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- Audition de l’amiral Christophe Prazuck, chef d’état-major de la marine, du contre-amiral de la marine François Moreau, sous-chef d’état-major plans programmes, du capitaine de frégate Julien Lalanne de Saint-Quentin, conseiller du chef d’état-major, du capitaine de vaisseau Dominique Caillé, responsable des liaisons parlementaires auprès du chef d’état‑major de la marine
Compte rendu
Mission d’information sur la prochaine génération de missiles anti-navires, conjointe avec la Chambre des communes du Royaume-Uni
- Audition de l’amiral Christophe Prazuck, chef d’état-major de la marine, du contre-amiral de la marine François Moreau, sous-chef d’état-major plans programmes, du capitaine de frégate Julien Lalanne de Saint-Quentin, conseiller du chef d’état-major, du capitaine de vaisseau Dominique Caillé, responsable des liaisons parlementaires auprès du chef d’état‑major de la marine
Mardi 24 juillet 2018
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 02
session extraordinaire de 2017-2018
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La séance est ouverte à quatorze heures.
Mme Natalia Pouzyreff, co-rapporteure. Chers collègues, permettez-moi tout d’abord de remercier pour sa présence devant nous l’amiral Christophe Prazuck, chef d’état‑major de la marine, ainsi que les officiers qui l’accompagnent. Sans qu’il soit nécessaire de répéter le propos liminaire que j’ai tenu ce matin, je rappellerai que cette audition se tient à huis clos. Elle fera néanmoins l’objet d’un compte rendu public. Après votre intervention, Amiral, les parlementaires français et britanniques ici présents vous interrogeront de manière alternative. Sans plus tardez, je vous laisse la parole afin de vous permettre d’évoquer les questions qui nous occupent aujourd’hui, et en premier lieu l’évaluation de la menace du point de vue français, et la nécessité de maintenir une capacité offensive à la mer.
Amiral Christophe Prazuck, chef d’état-major de la marine. (Traduction) Merci de votre accueil, Madame la députée. Cela fait deux ans que j’exerce les fonctions de chef d’état-major de la marine. Auparavant, j’ai exercé comme sous-marinier, comme surfacier et j’ai également commandé les forces spéciales de la Marine. Mon dernier poste était celui de directeur du personnel militaire de la marine. Mes échanges avec mon homologue britannique, l’amiral Philip Jones, sont directs et réguliers. Nous avons d’ailleurs récemment conduit un exercice commun, appelé Catamaran, et je crois pouvoir dire que la Royal Navy constitue réellement la marine jumelle de la marine française. Nous coopérons sur de nombreuses questions et il s’agit pour moi d’une question de la plus haute importance.
(En français).
Permettez-moi à présent de m’exprimer en français pour parler de missiles et d’autres questions complexes. De quoi parle-t-on ? Nous sommes entrés dans l’ère du missile en 1967, lorsqu’un missile Styx égyptien a frappé la corvette israélienne Eilat. Par la suite, durant la guerre des Malouines en 1982, un missile Exocet a touché le bâtiment britannique Sheffield tandis qu’en 1987, un autre missile Exocet a frappé le bâtiment américain USS Stark dans le Golfe Arabo-Persique. En 1991, les Sea Skuas britanniques ont touché un certain nombre de vedettes irakiennes. Enfin, en 2003, le bâtiment HMS Gloucester a intercepté un missile Silkworm tiré depuis les côtes irakiennes. Si l’histoire de l’emploi opérationnel des missiles a débuté en 1967, une première inflexion a eu lieu en 2006 lorsque, pour la première fois, un acteur non-étatique – probablement le Hezbollah – a tiré un missile anti-navire lourd contre le Hanit, une corvette israélienne. Nous nous sommes récemment trouvés dans une situation similaire dans la mesure où, selon toute vraisemblance, un cargo turc a été touché par un missile du même type dans le sud de la mer Rouge.
Parallèlement au développement de missiles anti-navires, des systèmes de défense ont été conçus, qu’il s’agisse de systèmes anti-aériens ou anti-missiles. En France, nous avons ainsi développé le Masurca tandis que les Américains ont conçu une famille de missiles : les SM-1, SM-2 et SM-3. La France a également développé le Crotale, un système de courte portée, ainsi que l’Aster, conçu par MBDA. Pour résumer, deux grandes familles de missiles défensifs existent aujourd’hui : des armes de longue portée comme l’Aster ou le SM‑3 et des armes de courte portée comme le Crotale.
Comme Mme Pouzyreff l’a indiqué, les missiles anti-navires sont avant tout des armes offensives, tandis que les missiles anti-missiles sont plutôt défensifs. Toutefois, au-delà de cette distinction, essayez de vous imaginer à la mer, sous le feu d’un missile tiré depuis un autre bâtiment. Une telle situation est tout à fait plausible aujourd’hui, notamment en Méditerranée orientale. Or, en l’espèce, il vous faudrait détruire le bâtiment qui vous a pris pour cible au moyen d’un missile anti-navires. Dans ce cas, une arme offensive serait donc employée comme moyen de défense. La survenance d’un tel scénario n’est pas simplement plausible, elle est selon moi plus que probable.
La marine française a toujours disposé de missiles offensifs construits de manière nationale – les Exocet. En revanche, elle a parfois eu recours à des missiles défensifs américains, comme le SM-1 avant son remplacement par l’Aster produit par MBDA.
En complément des missiles anti-navires et des missiles anti-missiles, on trouve également les missiles de croisières, dont l’histoire est différente. D’abord, le Tomahawk, né dans les années 1970 et qui équipe les sous-marins britanniques depuis 1995. Les premiers tirs opérationnels de la Royal Navy datent d’ailleurs de la guerre du Kosovo. Le programme SCALP/Storm Shadow, qui lie nos deux pays, a quant à lui abouti en 2002, le premier tir opérationnel datant de 2003, en Irak. La France dispose également de la version navale de ce missile – le missile de croisière navale (MdCN) – mis en œuvre depuis un bâtiment de surface et dont le baptême du feu a eu lieu en avril dernier, lors de l’opération ayant conduit à la destruction de cibles chimiques en Syrie. Ce missile pourra également être tiré depuis les sous-marins de la classe Barracuda, qui entreront en service à compter de 2020.
Par ailleurs, comme vous le savez, la revue stratégique conduite à l’initiative du président de la République, il y a près d’un an, a mis l’accent sur la résurgence de compétiteurs stratégiques étatiques. Elle a également pointé la recrudescence des postures de contestations, notamment en milieu maritime, tant dans les zones littorales qu’en haute mer. Les perturbateurs stratégiques ont par ailleurs massivement investi dans des missiles hyper‑véloces de longue portée et des systèmes de défense surface-air performants, qui prolifèrent déjà. Il en ressort un bouleversement de l’environnement stratégique.
L’essor des systèmes A2/AD se double d’une contestation du spectre électromagnétique au travers de brouillages des radars comme d’autres systèmes. C’est pourquoi, comme l’affirme d’ailleurs la revue stratégique, il y a un réel besoin de maintenir notre capacité à entrer en premier dans des environnements contestés – à ce sujet, l’opération conduite en Syrie en avril dernier est riche d’enseignements – tout comme il est nécessaire de conserver la supériorité aéromaritime grâce à une portée et une capacité de pénétration suffisantes. Enfin, il est tout aussi nécessaire de maintenir notre autonomie industrielle dans le domaine de la conception des missiles. Tels sont les constats de la revue stratégique.
En ce qui me concerne, j’estime que le missile Exocet, qui a connu de grands succès à l’export tout au long de sa longue vie, sera une arme dépassée en termes de vitesse, de portée et d’agilité dans les dix à quinze ans. L’Exocet est aujourd’hui en fin de cycle et nous avons atteint les limites des améliorations incrémentales. Le MM40 Block 3C ne deviendra jamais un missile hyper-véloce supersonique.
Nous avons atteint certaines limites et le programme FMAN/FMC s’intègre donc parfaitement dans ce contexte général.
Le 13 juillet dernier à l’Hôtel de Brienne, le président de la République évoquait la relation privilégiée entre la France et le Royaume-Uni en matière de défense, et ce quelle que soit l’issue du Brexit. À ses yeux, il s’agit d’une relation stratégique et profonde, qui continuera de s’approfondir. Le chef de l’État a précisé que l’opération en Syrie avait été conduite avec nos alliés américain et britannique à un niveau de technicité et d’intégration inédit. Au fond, les militaires ont montré que, malgré les commentaires ou les doutes qui surgissent ici ou là, la réalité opérationnelle était robuste et que nous avions agi avec une réactivité inédite et une intégration opérationnelle hors du commun.
Ainsi, malgré le contexte du Brexit, la coopération franco-britannique reste forte grâce à la nature bilatérale des accords de Lancaster House, rappelée au Sommet d’Amiens en 2016. À présent, il s’agit de conforter la coordination opérationnelle, tant avec les Américains qu’avec les Britanniques, notamment dans l’Atlantique nord et en Méditerranée orientale. Depuis plus de dix ans, des bâtiments britanniques accompagnent systématiquement ou presque le groupe aéronaval français et, demain, nous mettrons en place des accompagnements croisés autour de nos porte-avions respectifs afin de renforcer notre intégration.
De fait, nous partageons la même culture stratégique. Nos processus de décision politique sont semblables. Notre histoire est commune. Les missiles anti-navires et les missiles de croisière sont des armes expéditionnaires, des armes de suprématie qui offrent une capacité d’entrée en premier dans des environnements contestés, et permettent de supprimer les défenses ennemies. L’interopérabilité constitue donc l’un des défis principaux, davantage que si nous conduisions un tel programme avec un autre pays. Voilà pour les enjeux opérationnels et militaires. Il existe aussi d’autres enjeux, et en premier lieu un enjeu industriel, qui se traduit par le soutien à un acteur industriel que nous avons en partage : MBDA. On ne saurait méconnaître l’enjeu de souveraineté et le maintien de notre expertise industrielle. Enfin, il y a un enjeu financier à ce programme, dans la mesure où nous souhaitons pouvoir partager les coûts de développement et de possession, ainsi que conforter notre force de frappe à l’export.
Alors qu’est-ce que j’attends, en tant que chef d’état-major de la marine, du programme FMAN/FMC ?
D’abord, répondre au besoin opérationnel : une fois le missile entré en service, les marins français et britanniques devront pouvoir disposer de l’allonge et de capacités de pénétration suffisantes face à des forces ennemies dotées de capacités de plus grande qualité et dont les performances croissent chaque jour. Ce besoin opérationnel se traduit notamment par la nécessité de remplacer l’AM39 au plus tard en 2030, en intégrant son successeur d’abord sous Rafale, puis sous les nouvelles plateformes SCAF et le futur avion de patrouille maritime. Il s’agit aussi de remplacer le MM40. Au terme du processus d’amélioration en cours, le MM40 restera en effet un missile subsonique. Pour cette capacité, je vise une intégration sur les quinze frégates de premier rang de la marine française à l’horizon 2030. Enfin, à compter de 2032, je compte sur le remplacement des missiles SCALP qui équipent les Rafale mis en œuvre à partir du porte-avions Charles‑de-Gaulle. Telles sont les échéances et les objectifs que nous poursuivons.
Deuxièmement, nous souhaitons soutenir notre missilier, MBDA.
Troisièmement, ce programme doit être l’occasion de développer des interdépendances entre nos deux pays en ce domaine. Mme Florence Parly, ministre des Armées, considère d’ailleurs ce point comme une condition de la constitution de l’Europe de la défense. Je note à ce sujet que le Royaume-Uni est partie à l’initiative européenne d’intervention (IEI).
En conclusion, je dirais que cette coopération est l’alliance d’un pays pionnier dans le développement des missiles anti-navires – la France, avec la génération Exocet, largement exportée et copiée, par exemple par les C-801 et les C-802 chinois – et d’un pays qui a la plus grande expérience au monde des missiles anti-navires, aussi bien pour leur emploi que comme menace – le Royaume‑Uni. Je pense à la guerre des Malouines en 1982, ainsi qu’aux interventions en Irak en 1991 et en 2003. De plus, il s’agit d’une alliance entre deux pays ayant déjà remporté des succès techniques et opérationnels avec les missiles de croisière SCALP/Storm shadow.
Nos exigences calendaires convergent, notamment parce que les dates de fin de vie de nos missiles de croisière coïncident. Alors que nous avons déjà conduit plusieurs programmes en coopération, il s’agit à présent de poursuivre une nouvelle coopération qui permettra de bâtir des capacités déterminantes pour peser dans les alliances et les coalitions. À ce titre, la capacité d’entrée en premier et la capacité de missile de croisière naval sont différenciantes par rapport à d’autres marines. Le missile anti-navires de nouvelle génération, grâce à sa capacité de pénétration en environnement contesté, a le potentiel pour devenir une capacité différenciante en Europe. Le programme FMAN/FMC porte donc un double enjeu de souveraineté, nationale et européenne. Voilà en quelques mots mon appréciation de ce programme ambitieux et nécessaire.
Mme Natalia Pouzyreff, co-rapporteure. Merci Amiral. À présent, nous en venons aux questions des membres de la mission conjointe.
M. Gavin Robinson. (Traduction). Amiral, tout d’abord, merci d’avoir parlé en anglais au début de votre intervention. Vous parlez évidemment beaucoup mieux que moi lorsque j’essaye de parler français – je vous le garantis – voire même quand il me faut parler anglais ! Votre intervention est tout à fait intéressante et nous avons notamment apprécié le fait que vous rapprochiez ainsi la Royal Navy de la marine française, en faisant presque des jumelles. Pourriez-vous nous dire quel est votre degré d’implication dans la conduite de ce programme et notamment dans la phase de concept ? Le suivez-vous étroitement ?
Amiral Christophe Prazuck. La phase de concept débute à peine. Il s’agit néanmoins d’un programme stratégique et, de ce fait, il est pour moi essentiel. Je le suis avec attention et je suivrai ses développements. Je peux vous assurer qu’aujourd’hui, notamment après les opérations que nous avons conduites en Syrie et que j’ai mentionnées à plusieurs reprises, nous partageons nos analyses en termes de retour d’expérience, aussi bien avec Philip Jones qu’avec John Richardson, notre homologue américain. De tels échanges sont particulièrement utiles pour savoir ce qu’il nous faut faire dès lors que nous intervenons dans une zone dans laquelle la menace missile est forte, dans un contexte d’entrée en premier. Comment devons-nous agir pour supprimer cette menace – c’est l’objet de la frappe anti‑navires – puis être plus efficace ensuite lorsque nous frappons dans la profondeur ?
Comme je l’ai indiqué, j’accorde donc la plus vive importance à ce programme, et je continuerai à y être attentif au fil des évolutions, tant du côté français qu’en lien avec mon homologue britannique, non pour les détails techniques mais au regard du contexte stratégique et tactique.
Je remarque que nous pourrions avoir quelques différences d’approche, les Britanniques semblant privilégier la furtivité pour la frappe dans la profondeur, tandis que les Français sont davantage en faveur de la vitesse, avec un missile hyper-véloce. Pour ma part, je pense qu’il nous faut comparer les deux options afin de déterminer laquelle est la plus efficace.
M. Gavin Robinson. (Traduction). Merci pour votre réponse. Cela étant, pensez‑vous qu’en définitive, nous serons capables de nous accorder sur une seule arme, ou estimez-vous que nous retiendrons une solution reposant sur une famille de missiles permettant de répondre aux divers besoins opérationnels ainsi qu’aux diverses exigences techniques ? Avez-vous échangé avec votre homologue britannique quant à l’opportunité d’une solution sous-marine ? Le cas échéant, cet aspect est-il traité dans le cadre de la phase de concept ?
Amiral Christophe Prazuck. Pour ma part, qu’un missile de frappe dans la profondeur et un missile anti-navires présentent des éléments communs et des éléments différenciés ne fait aucun doute. Dès lors, je ne serais pas choqué par l’existence de plusieurs déclinaisons d’un même objet initial. S’agissant du choix entre furtivité et vitesse, je compte pour y répondre sur les études qui seront conduites, de manière prospective, afin d’identifier les menaces que nous rencontrerons dans dix ou quinze ans. Enfin, concernant la capacité sous-marine, les sous-marins français sont équipés du missile Exocet SM39 qu’il faudra, à terme, renouveler. Néanmoins, il ne s’agit pas de l’échéance la plus immédiate. L’effort porte donc à ce stade sur le remplacement des capacités anti-navires aéroportées et de surface ainsi que sur celui du SCALP/Storm Shadow.
M. Jean-Charles Larsonneur. Amiral, tout d’abord merci pour votre présentation. Dans la foulée de mon collègue Gavin Robinson, j’aimerais revenir sur la question de la convergence des besoins opérationnels entre nos deux pays, plus spécifiquement s’agissant de l’A2/AD. Quels types de défense ces missiles devront-ils être en mesure de neutraliser ? Dans quel type de conflits sont-ils susceptibles d’être employés ? Je pense en particulier au double emploi des missiles anti-navires : les missions anti-navires et les missions de suppression des défenses aériennes (SEAD) peuvent-elles être conduites conjointement d’un point de vue opérationnel ?
Amiral Christophe Prazuck. Vous m’avez d’abord interrogé sur le contexte dans lequel ces armes pourraient être employées, et face à quels types de défense. Au regard des capacités des systèmes que nous employons actuellement – Aster 15 ou Aster 30 – et des systèmes russes exportés aujourd’hui – S-300 ou S-400 – le besoin d’échapper à des missiles d’interception est de plus en plus présent. Nous devons être en mesure de s’affranchir de cette menace, et c’est cette exigence qui se trouve au cœur du programme. Ces missiles constituent déjà une réelle menace, et je pense que les industriels comme les chercheurs devront travailler à la définition des menaces futures, au-delà des systèmes actuels.
Dans quel type de conflit les missiles anti-navires pourront-ils être employés ? Vous avez notamment évoqué la mission SEAD : pour quelles raisons devrions-nous recourir à un missile anti‑navires pour cette mission ? Il y a quelques mois, les Américains ont rapporté avoir été l’objet d’une attaque d’un missile anti‑navires dans le sud de la mer Rouge. En réaction, ils ont détruit au moyen de missiles de croisière tous les sites radars implantés sur la côte yéménite, et tous les dispositifs qu’ils pensaient être incriminés dans cette attaque. Mais il existe également des systèmes mobiles, c’est-à-dire des systèmes de défense anti-navires et antiaériens qui se déplacent le long de la côte et dont les radars désignent des objectifs. La capacité à lancer un missile et à détruire les radars de ces dispositifs mobiles correspond à la capacité appelée SEAD, c’est-à-dire de suppression des défenses aériennes ennemies, et c’est elle que l’on souhaite mettre en œuvre au moyen du futur missile anti-navires que nous développons. Le premier emploi du missile FMAN/FMC est donc l’entrée en premier afin de frapper à un ennemi à terre, ce qui suppose de commencer par supprimer les défenses implantées le long de la côte au moyen d’un missile de type SEAD (FMAN) avant de frapper dans la profondeur au moyen du FMC ou du MdCN.
Mais il existe aussi un autre type de conflit dans lequel ce type de missile entre en jeu, d’ailleurs évoqué par la revue stratégique : je pense à la compétition en haute mer. Depuis la fin de la Guerre froide, nous avons perdu de vue l’éventualité d’une confrontation de flottes en haute mer. Il n’y a pas si longtemps, jusqu’à la fin de la Guerre froide, devoir mener une troisième bataille de l’Atlantique était une hypothèse d’engagement tout à fait envisagée. Aujourd’hui, on constate l’émergence de nouvelles puissances, à même de construire l’équivalent de la marine française tous les quatre ans, et dotées de capacités offensives susceptibles de remettre en cause la souveraineté de certains espaces maritimes, ou la sécurité de lignes de communications essentielles au ravitaillement de l’Europe.
Ne vous méprenez pas : je ne dis pas que nous nous trouvons à la veille d’un tel conflit! Néanmoins, face à l’accroissement des capacités de certaines flottes navales, l’hypothèse tactique d’une confrontation de flottes en haute mer redevient une hypothèse réaliste.
Mme Natalia Pouzyreff, co-rapporteure. Pour poursuivre sur ce sujet, je dirais que le fait que la France dispose de la deuxième zone économique exclusive au monde explique aussi qu’elle doive être présente tout autour du globe. Dès lors, que nos bâtiments de surface soient équipés d’une arme de dernière génération, dotée d’une capacité de frappe très importante, pourrait-il également créer un effet dissuasif et nous permettre ainsi de tenir à distance de potentiels ennemis ?
Amiral Christophe Prazuck. Exactement. Ce rôle dissuasif est, au fond, le point essentiel. Il s’agit vraiment de maintenir à distance un ennemi potentiel. On voit bien que dès aujourd’hui, avec la dissémination des missiles chinois C-801 ou C-802, qui sont des copies de l’Exocet, il nous faut être en mesure de riposter. Ce type de missiles est aussi entre les mains d’organisations non-étatiques et, embarqués à bord de bateaux, y compris de petites tailles, ils sont à même de faire un certain nombre de dégâts. Or nous devons être en mesure de contrer ce type de menace.
M. John Spellar. (Traduction). Amiral, vous avez évoqué avec des mots très chaleureux les relations entre nos deux marines, et avez notamment pointé les similitudes entre nos processus de prise de décision. De manière plus précise, quel est le degré de coopération de nos structures de commandement ? Celui-ci a-t-il cru depuis la signature des accords de Lancaster House ?
Amiral Christophe Prazuck. Je m’entretiens avec mon homologue près de quatre fois par an, dans le cadre de réunions formelles réunissant les chefs d’état-major. Au-delà, nos équipes respectives se rencontrent régulièrement. Par ailleurs, douze officiers français sont insérés dans la Royal Navy. Il n’y a pas une marine avec laquelle nous ayons des échanges aussi importants. Par ailleurs, dans la continuité des accords de Lancaster House, nous travaillons en ce moment à affiner la capacité opérationnelle du Combined Joint Expeditionary Force (CJEF). Nous avons d’ailleurs conduit l’exercice amphibie Catamaran, que j’ai mentionné tout à l’heure, il y a un mois, au large de la Bretagne. L’objectif est de bâtir d’ici la fin de l’année 2019 une structure de commandement et de contrôle inter-armées franco-britannique opérationnelle.
En ce qui me concerne, je dirais que les échanges que nous réalisons dans le cadre d’exercices et des escortes que nous organisons – du Charles-de-Gaulle par des frégates britanniques ou du Queen Elizabeth par des frégates françaises – deviendront la norme dans les années à venir. Il existe donc tout un panel d’échanges entre nos deux marines, et un tel niveau d’interopérabilité est vraiment nouveau.
M. John Spellar. (Traduction). Tout ceci est vraiment très éclairant. Dans ce contexte, comment les deux marines travaillent-elles ensemble afin d’exploiter au mieux, d’un point de vue opérationnel, les technologies émergentes que vous avez décrites et dont nous voyons le développement ?
Amiral Christophe Prazuck. Nos agences chargées de l’acquisition des matériels d’armement – la DGA et DE&S – ont déjà tenu des réunions sur les évolutions technologiques et la manière dont elles pourraient être mises en commun. D’un point de vue opérationnel, je constate que dans la lutte sous la mer, nous utilisons les mêmes sonars, mis en œuvre depuis des frégates différentes. De même, nous employons les mêmes missiles anti-aériens et nous travaillons ensemble dans le domaine de la chasse aux mines. Alors certes, tous les domaines ne sont pas concernés, mais nous œuvrons de manière étroite et coordonnée dans un certain nombre de secteurs stratégiques.
M. Jean-Pierre Cubertafon. On évoque parfois le risque, pour la marine britannique, d’une rupture temporaire de capacité s’agissant de la frappe anti-navires. En tant que chef d’état-major de la marine, quelle serait pour vous la durée acceptable d’une telle rupture de capacité ?
Amiral Christophe Prazuck. Zéro jour serait la bonne réponse ! En réalité, je me permets de souligner que la marine britannique ne fait pas complètement face à une rupture de capacité du fait du retrait de service des Harpoon, dans la mesure où il lui restera des Sea Skua, emportés par hélicoptères. Ces missiles ont d’ailleurs été fortement utilisés dans le Golfe Arabo-Persique en 1991 et en 2003. Dans l’attente de l’ANL, la France ne dispose pas d’une telle capacité. Côté français, nous ne rencontrons pas de difficultés capacitaires s’agissant des missiles anti-navires, même s’ils ont besoin d’être entretenus et révisés. La LPM prévoit d’ailleurs cette remontée en puissance, après une période transitoire durant laquelle une certaine vigilance reste de mise. Néanmoins, les perspectives de remplacement de l’Exocet et du SCALP dans le cadre du programme FMAN/FMC nous permettent d’éviter toute rupture capacitaire.
M. Mark François. (Traduction). Amiral, nous sommes ici pour parler du programme FMAN/FMC mais, puisque je me trouve devant vous, permettez-moi de vous interroger sur le porte-avions. À ce jour, la marine britannique dispose du Queen Elizabeth, qui sera bientôt rejoint par le Prince de Galles. De votre côté, vous disposez du Charles‑de‑Gaulle. La loi de programmation militaire évoque un futur porte-avions, dont la construction interviendrait dans quelques années. Que pensez-vous de rapprocher nos programmes et de travailler ensemble sur la construction de porte-avions à l’avenir ?
Amiral Christophe Prazuck. Je ne suis pas certain que le contribuable britannique serait ravi de contribuer au financement des études du futur porte-avions français ! Plus sérieusement, dans les années 2000, au moment où le Royaume-Uni lançait la conception des porte-avions aujourd’hui mis en œuvre, une telle solution avait néanmoins été envisagée. La France avait en effet hésité à participer au programme CVF, ce qui lui aurait permis de disposer d’un deuxième porte-avions, de même classe que les deux porte-avions dont dispose aujourd’hui le Royaume-Uni. Mais les choses ne sont pas passées ainsi. Le choix des autorités britanniques de ne pas équiper les porte-avions de catapultes a conduit au choix d’avions à décollage court et à appontage vertical. En conséquence, les Rafale français ne pourront jamais s’y poser. J’espère en revanche que les F‑35 pourront apponter sur le Charles‑de‑Gaulle. Néanmoins, la coopération ne s’est pas éteinte pour autant. Ainsi, durant la construction des porte-avions de classe Queen Elizabeth, les flottilles de chasse françaises ont accueilli des officiers britanniques afin de maintenir la compétence d’appontage et de vol au‑dessus de la mer. Je sais que, de la même manière, des flottilles américaines ont accueilli des pilotes britanniques. De plus, nous avons travaillé avec nos partenaires britanniques sur le concept d’emploi du porte‑avions. Tout cela peut paraître un peu théorique mais en réalité, partager la responsabilité de définir comment ce bateau sera utilisé est une vraie marque de proximité!
Aujourd’hui, nous allons poursuivre notre travail de mise en commun des bâtiments d’escorte. N’oublions jamais qu’un porte-avions, s’il constitue un outil tactique et militaire fondamental, est aussi un objet politique, autour duquel il est possible d’agréger les volontés de ses alliés et des membres d’une coalition. Ces dernières années, chaque fois que le Charles‑de‑Gaulle a été engagé, comme en Syrie après les attentats qui ont frappé Paris en 2015, il était accompagné de bateaux européens – allemands, belges, britanniques, italiens. Cette capacité à entraîner les autres autour d’une capacité militaire majeure me paraît essentielle. C’est pourquoi aux escortes britanniques du Charles-de-Gaulle répondront des escortes françaises du Prince de Galles et du Queen Elizabeth. Il s’agit là d’un sujet de coopération à même d’exprimer la proximité entre nos deux marines.
Enfin, quelques mots sur les capacités de commandement. J’ai évoqué un peu plus tôt le CJEF. Cette force pourrait tout à fait être constituée autour du porte-avions ou de forces amphibies. Or, nous sommes en train de bâtir cette capacité à commander une force à la mer. Il me semble que la coopération autour du porte-avions s’exprimera davantage dans un cadre opérationnel que dans un cadre industriel.
M. Mark François. (Traduction). Merci, Amiral. À ce sujet, il me semble que nous coopérons aussi au niveau des forces amphibies, et vous avez d’ailleurs mentionné un exercice conduit récemment en commun. Dans le cadre de notre Modernising Defence programme, quelques rumeurs nous sont parvenues laissant entendre que le ministre de la Défense réfléchissait à l’idée d’amoindrir certaines de nos capacités amphibies. Cela a particulièrement frappé les membres de notre commission. En tant que chef d’état-major de la marine française, êtes-vous inquiet quant à la possibilité de voir la marine britannique s’affaiblir en la matière ? Bien entendu, loin de moi l’idée de vous placer en position délicate politiquement.
Amiral Christophe Prazuck. J’ai effectivement eu vent de cette rumeur dans la presse britannique, concernant les capacités amphibies, mais également les ressources humaines, notamment au sein des Royal Marines. Comme vous le savez, la France est organisée de manière légèrement différente que l’armée britannique dans la mesure où les principales forces de débarquement françaises dépendent de l’armée de terre.
Toutefois, à chaque fois que j’entends parler de reculs pour la marine britannique, c’est un sujet d’inquiétude pour la marine française dans la mesure où, comme je l’ai dit, nos marines sont quasiment jumelles. D’ailleurs, lorsque la marine britannique a décidé de se passer d’avions de patrouille maritime – les Nimrod – certains se sont dit que nous pourrions peut-être faire de même ! La suite a montré qu’il s’agissait pourtant d’outils indispensables pour protéger nos sous-marins.
S’agissant de la France, la loi de programmation militaire a confirmé l’importance de la capacité amphibie, tant pour mener des opérations de combat comme au large de la Libye, où des hélicoptères armés ont décollé depuis les ponts de nos bâtiments de projection et de commandement (BPC) que des opérations à but humanitaire, comme aux Antilles après le passage de l’ouragan Irma. Cette capacité répond donc à un large éventail de missions, des opérations coercitives à la formation, soit dans le cadre d’un programme de coopération, soit au profit de nos jeunes officiers qui passent plusieurs mois sur ces bâtiments.
M. Jean-Jacques Ferrara. Amiral, j’ai conscience de prendre le risque de ne pas obtenir de réponse mais, selon vous, opterons-nous pour une famille de missiles ? Cela pourrait permettre de disposer d’une capacité supersonique pour la mission anti-navires et d’une capacité plutôt furtive et subsonique pour la frappe dans la profondeur. De plus, un tel découplage pourrait nous permettre de nous adapter à nos échéances propres et faciliter le partage industriel en recourant aux expertises de chaque pays. Quelle est votre position à ce sujet ?
Amiral Christophe Prazuck. Ma préférence ira à la solution la moins onéreuse. Dit autrement, je suis favorable à disposer du plus grand nombre de missiles possible, au moindre coût. Cela suppose d’analyser finement le coût des différentes options. Nous ne devons pas construire un pistolet à bouchon, c’est-à-dire une arme qui puisse être facilement interceptée. Nous devons bien concevoir une arme à même de percer les défenses anti-aériennes, les défenses côtières et, plus largement, tous les systèmes de défense que nous rencontrons aujourd’hui et que nous rencontrerons dans une dizaine d’années.
Il s’agit là d’un sujet épineux, puisque nous pourrions aboutir à une arme au coût si élevé qu’il n’en existerait qu’une seule ! Dès lors, j’attends les résultats des études, qui permettront de tester différentes hypothèses et d’analyser leur coût. In fine, nous pourrons ainsi identifier la meilleure solution, c’est-à-dire celle qui nous offrira les meilleures capacités dans le domaine de la frappe anti-naviress et de la frappe dans la profondeur, au meilleur coût, ce qui me semble essentiel au regard du type d’opérations que nous menons.
M. Jean-Jacques Ferrara. Justement, la solution la moins chère nous garantirait‑elle notre liberté d’action ?
Amiral Christophe Prazuck. Vous avez raison, je parle bien d’une solution la moins chère possible, nous permettant de frapper et de passer les systèmes de défense actuels et futurs. Pour le moment, nous en sommes encore au tout début des études. Ce n’est qu’à leur terme que nous saurons si l’ensemble des missions peut être réalisé par un seul objet ou s’il nous faudra compter sur plusieurs missiles. À l’heure actuelle, je n’ai pas la réponse à votre question.
Mme Natalia Pouzyreff, co-rapporteure. Puisque nous en sommes là, allons jusqu’au bout et permettez-moi de vous poser une question plus iconoclaste : seriez-vous prêts à considérer un achat sur étagère ?
Amiral Christophe Prazuck. Je pense avoir répondu à cette question en introduction. Dès lors que nous parlons d’armements destinés à assurer notre défense, nous pouvons bien sûr considérer différentes options, émanant de divers partenaires. En revanche, dès lors que nous parlons d’armes offensives, nous nous devons de conserver notre entière souveraineté.
Mme Natalia Pouzyreff, co-rapporteure. À méditer !
Mme Madeleine Moon. (Traduction). Amiral, vous avez décrit nos deux marines comme étant quasiment des sœurs jumelles. Pensez-vous que les exigences opérationnelles françaises et britanniques soient si proches qu’elles nous conduiront, à terme, à développer et acquérir ensemble nos futurs systèmes d’armes ? S’agit-il d’un horizon à atteindre ? J’avoue qu’il me semble parfois que nous gaspillons une incroyable somme d’argent dans le développement et l’acquisition d’armement. Peut-être pourrions‑nous économiser un peu d’argent en commençant par travailler ensemble…
Amiral Christophe Prazuck. Si je comprends bien, vous m’interrogez sur l’opportunité de réunir nos deux agences chargées de l’acquisition des systèmes d’armes. À l’heure actuelle, un très grand nombre de sujets font l’objet d’un travail en commun entre nos deux pays, aussi bien en matière d’acquisition de système d’armes que de définition du besoin opérationnel – je pense ainsi à la guerre des mines ou aux missiles anti-aériens. Nous avions d’ailleurs essayé d’avancer sur cette question pour les frégates Horizon.
À l’inverse, d’autres capacités me semblent devoir rester du domaine national. Je pense par exemple aux sous-marins, et en particulier aux sous-marins nucléaires participant à la dissuasion. En ce domaine, il nous faut rester indépendants l’un de l’autre.
Je suis évidemment favorable à ce que nos états-majors, nos industriels et nos ingénieurs travaillent ensemble chaque fois qu’ils le peuvent, d’autant que cela permet généralement de baisser les coûts de développement et de rapprocher les compétences. À titre d’exemple, l’expertise en matière de furtivité est meilleure au Royaume-Uni qu’en France, tandis que nous sommes peut-être meilleurs dans le domaine de l’hyper-vélocité. Mais de là à n’avoir qu’un seul état-major… Déjà qu’il est difficile pour nous de rapprocher nos états‑majors d’armées, alors s’il fallait ajouter les armées britanniques, je crains que cela devienne très compliqué !
Mme Madeleine Moon. (Traduction). Avec toute la prudence qui s’impose, quelle est votre perception des capacités de nos adversaires en termes d’A2/AD ? Pouvez‑vous nous donner une idée de l’état de la menace ? Sur une échelle de 1 à 10, en considérant que 1 est un très faible risque que nous sommes prêts à accepter et capables de gérer et que 10 définit un très haut niveau de risque, à quel niveau nous situons-nous, et quel niveau devons-nous viser ?
Amiral Christophe Prazuck. Tout dépend de l’endroit où vous vous trouvez Aujourd’hui, en Méditerranée orientale, nous nous situons plutôt à 8 ou 9, tandis que nous sommes à 0 au large de la Bretagne. La zone la plus risquée à proximité de nos côtes se situe bien en Méditerranée orientale. La prolifération des armes, et notamment de missiles anti‑navires dans le sud de la mer Rouge, constitue également un risque important : nous nous situons ainsi autour de 3-4 dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Sans trop nous éloigner de notre continent, voilà la réponse à votre question.
Mme Madeleine Moon. (Traduction). De nombreux débats ont porté sur la portée des futurs missiles, certains défendant la frappe dans la profondeur tandis que d’autres préconisaient plutôt une portée moyenne. Quelle est votre priorité en la matière ?
Amiral Christophe Prazuck. Au regard des opérations récentes, j’attache de l’importance à la portée dans le compromis général, et ce afin de rester le plus loin possible des systèmes de défense adverse. Il y a deux moyens de s’affranchir des systèmes d’A2/AD : frapper en étant hors de portée ; s’approcher sous l’eau, grâce aux sous-marins, afin d’être en mesure d’attaquer les systèmes de défense avant qu’ils aient le temps de réagir.
Mme Madeleine Moon. (Traduction). Avez-vous déjà discuté avec le ministre de la Défense britannique de la possibilité de remplacer nos Harpoon par des missiles Exocet ? Ce sujet a-t-il été abordé avec la Royal Navy ?
Amiral Christophe Prazuck. Oui, je vous le confirme. Toutefois, en ce qui me concerne, je n’ai pas d’Exocet à vendre et je ne représente pas non plus la DGA. Néanmoins, je crois savoir qu’il s’agit en effet d’une hypothèse envisagée par la Royal Navy.
Mme Natalia Pouzyreff, co-rapporteure. Permettez-moi de revenir sur le rapprochement des équipes évoqué par Mme Moon. Pensez-vous qu’au terme de la phase de concept, nous puissions mettre en place une structure commune chargée du suivi du programme ?
Amiral Christophe Prazuck. Bien sûr. Il me semble d’ailleurs que nous avons mis en place des équipes binationales chaque fois que nous avons conduit un programme en coopération.
M. Stéphane Trompille. Amiral, vous nous avez longuement parlé des attentes autour des futurs missiles. Néanmoins, une question demeure : à quoi devons-nous nous attendre de la part de nos ennemis et dans quelle mesure ces futurs missiles pourront faire face à leurs capacités ? Je sais que nous ne sommes pas toujours d’accord sur la vitesse ou la furtivité, mais à quoi devons-nous nous préparer ?
Amiral Christophe Prazuck. Notre objectif est d’être en mesure de traverser les défenses de l’adversaire. Pour ce faire, certains disent que la meilleure solution est d’être furtifs tandis que d’autres soutiennent qu’il faut privilégier la vitesse car un missile furtif peut toujours être repéré. Néanmoins, nous partageons tous le même objectif : traverser les défenses de l’adversaire. Alors, quel adversaire ?
Premier scénario : l’adversaire se trouve à terre, et l’on souhaite atteindre des usines chimiques installées très loin à l’intérieur des terres. Ces usines peuvent être défendues par des systèmes anti-missiles de très longue portée, puis de moyenne et de courte portées. Pour atteindre ces cibles, vous pouvez commencer par employer des armes dites SEAD (suppression of enemy air defence) afin de détruire les systèmes radars avant de pénétrer dans le chemin ainsi ouvert jusqu’à la cible finale. Pour résumer : on commence par détruire les radars puis, grâce à des missiles furtifs, à des missiles volants extrêmement bas ou à des missiles très rapides, on atteint la cible finale.
Deuxième scénario : la lutte en haute mer, que l’on a totalement perdue de vue depuis la fin de la Guerre froide. Pendant la Guerre froide en effet, chacun s’attendait au déclenchement d’une troisième bataille de l’Atlantique, au cours de laquelle l’URSS empêcherait la marine américaine de naviguer vers l’Europe. Un tel scénario redevient plausible au regard des efforts intenses de certains pays émergents pour se doter d’une marine qui puisse concurrencer les marines européennes ou américaines. Dans un tel contexte, il faudra disposer d’armes capables de neutraliser les bâtiments adverses.
Enfin il existe un troisième scénario, que je qualifierais de mixte. Imaginons une flotte déployée au large d’une côte, suffisamment éloignée pour ne pas être sous la menace de missiles lancés depuis la terre. Le pays concerné enverra alors des petits bateaux équipés de missiles anti-navires afin de frapper au large. Dans ce cas, il faudra être en mesure de se défendre en détruisant ces petits navires.
Tels sont les deux scénarios principaux et le scénario mixte que j’imagine.
M. Stéphane Trompille. Merci pour votre réponse. Il me semble néanmoins que nous avons connu une petite bataille de l’Atlantique au moment de la crise cubaine. Pardonnez-moi d’insister mais, concernant les capacités de nos adversaires potentiels, au regard des investissements consentis par la Chine, la Russie et d’autres, et compte tenu de la prolifération que vous avez évoquée tout à l’heure, à quels types de missiles devons-nous nous attendre, en face ? J’imagine bien que chacun garde précieusement ce type d’informations et que vous ne pourrez pas nous répondre en détail aujourd’hui, mais, avons‑nous déjà une idée de ce que d’autres conçoivent ? À quels missiles aurons-nous besoin de répondre ?
Amiral Christophe Prazuck. Si je comprends bien, vous m’interrogez sur les systèmes qui s’opposeront à nos propres missiles. Aujourd’hui, les systèmes russes S-400 disposent de radars extrêmement performants et de missiles dotés de très grandes capacités d’interception. C’est ce type de systèmes auxquels nous ferons face, et c’est précisément eux que le FMAN/FMC devra être en mesure de percer. En l’état, nous pouvons nous en affranchir par la saturation ou par un effet de surprise, en tirant de très près.
Au-delà, la Russie, la Chine ou encore l’Inde développent des missiles équivalents au FMAN pour attaquer des cibles en mer. On peut ainsi citer les systèmes russes Yakhont ou Kalibr ou le missile chinois DF-21 qui a fait l’objet d’une grande publicité. Ce dernier serait un missile balistique qui mettrait en œuvre un auto-directeur… Tout cela est très mystérieux, et il y a une certaine contradiction à associer balistique et auto-directeur. Il y a fort à parier que le concept n’est pas mûr. Toutefois, ces armes, offensives, sont à prendre en considération.
Mme Natalia Pouzyreff, co-rapporteure. À ce sujet, qu’en est-il des missiles hyper-véloces et très offensifs développés par les Russes ou les Chinois ?
Amiral Christophe Prazuck. À mon sens, il faut distinguer les missiles existants, déjà supersoniques, des concepts en développement dont on parle parfois et qui participent d’une stratégique d’influence. Par exemple, mettre en avant un missile de nature balistique, qui volerait à une vitesse faramineuse et serait doté d’un autodirecteur me paraît étonnant du fait des phénomènes d’échauffement créés par de tels niveaux de vitesse. De plus, guider un objet qui irait à très grande vitesse vers une cible mouvante comme un bateau me paraît plutôt compliqué et, pour tout dire, je n’y crois pas. Ils possèdent des missiles supersoniques, j’en conviens. Pour le reste, je pense que nous nous situons davantage dans le domaine de l’imagination ou d’objectifs futurs. Néanmoins, ces développements ont certaines conséquences et, pour moi, cela implique d’investir dans des radars dits « plaques » dans le cadre de notre programme de frégate de taille intermédiaire (FTI). Ces radars permettent de voir en permanence à 360°, à l’inverse des radars tournants, pas assez réactifs face à un missile hyper-véloce.
Charles de la Verpillière, co-rapporteur. Nous sommes actuellement en pleine phase de concept pour l’élaboration d’une arme, ou d’un système d’armes, qui répondra à nos besoins opérationnels à l’horizon 2030. À votre connaissance, existe-t-il déjà, dans le camp occidental, des armes susceptibles de répondre à ce besoin opérationnel à cet horizon ? Certaines sont-elles déjà en phase de développement ?
Amiral Christophe Prazuck. Non. Pas à ma connaissance. Il n’existe actuellement pas de systèmes d’armes à même de percer à un horizon de dix ans les systèmes que l’on rencontre dans les bulles A2/AD. Aujourd’hui, comme je l’ai indiqué, nous pouvons le faire grâce à des effets de saturation ou de tirs omnidirectionnels. Pendant vingt ans, nous avons bénéficié d’une situation de surplomb technologique qui nous garantissait de « faire but ». Néanmoins, la situation s’est inversée au cours des cinq-six dernières années. Je ne vois pas d’armes répondant à ce besoin dans les arsenaux existants. Il y a donc là une vraie opportunité, pour les Français et les Britanniques, d’être leaders dans ce domaine.
M. Mark François. (Traduction). Amiral, vous avez mentionné le missile balistique chinois DF-21. Tel que je comprends les choses, depuis que les Américains ont envoyé leurs porte-avions dans le détroit de Taïwan en 1996, les Chinois sont en quelque sorte obsédés par le pouvoir conféré aux Américains par le porte-avions et par la capacité à couler un groupe aéronaval américain. Il me semble qu’ils disposent aujourd’hui d’un objet appelé DF-31D, qui serait un missile balistique fait pour atteindre un porte-avions. Pensez-vous vraiment que cette technologie n’est pas encore mature et que ces systèmes ne sont pas encore opérationnels ? Je dirais que vous avez une bonne raison de répondre à cette question, tandis que nous en avons deux…
Amiral Christophe Prazuck. Oui, et j’ai d’ailleurs deux réponses à vous apporter. D’abord, je constate que les Chinois construisent des porte-avions, ce qu’ils ne feraient pas s’ils étaient certains de pouvoir en couler un à tous les coups. Voilà mon premier argument. Ensuite, un missile balistique est d’abord conçu pour atteindre une cible immobile. Supposons que l’on invente un missile volant à Mach 6, tiré à mille kilomètres d’un porte-avions. Un tel missile mettrait six minutes pour atteindre le porte-avions. Imaginons aussi que ce dernier se déplace à une vitesse de vingt nœuds, c’est-à-dire qu’il parcourt dix mètres par seconde. Autrement dit, en six minutes, il se serait déplacé de 3,6 kilomètres. Dès lors, tirer de manière purement balistique, même à Mach 6, ça n’a pas de sens contre une cible mobile. La seule manière d’ajuster la cible en phase terminale est d’actionner des espèces de gouvernes. Mais dans ces conditions, la vitesse est un facteur limitant. Pour mettre en œuvre un autodirecteur, il faut réduire la vitesse de manière significative, de telle sorte qu’il ne s’agit plus d’un missile hyper-véloce. Il s’agirait alors d’un missile volant à Mach 1 ou Mach 2, comme c’est le cas aujourd’hui, ce que nous savons intercepter.
Mme Natalia Pouzyreff, co-rapporteure. Ceci clôturera nos échanges aujourd’hui. Amiral, merci de nous avoir ainsi éclairé sur l’état de la menace et les besoins des forces, qui veulent rester non seulement souveraines mais supérieures à toute autre.
La séance est levée à quinze heures trente.