Onglet actif : Napoléon en débat

Napoléon
© Assemblée nationale
Deux siècles après sa mort, Napoléon Bonaparte reste le sujet de discussions nourries, intenses, passionnées à l’excès. Si sa figure a toujours intéressé les partisans d’un exécutif fort, il est des démocrates et de fervents républicains pour lui reconnaître d’avoir consolidé l’acquis de la Révolution, au moment où les monarchies coalisées menaçaient le pays qui avait osé proclamer les droits de l’Homme et du citoyen. D’autres, au contraire, lui reprochent d’avoir trahi les idéaux de 1789, au profit d’une expansion militaire et territoriale qui coûta des centaines de milliers de vies.
Où est la vérité de ce personnage hors norme ? Du « général Vendémiaire », qui mitrailla les factieux royalistes, à l’Empereur des Français couronné en grande pompe, comment le classer, comment l’appréhender ? Faut-il retenir Marengo, Austerlitz, ou bien les désastres de Trafalgar et de Waterloo ? Devons-nous témoigner notre reconnaissance au fondateur du Code civil, du Conseil d’État et de la Légion d’honneur, ou vouer aux gémonies l’homme qui renia ses convictions originelles en rétablissant l’esclavage et ne concéda que des droits fort limités aux femmes ?
Pour l’Assemblée nationale, le dilemme est particulièrement cruel. S’il n’est pas possible d’approuver l’homme du coup d’État antiparlementaire du 18-Brumaire, les députés n’oublient pas qu’ils lui doivent la célèbre colonnade du Palais-Bourbon, ainsi que la belle salle Empire où se réunit aujourd’hui la presse parlementaire.
La mémoire de Napoléon se trouve donc en débat et cela n’a rien de nouveau puisque, dès le mois de mai 1840, dans l’hémicycle, les députés s’affrontaient déjà sur la question de savoir s’il fallait ou non voter des crédits pour financer le retour des cendres de l’ex-empereur et la construction de son tombeau, aux Invalides.
Au milieu d’une séance sur la taxation des sucres en effet, le gouvernement d’Adolphe Thiers annonçait l’intention de Louis-Philippe, roi des Français, de rapatrier de Sainte-Hélène les restes mortels de Napoléon, un accord ayant été trouvé avec la jeune reine Victoria. Un projet de loi était déposé en ce sens.
Pour la monarchie de Juillet, il s’agissait au plan extérieur de démontrer qu’elle se trouvait en paix avec l’Angleterre, et au plan intérieur de réconcilier les Français. Dans l’opposition libérale comme dans la majorité, nombreux étaient les vétérans de l’Empire dont le régime voulait mériter les bonnes grâces et annexer la gloire, comme le vieux maréchal Clauzel, rapporteur du texte. Thiers, en outre, cherchait à renforcer sa position, au moment où sa politique égyptienne, visant à soutenir les velléités d’autonomie de Mehmet Ali contre l’Empire ottoman, causait de fortes réactions diplomatiques en Europe.
Ces petits calculs n’aboutirent pas : Thiers n’était déjà plus président du Conseil quand, le 15 décembre 1840, un char funèbre monumental conduisit Napoléon en sa dernière demeure, et Louis-Philippe parut faible et impressionné quand se présenta l’ombre de l’Empereur.
Il reste cependant de cet épisode une série de débats parlementaires du plus grand intérêt, dont j’ai souhaité la réédition, à partir des comptes rendus parus dans Le Moniteur universel.
La Chambre, quoique élue au suffrage censitaire, comportait des orateurs de premier ordre qui, argument contre argument, dans de splendides envolées oratoires, discutèrent aussi vigoureusement que respectueusement sur la mémoire de Napoléon. Si le député Gauguier, ancien officier, survivant de la campagne de Russie, déclara que « Dieu parut être étonné du génie surhumain de Napoléon », le démocrate Glais-Bizoin préconisait de « laisser dans son tombeau les idées bonapartistes, les idées napoléoniennes, que je regarde comme une des plaies les plus vives de notre ordre social, comme ce qu’il y a de plus funeste pour l’émancipation des peuples, comme ce qu’il y a encore aujourd’hui de plus contraire à l’indépendance de l’esprit humain »…
Alphonse de Lamartine, « quoique admirateur de ce grand homme » affirmait-il, ne voulait pas non plus se prosterner devant cette mémoire : « Je ne suis pas de cette religion napoléonienne, de ce culte de la force que l’on veut depuis quelque temps substituer dans l’esprit de la nation à la religion sérieuse de la liberté », lançait le poète, craignant que le goût de l’homme providentiel ne vienne un jour subvertir les droits du Parlement.
Ces débats nous montrent d’abord que l’Histoire est complexe et qu’on ne peut réduire de vastes mouvements à quelques mots lapidaires. Ils nous rappellent aussi que commémorer n’est pas célébrer, encore moins canoniser ! Personne ne prétendra que Napoléon Bonaparte ait été un saint laïc ; il fut un citoyen ambitieux qui, dans des circonstances exceptionnelles, se forgea un destin, lequel se confondit un moment avec celui de la France. Puis il y eut la chute, l’exil, la mort à Sainte-Hélène – et enfin la légende, qui traversa deux siècles d’effervescence politique.
L’héritage napoléonien ne peut pas plus être récusé qu’être revendiqué sans réserve. Comme le voulait Lamartine, il nous faut l’accueillir « avec recueillement, mais sans fanatisme ». C’est d’ailleurs l’attitude qui convient en présence de tout grand débat d’intérêt national.