Georges Clemenceau (8 mars 1918)

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Georges Clemenceau : « Je fais la guerre » (8 mars 1918)

Georges Clemenceau, ministre de la Guerre et Président du Conseil, s’est présenté devant les députés le 20 novembre 1917 avec « l’unique pensée d’une guerre intégrale ». Sa détermination le conduit à s’impliquer directement dans la conduite des opérations militaires.
Ce discours est prononcé cinq jours après le traité de Brest-Litovsk qui acte la défection de la Russie bolchévique ; sous l’impulsion de Clemenceau, le commandement unique des forces alliées revient au général Foch.
Il dresse le portrait d’une France apaisée et tournée vers la victoire, alors que la guerre épuise la population et les soldats au front et que le jour même, des obus allemands ont touché le ministère de la Guerre. A l’issue de ce discours, il obtient la confiance par 374 voix contre 41.

 

  

M. Georges Clemenceau, président du Conseil, ministre de la Guerre : J'aurai voulu m'associer pleinement aux paroles de monsieur Renaudel et je l'aurais fait s'il n'avait cru devoir me mettre personnellement en cause pour m'accuser de crimes politiques déterminés : c'est ce sur quoi je tiens à m'expliquer.

D'abord, je n'ai pas à répondre de faits qui ne sont pas de mon administration : et je m'étonne que monsieur Renaudel, qui est déjà un vieux parlementaire, puisse sérieusement me demander de monter à la tribune pour justifier des actes dont je n'ai pas eu connaissance et dont je ne suis pas responsable.

Je n'ai pas à l'admettre. Je suis à la tribune pour discuter un point seulement, à savoir qu'on m'accuse de laisser faire des campagnes et qu'on m'en rend responsable. J'en suis bien fâché, vous êtes de grands libertaires, mais, pendant trois ans, vous avez vraiment pris un peu trop facilement l'habitude d'être protégés par la censure, tandis que vos adversaires ne l'étaient pas.

(Applaudissements sur divers bancs. Interruptions sur les bancs du Parti socialiste.)

J'ai connu un temps où ce même monsieur Léon Daudet, dont vous parlez aujourd'hui, me mettait en vedette d'ignominie et de honte, chaque jour, en tête de chaque numéro de son journal.

Non seulement la censure laissait faire, mais c'est moi qui étais blanchi par cette même censure. J'ai connu un temps où il ne m'était pas permis de rappeler sans être immédiatement écharpé, qu'avant la guerre et quelques jours même avant la guerre, vous votiez contre les crédits militaires. (« Très bien ! Très bien ! » à gauche et au centre.)

Je suis bien obligé de rappeler cela puisque vous me forcez à m'expliquer. Je ne suis monté à la tribune, ni pour engager des querelles, ni pour polémiquer ; mais enfin, puisque je suis perpétuellement attaqué à propos de faits que je n'ai pas connus et que je n'ai pas commis, il me sera bien permis de m'expliquer sur la doctrine du gouvernement. C'est pour exposer cette doctrine que j'ai demandé la parole, afin qu'il soit bien entendu, dans le vote que vous émettrez tout à l'heure - et qui sera un vote sur la confiance -, que les républicains continuent d'avoir confiance dans les libertés.

On fait des campagnes contre tel ou tel d'entre vous et vous vous en étonnez. Messieurs, voilà cinquante ans qu'on en fait contre moi. (Mouvements divers.)

Quand m'a-t-on entendu m'en plaindre en quelque manière que ce soit ? Il m'est arrivé de répondre, il m'est arrivé de dédaigner et de ne pas lire. Soyez sûrs que c'est encore le meilleur remède.

Aujourd'hui, vous me demandez sérieusement d'arrêter des campagnes contre telle ou telle personnalité.

Sur divers bancs du parti socialiste : Mais non !

[...]

M. le président du conseil : Je suis monté à la tribune pour vous poser une question de gouvernement Elle sera posée, malgré vous, contre vous ou avec vous, suivant ce que vous déciderez, mais elle sera posée et elle sera suivie d'un vote de chambre. (« Très bien ! Très bien ! »)

Je dis que les républicains ne doivent pas avoir peur de la liberté de la presse. (Applaudissements. Interruptions sur les bancs du Parti socialiste.)

N'avoir pas peur de la liberté de la presse, c'est savoir qu'elle comporte des excès. C'est pour cela qu'il y a des lois contre la diffamation dans tous les pays de liberté, des lois qui protègent les citoyens contre les excès de cette liberté.

Je ne vous empêche pas d'en user. Il y a mieux : il y a des lois de liberté (Interruptions sur les bancs du Parti socialiste) dont vous pouvez user comme vos adversaires ; rien ne s'y oppose ; les voies de la liberté vous sont ouvertes ; vous pouvez écrire, d'autres ont la liberté de cette tribune ; ils peuvent y monter comme vient de le faire l'honorable monsieur Painlevé. De quoi vous plaignez-vous ? Il faut savoir supporter les campagnes ; il faut savoir défendre la République autrement que par des gesticulations, par des vociférations et par des cris inarticulés. (Applaudissements au centre et à droite. Exclamations et bruits sur les bancs du Parti socialiste.)

Parlez, discutez, prouvez aux adversaires qu'ils ont tort et ainsi maintenez et gardez avec vous la majorité du pays qui vous est acquise depuis le 4 septembre.

Voilà la première doctrine que j'ai à établir,

[...]

La seconde, dans les circonstances actuelles, c'est que nous sommes en guerre, c'est qu'il faut faire la guerre, ne penser qu'à la guerre, c'est qu'il faut avoir notre pensée tournée vers la guerre et tout sacrifier aux règles qui nous mettraient d'accord dans l'avenir si nous pouvons réussir à assurer le triomphe de la France.

Je comprends très bien, comme on l'a dit que, malgré cette situation, on vienne ici traiter des affaires de trahison, parce que c'est une partie de la guerre. Un jour, monsieur Renaudel disait que le cri : « Nous sommes trahis ! » était un cri de lâcheté. Peut-être !

La révolution remporterait la victoire au cri de : « Nous sommes trahis ! ». Dans ce temps-là, il y avait sur la place de la Concorde ... (Bruits et interruptions sur les bancs du Parti socialiste.)

[...]

... Dans ce temps-là, il y avait sur la place de la Concorde un instrument de concorde. (« Très bien ! Très bien ! ».)

Aujourd'hui, notre devoir est de faire la guerre en maintenant les droits du citoyen, en sauvegardant non pas la liberté, mais toutes les libertés. Eh bien ! Faisons la guerre.

Interrogez-nous sur les procès de trahison. Dites que nous avons mal agi, dites que les administrations qui m'ont précédé ont mal administré la justice. C'est votre affaire. Vous trouverez toujours quelqu'un pour vous répondre.

Je suis aujourd'hui en face d'événements qui se préparent et que vous connaissez tous, auxquels je dois faire front, sur lesquels il faut absolument que ma pensée soit courbée, je pourrais dire chaque heure du jour et de la nuit. Aidez-moi vous-mêmes, mes adversaires ! (Interruptions sur les bancs du Parti socialiste.)

Sur les bancs du parti socialiste : Nous n'avons pas le même but ! Vive l'homme enchaîné !

M. le président du Conseil : Alors, vous l'avez dit: « Nous n'avons pas le même but. » Je n'aurais pas voulu le croire.

Il m'est arrivé un grand malheur à la naissance de mon ministère. J'ai été frappé d'exclusive par monsieur Renaudel et ses amis, avant qu'ils sachent ce que je pourrais dire ou faire. Ils ont décidé, en vertu d'une noble science dogmatique, que j'étais un danger pour la classe ouvrière et pour la défense nationale.

[...]

Pour ce qui est de la défense nationale, j'estime que pour prononcer qu'un gouvernement est un danger pour la défense nationale, il serait nécessaire d'apporter des faits au lieu d'une opinion dogmatique qui n'est pas justifiée par les événements.

M. Antoine Drivet : Vous l'avez dit de vos prédécesseurs !

M. le président du Conseil : Qu'ai-je dit ?

M. Antoine Drivet : La même chose de vos prédécesseurs.

M. le président : Veuillez, je vous prie, ne pas troubler inutilement la discussion par des interruptions. Vous répondrez.

M. le président du Conseil : Je ne suis pas un danger pour la défense nationale parce que je ne puis avoir aucune ambition en ce monde ; rien d'autre ne m'est permis que le désir ardent d'aider, dans la mesure de mes forces, mon pays à sortir de la situation où il se trouve. (Applaudissements.)

[...]

Croyez-vous que ce soit pour le plaisir de subir vos malédictions, vos injures et vos outrages, écrits ou parlés, que je suis à cette tribune en ce moment ?

Si vous le croyez, je vous plains, je ne suis pas cet homme.

Et je vais vous dire toute ma pensée ; après vous me combattrez comme vous voudrez. À mesure que la guerre avance, vous voyez se développer la crise morale qui est la terminaison de toutes les guerres. L'épreuve matérielle des forces armées, les brutalités, les violences, les rapines, les meurtres, les massacres en tas, c'est la crise morale à laquelle aboutit l'une ou l'autre partie. Celui qui peut moralement tenir le plus longtemps est le vainqueur. Et le grand peuple d'Orient qui a subi historiquement, pendant des siècles, l'épreuve de la guerre, a formulé cette pensée en un mot :

« Le vainqueur c'est celui qui peut, un quart d'heurt de plus que l'adversaire, croire qu'il n'est pas vaincu. »

Voilà ma maxime de gouvernement. Je n'en ai pas d'autre. (« Très bien ! Très bien ! ».)

Au fond de toutes les lois de la nature humaine, il y a une formule très simple à laquelle il faut toujours finir par se rallier. Je suis entré au gouvernement avec cette idée qu'il faut maintenir le moral du pays.

Un membre sur les bancs du parti socialiste : Vous avez réussi !

M. le président du Conseil : Le moral est excellent. Vous n'êtes pas détenteurs d'une recette de morale qui vous soit particulière - c'est le grand malheur des églises -, car vous n'êtes qu'une église...

(« Très bien ! Très bien ! »)

M. Charles Bernard : Une petite église!

M. le président du Conseil : Messieurs toute ma politique tend à ce but : maintenir le moral du peuple français à travers une crise qui est la pire de toute son histoire.

[...]

Parmi nos actes, quels qu'ils soient, je vous défie d'en trouver un qui ne soit inspiré de cette unique pensée : sauvegarder l'intégrité de l'héroïque moral du peuple français. Cela nous le voulons, cela nous le faisons, cela nous continuerons à le faire.

Ce moral a été admirable, quoi que vous en disiez.

M. Joseph Brenier : Nous en sommes convaincus.

M. le président du Conseil : II n'en est pas moins vrai qu'il y a eu des heures où l'on n'aurait pas pu monter à cette tribune pour tenir le langage que je tiens. Je n'incrimine personne, ce n'était pas la faute des hommes, mais d'une situation générale sur laquelle je n'ai rien à dire. Mais, aujourd'hui, c'est une chose énorme pour le pays de pouvoir penser et lever la tête, regarder les amis et les ennemis les yeux dans les yeux, et de se dire :
«Je suis le fils d'une vieille histoire qui sera continuée, mon peuple a écrit, mon peuple a pensé, ce qu'il a fait. Nos neveux l'écriront, nos neveux le penseront. Nos neveux le feront. »

(Applaudissements.)

Voilà pourquoi je suis au gouverne­ment et pas pour autre chose. Le moral de nos soldats fait l'admiration de leurs officiers, comme de tous ceux qui vont les voir. Pas d'excitation, une sérénité d'âme au-dessus de l'étonnement, des propos tranquilles et gais, un bon sourire de confiance, et quand on parle de l'ennemi, un geste auquel s'ajoute quelquefois une parole qui fait comprendre que tous ces efforts viendront s'épuiser devant le front français. (Applaudissements.)

Et les parents de ces hommes, les pères, les mères, nous les connaissons : stoïques eux aussi. Pas de plaintes, pas de récriminations. Que la paix publique ait pu être maintenue comme elle l'a été pendant quatre ans, c'est à l'éloge, je le dis, des gouvernements précédents. (« Très bien ! Très bien ! ») Et aussi du peuple français lui-même. (Applaudissements.)

Cela, il faut le continuer, mais il y a peut-être des milieux où cela est devenu plus difficile qu'autrefois.

Il y a l'excuse de la fatigue, des mauvaises paroles, il y a l'excuse des propos semés par des agents de l'ennemi ; il y a l'excuse de la propagande allemande. Mais malgré tout cela, le moral des Français est immuable. Les civils ne sont pas au-dessous des poilus. (Applaudissements.)

Eh bien, messieurs ! Voilà quatre mois que nous sommes au pouvoir. Je ne veux pas m'attribuer le mérite de ce résultat ; je n'en ai pas un instant la pensée, mais nous avons peut-être concouru à le maintenir, à l'aider, en tout cas. Moi et mes collègues, j'en suis bien sûr, nous nous y sommes tout uniquement consacrés. Je ne viens pas vous demander l'ordre du jour de confiance ; je ne le ferai que parce que vous m'y obligez. Aujourd'hui, je serais resté à mon banc si vous ne m'aviez pas provoqué ; je ne serais pas monté à cette tribune ; j'y monte.

Mais, au moins, ne vous prononcez pas contre moi parce qu'il y a je ne sais quelle histoire de dossier égaré dans tel ou tel tiroir, dans tel ou tel bureau. Ayez le courage de votre opinion, dites pourquoi vous votez contre moi. Vous votez contre moi parce que vous voulez la guerre sans doute, mais pas par les procédés qui sont les miens. J'aurai le courage d'aborder ce point avant de finir. On dit : « Nous ne voulons pas la guerre, mais il faut la paix le plus tôt possible. »

Ah ! Moi aussi, j'ai le désir de la paix le plus tôt possible et tout le monde la désire. Il serait un grand criminel celui qui aurait une autre pensée, mais il faut savoir ce qu'on veut. Ce n'est pas en bêlant la paix qu'on fait taire le militarisme prussien. (Vifs applaudissements à gauche, au centre et à droite.)

Tout à l'heure, monsieur Constant me lançait une petite pointe sur mon silence en matière de politique étrangère. Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c'est tout un. Politique intérieure, je fais la guerre ; politique étrangère, je fais la guerre. Je fais toujours la guerre. (Applaudissements sur les mêmes bancs. Mouvements divers.)