N° 1385 - Rapport de M. Christian Kert sur la proposition de loi de MM. Christian Jacob, Christian Kert, Hervé Gaymard et Guy Geoffroy et plusieurs de leurs collègues tendant à ne pas intégrer la prestation de la livraison à domicile dans le prix unique du livre (1189)



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N° 1385

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 18 septembre 2013.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES ET DE L’ÉDUCATION SUR LA PROPOSITION DE LOI tendant à ne pas intégrer la prestation de la livraison à domicile dans le prix unique du livre,

PAR M. Christian KERT,

Député.

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Voir le numéro :

Assemblée nationale : 1189.

SOMMAIRE

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Pages

INTRODUCTION 5

PRÉSENTATION GÉNÉRALE 7

I. LA CONTRIBUTION DÉTERMINANTE DE LA LOI SUR LE PRIX UNIQUE DU LIVRE À LA DIVERSITÉ ÉDITORIALE ET AU MAINTIEN D’UN RÉSEAU DENSE DE LIBRAIRIES INDÉPENDANTES 7

A. LA LOI N° 81-766 DU 10 AOÛT 1981 SUR LE PRIX UNIQUE DU LIVRE 7

1. À l’origine de la « loi Lang » 7

2. Une loi visant à limiter la concurrence par les prix 9

B. UN BILAN POSITIF 11

1. Une loi contestée dans les premières années de son application 11

2. Un bilan jugé positif 12

II. PROMOUVOIR LA DIVERSITÉ CULTURELLE DANS L’UNIVERS NUMÉRIQUE EN PRÉSERVANT LA DIVERSITÉ DES SERVICES CULTURELS 13

A. L’ESSOR DU MARCHÉ DU LIVRE SUR INTERNET ET SES EFFETS CONTRASTÉS SUR LA DIVERSITÉ CULTURELLE 14

B. UN ÉCO-SYSTÈME FRAGILISÉ 15

1. La librairie, maillon indispensable de la chaîne du livre 16

2. Un maillon fragilisé qui peine à trouver sa place dans l’univers numérique 17

3. Une concurrence pas toujours loyale 19

C. LA NÉCESSITÉ DE MAINTENIR ET DE PROMOUVOIR UNE OFFRE DE SERVICES CULTURELS DIVERSIFIÉE 21

III. LE DISPOSITIF DE LA PROPOSITION DE LOI 25

Article unique : Ajout du coût de la livraison à domicile d’un livre au prix de vente effectif au public 25

TRAVAUX DE LA COMMISSION 27

DISCUSSION GÉNÉRALE 27

TABLEAU COMPARATIF 39

INTRODUCTION

À l’occasion des rencontres nationales de la librairie, en juin dernier, la ministre de la culture et de la communication, Mme Aurélie Filippetti, affirmait que « la question de l’avantage concurrentiel de certains distributeurs numériques internationaux, qui se jouent des législations fiscales nationales, ne saura trouver de solution satisfaisante qu’au niveau européen. Dans cette mesure, la question de la gratuité des frais de port offerte par les sites de commerce en ligne, en supplément du rabais de 5 %, me semble désormais devoir être interrogée. C’est une mesure qui ne fait pas consensus, mais elle permettrait de faire respecter la lettre et l'esprit de la loi de 1981 car le livre est souvent utilisé par ces sites comme un produit d'appel pour d'autres ventes et d’autres produits. Je vois néanmoins également dans l'encadrement de cette pratique un élément non négligeable pour rétablir les conditions de concurrence qui soient équitables. »

Le rapporteur partage en tous points cette analyse. Le législateur doit intervenir afin que l’esprit de la loi du 10 août 1981 sur le prix unique du livre ne puisse continuer à être contourné. Cette intervention doit être rapide, afin que les pratiques fragilisant la notion de prix unique ne puissent porter atteinte de manière irrémédiable à la diversité des canaux de distribution du livre.

Il s’agit non seulement de protéger et de promouvoir l’exceptionnel réseau de librairies indépendantes, qui constituent des lieux d’animation et de diffusion culturels partout sur le territoire, mais aussi de veiller à la diversité de la production éditoriale.

De nombreuses études montrent en effet qu’à défaut de recommandation et d’éditorialisation des contenus, les services numériques offrant des produits culturels accompagnent et renforcent les tendances de consommation orientées vers les contenus les plus « grand public », au détriment des œuvres plus confidentielles ou plus difficiles, qui ont besoin de temps pour trouver leur public.

On retrouve là un des objectifs assignés par le législateur à la loi du 10 août 1981 : dans un contexte de concurrence exacerbée sur le marché du livre par les offensives des grandes surfaces généralistes et spécialisées, reposant sur un modèle économique différent de celui des librairies traditionnelles, le ministre de la culture, M. Jack Lang, avait ainsi affirmé lors de la présentation du projet de loi devant l’Assemblée nationale que celui-ci avait pour but « le soutien au pluralisme dans la création et l’édition en particulier pour les ouvrages difficiles ».

La présente proposition de loi n’a pas pour objet de procéder à une modification en profondeur de l’économie générale d’une loi qui, un temps contestée, fait désormais partie de ces monuments législatifs que le législateur ne saurait modifier qu’avec la main tremblante.

Elle vise à transposer les principes établis pour le commerce « physique » au commerce en ligne, et à réaffirmer que le livre n’est pas un bien de consommation comme les autres.

PRÉSENTATION GÉNÉRALE

La présente proposition de loi a pour objet la protection et la promotion de la diversité culturelle dans l’univers numérique. La « loi Lang » de 1981 sur le prix unique du livre y a largement contribué dans l’univers « physique » ; il s’agit d’en préciser la portée afin d’adapter ses dispositions à la vente de livres imprimés sur internet.

En dépit d’une adoption à la quasi-unanimité, la « loi Lang » a fait l’objet d’une intense contestation dans ses premières années d’application. Elle fait désormais l’objet d’une appréciation largement positive quant à ses effets sur la diversité éditoriale et le maintien d’un réseau dense de librairies indépendantes.

La loi du 10 août 1981, symboliquement portée par le ministère de la culture, et non par celui de l’économie, est entrée en application le 1er janvier 1982. Elle a été assortie de deux décrets d’application du 3 décembre 1981 et du 8 août 1985, ainsi que d’un décret du 29 mai 1985 prévoyant des sanctions pénales.

Comme le rappelle Mme Sophie-Justine Lieber, dans un article consacré au bilan de la « loi Lang » (1), l’instauration d’un « prix unique » du livre trouve son origine dans l’essor, au début des années 1970, des grandes surfaces généralistes et spécialisées.

Ainsi, en 1972, M. André Essel, cofondateur et président de la Fnac, annonce l’ouverture pour 1974 d’un rayon de vente de livres à la Fnac de la rue de Rennes, à Paris, ainsi que son intention de proposer les ouvrages 20 % au-dessous du prix conseillé. Le groupe de grande distribution Leclerc suivra son exemple en ouvrant à son tour des rayons livres à l’intérieur de ses supermarchés et en appliquant des rabais allant jusqu’à 40 %.

Conscients des risques de déstabilisation que cette politique de rabais massifs faisait peser sur le secteur, le Syndicat national de l’édition (SNE) et la Fédération française des syndicats de libraires (FFSL) commandèrent au cabinet de conseil en marketing Chetochine, sans attendre que le projet de la Fnac ait vu le jour, une étude sur « les conséquences culturelles, économiques et sociales du discount dans le système-livre ». L’étude conclut que le discount risquait de provoquer une concentration des ventes dans les Fnac et les grandes surfaces au détriment des librairies traditionnelles, dont un certain nombre, ne pouvant résister à cette pression concurrentielle sur les prix, risquait de disparaître. La conséquence redoutée portait sur une limitation de l’accès au livre et un appauvrissement de la création, un système de distribution concentré favorisant les ouvrages à rotation rapide au détriment de ceux à rotation lente. Le « rapport Chetochine » préconisait donc un système strict de fixation du prix du livre par l’éditeur afin d’écarter le danger que représentait la pratique des rabais.

C’est sur la base de ce rapport que s’appuyèrent à partir de 1974 les promoteurs du principe de régulation du prix du livre, et notamment M. Jérôme Lindon, P-DG des Éditions de Minuit, qui créa en 1977 l’Association pour le prix unique du livre (APU).

Dans ce contexte, le ministre de l’économie de l’époque, M. René Monory, prit un arrêté le 23 février 1979, remplaçant la notion de « prix conseillé » par celle de « prix net » : aucune référence d’un prix d’éditeur ne figurant plus sur les livres, les détaillants ne pouvaient plus faire de publicité sur le niveau des remises concédées aux clients. De plus, le libraire devenait entièrement responsable du prix de vente, ce qui devait accroître son indépendance vis-à-vis des éditeurs.

Les diffuseurs les plus puissants pratiquèrent alors des prix très bas sur les meilleures ventes, alors que le prix des ouvrages à rotation lente avait tendance à augmenter. Comme le rappelle M. Hervé Gaymard dans son rapport de mars 2009 au ministre de la culture et de la communication sur la situation du livre (2), « le régime du prix net, en vigueur pendant trente mois, de juillet 1979 à décembre 1981, a un effet de déstabilisation tel sur le secteur du livre qu’il facilite sans nul doute l’adoption rapide et quasi-unanime d’une "loi relative au prix du livre" , votée durant l’été 1981. »

La loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre, dite « loi Lang », vise à limiter la concurrence par les prix entre les détaillants (librairies, supermarchés, maisons de la presse, voire kiosques, stations-services, etc.) afin que tous les acteurs puissent proposer une large sélection de titres et pratiquer une péréquation entre ouvrages de vente lente et ouvrages à rotation rapide.

En 1981, M. Jack Lang, ministre de la culture, définissait devant l’Assemblée nationale les objectifs de la loi :

« Ce régime dérogatoire est fondé sur le refus de considérer le livre comme un produit marchand banalisé et sur la volonté d’infléchir les mécanismes du marché pour assurer la prise en compte de sa nature de bien culturel qui ne saurait être soumis aux seules exigences de rentabilité immédiate.

« Le prix unique du livre doit permettre :

« − l’égalité des citoyens devant le livre, qui sera vendu au même prix sur tout le territoire national ;

« − le maintien d’un réseau décentralisé très dense de distribution, notamment dans les zones défavorisées ;

« − le soutien au pluralisme dans la création et l’édition en particulier pour les ouvrages difficiles ».

Ainsi, comme le rappelle M. Hervé Gaymard dans son rapport précité, « l’économie de la réforme est fondée sur plusieurs postulats. Tout d’abord, la pratique du discount entraîne, à long terme, une raréfaction du nombre de titres disponibles, au profit des ouvrages à "rotation rapide" touchant un vaste public (best-sellers, guides…), et au détriment des œuvres de création originale ou des rééditions de titres jugés "difficiles", qui sont pour la plupart des livres à "rotation lente". Dans un tel contexte, ensuite, seuls les libraires ayant un chiffre d’affaires important pourraient survivre. On assisterait alors à une réduction du nombre des détaillants de livres, au profit des grandes surfaces (généralistes ou spécialisées), qui sont souvent moins à même que les librairies de taille plus modeste de fournir un service personnalisé aux clients et, in fine, à une réduction de l’offre commercialisée. Enfin, le prix unique dispense l’acheteur de comparer les prix d’un point de vente à l’autre ; il préserve donc les achats d’impulsion et favorise ainsi l’accès à la lecture. »

En application de la « loi Lang », les éditeurs et les importateurs doivent fixer un prix pour chaque ouvrage édité ou importé. Le prix unique signifie que le même livre sera vendu au même prix par tous les détaillants, quelle que soit la période de l’année concernée ; des remises pouvant aller jusqu’à 5 % du prix fixé par l’éditeur ou l’importateur peuvent être consenties par le détaillant. Celui-ci ne peut fixer un prix excédant celui fixé par l’éditeur, sauf lorsqu’il facture au client des prestations spéciales que celui-ci a demandé à l’occasion d’une commande à l’unité. Que l’on soit à Paris, dans une grande ville ou dans une zone rurale, dans une librairie, une grande surface alimentaire ou une station-service, le même livre sera donc vendu au même prix.

Définition du livre :

La seule définition légale du livre est une définition fiscale, issue à l’origine de l’instruction n° 3 C-14-71 du 30 décembre 1971. Cette définition fiscale a été construite en France pour l’édition papier. En effet, selon la doctrine fiscale, « un livre est un ensemble imprimé, illustré ou non, publié sous un titre, ayant pour objet la reproduction d’une œuvre de l’esprit d’un ou plusieurs auteurs en vue de l’enseignement, de la diffusion de la pensée et de la culture ». La notion d’imprimé y est donc centrale.

Cette définition a été élargie par l’instruction du 12 mai 2005, qui a étendu le champ d’application du taux réduit de TVA à un certain nombre de produits éditoriaux qui en étaient jusque-là exclus : les cartes et atlas géographiques, les annuaires dits « éditoriaux », les recueils de photographies, les guides d’hôtels-restaurants, les albums de coloriage pour enfants, etc. Cette évolution a consacré une nouvelle notion, celle de l’« apport éditorial » : à défaut ou en cas d’insuffisance de contenu écrit, ce nouveau critère impose désormais de prendre en compte le travail de l’éditeur pour apprécier si une publication peut ou non être fiscalement considérée comme un livre.

Selon l’instruction fiscale du 12 mai 2005, « pour être considéré comme un livre, un ouvrage doit remplir les conditions cumulatives suivantes :

« – l’ouvrage doit être constitué d’éléments imprimés. Les éléments audiovisuels ou numériques (cassette audio, compact disc musical, DVD, diapositives, etc.) demeurent passibles du taux qui leur est propre ;

« – l’ouvrage doit reproduire une œuvre de l’esprit ; en pratique, l’ouvrage doit comporter une partie rédactionnelle suffisante permettant de conférer à l’ensemble le caractère d’une œuvre intellectuelle ;

« – en outre, l’ouvrage ne doit pas présenter un caractère commercial ou publicitaire marqué, c’est-à-dire être principalement destiné à informer un public de l’existence et des qualités d’un produit ou d’un service, avec ou sans indication de prix, dans le but d’en augmenter les ventes ou de promouvoir l’image d’un annonceur ;

« – enfin, l’ouvrage ne doit pas contenir un espace important destiné à être rempli par le lecteur. »

Plus récemment, la loi n° 2011-590 du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique a donné de ce dernier la définition suivante : une œuvre de l’esprit créée par un ou plusieurs auteurs, commercialisé sous sa forme numérique et publié sous forme imprimée ou, par son contenu et sa composition, susceptible d’être imprimé, à l’exception des éléments accessoires propres à l’édition numérique.

Les collectivités publiques, les établissements d’enseignement ou de recherche, les syndicats et les comités d’entreprise, ainsi que les bibliothèques accueillant du public, peuvent se voir consentir des rabais pouvant aller jusqu’à 9 % du prix du livre fixé par l’éditeur ou l’importateur.

Les rabais peuvent être supérieurs pour l’ensemble des clients, dès lors que les livres ont été édités ou importés depuis plus de deux ans et dont le dernier approvisionnement remonte à plus de six mois.

Il est interdit d’assortir la vente des livres de primes, au sens du code de la consommation, qui dispose qu’ « est interdite toute vente ou offre de vente de produits ou de biens ou toute prestation ou offre de prestation de services faite aux consommateurs et donnant droit, à titre gratuit, immédiatement ou à terme, à une prime consistant en produits, biens ou services sauf s’ils sont identiques à ceux qui font l’objet de la vente ou de la prestation ». Cette règle souffre deux exceptions, l’une qui concerne les ventes à primes proposées par l’éditeur ou l’importateur simultanément et dans les mêmes conditions à l’ensemble des détaillants, l’autre qui concerne celles portant sur des livres faisant l’objet d’une édition exclusivement réservée à la vente par courtage, abonnement ou par correspondance.

En cas d’infraction, des actions en cessation ou en réparation peuvent être engagées, notamment par tout concurrent, association agréée de défense des consommateurs ou syndicat des professionnels de l’édition ou de la diffusion de livres ainsi que par l’auteur ou toute organisation de défense des auteurs. L’auteur de l’infraction encourt également une contravention de 3ème classe.

D’abord contestée devant les juridictions, la loi sur le prix unique du livre a fini par faire l’objet d’un relatif consensus ; ses effets positifs ont été nombreux.

Comme le rappelle Mme Sophie-Justine Lieber, dans son article précité, six mois après l’entrée en vigueur de la loi, les grandes surfaces généralistes et spécialisées vont tenter de faire échec à son application. Les centres Leclerc décident notamment le lancement d’une opération promotionnelle reposant sur des rabais allant jusqu’à 20 % du prix du livre, tandis que la Fnac propose également des rabais de 20 % sur des livres édités en France, exportés en Belgique puis réexportés sur le territoire national. En parallèle, Gallimard et les éditions du Seuil cessent d’approvisionner la Fnac.

Dans le même temps, les juridictions nationales sont saisies de divers contentieux. La cour d’appel de Poitiers décide alors de saisir la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) d’une question préjudicielle, portant sur la compatibilité de la loi avec la réglementation européenne et notamment le principe de libre circulation des marchandises.

La Cour statue par un arrêt du 10 janvier 1985, qui valide l’essentiel du dispositif de la loi. La question est abordée sous deux aspects : la fixation du prix de vente au public par l’éditeur, qui s’impose aux détaillants, n’est-elle pas une forme d’accord vertical contraire au traité de Rome, qui interdit les ententes ? La fixation d’un prix unique par l’importateur principal (3) est-elle assimilable à une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à la liberté de circulation, prohibée par le traité ?

La Cour juge tout d’abord que la loi « ne vise pas à imposer la conclusion d’accords entre éditeurs et détaillants, […] mais exige la fixation unilatérale, en vertu d’une obligation légale, des prix de vente au détail par les éditeurs ou les importateurs ». La fixation d’un prix unique relève donc de dispositions législatives, et ne constitue donc pas une entente entre entreprises. La Cour relève en outre qu’en l’absence de politique communautaire dans le secteur culturel, rien n’interdit à un État de prendre des dispositions nationales pour limiter la concurrence sur les prix de vente au détail des livres, à condition que ces dispositions n’entravent pas la libre circulation des marchandises au sein de l’espace européen.

S’agissant des livres importés, la Cour juge en revanche que les dispositions permettant à l’importateur principal de fixer le prix des ouvrages sont contraires au traité, d’une part parce les livres importés et les livres édités en France voient leur prix fixé dans des conditions différentes (ces derniers voyant leur prix fixé par l’éditeur), d’autre part parce que les autres importateurs sont obligés de pratiquer le prix fixé par l’importateur principal, sans pouvoir consentir de remise, ce qui limite les possibilités de vente des ouvrages concernés. La loi sera donc modifiée afin de la rendre conforme au traité. En tout état de cause, la Cour de justice valide l’interdiction de déroger à la règle du prix unique pour les ouvrages réimportés lorsque des éléments objectifs établissent que les livres en cause ont été exportés aux seules fins de réimportation dans le but de tourner la législation.

Les contentieux continueront de prospérer avant que par trois arrêts, des 23 octobre 1986, 9 avril 1987 et 14 juillet 1988, la Cour de justice ne confirme la compatibilité de la loi sur le prix unique avec le droit communautaire. Les années 1990 sont marquées par un apaisement progressif et l’apparition d’un relatif consensus autour des effets positifs de la loi.

Pourtant critiquée lors de son adoption, la loi sur le prix unique du livre a eu de nombreux effets positifs.

Le réseau des librairies s’est maintenu tout en se modernisant : elles représentent aujourd’hui la principale source de vente au détail, notamment dans certains secteurs comme les sciences humaines ou les nouveautés littéraires.

L’offre éditoriale est très riche : environ 600 000 titres sont disponibles et près de 60 000 titres paraissent chaque année. Mme Sophie Barluet le rappelait dans son rapport (4) : « Si l’on juge la diversité éditoriale, d’un point de vue purement quantitatif, au nombre de titres nouveaux proposés sur le marché chaque année, l’édition française semble indéniablement très créative. 57 728 nouveautés et nouvelles éditions commercialisées en 2006, soit une hausse de 8 % qui succède à des chiffres en constante augmentation : + 2,4 % pour l’ensemble de la production (nouveauté, nouvelles éditions et réimpressions) en 2005, + 18,3 % en 2004. Sur quinze ans, entre 1990 et 2005, la croissance aura été de 78 % dont 72 % pour les nouveautés. Plus de mille nouveautés et titres réimprimés arrivent chaque semaine sur les tables des libraires. S’il est le signe de la vitalité d’un secteur, ce chiffre peut néanmoins donner le vertige ».

La loi n’a pas eu d’effet inflationniste : le prix du livre suit depuis de nombreuses années l’évolution de l’indice général des prix à la consommation ou lui est inférieur. Toujours selon Mme Sophie Barluet, « contrairement aux oracles pessimistes, cette loi, qui pouvait être lue comme une entrave à la libre concurrence, n’a pas eu en définitive d’effet inflationniste sur le prix du livre. Ainsi, le prix moyen du livre n’a pas progressé en France plus qu’ailleurs. Ce prix s’est d’abord stabilisé, et depuis près de dix ans son augmentation est inférieure à celle de l’inflation. Ainsi, en 2006 il n’a augmenté que de 1,3 % en moyenne, contre 1,6 % pour l’indice général des prix à la consommation ».

La concentration de l’édition et des circuits de diffusion du livre n’empêche pas la très grande vitalité du secteur : 1 000 éditeurs ont une activité régulière et, sur environ 25 000 points de vente du livre, on dénombre 3 000 librairies « professionnelles ». Mme Sophie Barluet note que « depuis 1981 et la loi sur le prix unique, ces librairies, ainsi que les 25 000 points de vente du livre en France, offrent au lecteur un réseau dense et diversifié, qui a peu d’équivalents dans d’autres pays. Très controversée lors de son vote en août 1981, la loi sur le prix unique s’est révélée un instrument de protection extrêmement efficace, non seulement du paysage de la librairie indépendante, mais aussi de la diversité éditoriale ».

Le constat dressé par M. Pierre Lescure, dans le rapport de la mission « Acte II de l’exception culturelle » de mai 2013, résume parfaitement les défis auxquels le secteur du livre, et singulièrement les libraires, sont désormais confrontés : « Les services culturels numériques, détaillants des produits culturels dans l’univers numérique, sont les premiers leviers de la diversité culturelle de l’offre de contenus en ligne. À l’heure de la numérisation des usages, ils sont appelés à prendre une importance toujours plus grande dans la formation des goûts du public. […] Il s’agit désormais de concevoir un cadre permettant le maintien d’un écosystème de services diversifiés, engagés dans la promotion de la diversité culturelle et dans la mise en valeur de la création française et européenne. »

Dans leur rapport de novembre 2012 sur La librairie indépendante et les enjeux du commerce électronique, M. François Hurard et Mme Catherine Meyer-Lereculeur rappellent que « la vente en ligne de livres imprimés est actuellement la forme la plus dynamique du marché du livre ».

Le même rapport souligne que « sans entrer dans le débat sur les prévisions de montée en puissance du marché du livre numérique, […] les chiffres donnent raison [aux libraires qui…] s’inquiètent de la part toujours croissante que prennent les achats en ligne sur le marché français ».

En moins de dix ans la vente en ligne de livres imprimés a en effet connu une croissance continue : elle ne représentait que 3,2 % du marché du livre en 2003, et a atteint 13,1 % en 2011. Certes, la vente en ligne s’est en partie substituée à la vente par correspondance et aux clubs de livres qui représentaient encore 18 % du marché en 2003 et qui sont désormais à égalité avec la vente par Internet (13,1 %, soit un recul de 27 %). Mais dans le même temps, la librairie a également été touchée par cette progression de la vente en ligne : sa part de marché est passée de 28,5 % en 2003 à 23,4 % en 2011, les librairies hors maisons de la presse totalisant une part de marché de 17,6 %.

Cette évolution de la répartition du marché selon les canaux de vente s’inscrit par ailleurs, dans une tendance de tassement du marché (- 0,5 % en 2010, - 1 % en 2011). De sorte que la vente en ligne est désormais le seul segment du marché du livre en progression, au détriment de la librairie, notamment.

Les effets du développement des services numériques sur la diversité culturelle font l’objet de nombreuses études économiques.

Le rapport de M. Pierre Lescure précité rappelle que selon la théorie de la « longue traîne », les produits qui sont l’objet d’une faible demande, ou qui n’ont qu’un faible volume de vente, peuvent collectivement représenter une part de marché égale ou supérieure à celle des « best sellers », si les canaux de distribution peuvent proposer assez de choix et créer la liaison permettant de les découvrir. Ces phénomènes de longue traine sont liés à la diminution voire à la disparition des coûts de stockage et de distribution que permettent les technologies numériques.

D’après cette théorie, « la distribution en ligne permettrait de lever la contrainte de disponibilité physique des produits, de rassembler virtuellement des publics disséminés et d’atteindre ou de dépasser le point mort nécessaire à la rentabilité des biens. [Cette théorie] conduirait donc à remettre en cause la règle dite des 80/20, souvent vérifiée dans l’économie de la culture, qui veut que 20 % des produits réalisent 80 % des ventes alors que les 80 % restants n’en réalisent que 20 % ». Le développement des services numériques aurait donc un effet positif sur la diversité culturelle.

Pour autant, la théorie de la longue traîne est contestée par une partie de la doctrine : les économistes Pierre-Jean Benghozi et Françoise Benhamou (5) estiment que « malgré la préférence pour la diversité postulée dans la plupart des modèles économiques, la richesse de la diversité offerte peut n’engendrer qu’un faible élargissement de la palette des choix effectifs, une fuite du consommateur face à l’ampleur des choix possibles. Paradoxalement, plus la diversité de l’offre s’accroît, plus celle de la consommation peut sembler menacée ».

En réalité, la prescription et l’éditorialisation des contenus jouent un rôle déterminant : en effet, la théorie de la longue traîne suppose que la sollicitation des consommateurs pour l’acquisition de best-sellers conduise ceux-ci, par effet de proximité de goût, à se reporter sur des titres moins connus. L’effet de longue traîne suppose l’établissement de liens entre ces différents contenus.

Comme l’indiquent M. Pierre-Jean Benghozi et Mme Françoise Benhamou, la condition de viabilité de la longue traîne réside dans « les nouvelles modalités de prescription des biens, dans l’identification des cheminements des bruits qui concourent au succès ou simplement au faire savoir et faire connaître ».

Mais les services numériques peinent à se transformer en prescripteurs et la recommandation par les pairs peut entraîner une concentration de la demande sur les produits les plus « mainstream ». Or la prescription constitue au contraire un des atouts des libraires indépendants : pourtant, ceux-ci sont pour l’instant très peu présents dans le domaine des services numériques.

De l’auteur au lecteur, le livre connaît plusieurs étapes : création, édition, distribution, diffusion et consommation que l’on regroupe sous le terme de « chaîne du livre ». Au sein de cette chaîne, le secteur de la librairie est un des maillons clé : il favorise à plusieurs titres la diffusion de la création littéraire française. Ainsi, le libraire participe à la découverte de nouveaux auteurs et les défend dans la durée. Il contribue au maintien d’une diversité et d’une qualité éditoriale sur tout le territoire et participe à l’animation culturelle dans les régions et notamment en zone rurale. Il concourt à la vie économique des territoires, employant entre 12 000 et 15 000 personnes. Or ce maillon est aujourd’hui fragilisé.

La librairie constitue un secteur hétérogène : les 20 000 à 25 000 points de vente de livres recouvrent, de fait, différents types de commerce : librairies traditionnelles, librairies-papeteries-tabac, maisons de la presse, grandes surfaces spécialisées, grandes surfaces généralistes, kiosques, sociétés de vente par correspondance, sociétés de vente par internet, clubs.

Par ailleurs, la diffusion du livre est divisée en trois niveaux : le premier niveau regroupe les grandes librairies et les grandes surfaces spécialisées ; le deuxième niveau réunit les librairies de taille moyenne et les grandes surfaces ; le troisième niveau est constitué des petites librairies.

Estimées entre 3 500 et 4 500 commerces, seules les librairies traditionnelles exercent la vente de livres à titre principal. Au sein de ce secteur, environ 600 à 800 sont qualifiées de librairies indépendantes.

Les librairies indépendantes

La notion d’indépendance, telle qu’elle est par exemple définie aujourd’hui par le Centre national du Livre (CNL) ou par l’Association pour le développement de la librairie de création (ADELC), s’analyse de deux manières : indépendance du libraire dans le choix des livres mis en place dans les rayons et proposés aux acheteurs ; et indépendance capitalistique de l’entreprise. Sur ce second point, on entend généralement par « indépendante » une librairie n’appartenant ni à un éditeur (Relay, librairies du groupe Gallimard), ni à un groupe de distribution de presse (Maisons de la presse), ni à une grande surface spécialisée (Fnac) ni à une grande surface généraliste (Leclerc, notamment), ni même à une chaîne de librairies (Gibert Joseph, Decitre, Furet du Nord, etc.). Est, toutefois, considérée comme indépendante une librairie qui, au sein d’une chaîne, dispose de l’autonomie de ses choix d’assortiment, ce qui est le cas, par exemple, des librairies aux enseignes de La Procure ou de L’Arbre à lettres.

La notion d’indépendance peut également être approchée à travers la politique de labellisation mise en place par le CNL, notamment à travers les labels « librairie indépendante de référence » (LIR) et « librairie de référence » (LR).

Pour obtenir le label LIR, une librairie doit :

– être indépendante, c’est-à-dire être détenue au moins à 50 % par des personnes physiques et ne pas être sous franchise,

– réaliser au moins 50 % de son chiffre d’affaires avec la vente de livres neufs,

– proposer à la vente au moins 6 000 titres pour les librairies généralistes (ou spécialisées en bande dessinée ou jeunesse), chiffre ramené à 3 000 titres pour les librairies spécialisées dans certains domaines éditoriaux (sciences, technique, médecine, économie et gestion ; sciences humaines et sociales ; religion ; policier et science-fiction ; érotique ; art ; voyage ; régionalisme et langues régionales ; livres en langue étrangère),

– affecter au moins 12,5 % du chiffre d’affaires « livres » aux frais des personnels affectés à cette activité,

– proposer toute l’année une animation culturelle de qualité.

L’obtention de ce label permet aux libraires : de valoriser leur action auprès du public, par exemple au moyen de logos, de solliciter les collectivités territoriales pour une exonération de la contribution économique territoriale et de répondre ipso facto aux critères d’attribution des aides du CNL, et notamment de la subvention pour la mise en valeur des fonds en librairie (VAL).

Le label LIR est complété depuis peu par un label « librairies de référence » (LR) ouvert à des librairies assurant une offre de qualité comparable sans pour autant répondre strictement aux critères LIR en termes, notamment, de masse salariale ou d’indépendance capitalistique. Sans avoir l’effet fiscal du label LIR, il ouvre le même accès aux aides du CNL.

En 2011, 538 librairies qui ont pu bénéficier de ces labels.

Comme le rappelle M. Hervé Gaymard dans son rapport précité, la profondeur de l’assortiment est extrêmement différente selon les circuits de diffusion et la taille des points de vente. Les librairies présentent un assortiment de titres très variable : plus de 100 000 références pour les plus importantes d’entre elles, 20 000 à 60 000 pour les moyennes, 2 000 à 20 000 pour les spécialisées et 5 000 à 10 000 pour les plus petites. Cet assortiment couvre l’ensemble des domaines éditoriaux et, pour les plus importantes d’entre elles, une très large partie des ouvrages du fonds ainsi que les titres des petits éditeurs.

Le premier niveau de diffusion (librairies importantes, grandes surfaces culturelles, grands magasins…) représente aujourd’hui près de la moitié des achats de livres des ménages, qui eux-mêmes recouvrent environ 90 % du marché intérieur.

Le poids des différents niveaux peut toutefois varier sensiblement selon les secteurs : le premier niveau représente la quasi-totalité des achats de livres de poésie, de théâtre ou d’art contemporain, plus de 60 % des achats dans des domaines comme les sciences humaines ou les livres d’art, mais ne représente qu’environ 20 % pour les livres pratiques et moins de 10 % pour les romans sentimentaux.

Le rapport de M. Serge Kancel de janvier 2013 sur le soutien aux entreprises de librairie juge que « si plusieurs libraires souffrent, dans l’ensemble de la profession tient ; reste à savoir pour combien de temps ».

L’analyse réalisée par le cabinet Xerfi France pour le Syndicat de la librairie française et le ministère de la culture et de la communication, qui concernait la période 2003-2010, a fait état d’une érosion régulière de la rentabilité de la librairie indépendante depuis le milieu des années 1990, en particulier pour les librairies « de deuxième niveau » dont la situation apparaît même critique depuis 2009. Sur la période considérée, le taux d’excédent brut d’exploitation des librairies indépendantes a été divisé par 3, pour atteindre le niveau critique de 1,1 % en 2010. Il en va de même pour le résultat net, qui s’est établi à 0,3 % en 2010.

Ces chiffres constituant des moyennes, il est clair que beaucoup de librairies sont d’ores et déjà « sous la ligne de flottaison », et ne tiennent que par la variable d’ajustement que constitue la rémunération du libraire lui-même ou au prix d’une dégradation comptable qui ne peut être tenable longtemps. À défaut de disposer d’études de rentabilité aussi approfondies sur les deux dernières années, les chiffres globaux des ventes de livres pour 2011, et ceux qui commencent à se synthétiser pour 2012, montrent une érosion continue de l’ordre de – 2 % par an du chiffre d’affaires de la librairie, ce chiffre passant à – 3 voire – 4 % s’agissant des librairies du « deuxième niveau ».

Fragilisées dans leur cœur de métier, les librairies indépendantes ont du mal à investir l’univers des services numériques : le rapport précité de M. François Hurard et Mme Catherine Meyer-Lereculeur souligne notamment le fait que la fragilité économique de la librairie constitue un frein à la modernisation de la librairie indépendante.

Ce rapport indique qu’« aussi nécessaire que soit l’impératif d'une modernisation de la librairie via les outils numériques qui pourraient être à sa disposition, il faut prendre en compte cette donnée que la capacité des libraires à investir dans les moyens de leur modernisation demeure pour certains d’entre eux très limitée, voire nulle. […] Ce problème est d’autant plus aigu que la plupart des libraires ne voient qu’une source de coûts dans les investissements qu’ils devraient consentir pour entrer dans une démarche de e-commerce, et escomptent peu de revenus supplémentaires à court terme en contrepartie de cet investissement. Les chiffres leur donnent raison : le marché de la vente en ligne ne représente actuellement que 3 à 4 % du chiffre d’affaires des libraires indépendants qui sont entrés dans cette activité. » L’échec de l’expérience d’une plateforme commune en ligne, « 1001 libraires », a également durablement renforcé les libraires dans leur prévention ou leur appréhension face à ces outils.

Pourtant, une plateforme de vente en ligne de librairies indépendantes ne manquerait pas d’atouts : géolocalisation de l’ouvrage dans la librairie de référence ou dans une librairie voisine, réservation et retrait rapide si le livre se trouve dans le stock du libraire, conseils de celui-ci sur l’ouvrage lui-même (choix de l’édition, de la traduction) ou recommandation d’autres ouvrages… Mais il est vrai que l’émergence d’une telle offre est sans doute contrariée par des conditions de concurrence biaisées.

Le rapport de M. Serge Kancel précité recense les difficultés auxquelles sont confrontés les libraires indépendants :

« – poids des frais de personnel (le piège étant qu’une librairie ne peut pas impunément opter pour une réduction des personnels si elle ne veut pas perdre, par là même, sa capacité à faire valoir son avantage concurrentiel en termes d’accompagnement du client) ;

« – progression forte des loyers, notamment en centre-ville, lequel centre-ville connaissant, dans certaines villes, un phénomène de dépopulation ;

« – coûts croissants du transport ;

« – poids financier relatif des stocks, surtout pour les librairies petites et moyennes (un autre piège étant la tentation de se donner de l’air en trésorerie en limitant l’alimentation régulière du fonds, au risque de perdre ce qui fait à la fois l’identité propre des libraires et l’intérêt de leur offre concurrentielle) ;

« – tension sur les remises consenties par les diffuseurs, même si cette donnée, au cœur de l’écosystème du livre, est la moins transparente qui soit. »

Les « pure-players » ne sont à l’évidence pas confrontés aux difficultés liées à l’exploitation d’un local de vente et leur position dominante renverse les conditions du dialogue avec les diffuseurs.

Mais au-delà, comme le souligne le rapport de M. Pierre Lescure précité, « les entreprises dont le siège est établi en France sont placées dans une situation de concurrence inéquitable », notamment d’un point de vue fiscal, asymétrie qui bénéficie aux entreprises installées dans des pays où les taux d’imposition sur les bénéfices ou de TVA sont plus faibles.

La sophistication des stratégies d’optimisation fiscale mises en place, à la faveur du défaut d’harmonisation fiscale européenne, par les géants des services numériques, a notamment été soulignée par la mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique (6: « Il y a tout lieu de considérer qu’aux étapes critiques du développement de ces sociétés, y compris dès le premier investissement d’amorçage, l’organisation juridique des opérations intègre d’emblée l’objectif de minimiser le taux d’imposition. »

La mission donne ainsi l’exemple d’un montage qualifié de « double irlandais et sandwich néerlandais » : cette stratégie d’optimisation fiscale fait intervenir trois territoires distincts, l’Irlande, les Pays-Bas et un paradis fiscal ne pratiquant pas ou peu d’imposition des bénéfices.

Les droits d’exploitations des actifs incorporels de la maison mère américaine en dehors des États-Unis font l’objet d’une vente ou d’une concession à une filiale de droit irlandais. Tous les bénéfices réalisés en dehors des États-Unis et imputables à ces actifs sont déclarés par cette filiale et non imposés par l’administration américaine.

La société irlandaise contrôle une autre filiale établie en Irlande (le « double irlandais ») qui réalise les ventes en dehors des États-Unis et enregistre le chiffre d’affaires lié. Cette seconde filiale annule l’essentiel de ses bénéfices grâce au paiement d’une redevance de propriété intellectuelle à la première filiale.

Cette redevance transite par les Pays-Bas (le « sandwich néerlandais ») pour bénéficier des clauses favorables de la convention fiscale conclue entre les Pays-Bas et l’Irlande et de l’absence de retenue à la source observée par les Pays-Bas. Les bénéfices ainsi réalisés sont ensuite thésaurisés dans le paradis fiscal.

Un montage de ce type est mis en œuvre par toutes les grandes entreprises américaines de l’économie numérique, y compris Amazon. Selon la Fédération française des télécommunications, Google, Amazon, Apple et Facebook dégageraient entre 2,2 et 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France, mais ne verseraient chacune, en moyenne, que 4 millions d’euros par an au titre de l’impôt sur les sociétés.

Cette situation est d’autant plus choquante que le point commun de toutes ces entreprises est l’intensité de l’exploitation des données issues du suivi régulier et systématique de l’activité de leurs utilisateurs : les données personnelles sont la ressource essentielle de l’économie numérique. Elles permettent aux entreprises qui les collectent de mesurer et d’améliorer les performances d’une application, de personnaliser le service rendu, de recommander des achats à leurs clients. Mais elles peuvent également être valorisées auprès de tiers concessionnaires. Ces données sont le levier qui permet aux grandes entreprises du numérique d’atteindre de grandes échelles et des niveaux de profitabilité élevés.

Or comme le rappelle la mission, « la collecte de données révèle le phénomène du travail gratuit. Dans l’économie numérique, tout laisse des traces. Du fait du suivi régulier et systématique de leur activité en ligne, les données des utilisateurs sont collectées sans contreparties monétaires. »

La mission souligne donc à juste titre que « la collaboration d’utilisateurs sur le territoire d’un État à la formation de bénéfices déclarés dans un autre État soulève une objection de principe : il est préoccupant que les entreprises concernées ne contribuent pas, par des recettes fiscales, à l’effort collectif sur le territoire où leurs utilisateurs résident et " travaillent " gratuitement. »

Le rapport de M. Pierre Lescure, précité, résume excellemment les enjeux qui s’attachent au maintien de la diversité des circuits de distribution de produits culturels, enjeux qui concernent directement les circuits de distribution du livre.

Il s’agit tout d’abord d’un enjeu de diversité culturelle : « La diversité culturelle ne renvoie pas seulement à la diversité "offerte", mais aussi à la diversité "consommée", qui dépend elle-même de l’existence de multiples chemins d’accès aux œuvres. Il serait donc éminemment dangereux qu’à terme, l’offre culturelle en ligne soit contrôlée par un oligopole de plateformes globales et internationales, quand bien même celles-ci offriraient un catalogue d’œuvres très large voire exhaustif. » De la même manière, il serait extrêmement dangereux que l’omniprésence de ces oligopoles sur le marché de la vente de livres imprimés en ligne conduise à la disparition du réseau de librairies indépendantes qui irrigue notre territoire et que la loi de 1981 avait notamment pour objet de préserver.

Le second enjeu concerne la défense des intérêts des créateurs : elle suppose que « l’accès aux contenus ne soit pas, à terme, par un petit nombre de plateformes globales et internationales, qui seraient alors en mesure d’imposer leurs conditions (prix, formats, modèles économiques.) »

Enfin, « pérenniser et développer un écosystème de services français et européens, composé de petits acteurs indépendants spécialisés dans des " niches " mais aussi de champions à vocation internationale, c’est encore une promesse de revenus et d’emplois. Il est en effet admis que la création de valeur réside de plus en plus dans la fourniture de services, c’est-à-dire dans la diffusion et la distribution. »

D’après le rapport de M. François Hurard et Mme Catherine Meyer-Lereculeur, une seule entreprise, Amazon, représenterait 70 % du marché de la vente en ligne de livres imprimés. Il convient donc d’agir, et d’agir rapidement, afin d’éviter l’assèchement de l’offre de services culturels, physique et en ligne, par l’établissement d’une position dominante qui risque de devenir irréversible.

En matière de concurrence fiscale, des progrès ont été accomplis, même s’il faudra attendre 2015 avant qu’ils commencent à produire des effets : ainsi, le principe d’assujettissement à la TVA dans le pays du consommateur, pour les services fournis par voie électronique a finalement été consacré par la directive 2008/08/CE du 12 février 2008.

Mais les avancées fiscales, qui concernent l’ensemble des entreprises de vente en ligne, ne permettent pas d’aborder une problématique spécifique au marché du livre : en effet, ce marché se caractérise par les restrictions apportées à la liberté de fixation des prix, depuis la loi sur le prix unique du livre, dans le but de protéger et de promouvoir la diversité éditoriale et celle des canaux de distribution du livre.

Or les entreprises vendant des livres en ligne pratiquent quasi-systématiquement la gratuité des frais de port, dans une stratégie visant à augmenter les volumes de transaction tout en limitant la marge unitaire. Cette stratégie permet de capter une partie de la clientèle, mais elle dilue la notion de prix unique. En effet, le prix unique ne peut pas comprendre, implicitement mais nécessairement, la gratuité d’une prestation comme la livraison à domicile.

Il est vrai qu’en 1981, cette question ne se posait pas au législateur. Pour autant, celui-ci avait tout de même prévu que dans le cas des commandes à l’unité, réalisées chez un libraire lorsque l’ouvrage demandé ne figure pas dans son stock, le service ainsi rendu au client est gratuit. Toutefois, comme le prévoit le troisième alinéa de l’article 1er de la loi, « le détaillant peut ajouter au prix effectif de vente au public qu’il pratique les frais de rémunération correspondant à des prestations supplémentaires exceptionnelles expressément réclamées par l’acheteur  et dont le coût a fait l’objet d’un accord préalable. »

L’emploi du terme « peut » ne doit pas être compris comme laissant au détaillant le choix de facturer ces prestations exceptionnelles au client ou de les prendre à sa charge : cette disposition doit être lue en lien avec celle qui prévoit que le prix du livre au public ne peut excéder 100 % du prix tel que fixé par l’éditeur. Le troisième alinéa de l’article 1er de la loi vise à préciser que « dans ce seul cas », celui des prestations exceptionnelles, le coût, assumé par le client, vient s’ajouter au prix fixé par l’éditeur et peut avoir pour effet de porter le prix facturé au client à un montant supérieur à 100 % du prix fixé par l’éditeur.

Si l’on transpose ce raisonnement à l’univers numérique, la loi sur le prix unique du livre exige que l’ouvrage commandé par le client puisse être rendu disponible gratuitement pour un retrait en point de vente ou en « point relais », mais que toute autre prestation, comme la livraison à domicile, soit payée par le client. Le coût de cette prestation viendrait alors s’ajouter au prix de vente au public, c’est-à-dire au prix fixé par l’éditeur, éventuellement réduit d’un rabais pouvant aller jusqu’à 5 %. Dans ce cas, le prix de vente au public, entendu de manière globale, pourrait excéder 100 % du prix fixé par l’éditeur.

C’est l’objet de la présente proposition de loi que d’expliciter cette logique, qui pour l’instant n’apparaît qu’en filigrane dans la loi du 10 août 1981.

Le rapporteur estime qu’il ne s’agit pas d’entreprendre de réforme d’ampleur de cette loi, ce qui relèverait d’une autre démarche et requerrait une vaste concertation.

C’est la raison pour laquelle il ne souhaite pas aborder d’autres questions, comme celle de l’opportunité de revenir sur la possibilité pour les détaillants d’accorder un rabais de 5 % sur le prix fixé par l’éditeur.

Il se félicite des récentes avancées obtenues par le ministère de la culture et de la communication au Sénat, à l’occasion de l’examen du projet de loi relatif à la consommation : un premier amendement modifiant la loi du 10 août 1981 a été adopté et prévoit que les agents relevant du ministre chargé de la culture peuvent procéder aux enquêtes nécessaires à l’application des dispositions de la loi.

En outre, une autre disposition adoptée par le Sénat dispose que les litiges relatifs à l’application de la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, ainsi que ceux relatifs à l’application de la loi du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique, sont soumis à une conciliation préalable. Cette conciliation est confiée à un médiateur du livre, qui pourra être saisi par tout détaillant, toute personne qui édite des livres, en diffuse ou en distribue auprès des détaillants, toute organisation professionnelle ou syndicale concernée, les prestataires techniques auxquels ces personnes recourent, ou par le ministre intéressé. Il pourra également se saisir d’office. En cas d’échec de la médiation, le médiateur pourra saisir la juridiction compétente pour lui demander d’ordonner la cessation des pratiques contraires aux lois du 10 août 1981 et du 26 mai 2011.

Le rapporteur ne peut que saluer ces avancées destinées à renforcer l’effectivité de la loi sur le prix unique du livre ; encore faut-il que les dispositions de celles-ci soient claires pour offrir une base solide à ceux qui seront chargés de la faire respecter. C’est dans cet esprit que la présente proposition de loi mérite de rencontrer une large approbation.

Article unique

Ajout du coût de la livraison à domicile d’un livre au prix de vente effectif au public

Dans sa rédaction actuelle, et à la suite d’échanges que le rapporteur a eus avec les professionnels, il semble que l’article unique de la proposition de loi serait perfectible : cet article dispose que les frais de livraison ne peuvent être inclus dans le prix unique du livre. Or tel est déjà le cas dans les faits. Ces frais de livraison sont présentés à part et éventuellement offerts par le détaillant, qui peut pratiquer par ailleurs la réduction de 5 % sur le prix du livre. Il convient donc de rédiger le présent article de manière plus effective.

Rappelons que dans un arrêt du 6 mai 2008, la Cour de cassation avait considéré que la livraison d’un bien faisant partie de l’obligation de délivrance incombant, aux termes de l’article 1608 du code civil, au vendeur, un service en ligne de vente de livres pouvait tout à fait prendre en charge les frais de livraison. Elle avait jugé que cette prise en charge ne constituait pas une vente à prime. La Cour s’était donc placée sur le terrain du droit commun des contrats.

Pour autant, dès 1981, le législateur a considéré que le livre, objet du contrat, n’est pas un bien comme les autres et doit bénéficier, pour des raisons d’intérêt général tenant à la nécessaire égalité des citoyens devant le prix du livre, à la non moins nécessaire préservation d’un réseau de détaillants partout sur le territoire et à la protection de la diversité éditoriale, d’un régime légal spécifique.

Comme cela a été rappelé supra, la loi du 10 août 1981 dispose que dans le cas des commandes à l’unité, réalisées chez un libraire lorsque l’ouvrage demandé ne figure pas dans son stock, le service ainsi rendu au client est gratuit. Toutefois, comme le prévoit le troisième alinéa de l’article 1er de la loi, « le détaillant peut ajouter au prix effectif de vente au public qu’il pratique les frais de rémunération correspondant à des prestations supplémentaires exceptionnelles expressément réclamées par l’acheteur et dont le coût a fait l’objet d’un accord préalable. »

L’emploi du terme « peut » ne doit pas être compris comme laissant au détaillant le choix de facturer ces prestations exceptionnelles au client ou de les prendre à sa charge : cette disposition doit être lue en lien avec celle qui prévoit que le prix du livre au public ne peut excéder 100 % du prix tel que fixé par l’éditeur. Le troisième alinéa de l’article 1er de la loi vise à préciser que « dans ce seul cas », celui des prestations exceptionnelles, le coût, assumé par le client, vient s’ajouter au prix fixé par l’éditeur et peut avoir pour effet de porter le prix facturé au client à un montant supérieur à 100 % du prix fixé par l’éditeur.

Si l’on transpose ce raisonnement à l’univers numérique, la loi sur le prix unique du livre exige que l’ouvrage commandé par le client puisse être rendu disponible gratuitement pour un retrait en point de vente ou en « point relai », mais que toute autre prestation, comme la livraison à domicile, soit payée par le client. Le coût de cette prestation viendrait alors s’ajouter au prix de vente au public, c’est-à-dire au prix fixé par l’éditeur, éventuellement réduit d’un rabais pouvant aller jusqu’à 5 %. Dans ce cas, le prix de vente au public, entendu de manière globale, pourrait excéder 100 % du prix fixé par l’éditeur.

Le rapporteur proposera donc d’insérer un nouvel alinéa après l’alinéa 3 de l’article 1er de la loi, ainsi rédigé : « Le coût de la livraison à domicile, à l’adresse choisie par l’acheteur, est ajouté par le détaillant au prix effectif de vente au public. »

La référence au « coût » de la livraison à domicile doit empêcher que celle-ci puisse être facturée à un niveau « fantaisiste » et artificiellement bas.

Le prix de vente effectif au public est défini par le quatrième alinéa de l’article 1er de la loi de 1981 comme le prix compris entre 95 et 100 % du prix fixé par l’éditeur : le détaillant aurait donc le choix de pratiquer ou non la réduction de 5 %, et une fois cette réduction éventuellement pratiquée, les frais de livraison viendraient majorer le prix effectif de vente au public acquitté par le client.

Les livraisons des livres commandés sur internet en point de vente ou « point relais » pourraient demeurer gratuites, comme c’est le cas des livres commandés et retirés en librairie traditionnelle. Il est en effet précisé que le coût de la livraison serait facturé à l’acheteur dans le cas d’une livraison à domicile, à l’adresse choisie par le client.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

La Commission examine la présente proposition de loi au cours de sa séance du mercredi 18 septembre 2013.

M. Christian Kert, rapporteur. Cette proposition de loi, dont l’initiative est due à MM. Christian Jacob, président du groupe UMP, Hervé Gaymard, Guy Geoffroy et moi-même, nous rappelle que le livre n’est pas un bien de consommation comme un autre et que nous devons exercer notre vigilance à cet égard. Je rappellerai pour commencer les propos tenus par Mme Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, en juin dernier : « la question de la gratuité des frais de port offerte par les sites de commerce en ligne en supplément du rabais de 5 % me semble devoir être interrogée. (…) Je vois dans l’encadrement de cette pratique un élément non négligeable pour rétablir des conditions de concurrence qui soient équitables ». Telle est la philosophie générale de notre proposition de loi.

La loi sur le prix unique du livre fait partie de ces « monuments législatifs » auxquels on ne saurait toucher que d’une main tremblante, car elle désormais érigée au rang de patrimoine commun de tous les acteurs de la chaîne du livre.

En premier lieu, cette « loi Lang », qui limitait la concurrence par les prix et obligeait les détaillants à fixer le prix de vente au public à un niveau compris entre 95 % et 100 % du prix fixé par l’éditeur, poursuivait trois objectifs : l’égalité des lecteurs devant le prix du livre, la préservation d’un réseau dense de librairies partout sur le territoire et la préservation de la diversité de la production éditoriale.

Cette loi était en effet intervenue dans un contexte marqué par l’offensive de grandes surfaces généralistes et spécialisées sur le marché du livre qui proposaient des rabais de l’ordre de 20 % à 40 % risquant à la fois d’entraîner la disparition des librairies traditionnelles et d’appauvrir considérablement la production éditoriale. En effet, ces rabais étaient pratiqués sur les nouveautés et les titres les plus destinés au grand public, tandis que les ouvrages plus difficiles ou plus confidentiels voyaient leur prix augmenter.

La loi de 1981 a mis bon ordre à ces pratiques et son bilan est très positif : elle a permis le maintien d’un réseau dense et diversifié de librairies. L’offre éditoriale, à en juger par le nombre de titres nouveaux proposés chaque année, est très riche et l’évolution du prix du livre reste dans les limites de celles de l’indice des prix à la consommation.

J’évoquerai, en deuxième lieu, les effets pérennes de cette loi face aux évolutions du marché. Trente ans après l’adoption de la « loi Lang », le marché du livre, comme celui des biens culturels en général, connaît de profondes évolutions avec le développement du numérique, notamment des services numériques. La vente en ligne de livres imprimés est actuellement la forme la plus dynamique du marché du livre : alors qu’elle ne comptait en 2003 que pour 3,2 % de ce marché, elle en représentait 13,1 % en 2011. Cette évolution intervient dans une tendance de tassement du marché, de sorte que la vente en ligne est désormais le seul segment du marché du livre en progression.

De nombreuses études économiques ont tenté de mesurer l’impact du développement des services numériques sur la diversité culturelle : le rapport commandé à M. Pierre Lescure en donne un petit aperçu. On pourrait, dans un premier temps, penser que la diminution des coûts de stockage et de distribution que permet la technologie numérique, en permettant la constitution d’un catalogue exhaustif d’œuvres disponibles partout et à tout moment, serait propice à la diffusion des ouvrages qui font l’objet d’une faible demande ou qui n’ont qu’un faible volume de vente, mais certaines études montrent que ce n’est pas nécessairement le cas et qu’à défaut d’une véritable politique éditoriale et de recommandation des contenus par le détaillant, le caractère pléthorique de l’offre peut entraîner un appauvrissement de la demande.

Je rappellerai, en troisième lieu, quelques éléments d’appréciation qu’il nous faut garder à l’esprit. Tout d’abord, dans ce contexte nouveau, les librairies indépendantes ne parviennent pas, pour l’instant, à trouver leur place sur ce marché de la vente en ligne de livres imprimés. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer ces difficultés et la situation tendue que connaissent les librairies indépendantes : poids des loyers, charges de personnel, coût des stocks. Entre 2003 et 2010, le taux d’excédent brut d’exploitation des librairies indépendantes a été divisé par trois : la capacité des libraires à investir dans les moyens de leur modernisation demeure pour certains d’entre eux très limitée, voire nulle, d’autant que le retour sur investissement peut être très faible dans un premier temps.

Ensuite, le marché de la vente en ligne de livres imprimés est dominé par un grand acteur américain : Amazon, qui détient 70 % des parts du marché de la vente en ligne de livres imprimés. Or, quiconque a acheté des livres sur Amazon ou sur tout autre site de vente de livres imprimés en ligne sait que, contrairement à ce qui se produit dans une librairie traditionnelle, si l’on vient sur le site sans idée précise de ce que l’on veut lire, il y a de fortes chances pour que l’on reparte sans rien acheter ou en achetant un « best-seller » ou une nouveauté de la rentrée littéraire. À la diversité des canaux de distribution s’attachent également des enjeux de diversité culturelle et de richesse de la production éditoriale.

S’y attachent également deux autres enjeux : la défense des intérêts des créateurs, qui suppose que l’accès aux contenus ne soit pas contrôlé à terme par un petit nombre de plateformes globales et internationales qui seraient alors en mesure d’imposer leurs conditions, et le développement d’un écosystème de services français et européens, composé à la fois de petits acteurs indépendants spécialisés dans des « niches » et de champions à vocation internationale, ce qui constitue une promesse de revenus et d’emplois.

Or, tous les détaillants, traditionnels ou en ligne, ne sont pas dans la même situation pour affronter la concurrence sur internet. Amazon, comme d’autres géants de l’économie numérique, pratique en effet une politique d’optimisation fiscale systématique qui a pour objet et pour effet de minimiser son taux d’imposition. Ainsi, selon la Fédération française des télécommunications, Google, Amazon, Apple et Facebook dégageraient entre 2,2 et 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France, mais ne verseraient chacune, en moyenne, que 4 millions d’euros par an au titre de l’impôt sur les sociétés.

En quatrième lieu, je soulignerai qu’à cette concurrence fiscale déloyale s’ajoute une concurrence par les prix contraire à l’esprit de la loi du 10 août 1981. Les entreprises vendant des livres en ligne pratiquent quasi systématiquement la gratuité des frais de port, dans une stratégie visant à augmenter les volumes de transaction tout en limitant la marge unitaire. Cette stratégie très élaborée permet de capter une partie de la clientèle, mais elle dilue la notion de prix unique. En effet, le prix unique ne peut pas comprendre – c’est un point implicite, mais nécessaire – la gratuité d’une prestation comme la livraison à domicile.

Si de timides avancées permettent d’espérer une moindre intensité de la concurrence fiscale d’ici à quelques années – je pense notamment à la directive communautaire qui permettra d’ici à 2015 d’assujettir les entreprises à la TVA, non dans le pays d’implantation, mais dans celui où les biens sont consommés –, aucune réponse n’a été apportée au problème de la concurrence par les prix que la « loi Lang » souhaitait contenir et que les vendeurs en ligne essaient de réintroduire.

J’en viens donc, en cinquième lieu, à la proposition de loi qui vous est soumise, assortie d’amendements destinés à en parfaire la rédaction. Comme je le rappelais en prolégomènes, la ministre de la culture elle-même est consciente du problème et a pris acte, à l’occasion des rencontres nationales de la librairie en juin dernier, de la nécessité d’interroger le principe de la gratuité des frais de port offerte par les sites de commerce en ligne.

C’est là l’objet de la présente proposition de loi, qui se veut être un prolongement de la « loi Lang » dans l’univers du commerce en ligne. Le législateur ne pouvait certes pas prévoir en 1981 les défis auxquels nous sommes désormais confrontés dans l’univers numérique, mais il avait tout de même prévu la gratuité de la commande d’un ouvrage ne figurant pas dans le stock du libraire et la possibilité d’une rémunération pour des prestations exceptionnelles demandées par le client, comme la commande directement à l’étranger ou l’emploi de procédés de transmission plus rapides que ceux habituellement utilisés – le coût de ces prestations étant facturé au client et s’ajoutant au prix du livre.

Afin de souligner plus clairement le parallélisme entre le commerce « physique » et le commerce en ligne, ainsi que la nécessaire égalité qui doit exister entre tous les détaillants pour la fixation du prix du livre, je vous proposerai un amendement précisant que le coût de la livraison à domicile vient s’ajouter au prix facturé au client – j’insiste sur le fait qu’il s’agit bien du « coût », afin d’éviter la tentation de minimiser le prix de la livraison.

Votre rapporteur vous demande donc d’adopter la présente proposition de loi ainsi modifiée. Je pense en effet qu’à quelque groupe politique que nous appartenions, nous souscrivons tous à l’idée que le livre n’est pas une marchandise comme les autres. Cette proposition de loi est l’occasion de le réaffirmer. J’ajoute que la nouvelle formulation que je vous proposerai nous rapproche davantage encore des intentions de la ministre. Le texte qui vous est proposé me semble donc très consensuel.

Mme Sophie Dessus. Qui d’entre nous pourrait affirmer qu’un texte visant à protéger les librairies indépendantes des marchands de marchandises culturelles en ligne ne serait ni nécessaire ni indispensable ? Quel est le député qui ne s’inquiète pas pour la survie des librairies de proximité ? Quel est l’élu qui ne craint pas la disparition des libraires et de leur savoir-faire, ou qui n’est pas conscient du fait qu’une librairie qui ferme, c’est du lien social qui disparaît, ce sont des emplois détruits, un territoire qui perd de son attrait et une raréfaction de l’accès à la culture pour tous et partout ? Le numérique n’est pas seul en cause : des ventes déloyales et pernicieuses grugent le consommateur et le rendent dépendant, alors qu’il se croit gagnant. Quel est, enfin, le parlementaire qui ne serait pas conscient des méfaits – pour ne pas dire des ravages – causés par les nouveaux Terminator du commerce moderne, les Attila de la société de consommation culturelle, les Amazon & Cie, qui préfèrent vendre à perte pourvu qu’ils gagnent des marchés et capturent de nouvelles clientèles ?

Sans aucun état d’âme, ils traitent et transforment leurs salariés en machines, au point même, pour accroître la ressemblance, de racheter Kiva Systems, un fabricant de robots qui remplaceront bientôt les ouvriers dans les entrepôts. Sans scrupules, ils pratiquent une vente déloyale qui ajoute la gratuité du port à la remise de 5 % prévue par la « loi Lang ». Sans vergogne, ils font subventionner des créations d’emplois, plus ou moins effectifs, tout en se jouant de la législation fiscale des pays dans lesquels ils sont implantés. Ils doivent plus de 200 millions d’euros au fisc français et le Congrès des États-Unis prépare à leur encontre une nouvelle contribution, la « taxe Amazon ».

Dans cette situation, c’est bien le moins que soit débattu à l’Assemblée nationale un texte qui vise à renforcer la protection des libraires indépendants contre Amazon & Cie. Que ce texte vienne de l’UMP et soit présenté par M. Christian Kert peut surprendre, mais devons-nous pour autant manquer d’indulgence et refuser la repentance ? De fait, alors qu’en août 1981 était votée à l’unanimité la « loi Lang », protégeant le produit culturel qu’est le livre et permettant le maintien des librairies de proximité – à une époque, certes, où il n’existait ni vente en ligne, ni liseuses, ni Amazon –, en mai 2008, dans le cadre du projet de loi de modernisation de l’économie, piqués par je ne sais quelle mouche, la majorité d’alors et, plus précisément, M. Christian Kert, ont remis en cause le principe du prix unique du livre en le limitant fortement dans le temps. Sous l’effet d’efficaces pressions, la raison a heureusement prévalu et, après maints débats, les amendements en ce sens ont été rejetés.

En septembre 2013, est-ce pour vous racheter que vous nous présentez, un peu confus, cet article unique ? Il faut louer l’intention, prendre le geste en considération et ne pas rejeter le fond mais, comme vous l’avez vous-même relevé, monsieur le rapporteur, cela reste un peu court, un peu modeste, un peu timide, et ne répond pas à toutes les problématiques. Faire payer les frais de port à domicile n’empêchera pas Amazon de livrer gratuitement dans les points-livre et, compte tenu des problèmes liés au service de La Poste en ville, certaines des personnes qui commandent des livres préféreront aller les chercher au point de vente qui se trouve près de chez eux plutôt que de les recevoir détériorés ou bien plus tard – voire jamais – dans leur boîte aux lettres.

La question est l’une des plus importantes que l’on ait à traiter dans le domaine culturel et l’article qui nous est proposé n’a pas l’ambition qu’elle mérite. Le sujet, c’est l’exception culturelle française. C’est un choix de société, et même un choix de civilisation : c’est le choix de la diversité, le choix entre l’être et l’avoir, entre la consommation à tout crin et l’accès à une culture de qualité pour tous et partout.

Ne nous contentons pas de ce simple article qui, s’il a le mérite d’exister, n’a pas les moyens de moyens de freiner Amazon dans sa course infernale. Rien n’échappe au groupe américain : parti du livre, abordant tous les domaines, il touche aujourd’hui au marché de l’art, à la presse et aux carottes crues. Il est donc de notre devoir de proposer au sein de cette commission un texte qui soutiendra les libraires, les éditeurs, toute la chaîne et l’économie du livre en légiférant contre la concurrence déloyale, en accompagnant les libraires dans la mise en place de leurs propres sites de vente en ligne tels que librairie.com, en les maintenant sur nos territoires et en sauvegardant leur savoir-faire.

En cet instant, libraires, syndicats du livre et de l’édition ont les yeux rivés sur nous. Ils veulent non pas un projet a minima, mais une proposition aboutie. La ministre de la culture, Mme Aurélie Filippetti, travaille sur ce dossier depuis des mois et veut le mieux pour ce secteur capital de la culture. Le gouvernement, le Président de la République même, sont attentifs à nos débats et ne comprendraient pas que nous nous contentions d’un texte voté à la va-vite. Il y a nécessité, il y a urgence, nous en sommes tous conscients. Le sujet demande à être retravaillé.

Le plus sage ne serait-il pas, pour être efficaces, de revoir un texte consensuel comme le fut la « loi Lang », car la culture ne se marchande pas, ne se négocie pas : c’est un droit pour tous et l’une de nos valeurs essentielles.

Mme Annie Genevard. Je remercie le rapporteur pour l’excellente présentation qu’il a faite de cette proposition de loi. Celle-ci est très importante à plusieurs titres et je ne comprends pas, madame Dessus, pourquoi vous la traitez avec une condescendance teintée de mépris.

Cette proposition de loi résulte du constat que la filière du livre, très importante, est fragilisée par de fortes concurrences – le numérique, la grande distribution et la montée en puissance de la vente en ligne par de gros opérateurs – et par un contexte économique difficile, marqué par une baisse des ventes de 2 % à 3 % en valeur cumulée et de 3 % à 9 % en volume entre 2010 et 2012, selon l’étude réalisée en juin 2013 par le Syndicat de la librairie française, qui atteste d’une situation financière critique. Il s’agit d’une filière à faible rentabilité, avec des stocks conséquents, donc coûteux, des conditions de reprise pénalisantes, un personnel spécialisé qui suppose de fortes charges de personnel et, de la part des consommateurs, des exigences de plus en plus pointues en termes de délais et d’animation. Tout cela a rendu le métier difficile et l’équilibre économique de ce secteur incertain.

L’enjeu est d’éviter aux libraires le sort qu’ont connu les disquaires, qui ont quasiment disparu en quelques années.

Cette proposition de loi s’inscrit dans un contexte plus large de soutien au commerce de proximité, terriblement fragilisé par la crise et les changements consuméristes, parfois aussi par des mesures prises par les pouvoirs publics – comme la gratuité du livre scolaire qui, malgré ses avantages en matière sociale, a très fortement pénalisé les librairies, où les lycéens ne se rendent plus.

Elle vise à protéger un commerce à la fois sensible et précieux et s’inscrit dans une lignée de mesures prises depuis de nombreuses années par toutes les majorités au niveau tant national que régional – je pense bien sûr à la loi sur le prix unique du livre, mère de toutes les lois en la matière, mais aussi, pour des périodes plus récentes, aux contrats régionaux de filière et au label « Librairie indépendante de référence », ainsi qu’à la mission d’évaluation réalisée par M. Hervé Gaymard sur le prix unique du livre, qui a très clairement démontré que la loi de 1981 restait pertinente à l’ère d’internet. Quelques chiffres : en 2009, on dénombrait 3 500 librairies indépendantes, 5 000 structures d’édition, 60 000 nouveaux titres commercialisés et 500 millions d’exemplaires vendus. C’est tout cela qu’il s’agit de protéger, de même que l’extraordinaire vitalité de la lecture, privée ou publique – qui, d’ailleurs, collaborent souvent, comme en témoignent les foires et fêtes du livre, les accueils d’auteurs ou les cafés-lecture.

La proposition de loi vise à garantir la pérennité du prix unique du livre en excluant la possibilité d’inclure dans ce prix les frais de port, qui s’apparente objectivement à un rabais déguisé.

Le prix unique du livre a contribué à maintenir un réseau dense de librairies. C’est un acquis précieux. Soutenir cette proposition de loi, c’est conserver l’esprit et la lettre de la loi, c’est revenir à l’idée initiale consistant à protéger non seulement les librairies, mais aussi toute la filière. Il n’est pas juste – et il est même périlleux – de privilégier, en ne faisant rien, des opérateurs qui ont plus de marges et moins d’obligations, par rapport aux petits opérateurs que sont les libraires, souvent mus par la passion de leur métier, l’amour des auteurs et le désir de le partager, mais qui ont aussi la légitime aspiration à en vivre, souvent d’ailleurs assez modestement.

Peut-être, comme le craint Mme Sophie Dessus, cette proposition de loi ne résoudra-t-elle pas tout et peut-être, comme le suggèrent certains de nos collègues, donnera-t-elle lieu à des détournements, mais son adoption serait un signe adressé à la profession des libraires et aux opérateurs dont Mme Sophie Dessus a fait à juste titre le procès.

En conclusion, je ne vois pas comment, sauf à n’avoir d’autre motivation qu’une posture politique, vous pourriez ne pas soutenir cette initiative de sauvegarde et de pérennité de la loi sur le prix unique du livre, votée, comme vous l’avez rappelé, à l’unanimité. Droite et gauche ont été capables de s’unir autour de cette loi, dont nous n’avons cessé de souligner le bien-fondé et dont la proposition de loi défendue par M. Christian Kert n’a pas d’autre ambition que de prolonger l’esprit et la lettre. Nous pourrions parler de « prolégomènes », pour reprendre le terme utilisé par notre rapporteur, et considérer ce texte comme une entrée en matière, une démarche bienveillante qui serait comme l’antichambre de la future grande loi du livre que portera – peut-être – notre ministre de la culture.

Mme Isabelle Attard. Monsieur le rapporteur, je suis très déçue par votre proposition de loi. Une fois de plus, vous vous emparez d’un vrai sujet pour le traiter par le petit bout de la lorgnette. Faire payer les frais de port par Amazon est une bonne idée sur le papier, mais je ne peux pas croire que vous pensiez régler ainsi tous les problèmes de nos libraires. Je vous propose d’examiner la question dans son ensemble.

Vous êtes, comme le veut la doctrine de votre parti, un défenseur du capitalisme, c’est-à-dire du dogme de la concurrence libre et non faussée, de la recherche du profit, de la main invisible du marché et de la loi de l’offre et de la demande. Dans cet esprit, vous avez, durant des années, voté des lois destinées à libéraliser le commerce, déréguler les transactions, supprimer les frontières douanières et faciliter à outrance les transferts de capitaux.

Et voilà que vous feignez aujourd’hui de découvrir que, lorsque l’on permet une concurrence sauvage entre des entreprises, il y a des gagnants et des perdants. Par quel tour de magie pouvez-vous défendre la concurrence, la raison du plus fort, pour verser ensuite des larmes de crocodile sur le pauvre perdant ? Vous aurez compris que le gagnant, c’est aujourd’hui Amazon, et que les perdants, ce sont les libraires.

Croyez-vous vraiment que c’est la livraison gratuite des livres qui permet à Amazon d’engranger autant de bénéfices ? Si j’étais en position de devoir rétablir l’équilibre, j’irais plutôt chercher du côté des 200 millions d’euros que notre administration fiscale lui réclamait l’année dernière – ce chiffre énorme dépasse l’entendement.

Je m’intéresserais aussi aux impôts plus récents. Une estimation pour l’année 2011 indique ainsi un manque à gagner – en toute légalité – de 7,6 millions d’euros sur l’imposition d’Amazon. Alors que son chiffre d’affaires est estimé autour de 1,63 milliard d’euros en France, cette entreprise n’en déclare que 110 millions. Vous conviendrez sans doute que si Amazon payait correctement ses impôts en France, sans passer par le Luxembourg, elle aurait plus de mal à offrir les frais de port.

Jetons un œil à d’autres formes d’imposition des entreprises. Selon l’étude publiée aujourd’hui par la Commission européenne, la France ne percevrait pas toute la TVA due. Le montant total a de quoi faire rêver : 32,2 milliards d’euros par an. Je suis sûre que cet argent n’est pas perdu pour tout le monde.

Amazon utilise encore d’autres moyens pour récupérer un maximum de profit.

Un livre intitulé En Amazonie, infiltré dans le meilleur des mondes, dans lequel le journaliste Jean-Baptiste Malet raconte son expérience d’intérimaire au centre logistique d’Amazon à Montélimar, est à cet égard édifiant : la précarité est la règle et les salaires sont au minimum légal. Le directeur d’Amazon France, M. Frédéric Duval, se vante de payer 10 % au-dessus de ce minimum les salariés qui restent plus de six mois – lesquels, compte tenu du nombre d’intérimaires employés, ne doivent vraiment pas être nombreux. Comme l’a constaté le journaliste, « même ceux qui sont en CDI souffrent tellement de la dureté du travail qu’ils finissent par s’en aller ».

Pour régler ces problèmes de souffrance au travail, c’est à l’inspection du travail qu’il faudrait s’adresser. Malheureusement, les dix années de la droite au pouvoir ont quasiment détruit ce service public conçu pour les salariés. En 2011, chaque agent de contrôle de l’inspection du travail était en charge de 8 130 salariés : je vous laisse juge de la qualité du travail qui peut être atteinte dans ces conditions.

Amazon abuse du système légal en suivant une stratégie bien rodée : l’entreprise profite de son poids pour baisser les prix et ainsi éliminer les concurrents ; dans un second temps, elle remonte les prix pour augmenter les profits.

J’espère que vous l’aurez compris, monsieur Kert, votre proposition de loi composée d’un unique article ne peut prétendre changer quoi que ce soit à l’état du commerce du livre en France. Vous auriez plutôt dû vous pencher sur l’avenir des livres. Amazon est le leader de la vente de licences de lectures numériques ; ses dirigeants parlent de vente de livres, mais il s’agit d’une escroquerie sémantique : le contrat que leurs clients acceptent constitue un droit à lire, pas la possession d’un fichier électronique. D’ailleurs, Amazon se réserve le droit de supprimer les livres des comptes Kindle de leurs clients. Il est urgent de mettre fin aux systèmes qui placent ceux-ci dans une position captive.

Je vous fais donc la proposition suivante – qui réglerait au passage l’un des conflits opposant le gouvernement français à l’Union européenne : la vente de livres sous forme de fichier en format ouvert devrait bénéficier d’une TVA réduite ; en revanche, les systèmes fermés comme ceux d’Amazon ou d’Apple qui consistent en une prestation de service numérique seraient taxés au taux normal.

Enfin, vous êtes passé à côté de la nécessaire adaptation des librairies aux évolutions liées à internet. Il est nécessaire d’accompagner les libraires dans une démarche de proximité avec la population, qui passe par le conseil, la mise en relation et l’accompagnement des publics à la lecture.

M. Thierry Braillard. Je tiens à remercier M. Christian Kert pour la présentation sereine qu’il a faite de ce texte, évitant d’adopter l’attitude de certains de nos collègues de l’opposition tout à l’heure, selon lesquels si nous n’étions pas favorables à la proposition de loi précédente c’est que nous étions des ennemis de la ruralité et de la montagne. Je rappelle que l’UMP n’a pas le monopole de la ruralité et de la montagne !

Nous arrivons au bout de la logique des propositions de loi déposées par l’opposition. Madame Genevard, la majorité ne peut accepter que ce soit l’opposition qui donne le tempo en matière de textes législatifs.

Nous sommes tous d’accord avec l’objectif poursuivi ; ma seule critique tient au fait que cette proposition de loi se borne à régler le cas d’Amazon alors que le problème va bien au-delà. Il convient notamment de réfléchir à l’adaptation des librairies au numérique et à l’arrivée des eBooks, qui crée une nouvelle façon de lire. Attendons donc le rapport pour avis sur les crédits du programme « livre et industries culturelles » que Mme Brigitte Bourguignon doit présenter prochainement dans le cadre de l’examen du prochain budget pour, tous ensemble, procéder à une modification adaptée et consensuelle de la « loi Lang ».

M. Marcel Rogemont. Chacun a bien conscience que le numérique perturbe la chaîne du livre. La loi du 10 août 1981 fut une étape importante et les préoccupations liées à ce sujet furent largement partagées. À l’occasion du rapport de notre collègue Hervé Gaymard sur le livre numérique en 2009, nous avions délibéré sur le prix unique du livre numérique ; nous avions déjà posé à ce moment-là la question des frais de port, sans toutefois faire émerger de solution. Plus récemment, le rapport de M. Pierre Lescure nous a alertés sur ce sujet. Nous aspirons donc tous à ce qu’une réponse législative appropriée et complète soit apportée à ce problème. Et les libraires sont les plus impatients, car leurs marges sont faibles et ont été divisées par trois ces dernières années.

La loi sur le prix unique du livre permet une bonne organisation de la filière, mais nous devons faire face à une concurrence déloyale sur le plan fiscal et en raison d’un prix du livre intégrant les frais de port. M. le rapporteur a rappelé la volonté de Mme Aurélie Filippetti de faire adopter un texte de nature à résoudre ce problème, mais s’il était allé au bout de la citation de la ministre il se serait aperçu que celle-ci lançait une concertation pour fortifier l’intervention du Parlement. Je ne suis donc pas opposé à votre proposition de loi, monsieur Kert, mais je souhaiterais que nous l’embellissions grâce au travail initié par la ministre. Il sera ensuite temps de nous retrouver sur un texte traitant de tous les aspects de la question pour que nous puissions légiférer utilement.

M. Patrick Hetzel. Cette proposition de loi est excellente, car elle défend l’intérêt général. Je suis surpris par les arguments avancés par la majorité, qui peuvent se résumer ainsi : nous sommes d’accord avec vous, mais comme vous êtes politiquement minoritaires, vous avez tort. Il s’agit d’une conception curieuse de la démocratie, qui prouve le décalage entre les bonnes intentions d’ouverture prônées et le traitement réellement réservé aux propositions de l’opposition – quand bien même un consensus existerait sur le fond du sujet. Cette attitude est révélatrice d’une conception particulière des rapports entre une majorité et les minorités ; pourtant, il me semblait que la majorité actuelle souhaitait défendre les minorités, mais ce désir s’arrête manifestement aux minorités politiques.

M. Frédéric Reiss. Face à un problème de concurrence déloyale et après la démonstration magistrale de M. Christian Kert, on ne peut qu’adhérer à cette proposition de loi. Je comprends mal les hésitations des députés de la majorité, qui se disent pourtant en première ligne pour défendre les intérêts des créateurs et qui souhaitent que les acteurs du livre soient implantés dans l’ensemble du territoire. La pratique du franco de port, cumulée à la réduction du prix de 5 %, représente une menace pour ce que nous souhaitons tous, à savoir le maintien d’une relation de qualité entre les libraires, les éditeurs, les détaillants et nos concitoyens. L’avenir des libraires indépendants et des chaînes culturelles dépend de notre volonté de pérenniser le prix unique du livre. Le mieux peut devenir l’ennemi du bien, et refuser une telle avancée n’est pas responsable, même si le dépôt d’un projet de loi doit suivre la discussion de cette proposition. Celle-ci ne possède d’autre ambition que de lancer un appel au gouvernement pour œuvrer rapidement à la protection de l’ensemble des acteurs de la filière du livre.

Mme Annie Genevard. Parmi les arguments avancés par les députés de la majorité, deux me semblent irrecevables. Tout d’abord, vous avez dénié, madame Attard, toute légitimité à l’opposition pour défendre cette proposition de loi, car notre groupe serait le héraut du libéralisme le plus sauvage : ce raisonnement est inacceptable ! Tout autant inacceptable est le propos M. Thierry Braillard qui refuse à la minorité toute initiative en matière parlementaire : cela revient à vider de son contenu la loi prévoyant que des propositions législatives puissent être présentées – voire votées.

M. le rapporteur. Madame Dessus, la proposition que nous avions faite il y a quelques années visait à revenir sur les délais au terme desquels des soldes peuvent être pratiqués sur les livres. Des éditeurs et des lecteurs avaient demandé cette évolution, mais nous avions reculé, car cette disposition aurait conduit à réviser la « loi Lang », ce que personne ne souhaitait. Par ailleurs, cette proposition de loi maintient la gratuité de la livraison au point de vente, seule la livraison à domicile devenant payante. Au total, j’aurais préféré que vous amendiez ce texte plutôt que de le combattre.

Madame Attard, notre souci n’est pas d’élargir l’objet du texte, même si, en effet, de nombreuses questions méritent d’être traitées. Le gouvernement vient de faire adopter la création d’un médiateur du livre, qui aura pour tâche de conseiller la ministre dans ce domaine. Nous voulons, quant à nous, répondre à la préoccupation des libraires indépendants qui affrontent une concurrence déloyale.

Je voudrais remercier mes collègues Patrick Hetzel et Frédéric Reiss de leur soutien et dire à MM. Thierry Braillard et Marcel Rogemont que le moment de son dépôt ne constitue pas le critère principal d’appréciation d’une proposition de loi. Le gouvernement ne considère d’ailleurs pas qu’aborder ce sujet soit prématuré, puisque deux amendements portant sur le livre ont été adoptés récemment dans le cadre d’un projet de loi sur la consommation.

En l’absence de toute action volontariste, la concurrence numérique entraînera la disparition des lieux de vie que sont les librairies. Cette proposition de loi vise donc à soutenir les libraires indépendants.

M. le président Patrick Bloche. Au cours de cet échange extrêmement riche, tout le monde a noté l’importance du sujet. Le gouvernement a utilement lancé une concertation, car il convient de prendre en compte la diversité des avis. De ce fait, me réclamant du Président de la République en fonctions à l’époque de l’adoption de la « loi Lang », je dirai qu’il faut donner du temps au temps, même s’il ne s’agit en aucun cas de renvoyer aux Calendes grecques l’adoption d’une disposition qui, sur le fond, fait l’unanimité.

Je vous propose donc aujourd’hui que notre Commission s’en tienne là dans l’examen de ce texte et décide de ne pas présenter de conclusions. Cela nous permettra de débattre collectivement de ce texte en séance publique le jeudi 3 octobre, conformément à l’article 42 de la Constitution.

M. Yves Durand. Au nom des députés SRC, j’approuve votre proposition, monsieur le président. En effet, il existe un accord sur le fond de la proposition de loi – comment pourrait-il en être autrement ? – et le gouvernement, soutenu par une majorité, voire par l’unanimité de l’Assemblée nationale, souhaite aider les libraires, ce qui est essentiel.

Procéder à un vote aujourd’hui conduirait à afficher des divisions formelles et factices, alors que nous devons trouver un consensus.

M. Frédéric Reiss. Monsieur le président, nous souhaiterions une brève suspension de séance.

(La séance, suspendue à dix-sept heures dix, est reprise à dix-sept heures quinze.)

M. Frédéric Reiss. Monsieur le président, nous vous remercions de nous avoir accordé cette interruption de séance qui nous a permis de consulter le règlement de l’Assemblée nationale. Aux termes du troisième alinéa de l’article 86, « Les rapports concluent à l’adoption, au rejet ou à la modification du texte dont la commission avait été initialement saisie ». Le groupe UMP souhaiterait donc qu’un vote sur la proposition de loi défendue par M. Christian Kert ait lieu.

M. le président Patrick Bloche. Je prends acte de votre position et vais mettre aux voix ma proposition de ne pas présenter de conclusions. Le débat en séance publique aura donc ensuite lieu sur le texte initial de la proposition de loi.

M. Patrick Hetzel. Monsieur le président, votre initiative ne semble pas conforme au règlement de l’Assemblée nationale.

M. le président Patrick Bloche. Je renouvelle ma proposition et consulte la Commission.

La Commission décide de ne pas présenter de conclusions sur la proposition de loi.

En conséquence, aux termes de l’article 42 de la Constitution, la discussion en séance publique aura lieu sur le texte initial de cette proposition de loi.

TABLEAU COMPARATIF

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Dispositions en vigueur

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Texte de la proposition de loi

___

Texte de la

Commission

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Proposition de loi

tendant à ne pas intégrer la prestation de la livraison à domicile

dans le prix unique du livre

Aucun texte adopté

Loi n° 81–766 du 10 août 1981 relative au prix du livre

Article unique

 

Toute personne physique ou morale qui édite ou importe des livres est tenue de fixer, pour les livres qu'elle édite ou importe, un prix de vente au public.

Ce prix est porté à la connaissance du public. Un décret précisera, notamment, les conditions dans lesquelles il sera indiqué sur le livre et déterminera également les obligations de l'éditeur ou de l'importateur en ce qui concerne les mentions permettant l'identification du livre et le calcul des délais prévus par la présente loi.

Tout détaillant doit offrir le service gratuit de commande à l'unité. Toutefois, et dans ce seul cas, le détaillant peut ajouter au prix effectif de vente au public qu'il pratique les frais ou rémunérations correspondant à des prestations supplémentaires exceptionnelles expressément réclamées par l'acheteur et dont le coût a fait l'objet d'un accord préalable.

Les détaillants doivent pratiquer un prix effectif de vente au public compris entre 95 % et 100 % du prix fixé par l'éditeur ou l'importateur.

Après le quatrième alinéa de l’article premier de la loi n° 81–766 du 10 août 1981 relative au prix du livre, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

 
 

« La prestation de livraison à domicile ne peut pas être incluse dans le prix ainsi fixé. »

 

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