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Louis Blanc : La création d'un ministère du progrès et du travail (10 mai 1848)
Membre du gouvernement provisoire, Louis Blanc, au lendemain des journées de février, a présidé la Commission pour les Travailleurs. Très attaqué et ne disposant pas des moyens nécessaires pour mener une politique vigoureuse de lutte contre la misère, il a démissionné. Retrouvant sa liberté de parole il conjure ses collègues de l'Assemblée nationale de décider la création d'un ministère du travail et du progrès, seul apte à triompher de la misère et de la faim qui mènent la société à l'abîme. |
Le citoyen Louis Blanc. Je me présente à vous l'esprit libre de toute préoccupation personnelle. (Agitation).
Placé en dehors du pouvoir, heureux de n'avoir plus à en porter le fardeau, dégagé de toutes les conditions de réserve et de contrainte qu'impose le maniement des affaires publiques, je puis dire toute ma pensée en homme libre et convaincu...
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On nous a reproché, citoyens, d'avoir posé la question du travail, parce que, disait-on, cette question était redoutable. Ce n'est pas nous qui l'avons posée, c'est la Révolution ; elle a été posée au milieu du combat ; elle a été posée sur les barricades, elle a été posée le jour même de la Révolution par le peuple armé, et le lendemain de la Révolution par le peuple affamé ; qu'on renvoie donc au peuple le reproche qu'on nous adresse. (Exclamations diverses. - Il n'y a pas de reproche !).
La question sociale a été posée par la Révolution ; elle a été posée par la force même des choses : en éviter la solution est, suivant moi, absolument impossible... (Bruit). absolument impossible, je le répète.
Vous venez, citoyens, de fonder un pouvoir, ce pouvoir a une situation très difficile à dominer.
Il lui faut de la force, il lui faut de la popularité ; vous pouvez lui donner la popularité et la force, et c'est ce que je viens vous demander pour lui en venant vous proposer de créer non pas dans deux mois, non pas dans trois mois, mais immédiatement, mais aujourd'hui, s'il est possible, un ministère du travail et du progrès. (Bruit et chuchotements).
Vous avez un ministère de la guerre ; il vous faut un ministère de la paix, et le ministère de la paix, c'est le ministère du progrès et du travail. (Interruption).
Un membre. Il ne fallait pas donner votre démission, alors !
Le citoyen Louis Blanc. Le lendemain de la Révolution de Février, citoyens, j'ai senti, quant à moi, que la crise n'était pas une crise accidentelle.
J'ai cru que c'était une crise qui avait des racines anciennes, des racines profondes. Je suis arrivé au pouvoir avec cette conviction intime que cette crise ne pouvait que s'aggraver, et malheureusement les événements m'ont donné raison. (Rumeurs).
L'ordre a été maintenu dans les rues et sur la place publique ; le tambour de l'émeute a cessé de battre. Pendant deux mois vous n'avez pas entendu dans Paris un seul coup de fusil, et cependant la confiance s'est-elle rétablie, la crise s'est-elle amortie, les industries ont-elles cessé de descendre sur la pente de la ruine ? Non, et pourquoi ? Parce que le mal que la Révolution de Février n'avait fait que déclarer, la société le portait dans ses entrailles.
Voilà pourquoi le maintien de l'ordre n'a pu rien pour le maintien de la sécurité ; voilà pourquoi la tranquillité de la rue et de la place publique n'a pu rien pour rassurer les esprits et les coeurs.
Je sais ce que quelques-uns d'entre vous, peut-être, vont me répondre ; ils diront que c'est nous qui avons créé le désordre par les efforts mêmes que nous avons faits pour l'éteindre. Eh bien, quand je descends dans ma conscience, ma conscience me dit que j'ai fait, dans la situation orageuse où j'étais placé perpétuellement, obligé de parlementer avec l'orage, j'ai fait tout ce qu'on pouvait attendre d'un bon citoyen jaloux de maintenir le repos de la société, et je rends grâce à ce peuple héroïque qui m'a entouré de sa confiance, de m'avoir aidé à maintenir ce repos de la société, quoique des calomnies ignobles, des injures répétées et systématiques m'aient rendu responsable du désordre, au milieu même des efforts que je faisais pour le conjurer, et des efforts heureux. L'histoire, qui sera plus forte que la voix des partis, dira que pendant deux mois, au sortir d'une effroyable tempête, en présence d'une crise à laquelle rien n'est comparable, l'ordre a été maintenu, et que nous vous avons légué une population affamée, misérable, mais cependant pleine de confiance, de calme et de générosité. (Bruit divers).
Citoyens, une commission de Gouvernement pour les travailleurs a été instituée, mais cette commission ne suffit pas... Si j'ai abandonné le pouvoir, c'est-à-dire, si après m'être incliné devant votre souveraineté, j'ai déclaré que jusqu'à ce qu'une Constitution fût faite, je resterais complètement en dehors de ce pouvoir, cette décision ne m'a été dictée par aucun sentiment de découragement. Beaucoup d'amertume est entrée dans mon coeur, c'est vrai, mais je m'attendais à tout ce qui s'est fait ; je savais qu'on n'attaque pas impunément la force ; je savais que ce n'est pas impunément qu'on émet des idées nouvelles devant des hommes pénétrés de la nécessité des idées anciennes. Je savais que je me ferais beaucoup d'ennemis ; que je souffrirais pour le peuple ! (De vives interpellations sont adressées à l'orateur de toutes les parties de la salle).
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Vous qui aimez le peuple, n'attendez pas plusieurs jours pour lui venir en aide, montrez cet amour qui est dans votre coeur en vous pénétrant de ceci, que le peuple est malheureux (Interruption), que sa situation est pressante, que la faim n'admet pas de retard, que la faim repousse le provisoire, que, par conséquent la première chose que vous ayez à faire pour ce peuple qui vous a conduits ici, en faisant la révolution, c'est de vous occuper de son sort ; et comment vous en occuperez-vous ? Par l'étude, par la science, par la création de ce ministère du progrès (Bruit) que je vous demande (Interruption), et ce ministère du progrès, je vous demande de le former immédiatement, parce que ce n'est pas seulement l'intérêt du pauvre, c'est l'intérêt du riche. Oui, tous les intérêts sont solidaires.
On nous a reproché de dire : Voici la bourgeoisie et voilà le peuple. Ce que nous avons dit, nous, ce que nos doctrines disent bien plus haut que ne peuvent le dire nos paroles, c'est que tous les citoyens sont frères ; c'est qu'il faut instituer précisément les choses de manière que cette fraternité qui jusqu'ici n'a été qu'un mot, soit enfin une chose ; c'est que sortie de votre coeur, sortie du cri que vous poussiez tout à l'heure, elle passe dans les institutions et dans les lois.
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Si je tiens aux idées que j'ai prêchées et au triomphe desquelles j'ai irrévocablement consacré ma vie, c'est uniquement parce qu'il m'a paru que ces idées n'étaient que la répercussion d'un mouvement sourd qui existait dans la société tout entière.
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Je finis, citoyens. Je dis que la création de ce ministère du travail et du progrès est une chose absolument nécessaire et une chose pressante, parce que la situation est terrible. Je l'ai vue de près cette situation ; des entrepreneurs ne pouvant pas faire vivre leurs ouvriers, ne pouvant pas employer leur matériel et réclamant à grands cris l'intervention de l'État ; des femmes venant au nombre de plusieurs milliers, se partager dans la cour du Luxembourg le pain de l'aumône ; chaque jour des milliers d'hommes venant nous dire, non pas seulement : Nous avons faim, mais : Nous avons faim dans nos femmes, dans nos enfants. La situation est pressante : Du travail, au nom du ciel, du travail et du pain. Dans de pareilles questions n'admettez pas d'ajournement.
On vous disait hier qu'il n'y avait plus de partis en France : Eh bien, je le crois ; .... mais ce qui existe et ce qu'il faut empêcher d'exister, c'est un grand parti, citoyens, c'est un parti frémissant, c'est un parti généreux, mais dont il est grand temps de récompenser la générosité, surtout quand la récompense ici serait la justice, c'est ce grand et lamentable parti de la misère.
Voilà le parti avec lequel il vous est commandé de compter ; voilà le parti à la dissolution duquel il faut que vous travailliez sans relâche, et vous y travaillerez efficacement par l'application des idées de justice ; avec la science, vous empêcherez la violence, et c'est là le grand résultat auquel il faut aboutir. C'est parce que mon coeur s'émeut à l'idée d'un tel problème, dont la solution ne s'opérera que par l'étude ; c'est parce que mon coeur tout entier s'émeut de cela, que je viens à la tribune, et que je vous conjure de prendre garde à ceci : que le travail doit être organisé ; que les questions ne sont pas résolues pour être masquées ; que l'important, c'est de les aborder de front ; qu'on ne fait pas fuir le péril en se voilant la face.... laissez, si vous le voulez, tous les systèmes de côté ; mais, au nom du ciel, ne laissez pas de côté l'étude d'un mal qui dévorera la société, si l'on n'y porte pas remède.
Oui, je crains que la société actuelle, si on la laisse descendre la pente qu'elle descend, ne marche à un abîme ; et je ne crois pas que, pour cesser de marcher à un abîme, il suffise de choisir la nuit pour y marcher ; il faut que la lumière descende sur la situation. C'est à nous de la faire descendre..... On disait avant la Révolution de Février : "Prenez garde à la révolution du mépris !" Eh bien, c'est à nous à rendre impossible, et cela se peut, la révolution de la faim.
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