Contenu de l'article
Plusieurs dispositions du projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme intéressent la Commission en raison de leur impact sur l’exercice des droits et libertés à l’âge numérique. Compte tenu des délais d’examen du texte, la Commission s’est limitée dans un premier temps à formuler une recommandation sur la mesure de blocage administratif prévue par l’article 9 du projet de loi. Les autres dispositions énumérées ci-dessus feront l’objet d’une analyse approfondie et d’une recommandation ultérieure.
La Commission ad hoc de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge numérique a été créée par décision de la conférence des présidents de l’Assemblée nationale en février 2014. Elle est composée de 13 députés et 13 personnalités qualifiées et co-présidée par M. Christian Paul et Mme Christiane Féral-Schuhl ( voir la composition). Cette Commission s’est fixé l’objectif de définir une doctrine et des principes durables en matière de protection des droits et libertés à l’âge numérique, et ainsi d’éclairer les travaux parlementaires sur ces questions.
Plusieurs dispositions du projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme intéressent la Commission en raison de leur impact sur l’exercice des droits et libertés à l’âge numérique, en particulier : le transfert dans le code pénal des délits de provocation au terrorisme et d’apologie du terrorisme et la création d’une circonstance aggravante de commission par le biais d’internet (article 4) ; la possibilité pour le juge judiciaire d’ordonner en référé l’arrêt d’un site en cas de provocation au terrorisme ou d’apologie du terrorisme (article 6) ; l’extension du champ de l’obligation spéciale à la charge des prestataires techniques aux faits de provocation au terrorisme et d’apologie du terrorisme (article 9) ; la faculté de procéder à la perquisition de données stockées dans le « nuage » informatique mais accessibles à partir d’un système informatique implanté dans les services de police ou unités de gendarmerie (article 10) ; la faculté reconnue aux officiers de police judiciaire de requérir, sur autorisation du procureur de la République, toute personne qualifiée pour mettre au clair les données chiffrées (article 11) ; l’aggravation des incriminations relatives aux atteintes aux systèmes de traitement automatisé des données, à travers la création d’une circonstance aggravante de bande organisée (article 12) ; la généralisation de l’enquête sous pseudonyme à l’ensemble de la criminalité et de la délinquance organisée (article 13) ; l’allongement de dix à trente jours du délai de conservation des données dans le cadre des interceptions de sécurité (article 15).
Compte tenu des délais d’examen du texte, la Commission s’est limitée dans un premier temps à formuler une recommandation sur la mesure de blocage administratif prévue par l’article 9 du projet de loi. Les autres dispositions énumérées ci-dessus feront l’objet d’une analyse approfondie et d’une recommandation ultérieure.
Le 2° de l’article 9 du projet de loi prévoit la possibilité, pour l’autorité administrative, de demander aux fournisseurs d’accès à internet de bloquer « sans délai » l’accès aux sites
provoquant directement à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie, à l’instar de ce que le législateur a prévu pour les sites pédopornographiques.
Le 3° du même article précise les modalités d’application du blocage administratif des sites provoquant au terrorisme ou en faisant l’apologie et des sites pédopornographiques. Il prévoit qu’« un magistrat de l’ordre judiciaire, désigné par le ministre de la justice, s’assure de la régularité des conditions d’établissement, de mise à jour, de communication et d’utilisation de la liste des adresses électroniques des services de communication au public en ligne concernés ».
Selon l’étude d’impact du projet de loi, les objectifs sont multiples. « Il s’agit, d’une part, de protéger l’internaute de bonne foi de contenus non recherchés par lui et, d’autre part, de gêner l’accès volontaire de certains internautes à ces contenus de propagande afin d’éviter que ne se diffuse la propagande terroriste. Pour cela le blocage administratif présente l’avantage de pouvoir traiter un grand nombre de sites ou de pages internet dans des délais plus brefs que ceux résultant du blocage judiciaire. Il permet donc de concilier l’efficacité de la mesure de prévention avec le respect des droits et libertés dès lors que cette mesure de police est susceptible de recours devant le juge ».
L’étude d’impact fait état d’un développement très rapide du nombre de sites internet faisant l’apologie du terrorisme. « Or, tous ne font pas l’objet d’investigations judicaires, et nombreux sont les sites qui restent accessibles au grand public. Grâce à une coopération renforcée des services d’enquête (notamment la plate-forme PHAROS [1] et l’unité de coordination de la lutte anti-terroriste) le blocage administratif permettra de mettre hors d’état de nuire les sites identifiés comme incitant aux actes de terrorisme et qui ne font pas l’objet d’investigations judiciaires ».
L’étude d’impact met en avant les limites d’un recours exclusif au blocage judiciaire prévu aux articles 6-I-8 et 50-I de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), voire aux référés de droit commun prévus aux articles 145, 808 et 809 du code de procédure civile. « Compte tenu du nombre croissant de sites mis en cause, les juges des référés ne seraient pas en mesure d’intervenir utilement dans des délais restreints. En outre il n’appartiendrait qu’aux seules personnes ayant un intérêt à agir, et non à l’autorité administrative d’enclencher cette procédure. Enfin, seuls les sites visés dans la procédure judiciaire pourraient être bloqués, et non les sites miroirs, souvent très nombreux, ce qui limiterait considérablement l’efficacité de l’action judiciaire ».
(1) Internet n’est pas un monde à part, ou placé hors du droit. La Commission partage pleinement l’objectif du Gouvernement de lutter contre les contenus visés par le projet de loi. Elle s’inquiète néanmoins du fait que la notion « d’apologie du terrorisme » puisse être interprétée de façon extensive si sa réalité n’est pas soumise à l’appréciation préalable du juge judiciaire. Elle rappelle qu’il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre la prévention des atteintes à l’ordre public, la lutte contre les contenus illicites et la protection de la liberté d’expression et de communication. Elle s’interroge sur le caractère adéquat, nécessaire et proportionné de la proposition de blocage administratif, sans contrôle préalable de l’autorité judiciaire, dans le domaine très spécifique de la lutte contre le terrorisme. La Commission estime que les notions de provocation à des actes de terrorisme et d’apologie de ces actes sont particulièrement délicates à qualifier et que cette qualification ne saurait relever que du juge en raison des risques importants d’atteinte à la liberté d’expression et de communication. La frontière entre la provocation au terrorisme et la contestation de l’ordre social établi peut en effet être particulièrement difficile à tracer car, comme l’a rappelé la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans l’arrêt Association Ekin c/ France du 17 juillet 2001, la liberté d’expression protège « non seulement les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ».
De manière générale, la Commission souhaite rappeler que le préalable d’une décision judiciaire apparaît comme un principe essentiel, de nature à respecter l’ensemble des intérêts en présence, lorsqu’est envisagé le blocage de l’accès à des contenus illicites sur des réseaux numériques. Non seulement ce préalable constitue une garantie forte de la liberté d’expression et de communication, mais il vise aussi à préserver la neutralité des réseaux.
(2) En ce qui concerne la nécessité de la mesure proposée, la Commission constate que sur les 360 signalements effectués en 2013 par les internautes et les services de police auprès de la plateforme PHAROS, 122 constituent des cas avérés de provocation au terrorisme ou d’apologie du terrorisme. Compte tenu de ces éléments et sauf autre indication de nature à modifier significativement le nombre de signalements effectifs, le risque d’engorgement des tribunaux mis en avant par le Gouvernement à l’appui du blocage administratif ne lui apparaît pas établi.
La Commission estime possible, et même indispensable, que puisse s’organiser un traitement prioritaire par le parquet des plaintes portant sur des contenus de provocation au terrorisme ou d’apologie du terrorisme. Cette proposition devrait prendre la forme d’une circulaire du garde des Sceaux. La Commission souhaite également que soit évaluée l’opportunité de désigner un juge spécialisé habilité à traiter ces plaintes et/ou d’instaurer la possibilité pour l’autorité administrative de saisir le juge des référés en cas de contenus manifestement odieux (diffusion d’actes de barbarie, meurtres, tortures en ligne, etc.).
Afin de lutter contre la prolifération de sites miroirs, la Commission souhaite que soit examinée la possibilité de mettre en place une procédure judiciaire accélérée pour les simples réplications de contenus déjà condamnés.
La Commission estime par conséquent qu’une meilleure coordination des services de police et de justice permettrait d’enclencher plus rapidement des procédures contre les contenus visés.
La Commission souhaite également que soit étudié un dispositif inspiré du système de signalement mis en oeuvre par l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL), qui permettrait à l’autorité administrative de présenter à dates régulières à l’autorité judiciaire des séries de contenus à bloquer. Cette solution permettrait à la France de rester cohérente par rapport aux principes qu’elle défend à l’étranger en matière de droits de l’homme, et notamment le principe que « toute législation visant à restreindre le droit à la liberté d’opinion ou d'expression doit être appliquée par une entité indépendante de toute influence politique, commerciale ou autre d'une manière qui ne soit ni arbitraire ni discriminatoire et
avec assez de garde-fous pour la mettre à l’abri de l'abus ; elle doit prévoir des voies de recours et de réparation contre son application abusive » [2].
(3) La Commission s’interroge par ailleurs sur l’adéquation et la pertinence du dispositif proposé pour la réalisation de l’objectif poursuivi :
–– d’une part, la Commission rappelle qu’en l’état actuel des technologies, un même serveur pouvant héberger plusieurs contenus, les solutions de blocage sont susceptibles d’entraîner du sur-blocage, c’est-à-dire le blocage de contenus légaux autres que ceux visés, ce qui constitue une atteinte à la liberté d’expression et de communication de tiers. Ce risque est important dans le cas présent puisque 90 % des contenus de provocation au terrorisme et d’apologie du terrorisme semblent se situer sur des réseaux sociaux ou des plateformes de partage de vidéos comme Youtube ou Dailymotion. Compte tenu de ce risque, il est à craindre que les mesures de blocage ne concernent en pratique que 10 % des contenus en cause ;
–– d’autre part, la Commission rappelle qu’il existe des techniques permettant de contourner chaque type de blocage de manière relativement simple : l’utilisation de sites « miroir », c’est-à-dire d’une réplication du site sur une autre adresse IP, une autre url et un autre nom de domaine, l’utilisation d’un proxy, c’est-à-dire d’un site servant d’intermédiaire de connexion entre l’utilisateur et le site auquel il souhaite se connecter, le chiffrement ou le recours à un réseau privé virtuel.
Compte tenu de ces éléments, la Commission estime que le retrait du contenu auprès des hébergeurs doit être privilégié sur le blocage lorsque ces derniers sont coopératifs. A cet égard, elle rappelle que les articles 6-I-2 et 6-I-3 de la LCEN permettent à toute personne, y compris la personne publique, de dénoncer à un hébergeur un contenu manifestement illicite à condition que cette dénonciation soit justifiée dans les conditions prévues par l’article 6-I-5 de la LCEN. L’hébergeur doit alors retirer l’information ou en rendre l’accès impossible sous peine de voir sa responsabilité civile et pénale retenue.
La Commission, consciente que cette solution n’est pas adaptée en présence d’hébergeurs non coopératifs, recommande l’utilisation du blocage à titre subsidiaire et sur décision judiciaire. En outre, dans le cas où un dispositif de blocage serait prévu par la loi, cette dernière devrait également prévoir un mécanisme d’évaluation de l’efficacité du dispositif, afin de vérifier que les effets du blocage sont en adéquation avec l’objectif de la restriction et d’éviter tout blocage excessif des contenus [3].
[1] Plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC)
[2] Orientations du Conseil de l'Union Européenne relatives à la liberté d'expression en ligne et hors ligne, 12 mai 2014, § 22.
[3] Recommandation CM/Rec(2008)6 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux Etats membres sur les mesures visant à promouvoir le respect de la liberté d’expression et d’information au regard des filtres internet.