas à ce jour de structure en charge de la politique d’influence culturelle. Les autorités ont cependant l’intention de créer une direction des affaires internationales au sein du ministère de la culture ainsi qu’une direction de la coopération au sein du ministère des affaires étrangères.
La principale difficulté réside dans l’absence de relève pour les cadres post-apartheid. L’Afrique du Sud s’intéresse donc aux cadres des autres pays africains et notamment francophones. La France a formé 400 diplomates sud-africains au français car le français est encore un passeport pour de nombreux pays.
Pour la première fois sera organisée en 2012 une saison France-Afrique du Sud. Les Sud-Africains comptent tirer profit de cette expérience pour la reproduire ensuite avec l’Inde (en 2014) et le Brésil. La Mission n’a pas recueilli d’informations sur l’ouverture de centres culturels.
2. La politique d’influence décentralisée
De la même manière que la coopération décentralisée a connu un essor incontestable ces dernières années, certaines grandes villes des pays émergents développent un politique de rayonnement culturel propre. C’est le cas notamment de Shanghai.
La politique de la ville de Shanghai
L’exposition universelle qui s‘est tenue du 1er mai au 31 octobre 2010 a été l’exemple le plus spectaculaire de la volonté de Shanghai de se faire une place sur la scène culturelle internationale. Plus de quatre milliards de dollars y ont été consacrés. L’exposition fut la traduction de la politique active que mène la ville dans ce domaine.
L’ancien site de l’exposition fait l’objet de plusieurs projets de reconversion qui portent notamment sur la création de musées. Les autorités de Shanghai souhaiteraient à cet égard bénéficier de l’expertise des musées du Louvre et d’Orsay ainsi que du centre Pompidou. Parallèlement, est en construction un centre de danse international qui veut notamment s’inspirer de la Biennale de Lyon.
D’après les interlocuteurs rencontrés, Shanghai veut accéder au statut de « ville universelle ». Shanghai ne conteste pas à Pékin la position de centre culturel de la Chine mais elle prétend être le centre des échanges culturels de la Chine et la capitale de la culture internationale.
3. Les success stories privées
L’Inde est un exemple intéressant de pays qui semble exercer un « soft power » sans que celui-ci relève véritablement d’une initiative publique. Si le rayonnement culturel indien est indéniable, la Mission a été frappée par le faible intérêt que manifestent les autorités pour ce sujet. Celles-ci n’ont pris aucune part au succès de Bollywood et ne semblent pas vouloir l’exploiter. Selon Monique Dagnaud, directrice de recherche au CNRS, avec leur cinéma, les Indiens ont créé la superstructure avant la structure.
Jusqu’aux années 90, le cinéma de Bollywood, trop commercial, n’est pas considéré par les élites comme faisant partie de la culture indienne. Mais la prise de conscience du lien que celui-ci établit avec la diaspora et l’évolution de l’industrie du cinéma ont contribué à infléchir cette opinion.
L’industrie cinématographique de Bollywood n’a pas de vocation internationale initialement tandis que sa réussite n’est pas le fruit d’une politique publique mais le fait d’entrepreneurs privés. L’industrie cinématographique reste locale avec un faible développement international qui s’explique par le refus de s’adapter aux goûts locaux (contrairement à ce qui est traditionnellement identifié comme l’une des clés du rayonnement du « mainstream » américain). Le marché intérieur suffit en effet à rendre solvable cette industrie. D’après Monique Dagnaud, le cinéma en Inde est à la fois un investissement productif, un atout identitaire et une passion nationale dans lequel l’Etat ne joue presque aucun rôle si ce n’est en pratiquant un protectionnisme fort à l’égard des productions étrangères (jusqu’en 1992, il était ainsi interdit de sous-titrer ou de traduire les films étrangers).
Le premier motif d’exportation du cinéma indien est la satisfaction de l’immense diaspora indienne. L’image d’une Inde rêvée et traditionnelle qu’elle a quittée y joue un rôle fédérateur. Dans un deuxième temps, cette diaspora, comme nous le verrons plus avant, peut utilement servir de relais.
Depuis que l’industrie cinématographique est installée, l’image offerte par les films accompagne néanmoins l’ensemble des activités économiques et politiques à l’étranger par le biais de l’Indian Brand Equity Foundation. À l'abri des festivals se développe une intense activité économique. Il semble en effet, d’après les observations de la Mission, que la culture soit à l’étranger un accessoire de l’économie alors même qu’elle revêt une telle importance dans le pays.
Le Brésil bénéficie aussi du concours du secteur privé grâce à l’incroyable succès des telenovelas. Celles-ci sont un puissant moyen de diffusion linguistique puisqu’elles sont diffusées dans le monde entier, souvent par des chaînes nationales.
Les telenovelas
La diffusion de telenovelas au Brésil se confond avec les débuts de la télévision. En 2010, TV Globo a célébré ses quarante-cinq années de création de telenovelas. Entre 1965 et 2010, deux cent cinquante-trois telenovelas et soixante-six mini séries ont été créées. TV Globo est le principal producteur de telenovelas, la concurrence supplantée dans les années 1970 demeurant faible. Depuis 1995, la chaîne dispose d’un site de production occupant 1,65 million de m2 et abritant dix studios d’enregistrement et diverses cités scénographiques où sont réalisées chaque année environ 2 500 heures de programmes.
Si les telenovelas sont aujourd’hui victimes de la désaffection du public – l’audience a chuté de près de vingt points depuis 1980 mais reste autour des 40 % de parts d’audience – et de la concurrence d’autres produits audiovisuels, étrangers notamment, elles demeurent très rémunératrices car elles captent 75 % du marché publicitaire à la télévision.
En 1975, la telenovela « O Bem Amado » inaugure l’exportation des telenovelas brésiliennes. D’abord diffusée au Mexique, puis dans d’autres pays d’Amérique latine, la telenovela est diffusée en 1984 au Portugal qui occupe depuis 1977 une place à part dans le marché international grâce à la diffusion sur RTP (Rádio et Televisão de Portugal) de la telenovela tirée du roman de Jorge Amado, Gabriela. L’immense succès de cette telenovela sera déterminant pour les années suivantes où en moyenne deux telenovelas brésiliennes seront diffusées chaque année sur la chaîne. En 1981, « Escrava Isaura » va élargir considérablement le marché international en devenant – et restant très longtemps – la telenovela brésilienne la plus vendue dans le monde avec 79 pays acheteurs.
Le Brésil exporte aujourd’hui régulièrement ses telenovelas dans plus d’une centaine de pays. Si le pays a vendu ses telenovelas à environ 180 pays, une centaine d’entre eux constituent le marché principal de vente puisqu’ils achètent et diffusent annuellement au moins une telenovelas.
Afin d’être exportables, les telenovelas subissent des transformations qui ne se résument pas au simple doublage mais impliquent des transformations du format. Dès 1980, le groupe crée la Globo TV Network of Brasil chargée des adaptations et de la distribution des telenovelas dans le marché international.
TV Globo dispute le marché international aux autres groupes médiatiques latino-américains : le puissant groupe mexicain Televisa, Venevisión et RCTV du Venezuela, Telefe et Artear d’Argentine, Caracol et RCN de Colombie mais également à la production locale avec sa concurrente Rede Record Internacional qui, contrairement à TV Globo Internacional, fait partie intégrante de bouquets satellite ou de bouquets de chaînes câblées.
Le principal marché des telenovelas est l’Europe. Le Portugal est le premier marché mondial et le seul pour lequel la telenovela ne subit aucune transformation et ne nécessite pas d’être doublée. La Russie et la Roumanie sont les principaux acheteurs en Europe de l’Est. La Pologne, la Serbie et la République Tchèque constituent également des marchés importants. L’Afrique est une autre zone d’exportation importante avec notamment l’Angola et le Cap Vert, autres pays lusophones, mais également le Cameroun ou le Sénégal. En Amérique Latine, le Mexique, la Bolivie, le Chili, l’Equateur, le Nicaragua sont les principaux acheteurs. En Asie, Macao, pays lusophone, est le principal marché. Pour le Moyen-Orient et le Maghreb, la Turquie est le principal acheteur. La présence de telenovelas dans ces régions culturellement éloignée du Brésil s’explique en partie par leur coût inférieur aux productions américaines.
« Même si elles sont le véhicule d’une idéologie dominante et mondialisée, il est difficile de ne pas reconnaître d’une part, la grande valeur artistique de certaines d’entres elles et, d’autre part, la forme de résistance culturelle qu’elles représentent vis-à-vis des séries américaines qui inondent la planète en influençant, elles aussi, nos goûts, nos jugements, bref, notre vision du monde made in USA », tel est le jugement porté par Mme Erika Tomas en conclusion de son article « Les telenovelas : une passion brésilienne » (4).
B. Des recettes séculaires à la révolution numérique
Selon qu’ils cherchent à diffuser leur propre culture ou à accroître leur influence grâce à la culture, les pays émergents s’appuient sur des vecteurs différents. Au gré de leurs préoccupations et des moyens qu’ils souhaitent y consacrer, les pays émergents opèrent des choix : ils peuvent avoir recours aux outils traditionnels d’influence dont ils disposent mais qu’il leur faut éventuellement organiser. Ils peuvent aussi faire appel à des vecteurs modernes pour lesquels d’importants investissements sont nécessaires.
L’influence culturelle des pays émergents repose d’abord sur l’exploitation naturelle des éléments constitutifs de leur culture au premier rang desquels la langue et dans une moindre mesure, la religion. Ils peuvent également compter sur leur diaspora pour être des relais naturels de la culture nationale et des promoteurs de l’image du pays.
La langue est assurément le premier outil d’influence culturelle, la complainte sur la domination de l’anglais en étant une preuve suffisante.
Dans un récent entretien au magazine Le Point, Claude Hagège estime que la propagation d’une langue engendre une pensée unique. Selon lui, « la pensée unique n'est pas attachée par essence à une langue en particulier. Le chinois est d'ailleurs en passe de devenir une langue à diffusion mondiale [..]. À l’avenant de leur montée en puissance économique et politique, les Chinois sont en train de faire tout ce qu'ils peuvent pour répandre leur langue et leur culture. Il s'agit ni plus ni moins d'une attitude d'affrontement contre l'anglais afin d'en offrir une alternative. Le chinois pourrait donc à son tour parfaitement diffuser des contenus qui finiraient par répandre une certaine forme de pensée unique. [..] Les cultures ne se greffent pas les unes aux autres; elles s'affrontent. Et, au risque de vous décevoir, la coexistence pacifique n'est pas au programme. La Chine conçoit la diffusion de sa culture et de sa langue de manière offensive, et non pas comme un simple effort vers la sinisation du monde, en réponse à l'américanisation. » (5)
Les instituts Confucius et leur développement exponentiel sont probablement la face la plus visible, et à première vue, la plus impressionnante, de la politique chinoise de rayonnement culturel. L’essentiel de leur action est consacré à l’enseignement de la langue chinoise bien plus qu’à une véritable politique de diffusion culturelle. En dépit d’ambitions culturelles plus modestes qu’annoncées, il faut souligner l’ampleur des efforts consentis par la Chine et des moyens consacrés à la création d’un réseau d’influence.
Le réseau Confucius dans le monde croît régulièrement depuis la création du premier institut en 2004 jusqu'à atteindre 358 établissements dans le monde en 2011 comme le montre le tableau ci-dessous :
2004 |
2005 |
2006 |
2007 |
2008 |
2009 |
2010 |
2011 | |
Instituts Confucius |
6 |
42 |
118 |
205 |
249 |
282 |
322 |
358 |
Classes Confucius |
4 |
21 |
56 |
272 |
369 |
500 | ||
Pays |
49 |
66 |
78 |
88 |
96 |
105 |
Le réseau Confucius, qui est placé sous la tutelle du Hanban, bureau de promotion internationale de la langue chinoise relevant du ministère de l’éducation nationale, est constitué de deux types de structures qui fonctionnent comme des franchises :
– L'Institut Confucius (IC) est une institution à but non lucratif et à vocation éducative de droit local, créé dans le cadre d'un accord entre le partenaire local et le Hanban ;
– La classe Confucius (CC) est une classe d'enseignement de chinois ouverte dans un établissement de niveau primaire ou secondaire du pays d'accueil, créée dans le cadre d'un accord de partenariat soit entre l'établissement d'accueil et l'Institut Confucius auquel est rattachée la classe, soit entre l'établissement d'accueil et le Hanban.
Les instituts sont co-dirigés par un responsable chinois et un responsable local. Chaque université étrangère se voit désigner par le Hanban une université partenaire en Chine qui choisit le directeur chinois.
Pour 2010, selon le rapport annuel du Hanban, la répartition géographique des instituts est la suivante : 105 en Europe (31 pays), 103 en Amérique (12 pays), 81 en Asie (30 pays), 21 en Afrique (16 pays) et 12 dans le Pacifique (2 pays). 36 instituts ont été créés en 2011.
Les instituts emploient 4 109 enseignants dont la moitié est envoyée par le Hanban et l'autre moitié recrutés localement.
Le réseau Confucius accueille 360 000 étudiants : 250 000 dans les IC et 110 000 dans les CC, soit une augmentation de 56 % en un an ; en 2011, une augmentation de 39 % du nombre d'apprenants est prévue. 1 000 bourses ont été attribuées en 2010.
Le budget dédié ne croît pas dans les mêmes proportions. Le rapport 2010 fait état d'un budget de 167 millions de dollars (contre 119 en 2009), financé à parts égales par le Hanban et les partenaires locaux, soit un investissement moyen de 500 000 dollars par institut et de 60 000 par centre.
Evolution du budget annuel consacré aux instituts Confucius (en milliers de yuan) | |||||
Année |
2006 |
2007 |
2008 |
2009 |
2010 |
Budget |
350 000 |
459 840 |
819 242 |
1 228 258 |
1 102 088 |
Source : Institut Confucius, Rapport d’activité 2006-2010. |
L’implantation des instituts Confucius est par ailleurs révélatrice des principes auxquels la politique chinoise prétend obéir dans la définition de ses priorités, se distinguant ainsi des puissances occidentales. La directrice du Hanban que la mission a rencontrée explique ainsi que la création d’un institut répond à une demande locale et n’est pas dictée par les choix politiques faits à Pékin.
Ce qui ne va pas sans créer de problème car cela favorise un déploiement anarchique. Celui-ci ne donne au surplus lieu à aucune harmonisation, chaque institut travaillant différemment et étant régi par des statuts divers. Cela peut provoquer des conflits entre les instituts et le Hanban et contrarier la mise en œuvre d’une politique nationale notamment sur la question de la liberté d’expression. Cette souplesse est pourtant aussi à l’origine de la croissance rapide du nombre d’instituts.
D’après un ancien diplomate allemand, aujourd’hui conseiller du Hanban, les Chinois n’étaient pas préparés à faire face à cette demande et ont dû bâtir leur réseau d’enseignement chinois à l’étranger à partir de zéro.
En Russie, la politique d’influence culturelle a connu un trou d’air après la chute de l’Union soviétique pour être réactivée à partir de 2005. Depuis la fin de l’ère soviétique, on constate un recul de la langue russe dans les anciens pays du bloc de l’Est. Alors que les anciennes démocraties populaires ont souhaité faire table rase du passé soviétique en gommant tous les éléments d’influence culturelle russe, les anciennes républiques soviétiques ont mené une politique de « dérussification » au profit de la langue nationale. Dans le même temps, la mondialisation a favorisé l’émigration de populations russophones principalement en Allemagne, au Royaume-Uni, en Israël, en Australie et aux Etats-Unis.
Pour l’ambassadeur de Russie en France, la sauvegarde de la langue est essentielle pour un pays. Depuis 2005, la Russie a donc mis en place un programme dénommé « langue russe » qui encourage l’apprentissage du russe dans de nombreux pays.
La politique d’influence russe comporte une dimension religieuse singulière au regard des autres pays étudiés. La volonté de renouer avec le passé impérial, qui sous-tend la politique russe actuelle, oblige à récupérer l’héritage culturel et religieux de l’empire. Vladimir Poutine a notamment œuvré à la réunification du Patriarcat de Moscou et de l’Eglise orthodoxe russe hors frontières.
L’Eglise est en effet très active à l’étranger. Cela se traduit par la construction d’édifices religieux, à Paris mais aussi à Tallinn en Estonie, ou par des restaurations prestigieuses comme à Jérusalem, qui font figure de carte de visite de la Russie : les églises orthodoxes font partie des signes distinctifs de la Russie dans le monde.
En outre, chaque église à l’étranger comprend une école paroissiale pour enseigner la langue russe mais ces structures sont confrontées au manque de moyens et de locaux. L’église orthodoxe joue également un rôle fédérateur pour tous les émigrés russes.
Dans une moindre mesure, le bouddhisme constitue un puissant facteur d’attraction pour l’Inde. La Chine cherche également à remettre au goût du jour Confucius.
La Chine et l’Inde comptent parmi les plus grandes communautés émigrées au monde. 60 millions de Chinois vivent hors de Chine continentale. 25 à 30 millions d’Indiens sont répartis dans 110 pays. Un ministère a été créé à leur intention en 2005, le ministry of overseas indian affairs, traduisant, comme d’autres mesures récentes, l’intérêt que le gouvernement porte à la communauté indienne à l’étranger.
Source : The Economist.
Pour la Russie, la communauté russophone est un partenaire essentiel pour la diffusion de l’influence russe, le seul sur lequel la Russie a véritablement investi des moyens.
Les émigrés sont les meilleurs promoteurs du pays et de la culture nationale à laquelle ils restent très attachés malgré une intégration souvent réussie. En outre, grâce à Internet, le lien avec la mère patrie peut désormais être permanent.
2. L’explosion des investissements
À l’ère de la globalisation, les politiques d’influence culturelle ne peuvent s’en remettre exclusivement aux vecteurs traditionnels mais doivent investir dans de nouveaux outils susceptibles de favoriser le plus efficacement le rayonnement des pays émergents.
Si les médias et le cinéma en sont les agents privilégiés, certains pays ne négligent pas d’autres domaines, plus éloignés des nouvelles technologies comme les arts.
Après la langue, les médias constituent le deuxième axe majeur de la politique chinoise d’influence culturelle. Mais la Chine est le seul pays émergent à avoir investi si massivement dans les médias.
À n’en pas douter, la Chine s’est inspirée du succès d’Al-Jazeera. En effet, l’irruption inattendue de ce nouvel acteur majeur du paysage audiovisuel mondial doit aussi beaucoup à l’implication des autorités du Qatar. De nombreux travaux ont porté sur l’émergence et le rôle aujourd’hui aujourd’hui incontournable de cette chaîne. Malgré son vif intérêt, la Mission a choisi de ne pas les évoquer car ils dépassent son champ d’investigation.
En décembre 2008, lors de son intervention pour le cinquantenaire de la télévision publique nationale, Li Changchun, secrétaire du département de la propagande, définit les objectifs assignés aux médias chinois afin de permettre au monde de mieux connaître la Chine et à la Chine de mieux connaître le monde mais aussi pour contrer la « désinformation occidentale ». Il s’agit de porter les médias chinois à « un nouveau niveau » pour renforcer la « propagande extérieure » et la « capacité de communication de la Chine ». Les grands médias nationaux doivent devenir des médias internationaux de premier plan afin de « guider l’opinion publique », « faire la promotion » du modèle chinois et « influencer plus efficacement le monde ». (6)
L’année 2008, année olympique, a, selon plusieurs interlocuteurs dans le domaine des médias rencontrés par la mission, marqué un tournant pour la Chine dans l’appréhension de la communication en direction de l’étranger. Les images des incidents lors du relais de la flamme olympique ont marqué les esprits et blessé les Chinois. Les autorités ont alors réalisé que la voix chinoise ne portait pas suffisamment sur la scène internationale. Les médias eux-mêmes ont relayé cette prise de conscience. Ainsi la version anglaise de Global Times, quotidien sur l’actualité internationale, a été lancée en avril 2009 s’appuyant sur la langue anglaise pour véhiculer la vision chinoise. Plusieurs interlocuteurs ont souligné le changement de stratégie opéré dans le même temps par ces médias : ils ne cherchent plus seulement à faire de la « propagande » mais de la communication vers l’étranger.
Les médias chinois à vocation internationale
China Radio International : troisième radio du monde, présente à l’étranger depuis 1958. Diffusion radio en 43 langues ; site internet proposant des contenus en 48 langues ; 31 bureaux de correspondants dont des bureaux francophones à Dakar, Bruxelles, Genève et Paris. Dispose d’une station FM à Nairobi.
Xinhua (agence de presse) : 12 600 employés dont 4 700 journalistes. 400 correspondants dans le monde. 141 bureaux à l’étranger dont 7 bureaux à vocation régionale (objectif de 200 d’ici 2020), trois en français (Paris, Bruxelles, Genève) et dans chaque pays africain francophone. Diffusion d’information en huit langues (chinois, anglais, français, russe, espagnol, arabe, portugais, japonais) et dans différents formats (écrit, image, son, internet, téléphonie) ;
CCTV (China central television) : télévision nationale qui dispose de cinq chaînes à l’étranger : anglophone (CCTV International ou CCTV9 depuis 2000) qui compte 2,3 millions d’abonnés, francophone (CCTV-F depuis 2007), hispanophone (CCTV-E), arabophone (CCTV-arabic depuis 2009) et russe (2009). 20 bureaux de correspondants. Partenariats noués avec plus de 200 groupes étrangers dans 134 pays ;
CNC World : chaîne d’information en continu, lancée par l’agence de presse Xinhua, en juillet 2010, disponible en anglais et en chinois. Projets de diffusion en français, espagnol et arabe ;
Shanghai Media Group : empire de la télévision, de la radio et d’internet. Capital de 12 milliards de yuans, 5 000 employés ;
Phoenix Television : Le groupe de télévision, établi à Hong Kong possède six chaînes de télévision dont deux sont diffusées, l’une en Amérique du Nord et l’autre en Europe ;
China Daily et Global Times, qui appartient au Quotidien du peuple, journal gouvernemental. Ce sont les deux grands quotidiens nationaux en anglais.
Le développement des médias n’a pas seulement pour but le rayonnement culturel mais aussi des visées économiques car ce sont des industries très rémunératrices.
La télévision TV Brasil, créée il y a deux ans seulement, a vocation à diffuser les programmes brésiliens à l’étranger, d’abord à destination de l’Amérique du Sud, et à s’adresser à la diaspora. Depuis mai 2010, la chaîne diffuse depuis Maputo, capitale du Mozambique, en direction des pays africains de langue portugaise. Le Brésil ne prévoit pas pour le moment de créer une grande chaîne internationale.
En revanche, les chaînes privées sont très fortes. TV Globo, qui est le principal producteur de programmes brésiliens, exporte directement ses productions, notamment les célèbres « telenovelas ». Il n’existe pas réellement d’agence pour soutenir la production audiovisuelle au Brésil, y compris pour son exportation. Celle-ci est, d’après les mots d’un diplomate brésilien rencontré par la Mission, une tradition. « Cela se fait tout seul » ajoute-t-il.
Les chaînes russes sont diffusées par satellite dans le monde entier. On signalera que le russe est l’une des langues de diffusion d’Euronews dont la Russie est le troisième actionnaire. La volonté de dépasser l’espace russophone est néanmoins à l’origine de la création de la chaîne Russia Today, en anglais en 2005, en arabe, en 2007 et en espagnol en 2009. Son budget de fonctionnement s’élève à 60 millions d’euros par an. Les informations sur la notoriété et l’audience de la chaîne sont rares.
La Russie comble son retard dans les medias et les nouvelles technologies de communication dans lesquelles le pays occupe une place originale. Internet en Russie échappe en effet au contrôle des géants anglo-saxons. Qu’il s’agisse de moteur de recherche, de messagerie ou de réseaux sociaux, les Russes ont développé leurs propres outils.
La Mission a pu visiter le salon d’art contemporain « Art stage Singapour » dont la deuxième édition a attiré 31 000 visiteurs. Cette manifestation est soutenue par tous les décideurs locaux de Singapour et notamment par l’Economic Developpement Board (EDB), agence gouvernementale dont la mission est de créer un environnement propice aux investissements étrangers. Dans ce sens, a été adoptée une mesure très incitative qui établit un port franc pour l'art contemporain, avec l'exception suivante : les œuvres entrent et sortent du port franc pour être exposées dans Singapour. Cette mesure est aussi un outil de fixation des grandes fortunes asiatiques.
« Art stage » est un grand marché d’art contemporain qui regroupe plusieurs galeries de Singapour, Pékin, Shanghai, Hongkong, d’Australie et de Malaisie. Cette foire, organisée par Lorenzo Rudolf, ancien directeur d’Art Basel, rencontre un grand succès et permet de faire monter la cote de nombreux artistes.
Singapour s’est engagée dans l’art contemporain afin de cultiver sa singularité. Comme un écho à son développement économique fulgurant, ses responsables font tout pour prendre une place incontournable sur le marché de l’art contemporain.
La cité-Etat doit prochainement se doter de la « Singapore National Art Gallery » dont le chantier a été confié à un architecte français. Dédié aux arts du sud-est asiatique, cet espace de 60 000 m2 sera inauguré en 2015. À l'instar des projets chinois, Singapour mise sur la réalisation d’équipements culturels importants sans savoir vraiment ce qu’ils accueilleront en leur sein.
Les équipements culturels jouent un rôle dans le rayonnement culturel. Par la construction de bâtiments dotés d’une identité architecturale forte, les pays cherchent à se faire remarquer. Ces monuments deviennent la marque de la ville ou du pays. On peut citer le cas de Marina Bay Sands à Singapour ou en Chine de l’opéra de Pékin.
Le cinéma est une industrie plus difficile à développer que la télévision mais plus facile à exporter.
L’Inde est le seul pays émergent à avoir bâti une industrie cinématographique. Comme on l’a vu précédemment, celle-ci répond d’abord à la demande de la population indienne. Les recettes à l’étranger ne représentent qu’environ 15 % du chiffre d’affaires de l’industrie cinématographique. Bollywood, qui en est le lieu de production le plus emblématique, produit seulement 300 des 1200 films indiens annuels (des studios sont en effet répartis sur tout le territoire).
Le cinéma est l’élément central de la culture indienne. Dès la fin du XIXeme siècle, les Indiens ont été fascinés par cette nouvelle technologie qui fait écho à leur propre culture : les images jouent un rôle important dans la religion hindoue.
Dans le cas indien, l’image offerte par les films de Bollywood est en décalage avec la réalité. Cette image fantasmée relève plus du matériau publicitaire. Mais avec elle, le cinéma indien a réussi à créer une marque « Inde » identifiée dans le monde entier. Elle permet en outre de présenter une vision très unifiée d’un continent complexe et divers.
La Chine développe actuellement son industrie cinématographique, notamment en signant des accords de coproduction. Les salles de projection connaissent une croissance exponentielle : la Chine compte 6 200 écrans ce qui la place au second rang mondial derrière les Etats-unis. Le cinéma, qui ne dépend pas du ministère de la culture, est soumis à une censure exigeante. La Chine produit aujourd’hui plus de 500 films par an, un tiers seulement sort en salles et moins d’un dixième est exporté. Mais les productions chinoises, commandées par le gouvernement, ont jusqu’à présent été des échecs retentissants. Un réalisateur rencontré par la Mission fournit l’explication suivante : le cinéma chinois parle de la création de l’empire quand le cinéma américain s’intéresse à l’écroulement de l’empire. Le cinéma illustre la contradiction que doit résoudre la Chine entre la volonté gouvernementale de projeter une image rêvée de la Chine et le soutien nécessaire à la création pour développer les industries culturelles et satisfaire la demande intérieure.
Pour le Brésil, l’activité cinématographique est marginale par rapport à la production télévisuelle.
En Afrique du Sud, ce sont les entreprises privées qui sont présentes dans le domaine du cinéma et tirent leur force plus de la distribution que de la production. La société Multichoice a ainsi acheté récemment pour 25 ans les droits de tous les films primés depuis 30 ans au festival panafricain de Ouagadougou. Cette société devient ainsi le plus gros diffuseur de cinéma en Afrique et oblige les spectateurs de ce cinéma à s’abonner à la télévision sud-africaine.
Le très dense réseau de salles de l’ère soviétique a disparu de même que le financement du cinéma russe. L’espace ainsi libéré est aujourd’hui occupé par les productions occidentales. Le Gouvernement souhaite le retour d’une production nationale autour de films patriotiques et d’art et d’essai mais ne semble pas œuvrer en ce sens.
d) L’organisation d’événements internationaux
Avec les Jeux olympiques puis l’Exposition universelle de Shanghai, la Chine a démontré aux yeux du monde sa capacité à organiser avec succès des événements d’envergure mondiale. La Chine s’est installée sur la scène internationale grâce à ces manifestations.
Dans le développement de leur influence culturelle, les pays émergents se heurtent à des limites de différents ordres qui sont aisément compréhensibles au vu de la jeunesse des politiques en la matière. Rappelons que la France vient seulement, après des débats difficiles, de réformer son action culturelle extérieure.
La première d’entre elles tient aux moyens consacrés à cette politique, qu’ils soient financiers ou humains. Tous les pays émergents ne peuvent consacrer à leurs outils d’influence les sommes considérables mobilisées par la Chine. L’autre difficulté provient du manque de ressources humaines. À plusieurs reprises, les interlocuteurs de la Mission en Chine ont fait observer que les autorités sont confrontées à l’absence d’expertise en matière d’enseignement comme de gestion culturelle.
La seconde concerne l’implication à géométrie variable des pouvoirs publics ainsi que l’ambiguïté de ceux-ci sur les finalités poursuivies : celles-ci semblent majoritairement économiques dans le cas de l’Inde et politiques dans celui du Brésil.
Autre difficulté : l’absence d’ouverture, quand ce n’est pas la censure, en Chine ou à Singapour, s’avère peu compatible avec les ambitions en matière de rayonnement culturel. Celle-ci assèche le vivier d’artistes et entrave la créativité.
En Chine, le problème devient sérieux pour les chaînes de télévision notamment : si ces dernières veulent être attractives, elles devront faire place à une plus grande diversité comme a su, dans une certaine mesure, le faire Al-Jazeera au Moyen-Orient.
Enfin, les interrogations sont également nombreuses sur la qualité du contenu culturel proposé. Cela est vrai pour les pays dépourvus de tradition culturelle à l’instar de Singapour mais aussi pour la Chine. Tous les observateurs s’accordent pour reconnaître la qualité des « infrastructures » : les autorités ont créé de nombreux outils, ont investi massivement mais peinent à définir une stratégie et à préciser quelle culture et quelles valeurs elles entendent exporter.
Certains des interlocuteurs rencontrés en Chine considèrent que la politique d’influence culturelle se trouve encore dans une phase d’expérimentation dont les leçons n’ont pas été tirées.
Tous les commentaires entendus en Chine se rejoignent pour pointer la perplexité des autorités chinoises. Selon l’ambassadeur de France en Chine, le pays semble se chercher un peu. La Chine traverserait une crise culturelle et morale. L’idéologie a créé un vide moral dans le pays faute d’éducation et de culture de base qu’il lui faut combler pour encourager une culture moderne et populaire.
Dans un article du quotidien Shanghai Daily du 22 décembre 2011, intitulé « China’s cultural commodities project soft power globally », les journalistes font valoir que pour devenir globale, la culture chinoise doit d’abord s’implanter en Chine. Selon eux, aucun produit culturel qui ne serait pas compétitif à l’intérieur des frontières ne survivrait dans les autres pays.
Plusieurs interlocuteurs se sont en effet interrogés sur le sens et le contenu de la culture chinoise, certains allant jusqu’à souligner l’incapacité des Chinois aujourd’hui à définir leur propre culture. Pour eux, cette difficulté fait figure de vice originel de la politique d’influence culturelle chinoise. En misant sur la diffusion culturelle par l’enseignement de la langue, les Chinois ont choisi la voie la plus facile, celle qui procure le plus rapide retour sur investissement.
La culture ancienne considérée comme une menace a été largement détruite. La culture contemporaine est aussi perçue comme une menace pour la stabilité et la conservation du régime. Pour les autorités, la culture n’est pas synonyme d’épanouissement personnel mais participe de l’identité nationale.
D’importants moyens sont mis au service de la culture officielle. En revanche, la production indépendante ne bénéficie d’aucun soutien. Un conseiller culturel français souligne ainsi le décalage actuel entre l’intérêt occidental pour la création chinoise contemporaine et la volonté gouvernementale de défendre une culture officielle.
Les chercheurs rencontrés à Shanghai mettent en doute la foi de la population dans les initiatives culturelles du gouvernement considérant que la crédibilité de ce dernier est largement entamée. Selon eux, Internet est devenu le véritable lieu d’expression de la culture populaire.
Enfin, le terme de soft power, qui est apparu pour la première fois dans le vocabulaire des autorités lors du 17ème Congrès, est très populaire en Chine mais sa définition ne semble pas partagée par tous. En outre, celui-ci est peut-être l’objet d’une interprétation erronée : le soft power se traduit par une forme de séduction naturelle grâce à l’exportation d’un modèle attractif et non par la construction à marche forcée d’une identité internationale.
Malgré les limites qui viennent d’être soulignées, les efforts consentis par les pays émergents doivent être mis en regard de la politique actuelle des grandes puissances en matière de rayonnement culturel.
La diminution des moyens de la présence culturelle à l’étranger de la France mais aussi des autres pays européens, devrait être pour la prochaine législature examinée et probablement révisée à la lumière des enseignements de ce rapport.
Alors que les pays émergents manifestent un intérêt croissant pour l’influence culturelle, il est essentiel que la France prenne pleinement conscience de la nouvelle donne culturelle mondiale et fasse le nécessaire pour s’y adapter et continuer ainsi à diffuser ce qui constitue l’un de ses principaux atouts aux yeux du monde : sa culture.
La commission examine le présent rapport d’information au cours de sa séance du mardi 6 mars 2012 à 17 heures.
Après l’exposé des co-rapporteurs, un débat a lieu.
M. Jean-Marc Roubaud. Je voudrais revenir sur trois questions qui ont été évoquées en filigrane : pourriez-vous nous indiquer la part de leur budget que les pays émergents consacrent à la culture ? Qu’en est-il de la liberté d’expression et de création ? Ces pays souhaitent-ils nouer des partenariats avec les grands musées français ?
M. Hervé de Charette. Je vous remercie pour cet exposé très intéressant sur un sujet important. La politique étrangère française a toujours sous-estimé ce volet de l’action internationale : le rayonnement culturel est loin d’être la priorité de nos ambassadeurs, bien qu’il relève incontestablement du ministère des affaires étrangères alors que les compétences du ministère de la culture sont limitées au territoire français ; il en résulte que ce sont ces moyens qui sont les premières victimes de restrictions budgétaires de plus en plus marquées depuis une quinzaine d’années. Pourtant, si nous pensons que la France a une vocation mondiale, elle doit mener une politique culturelle active à l’international, comme les pays émergents ont entrepris de le faire.
Je me permets de protester aimablement contre la non-prise en compte de l’une de mes demandes : j’ai souhaité, il y a quelque temps, que le rapport sur la situation à Jérusalem rédigé par les consuls des Etats membres de l’Union européenne soit transmis aux membres de la commission ; ma demande n’a pas été satisfaite et je voudrais qu’elle le soit dès que possible.
M. François Rochebloine. Comme les rapporteurs l’ont indiqué, le rayonnement des pays émergents repose sur l’organisation de grands événements, culturels, mais aussi sportifs. Ce fut le cas des Jeux olympiques de Pékin et des Jeux du Commonwealth en Inde, d’importantes compétitions de football au Brésil et, très prochainement, en Russie.
Selon vous, comment le rayonnement de la France évolue-t-il dans les pays émergents ? La réduction des moyens financiers a-t-elle des conséquences négatives observables ?
M. Didier Mathus, co-rapporteur. Il est difficile de consolider les moyens que tel ou tel pays consacre à la culture, d’abord parce que rares sont ceux qui sont dotés d’un ministère de la culture avec un budget pour la politique internationale – et, lorsqu’il en existe un, comme en Chine, il n’a qu’un rôle modeste au regard de celui du ministère de la culture français –, ensuite parce qu’une part du financement relève du secteur privé, ce qui est le cas de Bollywood, par exemple.
La liberté est sous contrôle en Chine, c’est évident, Chantal Bourragué y reviendra.
Ces pays sont très demandeurs de partenariats avec les grandes institutions culturelles françaises car notre pays bénéficie d’une excellence image dans ce domaine. Ainsi, Shanghai souhaite construire, à court terme, sur le site de l’exposition universelle, deux musées directement inspirés du modèle du centre Pompidou et du musée d’Orsay ; la ville voudrait mettre en place un partenariat avec les musées français pour ce faire. De même, Singapour a développé un projet de musée national dont le bâtiment sera construit par un architecte français et dont le modèle sera le musée du Louvre.
Les pays émergents ont bien compris que, en dépit de son siège au Conseil de sécurité des Nations unies, c’est à sa culture, bien plus qu’à son armée ou son économie, que la France doit son aura dans le monde : ils veulent s’inspirer de ce modèle. Leur attitude ne peut qu’achever de nous persuader de l’absolue nécessité de préserver notre réseau culturel à l’étranger, qui est effectivement la première victime des économies budgétaires imposées au ministère des affaires étrangères.
Mme Chantal Bourragué, co-rapporteure. La liberté d’expression est en effet toujours sous contrôle. Un exemple : il y a des accords de coproduction de dessins animés entre la France et la Chine. Ces programmes sont diffusés en France mais ne peuvent pas l’être en Chine au bout de deux ans, car la censure ne s’est toujours pas prononcée.
Cela étant, les partenariats avec les musées sont très demandés, de même que les années croisées : année de la Russie en France, de la France en Russie, de l’Inde aussi. Ce sont des échanges très valorisés, de même que ceux entre musées, également très demandés.
La présence et les budgets français ne sont pas suffisants mais dans le même temps, la France reste le modèle. C’est indéniable et c’est important de savoir que la liberté culturelle, l’attractivité de la France, sont prises en compte et que la demande d’expertise française reste forte lorsqu’il s’agit de créer un musée ou de définir une politique d’attractivité des artistes.
Puis la commission autorise la publication du rapport d’information.
Liste des personnalités rencontrées
(par ordre chronologique)
1) À Paris
– Mme Aurélie Aubert, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8 (21 juin 2011)
– M. François Bernard Huyghe, chercheur à l’IRIS (21 juin 2011)
– M. Eddy Fougier, chercheur associé à l’IRIS (28 juin 2011)
– Mme Delphine Borione, directrice de la politique culturelle et du français au ministère des affaires étrangères et européennes, accompagnée de Mme Isabelle Ryckebusch, rédactrice (6 juillet 2011)
– Mme Fabienne Clerot, chercheur à l’IRIS (9 novembre 2011)
– M. Frank Melloul, directeur de la stratégie, du développement et des affaires publiques de l’Audiovisuel Extérieur de la France (15 novembre 2011)
– Mme Monique Dagnaud, directrice de recherche au CNRS (16 novembre 2011)
– M. Mohammed El Oifi, Maître de conférences à Sciences-Po (16 novembre 2011)
– M. David Teurtrie, professeur à l’université de Caen, chercheur à l'Observatoire des Etats post-soviétiques (22 novembre 2011)
– M. Michael Palmer, professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris III - Sorbonne Nouvelle (22 novembre 2011)
– Mme Laurence Auer, secrétaire générale de l’Institut français (23 novembre 2011)
– M. Frédéric Martel, écrivain et journaliste (29 novembre 2011)
– Son Exc. M. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie, accompagné de M. Kovalsky, conseiller aux affaires diplomatiques (29 novembre 2011)
– M. Guy de la Chevalerie, conseiller de coopération et d'action culturelle à l’Ambassade de France en Afrique du Sud (6 décembre 2011)
– M. Alexandre Kateb, économiste et maître de conférences à Sciences Po (6 décembre 2011)
– Son Exc. M. Rakesh Sood, ambassadeur d’Inde en France (13 décembre 2011)
– M. Alex Giacomelli, conseiller chargé des affaires culturelles à l’ambassade du Brésil (20 décembre 2011)
– M. Lu Jun, ministre conseiller culturel à l'ambassade de Chine, accompagné de Mme Pan Ning, deuxième secrétaire (21 décembre 2011)
2) En Chine (du 8 au 11 janvier 2012)
9 janvier 2012
– Son Exc. Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France et ses collaborateurs : M. Anthony Chammuzeau, conseiller de coopération et d’action culturelle, Mme Valérie Baraban, conseillère adjointe, M. Laurent Legodec, deuxième secrétaire, M. Olivier Delpoux, attaché audiovisuel, MM. Sébastien Cavalier et Nicolas Idier, attachés culturels
– M. Sun Shijun, vice-ministre chargé de la propagande au parti communiste chinois
– Réunion de travail sur les médias chinois : M. Liu Chang, professeur à l’Université chinoise de la communication et des médias de Pékin, M. Zhang Yong, directeur adjoint du service international du Quotidien du peuple, M. Wang Zhijiang, directeur adjoint au centre des programmes de Phoenix TV, Mme Tang Sa, chercheur à CCTV, M. Deng Qing Xu, directeur général adjoint de sina.com, M. Jiang Tao, directeur du service francophone de China Radio International, M. Chen Li Qun, grand reporter de l’agence de presse Xinhua
– Déjeuner avec des représentants du cinéma français et chinois : Mme Isabelle Glachant, productrice, représentante d’Unifrance en Chine, M. Lu Sheng, réalisateur, Mme Yang Ying, productrice, M. Zhang Xianin, professeur à l’Académie de cinéma de Pékin et représentant du cinéma indépendant chinois
– Mme Jing Wei, directrice adjointe du Hanban, Mmes Chen Mo et Xue Jiao, responsables au sein de la division des échanges internationaux du Hanban
– M. Laurent Croset, délégué général des Alliances françaises en Chine
– Réunion de travail avec des représentants de partenaires étrangers sur leur analyse du softpower chinois : Mme Sarah Taylor, chef de mission adjointe, ministre-conseiller à l’ambassade du Canada en Chine, Mme Barbara Alighiero, directrice de l’Institut culturel italien en Chine, M. Michael Kahn-Ackermann, conseiller auprès de la direction du Hanban, ancien directeur de l’Institut Goethe à Pékin, M. Charles Parton, conseiller à la délégation de l’Union européenne en Chine, M. Robert Fergusson, conseiller politique à l’ambassade d’Australie en Chine
– Dîner avec des membres de la communauté artistique et intellectuelle, français et chinois : Mme Bérénice Angremy, consultante, cofondatrice et directrice de la société Thinking Hands, M. Wang Ningde, photographe, M. Liu Bolin, performer, sculpteur, photographe, M. Liu Xiaodong, peintre et professeur à l’Académie centrale des beaux arts de Pékin, M. Jiang Pengyi, photographe, Mme Yu Hong, peintre et professeur à l’Académie centrale des beaux arts, M. Huang Rui, peintre, calligraphe, M. Chu Yibing, violoncelliste et professeur à l’Académie centrale de Musique de Pékin, Mme Wang Yuanyuan, chorégraphe, directrice du Beijing Contemporary Dance Theater, M. Wang Xiang, fondateur du théâtre Penghao, secrétaire de l’Association des jeunes dramaturges de Dongcheng, directeur artistique du 2ème Festival du théâtre de Nanluoguxiang, M. Meng Jinghui, dramaturge, metteur en scène, producteur, Mme Meng Mei, directrice d’une revue littéraire, M. Xiong Peiyun, professeur, Mme Hong Yin, écrivain
10 janvier 2012
– M. Wen Dayan, directeur adjoint de la division Europe de la direction des relations internationales du ministère de la culture
– Déjeuner avec des représentants d’institutions culturelles chinoises impliquées dans le rayonnement international de la Chine : M. Pu Tong, directeur du Centre pour les échanges culturels internationaux, ancien conseiller culturel à l’ambassade de Chine en France, Mme Feng Ying, directrice du Ballet national de Chine, Mme Yang Ling, vice-présidente de National Center for the Performing Arts, M. Ma Shulin, directeur adjoint du Musée national des Beaux Arts de Chine, M. Guo Xiaoling, directeur du Musée national de la capitale, Mme Zhang Yan, responsable des échanges avec l’Europe au Musée de la Cité Interdite, Mlle Zhu Xiaoyun, chargée de mission au département des affaires internationales du Musée national de Chine
3) À Shanghai (du 10 au 12 janvier 2012)
11 janvier 2012
– M. Emmanuel Lenain, Consul général de France à Shanghai et Mme Marion Bertagne, attachée culturelle
– M. Hu Hongqing, vice-directeur de l’Institut de recherche sur les arts de Shanghai
– M. Ji Lude, directeur du département des événements artistiques de l’Exposition universelle Shanghai 2010
– MM. Wang Xiaoyu et Zhang Hong, chercheurs de l’Institut de critique culturelle de l’Université de Tongji
3) À Singapour (du 12 au 13 janvier 2012)
12 janvier 2012
– Son Exc. M. Olivier Caron, ambassadeur de France, et M. Marc Piton, conseiller de coopération et d’action culturelle
– M. Beh Kian Teck, directeur pour l’Europe de l’Economic development board
13 janvier 2012
– M. Zainudin Nordin, parlementaire
– M. Mikael Koh, directeur du National Heritage Board
– M. Jean-François Milou, architecte du projet 2015, National Art Gallery
– Mme Ju Li Yeo, directrice adjointe au Ministère de la culture, et M. Colin Goh, directeur de Old Parliament House
– M. Lorenzo Rudolf, directeur de Art Stage Singapore
– Mme Lee Chor Lin, directrice du Musée National de Singapour
– M. George Loh, directeur à la National Research Foundation
1 () « Politiques d’influence : diplomatie publique et soft power », 16 mai 2010, www.huyghe.fr
2 () « bizarre expression à la mode désignant la façon "intelligente" de combiner le "hard power" lié à la prédominance économique et militaire des USA au "soft power" que lui confèrent son image améliorée, la séduction de sa prospérité et de son mode de vie, le succès de ses produits culturels, ses valeurs universelles, une approche plus multilatérales des relations internationales, etc. », selon François-Bernard Huyghe.
3 () « China’s cultural commodities project soft power globally », Wu Xia et Chen Junfeng.
4 () mars 2011, www.inaglobal.fr
5 () Le Point, n° 2053, jeudi 19 janvier 2012, p. 92,93.
6 () Propos cités par Fabienne Clérot, Médias chinois : une ambition mondiale, Monde chinois n° 24, hiver 2010-2011.
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