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Philippe Séguin : « Oui, nous voulons l'Europe, mais debout » (5 mai 1992)
Philippe Séguin se présente comme l'un des plus farouches opposants au traité de Maastricht. Le traité, signé le 7 février 1992 à Maastricht, par les représentants des douze États membres de la Communauté européenne, après un accord conclu lors du Conseil européen de Maastricht en décembre 1991, est le traité constitutif de l'Union européenne, définissant les trois piliers de son action, fixant un cadre institutionnel au Conseil européen, instaurant une citoyenneté de l'Union et créant une monnaie unique. La signature du traité par la France suscite des oppositions de droite et de gauche traversant les partis et l'opinion comme au temps du débat de la C.E.D.. Dans une décision du 9 avril 1992, le Conseil constitutionnel a décidé que l'autorisation de ratifier en vertu d'une loi le traité sur l'Union européenne ne pouvait intervenir qu'après révision de la Constitution. Le projet de loi constitutionnelle, présenté par le gouvernement Bérégovoy, vise à ajouter à la Constitution un titre « De l'Union européenne » permettant les transferts de compétences nécessaires à l'établissement de l'Union économique et monétaire européenne ainsi qu'à la détermination des règles relatives au franchissement des frontières extérieures des États membres de la Communauté européenne. Il prévoit également que le droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales peut être accordé aux citoyens de l'Union résidant en France. Après les interventions du Premier ministre, Pierre Bérégovoy, de Roland Dumas, Ministre des affaires étrangères et de Michel Vauzelle, Ministre de la justice, l'intervention, dans la soirée, de Philippe Séguin est un temps fort du débat. L'exception d'irrecevabilité, qu'il défend pendant plus de deux heures, vise à réclamer un référendum direct plutôt que le recours à la voie parlementaire. Philippe Séguin combat une conception fédéraliste de l'Europe qui selon lui nie la nation, fondement de la citoyenneté républicaine. Vers deux heures du matin est annoncé le résultat du scrutin : la motion n'est pas adoptée mais obtient cent une voix. Le projet de loi constitutionnelle sera adopté par l'Assemblée nationale le 12 mai 1992 par 398 voix contre 77 et par le Congrès le 23 juin. Mais la ratification du traité sera rejetée par les Danois lors du référendum du 2 juin. En France, le 20 septembre 1992, avec un taux de participation au référendum de 69,69 %, le « oui » l'a emporté avec 51,01 % des suffrages exprimés, sans toutefois atteindre la majorité des votants. |
M. Philippe Séguin. Monsieur le président, madame, messieurs les ministres, mes chers collègues, je voudrais croire que nous sommes tous d'accord au moins sur un point : l'exceptionnelle importance, l'importance fondamentale du choix auquel nous sommes confrontés, et, ce disant, je n'ai pas l'impression de me payer de mots !
C'est en tout cas avec gravité que je viens inviter cette assemblée à opposer l'exception d'irrecevabilité au projet de loi constitutionnelle que le gouvernement nous présente comme préalable à la ratification des accords de Maastricht négociés le 10 décembre 1991 par les chefs d'état et de gouvernement des pays membres des communautés européennes et signés le 7 février dernier.
Mon irrecevabilité se fonde sur le fait que le projet de loi viole, de façon flagrante, le principe en vertu duquel la souveraineté nationale est inaliénable et imprescriptible, ainsi que le principe de la séparation des pouvoirs, en dehors duquel une société doit être considérée comme dépourvue de Constitution.
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Ce que je veux seulement dire c'est que le recours à la voie parlementaire est contraire à l'esprit de notre pacte social car, ce que le peuple fait, seul le peuple peut le défaire. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe du Rassemblement pour la République. - M. Alain Griotteray applaudit également.)
En outre, c'est une faute politique lourde que de refuser de donner à un engagement aussi grave que la sacralisation dont il a besoin. Et ne changerait rien à l'affaire la manoeuvre qui consisterait, ultérieurement, à ne faire ratifier par le peuple que ce que le Parlement aurait déjà décidé.
Mme Nicole Catala. C'est vrai !
M. Philippe Séguin. Non, foin d'arguties ! Il me faut dire avec beaucoup d'autres, au nom de beaucoup d'autres, qu'il est bien temps de saisir notre peuple de la question européenne. Car voilà maintenant trente-cinq ans que le traité de Rome a été signé et que, d'actes uniques en règlements, de règlements en directives, de directives en jurisprudence, la construction européenne se fait sans les peuples, qu'elle se fait en catimini, dans le secret des cabinets, dans la pénombre des commissions, dans le clair-obscur des cours de justice. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe du Rassemblement pour la république et sur quelques bancs du parti socialiste. - M. Alain Griotteray applaudit également. )
Voilà trente-cinq ans que toute une oligarchie d'experts, de juges, de fonctionnaires, de gouvernants prend, au nom des peuples, sans en avoir reçu mandat (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.)...
M. Pierre Métais. Vous n'avez jamais rien dit !
M. Philippe Séguin. ... des décisions dont une formidable conspiration du silence dissimule les enjeux et minimise les conséquences.
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L'Europe qu'on nous propose n'est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution : 1992 est littéralement l'anti-1789. (Protestations sur les bancs du groupe socialiste.) Beau cadeau d'anniversaire que lui font, pour ses 200 ans, les pharisiens de cette République...
M. Didier Migaud. Heureusement que vous le signalez !
M. Philippe Séguin. ... qu'ils encensent dans leurs discours et risquent de ruiner par leurs actes ! (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe du Rassemblement pour la République. - M. Alain Griotteray applaudit également.)
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Dans cette affaire éminemment politique, le véritable et le seul débat oppose donc, d'un côté ceux qui tiennent la nation pour une simple modalité d'organisation sociale désormais dépassée dans une course à la mondialisation qu'ils appellent de leurs voeux et, de l'autre ceux qui s'en font une toute autre idée.
La nation, pour ces derniers, est quelque chose qui possède une dimension affective et spirituelle. C'est le résultat d'un accomplissement, le produit d'une mystérieuse métamorphose par laquelle un peuple devient davantage qu'une communauté solidaire, presque un corps et une âme. Certes, les peuples n'ont pas tous la même conception de la nation : les Français ont la leur, qui n'est pas celle des Allemands ni des Anglais, mais toutes les nations se ressemblent quand même et nulle part rien de durable ne s'accomplit en dehors d'elles. La démocratie elle-même est impensable sans la nation.
De Gaulle disait : « La démocratie pour moi se confond exactement avec la souveraineté nationale. » On ne saurait mieux souligner que pour qu'il y ait une démocratie il faut qu'existe un sentiment d'appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité !
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Derrière la question de savoir quelle Europe nous voulons, se pose donc fatalement la question cruciale de savoir quelle France nous voulons.
Bien sûr, la France est solidaire du reste de l'Europe. (« Ah ! » sur les bancs du groupe socialiste.) Bien sûr, sa participation à la construction européenne est un grand dessein. Bien sûr, elle se doit en particulier de rassembler l'Europe méditerranéenne. Bien sûr, elle se doit de retrouver ses responsabilités vis-à-vis de l'Europe danubienne.
Mais la France ne saurait avoir l'Europe comme seul horizon, comme seul projet, comme seule vocation. Il suffit de regarder la carte de la francophonie pour comprendre combien la vocation de la France va bien au-delà des frontières de l'Europe.
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Il faut se déterminer sans détour, Il faut se déterminer en pensant au droit de notre peuple, C'est à lui de statuer. Voter l'exception d'irrecevabilité, c'est, me semble-t-il, proclamer que nous refusons de nous substituer à lui pour décider de ce qui relève de lui et de lui seul.
Il faut se déterminer en pensant à la France. Le 24 novembre 1953 - peut-être est-ce un débat auquel vous avez participé, monsieur le ministre des affaires étrangères - Pierre Mendès France s'exprimait en ces termes: « On parle souvent de choix, j'ai fait le mien, je choisis l'Europe, mais je veux les conditions de son succès, qui sont aussi les conditions du renouveau de la France. »
Ce qui trouble le débat, c'est qu'une fois encore on nous propose séparément un but dont nous sentons la valeur et la grandeur, mais dont nous redoutons de ne pas voir réunies les conditions de son succès.
Je pense qu'à quarante ans de distance le problème ne se pose pas en termes radicalement différents. L'avenir de la France ne dépend pas seulement du succès de l'Europe, mais l'avenir de l'Europe, à ce moment crucial de son histoire, passe certainement par le redressement de la France. En entravant sa liberté d'agir, en la contraignant à renoncer un peu plus à elle-même, on rendrait un bien mauvais service à l'Europe. Car la République française pourrait être l'âme ou le modèle de cette Europe nouvelle, aujourd'hui aspirée par le vide et qui hésite entre espoir et angoisse, goût de la liberté et peur du désordre, fraternité et exclusion.
En votant l'exception d'irrecevabilité, je crois donc que nous commencerons à travailler à rendre aux Français un peu de cette fierté mystérieuse dont pour l'heure - comme le disait André Malraux - ils ne savent qu'une chose, c'est qu'à leurs yeux la France l'a perdue.
Il faut se déterminer enfin en fonction de l'Europe que nous voulons. En votant l'exception d'irrecevabilité, nous ne signifions pas un congé, nous exprimons la volonté de construire une autre Europe, la seule Europe qui vaille à nos yeux.
En 1958, le général de Gaulle arriva au pouvoir au moment même où, après une décennie d'incantations européennes, la IVe République était en passe de solliciter de nos partenaires le bénéfice de la clause de sauvegarde, différant l'entée de la France dans le Marché commun. On raconte que Jacques Chaban-Delmas, missionné pour se faire l'écho des inquiétudes de tous ceux qui s'étaient persuadés que le Traité de Rome était condamné, se serait entendu répondre par le général de Gaulle : « Nous entrerons, comme convenu, dans le Marché commun, nous y entrerons, oui, mais debout ! »
De fait, le redressement national que les élites dirigeantes d'alors ne croyaient plus possible permit à la France de devenir le moteur de l'Europe.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, la question et la réponse n'ont pas varié : oui, nous voulons l'Europe, mais debout, parce que c'est debout qu'on écrit l'histoire ! (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe du Rassemblement pour la République, sur quelques bancs du groupe Union pour la démocratie française et sur plusieurs du groupe socialiste.)