Lucien Bonaparte
1775 - 1840
Député au Conseil des Cinq-Cents, ministre, membre du Tribunat, membre du Sénat conservateur et pair des Cent-Jours, né à Ajaccio (Généralité de Corse), le 21 mars 1775, mort à Viterbe (Etats pontificaux - Italie), le 29 juin 1840, il était le frère cadet de Napoléon Bonaparte et le troisième fils de Charles Bonaparte et de Laetitia Ramolino.
Tout jeune, il se lia avec Paoli, qui l'appelait « son petit philosophe » ; mais lors du soulèvement de la Corse, ayant pris parti pour la Convention, Lucien, Louis et Joseph Bonaparte furent bannis, et gagnèrent la Provence où ils vécurent d'abord des secours accordés aux « patriotes réfugiés. » Lucien entra dans l'administration des vivres militaires et devint garde-magasin à Marathon, ci-devant Saint-Maximin (Var), aux appointements de 1 200 livres. Il se fit appeler Brutus Bonaparte, citoyen sans-culotte, fréquenta les clubs, devint le chef du parti révolutionnaire de l'endroit, et, entre temps, épousa (4 mai 1794) la sœur de son aubergiste, Catherine Boyer, alors aussi illettrée que jolie ; comme Lucien n'était pas majeur, il emprunta sans scrupules, pour contracter cette union, l'acte de naissance de son frère Napoléon.
Nommé, peu après inspecteur des charrois à Saint-Chamans, il fut arrêté, après les journées de prairial, puis relâché en août 1795, et vint à Marseille, d'où la protection de son frère Napoléon, général en chef de l'armée de Paris, le fit partir comme commissaire des guerres à l'armée du Rhin. Ce poste lui déplut, et il alla s'en plaindre, à Milan, à son frère qui « le reçut, dit Lucien, sans la moindre démonstration de tendresse », et le fit envoyer comme commissaire en Corse, où, aux élections du 23 germinal an VI, Lucien fut élu député du département du Liamone au Conseil des Cinq-Cents, avant d'avoir encore l'âge légal de 25 ans ; on discuta vivement sa validation, mais ce fut tout l'ennui qu'en éprouva le frère du général Bonaparte. « Je passai, a-t-il dit, les premiers mois sans prendre dans le Conseil une couleur décidée. » tout en étant un des orateurs habituels de la tribune, parlant facilement sur tout, en méridional. Le 18 juillet 1798, on proposait, pour assurer la célébration des fêtes décadaires, d'obliger les marchands à ouvrir leurs boutiques le dimanche : « La tolérance est soeur de la liberté, conclut Lucien après un long discours ; nous n'avons pas le droit d'empêcher un homme de célébrer la fête que son culte lui indique. » Rapporteur, en août, de la commission des finances, il dénonça les agioteurs, et fit voter des secours aux veuves et orphelins des soldats morts pour la patrie. Nommé secrétaire du Conseil, il parla en faveur de la liberté illimitée de la presse, fit renouveler (22 septembre 1799) le serment de fidélité à la Constitution de l'an III, s'éleva contre l'impôt du sel, contre la déclaration de la patrie en danger (an VIII), et contre les craintes d'un coup d'Etat exprimées par le général Jourdan.
Instruit de la situation des partis, le général Bonaparte revenait alors inopinément d'Egypte, et arrivait à Paris (2 brumaire an VIII). Lucien venait d'être nommé président du Conseil des Cinq-Cents ; il appuya le projet de coup d'Etat, qui, sans son habileté et son énergie, n'eût pas réussi, le 18 suivant. La majorité du Conseil des Cinq-Cents était dévouée à la Constitution de l'an III.
Lucien gagna d'abord les incertains et les timides, en leur montrant l'anarchie qui menaçait la France ; dès l'ouverture de la séance du 19 brumaire, dans l'orangerie de Saint-Cloud, où le Conseil avait été subitement transféré, un complice demande la nomination d'une commission chargée de proposer des mesures de salut public. On crie : « La Constitution ! » Delbrel fait renouveler le serment de fidélité, que Lucien s'empresse de prêter, et, pendant que l'on discute sur les mesures de circonstance à prendre, on voit arriver le général Bonaparte, qui est reçu aux cris de : « À bas le tyran, le dictateur hors la loi ! » Lucien refuse « d'être l'assassin de son frère », jette au milieu de la salle sa toque et sa ceinture, sort au milieu des grenadiers, saute à cheval et harangue les troupes :
« Guerriers, délivrez la majorité de vos représentants de l'oppression où elle se trouve ; vous ne reconnaîtrez, comme législateurs de la France, que ceux qui vont se rendre auprès de leur président. Quant à ceux qui sont dans l'orangerie, que la force les expulse. Ces brigands ne sont plus les représentants du peuple, mais les représentants du poignard : vive la République ! »
La salle fut bientôt évacuée tambour battant, et, le soir, à la séance de la commission provisoire des Cinq-cents, Lucien célébra cette journée dans un discours, qui se terminait ainsi :
« Si la liberté naquit dans le Jeu de paume de Versailles, elle fut consolidée dans l'orangerie de Saint-Cloud : les constituants de 1789 furent les pères de la Révolution, mais les législateurs de l'an VIII sont les pères et les pacificateurs de la patrie. »
Le 4 nivôse an VIII, Lucien succéda à Laplace comme ministre de l'Intérieur ; il s'y montra le protecteur des lettres, qu'il cultivait lui-même avec un certain succès, et sut rallier au régime nouveau les noms considérés alors comme illustres de Fontanes, La Harpe, Arnault ; ses soirées devinrent célèbres ; le vieux chevalier de Boufflers y faisait connaître son Traité de métaphysique, Chateaubriand, à peine rentré de l'émigration, y lisait Atala. Administrativement, Lucien organisa les préfectures nouvellement établies, et, malgré son culte pour la liberté de la presse, ne protesta pas quand un arrêté des consuls (17 février 1800) supprima tous les journaux de Paris, sauf le Journal des Débats et douze autres petites feuilles sans importance.
La mort de sa femme (mai 1800) et des dissentiments avec son frère Napoléon, dont l'ambition lui paraissait insatiable, lui firent échanger le portefeuille de l'Intérieur contre le poste d'ambassadeur à Madrid (6 novembre 1800) ; il séduisit vite une cour facile et présomptueuse ; la substitution de l'influence française à celle de l'Angleterre, la solution du ravitaillement de l'armée d'Egypte, la cession à la France, d'une part, de la Louisiane, et, d'autre part, des duchés de Parme, Plaisance et Guastalla, pour former le royaume d'Etrurie, la déclaration de guerre au Portugal et l'heureux traité de Badajoz (29 novembre 1801), furent autant de succès pour le jeune diplomate de vingt-cinq ans. À l'occasion de ce dernier traité, la munificence de la cour espagnole le combla de riches présents. « Je n'ose, disait-il, regarder avec attention une chose qui me plaît, de peur qu'elle ne me soit offerte. » II trouva, dans ses bagages, en quittant Madrid, plusieurs millions de diamants : « Telle est, ajoute-t-il, l'origine de ma fortune indépendante. »
Le succès l'avait réconcilié avec son frère, qui le fit entrer au Tribunat, le 6 germinal an X. C'est lui qui présenta à cette Assemblée le Concordat conclu avec Pie VII le 15 juillet 1801, et fit adopter, le 18 mai 1802, le projet de loi qui créait l'ordre de la Légion d'honneur, dont il fut nommé d'emblée grand officier (10 pluviôse an XII); sénateur de droit, il fut pourvu de la riche sénatorerie de Trèves.
La vente de la Louisiane, que Lucien considérait comme « le plus beau fleuron de sa couronne diplomatique », vente clandestine au point de vue constitutionnel, et consentie personnellement par le premier consul aux Américains, remit les deux frères aux prises. Napoléon fut violent, et se moqua brutalement des scrupules constitutionnels et intéressés de l'ancien président du Conseil des Cinq-Cents.
Cette disgrâce rendit Lucien à jamais républicain ; il se retira de la vie politique, entra à l'Institut dans la classe de la langue et littérature françaises, lors de la réorganisation de ce corps (février 1803), alla prendre possession, en juillet, des biens de la sénatorerie de Trèves, et revint à Paris faire de la littérature dans son château de Plessis-Chamant, où la meilleure société de l'époque venait chasser et jouer la comédie, plus gaiement qu'à la cour gravement consulaire de la Malmaison.
Lucien enfin se remaria, à l'insu de son frère, avec Mme Jouberthon, veuve d'un agent de change. Napoléon, ayant besoin de lui pour les combinaisons de sa politique, lui proposa, au même moment, la main de la reine d'Etrurie ; à ce sujet il y eut entre les deux frères, et en présence de Joseph, une nouvelle scène terminée par un ordre de Napoléon, et par un refus catégorique de la part de Lucien, qui décida de se fixer en Italie (avril 1804), et se rendit à Rome où le pape lui fit le meilleur accueil, et s'empressa d'ériger sa terre de Canino en principauté. Lucien s'adonna exclusivement aux distractions artistiques et littéraires. Une tentative de rapprochement avec l'empereur eut lieu à Milan en novembre 1807, mais n'eut d'autre suite que de creuser plus profondément encore la séparation, Napoléon ayant de nouveau et en vain demandé à Lucien de divorcer. Ce dernier se retira dans sa terre de Canino, près de Viterbe, mais la malveillance non dissimulée de son frère le décida à gagner l'Amérique.
Le 29 mai 1810, il annonçait a sa mère sa résolution : « Ma plus grande peine en partant est de vous quitter ; mais il le faut, puisque l'empereur renonce à mon égard à toute justice, et vous-même aussi. Quand je serai loin, vous m'apprécierez mieux. Ma famille est ingrate et injuste, car j'ai aussi contribué à votre élévation à tous au 18 brumaire. »
Le 1er août, il s'embarqua avec sa famille, à Civita-Vecchia, fut pris par un croiseur anglais, conduit à Naples, puis amené en surveillance en Angleterre, à Ludlow, où il resta trois ans.
Remis en liberté en 1814, il revint à Rome auprès de Pie VII, puis, au retour de l'île d'Elbe, se rendit à Paris solliciter l'évacuation des Etats du pape, occupés par Murat. Cette mission remplie, il résista aux instances de l'empereur qui voulait le garder près de lui et reprit le chemin de Rome ; mais faute de passeport, il ne put franchir la frontière, vit Mme de Staël à Versoix, près Genève, et revint à Paris au moment où le collège de département de l'Isère le nommait (13 mai 1815) représentant à la Chambre des Cent-Jours. Il dut refuser ce mandat, ayant été nommé à la Chambre des pairs, le 2 juin 1815.
Dans un conseil privé tenu au moment du départ de l'empereur pour l'armée, Lucien proposa d'accepter l'abdication offerte par Napoléon et d'instituer la régence de Marie-Louise ; le conseil fut du même avis, mais Napoléon, qui avait adhéré, refusa le lendemain, et partit pour Waterloo.
Le 20 juin, Lucien ayant conseillé la dictature, si la Chambre n'accordait pas son concours à l'empereur, fut rappelé vivement par Pontécoulant aux principes d'égalité qu'il avait professés jadis ; il se retira à Neuilly, puis repartit pour l'Italie, et, arrêté à Turin, ne dut sa liberté qu'à l'intervention bienveillante de Pie VII auprès des souverains alliés.
Lucien se retira auprès de Viterbe ; en 1817, il faillit être victime d'une tentative d'enlèvement de la part de brigands qui voulaient le mettre à rançon ; mais ce fut son secrétaire qui fut enlevé à sa place.
Lucien, dont la carrière politique était terminée, continua d'écrire ; ses oeuvres les plus importantes sont : un roman, Stellina (1799), un poème épique, Charlemagne ou l'Eglise délivrée (1815) dédié à Pie VII, et un autre poème, la Cyrnéide, ou la Corse sauvée (1819).