Audition de François Jacob et Jacques Monod, le 20 octobre 1966
Le Professeur JACOB. - Je crois que la première chose qu'il faut dire, c'est que nous ne sommes pas médecins, c'est—a-dire que M. MONOD n'est pas médecin, mois je le suis très peu, et par conséquent, comme vous venez d'ailleurs de le préciser, nous pouvons difficilement vous donner un avis technique et nous pouvons difficilement parler des avantages et des inconvénients des pessaires et du stérilet ou de la pilule. Je crois que la seule chose dont nous puissions parler ce sont des principes, et c'est à cause des principes que nous nous sommes engagés l'année dernière, quand nous avons accepté la présidence du Planning familial. En fait, l'un de ces principes, c'est que en 1965, il nous a paru quand même très extraordinaire qu'il existe une loi répressive qui empêche la diffusion scientifique. Il est évident, et ceci, je crois que je ne vous dirai pas grand chose de plus que ce que vous avez développé dans votre rapport que nous avons lu et auquel nous souscrivons pratiquement entièrement, qu'actuellement, depuis un certain nombre d'années, l'homme a changé ses paramètres de temps, d'espace et que depuis une cinquantaine d'années, il a entièrement changé les paramètres de la vie. Si vous voulez, il existe deux grands mystères depuis l'antiquité qui sont la façon dont l'hérédité se perpétue, la façon dont les espèces se perpétuent ou varient, et d'autre part, le deuxième grand mystère c'est le mystère du système nerveux central et de la mémoire. Eh bien, on peut dire aujourd'hui que le premier est pratiquement résolu. C'est exactement ce qui s'est passé depuis cinquante ans, depuis Mendel, puis 1900, puis cet énorme développement de la biologie dite moléculaire qui a lieu aujourd'hui, on sait maintenant que tous les organismes sont construits comme des machines chimiques, qu'elles ont une mémoire, cette mémoire est contenue dans la chomosome, et qu'un individu, un animal, une plante est un texte écrit dans une certaine langue, comme existe un texte de Racine ou de Montesquieu. Et on peut voir aujourd'hui des variations de ce texte. L'homme qui est un des plus compliqués contient de l'ordre de quelques milliards de mots contenus dans un texte d'une longueur de 2 mètres.
Donc pour le problème du maintien de l'hérédité, on peut dire qu’aujourd'hui, il est compris. On peut dire qu'il y a beaucoup de détails qui ne sont pas encore compris, mais on peut dire qu'avec une certaine quantité de travail, dans 5 ans ou 10 ans, on en connaîtra les détails.
Le deuxième grand mystère qui est celui du système nerveux central, celui-là est de la mémoire. On le connaît encore mal, mais il est certain aujourd'hui qu'il est aussi explicable en terme de chimie ou de physique. On peut être certain qu'on comprendra dans un délai d'un certain nombre d'années, le mécanisme intime terme chimique et physique du système nerveux central Ce qui est moins sûr c'est qu'on arrivera à comprendre cette extraordinaire complexité : ça c'est un peu le problème des grosses machines électroniques, il n'est pas sûr que l'on puisse dans un délai prévisible aujourd'hui comprendre ce qu'est un sentiment ou la pensée humaine. Mais, enfin, je crois qu'on peut dire à peu près à coup sur ce que le développement extraordinaire que connaît la biologie maintenant c'est de dire que les organismes et l'homme est un organisme un peu plus compliqué, mais est un organisme, les organismes sont des machines que l'homme fabrique lui-même à beaucoup d'égards. Or, le point que nous avons souligner l'année dernière, c'est que dans ce contexte, le problème de la reproduction humaine est un problème scientifique, que ce problème scientifique doit être étudié, qu'il est étudié, et qu'il n'y a aucune raison que les progrès et les connaissances acquises dans ce domaine ne soient pas communiqués à tout le monde. Autrement dit qu'il existe un système répressif pour empêcher la diffusion de la connaissance scientifique sur un des problèmes des plus importants. Il n'y a aucune doute que c'est un problème d'individu, c'est un problème de Nation, c'est un problème d'Univers. Le problème du développement de l'homme et de ce que l'homme veut faire, de savoir combien un couple veut avoir d'enfants, combien une Nation veut avoir d'enfants, combien l'Univers peut nourrir d'individus, c'est un problème qui ne sera pas réglé par la répression et par la peur, il n'y a aucun doute là-dessus. Je crois que c'est cela que nous voulions souligner quand nous avons accepté la présidence du Planning Familial.
Le Professeur MONOD.- Je voudrais simplement souscrire à tout ce que vient de dire mon ami JACOB. Nous avons toujours été totalement en accord sur certains points comme sur beaucoup d'autres. Il nous arrive de diverger quelque fois provisoirement sur la question de savoir quelle est la prochaine expérience à faire, mais quant au contexte dans lequel elle se développe, nous avons toujours été entièrement d'accord, en particulier sur celui-là. Et je voudrais simplement répéter ce qu'il a dit sous des termes peut-être légèrement différents. Quand nous avons été amenés à accepter, et nous n'avons pas hésité le moins du monde, la présidence du Mouvement du Planning familial, nous étions poussés par le sentiment même qui anime, je pense, un grand nombre des membres de la présente commission et des auteurs de cette proposition de loi, en tant simplement que citoyens supposés conscients; nous étions également poussés, comme l'a fait valoir JACOB, par l'idée que en tant qu'hommes de sciences et en tant que biologistes, nous avions une responsabilité plus particulière, je ne dis pas une compétence de ces serments, beaucoup plus étroite, ça n'est pas le cas en l'occurrence, mais une responsabilité plus particulière. Je crois que beaucoup d'hommes de sciences les plus conscients du prolongement et de l'avenir du développement scientifique, sont très inquiets de constater que le développement des Sociétés, les lois, la législation, les habitudes d'esprit, même dans les pays les plus développés, restent très en retrait sur le développement de la connaissance et de la philosophie scientifiques. Et nous sommes convaincus, je suis profondément convaincu depuis très longtemps, qu'une part de la névrose qui atteint incontestablement beaucoup des sociétés modernes tient à ce décalage entre les prodigieux progrès de la connaissance scientifique et de la philosophie qui en ressort nécessairement et les habitudes quelquefois centenaires, quelquefois millénaires dans lesquelles nous vivons encore et que reflète en partie notre législation. Je suis convaincu par exemple que la loi de 1920, et plus ou moins obscurément, n'est pas simplement une loi nataliste; je ne veux pas croire qu'elle soit simplement une loi nataliste, parce que ce n'est pas comme cela qu'on peut faire du natalisme, mais qu'elle reflète aussi ce sentiment obscur et faux qu'il y a des choses auxquelles il ne faut pas toucher, dans lesquelles il ne faut pas intervenir. Il est hors de doute que ce sujet a joué dans l'élaboration de la loi, un grand rôle, jouera encore un grand rôle auprès de beaucoup de gens très honorables qui s'opposent à la réforme de cette loi, et c'est exactement le contraire de l'attitude scientifique. Et en ce sens, en tant qu'hommes de sciences, c'est notre devoir de dire et de soutenir cette action.
(A l'issue de ces déclarations, une discussion s'est instaurée entre MM. MARCENET, MARTIN, président, NEUWIRTH, rapporteur, SERVAN-SCHREIBER, Mme PLOUX, MM. BERGER, REGAUDIE et DUBUIS).
Le Professeur MONOD.- Je voudrais simplement faire remarquer que quoique les principaux travaux ont abouti à la "pilule" que voue connaisses, la plupart de ses résultats nous sont venus de l'étranger, les États-Unis en particulier, comme beaucoup d'autres d'ailleurs. Il n'empêche que l’État subventionne depuis fort longtemps, heureusement d'ailleurs, des réflexes de chimistes, de physiologistes, d'endocrinologistes qui portent très exactement une connaissance plus approfondie de ces problèmes et par conséquent éventuellement sur l'élaboration de la synthèse des produits qui pourraient être employés comme contraceptifs. C'est parfait, c'est très bien, c'est simplement insuffisant. Il me semble que vous allez, j'espère, aboutir à l'abrogation des articles de la loi de 1920 ; pour l'instant, la législation nouvelle que vous proposez est principalement négative, il ne peut pas en être autrement; il me semble certain que vous devriez continuer votre effort dans le sens d'une législation positive pour la régulation des naissances et pour favoriser un développement harmonieux de la population de la démographie française, et cet effort législatif et parlementaire doit comprendre aussi l'étude de l'accroissement éventuel des moyens des centres de physiologie, de démographie, de sociologie qui s'occupent scientifiquement d'approfondir nos connaissances dans ces problèmes. Il se trouve que nous avons en France d'excellentes équipes d'endocrinologistes, de chimistes des hormones, en particulier des hormones stéroïdes qui vivent assez convenablement, mais tout de même d'une manière très insuffisante, nous avons le potentiel intellectuel de départ pour développer ces recherches et il me semble que ceci, peut-être pas tout de suite, mais un jour, fera partie, devra faire partie de vos préoccupations.
M. NEUWIRTH.- Je réclame une seconde simplement pour vous dire que, en plus du rapport que nous allons être amenés à confectionner ensemble, nous allons proposer, je serai amené à proposer à mes collègues qui seront donc amenés à étudier ce que j'appellerai des mesures d'encadrement de cette loi. Nous n'allons pas nous contenter d'abroger la loi en question et d'y substituer d'autres dispositions, mais j'estime que à ce moment ce serait non pas négatif, mais ce serait insuffisant. Et nous devons accompagner nos propositions de ce que j'appellerai des mesures d'encadrement, que ce soit sur le plan de la démographie, que ce soit sur le plan de l'information, et surtout de l'information, mais une information spécifique, et aussi que ce soit sur le plan d'une aide à la recherche dans ce domaine parce qu'il est évident que le manteau de Noël qui a été jeté sur les épaules de la contraception depuis 1920 nous a provoqué un retard que nous devons à tout prix rattraper.