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Victor Hugo : La liberté de la presse (11 septembre 1848)
Victor Hugo prend part à la discussion d'un projet de décret sur l'état de siège ayant pour objet de transmettre au pouvoir judiciaire le droit de suspendre les journaux, qui était du ressort du pouvoir exécutif. Sans entrer dans la discussion de ce projet de décret qui tente, inefficacement selon lui, de limiter les dérives autoritaires du pouvoir, il s'élève violemment contre la suspension des journaux. |
Le citoyen Victor Hugo. Eh bien, messieurs, permettez-moi de le dire, il est bon de poser les principes ; car les principes posés dessinent les situations. Les véritables amis de l'ordre ont toujours été les plus sérieux amis de la liberté. (Très bien !). Combattre l'anarchie sous toutes ses formes (Très bien !). Les bons citoyens résistent également à ceux qui voudraient imposer leur volonté par les coups de fusils, et à ceux qui voudraient imposer leur volonté par les coups d'État. (Mouvement). Eh bien, ce mot coups d'État, je les prononce à dessein, c'est le véritable mot de la situation.
Suspendre les journaux, les suspendre par l'autorité directe, arbitraire, violente, du pouvoir exécutif, cela s'appelait coups d'État sous la monarchie, cela ne peut pas avoir changé de nom sous la République. (Sensation).
Ceux qui défendent, ceux qui soutiennent cette opinion, sont donc les amis de l'ordre en même temps que les amis de la liberté. La suspension des journaux crée un état de choses inqualifiable auquel il importe de mettre un terme, et quant à moi, je préfère à cette situation tout, même le décret qu'on vous propose. (Nouveau mouvement).
Je ne rentrerai pas dans la discussion de ce décret ; on vous en a savamment montré tous les vices. Je déplore profondément, je l'avoue, que le pouvoir exécutif ne se soit pas cru suffisamment armé par les lois sévères que nous lui avions données. Cette législation, il la croyait efficace lorsqu'il nous l'a demandée ; vous la croyiez efficace quand vous la lui avez accordée. Je regrette qu'il ait jugé à propos de la mettre pour ainsi dire au rebut avant de l'avoir mise à l'essai. (À gauche. Très bien !).
Je regrette que, dans cette circonstance, l'honorable général Cavaignac ne vienne pas à cette tribune, avec la loyauté que je m'empresse de lui reconnaître, se dessaisir du surcroît de pouvoir que le décret tendrait à lui attribuer. Je ne pense pas, quant à moi, que le droit de suspension des journaux, même retiré au pouvoir exécutif et donné aux tribunaux, je ne crois pas, dis-je, que ce soit une bonne chose.
Le droit de suspension des journaux ! Mais, messieurs réfléchissez-y, ce droit participe de la censure par l'intimidation, et de la confiscation par l'atteinte à la propriété. (C'est vrai !). La censure et la confiscation sont deux abus monstrueux que votre droit public a rejetés ! et je ne doute pas que le droit de suspension des journaux qui, je le répète, se compose de ces deux éléments abolis et détestables, confiscation et censure, ne soit jugé et prochainement condamné par la conscience publique. Nous l'admettons (ceux du moins qui l'admettent) temporairement, provisoirement. Provisoirement ! messieurs, je me défie du provisoire ! (Mouvement). Nous avons le droit de le dire depuis Février, beaucoup de mal durable est souvent fait par les choses provisoires. (Nouveau mouvement). Quant à moi, je verrais avec douleur ce droit fatal entrer dans nos lois ; je m'inclinerais devant la nécessité, mais j'espère que s'il y entrait aujourd'hui, ce serait pour en sortir demain ; j'espère que les circonstances mauvaises qui l'ont apporté l'emporteront. (Sensation).
Je ne puis m'empêcher de vous rappeler à cette occasion un grand souvenir. (Écoutez ! écoutez !). Lorsque le droit de suspension des journaux voulut s'introduire dans notre législation sous la restauration, M. de Chateaubriand le stigmatisa au passage par des paroles mémorables. Et bien, les écrivains d'aujourd'hui ne manqueront pas, à l'exemple que leur a donné le grand écrivain d'alors. (Sensation). Si nous ne pouvons empêcher de reparaître ce droit odieux de suspension, nous le laisserons entrer, mais en le flétrissant. (A gauche. Très bien !).
Permettez-moi, messieurs, en terminant ce peu de paroles, de vous dire, de déposer dans vos consciences une pensée qui, je le déclare, devrait, selon moi, dominer cette discussion : c'est que le principe de la liberté de la presse n'est pas moins essentiel, n'est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. Ce sont les deux côtés du même fait. (Oui ! Oui !). Ces deux principes s'appellent et se complètent réciproquement. La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c'est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l'une c'est attenter à l'autre. (Vive approbation à gauche).
Eh bien, toutes les fois que ce grand principe sera menacé, il ne manquera pas, sur tous ces bancs, d'orateurs de tous les partis pour se lever et pour protester comme je le fais aujourd'hui.
La liberté de la presse, c'est la raison de tous cherchant à guider le pouvoir dans les voies de la justice et de la vérité. (Sensations diverses). Favorisez, messieurs, favorisez cette grande liberté, ne lui faites pas obstacle ; songez que le jour où, après trente années de développement intellectuel et d'initiative par la pensée, on verrait ce principe sacré, ce principe lumineux, la liberté de la presse, s'amoindrir au milieu de nous, ce serait en France, ce serait en Europe, ce serait dans la civilisation tout entière l'effet d'un flambeau qui s'éteint ! (Sensation).
Messieurs, vous avez le plus beau de tous les titres pour être les amis de la liberté de la presse, c'est que vous êtes les élus du suffrage universel ! (Très bien ! très bien !).
Je voterai, tout en rendant justice aux excellentes intentions du comité de législation, je voterai pour tous les amendements, pour toutes les dispositions qui tendraient à modérer le décret.