Les discours parlementaires de mai 68

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Onglet actif : Intervention de Georges Pompidou lors de la séance du 14 mai 1968

Onglet actif : Intervention de Georges Pompidou lors de la séance du 14 mai 1968

Georges Pompidou à la tribune

Georges Pompidou à la tribune

M. Georges Pompidou, Premier ministre. Mesdames et messieurs, Paris vient de vivre des journées graves. Si sérieuses que le Président de la République s’est longuement interrogé sur la possibilité de tenir ses engagements en partant en visite officielle pour la Roumanie. Après réflexion, il a jugé que les devoirs d’État et la situation internationale de la France l’exigeaient.

Au demeurant, Paris n’est qu’à quatre heures de vol de Bucarest. De plus, le Président de la République m’a remis avant son départ l’autorisation d’user des pouvoirs dont la Constitution prévoit délégation au Premier ministre en cas d’empêchement momentané ou d’absence du chef de l’État. Enfin, le général de Gaulle s’adressera au pays le 24 mai.

Quant à moi, j’ai jugé évidemment indispensable de faire dès aujourd’hui une déclaration à l’Assemblée. Cette déclaration ne se substitue pas au large débat qui va avoir lieu prochainement sur les problèmes de l’éducation nationale et sur d’autres, si j’en crois le texte qui vient d’être lu. Elle se veut donc brève et synthétique. Je traiterai d’abord des événements récents, puis des problèmes de fond.

L’origine immédiate de ces événements se trouve dans la situation créée depuis plusieurs mois à Nanterre par un groupe – peu nombreux mais très agissant – d’étudiants érigeant en doctrine l’action directe et violente. Sans doute se croient-ils novateurs, et cela n’est pas nouveau. Mais s’il n’est pas étonnant qu’un certain nombre de jeunes gens se proclament en désaccord avec la société, il n’est pas admissible qu’ils prétendent faire la loi dans la société qu’ils renient. Or c’est ce qui s’est passé à Nanterre. On voudra bien m’épargner la description des scènes qui s’y sont déroulées et des excès qui y ont été commis. La patience des autorités universitaires devait un jour prendre fin, sans doute trop tard. Ce fut la décision du doyen d’interrompre les cours.

Du coup, ceux dont je parle transportèrent à la Sorbonne leurs diatribes, leur agitation et leurs violences. Le recteur, en présence de plusieurs professeurs, se vit entouré d’un groupe casqué, armé de gourdins et arrachant les pavés de la cour. Pris à partie, craignant un affrontement brutal entre étudiants de tendances également extrémistes mais opposées, il fit appel à la force publique. Pouvait-il ne pas le faire ? Nul ne peut en tout cas affirmer en conscience qu’à sa place il aurait agi autrement. Il n’en est pas moins vrai que cette décision prit sur-le-champ et dans le cadre de la vieille Sorbonne, une valeur symbolique aux yeux de nombreux étudiants et qu’à partir de ce moment-là commença une escalade extraordinairement rapide, produisant des effets sans commune mesure avec leur motif occasionnel.

En quelques heures, en quelques jours, les étudiants, les universitaires, pourtant premier objet de la vindicte des initiateurs du mouvement, puis la jeunesse lycéenne, prirent feu et flamme.

Je ne peux pas ne pas souligner le rôle, en pareil cas difficilement évitable mais néfaste, de radios, qui, sous prétexte d’informer, enflammaient, quand elles ne provoquaient pas. Entre la diffusion du renseignement et la complicité, entre le souci de recueillir les explications des manifestants et l’appel à la manifestation, il n’y a qu’un pas et qui fut franchi parfois allègrement.

Quoi qu’il en soit, les autorités se trouvèrent en présence de manifestations d’une extrême violence, mobilisant des dizaines de milliers de jeunes, dont beaucoup âgés de seize ans et moins, et qui contraignirent le Gouvernement à rétablir l’ordre. Ce qui fut fait. Certains ont beaucoup parlé de violences policières. Dans de tels affrontements, on n’évite pas la violence. Mais je tiens à rendre hommage au sang-froid dont firent preuve nos forces de police, qui remplirent leur mission sans que nous ayons à déplorer un seul mort, contrairement à des allégations mensongères diffusées complaisamment et qui ont provoqué, à mon initiative, l’ouverture d’une information judiciaire. (Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs de l’union des démocrates pour la Ve République.)

N’avoir à déplorer aucune victime, cela paraît tout naturel, après coup. Mais lors d’affrontements de cette importance, que ne pouvait-on craindre ?

J’ajoute que cela n’est pas dû seulement à la fermeté et à l’humanité avec laquelle le préfet de police n’a cessé, conformément aux instructions du ministre de l’intérieur, de diriger l’action de ses hommes et à la discipline avec laquelle ceux-ci ont obéi. Les dirigeants des organisations représentatives d’étudiants et de l’U.N.E.F. en particulier, ont cherché, au plus fort de cette crise, à écarter les provocations des extrémistes. C’est donc aussi grâce à eux que nous pouvons aujourd’hui faire de ces nuits d’émeute un bilan qui ne soit pas trop lourd. Mais il n’y avait pas là que les étudiants de l’U.N.E.F. Il y avait aussi ces anarchistes dont je parlais tout à l’heure et qui ne devraient pas s’étonner que la société et l’État qu’ils prétendent détruire cherchent à se défendre.

Il y avait encore – et ceci est plus grave – des individus déterminés, munis de moyens financiers importants, d’un matériel adapté aux combats de rue, dépendant à l’évidence d’une organisation internationale et dont je ne crois pas m’aventurer en pensant qu’elle vise, non seulement à créer la subversion dans les pays occidentaux, mais à troubler Paris au moment même où notre capitale est devenue le rendez-vous de la paix en Extrême‑Orient. (Applaudissements sur les bancs de l’union des démocrates pour la Ve République et du groupe des républicains indépendants.) Nous aurons à nous préoccuper de cette organisation, pour veiller à ce qu’elle ne puisse nuire ni à la nation ni à la République. […]

Mesdames et messieurs, rien ne serait plus illusoire que de croire que les événements que nous venons de vivre constituent une flambée sans lendemain. Rien ne serait plus illusoire également que de croire qu’une solution valable et durable puisse naître du désordre et de la précipitation. La route est longue et difficile. Il ne sera pas trop de la collaboration de tous les intéressés pour atteindre le but. Le Gouvernement, pour sa part, est prêt à recueillir les avis, à étudier les suggestions, à en tirer les conséquences pour ses décisions. Mais il demande qu’on veuille bien mesurer les difficultés de la tâche.

C’est qu’il ne s’agit pas, simplement, de réformer l’Université. À travers les étudiants, c’est le problème même de la jeunesse qui est posé, de sa place dans la société, de ses obligations et de ses droits, de son équilibre moral même. […]

Traditionnellement, la jeunesse était vouée à la discipline et à l’effort, au nom d’un idéal ou d’une conception morale en tout cas.

La discipline a en grande partie disparu. L’intrusion de la radio et de la télévision ont mis les jeunes dès l’enfance au contact de la vie extérieure. L’évolution des mœurs a transformé les rapports entre parents et enfants, entre maîtres et étudiants. Les progrès de la technique et du niveau de vie ont pour beaucoup supprimé le sens de l’effort. Quoi d’étonnant enfin si le besoin de l’homme de croire à quelque chose, d’avoir solidement ancré en soi quelques principes fondamentaux, se trouve contrarié par la remise en cause constante de tout ce sur quoi l’humanité s’est appuyée pendant des siècles : la famille est souvent dissoute, en tout cas relâchée, la patrie discutée, souvent niée, Dieu est mort pour beaucoup et l’Église elle-même s’interroge sur les voies à suivre et bouleverse ses traditions.

Dans ces conditions, la jeunesse, non pas tant peut-être la jeunesse ouvrière ou paysanne qui connaît le prix du pain et la rude nécessité de l’effort, mais qui est plus inquiète que d’autres aussi pour son avenir professionnel, la jeunesse universitaire en tout cas, se trouve désemparée. Les meilleurs s’interrogent, cherchent, s’angoissent, réclament un but et des responsabilités. D’autres, et qui ne sont pas toujours les pires, se tournent vers la négation, le refus total et de goût de détruire.

Détruire quoi ? Ce qu’ils ont sous la main d’abord et, pour les étudiants, c’est l’Université. Et puis la société, non pas la société capitaliste comme le croit M. Juquin
– qu’il demande donc l’avis des étudiants de Varsovie, de Prague et même de Moscou (Applaudissements sur les bancs de l’union des démocrates pour la Ve République et du groupe des républicains indépendants) – mais la société tout court, la société moderne, matérialiste et sans âme à leurs yeux.

Je ne vois de précédent dans notre histoire qu’en cette période désespérée que fut le XVe siècle, où s’effondraient les structures du Moyen Âge et où, déjà, les étudiants se révoltaient en Sorbonne.

À ce stade, ce n’est plus, croyez-moi, le Gouvernement qui est en cause, ni les institutions, ni même la France. C’est notre civilisation elle-même. Tous les adultes et tous les responsables, tous ceux qui prétendent guider les hommes, se doivent d’y songer, parents, maîtres, dirigeants professionnels ou syndicaux, écrivains et journalistes, prêtres ou laïcs.

Il s’agit de recréer un cadre de vie accepté de tous, de concilier ordre et liberté, esprit critique et conviction, civilisation urbaine et personnalité, progrès matériel et sens de l’effort, libre concurrence et justice, individualisme et solidarité.

Je ne cherche pas, mesdames, messieurs, à éviter le débat politique. Nous aurons l’occasion d’ici peu de le vider et de le vider complètement. Mais en évoquant rapidement le fond des problèmes qui sont en fin de compte d’ordre philosophique plus encore que politique ou du moins relèvent de la politique au sens le plus élevé du terme, je ne crois pas m’éloigner de la question immédiate, qui est celle de notre jeunesse.

II y a trois jours, au lendemain d’une nuit d’émeute, j’ai délibérément choisi, avec l’accord du Président de la République, l’apaisement et j’ai fait les gestes nécessaires. Aujourd’hui, je fais appel à la coopération de tous, et d’abord des étudiants, et je ferai les gestes nécessaires.

Notre pays veut la paix. Notre pays veut être heureux. Ce n’est que dans le calme et dans la collaboration qu’il en trouvera la voie.

Puisse, cette fois aussi, mon appel être entendu ! (Applaudissements prolongés sur les bancs de l’union des démocrates pour la VRépublique, du groupe des républicains indépendants et sur quelques bancs du groupe Progrès et démocratie moderne.)