Comité secret du vendredi 16 juin 1916

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Comité secret du vendredi 16 juin 1916

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Vendredi

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juin

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1916

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 CHAMBRE DES DÉPUTÉS

11e législature. - Session de 1916.

COMPTE RENDU IN EXTENSO

Comité secret du 16 juin 1916

PRÉSIDENCE DE M. PAUL DESCHANEL

La séance est reprise à trois heures moins un quart.

M. le président. Je déclare la Chambre formée en comité secret.

Je réponds au voeu exprimé par la commission du règlement en rappelant que nous sommes tous engagés d'honneur à ne rien révéler de ce qui sera dit au cours du comité secret-La Chambre veut-elle décider, conformément à l'avis de son bureau, qu'il sera établi une sténographie dont le texte, scellé séance tenante, demeurera déposé dans nos archives ? (Assentiment.)

J'ai reçu de M. Paul Bluysen une demande d'interpellation sur l'ensemble de la politique du Gouvernement.

Le Gouvernement ne fait pas obstacle à l'inscription de cette interpellation à l'ordre du jour d'aujourd'hui.

S'il n'y a pas d'opposition, il en est ainsi ordonné. (Assentiment.)

J'ai reçu de M. Maurice Binder une demande d'interpellation sur la coopération éventuelle des armées alliées sur le front français. Le Gouvernement ne fait pas obstacle à l'inscription de cette interpellation à l'ordre du jour d'aujourd'hui.

S'il n'y a pas d'opposition, il en est ainsi ordonné. (Assentiment.)

La parole est à M. Albert Favre.

M. Albert-Favre. Je cède mon tour de parole à M. Maginot.

M. le président. La parole est à M. Maginot.

Messieurs, ce n'est pas sans une profonde émotion que je monte à la tribune dans la circonstance.

Il est des moments, en effet, où ce qu'on considère comme son devoir est une chose délicate, difficile, je dirai même périlleuse a remplir. Ce n'est pas une raison suffisante, à mon sens, pour s'y dérober. Lorsque le sort de la patrie est en jeu, se taire, ne rien faire pour faire prévaloir les solutions qu'on juge bonnes, est peut-être commode; je ne crois pas que ce soit une façon consciencieuse de servir son pays. (Très bien ! Très bien !)

J'aime, comme vous tous, ici, la France par-dessus tout. Je n'ai dans ce débat qu'une préoccupation, la servir de mon mieux, la servir bravement, comme je me suis toujours efforcé de le faire. C'est le souci de son intérêt, anxieusement pesé, je vous l'assure, qui seul m'anime, comme il m'a toujours animé et qui vous anime tous.

L'heure est assez grave pour que chacun de nous, s'élevant à la hauteur de son devoir, n'ait en vue que l'intérêt du pays et ne puisse être suspecté de préoccupations misérables. S'il en est ici qui soient assez pervertis par la politique pour ne voir dans le débat qui s'engage qu'une joute entre des intérêts personnels ou qu'une querelle ordinaire entre champions et adversaires d'un cabinet, tant pis pour eux ; ils sont au-dessous de l'heure présente. (Applaudissements.)

Après vingt-deux mois de guerre, au bout desquels nous enregistrons les résultats que vous savez, il n'est tout de même pas étonnant que des représentants du pays, qui ont accepté la mission de veiller à ses intérêts, éprouvent le besoin de s'expliquer avec le Gouvernement sur la situation, de lui exposer leurs inquiétudes et de lui demander où il nous conduit. Ce qui pourrait paraître étonnant, c'est que jusqu'à présent, nous nous soyons tus.

Nous nous sommes tus par discipline; parce que nous estimions qu'il valait mieux ne pas aborder même certaines questions. Il n'est d'ailleurs pas démontré que le pays nous en ait su gré et qu'il ne nous demande pas compte un jour de ce grand silence. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

Nous nous sommes tus aussi parce que, jusqu'à ces derniers temps, trompés nous-mêmes, comme l'opinion publique, par l'optimisme officiel de ceux qui nous gouvernent et qui nous commandent, nous faisions confiance à leur parole, à leurs déclarations, à ce que nous disaient leurs journaux. Il régnait une telle atmosphère de sérénité et de certitude dans les hautes sphères, qu'une parole qui n'eût pas été un acte de foi dans les événements ou une approbation de nos dirigeants, eût retenti comme une parole impie, exposant son auteur au reproche d'être un mauvais Français.

On nous disait que tout allait bien, que la guerre, telle que nous la menions, usait nos adversaires plus que nous numériquement, économiquement, financièrement, que nous n'avions qu'à persévérer dans ces méthodes et à attendre avec confiance l'heure où l'affaiblissement de l'ennemi nous permettrait la percée et la victoire finale.

« Nous les grignotons », disait une voix autorisée. On nous représentait les pertes de l'ennemi comme étant au moins le double des nôtres et on nous laissait entrevoir, dans un avenir qui ne pouvait manquer d'être prochain, la famine en Allemagne, la dégringolade du mark, l'insurrection de Berlin.

Il nous plaisait, messieurs, d'entendre tout cela. Car nous aimons assez notre pays pour prêter une oreille complaisante aux appréciations et aux prédictions qui lui sont le plus favorables.

Sans doute ces choses-là auraient-elles pu se prolonger pendant longtemps ainsi, bien que certaines insuffisances et certaines opérations malheureuses eussent pu, cependant, nous dessiller les yeux, si, dans ces derniers temps, des indications plus exactes sur nos pertes et sur celles de l'ennemi, ci, d'autre part, les événements de Verdun n'étaient venus nous découvrir la réalité sous un jour tout différent de celui où nous l'avions considérée jusque-là.

C'est à partir de ce moment, messieurs, que de l'inquiétude, de la méfiance ont commencé à se manifester chez certains d'entre nous et que des questions, des demandes de renseignements, où se trahissaient l'angoisse de savoir et le désir de remédier, ont été posées si fréquemment par votre commission de l'armée au Gouvernement. Et puis, le malaise et notre anxiété augmentant avec les événements, nous nous sommes décidés - le Gouvernement ne nous fournissant pas les éclaircissements nécessaires, et nous donnant l'impression d'employer son habileté à éluder les difficultés beaucoup plus qu'à les résoudre - nous nous sommes décidés à demander à la Chambre de siéger en comité secret, afin de nous permettre de délibérer en présence des ministres responsables sur une situation dont il n'est plus permis, sans trahir son devoir, de méconnaître la gravité. (Applaudissements sur divers bancs.) Je ne suis pas pessimiste et je n'ai pas le goût de l'être, je vous l'assure ; mais je ne veux pas, sous le prétexte que c'est commode et que cela nous épargne de prendre nos responsabilités, continuer, comme certains, à pratiquer un optimisme béat qui nous conduirait tranquillement aux plus redoutables éventualités. Je veux voir la situation telle qu'elle est, de façon à faire tout notre possible pour y remédier.

Parlons d'abord de nos pertes, messieurs, de nos pertes en hommes, qui sont les plus redoutables pour un peuple à faible natalité comme le nôtre. C'est un élément qui mérite bien d'être pris en considération dans une guerre qu'on nous a présentée jusqu'à présent comme une guerre d'usure. Sur la foi de ce que l'on nous disait, nous avons cru pendant longtemps que les pertes allemandes étaient le double des nôtres, les Allemands ayant à faire face sur deux fronts. Cette éventualité ne heurtait pas toute vraisemblance.

Il suffisait en effet d'admettre - et notre amour-propre exigeait au moins ce minimum - que, sur notre front, les pertes ennemies étaient égales aux nôtres et, partant ensuite de cette idée qu'il devait en être de même sur le front russe, de multiplier par deux. C'était commode, facile, et de nature à donner confiance à l'opinion publique.

On se disait en effet - et nous étions les premiers à raisonner ainsi - que, si cette proportion du double entre les pertes de l'ennemi et les nôtres pouvait se maintenir - et l'on ne voyait pas de raison pour qu'elle ne se maintînt pas - l'armée allemande, n'ayant pas des effectifs doubles des nôtres, ne pouvait manquer de s'épuiser la première. C'était notre victoire certaine avec le temps et la justification de la guerre d'usure, telle que semblait la mener notre commandement.

A cette époque, comme beaucoup d'autres, je croyais à la guerre d'usure; mais, à la suite des communications faites sur les pertes allemandes par M. de Bethmann-Hollweg au Reichstag dans les premiers jours de mars dernier, il fallut revenir à une appréciation plus exacte des choses. Dans son numéro du 10 mars, l'Humanité reprenant les chiffres produits par le gouvernement allemand, chiffres qui n'étaient autres que ceux des listes officielles allemandes additionnées, nous apprenait que les pertes de nos adversaires au 29 février 1916 ne dépassaient pas le total de 2 684 215, se décomposant de la façon suivante : tués, 667 833 blessés, 1 658 547; disparus, 357 835. La censure, je le souligne en passant, laissa publier ces chiffres.

Ces derniers étaient tellement inférieurs à ce que nous supposions, à ce qu'on nous avait dit, que votre commission de l'armée, soucieuse d'être exactement renseignée sur un point aussi essentiel, demandait au Gouvernement de bien vouloir lui fournir sur nos pertes et sur celles do l'ennemi toutes les indications susceptibles de l'éclairer.

Le 5 mai dernier, le ministère de la guerre nous communiquait les renseignements suivants : Pertes françaises au 31 mars : Officiers : morts, 16 954; blessés, 28 410; disparus, 5 467.

Hommes de troupe : morts, 597 915 ; blessés, 973 555; disparus, 392 651.

Auxquelles il faut ajouter les pertes de l'armée d'Orient et des Dardanelles, soit :

Officiers; 339 morts, 514 blessés, 70 disparus.

Hommes de troupe : 11 145 tués, 16 053 blessés, 5 909 disparus.

Soit un total de 2 048 992 hommes, sur lesquels il faut compter 625 323 tués, auxquels ii convient d'ajouter, de l'avis du service lui-même chargé de dresser ces statistiques, le tiers des disparus, ce qui donnerait à peu près 760 000 tués.

A ce chiffre il faudrait encore ajouter, pour être exact, les réformés morts, une fois rentrés dans la vie civile, des suites de leurs blessures ou des maladies contractées à l'armée. Ce travail n'a pas été fait.

Sur les pertes allemandes, indépendamment des chiffres résultant des listes officielles additionnées, chiffres dont je vous ai donné connaissance tout à l'heure, le ministère de la guerre nous communiquait à titre d'indication une statistique générale de Hugh-Scott, chef de l'état-major américain, d'après lequel les pertes allemandes seraient, au 1er février dernier, de 2 500 000 hommes, dont 580 000 tués, et une autre statistique de l'état-major danois, d'après laquelle les pertes allemandes seraient de 2 670 030, dont 670 000 tués, renseignements qui sont d'ailleurs reproduits dans le Bulletin quotidien de presse étrangère, publié par les soins et sous la responsabilité de nos ministères de la guerre et des affaires étrangères.

Ces chiffres, d'ailleurs, ne diffèrent pas sensiblement de ceux qui ont été donnés dans le Times par le colonel Repington, qu'on ne peut suspecter, je pense, de partialité en faveur de nos ennemis et qui estimait, au mois de février dernier, à 2 700 000, - chiffre fort, dans lequel il faisait, en effet, entrer les réformés et les malades, - le montant des pertes allemandes.

Voici maintenant un document plus récent :

D'après le journal Le Temps, du 10 juin dernier, information que la censure a laissé passer comme elle avait laissé passer celle de l'Humanité, voici quelles seraient les pertes des Allemands depuis le début de la guerre jusqu'au 31 mai 1916 :

« Si l'on s'en rapporte aux listes officielles allemandes, dit Le Temps, les pertes des Allemands, depuis le début de la guerre jusqu'au 31 mai 1910, atteindraient les chiffres suivants : 742 552 tués, 1 829 439 blessés, 368 204 disparus, ce qui donne un total de pertes de 2 940 195 hommes. »

Il résulte de toutes ces indications que les pertes allemandes, comme tués, ne paraissent pas, au maximum, dépasser 800 000 hommes et que nos pertes à nous, comme tués, ne seraient pas de beaucoup inférieures à ce chiffre ; ce qui revient à dire que les pertes de l'ennemi, sur l'ensemble de ses fronts, ne seraient pas sensiblement supérieures aux nôtres sur notre seul front.

Je sais bien que, depuis peu, le service, chargé de dresser les états de nos pertes au ministère de la guerre, a reçu l'ordre de revoir avec soin ses anciennes statistiques, de façon à arriver à un chiffre moins élevé et qui correspondrait mieux aux sentiments du grand quartier général. Je m'en tiens, pour ma part, aux chiffres qui nous ont été officiellement donnés et que le général en chef paraissait, d'ailleurs, faire siens dans une note adressée par lui, le 5 avril dernier, au colonel attaché militaire à l'ambassade de la République française en Angleterre, lequel évaluait les pertes de l'armée française à 2 millions d'hommes, dont 700 000 à 800 000 tués.

Quant aux chiffres des pertes allemandes, on peut évidemment ergoter à leur sujet. Dire qu'il» ne sont pas rigoureusement exacts c'est possible, mais il faudrait opposer à ces chiffres, donnés, soit par le gouvernement allemand, soit par les autorités américaines et danoises sérieuses, autre chose que des dénégations.

Je retiens qu'ils nous ont été communiqués officiellement par le ministre de la guerre, ce qui prouve qu'ils ont, à ses yeux au moins, la valeur d'une indication ; autrement, il ne se serait pas donné la peine de nous les communiquer. Je retiens que les chiffres des pertes allemandes, telles qu'elles résultent des listes officielles, ont été reproduits dans des journaux français sans que le Gouvernement ait cru devoir leur opposer le moindre démenti, ni la moindre réserve.

Sans s'avancer beaucoup, il est donc permis de considérer que ces chiffres offrent une base d'appréciation aussi sûre que les évaluations fantaisistes, et aussi sans aucune précision, d'ailleurs, avec lesquelles on nous a bernés jusqu'à présent. Tout porte à penser que ces chiffres ne s'éloignent pas très sensiblement de la vérité.

Il y a deux raisons, en effet, pour que nos pertes soient proportionnellement plus élevées que celles des Allemands.

La première, c'est que dans les combats quotidiens qui ont eu lieu, nos tranchées et nos abris étant moins bien faits que ceux de nos ennemis, et que notre matériel étant inférieur au leur, nous perdions plus de monde. (Très bien ! très bien !)

Ce sont des pertes qui, à la longue, se traduisent par d'impressionnants totaux, très supérieurs à ceux des Allemands.

La deuxième raison de la supériorité relative de nos pertes tient à ce que, au lieu de pratiquer la guerre d'usure, comme le font les Allemands - car ce n'est pas nous, mais eux qui ont pratiqué la guerre d'usure pendant la longue période qui s'étend depuis la bataille de l'Yser jusqu'à l'affaire de Verdun - au lieu de pratiquer la guerre d'usure, dis-je, nous avons fait une guerre ininterrompue d'offensives partielles qui, si elles n'ont pas produit de résultats stratégiques appréciables, se sont traduites, du moins, par des pertes très meurtrières. (Très bien ! très bien !)

C'est ainsi que notre dernière affaire de Champagne, si les renseignements que je possède sont exacts, nous a coûté 300 000 hommes, tant tués que blessés ou disparus.

Il serait donc puéril de contester nos pertes et de continuer à nous leurrer en enflant à tous propos les chiffres des pertes allemandes. C'est là un bluff qui a fait son temps. Le moment est venu de regarder la situation en face pour savoir où nous allons.

Nous avions même, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, d'après les documents officiels que je vous ai communiqués, au 31 mars, c'est-à-dire pour vingt mois de guerre, des pertes qui s'élevaient à un peu plus de 2 millions d'hommes. Et dans ce chiffre ne figure qu'une faible partie de nos pertes devant Verdun. Si la guerre se prolonge - et la supposition est plausible - pendant un an encore, suivant les mêmes conceptions et les mêmes méthodes, nos pertes, en admettant qu'elles restent dans les mêmes proportions, se seront augmentées au moins d'un tiers et pourront dépasser 3 millions d'hommes.

C'est un bien gros chiffre pour un pays qui a la population du nôtre. Ce chiffre ne manquerait pas de nous mettre en état d'infériorité, non seulement vis-à-vis de nos ennemis, mais vis-à-vis de nos alliés eux-mêmes,...

M. Raffin-Dugens. Très bien!

M. Maginot. ...en face d'une Angleterre et d'une Italie qui auraient été beaucoup moins éprouvées que nous, en face d'une Russie, dont les pertes sont lourdes, mais dont les réservoirs d'hommes sont inépuisables, en face d'une Allemagne dont les pertes sont, comme je viens de vous l'indiquer, moins élevées que nous pouvions le supposer et qui se reconstituera vite, car on y fait des enfants. Quelle serait notre situation ? Nous serions peut-être victorieux - et je me demande alors par quel prodige - mais notre victoire serait celle de nos alliés et non la nôtre.

M. Raffin-Dugens. Très bien !

M. Maginot. La France sortirait de la lutte, glorieuse, mais épuisée, hors d'état peut-être de faire valoir ses droits et passerait fatalement parmi les nations de second ordre.

Après tant de sacrifices consentis, après tant de vaillances dépensées, je ne veux pas, moi, de cette perspective pour mon pays. (Applaudissements sur les bancs du parti socialiste et des gauches.)

Il ne faut donc pas que cela continue ; il faut changer de direction et de méthode, pendant qu'il en est encore temps.

Malheureusement, les événements les plus récents nous montrent qu'il n'est guère possible de compter sur notre commandement actuel pour réaliser ce changement. L'affaire de Verdun vient, en effet, de condamner définitivement les méthodes, ou plutôt les errements qui prévalent dans la conduite de nos opérations de guerre, depuis qu'au lendemain de la bataille de l'Yser notre front s'est trouvé immobilisé. Elle a révélé à quel degré d'impréparation pouvaient conduire l'imprévoyance et la passivité de notre haut commandement.

La guerre d'usure comporte, comme toute autre, une organisation et une préparation, et celles-ci exigent une action continue. Il ne suffit pas de se fixer sur une ligne et d'y attendre les événements : il faut, par un travail incessant, augmenter ses moyens de résistance et d'action, s'efforcer d'assurer à ses troupes, par de meilleures dispositions, des aménagements sans cesse renouvelés et le matériel nécessaire, une protection de plus en plus efficace, au fur et à mesure que les moyens de combat de l'ennemi se développent et deviennent plus menaçants.

Il faut, en un mot, par un effort qui ne s'arrête pas, pour n'être pas dépassé, organiser la défensive, afin d'obtenir une surface de vulnérabilité moindre que celle de l'ennemi.

Cela, c'est de la défensive active et de la véritable guerre d'usure, qui a pour but et pour effet d'user l'adversaire plus qu'il ne nous use. De cette guerre-là, il est permis de se demander aujourd'hui si notre haut commandement a jamais eu la notion.

Au lieu de cette activité incessante dont je viens de parler, il s'est borné à une défensive passive, se contentant des prévisions minima et de préparations insuffisantes, croyant que le temps travaillait pour lui et que les heures qui passaient lui tenaient lieu d'initiative. Ce ne sont pas les offensives partielles par lesquelles il sortait de temps en temps de son inertie, comme pour se donner l'illusion de l'activité, offensives qui ont donné l'impression de mouvements désordonnés plutôt que d'actions méthodiques, et dont les résultats ont été, pour nous, très meurtriers, comme cette affaire des Éparges, celles de Chevoncourt, du bois d'Ailly, du bois Le Prêtre, de Soissons, de l'Artois, de l'Hartmannswillerkopf - liste douloureuse et tragique - qui peuvent infirmer, je crois, ce que je viens de dire. Nous n'avons jamais pratiqué la guerre d'usure : voilà la vérité. Nous avons laissé les Allemands la pratiquer contre nous. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.) C'est le contraire de tout ce qu'on nous dit depuis vingt-deux mois.

Mais il est temps que ces choses-là soient dites, si nous ne voulons pas nous trouver, un jour, en présence des plus redoutables éventualités. (Applaudissements sur divers bancs.)

C'est parce que notre commandement n'a pas su pratiquer la guerre d'usure que nous nous apercevons, aujourd'hui que nos pertes sont proportionnellement plus élevées que celles des Allemands ; c'est parce qu'il n'a vu, dans la « guerre d'usure » qu'une formule, au lieu d'une méthode, que nous constatons tant d'insuffisances et de lacunes dans notre organisation défensive, insuffisances et lacunes dont l'affaire de Verdun offre de si accablants témoignages.

L'affaire de Verdun, messieurs, illustre, en effet, d'une façon saisissante tout ce que je viens de dire. Comme l'a dit, l'autre jour, ici, avec beaucoup de force, notre collègue M. Favre, elle est tout a fait symbolique ; elle est la preuve, sans contestation possible, de l'imprévoyance, de l'insuffisance de notre haut commandement.

Malgré l'importance de la position, qui exigeait, quelle que fût l'opinion qu'ont pût avoir sur les desseins de l'ennemi, que la défense de notre grand camp retranché fût organisée sérieusement et activement, notre commandement a laissé, depuis les jours d'août et de septembre 1914, époque à laquelle l'armée du kronprinz exerçait sa première pression sur Verdun, jusqu'à la lin de janvier de cette année, c'est-à-dire quelques jours avant que les Allemands déclenchent la bataille actuelle, s'écouler dix-sept mois sans faire ce que la plus simple prudence, la plus élémentaire clairvoyance commandait de faire.

Certaines alertes cependant, comme le bombardement du fort de Douaumont au mois de février de l'an dernier, au cours de laquelle une centaine d'obus de gros calibre tombèrent sur ce fort, auraient pu cependant constituer des avertissements. Il n'en fut tenu aucun compte, pas plus qu'il ne fut tenu compte des cris d'alarme de ceux - et Dieu sait s'ils furent nombreux ! - qui, pendant tout le mois de janvier, annoncèrent la formidable attaque allemande qui se préparait, pas plus qu'il ne fut tenu compte des indications et des suggestions du ministre de la guerre d'alors, M. le général Gallieni.

Je considère comme une obligation de donner connaissance à la Chambre de la lettre adressée, à ce sujet, le 16 décembre 1915, par le général Gallieni au général Joffre ; elle est instructive, comme vous le verrez, autant que la réponse du généralissime, dont je donnerai également lecture, est significative. Ces lettres, d'ailleurs, ont été communiquées hier par le Gouvernement à la commission de l'armée :

« Paris, 16 décembre 1915.

Le ministre de la guerre à M. le général commandant en chef, grand quartier général.

« De différentes sources parviennent des comptes rendus sur l'organisation du front et signalant en certains points des défectuosités dans les mises en état de défenses. En particulier, et notamment dans la région de la Meurthe, de Toul et de Verdun, le réseau des tranchées ne serait pas complété comme il l'est sur la majeure partie du front,

« Cette situation, si elle est exacte, risque de présenter les inconvénients les plus graves. Toute rupture du fait de l'ennemi, survenant dans ces conditions, engagerait non seulement votre propre responsabilité, mais celle du Gouvernement tout entier.

« Les enseignements les plus récents de la guerre actuelle prouvent surabondamment que les premières lignes peuvent être forcées, mais la résistance des lignes suivantes est de nature à arrêter quand môme l'attaque après ce premier succès.

« Je vous serais reconnaissant de vouloir bien me mettre en mesure de pouvoir donner l'assurance que, sur tous les points de notre front, notre organisation, au moins sur deux lignes, a été prévue et réalisée avec tous les renforcements indispensables, fils de fer, abattis... »

« Signé : Général Gallieni. »

A cette lettre, qui trahissait les préoccupations les plus sérieuses et les plus légitimes, le général en chef répond, suivant son habitude, que « tout va bien et que notre organisation défensive... » - je n'invente rien - ...est, dans son ensemble, beaucoup plus forte et beaucoup plus complète que celle de nos adversaires ». Voici, d'ailleurs, sa réponse ; elle est du 18 décembre :

Le général commandant en chef les armées françaises au ministre de la guerre.

« Les défenses existantes de nos grandes places de l'Est ont été transformées pour entrer dans le système des régions fortifiées- où elles présentent plusieurs lignes de défenses successives. Toute cette organisation, étudiée d'après un plan d'ensemble, est en voie de réalisation et depuis longtemps achevée sur nombre de points du front. Les cartes que je vous communique ci-joint de défenses réellement construites montrent que, dans la région visée par votre dépêche du 16 décembre, il existe trois ou quatre positions successives de défenses organisées ou en voie d'achèvement. Cette organisation est, dans son ensemble, beaucoup plus forte et plus complète que celle de nos adversaires.

« En définitive, j'estime que rien ne justifie les craintes que vous exprimez, au nom du Gouvernement, dans votre dépêche du 16 décembre; mais, puisque ces craintes sont fondées sur des comptes rendus vous signalant des défectuosités de mise en état de défense, je vous demande de me communiquer ces comptes rendus et de me désigner leurs auteurs. (Exclamations sur divers bancs.)

« Je ne puis admettre, en effet, que des militaires placés sous mes ordres fassent parvenir au Gouvernement, par d'autres voies que la voie hiérarchique, des plaintes ou des réclamations au sujet de l'exécution de mes ordres. Il no me convient pas davantage de me défendre contre des imputations vagues, dont j'ignore la source Le seul fait que le Gouvernement accueille des communications de ce genre, provenant soit de parlementaires mobilisés. .. » -le parlementaire mobilisé visé dans la circonstance n'était autre que l'héroïque colonel Driant (MM. les députés se lèvent et applaudissent longuement), qui avait cru de son devoir de venir signaler à la commission de l'armée la situation (Nouveaux applaudissements) - « ...soit, directement ou indirectement, d'officiers servant au front, est de nature à jeter un trouble profond dans l'esprit de discipline de l'armée. Les militaires qui écrivent savent que le Gouvernement fait état de leurs correspondances vis-à-vis de leurs chefs; l'autorité de ceux-ci en est atteinte; le moral de tous souffre de ce discrédit. (Interruptions sur les bancs du parti socialiste.)

« Je ne saurais me prêter à la continuation de cet état de choses. J'ai besoin de la confiance entière du Gouvernement. S'il me l'accorde, il ne peut ni encourager, ni tolérer des pratiques qui diminuent l'autorité morale, indispensable à l'exercice c'a mon commandement et faute de laquelle, je ne saurais continuer à en assumer la responsabilité. « Signé : Joffre. »

De cette réponse, je ne veux retenir que ceci, c'est que le général en chef n'a pas craint d'écrire à son ministre, auquel il devait la vérité - il ne s'agit pas, en effet, dans l'espèce, d'une de ces communications destinées à rassurer l'opinion publique, mais bien d'un rapport d'un subordonné à son chef. (Très bien ! très bien !) J'en retiens ceci, c'est que dans ce rapport, le général en chef déclarait que notre organisation défensive était, dans son ensemble, plu» forte et beaucoup plus complète que celle de nos adversaires.

Il n'y a pas un officier du front, pas un poilu ayant vécu la vie de tranchée qui ne s'inscrive en faux contre une pareille affirmation. (Applaudissements.) Mais passons.

L'affaire de Verdun s'est déclenchée le 21 février. Malgré les avertissements, on n'avait rien fait, ou si peu de chose qu'il vaut mieux ne pas en parler, et l'attaque ennemie nous surprit ne possédant que des moyens de défense tout à fait Insuffisants. Notre organisation défensive était à ce point défectueuse que le général commandant une des divisions engagées dans les premiers jours a pu écrire - renseignements qui sont d'ailleurs confirmés par les lettres et les déclarations de tous les combattants - que le 21 février « les tranchées de première ligne étaient insuffisantes dans le secteur qu'il avait à défendre, qu'il n'y avait pas d'abri de bombardement, que les boyaux n'existaient pour ainsi dire pas, qu'il n'y avait pas de tranchées de deuxième ligne, qu'il n'existait pas de deuxième position organisée -seuls quelques centres de résistance avaient été créés - que l'artillerie était absolument insuffisante, qu'elle, était hors d'état de faire un tir de barrage, sérieux, que les 75 manquant avaient été remplacés par des 90, etc.; en somme, que si l'organisation défensive du secteur permettait de résister à un coup de main, il n'avait pas reçu le développement nécessaire pour pouvoir résister à l'attaque méthodiquement préparée et précédée d'un bombardement intensif ».

M. Jacques Piou. Est-ce une pièce officielle que vous venez de lire ?

M. Maginot. Non !

M. Jacques Piou. Quel en est l'auteur ?

M. Maginot. Vous pensez bien que je ne ferai pas de délation. Je viens vous renseigner avec des documents dont je vous affirme sur l'honneur l'authenticité. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

M. Jules Delahaye. Cependant...

M. Maginot. Si vous ne voulez pas être convaincu, monsieur Delahaye, libre à vous.

M. Jules Delahaye. Je ne dis pas le contraire; mais, pour apprécier la valeur du document, il faut en connaître l'auteur.

M. Maginot.. Je vais mettre sous vos yeux d'autres documents, et officiels, ceux-là.

Nos collègues, MM. Abel Ferry et Camille Picard, corroborent ces renseignements dans !e rapport qui a été lu hier à la commission de l'armée, rapport fait à la suite d'une mission dont nos collègues avaient été chargés, à Verdun, les 10 et 11 juin dernier. Voici ce rapport :

« Quand déboucha l'attaque sur le front Nord de Verdun, il n'y avait ni seconde ni troisième ligne. Le fait est attesté par tous les témoignages que nous avons recueillis des officiers et soldats des 20e et 21e corps. Nos hommes ont arrêté l'ennemi dans des trous d'obus ou en rase campagne. Le Gouvernement a semblé avancer qu'il y avait quelques organisations défensives derrière la première. Les plans directeurs antérieurs au 21 février, que M. Picard et moi-même, venons de voir attestent le contraire. Les déclarations que nous avons provoquées sur place des observateurs en ballons depuis cette date attestent le contraire.

Il n'y avait pas d'organisations défensives entre Vaux et Douaumont ; il n'y avait pas .de fils de fer, pas d'abris, ni boyaux. Au surplus, le décalque que nous avons relevé de photographies d'avions, du village de Douaumont et des environs, est symbolique. La première date du début de mars. Les Allemands venaient de s'installer sur ce terrain, il y ajuste une ligne de tranchées... allemandes ; l'autre date du mois de mai, deux mois après l'occupation de ce secteur par les Allemands. C'est tout un fourmillement de tranchées, de boyaux, d'abris à l'épreuve. »

Les Allemands étaient, eux, pourvus de tout le matériel nécessaire. Sans confirmer ces renseignements, je puis ajouter le témoignage d'une autorité bien qualifiée pour formuler un avis, c'est celui du général Pétain lui-même :

« 2e armée, état-major, 3e bureau, n° , 7 mars 1916.

« L'organisation de la première position, avant les attaques du 5 mars, sur le front Béthincourt, Forges, Régneville, comprenait une ligne avancée continue, occupée par de très faibles effectifs, une ligne de résistance en arrière composée de quelques centres solides, Béthincourt, Forges, Régneville, mais distants les uns des autres de plusieurs kilomètres. Les intervalles étaient plus ou moins mal garnis de défenses accessoires et flanqués seulement par quelques mitrailleuses en plein champ. Résultat de cette organisation : les Allemands, le 5 mars, ont facilement enlevé la ligne avancée -- ce qui était prévu- et sont arrivés devant la ligne de centres résistant. Ils ont naturellement dû stopper devant ces derniers; mais, trouvant entre eux des intervalles faiblement occupés, ils s'y sont infiltrés. Plusieurs bataillons son! ainsi passés, ils ont entouré les points d'appui convoités et la ligne de résistance de la 67e division est finalement tombée entre leurs mains. »

En résumé, insuffisance de moyens de défense, insuffisance d'artillerie, insuffisance d'effectifs, numériquement et qualitativement, car les divisions qui se trouvaient sur place se composaient surtout de territoriaux et de R.A.T., figés là depuis le début des hostilités. Insuffisance aussi de moyens de transport et de ravitaillement.

Triste bilan, comme vous le voyez ! Aux indications que je viens de vous donner, je voudrais ajouter quelques renseignements concernant les moyens de transport; c'est une question sur laquelle j'ai lieu d'être documenté tout particulièrement, puisqu'il s'agit du département que je représente ; c'est en même temps un des exemples les plus topiques ce que j'ai appelé tout à l'heure la passivité de notre haut commandement.

Verdun était, avant la guerre, desservi par trois lignes de chemins de fer : la grande ligne de Sainte-Menehould à

Verdun, à voie normale, par laquelle s'effectuait la plus grande partie du trafic ; la ligne de Lérouville à Verdun, et enfin le petit Meusien, chemin de fer d'intérêt local, à voie de 1 mètre, d'un débit de 400 tonnes environ. Depuis la prise de Saint-Mihiel, nous avons perdu, vous le savez, l'usage de l'artère Lérouville-Verdun. Quant à la ligne Sainte-Menehould-Verdun, elle s'est trouvée à la merci des Allemands dès la fin d'août 1914, à partir du moment où, par les positions qu'il occupait, l'ennemi a pu tenir Aubreville sous le feu de son artillerie. Mais, au lieu de démolir la voie, comme ils en avaient la possibilité, ce qui nous aurait fatalement tout de même amenés à construire une voie nouvelle ou à faire le raccordement nécessaire, les Allemands se contentèrent d'en rester maîtres, sachant qu'à leur heure ils pourraient interrompre nos communications, escomptant que le commandement français se contenterait de cette situation précaire.

Le commandement français s'est contenté de cette situation précaire. Grâce à la tolérance calculée des Allemands, qui lui permettait de faire circuler quelques trains de nuit sur la ligne Verdun à Sainte-Menehould, n'arrivait-il pas, avec le renfort du Meusien, dont le débit était porté de 400 à 1 200 tonnes, à faire sur Verdun les transports à peu près indispensables ? Les choses allant à peu près bien, pourquoi se mettre « martel en tête » et envisager des éventualités défavorables ?

On ne lit rien en dehors d'une déviation d'un arc de 150 mètres environ, que l'ennemi pouvait atteindre en allongeant un peu son tir, et qui, de ce fait, n'a pu rendre de services. On n'a rien fait, en dehors des améliorations et des travaux destinés à accroître le débit du Meusien - améliorations et travaux dont les résultats furent d'ailleurs tardifs et insuffisants.

On ne lit rien, malgré les suggestions du service des chemins de fer de campagne, qui, dès le mois de février 1915, un an avant la bataille de Verdun, insistait sur la nécessité de faire une voie de 30 kilomètres permettant de tourner Aubreville, ce qui aurait eu pour effet d'assurer nos communications entre Sainte-Menehould et Verdun, et de conserver à Verdun son moyen de ravitaillement le plus important.

Et que l'on ne vienne pas nous dire aujourd'hui, comme on nous l'a dit l'autre jour devant la commission de l'armée, que, si on n'a pas fait alors ce que la plus élémentaire clairvoyance commandait de faire, c'est parce que l'on n'a pas pu mettre à la disposition du service des chemins de fer les 3 000 ou 4 000 hommes qu'il eût fallu mettre à sa disposition pendant deux mois pour exécuter le travail projeté. A cette date, il ne manquait pas d'hommes dans les dépôts.

L'excuse serait d'ailleurs misérable lorsqu'on songe aux milliers et aux milliers d'hommes qu'il a fallu, depuis quatre mois, immobiliser, en pleine bataille, soit pour exécuter à la hâte les travaux de chemins de fer que l'on n'avait pas faits, soit pour entretenir les routes défoncées par les automobiles qui, en l'absence de chemins de fer, ont été obligées d'en faire l'office.

On n'a rien fait, parce que, là comme ailleurs, on a été pour la solution du moindre effort. Il n'était pas prouvé que les Allemands attaqueraient Verdun. En attendant, le ravitaillement se faisait, d'une façon précaire, sans doute ; mais il se faisait. On a vécu, ce qui nous arrive souvent, au jour le jour.

Mais le ravitaillement de Verdun s'est trouvé fort bien assuré, nous dira-t-on, grâce aux automobiles.

Je n'en disconviens pas. Mais tout de même cela n'excuse pas de ne pas avoir fait de chemins de fer. L'automobile peut être l'auxiliaire du rail, en cas de pressant besoin; elle ne peut, comme l'a dit notre distingué collègue M. Charles Dumont devant la commission du budget, dans son rapport sur les moyens de ravitaillement de Verdun, lui être substituée comme mode de transport normal, en raison de la dépense et de l'usure qu'entraîne son emploi.

Cela est tellement évident, messieurs, qu'aujourd'hui on est obligé de faire les chemins de fer qu'on n'a pas fait...

M. Marius Moutet. Le Parlement l'avait demandé au mois de juin 1915.

M. Maginot. Qu'on ne nous raconte donc pas d'histoires !

La vérité, c'est que, pris de court, n'ayant rien voulu prévoir et rien préparer, on "a, à défaut de chemins de fer, fait marcher les automobiles, au risque de détériorer et de rendre inutilisables un grand nombre d'entre elles. On a fait marcher les automobiles comme on fait donner les poilus lorsque, surpris par l'ennemi, il ne reste plus, pour l'empêcher d'avancer, qu'à lui opposer le mur de leurs poitrines. (Applaudissements sur les bancs du parti socialiste, des gauches et du centre.)

On ne peut tout de même appeler cela, messieurs, conduire une guerre. C'est se laisser conduire par les événements. En tout cas, c'est en la conduisant ainsi qu'on se réveille un beau jour, après vingt-deux mois de guerre, avec les Allemands à la côte du Poivre et au fort de Douaumont, alors qu'on continuait à nous annoncer que tout allait si bien !

C'est une leçon, qui doit nous suffire et qui doit nous amener à introduire dans notre haut commandement les modifications qui s'imposent.

Un membre du parti socialiste. Et des sanctions !

M. Maginot. A cela, on nous répondra que l'affaire de Verdun est un succès pour nos armes et que les pertes allemandes - toujours la même antienne - sont la double des nôtres.

La vérité, c'est que nous avons reculé de plus de 6 kilomètres, que les forts de Douaumont et de Vaux sont aux mains de l'ennemi, que 62 de nos divisions sur 90, le meilleur de notre armée, ont dû passer sur ce seul point de notre front et que la situation de Verdun est critique au point de justifier toutes les inquiétudes.

Quant à nos pertes, je me suis laissé dira par des officiers et des soldats qui se sont battus là-bas et dans les témoignages impartiaux desquels j'ai autant de confiance que dans les affirmations du genre de celles qua nous avons reçue jusqu'à présent - je me suis laissé dire qu'elles devaient se balancer, à peu de chose près, avec les pertes allemandes.

Voici ce que disent à cet égard dans leur rapport nos collègues Abel Ferry et Camille Picard : « En ce qui concerne les pertes, écrivent nos deux collègues, les officiers que nous avons vus admettent que les Allemands auraient perdu une centaine de milliers d'hommes de plus que nous pendant les deux premiers mois de la bataille, mais ils déclarent que depuis le début des dernières attaques allemandes, depuis que les Allemands ont acquis une supériorité accrue d'artillerie lourde, nos pertes sont plus importantes que les pertes allemandes et qu'elles tendent lentement et régulièrement à combler la marge qui nous était favorable dans les deux premiers mois de la bataille. »

Ces déclarations ne concordent pas, il est vrai, avec celles que M. le président du conseil a faites lui-même, le 29 mai dernier, à votre commission de l'armée.

Voici, d'après le compte rendu sténographique, les paroles prononcées à ce sujet par M. Briand :

« M. le ministre de la guerre vous dira que le total des pertes en tués, disparus, blessés et prisonniers était, le 25 mai au soir, de 152 000 hommes, dont il vous donnera le détail. Or, d'après tous les renseignements recueillis, tous les recoupements «t toutes les affirmations que m'a produites un homme très froid dans ses appréciations et qui n'est pas porté à l'optimisme, le général Pétain lui-même, avec qui j'en ai parlé, les pertes allemandes sont du double. »

Si les déclarations de M. le président du conseil ne concordent pas avec celles reçues du général Pétain et recueillies par nos collègues qui sont allés à Verdun, elles ne concordent d'ailleurs pas davantage avec celles de M. le sous-secrétaire d'État du service de santé.

Le 31 mai, devant votre commission d'hygiène, M. Justin Godart indiquait que, du :21 février au 21 mai, période qui est justement celle dont nous a parlé M. le président du conseil, le chiffre des évacuations par la régulatrice de Saint-Dizier s'est élevé à 141 655, d'où il faut retrancher 40 000 malades, mais auquel il faut ajouter 8 000 blessés conservés, en raison de la gravité de leur état, dans les formations de la zone des armées, ainsi que 8 000 morts portés comme décédés dans lesdites formations; ce qui porte à 117 654, si je sais compter, le chiffre des pertes indiqué au 21 mai par le service de santé.

Tout le monde s'accordant à reconnaître que nous avons perdu au moins 30 093 prisonniers, ce qui, ajouté au chiffre des blessés, ferait 150 000, il ressort de la déposition de M. Justin Godart lui-même que les chiffres fournis par M. le président du conseil sont inférieurs à la réalité, au moins de tous les tués. (Mouvements divers.)

M. Aristide Briand, président du conseil, ministre des affaires étrangères. Il y a une erreur.

M. Maginot. C'est indiscutable ; ce sont les procès-verbaux des déclarations.

M. le président de la commission d'hygiène conclut en disant : « C'est très exact». Je n'apporte ici que les renseignements dont je suis certain.

D'ailleurs, à la façon dont les Allemands ont conduit leurs attaques devant Verdun, on ne s'explique pas bien comment leurs pertes seraient tellement plus élevées que les nôtres.

. Il m'est pénible, à moi, qui serais si heureux de pouvoir dire que les pertes de nos ennemis sont très supérieures à celles que nous subissons, d'assumer ce rôle d'implacable critique, mais il faut bien que vous sachiez. L'intérêt du pays, son sort même exigent que la vérité soit connue de vous. (7rès bien ! très bien ! sur divers bancs.)

Voici comment les Allemands procèdent actuellement dans leurs attaques devant Verdun, et ceux de nos collègues qui ont assisté aux dernières opérations autour de Verdun peuvent confirmer ce que je dis.

Les Allemands, avant d'envoyer leur infanterie sur une position, se livrent pendant plusieurs heures à une préparation d'artillerie formidable. Lorsqu'ils jugent celle-ci suffisante, ils détachent une patrouille. Si celle-ci n'arrive pas à occuper la position, ils recommencent leur préparation d'artillerie et ainsi de suite jusqu'à ce que la patrouille puisse remplir sa mission sans rencontrer de résistance. Alors, mais alors seulement, l'infanterie est engagée.

Dans ces conditions, on ne voit pas comment les Allemands qui ont, d'autre part, sur nous, une grosse supériorité d'artillerie lourde, ce qui leur permet trop souvent de nous atteindre alors que nous sommes dans l'impossibilité de leur répondre, on ne voit pas, dis-je, comment ils subiraient des pertes aussi considérables qu'on nous le prétend.

Il convient donc, en ce qui concerne l'affaire de Verdun, de mettre une sourdine, au moins entre nous, à des cris de victoire que les faits justifient si peu.

Qu'au dehors nous cherchions, par une présentation plus habile que sincère des réalités à maintenir la confiance du pays et à impressionner en notre faveur l'opinion des étrangers, je n'y vois pas d'inconvénient, à la condition "toutefois que nous ne nous laissions pas prendre nous-mêmes aux illusions que nous cherchons à répandre. Mais ici, dans les circonstances où nous sommes, nous nous devons la vérité. (Applaudissements.)

Or, la vérité, c'est que l'affaire de Verdun a failli, au début, constituer pour nous un gros échec et que, seul, l'admirable résistance de nos soldats,... (Vifs applaudissements sur tous les bancs.)

M. Bedouce. Territoriaux et R.A.T.

M. Maginot. .. .l'admirable héroïsme de nos soldats a empêché et empêche encore cet échec de se produire. L'héroïsme des uns est arrivé à contrebalancer l'imprévoyance des autres. (Applaudissements sur les bancs du parti socialiste et des gauches.)

Je conçois que le monde soit frappé d'admiration pour les premiers ; mais j'estime en même temps qu'il y a des comptes à régler avec les seconds. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Il faut que la Chambre connaisse sur ce point l'opinion d'un homme qui a joué, au cours de cette guerre, un des plus glorieux rôles qu'enregistrera notre histoire, le général Gallieni :

« Quand le sort du pays est en jeu - écrivait-il, le 6 mars 1916, dans un rapport où il exposait ses vues sur la nécessité de réorganiser le haut commandement - il ne faut pas hésiter à frapper lorsque, comme ce fut le cas pour Verdun, l'attitude de quelques-uns prouve qu'ils n'ont pas su comprendre la guerre, ni s'adapter aux exigences des événements tout nouveaux survenus depuis dix-huit mois. Sur ce point, ajoutait-il, il me semble que, non seulement la responsabilité du haut commandement, mais aussi celle du Gouvernement est engagée (Applaudissements), et nul n'admettrait que la France puisse courir à nouveau les risques d'une aventure comme celle qui vient de se dérouler sur les hauts de Meuse sans que personne ait à rendre des comptes autres que des comparses et des autorités infimes et subalternes ».

M. le président du conseil. Quel est ce rapport ?

M. Maginot. C'est un rapport que vous connaissez bien, si je ne me trompe.

M. le président du conseil. Non. (Mouvements divers.)

M. Maginot. Ce rapport est du 6 ou du 10 mars 1916..

M. le président du conseil. Ce rapport n'existe pas ; il n'existe pas de rapport du général Gallieni à cette date.

M. de Chappedelaine. Je demande la parole.

M. le président du conseil. Vous affirmez l'authenticité de ce rapport ?

M. Maginot. Oui, je dis que ce document a été peut-être soumis à M. le président du conseil.

M. le président du conseil. Non !

M. Maginot. C'est un document qui m'a été confié. Je savais bien que l'on considérerait sa révélation comme dangereuse.

M. le président du conseil. Je le considère comme pire que cela ! (Mouvements divers.)

Vous apprécierez, messieurs.

M. Lagrosillière. Toute la question est de savoir si ce document existe ou non.

M. le président. N'interrompez pas, messieurs ; permettez à l'orateur de s'expliquer avec le Gouvernement.

M. Pierre Renaudel. C'est un dialogue fort intéressant.

M. Maginot. Des démarches ont été faites auprès d'une personne qui approchait de très près le général Gallieni, il n'y a pas de cela longtemps.

Sur plusieurs bancs. Qui ? (Bruit.)

M. le président. Je vous invite au silence et j'y convie l'Assemblée toute entière .

M. Maginot. On a dit : « Tâchez d'agir auprès de la famille du général Gallieni, auprès de son fils, pour qu'on déclare que ces documents sont apocryphes. »

M. le président du conseil. A qui faites-vous allusion?

M. Maginot. Je ne fais allusion à personne, je dis simplement...

M. le président du conseil. Monsieur Maginot, j'affirme, et M. le ministre de la guerre affirmera avec moi, qu'il n'y a jamais eu, vous entendez bien, au ministère de la guerre, et qu'il n'y a pas un rapport du général Gallieni sur le haut commandement et M. le ministre de la guerre vous prie de dire quelle personne... (Exclamations sur divers bancs.)

M. Lenoir. Tout est là.

M. le président du conseil. ...quelle personne se serait permis de faire auprès d'un membre quelconque de la famille du général Gallieni une démarche tendant à faire disparaître un document officiel.

M. Maginot. Monsieur le président du conseil, vous pensez bien que je no vous donnerai jamais le nom. (Exclamations sur les bancs du centre et des droites.)

Mais ce que j'affirme... (Bruit.)

M. le président. J'invite l'Assemblée au calme et au silence.

M. le président du conseil. Monsieur Maginot, vous venez devant vos collègues. du haut de la tribune, porter nettement et sans réserve contre le Gouvernement et sans doute contre le ministre de la guerre...

M. Maginot. Non ! non !

M. le président du conseil. ... alors, contre le Gouvernement, l'accusation...

M. Maginot. Non, vous ne m'avez pas bien compris. Il faut s'expliquer et ne pas chercher, par des habiletés de séance, à me faire dire ce que je n'ai pas dit. J'ai dit que ce rapport, que ce document avait été écrit par le général Gallieni et je continue à affirmer"que ce document a été écrit par le général Gallieni.

M. Treignier. Pour qui ?

M. Maginot. Si j'en crois d'ailleurs une indication qui m'a été donnée, vous auriez reconnu, à la commission sénatoriale de l'armée, que ce document existait,...

M. le président du conseil. Non.

M. Maginot. .. .mais vous auriez ajouté : « Nous allons faire des poursuites pour savoir si le fait qu'on le possède n'est pas le produit d'un vol.

M. le président du conseil. Si vous le voulez, nous pouvons, tout de suite...

Voix nombreuses. Oui ! oui !

M. le président du conseil. ...régler cet incident...

M. Maginot. Maintenant, monsieur le président du conseil, j'ajoute ceci...

M. le président du conseil. Voulez-vous me permettre...

M. Maginot. J'ai dit que je considérais que ce document avait une réelle importance. ..

M. Lauche. Et que le Gouvernement le connaissait !

M. Maginot. ...et la meilleure preuve en est que des démarches avaient été faites auprès de quelqu'un qui pouvait agir sur la famille du général Gallieni pour obtenir que son fils déclare la pièce apocryphe...

M. le président du conseil. Qui ?

M. Maginot. Je n'ai jamais dit que c'était vous, ni M. le ministre de la guerre qui avait fait la démarche.

Sur divers bancs. Ah ! Ah !

M. Maginot.. Ah ! non, messieurs, c'est trop habile... (Vives interruptions.)

M. Goniaux. Voulez-vous dire que le président du conseil le savait ?... (Bruit.)

M. Raffin-Dugens. Très bien ! Maginot, très bien !

M. Lagrosillière. Monsieur Maginot, dites tout ce que vous avez à dire !

M. le président. Messieurs, la parole est à M. le président du conseil. Veuillez écouter, je vous en prie.

M. le président du conseil. Monsieur Maginot, j'avais cru comprendre - la façon dont vous avez présenté votre formule pouvait permettre de l'interpréter ainsi -j'avais cru comprendre que, dans votre dire, il ne pouvait pas être ignoré de nous que des démarches avaient été faites par une personne X... auprès de la famille pour déclarer ce rapport inexistant.

M. Lenoir. C'est ce que nous avions compris. (Mouvements divers.)

M. Maginot. Je n'ai pas dit cela et j'ai l'habitude d'être de bonne foi.

M. le président du conseil. Messieurs, nous sommes réunis en comité secret, nous sommes entre nous, il faut que tout soit dit. [Très bien ! très bien !) Mais vous entendez bien qu'il y aura certains points délicats à régler sur lesquels, pour ma part, je, suis décidé à aller jusqu'au fond des choses. (Très bien ! très bien !) Il faut que notre échange d'explications puisse se faire avec la bonne volonté de l'Assemblée d'écouter.

Monsieur Maginot, s'il y avait un rapport du général Gallieni, c'est-à-dire une pièce officielle, elle serait au ministère de la guerre; elle ne pourrait pas ne pas y être... (Interruptions sur les bancs du parti socialiste.)

M. le président. Vous demandez des explications et vous empêchez Tes explications de se produire. Veuillez écouter.

M. le président du conseil. Tous les documents officiels des ministères sont classés. S'il n'y était pas, c'est qu'il aurait été enlevé ou bien, s'il n'avait pas été versé comme document officiel, ce serait un papier particulier du général Gallieni concernant les affaires publiques et il serait sous scellés, de sorte qu'on le trouverait certainement.

Messieurs, le papier en question auquel fait allusion M. Maginot et qu'il a lu comme étant authentique, doit être probablement une note communiquée par le général Gallieni au conseil des ministres. (Mouvements divers.)... Attendez, messieurs... et qui fait partie de la délibération du conseil, je vais vous dire comment.

D'abord, la lecture que vous avez faite ne m'a pas permis de me rappeler du tout des indications semblables à celles que vous avez lues, je vais vous dire très franchement. ..

M. Maginot. Je vais vous remettre cette pièce.

M. le président du conseil. Vous en garantissez l'authenticité ? Vous me garantissez que vous l'avez lue?...

M. Maginot. Oui.

M. le président du conseil. Vous me garantissez l'authenticité de ce papier ?

M. Maginot. Je vous la garantis parce que quelqu'un... (Interruptions.)

M. le président du conseil. Messieurs, je vous assure qu'il est important de régler cet incident. (Parlez ! parlez !)

Au conseil des ministres dont vous- avez fait partie, monsieur Maginot, il n'est pas tenu de procès-verbal et vous savez que les délibérations sont secrètes. Chaque ministre, à son tour de parole, fait à ses collègues des communications ou verbales sans notes ou avec des notes, s'il lui plaît d'appuyer sa communication d'un aide-mémoire.

Je me souviens parfaitement que le général Gallieni, qui procédait toujours sur notes personnelles, qui ne faisait jamais de communications verbales, qui, sur les différents points qu'il avait à traiter, lisait des notes, je me souviens qu'à une date qui est approximativement celle que vous indiquez le général Gallieni nous avait communiqué ses idées sur l'organisation du commandement. Ce n'était pas là première communication de ce genre ; il en avait fait d'autres antérieurement, et, à chacune de ces communications, sur les principes desquelles le Gouvernement était en plein accord avec lui et le lui avait fait savoir, à chacune de ces indications directrices, nous l'invitions à nous formuler des solutions et, ces solutions, nous les faisions nôtres.

Quand j'aurai l'honneur de m'expliquer- devant la Chambre, je lui dirai quelles solutions, proposées dans ces conditions parle général Gallieni, avaient été adoptées.

Ce jour-là, il nous fit une déclaration critique sur l'organisation du commandement et, quand il eut terminé sa communication, dans laquelle aucun de mes collègues ici présents n'a souvenir des passages dont vous avez donné lecture, je lui fis remarquer qu'elle devait être suivie à bref délai de propositions comportant des solutions.

A plusieurs reprises, sur des communications de ce genre, soit dans mon cabinet, soit au conseil des ministres, nous avions sollicité les vues du général Gallieni sur le haut commandement..., car enfin, messieurs, il faut bien le dire, c'est la discussion du haut commandement qui commence, il faut nettement l'aborder et aller jusqu'au fond de la question. (Très bien ! très bien !)

Lorsqu'une première note de ce genre sur l'organisation du haut commandement fut produite, je dis au général Gallieni : Quelles sont vos propositions ? Est-il dans vos idées qu'il faille changer le chef des armées françaises ? Et le général Gallieni déclara, tous nos collègues l'ont entendu, que si on touchait au général Joffre, dans la minute qui suivrait, il quitterait le ministère. Il n'y a pas un de nos collègues ici qui n'ait entendu cette déclaration.

Maintenant qu'il est mort, il ne faudrait pas promener des papiers qui tendraient à faire croire que le général Gallieni voulait changer le commandant en chef des armées françaises, car - et je vous donne toute autre précision - toutes les modifications dans le commandement et toutes les dispositions de contrôle de sur lesquelles j'aurai l'occasion d'insister ont été prises d'accord avec lui, sur sa demande. Son idée sur le commandement était de faire ce qui a été fait par lui, approuvé par nous : compléter le général en chef par un chef d'état-major qui eut d'autres qualités que le général Joffre, et c'est lui-même qui désigna le général de Castelnau. La modification se fit ainsi. A la suite d'une communication dans la séance que je vous indiquais, je priai le général Gallieni de m'indiquer ses solutions.

Il me dit que, plus tard, il me les indiquerait, et c'est à ce moment-là que le général Gallieni, dont la santé était profondément ébranlée - on l'a bien vu depuis, bien qu'alors on ait dit autre chose - nous a supplié de le relever de son poste, disant qu'il lui était impossible de rester, qu'à tout instant il était pris de vertiges et perdait connaissance, qu'il lui était impossible de travailler. Je le suppliai du n'en rien faire, de rester à son poste, lui indiquant que peut-être le repos lui permettrait d'éviter l'opération, que, pendant ce temps, il pourrait être remplacé par un collègue dans la gestion des affaires de la guerre. Le général Gallieni y consentit. Quelque temps après, il déclara qu'il ne pouvait plus s'occuper des affaires de son ministère, qu'il devait subir une opération qui le rendrait indisponible et il quitta le ministère.

Mais la communication dont vous faites état n'a jamais constitué un rapport. Dans les notes lues à ce moment par le général Gallieni, je ne reconnais...

M. Maginot. Donnez-vous la peine de la lire ce document, peut-être le reconnaîtrez-vous !

M. le président du conseil. S'il y a eu un papier lu par le général Gallieni, ce sont des notes personnelles à lui pour étayer son opinion. Aucun rapport n'a été fait. Vous comprenez comme la discussion deviendrait facile si, après la disparition d'un homme ayant occupé de hautes fonctions publiques, quelqu'un venait lire à la tribune des papiers en disant : « Ce sont des rapports que le ministre disparu a faits à ses collègues en conseil des ministres. »

M. Maginot. La lettre révélait bien le même état d'esprit.

M. Marcel Sembat, ministre des travaux publics. Il y a une troisième lettre qu'on n'a pas lue.

M. le président du conseil. Puisque nous sommes sur la question Gallieni, voici un renseignement qui pourra vous aider dans votre propre discussion. La lettre du 16 décembre que vous avez lue, comment a-t-elle été écrite par le général Gallieni ?

Il ne voulait pas l'écrire; c'est moi qui, en conseil des ministres, lui ai demandé d'écrire au général Joffre pour lui signaler certaines lacunes des organes défensifs. Mais pourquoi et comment ?

Le commandant Driant était venu me voir dans mon cabinet pour me dire : « Vous savez quel officier discipliné je suis. J'ai constaté sur le front, sur un point, certaines défectuosités dans nos lignes qui me paraissent graves. »

Il marquait comme étant ce point le village d'Arracourt, et il disait : « Vous devriez bien faire inspecter et prendre des dispositions. »

J'ai téléphoné immédiatement au général Gallieni pour le prier de recevoir le commandant Driant - ce qu'il fit. Mais comme cette question m'avait préoccupé, en conseil des ministres, je demandai au général Gallieni d'écrire au général Joffre pour lui signaler cette situation. Le général Gallieni me dit alors : « On me fait écrire à tout instant au général Joffre ; il arrivera un moment où je mettrai des doutes dans son esprit sur les intentions du Gouvernement à son égard ; j'éveillerai ses susceptibilités et il finira par ne plus vouloir prendre les responsabilités du commandement. » (Mouvements divers.)

Je vous explique, messieurs, quelle était la situation à ce moment-là et cela vous permettra de situer les documents et de vous prononcer en toute connaissance de cause.

Nous insistâmes et quelqu'un, en ce moment, je crois, dans le conseil, dit : « Eh bien, tant pis ! nous devons exercer notre devoir de contrôle. » Le général Gallieni ajouta :

« Oui, mais si le générai Joffre s'en allait, moi, je partirais aussi. »

Voilà les conditions dans lesquelles la lettre fut écrite.

Et, messieurs, la réponse du général Joffre, vous l'avez entendue; nous aurons l'occasion de reparler de cette réponse, mais elle contenait dans sa première partie - laissons de côté la mauvaise humeur de la dernière partie - ... (Exclamations sur les bancs du parti socialiste.)

M. le président. Je vous en prie, messieurs, n'interrompez pas à chaque mot.

M. le président du conseil. .. .elle contenait dans sa première partie toutes les indications sollicitées et un plan à l'appui. Le général Gallieni avait le souci de sa charge, de sa fonction; il a examiné cette lettre, ainsi que les indications qu'elle contenait et le plan à l'appui. Il était en son pouvoir et dans son devoir, s'il le voulait, d'envoyer un officier vérifier. Il était le chef et avait tout pouvoir pour contrôler, au nom du Gouvernement.

Eh bien ! qu'a répondu le général Gallieni à cette lettre du général Joffre ? Il n'était pas homme à laisser porter atteinte à son autorité, vous le savez bien.

Quand vous faites son éloge, il faut le faire complètement, il faut le prendre tout entier tel qu'il était. Ah! j'entends bien, que bientôt il n'aura aucun défaut, si surtout ses qualités peuvent servir contre les autres, mais il faut le prendre tel qu'il était. C'est lui qui s'est trouvé en présence de cette réponse.

C'est lui qui a eu à apprécier les renseignements techniques qui lui étaient donnés, c'est lui qui a eu à vérifier le plan et c'est lui, ministre de la guerre, qui pouvait prendre des précautions, s'il lui semblait qu'il y en avait à prendre. Il a répondu au général Joffre. Vous connaissez bien la réponse, monsieur Maginot...

M. Maginot. Non, je ne la connais pas.

M. le président du conseil. Le ministre de la guerre l'a lue hier devant la commission de l'armée, et vous y étiez.

M. Maginot. Mes collègues de la commission vous diront que, lorsqu'on l'a lue, je n'étais pas là. Il ne faut pas me prêter des procédés de discussion qui ne sont pas les miens,

M. le président du conseil. Il est fâcheux que vous ne l'ayez pas connue. Pour que le débat soit complet, voici cette lettre :

« Le ministre de la guerre au général commandant en chef les armées françaises,

« Paris, le 22 décembre 1915.

« J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre lettre personnelle du 18 décembre. J'ai soumis ce document au conseil des ministres qui a pris note de vos déclarations et qui a pu se rendre compte du soin avec lequel vos prévisions étaient établies en ce qui concerne l'organisation défensive des positions occupées par nos armées du Nord-Est... »

M. Albert Favre. C'était de l'ironie.

M. Lenoir. C'est le général Gallieni qui répond !

M. le président du conseil. « ... il compte que les travaux qui restent encore à exécuter seront soumis avec toute la diligence et le soin possible et vous demande de vouloir bien procéder ou faire procéder à tous les contrôles et inspections que vous estimerez utiles à cette défensive. »

Et il ajoute :

« Le Gouvernement a pleine confiance en vous. Il vous en a donné récemment une preuve éclatante en réalisant dans votre personne l'unité de commandement des armées françaises sur tous les fronts,... » - l'unité s'est faite sur les indications du général Gallieni lui-même - « Son désir d'être renseigné sur la situation de nos armées à tous les points de vue ne saurait être considéré comme une manifestation de défiance vis-à-vis de vous. »

M. Cosnier. Cela n'empêche pas qu'en avril il n'y avait encore rien de fait.

M. Maginot. Dans tous les cas, monsieur le président du conseil, il résulte de vos déclarations que le document en question n'aurait pas été communiqué en conseil des ministres.

M. le président du conseil. Il n'y a pas eu de communication, il y a eu une note.

M. Maginot. Vous ne dites pas, monsieur le président du conseil, que la note n'existe pas. Or, moi, j'affirme que la note originale existe dans les documents qui sont entre les mains de la famille du général Gallieni. Je n'affirme pas autre chose.

M. le président du conseil. C'est bien simple, produisez-la. (Bruit.)

M. Paul Bénazet. Cela ne change rien au fait.

M. Bedouce. Nous vous demandons de relire la pièce, puisque nous ne pourrons pas la lire au Journal officiel.

M. Maginot. Je la lirai tout à l'heure.

Messieurs, toutes ces discussions sur la question de savoir si la pièce en question est un rapport qui a été communiqué au conseil des ministres, ou si c'est une note qui lui a été communiquée, ne font pas tout de même que les choses devant Verdun se soient mieux passées. (Applaudissements sur divers bancs à gauche.)

Messieurs, indépendamment des appréciations et des opinions de tel ou tel, je vous ai mis en présence d'une situation de fait qui n'est pas contestable, et je me suis étendu, comme je l'ai fait, sur l'affaire de Verdun, ce n'est pas seulement parce qu'en raison de son caractère d'actualité, les lacunes et les défaillances qu'elle révèle, sont de nature à nous toucher davantage, mais parce qu'elle synthétise bien tout un état de choses, tout un régime d'insuffisance et de passivité satisfaite dont il ne nous est plus possible de nous accommoder.

Se laissant devancer en toutes circonstances, incapable de jamais imposer sa volonté à l'ennemi, vivant au jour le jour, sans méthode et sans plan, continuant à croire au, miracle, à compter sur lui comme sur tous les facteurs étrangers à son propre effort (Applaudissements sur divers bancs), nous occasionnant par sa négligence et par ses fautes de lourdes pertes sous les apparences de ménager le sang de la France, notre haut commandement a fait suffisamment ses preuves et il ne nous est plus possible de les lui laisser continuer. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.)

Nous ne pouvons évidemment nous en prendre ici à ceux qui ont la charge de conduire nos opérations militaires. Notre haut commandement est incontestablement coupable de défaillances, de manque de volonté et d'initiative.

D'ailleurs, messieurs, si, passant de notre organisation défensive, au sujet de laquelle l'affaire de Verdun nous apporte les éclaircissements nécessaires, nous envisageons maintenant ce qui devrait constituer notre organisation offensive, le bilan, n'est guère meilleur.

Notre haut commandement n'a pas eu jusqu'à présent une conception plus exacte de l'offensive que celle qu'il avait eue de la défensive. Nous savons par quels résultats piteux se sont traduites ces offensives partielles qui. même si elles avaient réussi, étant donné qu'elles n'ont porté que sur un point, c'est-à-dire sur une petite étendue du front allemand, n'auraient abouti en définitive qu'à des brèches à l'emporte-pièce sans résultat stratégique appréciable, et, en tout cas, hors de proportion avec les lourdes pertes qu'elles nous ont occasionnées.

Messieurs, pour que l'offensive se traduise par des résultais appréciables - et, si elle ne doit pas se traduire par ces résultats, mieux vaut n'en pas tenter - il faut qu'elle soit générale, qu'elle groupe dans un effort simultané et suffisamment préparé toutes nos forces et toutes celles de nos alliés (Mouvements divers), de façon que nous puissions tirer parti de notre principal avantage qui réside, comme vous le savez, dans notre supériorité numérique.

Il faut aussi, messieurs, pour que l'offensive puisse réussir, qu'elle réalise une part de surprise, cette part de surprise indispensable au succès de toute opération de guerre, qu'il s'agisse d'une simple opération de patrouille ou d'une opération d'une plus vaste envergure. Or, cette part de surprise ne pourra être réalisée tant que nous continuerons à attaquer sur un point et que toutes nos forces concentrées sur ce point pendant des mois auront suffisamment, éveillé l'attention de l'ennemi pour qu'il puisse nous opposer une organisation de défense capable de nous arrêter.

Mais, messieurs, pour attaquer sur plusieurs points, pour pouvoir faire cette démonstration simultanée qui, seule, peut permettre de surprendre l'ennemi et d'obtenir un succès, il faudrait, au préalable, qu'en arrière de notre front nous ayons fait des voies ferrées permettant, à un jour donné, de transporter rapidement les effectifs et le matériel nécessaires sur les points où l'on veut attaquer. (Applaudissements.)

Combien, messieurs, notre commandement a peu prévu et construit de voies ferrées de ce genre ! Qu'on envisage son oeuvre au point de vue de notre organisation offensive ou de notre organisation défensive, on est obligé de constater que le bilan est des plus défectueux.

Messieurs, ce n'est pas à lui que nous pouvons nous en prendre ici de ses imprévoyances et de ses fautes. Nous n'avons pas à prendre ni à proposer de sanctions contre le haut commandement. Nous ne commettrons pas l'impardonnable faute de traduire à notre barre tel ou tel de nos grands chefs. C'est au Gouvernement, au Gouvernement seul responsable devant nous, que nous nous adressons. Il est responsable des fautes et des défaillances de ses subordonnés...

M. le président du conseil. Entièrement.

M. Maginot. ...en ne se décidant pas à prendre contre eux les mesures qui s'imposaient. Il est responsable aussi de notre situation actuelle, qu'il n'a rien fait et ne veut rien faire pour rendre moins critique.

Or la situation, messieurs, ne vous le dissimulez pas, est grave et je voudrais que vous en soyez bien convaincus, afin de puiser dans cette conviction les résolutions nécessaires.

« Dites aux gens influents, que vous connaissez, à votre retour à Paris, disait l'autre jour à l'un de mes amis, qui avait été le voir dans son secteur près de Verdun, un de nos officiers généraux les plus distingués, n'hésitez pas à leur dire que la patrie est en danger. »

C'est de l'enceinte même où siégeaient les représentants du peuple que partait autrefois ce cri qui n'était pas un cri d'alarme ni un cri de découragement, mais un vibrant appel à toutes les énergies nationales, une mobilisation suprême de tous les coeurs, de tous les cerveaux, de toutes les volontés en vue de la victoire. Je regrette qu'aujourd'hui ce soit des tranchées que nous vienne ce cri. Cela prouve, en effet, qu'on y voit plus clair là-bas qu'ici.

Eh bien ! messieurs, il faut y voir clair et il ne faut pas avoir peur de la clarté, sous prétexte qu'elle pourrait troubler notre quiétude, car nous sommes responsables des intérêts du pays comme nous sommes comptables du sang de nos soldats et comptables de la victoire. Sachons nous élever à la hauteur des circonstances et ayons le courage de prendre nos responsabilités ! Songez à ceux qui se battent, songez à ceux qui se font tuer, songez aussi à ce que serait demain si, sachant ce que vous savez, le pays pouvait vous reprocher un jour de n'avoir pas agi ! (Vifs applaudissements sur les bancs des gauches et du parti socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Margaine.

(Sur divers bancs. Nous demandons une suspension de séance de quelques minutes. (Oui ! - Non ! continuons.)

M. le président. Plusieurs de nos collègues demandent une suspension de séance. Je consulte la Chambre.

(La Chambre, consultée, décide que la séance continue.)

M. le président. La séance continue,

La parole est à M. Margaine.

M. Margaine. Je suis sûr, messieurs, qu'aucun d'entre vous ne m'aura fait l'injure de croire, d'après le libellé de mon interpellation, que je voulais apporter ici l'écho de conflits locaux et de querelles mesquines avec quelque petite autorité militaire.

Le conflit dont j'ai à vous entretenir est beaucoup plus profond. Il remonte au jour où j'ai pris rang dans l'armée. Le devoir d'un député en temps de guerre, qui n'était tracé nulle part, est resté, pour chacun de nous, l'affaire de sa conscience.

Un certain nombre d'entre nous ont estimé que leur devoir primordial était de tout risquer pour bien voir et pour bien comprendre un événement dont allaient dépendre la grandeur et peut-être le sort du pays, et ceux dont je parle qui, par hasard, étaient affectés à quelque poste à l'intérieur, ont demandé à partir au front pour assister à cet événement.

Un membre du parti socialiste. Il ne faut pas exagérer !

M. Margaine. C'est justement cette attitude qui a abouti à un conflit. Si tout nous était apparu comme étant le résultat d'un commandement de généraux s'entretenant entre généraux, jamais nous ne serions venus ici pour réclamer contre quoi que ce soit. Mais c'est parce que nous avons estimé qu'il y avait une organisation, faussée dans ses principes, qui pesait sur les généraux, que nous avons essayé d'attirer l'attention sur ce qui se passait.

Je vais vous apporter ici des lectures d'ordres très rapides qui vous feront ressortir ce que je veux vous dire.

Je fais allusion, en un mot, à ceux que, dans l'armée, on appelle les Jeunes-Turcs. Nous sommes réunis ici en comité secret pour que nous puissions dire tout ce que nous avons vu, sans risquer de voir ces choses, dans les journaux allemands, reproduites et exagérées.

L'état-major qu'on avait constitué bien avant la guerre était destiné à faire des auxiliaires pour les généraux, et il est de langage courant que, si nous avons eu des difficultés et si nous en avons, c'est que l'enseignement de l'école de guerre avant la guerre était erroné.

Alors, on a accusé notre état-major d'avoir introduit des méthodes fausses. Lorsque nous nous sommes trouvés nous-mêmes dans l'armée, nous avons vu des cas qui sont exactement l'application de ces choses. Vous connaissez tous la position du Mort-Homme par exemple ; cette position fait partie des secondes positions de la troisième armée à laquelle j'appartenais. Elle a été l'objet de travaux qui se sont trouvés néant à un moment donné.

Le commandement a fait faire une vérification. Cette vérification a prouvé que ce qui existait n'avait pas en fait de signification. On a prié un officier de faire l'examen de cette situation, de la faire connaître. Il a dressé un rapport; je ne vous lirai pas les détails techniques, mais je prends un passage relatif au point que je viens de relever. Il dit :

« Comment une indiscutable compétence des officiers qui ont agi, comment des instructions d'une netteté qui ne laisse rien à désirer ont-ils pu conduire à ce résultat paradoxal d'être exactement inverse de celui poursuivi?

« La raison en est que, quand on cherche la personne qui a conçu et arrêté le plan des ouvrages, elle n'existe pas. L'ouvrage examiné, s'il dépend d'un seul corps d'armée, a été l'objet d'un projet du commandant du génie du corps d'armée. Des états-majors successifs l'ont modifié, d'abord ceux qui l'ont exécuté, ensuite, après. En droit, celui qui l'a arrêté est le général commandant le corps d'armée. En fait, il ne l'a jamais vu. »

Voilà exactement l'action des états-majors. Les projets ou pièces qui passent dans les états-majors sont, au fur et à mesure, transformés par des irresponsables jusqu'à aboutir à rien du tout.

Dans le cas particulier que je vise, il n'y a pas eu de suite, par la raison que le corn mandement est immédiatement intervenu et a envoyé les troupes nécessaires pour faire ce qu'il fallait, que tout a été corrigé. Mais il y a de nombreux cas où le commandement n'intervient pas. J'oserai même dire qu'il ne peut pas intervenir.

Cet enseignement de l'école de guerre que nous avons considéré, et qui, dans une certaine mesure, est faux, avant la guerre, a donné lieu à une seconde organisation, en 1911, que l'on a appelée le comité d'état-major. Ce comité d'état-major est composé des généraux commandant les armées et de leurs chefs d'état-major. Ils ont créé un petit corps spécial qui, quittant l'enseignement de l'école de guerre, a pris le soin de forger une défense nationale, et c'est la volonté d'appliquer les principes faux qu'ils avaient voulu forger qui a créé la situation dans laquelle nous nous sommes trouvés dès le début.

Si nous avions eu des généraux qui s'entretiennent ensemble dès le commencement, au lieu de faire la retraite que nous avons faite - vous allez le voir par les ordres que je vais vous lire - dès le commencement nous aurions pu prendre l'offensive sur une quantité de points.

Voici, par exemple, un point particulier : l'occupation de Saint-Mihiel par les Allemands. Du 12 au 23 septembre, au lieu d'avoir un général qui se porte sur les lieux, qui se préoccupe des choses qui se passent, nous avons eu un état-major qui, dans ce court délai de temps, a changé quatre fois l'organisation de l'armée en défense et cinq fois l'orientation générale de ses opérations, en sorte que cela a été, en fin de compte, un véritable tohu-bohu dans la défense des Hauts-de-Meuse, qui a permis aux Allemands de venir s'y installer. Non seulement se produisait ce tohu-bohu, mais encore on retirait du combat, sous la pression de l'ennemi, un corps d'armée, le 8e corps. Le résultat de cette faute de l'état-major, le voici. Voici l'ordre de retrait du 8e corps :

« Il m'est rendu compte que la Woëvre, dans son état actuel, est impraticable en dehors des routes. Dans ces conditions, il convient de faire participer le 8e corps à la bataille générale qui se livre actuellement, l'occupation et la défense éventuelle des Hauts-de-.Meuse entre Verdun et Toul étant assurées uniquement par la division de réserve. »

Qui avait pu dire que la Woëvre était impraticable en dehors des routes ? Personne. Si nous avions eu un généralissime causant avec le général d'armée, jamais ce fait ne se serait produit, attendu qu'à ce moment même le 8e corps était engagé.

M. Prosper Josse. Quel est le général qui a donné cet ordre ?

M. Margaine. C'est le grand quartier général. Toutes les fois qu'on téléphonait pour demander des explications, c'était un officier du grand quartier général qui répondait, ce n'était jamais le généralissime.

Universellement, tout le monde reconnaît que le départ du 8e corps a attiré les Allemands. C'est ce que dit le commandant de la 7e division de cavalerie :

« A la suite d'un mouvement de repli de la 16e division, l'ennemi a dirigé sur Thiaucourt une offensive. Un peloton et quelques dragons qui occupaient Thiaucourt ont dû se replier à 1 500 mètres de Thiaucourt. C'étaient les Allemands qui arrivaient. »

Deux jours après, les Allemands ayant lancé deux corps d'armée sur la 67e division de réserve, le général commandant télégraphie le matin du 21 ; « Ma division n'occupe: plus les Hauts-de-Meuse, le général est tué, je me replie sur X...

« Vigneulles a été enlevée ce matin, les défenseurs en sont bien compromis. »

On prévient le grand quartier général. On réclame des renforts. Ces renforts sont refusés.

Les Allemands continuent l'attaque et, comprenant qu'ils vont réussir, que l'armée est seule à se défendre, ils se précipitent non seulement sur la ligne qui montait sur le Nord à Verdun par Saint-Mihiel, mais sur celle qui passait à Aubreville, de sorte que, d'une façon comme d'une autre, le grand quartier général nous avait mis dans la nécessité de perdre une des deux.

Quelle réponse le grand quartier général fait-il à ce moment à la demande de renforts ? II revient à son leitmotiv, il dit d'abandonner le nord de Verdun. Voici l'ordre :

« Conformément à mes instructions, c'est la 3e armée qu'il appartient de maintenir inviolabilité du front entre Verdun et Toul. Vous devrez y concentrer les forces nécessaires, en particulier toutes celles qui se trouvera sur la rive droite de la Meuse, quitte à abandonner toute action au nord de Verdun. »

Il était impossible de découvrir la place de Verdun. On a essayé de parer à l'attaque des Allemands, Enfin, le grand quartier généra!, le 23, renvoie le 8e corps. Il était trop tard. Au moment où il débarquait derrière la Meuse, les Allemands étaient à Saint-Mihiel. Jamais, si nous avions eu un général en chef qui se transportât sur les lieux, qui vînt s'entretenir avec les généraux qui combattaient, jamais pareille situation n'aurait été créée.

M. Prosper Josse. Il avait affaire ailleurs à ce moment.

M. Margaine. Vous avez laissé créer dans l'armée ce petit noyau qui s'appelle aujourd'hui couramment dans l'armée les « Jeunes-Turcs », qui, dès le début, ont masqué, entouré le généralissime, créé l'illusion qui s'est faite autour de lui; ce sont eux qui ont constamment fait reculer l'armée à partir de Charleroi. Jamais le généralissime n'eût été de cet avis, s'il avait traité directement avec les généraux, car ces généraux disaient et lui eussent dit qu'il ne fallait pas reculer.

Voix diverses à droite. Qu'en, savez-vous ?

M. Margaine. Voici, à la fin d'août, que l'on reçoit un ordre d'attaque...

M. le duc de Rohan. C'est de l'enfantillage de parler ainsi.

M. Margaine. Si vous aviez été là, peut-être ne diriez-vous pas cela ?

M. le duc de Rohan. J'y étais.

M. Margaine. Chaque fois que l'armée a proposé une attaque, cette attaque a été refusée ; quand elle était commencée, elle était arrêtée.

Lorsque la 4e armée a reculé, il était tout naturel que l'armée voisine attaquât l'ennemi par le flanc ; elle reçoit un ordre :

« La 3e armée arrêtera son offensive et reculera avec la 4e » (Bruit.)

Je me hâte, messieurs.

Pour qu'il reste, dans l'avenir, des responsabilités qui se jouent, ce n'est pas à vous à savoir qui est le général qui doit nous commander.

Vous ne pouvez pas prendre la responsabilité de dire que tel ou tel général doit s'en aller, que tel ou tel autre doit venir, mais vous devez savoir si l'organisation de votre armée, que vous avez faite, est ou non à la hauteur de la situation actuelle. Car c'est vous qui êtes responsables de la façon dont l'armée a été créée, et si, plus tard, il était démontré par des documents que c'est un petit groupement d'individus, pour ne pas le qualifier, qui s'est emparé du général en chef, qui le mène et qui, même quand ce général a pris une décision avec un autre de ces subordonnés, la modifie après coup, alors vous seriez bien obligés de reconnaître qu'il y a dans l'organisation de votre armée quelque chose de faussé. (Très bien ! très bien !)

Si la place de Verdun est aujourd'hui encore intacte, c'est qu'on a désobéi pendant le cours de la campagne aux ordres qu'avait donnés cette organisation du quartier général. Cela, il faut que vous le sachiez, car c'est de l'histoire, et voici les ordres,

Cette petite organisation qui, dès le temps de paix, s'était forgé une méthode de combat faisait ce qu'on appelle du Kriegspiel; on mettait les armées en ligne au comité d'état-major et on les faisait remuer.

Pendant toute la retraite de Charleroi, cela a été la même histoire.

Il fallait toujours mettre les armées en ligne et les faire remuer. Et toutes les fois qu'on recevait une instruction générale, c'était en ce sens. L'ordre du 2 septembre, avant-veille de la bataille de la Marne vous croyez peut-être qu'il contient en germe l'idée de prendre une offensive, l'idée de conserver Verdun pour prendre l'ennemi par son flanc gauche ? Jamais on n'a voulu le publier; jamais nous n'avons pu obtenir que, dans les brochures que le grand quartier général laisse publier, on publie cet ordre. Permettez-moi de le lire intégralement pour qu'aucun de vous ne puisse supposer que j'en ai pris un extrait servant ma cause, alors que le reste le contredirait. Voici cet ordre du 2 septembre :

« Le plan général de mobilisation qui a motivé l'envoi de la section n° 4 vise les points ci-après. »

Et le généralissime explique sa pensée :

« A. - Soustraire les armées à la pression de l'ennemi et les amener à se fortifier dans la zone où elles s'établiront à fin de repos.

« B. - Etablir l'ensemble de nos forces sur une ligne générale marquée par Pont-sur-Yonne, Nogent-sur-Seine, Arcis-sur-Aube, Brienne-le-Château, Joinville, sur lesquelles elles se recompléteront par les envols des dépôts. »

Nous sommes toujours à l'avant-veille de la bataille de la Marne.

« C. - Renforcer l'armée de droite de deux corps prélevés sur l'armée de Nancy à Epinal.

« D. - A ce moment, passer à l'offensive sur tout le front. Les armées sont en ligne. Couvrir notre aile gauche par toute la cavalerie disponible. Demander à l'armée anglaise de participer à la manoeuvre, 1° En tenant la Seine de Melun à...; et simultanément la garnison de Paris agirait en direction de Meaux;

« 2° Ordre donné à la garnison de Verdun de reprendre les éléments qui lui avaient été empruntés et de se retirer sur Joinvllle. »

Un télégramme de 10 heures 55, en date du 2 septembre, 3e armée, 2e bureau, n° 635, portait :

« La 3e armée remettra à la disposition du gouverneur de Verdun les régiments actifs de la place et la 72e division de réserve. »

A 21 heures 10, un second télégramme, n° 831, portait :

« On ajoutera une brigade de la 54e division de réserve. »

Vous avez pris note des numéros, monsieur le ministre ?

C'est à ce moment que le général qui commandait la 3e armée - ceci n'est pas une pièce, je cite en m'aidant de mes souvenirs - a annoncé à son entourage qu'il ne pouvait plus, dans la limite où il considérait l'intérêt national comme engagé, se conformer strictement aux ordres qui lui étaient donnés, il n'est pas allé à J....

Je répète encore une fois que jamais celte situation n'aurait été créée s'il y avait eu contact direct entre le généralissime et le général de l'armée qui ne se voyaient jamais.

Qu'est-il arrivé alors, après le 2 ? Vous le savez tous, maintenant c'est de l'histoire.

Le général Gallieni, le 4, prévient le Gouvernement que la situation se trouve excellente, et, le 15, le grand quartier général, qui a connu cet événement, se décide à ne pas tarder et donne l'ordre de l'attaque. On attaque le 5, et c'est seulement le 6, en pleine bataille, qu'on envoie le fameux ordre du jour qui a fait croire à tout le monde que le vainqueur de la Marne était bien celui qui avait conçu l'offensive.

M. Marius Moutet. Voulez-vous me permettre une observation ?...

M. Margaine. Volontiers.

M. Marius Moutet. Si je comprends bien les renseignements que vous apportez, ils tendent à. démontrer ceci : c'est qu'aucun but d'offensive, avant l'ordre qui était donné le 4, n'entrait dans l'esprit du général en chef.

Le renseignement que je veux vous apporter n'a aucun caractère tendancieux, ni dans un sens, ni dans l'autre. Ici, nous cherchons en toute bonne foi à nous faire une opinion, et c'est simplement pour essayer de nous faire tous une opinion de bonne foi que je veux vous apporter le renseignement suivant.

Lorsque nous avons accompagné les parlementaires russes au camp de Mailly, un délégué du grand quartier général nous a expliqué vers les marais de Saint-Gond le plan de la bataille de la Marne et, en particulier, la manoeuvre de l'armée du général X.... A ce moment, on nous a lu un ordre du général Joffre indiquant qu'avant le mois de septembre, et lorsque l'ordre de repli avait été donné après la bataille de Charleroi, l'ordre de repli était donné dans un but nouveau d'offensive nettement indiqué dans cet ordre ; puis, comme les conditions prévues alors n'avaient pas été réalisées, on indiquait qu'il était indispensable de se replier plus loin.

Comme l'ordre qui nous a été lu contredisait les renseignements que nous avions pu recueillir, comme on peut recueillir des renseignements dans la Chambre, c'est-à-dire en les critiquant autant qu'on le peut, nous avons tout de même été frappés,- et j'en appelle à mon collègue M. Lebrun, - de cet ordre qui contredisait les renseignements que nous avions jusqu'à ce jour et qui semblait donner au général en chef, depuis avant le mois de septembre, l'initiative essentielle de la manoeuvre offensive qui devait avoir lieu par la suite.

Je vous livre le renseignement. Je n'en tire, quant à moi, qui n'ai pas de lumières particulières, aucune conséquence personnelle; mais, comme Il va a l'encontre de l'affirmation que vous apportez et comme ici nous cherchons tous à entrer dans une discussion dont dépend largement l'avenir du pays, dans l'intérêt de la vérité, j'ai cru de mon devoir de l'apporter.

M. Lebrun. Je confirme la déclaration de notre collègue M. Moutet dans les termes où il vient de la faire.

M. Margaine. Il y a eu plusieurs fois des ordres annonçant qu'on allait reprendre l'offensive ; je pourrais les retrouver. Lorsqu'on reculait, on annonçait qu'on allait reprendre l'offensive.

L'essentiel est de savoir si, vraiment, la bataille de la Marne, qui fait qu'aujourd'hui on n'ose pas prendre une mesure quelconque contre le général Joffre, considéré comme celui qui nous a sauvés est une bataille qui est née dans son cerveau, qui a été conduite par lui. L'ordre dont vous parlez.., (Interruptions.)

M. Raffin-Dugens. Parlez ! Parlez !

M. Margaine. ...je voudrais savoir de quelle date il est. (Interruptions.)

Je voudrais hâter mes explications et les abréger.

Je voudrais faire remarquer, en arrivant maintenant à Verdun, quelle est l'action qui a été à ce moment exercée par le grand quartier général.

A qui était remis, au moment de Verdun, le commandement des armées qui la défendaient?

C'était le général Herr, qui avait le commandement des troupes à Verdun, qui, par conséquent, devrait être aujourd'hui l'homme responsable des événements de Verdun, si tout s'était passé normalement. Ce général a parfaitement aperçu la situation dans laquelle il se trouvait, et nous avons longtemps demandé, à la commission de l'armée, de réclamer la pièce qui apportait la preuve de ce que je dis en ce moment. C'est un rapport du général Herr du milieu de janvier 1910.

M. le général Roques, ministre de la guerre. Du 16 janvier.

M. Margaine. Nous demandions si, vraiment, le général Herr, à ce moment, avait averti le grand quartier général de la situation dangereuse dans laquelle il se trouvait, situation qui ne lui permettait pas de faire ses travaux de seconde ligne. Vous savez très bien - il y en a bien peu qui l'ignorent - que lorsqu'on remet l'exécution des secondes lignes à des troupes qui combattent on n'obtient pas qu'elles veuillent travailler.

Voici, par exemple, la note que présente un colonel d'infanterie, pour prier qu'on veuille bien laisser ses hommes se reposer:

« Le fantassin est le paria de l'armée. On ne s'occupe de lui que pour l'accabler de corvées. Les périodes, dites de repos, sont tellement dures, que le troupier préfère la tranchée où il a un travail déterminé et des heures de repos fixées. Au repos, on lui fait faire les travaux de deuxième ligne, les corvées, notamment le nettoyage des villages, on lui fait faire de l'instruction; comment s'épouillerait-il si on l'oblige à manoeuvrer? Le remède est de faire faire tout le travail de deuxième ligne par des unités territoriales; les troupes descendant dans les tranchées ne devront avoir qu'à se nettoyer, qu'à remettre les armes en état, pour compenser les longues heures d'immobilité malsaine. » (Applaudissements.)

A Verdun, comme dans l'Argonne, le grand quartier général n'avait pas voulu donner de troupes qui viennent derrière les troupes de défense des tranchées pour faire les travaux.

Qu'est-il arrivé ? C'est que les travaux ne se faisaient pas.

Le général Herr était dans cette situation que, sur le nord de Verdun, sur un front de près de 30 kilomètres, il y avait une division division renforcée, mais une division. Ce n'est que le 11 février que vous avez envoyé trois nouvelles divisions pour tenir compte du danger qu'il courait et qu'enfin vous avez reconnu - je parle du grand quartier général.

Je le répète, il est impossible d'admettre que nos généraux soient tels que, s'ils causaient librement entre eux, une pareille situation puisse se créer. Il faut qu'il y ait des entêtements irresponsables, et il y en a qui ne veulent pas se rendre à l'évidence parce qu'ils savent qu'on ne peut pas les atteindre.

Monsieur le président du conseil, je vous demande la permission de vous rappeler la conversation que nous avons eue. Je vous ai parlé de cette constitution de l'état-major. Vous m'avez dit que vous vous appliqueriez à les faire partir. Vous m'avez cité deux noms. Vous m'avez dit que vous feriez partir le général Pelle et celui qu'on appelle Belle, l'un qui est major général, l'autre qui est chef du personnel. Je vous demande si, à l'heure actuelle, ils sont partis. Je vous pose la question, parce qu'il y a un mur tellement épais entre la défense nationale et nous autres que nous n'arrivons pas souvent à savoir quelle est, vraiment, la vérité. Hier encore, j'ai demandé à un officier général que j'ai rencontré qui avait remplacé ces deux officiers. Il m'a répondu : « Mais ils ne sont pas partis ! » Pourquoi ne sont-ils pas partis, puisqu'on reconnaissait que leur influence était mauvaise? C'est donc qu'il y a une influence qui existe et ne devrait pas exister. C'est contre cela que je proteste.

Vous recevez du grand quartier général des propositions. M. Albert Thomas en a reçu dernièrement. Il a reçu, le 30 mai dernier, un programme d'artillerie, je crois être sûr de ce que j'affirme. Ce programme est d'une envergure considérable.

M. Lucien Millevoye. Je demande la parole.

M. Margaine. Y a-t-il eu entre vous, monsieur Albert Thomas, et un général une conversation, vous faisant valoir les possibilités de vos fabrications, et ce général vous expliquant ses nécessités de défense ? C'est ainsi que je comprends l'organisation de la défense nationale par des hommes : vous, disant : « Je puis aller jusque-là dans un temps donné » ; lui, répondant : « Il faut aller plus vite. »

Si cette conférence a eu lieu, jamais trace extérieure n'en est apparue.

Ce rapport est arrivé chez vous, il débute par cette explication qui m'a semblé extraordinaire. Il est y dit que, les Allemands ayant changé de tactique, il est nécessaire de prévoir un armement à la hauteur de cette tactique.

Comment ! Depuis quinze mois, tout le monde explique la manière dont les Allemands attaquent avec leur artillerie lourde, et c'est maintenant que vous prétendez vous apercevoir de ce changement de tactique ?

Le grand quartier général vous demande 3 000 canons. De ce calibre, vous en faites à peu près deux à trois par jour ; cela fait une durée d'environ trois à quatre ans. Croyez-vous vraiment que la guerre durera aussi longtemps ?

M. Prosper Josse. Il fallait construire des usines avant la guerre. (Bruit sur tes bancs du parti socialiste.)

M. Margaine. J'essaie de vous montrer que, quand le Parlement aura à rendre des comptes, il pourra dire qu'il n'avait pas à savoir si tel ou tel général était celui qui devait commander; ce n'est pas lui qui les nomme. Et si l'Assemblée avait voulu renverser ou non le Gouvernement parce que nous étions battus, celui-ci dirait peut-être : Il n'y avait pas de meilleur général que celui-là. Comment voulez-vous que je le sache ?

Un député ne peut pas obliger le Gouvernement à relever de son commandement un général. S'il n'en a pas de meilleur, comment le fera-t-il ? Et si celui qui vient est plus mauvais que celui qui s'en va, ce sera encore pis.

Vous ne pouvez répondre que d'une chose : c'est d'une organisation. S'il y a eu un organisme qui faussait tout, vous serez responsables de l'avoir laissé subsister. (Très bien ! très bien !)

Certainement, monsieur Albert Thomas, si vous avez lu la conversation que je dis et qui a été tenue bien secrète, vous avez dû faire remarquer à ce général qui organise son artillerie, qu'il était bien difficile de s'engager dans un programme d'artillerie qui allait durer trois ou quatre ans, et alors il a du essayer de changer son programme.

Nous craignons, nous, que ce quartier général irresponsable vous tienne toujours au- dessus de vos possibilités pour pouvoir dire plus tard : « Mais naturellement je n'ai pas pu vaincre, jamais on ne m'a donné ce que je voulais ! » [Applaudissements.)

Et alors que pourrons-nous dire, nous ? Il nous sera absolument impossible de nous défendre parce qu'on nous dira : « C'était au moment où cela se passait qu'il fallait y aller voir. » Nous sommes justement en comité secret pour pouvoir nous expliquer.

Je demande maintenant à M. le président du conseil la permission de revenir sur un point sur lequel nous nous sommes déjà rencontrés. Vous allez me dire que je m'écarte de mon sujet; pas autant que vous croyez. J'ai beau aller à Salonique je retrouve toujours la même histoire.

Vous vous souvenez que j'ai demandé à la commission de l'armée d'examiner si le quartier général ne faisait pas trop facilement fi de l'accord que vous nous disiez être intervenu entre vous et les Anglais, autrement dit, si cette unité de conceptions militaires que vous nous garantissiez était bien respectée par le grand quartier général, et je vous saisissais de cet exemple.

Je vous ai dit : Il est arrivé à Salonique avec une instruction prescrivant une attaque. Le quartier général anglais, à qui on s'est adressé pour s'entendre, a répondu qu'il ne pouvait pas attaquer parce qu'il avait l'ordre de rester sur la défensive.

Vous vous souvenez que vous m'avez répondu : Vous vous trompez, ou plutôt, on vous a trompé ; il ne s'agissait pas du tout d'attaquer, mais de faire quelques opérations d'offensive.

La commission de l'armée a accepté ces explications ; je n'ai rien à dire. Pourquoi les a-t-elle acceptées ? Parce que vous avez - je ne dirai pas : nié ce que je disais, mais, enfin, paru dire qu'après tout, si je vous accusais de raconter des histoires, vous pourriez bien m'accuser d'en raconter aussi, naturellement.

Seulement, moi, j'étais dans une situation difficile, parce que les ordres qui visent cet état de choses se promènent partout, vous le pensez bien. Il y a des officiers qui sont dans le même état d'esprit où j'étais lorsque j'étais à l'armée. J'étais alarmé de ce qui se passait, et je voulais qu'on le sache. On se trouve dans cette situation délicate que, si l'on communique ces documents, on mérite d'être fusillé ; si l'on dit ce qu'il y a dedans d'une façon plus vague, on est plus sûr de l'impunité parce qu'il suffit de ne pas les nommer pour que vous ne puissiez pas les atteindre ; mais dans notre manière de défense, vous nous mettez dans une situation particulièrement délicate.

On nous communique des choses que nous savons ; on va même jusqu'à nous communiquer des ordres. Nous voilà extrêmement alarmés. Que faire ? Si nous communiquons l'ordre, l'officier qui l'a communiqué est nommé inévitablement. Il y a à cela une bonne raison ; vous savez bien comment est organisé le bureau du chiffre. Quand il vient une dépêche chiffrée, c'est un officier qui la traduit; on sait qui l'a traduite. Par conséquent, si cet ordre est entre les mains d'un étranger, il n'y a que deux officiers qui aient pu le livrer : celui qui l'a traduite dans un sens et celui qui l'a traduite dans l'autre. De sorte que, quand nous voulons signaler ici des faits qui nous paraissent si graves et qui sont basés sur des ordres de ce genre, et quand vous venez nous dire : « Vous vous exposez à tels inconvénients », vous nous paralysez complètement et nous ne pouvons plus rien dire du tout. En voici un exemple.

L'histoire dont j'ai parlé a eu une suite. On a proscrit de se préparer à une seconde offensive. On a fait des préparatifs à côté des Anglais qui n'y ont rien compris. Ils se sont demandé ce que cela voulait dire.

D'où cela vient-il ? D'où vient-il que, maintenant, après que j'ai dit qu'on avait eu tort de consulter les Anglais, on fît des travaux dont les Anglais n'ont pas eu connaissance ? Est-ce cela l'accord dont vous parlez ? Alors que vais-je en conclure ?

C'est qu'à Salonique les Anglais ne veulent pas prendre d'offensive et qu'ils n'en prendront jamais. Qu'est-ce que nous y faisons ? C'est une conclusion, ne croyez pas que je vous dise qu'il existe un document disant qu'ils la prendront.

M. le président du conseil. Mais moi, je vous mettrais au courant de tout. Vous saurez exactement la situation, quand vous m'aurez entendu.

M. Margaine. C'est parce que je désire des explications sur ce point que je reviens sur cet incident, car je vous demande de le trancher à l'heure où nous avons une sténographie.

Je cherche ici en vain un témoin, notre collègue, M. Abrami.

Il est rentré. Je ne veux pas parler des choses qu'il nous a indiquées...

M. le président du conseil. Pourquoi pas ?

M. Margaine. Je voudrais demander seulement à la Chambre de décider qu'en tout état de cause elle l'entendra. Nous demandons que, quelle que soit la longueur ou l'ordre du débat, la Chambre veuille bien donner une place aux déclarations de notre collègue M. Abrami.

M. le président du conseil. Je le désire comme vous.

M. Margaine. Nous sommes d'accord.

M. le président du conseil. Le comité secret n'est pas une procédure à laquelle on puisse recourir fréquemment. Nous sommes, à l'heure actuelle, en comité secret : c'est une excellente chance pour tous, pour le Gouvernement surtout, mais à condition qu'on lui pose toutes les questions (Très bien ! très bien !), qu'il soit appelé à répondre à toutes, et il le fera très largement.

A droite. A la condition que ces questions soient brèves et précises.

M. Margaine. Quant à, ma question, je la résume d'un mot.

Je viens de vous expliquer qu'il y a, à Chantilly, une organisation qui ne laisse pas les généraux maîtres de leur action. -Tous les jours, dans l'armée, ou entend parler de ce qu'on appelle « les Jeunes Turcs ».

M. Prosper Josse. Je n'en ai jamais entendu parler !

M. Margaine. C'est notre devoir de faire en sorte que cela finisse, et nous vous demandons comment vous pensez y mettre fin.

Ensuite, je compte sur vous pour demander à notre collègue, M. Abrami, de venir s'expliquer sur les affaires de Salonique, afin que nous sachions ce qui se passe là-bas. (Applaudissements sur les bancs du parti socialiste, des gauches et au centre.)

M. le président du conseil. Parfait I

M. le président. La parole est à M. de Chappedelaine.

M. de Chappedelaine. Messieurs, la tâche m'a été singulièrement facilitée par les interventions de nos collègues, MM. Maginot et Margaine. Aussi je ne resterai qu'un instant à cette tribune pour poser à M. le président du conseil, avec tout le respect et toute la déférence que je dois au chef du Gouvernement une question très simple, très claire et très précise.

L'insuffisance des moyens de défense de la région fortifiée de Verdun ne fait de doute aujourd'hui pour personne.

Le Gouvernement en a été averti depuis de longs mois, le grand quartier général également. La commission de l'armée de la Chambre, à diverses reprises, a appelé l'attention du Gouvernement sur l'insuffisance de ces moyens de défense.

Dès le mois d'août 1915, la commission de l'armée du Sénat s'en préoccupait et nommait une commission d'enquête qui se rendait dans la région fortifiée de Verdun, accompagnée par le général Dubail, représentant du grand quartier général.

Cette commission d'enquête inspectait le front de la région fortifiée de Verdun. A la suite de cette enquête, la commission rédigeait un rapport qui était adressé au Gouvernement et qui concluait nettement ù l'insuffisance des moyens de défense.

Le 16 décembre, M. le général Gallieni, ministre de la guerre, adressait au généralissime la lettre dont notre collègue M. Maginot vous a donné lecture. Deux jours après, le général Joffre répondait avec une complète assurance que non seulement nos moyens de défense n'étaient pas défectueux, mais qu'ils étaient supérieurs à ceux de l'adversaire. Par conséquent, la situation était très nette et très précise. Le Gouvernement, à maintes reprises, a été averti ; le généralissime a été averti.

Deux mois après ces avertissements, l'attaque allemande se produisit, le 21 février 1916, contre la région fortifiée de Verdun. Les premiers jours ont été un véritable désastre pour nous. Toutes nos ligues ont été bousculées, nos premières fortifications ont été enlevées, nous avons perdu des milliers d'hommes et un très grand nombre de canons.

Je termine en demandant au Gouvernement : Pourquoi, étant donné ce qui s'est passé, n'a-t-il pas pris les sanctions qui s'imposaient? (Applaudissements sur divers bancs.)

M. le président. La parole est à M. Bénazet

M. Paul Bénazet. J'ai l'intention d'être aussi bref que possible, et la Chambre peut être certaine que j'aurais déjà renoncé à prendre la parole si je n'estimais pas qu'il est de mon devoir de confier à mes collègues ce que je sais de certains sur les événements qui, à bon droit, les préoccupent.

Beaucoup de bonnes choses ont été dites par les orateurs qui m'ont précédé à cette tribune. Cependant, il me semble essentiel d'examiner de plus près les faits, de façon à asseoir solidement notre jugement; ensuite, il nous sera possible de dégager les solutions qui s'imposent et d'arriver, enfin, a une organisation meilleure du haut commandement.

Ce qui est essentiel, même pour arriver à résoudre les problèmes si sérieux, qui ont été opportunément portés à cette tribune par M. Margaine, je crois que, pour arriver à ce résultat désirable, il suffira que la Chambre veuille bien me prêter quelques instants d'attention. (Parlez ! parlez !)

Je prends l'engagement de ne lui soumettre que des faits dans l'ordre chronologique à propos des événements de Verdun.

Il convient, tout d'abord, d'établir que, jusqu'au mois d'août 1915, la place de Verdun était soumise aux ordres d'un gouverneur qui avait les droits et prérogatives définies par tous les règlements antérieurs,

A partir de celte date du 5 août 1915 intervient un décret très important ; il range les places fortes et Verdun en particulier sous le commandement des chefs de secteurs, généraux commandant de groupes d'armées et d'armées, eux-mêmes sous les ordres directs du commandant en chef. C'est lui qui désormais nommera les gouvernements et disposera à son gré de toutes les ressources en matériel et en homme de la place.

En somme les places - retenez bien ceci, je vous prie - cessent d'être considérées comme un noyau indépendant du front; elles sont englobées dans le front où elles constitueront des points d'appui particulièrement forts.

C'est donc à partir de cette époque seulement que le commandement en chef donne, des directives et qui sont celles dont nous allons parler. Quelles sont-elles ? Les voici:

1° Ne pas se laisser investir ;

2° En ce qui concerne Verdun, la région de Verdun doit assurer l'inviolabilité du front compris entre la 1e et la 3e armée par lesquelles cette ville était encadrée.

Le général Herr, appelé au commandement de la région fortifiée de Verdun, eut, donc comme mission d'utiliser autant que possible les lignes existantes, puis de proposer le projet des organisations défensives qu'il prévoyait.

C'est ainsi que quatre positions successives furent prévues : la première passait par Brabant-sur-Meuse, et par le nord du bois des Caures; la deuxième partait de Samogneux; la troisième de Talou et de la cote du Poivre et de la cote 278 ; la quatrième, enfin, s'étendait entre Froide-Terre et Douaumorit.

Le plan ainsi soumis à l'approbation du grand quartier général ne comprenait que des points d'appui encerclés de défenses accessoires qui devaient s'appliquer plus ou moins parfaitement.

On vous dira peut-être que le grand quartier général avait indiqué dans ses instructions que ces points d'appui devaient être reliés entre eux par des lignes continues de tranchées. Il n'en est pas moins certain - et c'est ce que nous devons retenir - qu'à la fin de novembre, tout au moins, ces lignes continues n'existent pas; que la première position seulement était à peu près organisée, que la deuxième, et la troisième étaient à peine ébauchées.

Et pourtant, en face des lignes françaises, les Allemands manifestaient une activité incessante. L'examen des plans directeurs où sont reportées les photographies, prises en avions des organisations allemandes ne peut laisser aucun doute à ce sujet. Très manifestement, nos ennemis préparaient une attaque. Il est vrai que, dans le même instant, l'attention du grand quartier général fut appelée par des renseignements venant de la région du Nord et de la Champagne. Là aussi, semblait-il, les Allemands avaient l'intention d'attaquer.

Fallait-il, cependant, négliger la région de Verdun ? C'est ce que ne pensa pas votre commission de l'armée, et vous le savez. Renseignée de divers côtés sur l'insuffisance des travaux exécutés depuis les Hauts-de-Meuse, en avant de Verdun, jusqu'à Nancy, elle fit part de ses observations au Gouvernement.

Au surplus, depuis le 5 septembre, le ministère de la guerre, par son 5e bureau, recevait des nouvelles alarmantes : le kronprinz était en discrédit pour des raisons d'ordre politique et militaire : proximité de la région allemande, facilités d'approvisionnements de toute sorte, Verdun apparaissait pour l'Allemagne un point sensible.

Aussi le Gouvernement n'hésita-t-il pas à adresser au général en chef cette lettre du 16 décembre dont vous avez entendu la lecture et à laquelle le général en chef répondit comme vous le savez.

La lettre du 22 décembre, lue par M. le président du conseil est, à mes yeux, la plus importante. Il y est question des précisions établies par le grand quartier général, dont le Gouvernement prend acte. Le tout est de savoir si elles ont été suivies d'effet, (Très bien ! très bien !)

Car la menace sur Verdun se précise de jour en jour. Un officier de la région fortifiée de Verdun me disait récemment qu'à la fin de décembre et au début de janvier, le nombre des déserteurs augmenta sans cesse. « Ils fuient la bataille, me dit-il, comme les rats fuient un navire qui coule. » Ces renseignements affluaient au grand quartier général qui demeurait sceptique : « Nous savons mieux que vous ce qu'il y a craindre, disait-il en substance. Soyez plus calmes, nous interviendrons à temps. »

Vers le milieu de janvier pourtant, le général Herr sentit son inquiétude grandir. Il avait demandé beaucoup de matériel, on ne lui en avait pas fourni ; aussi, le 16 janvier, se décida-t-il à envoyer une lettre au groupe d'armées dont il dépendait et qui était très pressante.

Il réclamait en propres termes des moyens nouveaux pour faire face à l'attaque allemande dont il prévoyait l'imminence; il parlait des nombreux renseignements recueillis par son propre 2e bureau. Devant lui, c'étaient des rassemblements de troupes, des concentrations importantes d'artillerie lourde, de multiples tranchées, des abris à l'épreuve des gros projectiles. Il insistait pour avoir des renforts. « La 51e division d'infanterie, que vous avez bien voulu me laisser provisoirement, n'est pas suffisante, dit-il, je voudrais pouvoir disposer à cette heure d'une autre division. »

Messieurs, cette lettre est du 16 janvier; elle resta longtemps sans réponse. Cependant, le 21 février, le groupe des armées de l'Est rend compte au grand quartier général que des tirs sont effectués par les Allemands pour abattre les clochers de la région Nord de Verdun, qui peuvent servir de point de repère pour l'ennemi.

Emu, le grand quartier général cherche alors à se rendre compte par lui-même. Le commandant en chef, si je ne me trompe, se rend à Verdun le 25 janvier. Il s'aperçoit qu'il y a beaucoup à faire, et dans le sens précisément qu'indiquait le général Herr. Le 1er février, pour des raisons intéressant les services de l'armée, question de ravitaillement et autres, la place de Verdun est détachée du groupe des armées de l'Est pour être rattachée au groupe des armées du Centre; puis, dans les dix jours qui suivent, le grand quartier général reçoit de nouveau les renseignements les plus circonstanciés, les plus abondants sur les intentions de l'Allemagne.

Le 10 février, une de nos sources les meilleures apprend qu'une offensive sérieuse se prépare sur Verdun, que le kronprinz déplace son quartier général de Stenay, Spincourt. On a eu le texte, le 15 février, d'un ordre du kronprinz, lu le 14 au soir et qui prévoit l'attaque sur Verdun pour le lendemain même. La plupart des écoles du Luxembourg sont converties en ambulances. On sait que la préparation fut commencée le 13, l'attaque le 14, mais qu'elle fut décommandée ce jour-la à cause du mauvais temps.

C'est vers cette époque aussi qu'un citoyen américain, ami de la France, fut envoyé par lord Kitchener à Chantilly, où il s'entretint longuement avec le général en chef sur ce qu'il savait des projets de nos ennemis. Est-ce ce dernier avertissement ou d'autres qui dissipèrent les derniers doutes de l'état-major ? Je ne sais. Toujours est-il que brusquement, près de deux mois après la lettre, du général Gallieni, et près d'un mois après celle du général Herr, le grand quartier général donne ample satisfaction à ce dernier.

Le 12 février, on met définitivement à sa disposition la 51e division d'infanterie, qu'il n'avait jusque-là que provisoirement ; le 16, on lui donne la 14e ; le 20, enfin, la veille de l'attaque, la 16e. Le même jour, deux groupes de 75 sont envoyés ; et aussitôt après on reçoit 85 pièces de plus, tandis que le 7e, le 9e, le 1er, le 13e corps sont acheminés sur Verdun. La bataille était engagée.

A partir de ce moment, le théâtre d'opérations devient celui de la grande bataille française. 84 bataillons, 3 corps d'armée, 388 pièces de campagne, 244 pièces lourdes sont envoyées coup sur coup à Verdun. Toutefois, il était bien tard, vous en conviendrez, pour agir.

Il reste avéré devant l'histoire que c'est dans les derniers jours seulement qu'une brigade de travailleurs fut mise à la disposition du général Herr, qui croyait à une attaque prochaine et la redoutait, et qui se fera sur plus de 80 kilomètres de terrain, -défendus seulement par quelques troupes d'active et surtout par des réservistes et par des territoriaux.

Il reste avéré que sur les quatre lignes de défense prévues après le décret du 5 août 1915, la première, dans son ensemble, pouvait être considérée comme organisée ; la deuxième était à peine utilisable ; la troisième était seulement projetée.

Donc, après quinze mois de guerre de position, non seulement on n'avait pas songé à doubler la grande voie normale qui reliait Verdun à Châlons, non seulement on n'avait pas cherché à augmenter le débit du petit chemin de fer meusien on à multiplier les communications, mais encore la préparation même du terrain n'était pas faite. On avait bien donné des ordres pour faire exécuter les travaux, mais ces instructions ne furent pas comprises ou restèrent sans effet.

Deux généraux furent frappés au cours de la bataille, précisément à cause de cette inexécution. Etaient-ils les seuls coupables? Je vous le demande. Il ne suffit pas de donner des ordres ; le commandement doit s'assurer, au bout d'un certain temps, que toutes les prescriptions ont bien été observées. (Applaudissements sur divers bancs à gauche.)

M. Pierre Renaudel. Le Gouvernement aussi !

M. le président du conseil. Bien entendu.

M. Paul Bénazet. Au-dessus des deux généraux incriminés se trouve le général commandant le camp retranché de Verdun, puis le général commandant le groupe d'armées et le grand quartier général.

Autre chose. Depuis quinze mois on était fixé sur le même front. Comment le haut commandement ne s'est-il pas constamment posé les deux questions que tout chef ne doit jamais perdre de vue : 1° Si, par surprise ou par violence, l'ennemi parvient un jour à rompre nos lignes, sur quel point se rétablir ? 2° si cette hypothèse se présente ou encore si l'ennemi prononce seulement une feinte, où et comment doit-on le contre-attaquer ?

Si le grand quartier général avait réfléchi quelque peu sur ces deux principes élémentaires et fondamentaux, il aurait à coup sûr pris en temps voulu des dispositions pour éviter la surprise.

Au surplus, les avertissements du ministre de la guerre, les renseignements fournis par les 2e et 5e bureaux, les révélations si impressionnantes des déserteurs auraient dû le tenir en éveil et le pousser à l'action. C'est seulement lorsque l'artillerie lourde, allemande a commencé son oeuvre qu'on a pris des décisions !

Trop tard, malheureusement, pour permettre de parer aux fâcheuses conséquences du coup de force des Allemands ; car, comme conclusion de l'inertie, l'ennemi préparait la plus puissante attaque. Les lignes de chemins de fer étaient augmentées partout. On en a compté au moins jusqu'à dix pour assurer la mobilité des grosses pièces d'artillerie lourde, le ravitaillement, le transport rapide des unités - et ne parlons pas d'un véritable labyrinthe de tranchées, de cheminements qui, jusque sur le front même, unissaient, en tout sens, ces artères.

La main de la Prusse s'allongeait visiblement vers notre grande citadelle de l'Est et, reconnaissez-le, notre grand quartier général ne l'a pas aperçue.

Peu de semaines, que disons-nous, quelques jours avant le choc qui fit tressaillir la France, le grand quartier général communiqua au conseil supérieur de la défense nationale un plan d'opérations projetées. Je crois que le haut commandement préconisait à peu près l'abandon de toute action en Orient, si ce n'est même l'abandon de Salonique. Il envisageait l'hypothèse de l'initiative d'opérations effectuées par les empires du centre, mais il concluait, peu de temps avant Verdun, que l'offensive allemande sur le front occidental était plus qu'improbable.

Nous avons lieu de croire que cet excès de confiance fut connu à Berlin ; le 5e bureau en a acquis la preuve : l'étranger fut renseigné. Si, au surplus, il en était averti, les informations contenues dans certaines correspondances, la physionomie du terrain, la comparaison de ce qui avait été fait par nous autour de Verdun avec ce qu'il avait entrepris lui-même ne devaient-elles pas lui inspirer la vive tentation de choisir comme; objectif une place aussi mal défendue ?

Les circonstances atmosphériques lui donnaient encore l'avantage. Des pluies abondantes, à la suite d'un hiver exceptionnellement doux et humide, avaient transformé la vallée de la Meuse en un large lit d'eau et de boue. Un nombre insuffisant de ponts réunissait la rive droite à la rive gauche, ponts sur lesquels, si l'armée était serrée de près, il fallait faire défiler les troupes, les convois, les canons qu'à l'heure du combat trois lignes de chemins de fer seulement devaient approvisionner.

En somme, à cause de la hernie de Saint-Mihiel qui atteignait la Meuse au Sud et du vaste cercle que décrivaient au Nord les ouvrages ennemis, Verdun apparaissait à Guillaume II comme séparé du reste de la France. L'inertie du grand quartier général l'indiquait comme une proie facile pour les bataillons d'élite qui étaient concentrés par l'Allemagne.

C'est donc bien à tort que l'on s'est montré surpris chez nous du déclenchement des opérations allemandes. L'entreprise ne pouvait pas être considérée par nos adversaires comme entachée de témérité, elle était même la seule à risquer, étant donnée la faiblesse de nos dispositions. Verdun encerclé, Verdun qui, en réalité, n'était plus qu'une île, Verdun qui n'avait plus rien d'une place forte, rappelait impérieusement pour eux le double souvenir de Sedan et de la Bérésina.

Le 20 février au matin, le trentième corps reçoit le choc. Ses tranchées, qui n'étaient pas prolongées par des sapes, des contre-sapes, et notre réseau organisé mobile devinrent rapidement un nid à obus où personne ne put tenir. Des régiments cédèrent ou furent écrasés. Pour n'en citer qu'un seul, le 362e régiment d'infanterie perdit 1 800 hommes sur 2 000. Le 21, 5 officiers, 360 hommes disparus; le 22, 27 officiers, 1 257 hommes tombèrent. La plupart des unités furent réduites à leur train de combat. En quelques heures, le malheureux trentième corps perdit .55 à 60 p. 100 de son effectif. Les grands blessés restèrent sur le terrain ; ils furent faits prisonniers.

La première position tomba.

Le 22 février, cependant, le général Herr donne l'ordre suivant :

« Le général commandant le 30e corps devra, coûte que coûte, tenir la deuxième position. »

Et le 23 février, à 7 h. 36 du matin, le groupe des armées du centre envoie un message téléphoné où se manifeste la même intention : tous les points, tous les îlots doivent être occupés. La consigne est de tenir.

Les 23 et 24 février, la situation pourtant devient très critique. Renseigné d'une façon générale sur la violence de l'attaque et l'a faiblesse de la résistance, le grand quartier général, dont le 3e bureau n'avait jamais voulu croire à l'imminence du danger, malgré les avis réitérés donnés par le 2e bureau, se résigne à une retraite partielle. En voici la preuve.

Le 24 février, le général commandant le groupe des armées du Centre prescrit de replier la ligne de défense sur les Hauts-de-Meuse - c'est l'abandon de la Woëvre - et l'ordre est donné, ordre grave, d'étudier l'éventualité d'un repli sur la rive gauche de la Meuse. C'est alors, dans cette journée du 21, que le général commandant en chef téléphone de Chantilly :

« J'approuve par avance le repli sur les Hauts-de-Meuse, mais vous devez tenir face au Nord. »

Les nouvelles de l'Est arrivaient mauvaises. Le soir du 24 - vous me permettrez de dire tout ce que je sais. (Parlez ! parlez !)

Le général de Castelnau avait quitté le général Joffre vers 21 heures, après avoir convenu avec lui qu'on ferait appel au général Pétain pour lui donner le commandement des opérations sous Verdun. Il prit peu à peu l'initiative de partir, cependant il voulait des ordres. Il téléphone au général Joffre vers dix heures et demie du soir; le généralissime était couché; le général de Castelnau fit insister auprès de l'officier de service pour voir le général en chef. L'officier de service lui répondit : « le généralissime vous donne pleins pouvoirs. »

Le général de Castelnau part dans la nuit; il arrive à Arcy vers trois heures du matin ; on était dans le désarroi. Le 25, à cinq heures trente du matin, il envoie au général Herr un message téléphoné dont la trace subsiste. Il débute ainsi :

« Conformément aux ordres du général en chef, le général de Castelnau prescrit de tenir la rive droite de la Meuse par tous les moyens en son pouvoir et coûte que coûte. La défense de la Meuse se fait par la rive droite ; il ne peut donc être question que d'arrêter l'ennemi à tout prix sur cette rive. »

Le 25 février, à neuf heures du matin, le général Joffre donne à Chantilly au général Pétain, appelé de la veille, des instructions écrites. II lui prescrit de prendre le commandement des troupes de réserve et d'établir son quartier général à Bar-le-Duc. Il lui prescrit, en outre, de rassembler les troupes de la région fortifiée de Verdun engagées sur la rive droite au cas où elles seraient contraintes de se refluer sur la rive gauche et aussi d'interdire à l'ennemi le franchissement de la rivière.

Le 25 février, le général de Castelnau passe, de sa propre initiative, le commandement des troupes de la région fortifiée de Verdun au général Pétain et lui donne l'ordre d'enrayer l'effort prononcé par l'ennemi sur Verdun. Le général Pétain lui soumet l'ordre du général en chef; le général de Castelnau maintient son ordre personnel et, vers seize heures, il télégraphie brièvement à Chantilly pour faire savoir ce qu'il a fait.

Le 25 février a 17 h. 35, le général Joffre adresse un télégramme chiffré au général de Castelnau approuvant les décisions prises par lui et lui demandant le texte complet de ses instructions et notamment de faire connaître les modifications apportées par lui aux instructions remises au général Pétain, à son passage au grand quartier général.

Voilà la vérité, telle qu'elle résulte de la simple énumération des faits.

M. le président du conseil. Vous voudrez bien dire à la Chambre, pour la renseigner, que ces documents ont été communiques par le Gouvernement à la commission de l'armée.

M. Paul Bénazet. J'enregistre avec plaisir la déclaration de M. le président du conseil. La Chambre verra que les renseignements que j'avais étaient d'une authenticité absolue - les paroles qui viennent d'être prononcées le prouvent. (Mouvements divers.)

M. le président du conseil. Je vous donne acte volontiers, monsieur Bénazet, de ce que vous avez écouté avec une très grande attention les explications et les lectures de M. le général Roques devant la commission de l'armée et de ce que vous les avez recueillies avec une grande précision. (Très bien ! très bien ! et sourires.)

M. l'amiral Bienaimé. M. Bénazet a été plus clair que le Gouvernement.

M. Paul Bénazet. La Chambre qui a voulu suivre - et je l'en remercie - l'ordre chronologique des faits, comprend que, si on les place comme ils se sont produits, on aperçoit de la façon la plus lumineuse ce qu'encore une fois, hier, à la commission de l'armée, le Gouvernement ne voulait pas faire apercevoir...

A droite. C'est la vérité.

M. Paul Bénazet. ...à savoir que la préparation devant Verdun, qui aurait dû être parfaite, d'après des ordres très antérieurs, était absolument insuffisante au moment où fut lire le premier coup de canon de cette terrible bataille. Je n'en tire qu'une conclusion, et pour ma part elle me suffit : il ne suffit pas de donner des ordres, il faut s'assurer de leur exécution. (Très bien ! très bien !)

M. Raffin-Dugens. Très bien !

M. Paul Bénazet. Au surplus, nous ne connaissons pas ici l'examen possible o:: facile des ordres qui sont donnés par les généraux, examen fait par eux-mêmes mais il y a une chose qui nous apparaît comme évidente, c'est que nous avons devant nous un Gouvernement responsable...

M. le président du conseil. Entièrement.

M. Paul Bénazet. ...de tout ce qui s'est passé...

M. le président du conseil. Sauf de votre discours.

M. Paul Bénazet. Je ne suis pas du tout animé ici, vous le savez, par une idée étrangère à celle qui, j'en suis persuadé, vous anime tous : arriver au meilleur résultai possible. Sans cela, je ne serais pas à cette tribune. Mais je pense que la Chambre sera d'accord avec moi pour demander qu'à l'avenir des faits semblables ne se reproduisent pas et qu'elle ait les moyens d'y parvenir.

Je ne suis pas venu ici pour faire un discours de négation, monsieur le président du conseil, mais pour dire très nettement devant nos collègues et devant le Gouvernement ce que je pense de la situation actuelle.

Je trouve que le Gouvernement devait dominer la situation au point de ne jamais la remettre entièrement entre les mains de qui que ce soit... (Applaudissements sur les bancs du parti socialiste et des gauches)... et, à plus forte raison, d'une collectivité qui n'a plus rien de commun - nous devons parler franc - avec un grand quartier général d'opérations, mais qui est, en réalité, un gouvernement au petit pied... (Vifs applaudissements sur les bancs du parti socialiste et des gauches)... s'occupant de finances, d'économie politique et de diplomatie.

Ce que nous demandons, ce n'est pas qu'on traduise à cette barre tel ou tel général, dont même l'insuffisance de direction peut apparaître. Nous ne demandons qu'une chose : que ce pays reste fort vis-à-vis du monde, monsieur le président du conseil et nous le pensons comme vous. Mais nous voulons vous donner encore plus de force, si vous en avez besoin, pour exiger de l'énergie, de l'action, sans laquelle un pays menacé comme l'est celui-ci ne peut se dégager des griffes de l'ennemi.

M. Chassaing. Mais, monsieur Bénazet, il nous faut surtout du matériel.

M. le comte Ginoux-Defermon. Des canons !

M. Paul Bénazet. Est-ce que vous pensez que des hommes, qui ne sont jamais montés à celte tribune, dans le cours d'une carrière politique déjà longue, que pour défendre les grands intérêts de la défense nationale et du pays, y monteraient aujourd'hui si ce n'était pas pour vous dire : « En vérité, je vous demande de changer l'organisation du grand quartier général: je vous demande que le grand quartier général ne soit plus qu'une petite organisation d'opérations, analogue à celle qui dirige maintenant les groupes d'armée et les armées. Vous devez puiser en vous, avec l'appui du Parlement tout entier, l'autorité suffisante pour détruire toutes les branches parasitaires qui se sont greffées et multipliées à quarante kilomètres de Paris. » (Applaudissements sur les bancs du parti socialiste, des gauches et du centre.)

Voilà la vérité et je ne crois pas que, sur ce terrain, personne, dans cette Chambre, puisse trouver que j'ai tort.

Il n'est pas possible qu'on dise plus tard que le peuple de France tout entier a saigné d'une façon abondante, que c'est lui qui a sauvé la France, mais qu'il n'avait pas à sa tête des hommes capables de lui donner me action efficace et qu'il ne s'est pas trouvé un Gouvernement qui ait assez d'autorité pour arracher tout ce qui est inutile et pour ne conserver que le nécessaire. Vifs applaudissements sur les bancs du parti socialiste et des gauches.)

Sur divers bancs. A demain !

Sur d'autres bancs. Non ! continuons !

M. le président. Insiste-t-on pour le renvoi? (Non - Oui !)

Puisqu'un certain nombre de nos collègues insistent, je consulte la Chambre.

(La Chambre consultée, décide que la séance continue.)

M. le président. La parole est à M. Accambray.

M. Léon Accambray. Messieurs, mon interpellation porte sur le fonctionnement des pouvoirs publics en temps de guerre, spécialement dans leur action sur le commandement aux armées. Il ne s'agit pas seulement de Verdun. Verdun viendra ici illustrer ma thèse.

Tout d'abord, je dois vous dire que je ne considère pas que mon droit d'interpellation soit épuisé en comité secret. Le comité secret, pourquoi est-il fait? Il est fait pour dire ce qui ne peut pas être dit en public. Très bien ! Très bien ! sur les bancs du parti socialiste.)

Eh bien, messieurs, il y a des choses qu'il faut dire en public. Ces interpellations ne seront pas terminées, du moins la mienne, quand je vous aurai dit ce que je vais vous dire aujourd'hui. Nous n'avons à juger, nous, que le Gouvernement (Très bien ! très bien !), des hommes et spécialement son chef.

M. le président du conseil. Parfaitement, il est là pour cela.

M. Léon Accambray. Est-ce sur sa politique ? La politique du Gouvernement, il ne peut y en avoir d'autre que celle qu'il suit. Quel que soit le Gouvernement qui sera sur ces bancs, il suivra la même politique qui est celle de la défense nationale.

Alors qui jugeons-nous? Des hommes. Et voilà, messieurs, ce qu'il y a de grave justement dans le débat. Nous avons à juger des hommes...

Au centre. Et des méthodes.

M. Léon Accambray. .. .la façon dont ils conduisent la guerre, la façon dont ils jugent eux-mêmes les hommes. Et c'est cela qui est grave, car il y a la question de méthode, la question d'appréciation aussi et parce que, forcément, nous faisons des questions de personnes.

Tout à l'heure, on a prononcé très peu de noms, mais si on ne les prononçait pas, ils étaient sur toutes les bouches et je ne sais pas vraiment si, en comité secret, nous ne devons pas prononcer des noms et nous faire crédit les uns aux autres, afin de perdre cette idée que nous sommes mus par des sentiments médiocres.

Il n'y a ici pour nous, en vérité, de question essentielle que le salut du pays. Les questions d'hommes ne nous intéressent qu'en tant qu'elles touchent au salut du pays et quand nous jugeons les hommes, nous les jugeons en eux-mêmes, pour leurs qualités propres, pour la façon dont ils mettent en oeuvre ces qualités et indépendamment de toute conception d'ordre social, par exemple d'ordre politique ou d'ordre religieux ; ceci n'a rien à voir dans la question.

Messieurs, il est nécessaire Je prendre ses précautions, parce qu'on est très facilement accusé d'apporter dans le débat des préoccupations d'ordre politique. Je ne fais à aucun de nos collègues l'injure de croire qu'ils en ont et j'espère qu'ils me font l'honneur de croire que je n'en ai pas moi-même.

Il ne s'agit pas, à vrai dire, ici de condamner et de frapper, il s'agit seulement, après avoir jugé, dans la mesure où nous le pouvons, le Gouvernement, de savoir s'il y a lieu de lui garder notre confiance ou de la lui refuser, c'est-à-dire de maintenir ou d'écarter.

Je ne suis pas suspect de partialité politique en cette matière. Vous avez lu de moi une lettre du 18 décembre 1915, adressée au président du conseil. Evidemment j'ai fait des personnalités, j'ai cité des noms,...

M. Jean Longuet. Vous avez été clairvoyant.

M. Léon Accambray. ... et vous avez vu mon éclectisme. Les généraux que j'ai cités étaient considérés comme appartenant plus ou moins à certains partis politiques ou s'y rattachant par leurs affinités. Cela ne m'a pas arrêté, vous le savez, de sorte que je vous demande de me faire encore aujourd'hui la même confiance. (Parlez ! parlez !')

Ceci acquis, j'entre dans le plein du débat.

J'ai attaqué le commandement militaire sur les points suivants :

D'abord, à la suite de chacune des grandes opérations de l'année dernière, il s'est trouvé que des chefs ou sous-chefs d'état-major avaient été écartés et que jamais les commandants d'armée, qui semblaient devoir être tenus pour responsables, n'avaient eux-mêmes été frappés. J'ai souligné ce qu'il y avait de grave dans cette façon de procéder, en faisant remarquer que les responsabilités devaient aller au commandement et non pas aux auxiliaires du commandement, que quand on négligeait de le faire, il arrivait fatalement que les mêmes fautes, les mêmes négligences vinssent à se reproduire, et que, dans tous les cas, si les chefs, qui semblaient s'être une première fois mis en faute, se trouvaient une deuxième fois dans une situation aussi fâcheuse que la première fois, on était en droit de s'en prendre au commandement supérieur, puisqu'il ne les avait pas écartés.

J'ai cité des exemples ; j'en ajouterai un que je n'ai .pas cité ce jour-là: celui de Verdun.

A Verdun, il y a eu des sanctions. M. le président du "conseil nous a dit qu'il avait écarté du commandement des commandants d'armée et des commandants de groupes d'armée. Parmi eux, permettez-moi de citer des noms : le général de Langle de Cary, le général Dubail lui-même ont été frappés. (Mouvements divers.)

M. Jules Delahaye. Dites que le général Dubail a été récompensé.

M. Charles Benoist. Merci pour les Parisiens. Nous protestons.

M. Léon Accambray. M. le président du conseil nous a donné ces deux actes comme des sanctions ou, plutôt, il ne veut pas qu'on prononce le mot « sanction » et il nous a dit qu'il ne voudrait pas que le mot fût prononcé ici ; il n'en est pas moins vrai qu'il a cité ces exemples comme des marques de l'action gouvernementale, s'étant exercée en matière de commandement. (Sourires sur divers bancs). Il faut prendre les choses pour ce qu'elles valent.

Je vous dirai tout de suite que, pour ma part, je ne trouve pas que les responsabilités du général Dubail soient très gravement engagées à Verdun et je trouve que celles du général de Langle de Cary sont, dans une certaine mesure, allégées. Pourquoi? Parce que le général Dubail a commandé à Verdun jusqu'au 1er février, qu'il a appuyé les demandes du général Herr et que nous ne sommes pas bien sûrs que, si tout n'a pas été fait, il en porte une lourde responsabilité.

Quant au général de Langle de Cary, il a assumé le commandement le 1er février et il a pris la situation comme elle était. Il lui était peut-être fort difficile, étant donné le point où elle en était, de faire mieux qu'il n'a fait, La seule chose qu'on puisse dire, et ce point semble acquis, c'est qu'il y a eu quand même, dans la journée du 23, et surtout dans celle du 24 février, du désarroi dans le commandement. Je dis le mot « désarroi », parce que, dans une réunion de la commission de l'armée, le mot a été prononcé ; il est au procès-verbal. Il y a eu du désarroi.

M. le président du conseil est allé à Chantilly, il nous l'a dit ; c'est à cette occasion que le mot a été prononcé.

Il est possible - et je le crois, moi aussi - que le général de Langle de Cary ne se soit pas montré à la hauteur de sa tâche à Verdun. Il a d'ailleurs été écarte, il faut bien le reconnaître. On lui a substitué le général Pétain. Peut-être, si le général de Langle de Cary avait été plus tôt relevé de son commandement, ne serait-il pas arrivé, ce qui est arrivé. Seulement, quand il est acquis qu'un chef n'a pas été à la hauteur de sa tâche, on assume une très lourde responsabilité en le laissant dans son commandement. Un chef qui ne réussit pas n'est peut-être pas un chef coupable, je le veux bien, mais il n'est plus à sa place, là où il était.

Pourquoi ? Parce que, pour réussir, il faut avoir d'abord la plus grande foi dans le succès. Quand on n'a pas réussi une première fois et, à plus forte raison deux fois-, on a certainement moins confiance dans le succès qu'auparavant. (Très bien ! très bien !)

Sur les bancs du parti socialiste. C'est très juste !

M. Léon Accambray. Chose plus grave, les subordonnés, à commencer par l'état-major n'ont pas ou ont moins confiance dans le succès quand ils ont affaire à un chef qui n'a pas réussi. Ces hommes ont rendu, sans doute, de grands services, que je trouverais très bon de récompenser, en tant que services antérieurs, et si nous n'avions pas d'autres chefs disponibles, si nous avions la certitude que, parmi les hommes plus jeunes, nous ne trouverions pas des hommes de même valeur, je comprendrais peut-être qu'on les conservât à la tête de nos armées. Mais avons-nous fait l'expérience de chercher des hommes plus jeunes? Nous avons trouvé le général Pétain, ravis On dirait qu'il n'y a que lui dans l'armée française, parmi les hommes plus jeunes, qui puisse arriver à une situation supérieure.

J'aurais voulu qu'à l'heure présente, toutes nos armées et tous nos groupes d'armées même fussent commandés par des hommes nouveaux comme le général Pétain. Et je crois que, si on avait bien voulu, on en aurait trouvé.>

Messieurs, j'ai donc dit ceci: le chef qui n'a pas réussi, doit être écarté. J'ajoute que le chef qui n'a pas foi dans le succès, doit être également écarté et qu'il est criminel de le maintenir dans son commandement. Celui qui, d'une manière plus générale, n'a pas foi dans l'action qu'il doit exercer, doit être écarté.

J'étends la portée de mes paroles, pour prendre un exemple qui ne soit pas un exemple immédiat de la guerre, parce qua c'est un peu, moins choquant pour vous peut-être, et je dis que le service de l'aviation, de l'avis de tout le monde, n'était pas prêt, n'était pas organisé; depuis longtemps ce service flottait et n'était pas aiguillé dans de bonnes voies.

Je puis affirmer, parce que cela a été la fable dans l'artillerie, que le dernier général qui était à la tête de l'aviation, ne croyait pas à l'aviation, ne croyait pas au parti qu'on pouvait en tirer en temps de guerre.

M. Pierre Renaudel. Il en était de même pour l'artillerie lourde.

M. Léon Accambray. Il a été relevé de ce service dès les premiers jours de la mobilisation. Il est vraiment fâcheux qu'il ait pu y rester seulement quelques jours, dès l'instant qu'il n'avait pas confiance. Vous comprenez comme moi toute l'importance qu'a cette question. (Très bien ! très bien ! sur les bancs du parti socialiste et sur divers bancs à gauche.)

Je prends un autre exemple, celui de l'artillerie lourde.

Messieurs, le corps de l'artillerie, en général, n'était pas favorable à l'adoption de l'artillerie lourde parce qu'il avait une confiance excessive dans le 75 ; les hommes qualifiés ne croyaient pas à l'artillerie lourde et, dans ce corps, certains défendaient avec une particulière vigueur le 75 et ne croyaient pas à l'artillerie lourde.

Messieurs, il n'y a pas bien longtemps, à la commission de l'armée, on a cité le cas d'expériences faites sur un canon de 155 à tir rapide, présenté par le général qui est à la tète de ce service maintenant et on nous disait : « Chose singulière, ce général, tout en reconnaissant les qualités de ce matériel, ne pouvait pas s'empêcher de faire quelques objections à son emploi. »

Je le crois bien ! Ce général a été un ardent défenseur du 75; il n'a jamais cru à l'artillerie lourde.

Vous m'avouerez qu'il est peut-être fâcheux qu'il soit à la tète du service de l'artillerie lourde à l'heure présente

M. le général Roques, ministre de la guerre. Quel est le nom de ce général ?

M. Léon Accambray. Je veux parler du général Dumézil. Il y a bien du vrai dans ce que je dis, monsieur le ministre ?

Je ne parle pas du général Bacquet, qui racontait partout, pendant son séjour au ministère, qu'il y avait trop de canons sur le front.

Vous pensez bien que, quand un général, qui a cette situation, dit une parole, cette parole a une répercussion profonde dans ses services. (Très bien ! très bien ! sur les bancs du parti socialiste et sur divers bancs à gauche.)

S'il n'a pas lui-même une grande confiance, évidemment ses services en auront une bien moindre. Il est très important, quand on cherche des chefs, de savoir ce qu'ils pensent au fond de leur coeur, car le moindre de leurs sentiments a une répercussion multiple et exagérée sur leurs subordonnés. (Applaudissements sur divers bancs.)

C'est pour cela que je me suis plaint que l'on ait laissé le général de Castelnau diriger l'offensive de Champagne au mois de septembre, car nous savions bien qu'il n'y croyait pas. Il estimait depuis longtemps que l'on ne percerait pas les lignes ennemies et encore maintenant nous savons bien, puisque cela nous revient d'officiers, qu'il ne croit pas au percement des lignes allemandes.

Je vous assure que je trouve prodigieux que certains chefs, occupant une situation aussi prépondérante, n'aient pas foi dans le succès des opérations qu'ils peuvent être amenés à diriger soit en premier, soit eu second. Je vous dis ce que j'ai sur le coeur, parce que je ne peux pas vous le cacher. (Applaudissements sur divers bancs.)

J'ai donc attaqué le commandement sur ces questions de principe et j'ai attaqué le Gouvernement, parce qu'il n'a pas fait grief au commandement de n'avoir pas tenu compte de ces questions de principe.

J'arrive maintenant aux griefs que j'ai articulés contre le général en chef. Vous les connaissez comme moi et je m'excuse d'aborder ce terrain brûlant. (Parlez !parlez !)

En ce qui concerne la question des formations de mobilisation avant la guerre, le fait est acquis maintenant, j'imagine, pour tout le monde, que le grand problème de la préparation de la guerre, en ce qui concerne le personnel et les effectifs, était un problème d'encadrement. Je ne cherche pas où sont les responsabilités, je prends les faits.

Si ce problème avait était été résolu, si nous y avions eu un plus grand nombre de formations constituées, comme les Allemands, organisées et commandées, il est certain que nous aurions pu étendre notre front autant qu'il eût été utile et parer au mouvement enveloppant par la Belgique.

Ce fait acquis, la guerre se prolonge. Que voyions-nous dans les premiers mois ? Nous voyions nos dépôts engorgés d'un nombre incalculable d'hommes, des formations territoriales en très grand nombre et, sur le front, des formations territoriales, dont on ne tirait pas parti et nous nous disions : « Pourquoi ne se sert-on pas de tous ces hommes ? »

On nous répondait : « Ils ne sont pas encadrés ! » Et nous disions : « Faites le nécessaire ! »

La commission de l'armée de la Chambre disait aussi : « Faites des formations nouvelles, envoyez-les à la disposition du général en chef sur le front ! » Et lorsqu'on lui objectait : « Que fera le général en chef de ces formations non aguerries, dans cette guerre de tranchées ? », elle répondait : « Nous lui demandons de s'en servir pour des relèves, des relèves prudentes, fractionnées, de telle façon que, par ces relèves, nous arrivions petit à petit à les aguerrir, a élaguer les cadres insuffisants et à leur substituer des cadres meilleurs, formés par la guerre même. (Applaudissements sur les bancs du parti socialiste et sur divers bancs à gauche.)

Si nous avions obtenu ce résultat, que serait-il arrivé par surcroît ? C'est qu'ayant en arrière des armées ces formations destinées à la relève, peu à peu nous les aurions mises en première ligne, nous aurions pu retirer du front des éléments aguerris, nous les aurions formés en réserve stratégique en arrière, et cela nous aurait permis de leur donner du repos, du véritable repos et de rénover la mentalité, le moral qui, à l'heure actuelle, pour ceux qui y sont depuis le début, commencent un peu à se fatiguer. (Applaudissements.)

Vous savez comme moi ce qui est arrivé de ces formations. Il est vrai qu'on a constitué des formations nouvelles ; à un moment donné, il y a à peu près un an, on nous a dit ; Nous envoyons nos bataillons sur le front.

Je ne crois pas être contredit en affirmant que ces bataillons ont surtout servi de dépôts intermédiaires dans lesquels le commandement a puisé des hommes et des officiers ; il y en a du moins un certain nombre pour lesquels cela est arrivé. Dans tous les cas, nous n'avons pas eu l'impression~ qu'on s'en soit servi pour faire cette relève systématique, permettant d'aguerrir le plus grand nombre possible d'hommes et de former le plus grand nombre possible de cadres.

Et alors, il n'est nullement surprenant que, quand nous avons voulu prononcer de grandes offensives, nous ayons été obligés de faire de très grands déplacements de troupes qui n'ont pas pu passer inaperçus de l'ennemi.

Nous avons là un problème dont le G. Q G. n'a pas eu l'air de se préoccuper en temps utile. Il semble bien que maintenant il le fasse, mais je me demande s'il ne commence pas à être un peu tard, parce que nos effectifs sont bien réduits maintenant.

En même temps qu'on négligeait d'employer ces ressources, on laissait en première ligne des effectifs très importants. Vous savez comme moi, ceux qui ont des relations avec le front le savent, que notre densité sur le front était plus grande que celle des Allemands. Ils avaient plus de matériel, des mitrailleuses, des engins de tranchées qui leur permettaient de tenir le coup avec moins de monde. Quand on peut faire occuper la tranchée de première ligne par peu de monde, si les tranchées situées en arrière, à peu de distance, sont abondamment occupées, on ne court pas de grands risques, tandis que, si on laisse les hommes tous massé sur la même position, il est forcé qu'il y sait un grand danger, surtout quand le système de tranchées est organisé de façon insuffisante comme il l'a été trop longtemps sur notre front.

Nous avons perdu beaucoup de monde. Pourquoi avons-nous été grignotés comme nous l'avons été ? Je mets à part la question des offensives partielles, assez meurtrières. Chaque jour, chaque compagnie perdait 5 ou 6 hommes. Ce n'est rien, mais a la fin du mois, cela compte, et, au bout d'un certain temps, cela fait un chiffre extrêmement élevé. (Très bien ! très bien !)

C'est là que, comme le disait un collègue, les Allemands nous ont montré un peu l'exemple. Nous aurions bien dû les suivre dans cette voie, puisque nous étions réduits à faire une guerre d'usure jusqu'au jour où nous aurions eu du matériel.

Du matériel, j'en ai dit un mot pour l'artillerie lourde. On dit partout : Le Parlement n'a pas donné d'argent. Ce sera discuté après la guerre, car il faut que ce soit discuté publiquement et je ne veux pas ici m'appesantir. Mais je m'y attarde pour la question du commandement et pour le grief que je formule contre le commandement.

Le général en chef désigné en temps de paix pèse d'un poids considérable sur les esprits quand il veut imposer sa volonté, sa manière de voir.

Quand la commission du budget se trouve portée, à l'instigation du ministre des finances, qui tient les cordons de la bourse, à n'accorder qu'une partie des demandes formulées par les services, elle est dans son rôle, car les services demandent toujours beaucoup plus que ce dont ils ont besoin.

On le sait bien. (Exclamations.)

Mais oui, il en est ainsi de tous les services. Et on est amené à quoi? Forcément, la commission du budget - je n'en fais pas partie, mais il me semble que j'en comprends le mécanisme - est conduite, à l'instigation du ministre des finances, à solliciter chaque service de restreindre ses demandes. C'est aux services à voir sur. quel objet ils doivent le faire, et il est certain, en particulier pour l'artillerie lourde, que si l'état-major, si le général en chef désigné, avaient tenu ferme pour avoir de l'artillerie lourde, la commission du budget leur aurait donné le matériel nécessaire. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.)

M. Klotz,président de la commission du budget. Voulez-vous me permettre une observation ?

M. Léon Accambray. Volontiers.

M. le président de la commission du budget. Vous permettrez, monsieur Accambray, que je rectifie quelque peu vos déclarations. Vous aviez raison tout à l'heure de dire que de pareilles déclarations devraient être faites en séance publique ; mais, puisque vous les avez apportées ici, permettez-moi de les rectifier.

Chaque fois que, depuis 1875, un crédit a été demandé à nos commissions financières, à notre commission du budget, il a été accordé par celle-ci, et la Chambre l'a toujours voté. (Applaudissements.)

Il est même arrivé que, de parleur initiative, la commission du budget et la Chambre ont relevé spontanément des crédits .qui avaient été demandés par certains gouvernements. 11 est facile de le contrôler.

Donc, on peut affirmer aujourd'hui qu'en toute matière - et spécialement pour l'artillerie lourde on en peut trouver un exemple - chaque fois que des crédits ont été demandés, le Parlement s'est empressé de les accorder. Nous le redirons plus tard publiquement, mais dès aujourd'hui il était nécessaire d'apporter cette affirmation que l'on ne saurait démentir. [Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

M. Fernand Rabier. Et personne n'a contredit ce que vient de dire M. Klotz.

M. René Renoult. Nous constatons qu'il n'y a pas eu contradiction.

M. André Hesse. La vérité, c'est que beaucoup de généraux n'ont pas cru à l'artillerie lourde.

M. Léon Accambray. Je ne reviens pas sur la bataille de la Marne sur laquelle tout a été dit. Il est incontestable que l'initiative de la bataille de la Marne n'a pas été prise par le grand quartier général qui ne l'avait pas prévue pour ce moment.

Un de nos collègues faisait allusion à un ordre antérieur au 2 septembre et qui prévoyait une offensive antérieure. Sans doute ! Cet ordre, si je ne me trompe, est du 25 août, et il est vrai que le 25 août, après la bataille de Charleroi, recevant l'ordre de battre en retraite, on prévoyait qu'un jour on reprendrait l'offensive, et il était dit qu'il fallait s'attendre à la reprendre dans un délai assez court. Mais vous reconnaîtrez que l'ordre du 3 septembre, qu'a lu tout à l'heure notre collègue M. Margaine, est singulièrement suggestif.

D'ailleurs, il paraît à peu près certain maintenant - et, pour moi, cela ne fait point de doute - que si la bataille de la Marne avait été prévue par le général en chef, elle eût eu des résultats bien supérieurs à ceux qu'elle a eus. (Très bien! très bien ! sur divers bancs du parti socialiste et des gauches.) Car il est incontestable que l'on n'a pas tiré de la bataille tout le profit qu'on en eût pu tirer, et qu'on aurait pu pousser la poursuite beaucoup plus loin si la cavalerie n'avait pas été épuisée, du fait même qu'on ne l'avait pas ménagée en vue de cette offensive.

Messieurs, voilà la plupart des points que j'ai traités dans ma lettre. Il y a cependant un point que j'ai effleuré au passage et sur lequel il faut bien revenir aujourd'hui parce que, alors, nous allons aborder la question de l'organisation du commandement et nous allons toucher au point par où vous comprendrez qu'il a pu se faire que le commandement devînt un véritable deuxième gouvernement.

J'ai fait allusion, dans ma lettre à M. le président du conseil au plan de concentration des forces, au plan d'opérations initial et à toute la préparation tactique et stratégique de la guerre. Ici, messieurs, il faut rechercher où sont les responsabilités. Pourquoi ? Quel enseignement tirons-nous de ce que nous avons vu depuis le début de la guerre et spécialement de Verdun ? Nous tirons cet enseignement que le commandement a manqué de vigilance, qu'il a manqué de clairvoyance et qu'il a manqué de prévoyance : clairvoyance et prévoyance, deux qualités capitales sans lesquelles il est impossible de vaincre. Car pour vaincre, il faut d'abord s'organiser pour la victoire, il faut prévoir ce qu'il adviendra de manière à dominer les événements et à ne jamais se laisser dominer par eux.

Messieurs, les chefs qui sont à la tête de nos armées ont donné la preuve, précisément dès les premières opérations, qu'ils avaient manqué de clairvoyance et de prévoyance.

Ils ont manqué de clairvoyance, parce qu'il est incontestable que le plan d'opérations initial ne répondait nullement à ce que l'on en pouvait attendre. J'ai fait la critique des premières opérations ; j'ai dit quelques mots que je ne rappelle pas, parce que je ne veux pas allonger ce que j'ai à dire ; mais il est certain que les hommes qui ont préparé la guerre au point de vue tactique et stratégique se sont trouvés, par les événements mêmes, démentis dans leurs prévisions et que, par suite, s'il arrive plus tard, comme pour Verdun, que là encore leurs prévisions soient démenties, il semble bien établi que nous avons les plus grandes chances pour qu'à l'avenir se reproduisent les mêmes faits d'imprévision et d'impréparation./p>

Messieurs, il faut ici remonter, pour juger les responsabilités et les hommes, à la réorganisation du haut commandement qui a précédé la guerre.

A la vérité, avant l'année 1911, la préparation de la guerre était assurée pour ainsi dire par le ministère de la guerre.

Sur divers bancs. A demain !

M. le président. Un certain nombre de nos collègues demandent le renvoi à demain.

Voix nombreuses. Non ! non !

M. le président. La Chambre va statuer.

M. Pierre Renaudel. Nous voudrions savoir combien de temps l'orateur pense encore occuper la tribune.

M. Léon Accambray. J'en ai encore à peine pour une demi-heure, mais je ne demande pas mieux que de remettre la suite de mon discours à demain.

Voix nombreuses. Parlez ! parlez !

M. le président. On n'insiste pas pour le renvoi ? [Non ! non !)

La parole est à M. Accambray.

M. Léon Accambray. Jusqu'en 1911, il ne semble pas qu'il y ait un organe interposé entre l'état-major général de l'armée et le Gouvernement.

Il existait un conseil supérieur de la guerre, comprenant les généraux désignés pour exercer des commandements d'armées en temps de guerre et, à la tête de ce conseil, se trouvait un vice-président du conseil, supérieur de la guerre, lequel était le commandant en chef désigné du principal groupe des armées.

Le conseil supérieur de la guerre était un organe consultatif..

En 1911, sous le gouvernement de M. Caillaux, M. Messimy étant ministre de la guerre, une organisation nouvelle du commandement était présentée, qui était de nature à donner satisfaction.

Cette organisation date du décret du 27 juillet 1911. Elle créait un chef d'état-major général charge de la préparation de la guerre à proprement parler, et il avait à cet effet sous ses ordres l'état-major de l'armée. Il y avait, en outre, un chef d'état-major de l'armée désigne pour rester auprès du ministre de la guerre en temps de guerre et qui gardait un certain nombre d'attributions par devers lui, dépendant immédiatement du ministre de la guerre.

Le chef d'état-major général, dans ces conditions, se trouvait avoir pleins pouvoirs pour préparer la guerre. D'autre part, le Gouvernement gardait une certaine action sur l'état-major et, en particulier, celle qu'il devait avoir sur le personnel.

Le décret du 28 juillet 1911 nommait le général Joffre, chef d'état-major général, et le général Dubail chef d'état-major de l'armée.

Le 15 janvier 1912, le gouvernement de M. Caillaux est remplacé par un autre gouvernement, ayant à sa tête M. Barthou, M. Millerand étant ministre de la guerre. Mais les personnes importent peu. . A peine arrivé au pouvoir, ce gouvernement réorganise le commandement. Par le décret du 20 janvier, il supprime le chef d'état-major de l'armée. Il remet en somme tous les pouvoirs au chef d'état-major général.

Le chef d'état-major général se trouvait alors assumer une lourde responsabilité. Il se déchargeait de son service sur des sous-chefs d'état-major qui avaient alors la délégation dans une large mesure de la signature et de la présentation au ministre de la guerre des affaires de leur département.

Sous les ordres du chef d'état-major étaient trois sous-chefs d'état-major. L'un de ces sous-chefs d'état-major était le général de Castelnau ; il était d'ailleurs là depuis le 2 août 1911.

Quelle était la fonction du groupe de bureaux qu'avait sous ses ordres le premier sous-chef d'état-major ?

Le premier groupe comprenait un bureau des opérations militaires et de l'instruction générale de l'armée. C'était le bureau qui se préoccupait de préparer l'organisation en vue de la guerre, le plan de concentration en particulier.

Le deuxième bureau était un bureau d'études de l'organisation et de la tactique des armées étrangères. A ce bureau affluaient tous les renseignements venant des armées étrangères, et en particulier tout ce qui avait trait à l'organisation et à la tactique de l'armée allemande ainsi qu'à ses plans d'opérations.

Un dernier bureau était le bureau des, chemins de fer et des étapes.

Ce groupement assumait la lourde charge de la préparation de la guerre, des plans de concentration et d'opérations initiales. Évidemment, cette responsabilité était partagée par le général en chef ; mais le sous-chef d'état-major à la tête de ce groupe assumait lui-même une très lourde responsabilité, responsabilité affirmée par le fait qu'il était en relations immédiates avec le ministre de la guerre : lui et le sous-chef d'état-major en portent un poids considérable.

Les deux hommes qui ont préparé la guerre se trouvent la conduire. Le général en chef de l'état-major général est devenu général en chef des armées françaises, et son second, le premier sous-chef de l'état-major, est devenu chef d'état-major général des armés françaises.

Qu'ont fait ces hommes au cours de la guerre? Ont-ils montré plus de clairvoyance par la suite ? Vous savez ce qu'il est advenu des deux armées commandées par le général de Castelnau. Cette offensive sur Morhange a été désastreuse; c'était un coup d'audace, de casse-cou. Il y a eu là, de la part d'un homme qui devait être au courant de tout ce qui s'était préparé en Allemagne, la preuve d'une certaine imprévoyance et d'un certain aveuglement qu'il faut bien reconnaître.

M. de Gailhard-Bancel. Cela a été suivi d'une retraite magnifique et, quatre jours après, d'une victoire.

M. Raffin-Dugens. Il ne faut pas vous en glorifier.

M. Léon Accambray. Je me demande quand même si nous devons porter aux nues un homme qui a sauvé la situation après l'avoir compromise, au point où elle l'était. C'est exactement ce qui s'est passé à Verdun.

Quand je fais la critique de nos chefs militaires, je n'entends pas les considérer de toutes façons, comme des hommes insuffisants, je ne viens pas du tout dire qu'ils ne sont pas à la hauteur de leur tâche. Je leur accorde beaucoup de qualités, et de grandes qualités ; ce sont des chefs qui ont de la valeur, je ne le méconnais nullement. Seulement, je dis ceci :

Ont-ils été à hauteur de leur tâche ? Je crois que non.

Qu'ils aient eu à un certain moment un sursaut d'énergie, c'est évident ! Parbleu, il n'eût plus manqué qu'ils ne l'eussent pas eu !

Je dis que ce sont des hommes qui ont de la valeur, et je la leur reconnais. Mais ont-ils la valeur suffisante pour occuper la place qu'ils occupent, alors que, la guerre ayant éclaté, ils ont manqué de perspicacité, de vigilance et de décision ?

Qu'ils soient capables, à un moment donné, de faire un bon rétablissement, je l'admets. Mais ce n'est pas ainsi que nous aurons la victoire. (Très bien ! très bien ! sur les bancs du parti socialiste et des gauches.)

Employez-les, si vous voulez, mais pas où vous les employez aujourd'hui. Voilà la conclusion où je voulais venir.

Je ne veux pas en dire davantage. Je dirai en séance publique la façon dont je conçois l'organisation de la guerre. Il est temps que nous demandions comment il fallait que ce fût organisé. M. le président du conseil nous répondra, comme il répondra aux interpellateurs, et je pense que du débat se dégagera une vérité qui servira de guide pour le Gouvernement et pour le commandement. En ce qui nous concerne, nous n'aurons pas fait de mauvaise besogne, nous arrivons à cette doctrine qui nous a tant manqué depuis le début de la guerre (Vifs applaudissements sur les bancs du parti socialiste et sur plusieurs bancs des gauches.)

Voix nombreuses. A demain !

M. le président. Je pense que la Chambre voudra continuer demain à deux heures. (Assentiment.)

Demain, à deux heures :

Suite du comité secret.

(La séance en comité secret est suspendue à sept heures moins le quart.)

Le Chef adjoint du service sténographique de la Chambre des députés,
 Gabriel Raynaud.

Le Chef du service sténographique de la Chambre des députés,
 R. Violette de Noircarme

intervenants

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