Du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir au Manifeste des 343,
Paru le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur,
Un même objectif : Briser le silence sur l’avortement et changer la loi inhumaine
Par Claudine MONTEIL
En 1949, alors que les femmes françaises n’ont voté pour la première fois qu’en 1945, soit quatre ans auparavant, Simone de Beauvoir publiait un essai qui allait susciter un scandale, Le Deuxième Sexe, dans lequel la philosophe dénonçait la condition des femmes, les injustices, oppressions, discriminations, et la dure condition de celles victimes d’avortement clandestin en France. Parmi les centaines de milliers de femmes qui le subissaient sur des tables de cuisine, avec des aiguilles à tricoter les laissant dans le sang, nombreuses en mouraient ou gardaient des séquelles et des infirmités pour le restant de leur vie. C’est dire qu’il s’agissait d’une situation cruelle que l’on infligeait aux Françaises avec la peur engendrée par l’interdit, le risque d’être emprisonnées. La loi, votée en 1920, interdisait la contraception et l’avortement, qui était un crime passible de la Cour d’assises. Les femmes risquaient de trois à six ans d’emprisonnement, et la publicité en faveur de l’avortement était interdite. Cette loi de 1920 sera aggravée par la loi de 1939 qui renforcera la répression. Des sections spéciales de policiers sont créées. En 1943, sous le régime de Vichy, une femme ayant pratiqué un avortement est condamnée à mort et guillotinée.
Dès lors, la peur d’être dénoncée par un voisin, un membre de sa propre famille, incitait au silence. Au secret. Au sentiment de honte. Certes, l’essai de Simone de Beauvoir, en dénonçant cette douloureuse situation pour des centaines de milliers de Françaises, avait aussi permis à des millions de femmes en France et par le monde de se libérer de la honte. Mais, entre 1949 et 1971, le mot « avortement » était le terme le plus tabou de la société française. Dans les familles, entre amis, dans le monde professionnel, on n’osait pas prononcer le mot. Au mieux, on le chuchotait. Les Françaises manquaient pourtant de moyens contraceptifs majeurs, même si, grâce à l’ancien député Compagnon de la Libération Lucien Neuwirth et à la doctoresse Marie-André Lagroua Weill-Hallé, la pilule était enfin accessible depuis 1967. Mais elle restait limitée et les jeunes femmes de moins de vingt et un ans, âge de la majorité, devaient présenter une autorisation écrite de leur père. Enfin la plupart des médecins n’évoquaient guère ce moyen contraceptif. Les avortements clandestins étaient en fait de plus en plus nombreux, et Simone de Beauvoir a publié les chiffres de huit cent mille avortements clandestins par an en France, et de cinq mille femmes mortes des suites de complications.
Aussi, lorsqu’en 1970, une journaliste du Nouvel Observateur, Nicole Muchnik, a eu l’idée d’un Manifeste, Simone de Beauvoir, avec la féministe Anne Zelensky, a aussitôt trouvé l’idée excellente. C’est ainsi qu’une semaine plus tard, je me retrouvais, alors âgée de vingt ans, benjamine du groupe, chez Simone de Beauvoir où, avec moins d’une dizaine de femmes, nous allions, pendant plusieurs années, nous réunir le dimanche de 17 heures à 19 heures. Ces dimanches après-midi sont restés historiques, le cœur même du mouvement féministe, le Mouvement de Libération des Femmes. Face au cimetière Montparnasse, dans l’atelier de peintre aux baies immenses de la philosophe décoré d’une tenture mexicaine aux couleurs chatoyantes, en présence de deux canapés jaunes, des étagères de livres et de photos de Jean-Paul Sartre, face à des poupées rapportées du monde entier, Simone de Beauvoir s’adressait à nous avec vivacité sans se soucier de sa propre notoriété. J’étais assise à côté de Maître Gisèle Halimi, face à l’actrice Delphine Seyrig, aux femmes de lettres Christiane Rochefort et Monique Wittig et à quelques femmes du MLF, dont Anne Zelensky, Liliane Kandel, Cathy Bernheim, Maryse Lapergue et Christine Delphy notamment. Ensemble, nous allions, pendant plusieurs mois, préparer la publication du Manifeste. Simone Iff, alors présidente du Planning Familial, se joignait régulièrement à nous.
L’important était que les médias parlent de ce Manifeste dans un monde qui ne disposait pas des réseaux sociaux. Il nous a semblé vite évident qu’il fallait des signatures de personnalités emblématiques. Dans la France des années 1970, les plus connues du grand public étaient les actrices de cinéma et les femmes de lettres. Nadine Trintignant, Delphine Seyrig et la réalisatrice Agnès Varda ont alors ouvert leurs carnets d’adresses, réussissant à faire signer les plus grandes vedettes comme Catherine Deneuve et Françoise Fabian. Cela représentait un acte particulièrement courageux de la part de ces jeunes femmes que les réalisateurs de films, en majorité des hommes, pouvaient ne plus réengager, brisant ainsi leur carrière. Simone de Beauvoir relança toutes les femmes du monde intellectuel qu’elle connaissait, et sa sœur, l’artiste-peintre féministe Hélène de Beauvoir, signa également. Pour ma part, avec quelques autres féministes, je me rendis à l’Assemblée générale du MLF à l’Ecole des Beaux-Arts avec des feuilles de papier quadrillé pour faire signer les femmes inconnues.
La rédaction du texte en préambule des signatures donna lieu à de nombreuses discussions, et bénéficia de l’aide d’Anne Zelensky, Monique Wittig notamment. In fine, ce furent Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir qui en rédigèrent la synthèse qui se lit comme suit :
« Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses, en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. »
La préparation de la publication du Manifeste suscita des discussions, car Jean Daniel, alors rédacteur en chef du Nouvel Observateur, souhaitait ne publier que les noms des femmes connues. Nous avons aussitôt protesté. Nous voulions que, symboliquement, ce Manifeste touche toutes les femmes de la société française, de toute origine sociale et de toute génération. Finalement, sa publication, le 5 avril 1971, avec comme titre « La liste des 343 Françaises qui ont le courage de signer le Manifeste "Je me suis fait avorter" », suscita un scandale énorme. Des signataires furent rejetées par leurs familles, d’autres perdirent leur emploi, reçurent des menaces. Des vies furent ainsi déchiquetées. Pour ma part, j’eus la chance d’avoir des parents ouverts et tolérants qui comprirent, malgré tout, mon geste. Mais lorsque ma mère, alors en voyage dans un train, découvrit, le lendemain dans Le Monde, mon nom, elle s’effondra en larmes devant les autres passagers. Elle qui était une grande scientifique, attachée aux droits des femmes et bientôt directrice de l’Ecole normale supérieure de jeunes filles (ex-Sèvres) où Marie Curie avait enseigné, s’est dit : « Claudine ne pourra réaliser ses rêves, devenir diplomate et femme de lettres. Elle n’aura pas le droit d’entrer dans la fonction publique. À vingt-et-un ans, elle a brisé sa vie. » Pour ma part, comme d’autres femmes, j’avais signé dans l’élan, comme une évidence. Je faisais toute confiance à Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, les deux piliers du MLF, pour nous faire sortir de prison en cas d’arrestation. Et de fait, nous n’avons pas été poursuivies. Enfin, en 48 heures, le mot « avortement » alors tabou, était prononcé sur les ondes, et au sein des repas familiaux. Dans l’intimité des chambres, des grands-mères racontaient en cachette à leurs petites-filles que jadis, comme tant d’autres femmes, elles avaient dû subir un, deux, trois avortements, tant elles n’avaient pas les moyens financiers nécessaires pour nourrir d’autres bouches. Nous avions réussi à obliger la société française et le pouvoir politique à regarder en face cette douloureuse réalité.
Il faudra cependant encore quatre ans d’action du MLF, avec à nos côtés Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, pour faire en sorte qu’un nouveau président de la République,
Valéry Giscard d’Estaing, élu en 1974, décide que son gouvernement proposerait une loi plus humaine et moins cruelle. Ce sera, on le sait, Madame Simone Veil qui fera voter par une majorité de députés hommes, la nouvelle loi. Plusieurs signataires du Manifeste des 343, dont moi-même, avons passé des heures dans le froid, devant l’Assemblée Nationale, afin de soutenir cette grande dame de l’histoire de France. Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi et Simone Veil se trouvaient enfin réunies, et, pour notre part, nous avions réussi à briser le mur de siècles d’oppression et de silence sur cette douloureuse réalité.
Pour autant, ma satisfaction d’avoir fait avancer la cause des femmes en France fut vite tempérée par la philosophe. Un jour, en 1974, alors âgée de vingt-quatre ans, je m’exclamai : « Simone, nous avons gagné ! » Son visage se ferma : « Certes, Claudine, nous avons gagné, mais temporairement. Il suffira d’une crise politique, économique et religieuse, pour que les droits des femmes, nos droits, soient remis en question. Votre vie durant, vous devrez demeurer vigilante. » Ce dialogue, que j’ai rapporté dans deux de mes livres, me marque encore.
Vigilance ! telle est donc ma conclusion.
Claudine Monteil, ancienne diplomate, femme de lettres et historienne, est l’une des plus jeunes signataires du Manifeste des 343 (sous son nom de naissance, Claudine Serre) et auteure d’une dizaine d’ouvrages notamment sur Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, dont Simone de Beauvoir et les femmes aujourd’hui (Editions Odile Jacob) et Les Sœurs Beauvoir (Editions 1/Calmann-Lévy).