Marie-Madeleine Dienesch (20 juin 1963)

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Marie-Madeleine Dienesch : déclaration du Gouvernement sur les problèmes de l’Éducation nationale (20 juin 1963)

Marie-Madeleine Dienesch est une ancienne résistante, élue députée MRP des Côtes-du-Nord en 1945, puis réélue sous les couleurs gaullistes de 1967 à 1981. Elle est la première femme Vice-Présidente de l’Assemblée nationale ainsi que la première Présidente d’une commission parlementaire sous la Vème République, à savoir la Commission des affaires culturelles, sociales et familiales.
Le 20 juin 1963, elle prend part au débat sur la déclaration du Gouvernement relative aux problèmes de l'Éducation nationale et souligne, notamment, l’importance de l'orientation, de la formation professionnelle mais aussi de la formation des maîtres.
Son intérêt pour les questions éducatives et sociales la conduira à être nommée secrétaire d’État à l’Éducation nationale puis aux Affaires sociales dans le quatrième Gouvernement de Georges Pompidou puis dans celui de Maurice Couve de Murville, dans le cabinet de Jacques Chaban-Delmas  jusqu’en 1972 et dans les trois Gouvernements de Pierre Messmer jusqu’en 1974.

  

    

Mlle Marie-Madeleine Dienesch. Monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre, à lire la liste des projets de réforme qui ont été déposés devant cette Assemblée par les gouvernements, on pourrait croire que la France est révolutionnaire : ce furent, de 1918 jusqu'à Jean Zay les compagnons de l'université nouvelle, l'école unique, l'éducation ouvrière, de 1929 les projets de réforme Bérard et Albert, le projet de Monzie. Au lendemain de la Libération, après le plan d'Alger, au plan Langevin succédèrent le projet Depreux, le projet Yvon Delbos première manière, puis le projet Yvon Delbos seconde manière, le projet émanant du second et du premier degré, le projet André Marie, les propositions socialistes et communistes, le premier projet Berthoin, le projet René Billères, avant les décrets Berthoin de 1959.

A vrai dire, lorsque l'on considère les résultats, on estime un peu moins grande cette force révolutionnaire. Nous avons une grande facilité pour construire des projets et présenter des visions d'ensemble séduisantes. Les exposés des motifs sont généralement extrêmement satisfaisants, mais lorsqu'il s'agit de passer aux actes, l'on sent d'extrêmes réticences. Elles sont même étonnantes quand on pense aux maigres résultats obtenus. Aussi ai-je apprécié, monsieur le ministre, votre modestie lorsque vous êtes monté, hier, à cette tribune et votre précision pour mesurer les efforts réalistes que vous avez accomplis. Je veux vous féliciter tout de suite de ce pas en avant.

Je ferai tout d'abord un rapide - examen critique des textes afin de mieux préciser ensuite les perspectives d'avenir.

Il est excellent d'avoir prévu des lycées et des centres polyvalents. Il faudrait même étendre la mesure à des villes peu importantes. Il est non mains excellent d'avoir une fois pour toutes — et je souhaiterais que cela passât effectivement dans les actes — mis fin à cet enseignement terminal qui provoquait inévitablement la ségrégation du monde rural.

Il est excellent aussi d'avoir mesuré les limites actuelles de votre propre ministère. Dans votre circulaire de juillet 1962, vous reconnaissez que la pédagogie n'est pas encore au point pour permettre le développement des classes de transition et pratiques. Excellents encore, je dois le dire, les mots, peut-être brefs mais utiles, que vous avez prononcés sur l'école élémentaire. Vos paroles concernant un enseignement individualisé, moins encyclopédique, sont d'une très grande importance, même dans leur brièveté,

Cependant, il reste, dans votre effort, des points qui méritent -examen et qui provoquent l'interrogation.

D'abord, pourquoi deux formules d'établissement : les collèges dits d'enseignement secondaire et les collèges d'enseignement général? Vous le sentez, c'est là que se situe le point faible de vos propos. Puisque ces deux enseignements ont exactement le même but, c'est-à-dire de préparer au même second cycle, je me demande pourquoi vous maintenez cette double termino­logie, sinon pour satisfaire des prérogatives purement verbales ?

Vous vous référez d'ailleurs, pour les collèges d'enseignement général, à l'obligation faite par Jules Ferry aux éducateurs de n'être pas distants de plus de trois kilomètres du lieu où habite l'enfant. Mais nous ne pouvons plus nous référer indéfiniment aux hommes et même aux grands hommes du passé. Je vous en prie, ne parlez plus de ce critère des trois kilomètres : en effet, si autrefois cette distance exigeait, de la part de l'enfant, au moins trois quarts d'heure de marche — quand il n'était pas tenté de faire un peu d'école buissonnière — aujourd'hui, avec les progrès de la bicyclette et des transports en général, cette distance peut être très largement étendue. Ainsi vous pourriez unifier collèges d'enseignement secondaire et collèges d'enseignement général et reconsidérer votre carte scolaire.

J'admets que vous preniez les décisions énoncées dans un premier temps. Mais alors présentez véritablement le système comme transitoire et ne dites pas qu'il constitue la formule d'avenir car il risque de retarder la solution du problème et de reprendre sous une autre forme, l'enseignement, terminal que, très justement, vous avez voulu supprimer.

En deuxième lieu, il faut rattacher les collèges d'enseignement secondaire et les collèges d'enseignement général à l'enseignement du second cycle. Je sais que la chose est difficile, qu'une certaine rivalité d'amour-propre sépare directeurs d'école et proviseurs, que des difficultés existent concernant surtout les indices et les traitements.

Mais, enfin, l'intérêt de l'enfant comme celui de la réforme exigent une unité de vue complète entre les collèges. C'est pourquoi je regrette que vous ne les ayez pas appelés tout simplement collèges du premier cycle et collèges du deuxième cycle.

La suggestion du syndicat général de l'éducation nationale tendant à créer l'unité de direction d'un groupe d'établissements permettrait peut-être de résoudre le problème.

Monsieur le ministre, dans votre exposé vous avez peu parlé de l'enseignement technique, sinon comme un prolongement de l'enseignement long.

Afin de respecter le temps de parole qui m'a été imparti, je n'aborderai pas aujourd'hui le problème du second cycle d'enseignement technique et de l'enseignement technique supérieur.

La situation des facultés et de l'enseignement technique supérieur pose des problèmes importants.

Il faut que vous nous éclairiez davantage à ce sujet, monsieur le ministre, ou tout au moins que vous nous disiez dans quel sens vont les travaux de vos commissions.

Votre projet ne contient rien sur le déroulement de la formation professionnelle, et c'est là le point le plus critique.

Vous reconnaissez vous-même, comme d'ailleurs le déclarait récemment le recteur Debeyre, de Lille, que vous n'êtes pas encore entièrement outillé pour pouvoir former ces enfants qui ont des aptitudes surtout manuelles et pratiques. II y a là des problèmes de pédagogie et des nécessités sociales qu'il faudrait considérer.

Le grand danger de ce projet est que l'établissement des collèges d'enseignement général et des collèges d'enseignement secondaire ne soit une finalité en soi et que les enfants en soient encore réduits, par facilité, à terminer là leurs études. II ne faut pas que ce soit à nouveau l'impasse.

Je tiens à signaler à ce sujet la peur ressentie par la classe ouvrière que cette formation ne soit qu'une « primarisation » et que l'enfant n'arrive à seize ans démuni de métier et sans de meilleures chances d'orientation et d'adaptation à sa vie d'homme.

L'enquête du colloque de Royaumont, qui s'est déroulé il y a quinze jours — enquête émouvante parce qu'elle a été marquée par des témoignages très sincères de jeunes et d'adolescents — montre l'importance de cette première formation professionnelle dont vous n'avez pas parlé, monsieur le ministre, et cela m'in­quiète. C'est sans doute délicat. Mais n'oubliez pas qu'actuellement le collège d'enseignement général — qui rend, je le recon­nais, de grands services parce qu'il a tout de même permis, de prolonger un peu la scolarité — fournit presque uniquement des « manœuvres du papier » au stade de la fonction publique.

M. Joxe lui-même a certainement conscience de ce problème puisqu'il a créé pour ce secteur une commission chargée, des problèmes d'orientation et de la formation professionnelle. Le dernier point de votre projet qui appelle mes réflexions est celui de la formation des maîtres. C'est là l'essentiel.

Monsieur le ministre, vous avez très justement abordé votre exposé en commençant par l'enseignement supérieur. C'est bien, en effet, par là qu'il faut commencer, puisque c'est de la formation des maîtres que dépend toute la réussite de votre réforme.

Mais sur la formation des maîtres elle-même, vous êtes resté muet. Je sais bien que cette matière est la source principale de vos difficultés, au ministère de l'éducation nationale, parce que les maîtres s'y affrontent, que chacun veut essayer sans doute de l'emporter, et que, très justement, vous ne voulez blesser personne en considérant la valeur, le mérite, le dévouement de vos maîtres, qu'on ne cessera d'ailleurs jamais de trop répéter. Vous n'osez peut-être pas trancher à vif dans le débat.

Cependant, cette hardiesse, que certains de vos prédéces­seurs ont eue, il faut, à votre tour, en faire preuve.

En 1929, la C. G. T. elle-même a réclamé la formation commune des maîtres. Toute ségrégation dans cette formation ne peut que se répercuter dans la ségrégation scolaire à travers leur enseignement.

Un de vos illustres prédécesseurs, Langevin, a eu le courage de demander partiellement cette formation, mais réellement commune. Actuellement encore, je crois, un syndicat de l'ensei­gnement vous suggère cette solution de bon sens.

Bien sûr, à ce moment-là, il faudra aller résolument vers une reclassification de vos enseignants, et naturellement cela fera de la peine au syndicat national des instituteurs comme aussi aux agrégés, aux certifiés, aux licenciés et à beaucoup de monde dans votre ministère !

Mais, encore une fois, il ne faut pas ici avoir le cœur sen­sible, ou tout au moins il faut placer cette sensibilité à un degré très profond et avoir surtout en vue non pas les maîtres, mais les enfants. (Applaudissements sur les bancs du centre démocratique et de l'U. N. R.-U. D. T.)

L'idée du recyclage aussi est intéressante.

Vos prédécesseurs l'avaient abordée. Je crois qu'il serait très utile que vous la remettiez à l'ordre du jour.

Telles sont donc les observations qu'appelle l'ensemble de votre projet.

Sans doute, je le répète, votre projet est-il méritoire, mais pour le dominer entièrement il faut, d'abord, oser voir clair et, en deuxième lieu, oser le dire.

Je vais formuler un certain nombre de critiques qui, peut-être, peineront tout le monde. Mais n'y voyez de ma part ni malveil­lance ni injustice. Je donne des chiffres.

Votre enseignement, j'allais dire de la naissance jusqu'à la mort — ce qui serait peut-être dans l'ambition de l'éducation nationale — tout au moins depuis l'école primaire jusqu'à la fin de la scolarité, rejette à chaque échelon 50 p. 100 de la jeunesse au certificat d'études primaires et aux divers examens jusqu'au baccalauréat.

Qui se soucie de ce que deviennent ces rejetés ? Personne.

Au service militaire, il y a 12,5 v. 100 de semi-illettrés, près de 50 p. 100 à un niveau inférieur à celui du certificat d'études primaires.

Je donne des chiffres globaux qui frappent davantage.

Pourtant, il ne s'agit pas simplement d'une perte numérique, Il s'agit aussi d'un échec dans la couche sociale, d'une pénalisation des classes de travailleurs. Car ce déchet, qui serait déjà considérable s'il s'étendait également à toutes les classes de la population, touche essentiellement les classes de travailleurs. Cela a été démontré par de nombreux sociologues comme Friedmann, Navile, de Maupeou et d'autres.

Tout récemment, l'Institut du travail de Strasbourg en a apporté la confirmation.

Si l'université reste insensible aux six cents pages de statistiques, je me demande vraiment, monsieur le ministre, quel argument il faudra employer à cette tribune pour vous convaincre !

95 p. 100 de ceux qui ont atteint la notoriété dans leur profes­sion appartiennent à un milieu social qui représente 8 p. 100 de la population. C'est cela qui heurte, qui choque.

Prenons un exemple très culturel, qu'a cité M. Jean Guehenno il y a peu de temps devant la commission du Sénat. Le Français lit en moyenne un livre par an, l'Anglais vingt-huit. Et nous considérons avec dédain l'enseignement secondaire de l'Angle­terre. Autre exemple, qui frappera les universitaires : depuis deux ans, il n'y a pas eu de premier prix de composition française au concours général. S'il est une épreuve, entre toutes, qui peut prouver les connaissances et à la fois répondre à un certain test d'intelligence, si je puis dire, c'est bien celle-là. Or c'est la seule pour laquelle il n'y a pas eu de premier prix au concours général. Ne croyez pas qu'il s'agisse là de critiques véhémentes. II s'agit de faits démontrés.

Je prends un troisième exemple dans la Revue de l'éducation nationale, dont on a critiqué hier l'indépendance à l'égard du Gouvernement. Je dois dire, à sa décharge, qu'on y trouve aussi d'excellents articles. Ceux que j'ai relevés récemment sur la réforme et sur les expériences de professeurs ont apporté d'excellentes indications. Qu'est-il écrit, monsieur le ministre, dans votre propre revue ?

Les tests d'aptitude dans un département et portant sur le milieu ouvrier font apparaître que 13 p. 100 des enfants pourraient, au sortir de la sixième, accéder plus haut. Mais si l'on fait un test des connaissances, ce n'est que 3,5 p. 100 qui sont admis. Or l'examen scolaire ne sanctionne que les connaissances.

Par contre, dans les autres classes sociales, c'est l'inverse. Le test de connaissances, bien plus proche de l'examen scolaire, révèle beaucoup plus d'enfants capables que le test des aptitudes. Encore une fois, mes propos ne sont pas malveillance. Ils sont vraiment le résultat le plus scientifique, le plus objectif, des études faites par les universitaires eux-mêmes.

Four remédier à cette situation, que faut-il ? Il faut changer franchement d'orientation. Et d'abord en ce qui concerne la sélection. Et ici, je suis très insistante. Nous avons tous en effet subi si bien cette lente imprégnation des études secondaires que nous n'arrivons pas à nous départir de cette conception de la sélection, à notre insu même. Nous parlons promotion, et, à un moment ou à l'autre, nous passons à la sélection, que nous le voulions ou non. J'en relevai quelques exemples dans les discours les mieux intentionnés des orateurs qui m'ont précédée.

Je prends un exemple simple, très ancré dans nos organisations, celui des bourses.

II y a d'abord le problème de l'examen des ressources, que vous connaissez bien, monsieur le ministre, car vous recevez des centaines de lettres de parlementaires qui vous supplient de réexaminer la situation des familles. Je n'en parle pas. Il est normal, je ne dis pas, qu'il y ait des erreurs au cours du premier examen, mais que votre ministère — et je l'en félicite — rétablisse un peu de justice. Mais ce qui est anormal, c'est qu'à cet examen des ressources succède un examen d'aptitudes. S'il existe une mesure sélective entre toutes, c'est bien celle-là. Or, la nation n'a-t-elle pas la charge d'un enfant, même s'il est moins doué qu'un autre ?

Allez-vous abandonner les familles qui ont un enfant retardé, les familles nombreuses, les familles dont le logement est sur­peuplé, celles où les conditions de travail imposées aux enfants pèsent très lourdement sur les résultats scolaires ?

Cependant l'on passe outre !

Quant à l'enseignement secondaire, aujourd'hui il ne faudrait plus lui donner son sens traditionnel. Nous avons dépassé ce stade. L'enseignement secondaire n'a plus pour mission essen­tielle de préparer à l'enseignement supérieur. A mon sens, il a pour unique mission de s'occuper des enfants de onze à dix-huit ans, comme l'enseignement primaire a pour mission de s'occuper des enfants de sept à onze ans. Il doit s'occuper de tous, au mieux.

Mais cela ne signifie nullement qu'il faut tout unifier ni sacrifier les meilleurs aux moins doués. Le point essentiel, sur lequel il faut insister, c'est cette charge que nous avons de l'ensemble de la population, de l'ensemble des enfants. Encore une fois, ceux qui piétinent, ceux qui échouent, doivent mériter la sollicitude du ministre autant que les enfants qui réussissent.

Il y a là un échec certain des structures dont sont victimes plus de 40 p. 100 des enfants, comme le relevaient les participants au colloque de la J. O. C., à Royaumont, en prenant l'exemple précis d'une région du Sud-Ouest.

Mais il y a aussi une cause profonde. Elle concerne la péda­gogie et l'ouverture d'esprit du ministère de l'éducation nationale.

Est-ce là une vision personnelle, une fantaisie, un jeu de l'esprit, une construction de rêve ?

Non, monsieur le ministre. Hier, notre collègue M. Fréville citait le plan. Je me pencherai, non sur les chiffres qu'il contient — si remarquablement analysés par notre collègue — mais sur son exposé des motifs.

Au moment de la discussion du plan, j'avais vainement essayé d'attirer l'attention du Gouvernement sur ce problème. Mais l'heure pressait : les problèmes de crédits et d'orienta­tion économique l'emportaient, et M. Giscard d'Estaing lui-même s'excusait de ne pas pouvoir prolonger le débat sur ce point.

C'est dans l'exposé des motifs du plan que j'ai trouvé le mot « pédagogie » et non dans un texte émanant de votre ministère, monsieur le ministre. Le mot « pédagogie » figure dans ce texte fondamentalement économique, au chapitre de la productivité, où il est dit textuellement et de façon extraordinairement sincère qu'il faut « ... à tous les degrés développer la faculté d'adaptation aux changements... ». Les auteurs en finissent avec les mécanismes de base dont on nous a parlé pendant si longtemps ! Nous ne voulons plus de robots intel­lectuels. Nous ne devons plus en former.

Eh bien ! Cela souligne un échec d'ensemble de l'Université. Certes, je ne nie pas qu'il y ait eu d'admirables résultats, de sublimes réussites. Mais ce n'est pas à partir de telles .réussites individuelles que nous devons mesurer aujourd'hui la réussite de l'Université française. Il y a un échec d'ensemble. Il faut le voir. 11 faut oser le dire, même si, monsieur le ministre, on vous accuse de n'être pas laïque à cause de cela.

Cet échec est d'ailleurs commun à tous les degrés, et comme il y a des degrés, dit-on, plus ou moins laïques, tout le monde va être d'accord...

Tout d'abord, dans l'enseignement primaire, je crois que la théorie pédagogique est dépassée. Je ne parle pas des jardins d'enfants et des écoles maternelles qui en ont une excellente et c'est un point essentiel pour l'avenir. Mais je ne veux pas me laisser entraîner aujourd'hui dans des digressions. L'enseignement élémentaire a été trop longtemps dogmatique sous cette forme. Il doit être absolument réservé à ceux qui n'ont aucune chance d'éveiller leur intelligence, et qui sont d'ailleurs très peu nombreux.

On note aussi un échec dans l'enseignement du second degré, car le bachotage a marqué la grande majorité de nos enfants et de nos maîtres. Ceux-ci ne peuvent plus répondre à leur tâche et en arrivent à dicter des plans et des résumés. Ce bacho­tage atteint non seulement le baccalauréat, mais la licence, je dirai même l'agrégation. La lente imprégnation, le mot a fait fureur bien qu'il relève un peu de la cuisine et de la chimie, implique aussi la passivité, et c'est là le drame.

Un enfant, même peu doué, si vous l'abreuvez tous les jours d'un certain nombre de connaissances pendant un an, deux ans, sept ans, acquerra à la fin, par une sorte de mimétisme, un certain brio de culture pour les salons. Aura-t-il pour autant des facultés de spontanéité, de création ?

Cela est très grave, car même notre enseignement secondaire aboutit très souvent aujourd'hui à ce mimétisme.

Je n'aurai pas l'irrévérence de La Fontaine : « Donnez-moi un âne, un âne renforcé, j'en ferai un maître posé », mais nous en arrivons presque là.

Monsieur le ministre, vous avez, dans votre exposé, parlé de culture personnelle. J'en ai été frappée, je vous en remercie et je vous en félicite. C'est une expression excellente, encore qu'elle soit peut-être une tautologie. Elle est en tout cas bien nécessaire.

Personnelle, oui, parce que cette culture, c'est la pédagogie qui doit la mettre en éveil. Car il faut redonner à ce mot " culture », non pas ce sens de connaissances, de somme encyclopédique — que tout le monde est d'accord pour rejeter — mais son sens primitif, son sens terrien : donner à la terre la faculté de s'enrichir et de produire. Voilà ce qu'est la véritable culture.

Alors, cette libération de l'intelligence, que refusent vos méthodes pédagogiques, il faut qu'elle s'accomplisse chez l'en­fant, mais aussi à tous les degrés de la hiérarchie, dans tout ce qui est aujourd'hui exprimé dans toutes les orbites de l'édu­cation nationale.

Il faut mettre fin aux mots tabous, aux fausses philosophies. Par exemple, le débat entre laïcité et neutralité a révélé une absence telle de réflexions philosophiques que c'en est affligeant pour l'ensemble de la jeunesse.

Quant aux mots : " l'enseignement secondaire », je n'insiste pas ; il faut les dépouiller aujourd'hui de préjuges bourgeois et d'esprit de caste.

Donnez ce climat de liberté, de spontanéité, même à vos maîtres. Faites confiance à vos maîtres.

Il y a des initiatives pédagogiques, qu'elles soient d'origine privée ou publique. Ne les découragez pas.

J'ai parlé en second d'ouverture au réel. Je rappelle ici que dans l'ordonnance du 6 janvier 1959, portant prolongation de la scolarité, ce n'est pas l'école qui est obligatoire, c'est l'instruction.

Le ministère de l'éducation nationale n'a pas pour tâche, je le répète, d'assumer tous les aspects de la vie de l'homme, même à l'âge de la jeunesse. Il faut qu'il sache s'ouvrir à tout ce qui est l'expression de la réalité, d'autres réalités que la sienne.

D'interminables discussions ont eu lieu sur les différentes tutelles, qu'il s'agisse des ministères de l'industrie et du com­merce, de l'agriculture, du travail, de la santé publique et de la population, qui ont pourtant apporté de remarquables études sur les besoins de la jeunesse scolaire. Je crois que nous avons été hypnotisés dans notre organisation par l'idée que l'éducation nationale devait tout superviser. Or, si elle doit avoir sa part de contrôle, je ne pense pas qu'il soit raisonnable de lui donner la tutelle de tout. Mais je ne reviens pas sur ce point. C'est un trop vaste problème qu'il faudrait aborder en une autre occasion.

Examinons donc, dans le cadre de la structure actuelle, l'exercice de la tutelle sur la formation professionnelle, chose qui ne se fait dans aucun pays d'Europe!

Y a-t-il dans ce domaine l'ouverture dont j'ai parlé ? Non.

C'est toujours avec méfiance qu'on s'adresse à la profession. Par profession j'entends aussi bien les syndicats que le patronat

Dans la profession il y a, bien sûr, le risque que pèsent des intérêts économiques, mais il y a aussi des richesses d'initiatives que nous ne devons pas négliger. Je ne citerai que quelques exemples à cet égard.

Je crois que vous n'avez pas consulté le haut comité de la formation professionnelle. Le conseil supérieur, que vous avez réformé, n'est pas ouvert à l'économie, pas plus qu'aux familles en tant que telles. Pourtant, d'après l'ordonnance du 3 mars 1945 signée du général de Gaulle, l'U. N. A. F. était bien qualifiée pour représenter l'intérêt des familles.

Les rapports avec les chambres de métiers, qui sont des organismes publics — ce qui exclut tout risque de heurt entre œuvre publique et œuvre privée — vous n'en avez pas parlé dans votre exposé. Vous ne pouviez sans doute entrer dans les détails, mais que vont devenir la loi Astier, la loi Walter-Paulin, la loi d'enseignement et de formation professionnelle agricole ? Que va-t-il advenir des articles 31 et 32, dont on nous dit qu'ils seront modifiés, sans que nous sachions encore en quel sens ?

Monsieur le ministre, je vous demande quelques clartés sur ces points. Leur importance est certaine, non seulement à cause d'une nécessité pédagogique — je vous l'ai indiqué en commission — mais aussi parce qu'il faut créer un climat d'ouverture sur le réel sans lequel notre Université ne peut pas se renouveler.

J'ai rapporté la proposition qui institua le statut actuel du B. U. S., cet organisme qui s'efforce de regrouper, sans distinction entre secteur privé et secteur public, tous ceux qui peuvent informer sur l'avenir des enfants. L'orientation professionnelle, dont je ne nie pas les grands mérites, n'est-elle pas astreinte à une surveillance trop stricte ?

Il est curieux, lorsqu'on demande dans un centre d'orientation professionnelle un échantillonnage d'établissements, de constater qu'il ne vous est pas indiqué les établissements privés qui pourraient rendre service lorsqu'il n'existe rien d'équivalent dans l'enseignement public.

Encore une fois, ce point est capital pour l'entrée au travail, pour l'embauche, pour la réussite dans le métier, ainsi que la signalait récemment la J. 0. C.

En ce qui concerne la réforme du conseil supérieur, je dois vous féliciter, monsieur le ministre, pour votre courage. Il y a sept ou huit ans, lorsque je réclamais ici cette mesure, elle apparaissait comme scandaleuse. Fort heureusement ce scandale s'est maintenant un peu usé.

Vous avez gagné. Vous avez pu — ce qui est normal — assurer une composition tripartite conforme au projet déjà élaboré par la C. G. T. en 1929. Mais cela est insuffisant. Le mot « usager » comme le mot « maître » doivent être pris dans un sens large. Vous auriez peut-être intérêt à voir plus loin, surtout au moment où vous supprimez le conseil de l'enseignement technique.

Nous pourrions ainsi, monsieur le ministre, former des enfants, non seulement afin de fournir des cadres à l'économie — vision fort prenante — mais encore afin de dégager une culture moderne, laquelle n'a pas été pressentie par la bourgeoisie du xix° siècle, pas plus que par celle du début du xx° siècle. Je ne parle pas de culture ouvrière, mais d'une culture du xx' siècle et, pour la dégager, pour contribuer à cet enrichissement national, il faut réaliser la promotion de toute la jeunesse du monde du travail et assurer une participation plus grande de l'en­semble de la nation aux valeurs et aux œuvres culturelles.

Votre tâche se révèle lourde. Mais peut-être est-elle plus facile que celle de vos prédécesseurs.

Le 5 mars 1937, Jean Zay disait : « L'heure parait venue » Il y avait vingt ans que les premiers promoteurs de la réforme avaient lancé leurs idées et jeté les bases de ces réalisations. En 1945, le projet Langevin a ouvert la brèche. S'il était peut-être inapplicable dans sa totalité, il a fourni d'excellentes orientations.

Aujourd'hui, une sorte de fléchissement semble apparaître parmi les combattants ; une lassitude des vieilles querelles se manifeste peut-être parmi tous vos maîtres. C'est le moment de ne pas être timide, d'aller de l'avant à travers les corporatismes, les insinuations politiques, les conformismes, les conservatismes.

Vous êtes, monsieur le ministre, le grand-maître de l'Université ; votre réforme ne doit pas être dirigée contre tel ou tel maître, mais elle ne doit pas non plus profiter à tel ou tel maître. L'Université n'est pas faite pour les maîtres ; elle est faite pour les enfants ! (Applaudissements sur les bancs du centre démocratique, des républicains indépendants et de l'U. N. R-U. D. T.)

Sur ce point, nous devons faire l'union : gaullistes ou non, membres du Gouvernement ou non, opposants ou non, tout cela n'a, aujourd'hui, aucune importance.

Je vous en supplie, monsieur le ministre, tirez de ce débat la conclusion qu'il faut aller de l'avant, qu'il faut être courageux et mettre le poids de toute votre autorité dans cette révolution qu'attend notre jeunesse. (Applaudissements sur les bancs du centre démocratique, des républicains indépendants et de l'U. N. R.-U.