Table ronde portant sur la situation des personnes LGBT+ en Tchétchénie

26 mars 2019

Intervenants :

- M. Arthur Clech, chercheur associé au centre d’études des mondes russe, caucasien et centre‑européen (CERCEC) ;

- Mme Sacha Koulaeva, experte en « droits humains – Europe de l'Est » ;

- M. Sébastien Tüller, responsable de la commission orientation sexuelle et identité de genre de l’association Amnesty international France.

Contexte russe

La Fédération de Russie est régulièrement dénoncée par Amnesty International en raison de violations des droits de l’Homme dont certaines concernent des atteintes aux droits des personnes LGBT+.

La Russie a procédé à la dépénalisation de l’homosexualité en 1993 et l’a retirée de la liste des maladies mentales en 1999. Une première manifestation publique de la communauté LGBT+ a été organisée, en 1991, à Moscou. Dans les années 2000, la société et le pouvoir russe faisaient preuve d’une relative tolérance à l’égard des personnes LGBT+ dans les grands centres urbains du pays.

Cependant ces dernières années, l’hostilité de la société et du pouvoir russe à l’égard des personnes LGBT+ n’a cessé de croître. L’interdiction, en juin 2011, de la marche des fiertés (Gay pride) et l’arrestation, suivie de l’incarcération des organisateurs de l’événement pendant quatorze jours, a marqué un véritable tournant. Par le passé, diverses manifestations LGBT+ avaient, par ailleurs, donné lieu à des heurts, la police refusant notamment d’assurer la protection des manifestants. En 2012, la ville de Saint‑Pétersbourg a interdit « la propagande homosexuelle auprès des mineurs ». La mesure a été par la suite étendue à l’échelon fédéral (2013).

Ce dispositif législatif empêche les jeunes Russes d’avoir accès à des informations concernant leur santé physique et mentale, leur bien‑être ou la contraception. À ce sujet, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), dans sa décision Bayev et autres contre Russie du 20 juin 2017, a condamné la Russie au titre des articles 10 (liberté d’expression) et 14 (interdiction de discrimination) de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Contexte tchétchène

En Tchétchénie, république fédérée de la Fédération de Russie, la situation apparaît encore plus critique pour les personnes homosexuelles. La dépénalisation de l’homosexualité, reconnue au niveau fédéral, a été suivie de la pénalisation de la sodomie, au niveau local dès 1996, au nom de la charia.

Les influences russe et soviétique sur les questions LGBT+ se combinent aux traditions locales plus anciennes. L’islamisation de la Tchétchénie a été tardive (XIXe siècle) – à l’inverse du Daghestan – et s’est mêlée à la structure particulière de la société tchétchène, très clanique et fondée sur l’honneur et la responsabilité collective des familles.

La rhétorique anti-LGBT+ s’inscrit dans un contexte plus large de promotion d’une identité tchétchène fondée sur l’islam et l’honneur, en opposition notamment avec un Occident jugé décadent. Le président tchétchène, Ramzan Kadyrov, a justifié, sur cette base, les actes à l’encontre des personnes LGBT+ dès son arrivée au pouvoir, en 2008.

Le pouvoir des Kadyrov, père et fils, s’est d’abord construit dans l’opposition avec les islamistes, avant de reprendre le rôle de guide moral de la nation, en s’appuyant sur un islam non moins rigoriste. Ainsi, les comportements jugés contraires à la religion sont officiellement réprimés.

En Tchétchénie, la première pression sur les personnes LGBT+ émane de la sphère familiale, qui perçoit toute déviance du modèle patriarcal classique comme une atteinte à son honneur, qu’il convient de réparer. L’oppression procède ensuite de l’État, qui utilise des prisons et des lieux d’internement préexistants pour séquestrer et torturer les personnes LGBT+.

Purges

Les personnes LGBT+ sont, en Tchétchénie, victimes d’une double violence émanant d’une part du cercle familial et d’autre part de l’appareil d’État. Un rapport de l’OSCE, de décembre 2018, a dénoncé ces crimes LGBT‑phobes et a montré du doigt la passivité complice du Kremlin dans ce dossier.

Les intervenants ont souligné l’impunité totale dont bénéficient les commanditaires et tortionnaires impliqués dans ces persécutions anti‑LGBT+.

Cinq périodes de purges massives ont été distinguées sans que les persécutions ne cessent jamais totalement, sinon peut-être durant la période du ramadan:

1)      de décembre 2016 à mars 2017 ;

2)      de mars 2017 à mai 2017 ;

3)      en mai 2017 – purge qui a cessé en raison des réactions internationales et dans une certaine mesure à cause du début du ramadan ;

4)      en août 2017

5)      depuis décembre 2018.

Les persécutions à l’encontre des personnes LGBT+ sont anciennes mais leur mise en lumière est récente. Les méthodes utilisées pour mener ces purges sont semblables à celles utilisées par le pouvoir tchétchène à l’encontre des défenseurs des droits de l’Homme et des lanceurs d’alerte : pressions exercées sur les familles, enlèvement, torture, assassinat. Par ailleurs, les femmes lesbiennes peuvent être victimes de viols « correctifs » et de mariages forcés.

En 2017, 135 personnes ont pu être exfiltrées hors de Tchétchénie. Cependant le reste du territoire de la Fédération de Russie ne constitue pas un lieu sûr pour les personnes concernées, en raison de l’homophobie ambiante et du racisme que peuvent subir les personnes d’origine tchétchène dans le reste du pays. Par ailleurs, les menaces de représailles émanant de la diaspora tchétchène sont une réalité pour les personnes LGBT exfiltrées.

En décembre 2018, début de la dernière purge, quarante nouvelles personnes ont été arrêtées, entraînant la mort de deux d’entre elles. Les passeports des victimes sont dorénavant confisqués par les forces de l’ordre pour les empêcher de pouvoir quitter le pays. En outre, trois cas de retours forcés depuis le territoire de l’Union européenne ont été signalés, ces dernières années.

Position de la France sur cette question

Les intervenants ont salué la prise de position officielle d’Emmanuel Macron, Président de la République, en 2017, à l’occasion de la visite à Versailles de Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie. La position officielle de la France sur ce dossier, alliée à la pression médiatique et internationale, a permis de mettre un terme à la troisième purge anti‑LGBT+ en Tchétchénie.

Les intervenants ont cependant souligné les limites de cette prise de position dans les faits, la France ayant, par exemple, délivré peu de visas humanitaires aux personnes concernées par ces persécutions en comparaison au Canada. Les intervenants ont appelé la France à accorder plus largement et plus facilement l’asile aux personnes victimes de persécutions LGBT‑phobes.

Par ailleurs, il semble impératif, aux yeux des intervenants, que les autorités françaises renforcent leur vigilance s’agissant des actes de représailles commis à l’encontre de réfugiés tchétchènes LGBT+, sur le territoire national, par des membres de la diaspora tchétchène.

Si la situation en Tchétchénie est particulièrement grave, les intervenants ont souligné la prévalence de crimes LGBT‑phobes impunis dans d’autres États post‑soviétiques, notamment en Azerbaïdjan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan. Des crimes LGBT‑phobes sont également commis en Fédération de Russie dans les républiques voisines du Caucase du nord (Ingouchie, Ossétie, Daguestan, Kabardino-Balkarie).

Les intervenants ont, par ailleurs, insisté sur le fait que l’attention portée à la Tchétchénie ne devait pas faire oublier les persécutions LGBT‑phobes à l’œuvre dans d’autres pays, en Afrique subsaharienne et au Moyen‑Orient notamment.