Rapport de la commission d'enquête chargée d'examiner les actes du Gouvernement de la défense nationale

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Rapport de la commission d'enquête chargée d'examiner les actes du Gouvernement de la défense nationale

Rapport sur les événements de la journée du 4 septembre 1870

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SÉANCE DU MERCREDI 13 NOVEMBRE 1872

ANNEXE n° 1416B

RAPPORT DE M. LE COMTE DARU

MEMBRE DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

Fait au nom de la commission d'enquête chargée d'examiner les actes du Gouvernement de la défense nationale

Annales de l'Assemblée nationale, Comptes rendus in extenso des séances, Annexes, Tome XXI, « Enquêtes sur les actes du Gouvernement de la Défense nationale » (séance du mercredi 13 novembre 1872).

Cette commission est composée de MM. Marc Saint-Marc-Girardin, président, le comte Napoléon Daru, vice-président, Joseph de Rainneville, secrétaire,  Amédée Lefèvre-Pontalis, secrétaire, Ulric Perrot, Charles Boreau-Lajanadie, Frédéric de Pioger, Pierre de la Sicotière, le général Claude d'Aurelle de Paladines, Francisque de Sugny, le comte Albert de Rességuier, Théobald Dezanneau, le vicomte Marie de Rodez-Bénavent, Albert Grévy, le comte Charles Duchatel, Charles Bertauld, Jean Delsol, le comte Charles de Juigné, le comte Henri de Durfort de Civrac, Michel Mallevergne, le baron Jules de Vinols, Alfred Lallié, Agénor Bardoux, Nicolas Maurice, Camille Chaper, Pierre Vinay, le comte Hyacinthe de Bois-Boissel, le comte Armand de Maillé, Louis de la Borderie, Pierre Callet.

Chapitre Ier : La journée du 4 septembre 1870

 Première partie : Envahissement du Corps législatif

- Séance de nuit au Corps législatif

- Séance de jour au Corps législatif

- Le Corps législatif est envahi. - Comment s'est fait cet envahissement

- Ce qui se passa dans la salle envahie

- Quels sont les auteurs de la révolution du 4 septembre

- Le général Trochu et le général de Palikao

- Séance à l'hôtel de la Présidence

- Réunion chez M. Johnston

 Deuxième partie : Formation du gouvernement nouveau

- Acclamation de la République. - Réunion dans le cabinet du télégraphe

- Formation du nouveau gouvernement. Séance du soir à l'Hôtel de Ville

- Caractères de ce gouvernement

- Aspect de Paris dans la soirée du 4 septembre

Chapitre II : Récit des faits du 4 septembre au 31 octobre 1870

 Première partie : Menées du parti révolutionnaire

- Menées du parti révolutionnaire

- Menées révolutionnaires en province

- Le parti révolutionnaire cherche à s'emparer des municipalités

- Le parti révolutionnaire cherche à s'emparer de la garde nationale

 Deuxième partie

- Manifestations à Paris

- Ajournement de la convocation d'une Assemblée. - Séance du 8 septembre.

- Ajournement de la convocation d'une Assemblée. - Séance du 25 septembre.

CHAPITRE Ier

La journée du 4 septembre 1870,

PREMIÈRE PARTIE

ENVAHISSEMENT DU CORPS LÉGISLATIF

Séance de nuit. - Séance de jour. - Le Corps législatif est envahi. - Comment se fait cet envahissement. - Ce qui se passe dans l'intérieur de la salle envahie. - Quels sont les auteurs de l'envahissement du Corps législatif. - Ce que font le général Trochu et le général de Palikao. - Séances au palais de la présidence. - Réunion chez M. Johnston.

I. - Séance de nuit au Corps législatif.

Le 1er septembre, l'armée française battue, enveloppée sous les murs de Sedan, était obligée de se rendre. L'empereur, le maréchal de Mac Mahon et l'armée tout entière tombaient entre les mains de l'ennemi.

La campagne, à peine commencée, s'ouvrait par un désastre, et par un désastre tel que, dans l'histoire de nos guerres, nous n'en avions jamais connu. Aux périls militaires s'ajoutaient les périls politiques. La perte .de la bataille de Sedan entraînait, en effet, par suite de la captivité du souverain, la nécessité de reconstituer le gouvernement, nécessité toujours dangereuse dans un pays travaillé par les révolutions, et plus redoutable encore quand l'ennemi victorieux, déjà maître d'une partie de notre territoire, était en marche sur la capitale.

M. le général Vinoy, dans sa déposition, a déclaré [Déposition de M. le général Vinoy] qu'il avait expédié le 1er septembre, de Mézières, à M. le général comte de Palikao, une dépêche dont il n'a pas été gardé copie, mais dont le sens était celui-ci. : « Communications complètement interrompues avec Sedan par des forces considérables. Colonel T... revient du champ de bataille, apporte de mauvaises nouvelles. Maréchal Mac Mahon blessé. Les fuyards m'inondent. Je suis inquiet de l'empereur. »

Le ministre de la guerre répondit à quatre heures quarante minutes du soir à M. le général Vinoy :

« Dans les circonstances actuelles, je vous laisse maître de vos mouvements, en ce qui touche le 13e corps. Faites évacuer les fuyards sur Laon. J'arrête tous les envois de matériel, sur Mézières. Je compte que Mézières saura tenir. Laissez-y, en approvisionnements et en vivres, ce qui sera nécessaire. » Aucun renseignement plus précis ne parvint au Gouvernement dans la journée du 2 septembre. Des rumeurs vagues venues de Belgique et de Londres circulèrent dans la matinée du 3, à Paris. Le maréchal Mac Mahon était, disait-on, tué, une partie de l'armée avait été obligée de se rendre, l'empereur avait été fait prisonnier ; mais ces nouvelles transmises par la voie de la télégraphie privée n'inspiraient pas entière confiance.

Bientôt le doute ne fut plus permis.

Un télégramme de l'empereur fut remis par M. de Vougy [Déposition de M. Chevreau], à l'impératrice, le 3 septembre, à quatre heures de l'après-midi, il était ainsi conçu :

« L'armée est défaite et captive ; moi-même je suis prisonnier,

« NAPOLÉON. »

A mesure que cette nouvelle se répandit dans Paris une grande et légitime émotion s'empara de tous les esprits. Le conseil des ministres se réunit à. six heures du soir. Le président du Sénat, le président du Corps législatif et les membres du conseil privé y furent appelés. La séance dura environ deux heures. Fallait-il essayer de prévenir, par des concessions, la fermentation qui déjà se manifestait et qui allait incontestablement se développer ? Gomment organiser un gouvernement qui, pendant la captivité de l'empereur, fût en état de pourvoir aux besoins du moment ? Des deux pouvoirs issus du suffrage universel et représentant la nation, un seul était debout, le pouvoir législatif. Devait-on lui demander de nommer une commission investie, en tout ou en partie, des attributions du pouvoir exécutif ? Ces questions aussi graves que pressantes ne paraissent pas avoir été abordées dans le conseil tenu le 3 septembre. On se borna à décider :

1° Que le Corps législatif ne serait pas convoqué le soir même ; on voulait se donner le temps de penser aux mesures à prendre et éviter une séance de nuit ;

2° Qu'une proclamation serait faite pour annoncer à la nation le malheur qui venait de la frapper et pour engager les citoyens à l'union ;

[Voici cette proclamation qui fut rédigée par M. Clément Duvernois.

Français,

Un grand malheur frappe la patrie.

Après trois jours de lutte héroïque, soutenue par le maréchal Mac-Mahon, contre 300,000 ennemis, 40,000 hommes ont été faits prisonniers.

Le général Wimpfen qui avait pris le commandement de l'armée en remplacement du maréchal blessé, a signé une capitulation.

Ce cruel revers n'ébranle pas notre courage. Paris est aujourd'hui en état de se défendre.

Les forces militaires du siège s'organisent. Avant peu de jours une armée nouvelle sera sous les murs de Paris. Une autre armée se forme sur les rives de la Loire.

Votre patriotisme, votre union, votre courage sauveront la France. L'empereur a été fait prisonnier dans la lutte. Le Gouvernement, d'accord avec les pouvoirs publics, prend toutes les mesures que comportent les événements.

Le conseil des ministres.]

3° Que toutes les troupes formées en province seraient dirigées immédiatement sur Paris, et qu'une armée de 300,000 hommes serait organisée derrière la Loire.

À huit heures, la séance était levée..

De retour au palais du Corps législatif, M. le président Schneider trouva réunis un grand nombre, de députés, qui ne s'accommodaient pas de l'ajournement des délibérations de la Chambre et qui jugeaient nécessaire de la convoquer immédiatement.

Déjà la foule encombrait le pont et la plane de la Concorde ; les boulevards étaient parcourus par une population anxieuse, frémissante ; le flot de cette population pouvait, à toute heure, venir battre les portes du palais Bourbon et y rendre toute délibération impossible. Une colonne formée sur les boulevards, criant : « La déchéance ! » se portait place de la Bastille, y saluait le Génie de la liberté et descendait ensuite tumultueusement jusqu'à la rue Montmartre. Là, elle rencontrait des sergents de ville, se dispersait, mais en se donnant rendez-vous pour le lendemain, à l'heure de l'ouverture du Corps législatif, place de la Concorde, et en annonçant que les ouvriers se joindraient à la manifestation et défileraient devant l'Assemblée pour demander la déchéance.

Sous le coup des appréhensions que cette situation faisait naître., quarante députés environ, parmi lesquels on remarquait MM. de Kératry et Dréolle, se rendirent à huit heures et demie du soir, chez M. le président Schneider. M. de Kératry prit le premier la parole. [Déposition de M. de Kératry]

« Il n'y avait pas, selon lui, un instant à perdre. La douleur publique pouvait se changer rapidement en colère ; l'exaltation des esprits était déjà redoutable. - Le terrain, disait M. Dréolle, nous appartient encore ; ne laissons pas nos adversaires s'en emparer. Il faut, cette nuit même, prendre une décision, c'est le seul moyen de déjouer les projets qui doivent se former à cette heure ; les factieux sont certainement sur pied. »

Le président déféra au désir que lui manifestaient ses collègues et donna l'ordre de convoquer à domicile les, députés et les ministres, pour une séance extraordinaire qui devait se tenir à minuit. MM. Crame, de Palikao et Clément Duvernois déclarent qu'ils n'ont pas reçu leurs lettres de convocation.

Cependant, à onze heures, la plupart des ministres étaient dans le cabinet de M. Schneider, et lui témoignaient leur surprise d'une séance à leurs yeux dangereuse, et pour eux inattendue. Ils se trouvaient, disaient-ils, dans l'impuissance la plus complète de présenter ou d'accepter, au nom du Gouvernement, des propositions que le temps ne leur avait pas permis de discuter entre eux ni de soumettre à l'impératrice. Deux députés insistèrent cependant près de M. le comte de Palikao. « Général, dit l'un d'eux, il faut absolument prendre un parti ce soir ; il sera trop tard demain. Paris ne peut pas se réveiller sans avoir la certitude que l'accord est fait et qu'un gouvernement est constitué. - Ne peut-on pas attendre quelques heures ? répondit le comte de Palikao. - Non, vous ne connaissez pas la population de Paris : vous trouverez peut-être .demain le Corps législatif envahi [Déposition de M. Dréolle]. » - A Ia suite de cette conversation, l'offre d'une sorte de dictature militaire paraît avoir été faite au président du conseil, qui l'aurait repoussée.

Plusieurs députés, entre autres M. Martel, insistèrent vivement près de M: le président du Corps législatif pour que la séance de nuit fût décisive, pour que l'on votât sans délai une proposition dont l'initiative appartenait à M. Thiers et que nous ferons bientôt connaître. Mais M. le Président du Corps législatif et surtout les ministres ne se rangèrent pas à cet avis ?

A la même heure, les membres de l'opposition, réunis dans un des bureaux de la Chambre, délibéraient entre eux. sur la conduite qu'il leur convenait de tenir. Le résultat de cette délibération fut que M. Jules Favre proposerait, au nom de l'opposition la déchéance de l'empereur.

A une heure du matin, la séance s'ouvrit [Voir le compte rendu de cette séance aux pièces justificatives]. Un silence morne régnait dans la salle. Après quelques paroles de M. le président Schneider, M. le comte de Palikao monta à la tribune. Il annonça le malheur dont la confirmation officielle avait été apportée par le télégramme de !'empereur, et demanda le renvoi de toute discussion le lendemain.

M. Jules Favre se leva à son tour et déclara que si la Chambre voulait remettre la discussion au lendemain, il ne s'y opposait pas, mais qu'il croyait devoir immédiatement donner communication au Corps législatif d'un projet de résolution signé par vingt-sept de ses collègues. [MM. Crémieux, J, Favre, Barthélemy-Saint-Hilaire, Dessaux, Garnier-Pagès, Larrieu, Gagneur, Steenackers, Magnin, Dorian, Ordinaire,. Arago, J. Simon, Pelletan, Wilson, Picard, Gambetta, Kératry, Guyot-Montpayroux, Tachard,. Le Cesne, Rampont, Girault, Marion, Javal, J. Ferry, Bethmont.]

Il lut et déposa sur le bureau le projet suivant :

« Art. 1er. Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie s'ont déclarés déchus du pouvoir que leur a conféré la Constitution.

« Art. 2. Il sera nommé par le Corps législatif une commission de .Gouvernement composée de , qui sera investie de tous les pouvoirs de Gouvernement, et qui a pour mission expresse de résister à outrance à l'invasion et de chasser l'ennemi du territoire. »

« Art. 3. il. le général Trochu est maintenu dans sus fonctions de gouverneur général de Paris. »

Après la lecture de cette proposition, faite au milieu du plus profond silence, la séance fut d'un commun accord ajournée à midi ; elle avait duré vingt minutes.

Sur un navire en péril, l'équipage organise à la hâte un moyen de sauvetage. Au milieu d'événements si graves, le Corps législatif aurait dû aviser sans retard aux moyens de conjurer le danger dont la France était menacée.

Aux abords et dans l'enceinte de l'Assemblée, se trouvait en effet une foule de gens qui ne dissimulaient pas le moins du monde les intentions hostiles dont ils étaient animés. Ils parlaient hautement d'une manifestation pour le lendemain ; ils ne cachaient pas leur projet de renverser le Gouvernement, de donner dans ce but le branle à la population. On sait avec quelle rapidité les mois d'ordre so transmettent parmi les ouvriers, grâce à l'organisation des sociétés qui les mènent, lin quelques heures, des masses peuvent être mises eu mouvement et concentrées sur un point déterminé [Déposition de M. Mettetal (Enquête du 18 mars.)]. Il était certes fort dangereux de laisser s'écouler douze heures entre le moment où le cri de déchéance avait retenti , à la tribune et le moment où ce cri, répété comme un écho sur toutes les places et dans toutes les rues, allait aider au soulèvement des faubourgs. Les excitations ne manquèrent pas ! Les résolutions subites et violentas sont toujours à redouter dans une ville comme Paris.

Des masses compactes couvraient à cette heure la place de la Concorde et les quais ; les agents de police avaient peine à les contenir. Il était difficile de se faire illusion sur le caractère des démonstrations qui se préparaient ; on ne pouvait se dissimuler qu'elles ressemblaient fort à un commencement de révolution.

Au moment où la voiture de M. Thiers sortait de la cour du palais et s'engageait sur le pont, des sergents de ville l'arrêtèrent ; ils prévinrent qu'il était bien difficile de traverser la place

« Je m'y hasardai, dit M. Thiers [Déposition de M. Thiers] dans sa déposition. Ayant rencontré M. J. Favre à pied, je lui offris de monter dans ma voiture, ce qu'il accepta.

« Nous fûmes poursuivis par les groupes et atteints près du garde-meuble. Ils nous arrêtèrent, se jetèrent à la tête de mon cheval ; ceux qui étaient un peu plus loin criaient : « Arrêtez, arrêtez, tuez le cheval. » Les émeutiers nous reconnurent bientôt et se mirent à crier : Sauvez-nous, sauvez-nous ! la déchéance !

« Nous leur dîmes que la déchéance était proche et que, s'ils voulaient l'obtenir, il ne fallait pas qu'ils se rendissent effrayants.

« Ces paroles, plusieurs fois répétées, finirent par agir sur des plus rapprochés de nous, qui firent des efforts et qui en avaient beaucoup à faire pour nous débarrasser. Mon cocher, qui était prisonnier sur son siège, fut laissé libre, et un fouet vigoureux lançant le cheval au galop,: nous fûmes délivrés, poursuivis encore, mais point atteints. »

Après le départ de M. Thiers et des députés, la séance étant close, les grilles du Corps législatif furent fermées.

Nous devons mentionner ici un incident qui avait précédé cette séance et qui se renouvela après sa clôture. A dix heures du soir, les groupes stationnant sur le pont et sur la place avaient voulu pénétrer dans l'enceinte du palais. M. Gambetta les avait arrêtés. Monté sur une chaise, il les avait conjurés de se retirer. « Citoyens, je vous en prie, disait-il, laissez les représentants de.la nation remplir leur devoir. Dégagez le pont, respectez l'ordre, ayez patience, ayez, confiance en nous. » Après la séance, il renouvela ces sages recommandations.

A la même heure, rue de la Sourdière, étaient réunis en grand nombre des journalistes, des chefs de partis, des hommes avides de nouvelles. Là s'était répandu et accrédité le bruit d'un coup d'Etat. Le comte de Palikao, disait-on, d'un caractère froid et résolu, ne reculera pas devant un acte de violence ; il veut faire un 2 décembre. Cette nouvelle, rapidement répandue, augmentait encore l'anxiété fiévreuse des esprits,.

II. - Séance de jour au Corps législatif.

M. Thiers, dans, sa déposition, raconte [Déposition de M. Thiers] que dans la nuit, du 2 au 3 septembre, il avait refusé le pouvoir qui lui avait été offert, au nom de l'impératrice, d'abord par M. Mérimée, puis par M. le prince de Metternich ; il avait également refusé la proposition, des membres de l'opposition qui lui demandaient de vouloir bien se mettre à leur tête, et leur avait répondu qu'il était trop tard. Il conseillait de former, au sein du parlement, une commission élue qui serait revêtue des attributions du pouvoir exécutif. Se serrer autour des représentants de la nation pour défendre la France envahie, s'élever au-dessus de la défaite, par un noble et patriotique oubli des dissensions, des haines de parti, tel était, en effet, le devoir imposé par la gravité des événements.

Sur ce point, tout le monde était à peu près d'accord dans la nuit du 3 au 4 septembre. Il s'agissait seulement de savoir si le Corps législatif s'emparerait du pouvoir par une sorte de coup d'Etat parlementaire, ou si, au contraire, il chercherait à s'entendre avec le Gouvernement pour que la transmission du pouvoir, des mains de l'impératrice régente dans les mains de l'Assemblée, se fit régulièrement.

Beaucoup de députés éprouvaient un scrupule avec lequel il fallait compter. Ils n'étaient pas déliés du serment qu'ils avaient prêté et ne voulaient pas s'en délier eux-mêmes. Ils tenaient â honneur de demeurer fidèles aux obligations qu'ils avaient librement contractées. La parole humaine n'aurait en effet aucune valeur si cette loi morale, en vertu de laquelle il n'est pas permis de s'affranchir .d'un engagement pris, pouvait être violée sous la pression des événements.

M. Buffet, après la suspension de la séance de nuit, demeuré dans la salle des conférences, chercha, de concert avec quelques-uns de ses amis, le moyen de tirer parti de l'ajournement auquel il avait bien fallu se résoudre, pour le succès d'une combinaison conçue dans un double but : satisfaire aux scrupules de là majorité, et en même temps créer à la commission gouvernementale et à la Chambre une situation digne et forte.

Ne pourrait-on pas, dit M. Buffet [Déposition de M. Buffet], conseiller à l'impératrice et obtenir d'elle l'envoi d'un Message, dans lequel la pensée suivante serait exprimée :

« Depuis le départ de l'empereur, je gouverne en vertu de pouvoirs délégués et limités. Ces pouvoirs sont devenus insuffisants. Je ne puis en demander de nouveaux, de plus étendus, ni à l'empereur, puisqu'il a cessé d'être libre, ni au pays, puisque le pays ne serait pas en mesure de répondre assez promptement à mon appel. En conséquence, je remets au Corps législatif, seul Corps issu du suffrage universel, l'exercice du pouvoir exécutif qui m'est confié, et j'invite le Corps législatif à constituer une commission de Gouvernement. Le pays sera consulté dans le plus bref délai possible et avisera. »

La pensée d'un Message, conçu sinon dans ces termes du moins dans cet esprit, fut accueillie favorablement par un grand nombre de membres appartenant à des fractions fort diverses du Corps législatif; communiquée à M. le président Schneider et à deux ministres, elle reçut leur approbation.

Si la commission parlementaire avait été constituée de la sorte, sur l'invitation de l'impératrice-régente, agissant dans la plénitude de son droit, la dignité de ses membres était sauve, et. la transmission du pouvoir se faisait régulièrement. Une pareille combinaison paraissait de nature à obtenir l'assentiment de tous les hommes d'ordre, sans distinction de partis, dans la crise que l'on avait à traverser.

|l était au contraire fort à craindre que, si la commission s'instituait elle-même et de sa propre autorité, son pouvoir usurpé ne fût discuté, contrarié, et que n'ayant aucun mandat, par conséquent aucun droit à l'obéissance, elle ne fût obligée pour se maintenir, de subir les exigences et les passions de la foule.

À neuf heures du matin, le conseil des ministres se réunit. La proposition do M. Buffet lui fut soumise mais ne fut pas adoptée. On y substitua le projet qui fut présenté quelques heures plus tard et qui consistait dans ceci : une commission élue par la Chambre portant le nom de conseil de régence et exerçant le pouvoir exécutif sous la présidence du général de Palikao.

Ce projet dès qu'il fut connu, à midi, avant la séance, dans les groupes auxquels le comte de Palikao le communiqua, causa une impression de désappointement et rencontra de nombreuses résistances.

Le mot de régence ne paraissait pas heureusement choisi. Décerner la lieutenance générale du conseil au président de l'ancien cabinet, à l'homme qui était accusé, fort à tort mais publiquement, de vouloir faire un coup d'Etat, semblait un acte peu politique et peu prudent dans la situation des esprits.

À la même heure M. Thiers présentait à la signature de ses collègues une proposition qu'il avait rédigée et communiquée la veille à quelques membres de l'opposition. Il y déclarait « le pouvoir vacant » ; de là la nécessité de former un pouvoir nouveau ; une commission prise au sein du Corps législatif serait chargée des fonctions gouvernementales ; les collèges électoraux seraient convoqués aussitôt que les circonstances le permettraient.

Cette proposition fut connue en même temps que celle du géral de Palikao. Elle fut plus favorablement accueillie ; quelques membres do la majorité réclamèrent seulement un changement de rédaction dont nous parlerons tout à l'heure. Les membres de l'opposition, sans retirer leur projet de déchéance, consentirent cependant, s'il n'était pas adopté, à se rallier à la pensée de M. Thiers.

La séance, annoncée pour midi, ne s'ouvrit qu'à une heure. Ce retard provint tout à la fois du temps employé à essayer de se mettre d'accord sur la proposition de M. Thiers, et du temps qu'exigèrent les démarches faites auprès du comte de Palikao pour obtenir de lui quelques modifications au projet du Gouvernement. Un grand nombre de députés lui ayant déclaré que sa motion ne passerait pas, il céda sur un point et remplaça les mots de « conseil de régence » par les mots de « conseil de Gouvernement ». Il prévint de ce changement l'impératrice, qui, consultée par un des membres du cabinet, M. Clément Duvernois, donna son assentiment à cette nouvelIe rédaction. M. Thiers avait, de son côté, consenti à remplacer, dans le préambule de son projet, les mots : « vu la vacance du pouvoir, » par ceux-ci : « vu les circonstances » ; on paraissait donc bien près de s'entendre quand la séance s'ouvrit. Il était une heure dix minutes. La proposition du Gouvernement était connue dans ces termes : -

« Article 1er. Un conseil de Gouvernement et de défense nationale est institué. Ce conseil est compose do cinq membres ; chaque membre est nommé par le Corps législatif.

« Art. 2. Les ministres sont nommés sous le contreseing des membres du conseil.

« Art. 3. Le général comte de Palikao est nommé dudit conseil. »

La proposition de M. Thiers était formulée de la manière suivante : « Vu les circonstances, il sera nommé par le Corps législatif une commission de Gouvernement et de défense nationale. « Une Constituante sera convoquée dès que les circonstances le. permet Iront.» M. Jules Favro ayant maintenu sa proposition de déchéance telle qu'il l'avait déposée la veille, ces trois propositions furent renvoyées à l'examen d'une seule et môme commission [On trouvera aux pièces justificatives le compte rendu analytique de la séance de une heure (4 septembre 1870)].

La séance avait débuté par un incident qu'il est impossible de passer sous silence.

M. de Kératry avait demandé que la défense de l'Assemblée fût exclusivement confiée aux gardes nationaux, et que les troupes de police fussent, aussi bien que les soldats, éloignées des abords du palais. Sa motion, écartée par la Chambre, rappelait celle qui avait été faite au commencement de la Révolution, quand le malheureux roi Louis XVI fut invité à retirer ses troupes des environs de Paris.

Pendant que ces choses se passaient au sein du Corps législatif, une démarche, dont il n'est pas inutile de rendre compte, était faite auprès de l'impératrice, aux Tuileries.

À leur arrivée au Palais-Bourbon, MM. Buffet, Daru et Kolb-Bernard avaient été entourés par un grand nombre de députés ; on leur avait demandé pourquoi ils n'avaient pas donné suite au projet de message dont on s'était entretenu pendant la nuit ; on les avait pressés de se rendre auprès de l'impératrice régente, pour la supplier d'approuver, par une déclaration formelle, la transmission au Corps législatif des pouvoirs qu'elle tenait de la Constitution. MM. Buffet, Daru, Kolb-Bernard, Genton, d'Ayguevives et Dupuy de Lôme, cédant aux instances qui leur étaient faites, acceptèrent cette mission [Déposition de M. Buffet]. L'impératrice, voulut bien les recevoir, et, après un débat dont la déposition de M. Buffet rend compte, elle déclara qu'uniquement préoccupée du salut de la France, elle était disposée à tous les sacrifices, ratifiant à l'avance les décisions que ses ministres prendraient en son nom et s'en rapportant à eux.

Malheureusement ; quand M. Buffet et ses amis revinrent porteurs de ces paroles au Corps législatif, la séance, qui avait duré une demi-heure à peine, venait d'être suspendue ; Il était une heure et demie, et les députés se rendaient dans leurs bureaux pour débattre le projet de loi présenté par le Gouvernement, concurremment avec ceux présentés par M. Thiers et par M. Jules Favre.

Après une courte discussion, tous les commissaires moins un (celui du 3e bureau) étaient nommés. Les huit commissaires élus, MM. Buffet, Martel, Josseau, Daru, Le Hon, Jules Simon, Gaudin, Genton et Dupuy de Lôme, se réunirent, et, au bout d'une demi-heure, sans presque aucuns débats, donnèrent à l'unanimité leur approbation au projet de M. Thiers.

Le rapporteur nommé fut M. Martel ; il rédigea séance tenante un rapport en quelques lignes, qui fut lu à la commission et adopté par elle. Ce rapport était conçu dans les termes suivants : « Votre commission a examiné les trois propositions qui lui ont été renvoyées ; elles ont été successivement mises aux voix ; celle de M. Thiers a obtenu le plus grand nombre de suffrages. Toutefois, votre commission a ajouté à la proposition de M. Thiers deux paragraphes : l'un détermine le nombre des membres qui composeront le Gouvernement de la défense nationale ; l'autre fixe les attributions dévolues à ce conseil.

« Voici le texte que nous soumettons à votre approbation :

« Vu les circonstances, la Chambre élit une commission composée de cinq membres choisis par le Corps législatif. « Cette commission nomme les ministres.

« Dès que les circonstances le permettront, la nation sera appelée à élire une Assemblée constituante, qui se prononcera sur la forme du Gouvernement. »

L'accord était fait entre les partis. M. Jules Simon avait voté, comme tous les membres de la commission, en faveur du projet ainsi amendé. Pour amener cet accord, il avait suffi d'effacer de la proposition du Gouvernement le paragraphe relatif à la lieutenance générale du comte de Palikao et de modifier la rédaction du projet de M. Thiers.

L'impératrice, on l'a vu, ne faisait point obstacle à l'adoption de ce projet ; elle s'en rapportait au Gouvernement et à la Chambre. Il semblait que, d'un concert commun, la question si grave de l'organisation du pouvoir exécutif allait être résolue ; M. Martel sortait du bureau pour lire son rapport à la tribune, lorsque des figures étranges parurent dans la cour et jusque dans les couloirs du palais. La salle des séances venait d'être envahie et le flot des envahisseurs débordait dans le palais tout entier, Des clameurs retentissaient au loin. On entendait le bruit des glaces brisées, le cliquetis des armes, les chants de la foule, les cris confus de déchéance, de République. Il était deux heures un quart. Que s'était-il passé, non plus dans les conseils de l'impératrice, ou dans le sein de l'Assemblée, mais au dehors ? Comment la foule avait-elle pu pénétrer dans l'enceinte du palais ? Par qui et comment cet envahissement avait-il été opéré ? Telles sont les questions que la commission a eues à examiner et sur lesquelles de nombreux témoins ont été entendus. Nous allons essayer d'analyser leurs déclarations.

III. - Le Corps législatif est envahi. - Comment s'est fait cet envahissement.

On sait que dans le courant de 1869, le parti révolutionnaire, à Paris, avait résolu de suivre les conseils que M. F. Pyat lui avait donnés. Dans une lettre datée de Londres et qui a été publiée, M. F. Pyat, après avoir rappelé les efforts longtemps infructueux faits pour renverser le Gouvernement de Juillet et celui de la Restauration, disait :

« Jamais on ne réussit à renverser un Gouvernement du premier coup. Il faut, pour arriver au résultat que l'on veut atteindre, renouveler souvent de pareilles tentatives, et, par conséquent, il importe de se mettre à la besogne le plus tôt possible. »

On n'a pas oublié non plus la déclaration de M. Ledru-Rollin, lorsqu'interrogé devant la Haute-Cour de Bourges, par notre collègue M. le baron Laurenceau, il répondait :

« Vous ne pouvez pas ignorer comment se font les révolutions ; on rassemble la foule quand une occasion favorable se présente, et en un tour de main le Gouvernement est renversé. »

Ces conseils avaient été suivis ; des barricades avaient été élevées sur le boulevard, dès 1869, en face du théâtre des Variétés ; et dans les rues de Belleville, à plusieurs reprises, des conflits avec les gardiens de la paix. dit un témoin [Déposition de M. Mouton], on s'aguerrissait, on semait l'agitation, surtout parmi les habitants des faubourgs ; on les armait de barres de fer, pour briser les devantures de boutiques.»

Parmi les journaux, les uns soutenaient timidement le mouvement ; d'autres, comme la Marseillaise, l'appuyaient ouvertement et se répandaient en récriminations violentes contre les gardes municipaux et les sergents de ville qui dispersaient les émeutes, recevant silencieusement, sans user de leurs armes, les injures et quelquefois les coups.

Le jour de l'enterrement de Victor Noir, Noir, l'occasion était trop belle pour qu'on la laissât échapper. Il y eut à Auteuil une cérémonie plus révolutionnaire que religieuse, à laquelle assista une foule immense, composée en partie de curieux, en partie d'hommes affiliés aux sociétés secrètes. Le char mortuaire devait être ramené et promené dans Paris, Ce projet avorta parce qu'au moment où des hommes résolus allaient faire rétrograder le convoi et le diriger sur Paris, les chefs n'osèrent pas donner le signal convenu.

Au retour, la foule fut facilement dispersée , après les sommations légales, par quelques escadrons de hussards, placés aux Champs-Elysées près du palais de l'Industrie.

On s'habituait ainsi, conformément aux conseils de M. F. Pyat, aux manifestations qui, dans une grande ville où fermentent des passions ardentes, deviennent si aisément des révolutions.

Quand la guerre avec l'Allemagne fut déclarée, ces démonstrations changèrent de caractère : elles devinrent belliqueuses. Des hommes animés, les uns de sentiments généreux, les autres de sentiments hostiles au gouvernement, parcoururent les boulevards en chantant la Marseillaise, stationnèrent sur la place Vendôme, près du Louvre, près de l'ambassade de Prusse, criant : « Vive la guerre ! A Berlin ! »

Le souvenir du spectacle que Paris présentait à cette époque ne s'effacera jamais, quoi qu'on fasse, de l'esprit de ceux qui en ont été témoins. Des revers ayant marqué le début de la campagne, une sorte d'angoisse patriotique saisit tout à coup les esprits ; on fut d'autant plus ému de ces revers, qu'on s'y attendait moins. Parmi les bons citoyens, il n'y eut qu'une seule pensée, un seul sentiment : l'union, l'oubli de toutes dissidences devant le grand et suprême intérêt de la défense du pays. Une trêve sembla tacitement conclue entre les principaux membres de l'opposition et la majorité ; on sentait que le salut de la France devait être désormais l'unique objet des préoccupations de tous. Un seul parti ne désarma pas, et ce parti, si l'on en croit de nombreux témoignages, à la nouvelle de nos premiers désastres, ne vit dans le malheur public que le moyen d'assurer le succès de l'entreprise qu'il poursuivait.

Depuis la bataille de Reischoffen, des rassemblements nombreux stationnaient journellement autour de l'enceinte du Palais-Bourbon. M. le président Schneider avait été plus d'une fois obligé de prendre des mesures de précaution, de faire doubler les postes [Dépositions du général Lebreton et de M. Hébert] ; les sergents de ville empêchaient au dehors les attroupements de se former ; la place de la Concorde et les quais étaient barrés ; des troupes campaient dans le jardin et dans la cour du Palais.

Ces rassemblements parfois agressifs, comme ceux du 9 et du 15 août, avaient été néanmoins contenus par la ferme attitude de M. le maréchal Baraguay-d'Hilliers. Le 9 août, l'agitation alla si loin, - M. J. Ferry en témoigne [Déposition de M. J. Ferry.] - que le petit jardin attenant au Corps législatif fut envahi et qu'il fallut six heures de luttes, au dire du commissaire de police Jacob [Déposition du commissaire, de police, Jacob], pour faire reculer les assaillants et les empêcher d'envahir la Chambre. Une foule d'hommes appartenant, les uns à la rédaction des journaux, tels que MM. Lavertujon, Chaudey, Etienne Arago, Laurier, A. Picard, les autres signalés comme les orateurs habituels des réunions populaires, tels que MM. Miot, Millière et autres, encombraient la salle des Pas-Perdus [Déposition de M. Bescherelle].

Blanqui choisit ce moment pour organiser l'attaque de la caserne de la Villette ; il en a lui-même réclamé l'honneur dans son journal, la Patrie en danger.

« Il y a aujourd'hui un mois, dit-il dans le numéro du 17 septembre 1870, une centaine d'hommes se réunissaient lentement sur le boulevard de la Villette, près du pont du canal; c'était un dimanche, par un beau soleil. De nombreux- promeneurs, répandus sur les contre-allées, dissimulaient la formation du rassemblement. Un bateleur, à quelques pas de la caserne des pompiers, était le centre des curieux attirés par ses tours.

« Le chef du mouvement projeté, qui avait précédé sur les lieux les citoyens engagés dans cette entreprise, les fit avertir de se joindre à l'auditoire réuni autour du jongleur. Le groupe put ainsi se concentrer sans éveiller les soupçons des sergents de ville.

« Vers trois heures et demie, Blanqui donna le signal, et le rassemblement se dirigea au petit pas, sans tumulte, vers la caserne des pompiers. On suivait une contre-allée et il fallait descendre sur la chaussée pour arriver au corps de garde. « Ce brusque détour à angle droit donna l'alarme à la sentinelle et aux soldats du poste qui coururent à leurs fusils ; ce fut un cruel mécompte..........................................................

« Le boulevard fut parcouru par les insurgés. En vain ils faisaient appel aux spectateurs par les cris de : « Vive la République ! Mort aux Prussiens ! Aux armes ! » Pas un mot, pas un geste ne répondait à. ces excitations.......................

« C'est le citoyen Granger qui a donné pour cette émeute 18,000 francs, toute sa fortune, sans se réserver un centime. »

Les principaux auteurs de l'attaque de la Villette se sont donc nommés eux-mêmes. C'étaient Blanqui, Eudes, Granger, Cyrille, Pilhes et Flotte, qui arrivait de Californie. Tridon, malade, ne put pas prendre part à cette expédition.

Ainsi, en plein jour, une bande d'hommes, sur l'ordre de Blanqui, soldés par Granger, avait attaqué un poste de soldats, tué un factionnaire et quelques personnes inoffensives. Une pareille tentative était la preuve que malheureusement l'armée révolutionnaire s'enhardissait.

Quand le 3 septembre le bruit de la catastrophe de Sedan se répandit, les troubles prirent un caractère plus sérieux. Le soir, une colonne nombreuse se forma à la hauteur du poste de Bonne-Nouvelle. Elle était conduite par Ranvier, Peyrouton, et d'autres agitateurs connus. Pêle-mêle dans cette colonne se trouvaient des ouvriers, des gardes mobiles venus du camp de Saint-Maur. Les sergents de ville furent attaqués, refoulés, et se reformèrent près de la rue Montmartre, où deux coups de revolver furent tirés contre eux. On répandit aussitôt le bruit que la garde municipale faisait feu sur le peuple. Un mobile blessé dans la bagarre fut porté au Louvre, on le conduisit au milieu de l'émotion populaire jusque chez le général Trochu qui fut obligé de venir haranguer la foule à laquelle il promit que justice serait faite.

De là on se rua sur les kiosques du boulevard, sur les magasins d'armes, sur la boutique de Dussautoy dont on arracha la devanture ; puis, on se dispersa en se donnant rendez-vous pour la séance du Corps législatif, avec ou sans armés, dans le but d'obtenir la déchéance.

Les démonstrations de ce genre sont le prélude ordinaire des révolutions.

Ceux qui ont vu les mouvements du 24 février, du 16 avril, du 15 mai 1848, et ceux qui devaient voir les mouvements du 31 octobre, du 22 janvier, ne pouvaient pas s'y tromper. On commence par de simples manifestations pour arriver à des agressions. Le procédé est dans tous les temps le même ; on réussit ou l'on échoue, selon les circonstances et le degré de résistance que l'on rencontré, mais on s'y prend constamment de la même façon. M. le président du Corps législatif et MM. les questeurs ne s'y trompèrent pas.. Ils insistèrent à plusieurs reprises auprès de M. .le général de Palikao pour l'avertir du danger qui paraissait menacer la Chambre, et pour inviter le Gouvernement à prendre les mesures que la situation. commandait.

Ces rassemblements étaient-ils, comme on l'a prétendu, uniquement produits par une émotion spontanée? Ou bien étaient-ils au contraire préparés, concertés dans des conciliabules secrets ? Les témoignages que nous avons entendus sur ce point ne concordent pas. Les uns soutiennent que ces manifestations n'étaient pas autre chose que l'explosion de la douleur et de la colère publiques ; que l'empire tombait affaissé sous le poids de ses fautes ; que la révolution s'est faite toute seule et que le lendemain du désastre de Sedan, un tel événement était absolument inévitable.

D'autres, tout en reconnaissant combien, sous la coup de pareilles défaites, le Gouvernement était ébranlé combien les témoignages de la douleur publique étaient légitimes, soutiennent que la révolution ne s'est pas faite toute seule et que l'on a aidé à la faire.

Si l'on en croit le magistrat chargé de la police à cette .époque, l'entente entre les représentants de la presse radicale et les délégués des réunions publiques et de l'Internationale était complète depuis quelques mois ; et dans la nuit du 4 septembre, rue de la Sourdière, en apprenant les nouvelles de Sedan, on serait convenu de la manifestation du lendemain.

M. de Kératry [Voir sa déposition croyait la révolution inévitable et la préparait. Il offrait, dès le 3 septembre, le ministère de la guerre au général Le Flo [Déposition du général Le Flo ], qui ne l'acceptait point. « On ne me nommait pas, dit le général, les personnes appelées à faire partie du gouvernement nouveau, mais il était évident que les chefs de l'opposition, devenus depuis les membres désignés du nouveau cabinet. » De son côté, M. Garnier-Pagès, dans sa déposition, a déclaré que quand l'armée du général Vinoy a quitté Paris, on venait des faubourgs, à chaque instant lui dire : « Il n'y a plus de forces, il n'y a plus de troupes ; nous allons vous donner le pouvoir. » [Déposition de M. Garnier-Pagès.]

En voyant se reproduire les scènes qui ont marqué toutes les révolutions, les mêmes moyens employés, excitations des journaux, envoi d'émissaires dans les faubourgs, mots d'ordre donnés, réunion sur un point déterminé de gardes nationaux avec ou sans armes, des témoins ont cru pouvoir déclarer que la révolution du 4 septembre n'avait pas été le résultat d'un simple hasard.

« Porter à la tribune, nous a-t-on dit, la motion de M. de Kératry y présenta dès le début de la séance du 4, demander le renvoi immédiat des gardes minicipaux et des sergents de ville qui protégeaient les abords du palais, et cela quand l'attitude de la foule était si menaçante, et quand une attaque paraissait si imminente, n'était-ce pas avouer qu'on voulait renverser le gouvernement ? Cette motion pouvait-elle avoir un autre but ? »

Ecarter la garde municipale du poste d'honneur qu'elle occupait et qu'elle était si digne d'occuper, abattre la seule barrière qui s'opposait aux entreprises des factieux, c'était, en effet, ouvrir toutes grandes les portes du palais.

L'intention des meneurs ne s'accusait-elle pas encore d'une manière évidente, dit un autre témoin [Déposition de M. Busson-Billault], quand dans un journal, le Siècle, on remarquait imprimées en petits caractères et comme glissées au moment du tirage, les lignes suivantes :

« Rendez-vous est pris par des milliers de gardes nationaux, pour se rendre, sans armes, à deux heures, devant le Corps législatif. »

C'était marquer le point de ralliement à la foule !

Peut-on soutenir quo l'on n'avait aucune ponsée de révolution, quand, après la séance de nuit et dans de pareilles circonstances, on organisait une manifestation pour le lendemain, quand on envoyait des émissaires dans les faubourgs pour faire fermer les ateliers et pour convoquer à domicile les ouvriers ?

Ne sait-on pas, par une longue expérience, que les foules réunies, dominées par une même pensée, en proie à une même douleur, peuvent, à un moment donné, être une arme terrible dans la main des meneurs ?

Or, le 4 septembre, tout était possible et facile.

Le peuple pouvait ce qu'il voulait, ou ce qu'on voulait pour lui. Point d'armée ; on avait envoyé à la frontière toutes les troupes ; au fur et à mesure qu'elles avaient été formées. La garde nationale était au moins hésitante, sinon hostile ; on sait que dans les temps de troubles elle prend facilement parti contre ceux qu'elle est chargée de défendre. Paris était donc à la merci de la multitude, qui, en quelques heures, quand elle ne rencontre point d'obstacles, fait table rase de tout.

Répondant à l'appel qui leur était adressé, sollicités par les émissaires qui avaient parcouru les faubourgs, les ouvriers quittèrent leurs ateliers à onze heures du matin, quelques-uns accompagnés de leurs femmes et de leurs, enfants, s'acheminèrent vers la place do la Concorde par les quais et par les boulevards.

Derrière eux, à midi, s'avançaient des gardes nationaux, sans armes, et des jeunes gens sans uniforme, mais coiffés de képis neufs ; le képi était, dit un témoin, le signe de ralliement dus chefs, de ceux qui devaient donner le signal de l'envahissement [Déposition du commissaire de police Boulanger].

Plus tard, vinrent des compagnies entières de gardes nationaux tambours en tête, qui n'étaient pas commandées de service par l'état-major de la .place, marchant sous les ordres de leurs officiers.

Ces faits sont attestés par de nombreux témoins.

« Vers dix heures et demie, dit entre autres M. le général Soumain [Déposition de M. le général Soumain], je vis défiler sur la place Vendôme l'avant-garde de l'émeute, les voyous, les blouses blanches, criant -. « Déchéance ! déchéance ! » Ces bandes, que l'on remarque souvent à la tête et en queue des régiments lorsqu'ils vont à la manoeuvre, m'inquiétaient peu. Vers midi et demi, je vis des messieurs en redingote, coiffés des képis, suivis de gardes nationaux en uniforme, d'abord sans armes, puis armés, marchant en bon ordre, précédés par leurs officiers ; je crus alors à une manifestation. Derrière eux, arrivèrent, en armes, des bataillons qui ne proféraient pas un cri et qui s'acheminaient en bon ordre vers la place de la Concorde et vers l'état-major de la place ; je commençai à croire à une révolution. » Le président et les questeurs du Corps législatif eurent les mêmes appréhensions que M. le général Soumain, et, à mesure que le danger se manifestait plus clairement, redoublèrent d'instances auprès du ministre de la guerre, du commandant de place et du gouverneur de Paris, auxquels messages sur messages furent expédiés.

L'un des questeurs se rendit près du général Soumain, c'était M. Hébert ; il avait reçu, le matin même du 4 septembre, une lettre qui l'avait inquiété et qui était ainsi conçue : « Je désire assister a l'envahissement de l'Assemblée, je vous prie de m envoyer deux billets pour la séance d'aujourd'hui. »

Les tribunes du Corps législatif regorgeaient de monde ; elles avaient été assiégées de bonne heure et occupées, avant la séance, par des hommes qui, en grand nombre, ont joué un rôle dans les scènes de l'envahissement.p>

« C'étaient les chefs du mouvement, dit un témoin (le commissaire de police Simonneau). Ils se trouvaient avant midi au Corps législatif. J'en parle sciemment Je les connaissais tous. Si ces chefs se sont rencontrés là, en si grand nombre, ce n'est pas assurément par hasard ; ils avaient dû se concerter pendant la nuit.

Un membre de l'Assemblée constituante de 1848, M. Miot, assis dans la tribune des anciens députés, près de M. Beslay, à deux heures, las d'attendre, se leva et dit a ceux qui l'entouraient : « Je vais vous montrer comment se fait une révolution. »

Il resta absent un quart d'heure a peine et à son retour s'écria :

« La Révolution est faite. » [Déposition de M, le comte de Rességuier]

Effectivement, la salle des séances était quelques instants après envahie.

De son côté, M. Etienne Arago commence sa déposition par l'aveu suivant :

« Je déclare que, soit à l'intérieur, soit par mes rapports avec l'extérieur, j'ai poussé autant que possible à l'insurrection. » [Déposition de M. Et Arago]

Si, dans la salle des séances, les partisans de l'insurrection étaient à leur poste et secondaient de leur mieux le mouvement hors de l'enceinte, sur la place l'activité n'était pas moindre. La foule était énorme et poussait ses vagues jusque sur le pont, que barraient les gardes municipaux. Dans cette foule on remarquait des gardes mobiles, qui, après avoir escaladé les clôtures du camp de Saint-Maur, s'étaient joints à la manifestation en uniforme, les uns armés, les autres sans armes.

Des gardes nationaux, à défaut de fusils, avaient des revolvers à leur ceinture. [Déposition du commissaire de police Bellanger]

« Deux bataillons, dit le colonel Baudoin de Mortemart, avaient été commandés de service ; le 15e comme bataillon de garde et le 18e comme bataillon de piquet. Ils ont dû arriver à dix heures et demie du malin à la Chambre [Déposition de M. B. de Mortemart]. »

À une heure, quelques compagnies du 19e bataillon, non commandé de service [Déposition de M. Lemaire], parurent. Elles marchaient suivies d'un nombre considérable de gardes nationaux appartenant à diverses compagnies, principalement à des compagnies de Montmartre et de Belleville.

M. le général Le Flo, qui assistait à la de l'envahissement, l'a décrite de la manière suivante. On lui demande : « Comment s'est fait l'envahissement de la Chambre ?... »

Il n'hésite pas à répondre r « L'envahissement de la Chambre s'est fait comme d'habitude ; ce sont d'abord, trois, quatre, cinq individus qui forcent la consigne, parlementent avec les gardiens, pénètrent ; puis dix, vingt, cinquante individus en font autant et la Chambre finit par se trouver envahie par sept on huit cents coquins qui arrivent, on ne sait d'où (5).

La déposition de M. le président Schneiner montre que cette théorie de l'envahissement d'une assemblée, telle que l'expose le général Le Flo, fut exactement appliquée le 4 septembre.

« Des groupes de cinq a six personnes se présentaient, dit M. Schneider [Déposition de M. Schneider], aux grilles du palais et à l'aide de députés amis, se faisaient ouvrir les portes que gardaient les surveillants de la Chambre. On pénétrait ainsi peu à peu dans la salle des Pas-Perdus et de là dans les tribunes dont on forçait sans façon l'entrée. »

Lorsque la séance publique fut suspendue, une partie de ceux qui assistaient à cette séance sortirent et se rendirent sur le perron du Palais faisant face au pont. Ils furent remplacés dans les tribunes par les gens qui en avaient forcé I'entrée.

« Le désordre et les cris commencèrent alors. le mouvement d'envahissement, dit M. Schneider, parut un instant s'arrêter, ce qui me permit de prononcer quelques paroles pour engager le public à respecter la liberté des délibérations de l'Assemblée.

« Mais le flot grossissant toujours, le moment vint où le peuple se précipita par toutes les issues et déborda dans la salle même. »

Il était deux heures et demie. Les insurgés sautèrent des tribunes qu'ils occupaient, dans la Chambre et formèrent des grappes d'hommes qui pendaient depuis les secondes galeries et descendaient jusque sur les bancs des députés. La porte vitrée du vestibule fut enfoncée et la foule prit possession des sièges des représentants, aussi bien que du fauteuil présidentiel ; on marchait sur les pupitres, on brisait les encriers et les banquettes. Le désordre était à son comble . Toute discussion étant devenue impossible, la séance fut levée.

La déposition de M. le président Schneider, témoin de l'envahissement, concorde de tous points avec la déposition du colonel de gendarmerie qui commandait lés troupes placées en dehors du palais et avec la déposition des officiers de paix placés à l'entrée du pont.

La foule des des gardes nationaux sans armes et des hommes portant le signe distinctif du képi s'était, disent-ils [Voir les dépositions de MM. Boulanger, Simoneau, Macé et le colonel Alavoine], accumulée au débouché du pont.

En tête de cette foule se trouvaient MM. F..., M... , S... , et d'autres qui péroraient. Des journalistes, des députés, sortis de la Chambre pendant la suspension de la séance, stationnaient sur les marches du péristyle extérieur et agitaient leurs mouchoirs, invitant du geste et de la voix les gardes nationaux à forcer la consigne et à se rapprocher du palais. On y remarquait MM. Ulbach, Chassin, et bien d'autres que l'on nous a nommés et qui appartenaient à différents partis. Les visages étaient animés, les paroles vives ; ce groupe faisait ouvertement appel à l'insurrection. Vainement les questeurs avaient-ils cherché a intervenir et à faire rentrer dans l'enceinte ceux qui en étaient sortis [Déposition de M. Hébert] ; les conseils des questeurs n'avaient pas été écoutés. Vainement le commissaire de police Macé avait-il demandé un ordre écrit de disperser le rassemblement formé sur le perron ; cet ordre ne lui avait pas été délivré.

MM. de Kératry, Glais-Bizoin, Steenackers, J. Ferry s'approchaient des groupes qui stationnaient sur le quai, parlementaient avec les officiers, engageaient la garde municipale à se retirer et les gardes nationaux à avancer.

« La grille, dit le surveillant, qui aurait du être constamment fermée, était constamment ouverte [Déposition de M. Gervais]. »

MM. A. Picard, Ch. Ferry, Etienne Arago, se faisaient remarquer- dans ce mouvement de va-et-vient qui, d'après les dépositions de MM. Schneider et du général Le Flo, contribuait à remplir les tribunes par l'introduction de petits groupes d'insurgés.

« À une heure et demie, un premier bataillon de la garde nationale, dit le commissaire de police Boulanger [Déposition de M. Boulanger], avec ses officiers et ses tambours en tête, se présenta à l'entrée du pont ; les gendarmes lui barrèrent le passage. On s'en plaignit, on réclama pour ces gardes nationaux (qui n'étaient pas de service), l'honneur découper le poste le plus rapproché du palais. » Des députés insistèrent auprès dus questeurs pour que l'on fit retirer les municipaux ; les questeurs refusèrent de donner cet ordre. Ou se retourna alors du côté du général commandant les troupes, le général Caussade, qui vint, dit un témoin, conduit par M. Crémieux, jusqu'à l'entrée du pont et qui, cédant aux instances de quelques membres du Corps législatif, eut la faiblesse de donner cet ordre.

Les commissaires de police, les sergents de ville et les gardes municipaux obéirent. Impatiente, la foule ne trouvant plus d'obstacles, fit irruption. Porté par le flot, le 55e bataillon (boulevard du Temple) et les gardes nationaux de divers bataillons qui étaient en tête de la colonne, furent poussés jusqu'à la grille du palais qu'ils trouvèrent fermée.

À partir de ce moment, la protection do la Chambre était confiée aux mains de ceux que M. de Kératry avait réclamés comme défenseurs dès le début de la séance ; l'attente ne fut pas longue. Les compagnies de Montmartre et de Belleville suivirent de près le 55e bataillon et se rangèrent face au pont. « Ce fut une seconde poussée, dit M. Floquet [Déposition de M. Floquet]. Puis, dans cette masse se lit un mouvement d'oscillation du côté de la grille ; une clameur s'éleva, une députation de gardes nationaux déclara impérieusement qu'elle voulait pénétrer dans la salle.

Le surveillant Gervais refusa d'ouvrir la porte, on insista : « Quelqu'un m'a poussé, dit Gervais [Déposition de M. Gervais], je n'ai pas pu savoir qui ; cependant je tenais toujours la porto fermée. Alors est arrivé M. Steenackers ; à sa vue les gardes nationaux se sont dit : Nous allons entrer. »

En effet, M. Steenackers, après avoir engagé les gardes nationaux à mettre leurs fusils en faisceaux, se présenta et demanda que la grille s'ouvrît pour lui donner passage.

« Un homme, dit un témoin, frappa d'un coup de crosse le gardien.

« Un député, dit un autre témoin, intima à ce gardien l'ordre de laisser la porte ouverte, et on lui obéit. »

Quoi qu'il en soit, une poussée violente eut lieu dans ce moment. La grille, qui se trouvait entr'ouverte, céda sous le poids,.et les gardes nationaux, armés ou non armés, mêlés à la foule, se précipitèrent pêle-mêle dans la salle des Pas-Perdus. Les perrons, les cours, les corridors furent en un instant encombrés de monde ; les murs furent escaladés, les grilles forcées ; l'avalanche humaine roula de tous côtés et fit irruption dans la salle ; les députés étaient encore dans leurs bureaux.

Les soldats placés dans le jardin de la Présidence et dans les cours du palais n'essayèrent même pas de faire obstacle à cet envahissement. C'étaient de jeunes recrues commandées par un petit nombre d'officiers [Déposition du général Lebreton et de M. Bescherelle]. Le général Caussade, assis dans la salle des conférences, ne donnait aucun ordre. « Quand je le vis, dit un témoin, dans cette attitude, je compris que tout était perdu. » Les soldats, en effet, partirent aux cris de : « Vive la République ! » en abandonnant leurs fusils.

« J'ai remarqué, dit un gardien [Déposition du général Lebreton et de M.Robin], qu'on travaillait depuis le matin la troupe qui stationnait dans la cour. On cherchait à la gagner à l'insurrection, on l'entourait, on lui apportait des vivres, on engageait les soldats à ne pas tirer sur leurs frères.

Les cris les plus divers : « À bas l'empire ! La République est proclamée ! À bas le Corps législatif ! Vive la ligne !» étaient poussés par des hommes déguenillés, débraillés, à figures barbues, tels qu'on en voit apparaître aux heures de révolutions.

« J'étais simple spectateur, dit à ce sujet M. le général Le Flo, j'ai été témoin de l'invasion de la Chambre par cette bande de scélérats que nous avons retrouvés dans la Commune... » [Déposition de M. le général Le Flo].

Un escadron de la garde municipale demeura immobile, noyé dans la foule, aux abords du pont ; il se retira à trois heures et en fut quitte pour des insultes. Moins heureux que ses soldats, le colonel qui les commandait fut maltraité, jeté à bas de son cheval et n'échappa qu'avec peine aux fureurs de quelques misérables [Déposition du colonel Alavoine].

IV. - Ce qui se passa dans l'intérieur de la salle envahie.

L'Assemblée était envahie.

Nous avons dit comment s'était fait cet envahissement. Nous avons à raconter maintenant la scène qui se passa dans l'intérieur de la salle des séances. Nous empruntons ce récit au compte rendu des secrétaires-rédacteurs de la Chambre, qui, demeurés à leur poste, en ont dressé procès-verbal [Pièces justificatives n° 3].

Au moment où la foule se ruait dans les tribunes en poussant les cris du : « Déchéance ! » mêlés aux cris de : « Vive la République! » les bancs étaient complètement vides ; douze à quinze députés à peine étaient sur leurs sièges ; les autres étaient soit dans leurs bureaux, soit retenus dans les couloirs par la foule qui s'y pressait.

M. le comte de Palikao vint s'asseoir à sa place, et M. le président Schneider monta à son fauteuil. Debout, le président cherchait à apaiser le tumulte. Après quelques mots de M. Crémieux, dont la voix se perdit dans le bruit, M. Gambetta se présenta à la tribune.

« Vous avez voulu, dit-il, manifester énergiquement votre opinion ; vous voulez la déchéance, vous l'aurez ; mais vous devez vouloir également que cette déclaration de déchéance soit prononcée librement, non sous le coup de la menace, »

Vains efforts I le tumulte était tel qu'il ne fut pas possible à l'orateur d'achever son discours.

Tout d'un coup, dit le compte rendu, on entend des coups de crosse de fusil frappés sur les portes extérieures ; on entend le bruit des panneaux qui s'effondrent et des glaces qui se brisent.

Il est deux heures et demie ; un drapeau tricolore portant l'inscription : 73e bataillon, 5e compagnie, 12e arrondissement est agité par un des meneurs. Les nouveaux venus se précipitent par les portes latérales et par celles du pourtour.

Des députés accourent et essayent vainement de repousser les assaillants, qui bientôt remplissent l'hémicycle, s'asseyent sur les bancs des membres de la Chambre, montent sur les gradins de la tribune et s'emparent du bureau du président.

Entouré, menacé, M. Schneider quitte le fauteuil et déclare que toute délibération étant devenue impossible, la séance est levée.

Il sort, il est protégé dans sa retraite par M. Magnin, secrétaire de la Chambre, et par M. Bouillet son chef de cabinet qui marchent derrière lui. Il arrive sans encombre jusqu'à la porte du palais ; il entre dans le jardin de la présidence.

Ce jardin était plein de inonde et l'on voyait dans cette foule des gens de mauvaise mine, qui avaient fort bien ne pas respecter le président du Corps législatif. Cédant à un même mouvement, deux députés, M. Boduin et M. Chesnelong, se placèrent aux côtés de M. Schneider. À peine avaient-ils fait quelques pas, que des cris violents retentirent : « A bas Schneider ! Voilà l'assasin de nos frères du Creusot ! Brigand, c'est toi qui les a tués ! » On se rue sur le président que son grand Cordon rouge désignait à la fureur de ces misérables, on le bouscule ; les uns le prennent au collet , à la cravate ; d'autres le tiennent par le bras ; quelques-uns le frappent par derrière ; les plus indignes traitements lui sont infligés. On cherche à l'entraîner, à le séparer de son escorté ; deux fois on y réussit. M. Boduin et M. Chesnelong, purent le ressaisir deux fois et, par un effort vigoureux, l'arracher aux mains de ceux qui le tenaient. Ils l'accompagnèrent jusqu'à la porte de son hôtel la plus voisine du ministère des affaires étrangères. Cette porte s'ouvrit, M. Schneider était sauvé. M. Chesnelong, qui voulait le suivre, fut retenu. Il se défendit, s'accrocha à la rampe du perron ; on lui meurtrit les mains, on le força de lâcher prise ; il fut rejeté au bas de l'escalier. Un garde national le protégea et parvint à le dégager. La foule s'écoula. M. Chesnelong put alors se réfugier dans l'hôtel de la présidence, où il trouva M. Boduin qui avait subi les mêmes sévices, dont les vêtements étaient déchirés et les bras meurtris.

A peine M. Schneider avait-il quitté son fauteuil que deux jeunes gens se précipitent, se disputent son siège, s'y installent en même temps ; l'un d'eux, après avoir posé la main sur Ie le vier de la sonnette, l'agite d'une façon convulsive.

Au milieu de cette scène de confusion et de désordre, M. Gambetta reparaît à la tribune. Il obtient un moment de silence et fait la déclaration suivante :

« Attendu que la patrie est en danger ;

« Attendu que tout le temps nécessaire a été donné à l'Assemblée nationale pour prononcer la déchéance ;

« Attendu que nous sommes et que nous constituons le pouvoir régulier, issu du suffrage libre.

« Nous déclarons que Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont à jamais cessé de régner sur la France. »

(Bruyante et longue acclamation.) La République! nous voulons la République !

Le tumulte, dit le rédacteur du compte rendu, est indescriptible.

En ce moment M. Jules Favre entre dans la salle ; il parvient non sans peine jusqu'à la tribune et fait entendre quelques paroles couvertes par le bruit de la foule.

« Voulez-vous, dit-il, ou ne voulez-vous pas la guerre civile ? (Non ! non ! pas de guerre civile !) Il faut alors que nous constituions un gouvernement provisoire. (À l'Hôtel de Ville ! Vive la République !) '

« La République, ce n'est pas ici qu'il faut la proclamer. (Si ! si ! Non ! non ! Vive la République !) »

« M. Peyrouton. C'est ici qu'il faut proclamer la République ; nous la proclamons. La République est. proclamée. »

MM. Jules Favre et Gambetta, qui n'étaient pas de l'avis de M. Peyrouton, sortent de la salle en répétant : A l'Hôtel de Ville !

On écrit ces mois en gros caractères sur des feuilles de papier prises dans les pupitres, et l'on montre ces feuilles déployées au public des tribunes.

« M. Marguerilte. Il est cependant nécessaire qu'un certain nombre de gardes nationaux restent ici, pour que la salle ne puisse pas être occupée par les députés de la majorité. »

« M. Peyrouton. Quant à moi, je ne sors pas de la Chambre, j'y reste jusqu'à ce que la République ait été proclamée. »

Les cris : À l'Hôtel de Ville ! interrompent M. Margueritte et M. Peyrouton, et l'enceinte se vide peu à peu ; les tribunes seules restent occupées.

M. Jules Favre a expliqué dans sa déposition Ies motifs qui l'ont déterminé à entraîner la foule hors de la salle des séances.

« J'ai rencontré, dit-il [Déposition de M. Jules Favre], une très vive résistance ; on criait : Vive la République ! - Je dis : Non, la République ne sera pas proclamée ici. La déchéance le sera, mais pas par vous ; elle doit l'être par le Corps législatif... - Je me retournai et je vis au. bureau du président deux têtes échevelées qui n'étaient pas belles et qui étaient fort animées.

« Je reconnus deux de ces ligures que j'avais vues au 15 mai, car j'ai été envahi un assez grand nombre de fois...

« Ce qui m'avait frappé au 15 mai, c'était la profanation de l'Assemblée ; c'était le vote fait par cette multitude, qui, sous l'inspiration de Barbès, acclamait des lois et notamment un impôt d'un milliard sur les riches...

« Je dis à la foule :

« Vous ne proclamerez pas la République ici; c'est à l'Hôtel de Ville qu'il faut aller si vous voulez la proclamer ; allons-y ensemble... Je ne pensais qu'à une chose, dégager le Corps législatif, empêcher un égorgement, car je craignais qu'à la suite de la proclamation de la République dans l'Assemblée, le président, qui écrivait derrière moi, ne fît voter des décrets. Je craignais une lutte violente ; il peut toujours y avoir des scélérats prêts à un crime ; j'avais peur qu'ils n'assassinassent quelques-uns de mes collègues. Je trouvais dans l'évacuation, que je m'efforçais de provoquer, une certaine protection pour le Corps législatif, qui pourrait ensuite prononcer la déchéance. »

Telle est l'explication que M. J. Favre a donnée de son départ pour l'Hôtel de Ville. Au surplus, les révolutions s'achèvent toujours là. Maîtresse du pouvoir, l'insurrection victorieuse devait y conduire le gouvernement qu'elle prétendait se donner, comme y ont été conduits plus tard Delescluze, Assy et F. Pyat ; la tradition révolutionnaire le veut ; le signe de la prise de possession du pouvoir par le peuple est l'installation du gouvernement qu'il proclame à l'Hôtel de Ville.

Le récit de M. J. Favre est en tous points conforme au compte rendu rédigé par les secrétaires de la chambre.

La déchéance n'a donc pas été prononcée par le Corps législatif, comme on l'a cru, comme on l'a dit, et comme on est autorisé à le dire et à le croira en lisant la proclamation que M. Gambetta expédiait par le télégraphe, dans toute la France, le 4 septembre, à six heures du soir et qui était conçue dans les termes suivants :

« La déchéance a été prononcée au Corps législatif;

« La République a été proclamée à l'Hôtel de Ville ;

« Le Gouvernement est composé de MM. le général Trochu, J. Favre, Gambetta, Picard, Arago, etc., etc.

« Signé : Le ministre de l'intérieur,

« LÉON GAMBETTA. »

La déchéance a été prononcée au Corps législatif, mais par M. Gambetta, après l'envahissement opéré et en présence des émeutiers qui avaient pris la place des députés expulsés. La République a été proclamée, comme nous le verrons bientôt, à l'Hôtel de Ville, mais par la foule.

Cependant sur les boulevards et dans les faubourgs, le bruit se répandit avec une rapidité. prodigieuse, que la République venait d'être votée par le Corps législatif. On racontait les incidents de cette séance, à l'issue de laquelle un scrutin aurait en lieu ; ce scrutin avait donné à la République 180 voix sur 213 votants. Des papiers sur lesquels ces chiffres étaient imprimés, circulaient de mains en mains et des industriels comme il ne s'en trouve qu'à Paris, vendaient dans les rues de petits drapeaux sur lesquels étaient peints les deux chiffres 180-213.

Pendant ce temps, mandé par l'impératrice régente aux Tuileries, M. Piétri s'y était rendu. Il avait trouvé l'impératrice entourée des personnes de sa maison, et en outre de MM. Chevreau, Jérôme David, Busson-Billault, de M. le prince de Metternich et de M. le chevalier Nigra.

- « Madame, il faut partir ; hâtez-vous, il n'est que temps ; » telles furent les premières paroles du préfet de police. L'impératrice hésitait ; on la décida à suivre ce conseil. Elle sortit par l'escalier du musée égyptien, monta, en compagnie de M. Lebreton, dans un fiacre qu'elle rencontra et se rendit à Deauville, où un yacht anglais la prit à bord pour la déposer à Hastings, après une pénible traversée.

La révolution était faite : le trône, les Chambres, le Gouvernement étaient renversés ; le dernier coup était porté à un pouvoir assurément fort ébranlé. Ces violences étaient non seulement coupables, mais parfaitement inutiles, car à l'heure où elles étaient commises, le rapport de M. Martel était prêt et allait être lu à la Chambre. Ce rapport concluait à la reconstitution du pouvoir exécutif; toutes les mesures commandées par les circonstances, en moins de douze heures, avaient été prises ; elles allaient être sanctionnées par le vote des mandataires du pays ; un gouvernement allait s'installer le soir même, sans secousse, sans violences, au Palais-Bourbon.

Certes, si l'on n'avait voulu que l'adoption de la proposition de M. Thiers, ou même l'adoption de la proposition de M. Jules Favre, on pouvait épargner à la France le malheur d'une révolution s'ajoutant au malheur d'une invasion ! Ou pouvait s'épargner à soi-même, la faute de détruire, du même coup, sans avoir rien à mettre à leur place, tous les ressorts, les moyens d'action, les organes à l'aide desquels on peut donner quelque cohésion aux forces d'un pays on lutte contre l'étranger. Tout était à bas, il fallait tout reconstruire, tout improviser.

Sur ces ruines, il fallait élever, en quelques heures, car on était en face de l'ennemi, un gouvernement qui serait nécessairement faible, d'abord parce qu'il serait nouveau, ensuite, parce que dans les conditions où il allait naître il serait dépourvu de toute autorité ; gouvernement de hasard, comme l'a appelé à la tribune M. le général Trochu et comme l'a répété après lui M. J. Favre : gouvernement qui n'avait pas, qui ne pouvait pas avoir la seule force réelle, la force de la nation. D'immenses et impérieux devoirs lui étaient réservés et il allait dès les premiers jours de son existence comme M. Buffet l'avait si bien prévu, être attaqué, poursuivi à outrance en raison même de son origine, par ceux qui contribuaient à le créer, par ceux que M. J. Ferry qualifiait d'un nom très doux, en les appelant des « impatients » et contre lesquels ce pouvoir allait être obligé d'employer pour sa défense, des forces, un labeur et un temps qui eussent été mieux employés pour la défense du pays.

V. - Quels sont les auteurs de la révolution du 4 septembre.

Parmi les membres du Corps législatif que l'insurrection triomphante conduisait à l'Hôtel de Ville, il n'en est pas un seul qui n'ait désavoué toute participation à l'envahissement de l'Assemblée. . Il n'en est pas un seul qui ne se soit déclaré complètement étranger à la préparation du coup de main à l'aide duquel on venait de renverser la représentation nationale. M. J, Favre, M. J. Simon, M. J. Ferry, M. Pelletan, M. Garnier-Pagès, M. Em. Arago, M. Gambetta, tous, excepté M. de Kératry, tiennent à cet égard le même langage. ,

- Je n'aime pas à mettre les foules en mouvement, dit l'un [Déposition de M. J. Simon]. »

- « Je croyais si peu à la révolution, dit l'autre, que j'avais conduit ma femme et ma fille à cette séance [Déposition de M. Pelletan]. »

- « Je n'ai absolument rien su, dit un troisième, des préparatifs de cette journée. »

Pour expliquer comment, après s'être opposés, autant qu'ils l'ont pu, au mouvement de la foule, ils ont cependant consenti à en prendre la direction, MM. J. Simon, Picard et J. Favre montrent !a France doublement menacée par le roi de Prusse s'avançant à la tête de 200,000 Allemands, par MM. F. Pyat et Delescluze haranguant le peuple à l'Hôtel de Ville, et préparant déjà le terrain sur lequel devait s'élever plus tard la dictature odieuse et sanglante de la Commune. M. J. Ferry explique de la manière suivante la situation de son parti, au moment où la révolution éclatait :

« Cette situation, -dit-il [Déposition de M. J. Ferry], était pour nous extrêmement difficile. Nous avions perdu beaucoup de terrain aux élections de 1869 ; M. J. Favre n'était passé qu'au 2e tour de scrutin. Dans les réunions publiques, il y avait eu contre nous des violences de mauvais augure ; nous avions tous les jours maille à partir avec ceux que nous appelions les impatients et qui formaient le parti anarchique. Ce parti était partout sur notre chemin, il se posait partout comme notre ennemi. On nous mettait tous les jours en accusation.

.....................................

Nous avions à lutter contre des hommes qui, obéissant uniquement à l'excitation des réunions populaires, ne rêvaient que manifestations ; ils étaient dirigés par MM. Millière et Delescluze. »

Si dans la nuit du 3 au 4 septembre, sous le coup des nouvelles de Sedan, une manifestation a été résolue, les députés de l'opposition déclarent que cette résolution a été prise sans eux et en dehors d'eux.

Suivant le conseil très sage que M. Thiers leur avait donné, loin de participer au mouvement, ils ont cherché, disent-ils, à le contenir. Ils ont lutté, mais ils n'ont pas pu remonter le courant et ont dû subir l'impulsion qu'ils n'avaient pas donnée. Emportés par la foule, ils se sont mis à sa tête, et se sont associés à un acte qu'ils n'avaient point voulu, quand cet acte a été accompli.

Les meneurs de l'insurrection du 4 septembre, ceux qui ont conduit l'attaque contre l'Assemblée ne se rencontreraient donc pas, si l'on en croit ces témoignages, sur les bancs des membres du Corps législatif.

Où les chercher?

Si vous voulez les trouver, nous a-t-on dit, il faut interroger ceux qui garnissaient les tribunes de la Chambre après on avoir forcé l'entrée, ceux qui marchaient à la tête des bataillons de la garde nationale au moment où l'envahissement de la salle a eu lieu.

Il ne nous convenait pas, messieurs, de nous livrer à de pareilles recherches ; elles nous ont paru en dehors de la mission que vous nous aviez donnée, du moins telle que nous l'avons comprise et acceptée. Notre enquête devait porter sur les et non sur les personnes.

Quand M. Naquet a dit, du haut de la tribune :

« J'ai été un des auteurs de la révolution du 4 septembre ; »

Quand M. Etienne Arago a revendiqué spontanément devant nous le même honneur ;

Quand M. Régère, dans les couloirs de la Chambre envahie, prononçait, le 4 septembre, ces mots significatifs : « Le peuple ne doit pas attendre ; on a donné à l'Assemblée deux heures pour décréter la déchéance et pour ratifier la décision prise par le peuple ; l'Assemblée n'a pas su agir à temps, c'est à nous à agir maintenant: »

Quand M. Fribourg, dans sa déposition, a prononcé ces paroles : « J'étais, le 4 septembre, sur la place de la Concorde ; je connais de vieille date tout le personnel révolutionnaire ; il était là tout entier : j'ai vu notamment le groupe blanquiste, B..., mécanicien, J..., D..., F..., etc. , etc. ; »

Quand d'autres témoins ont signalé parmi les envahisseurs Malon, qui habitait Courbevoie ; André Rousselle, Razoua, armé d'un gros bâton noueux ; Jaclard, Grosnier, Briosne et Lefrançois, membres de l'Internationale, assis prés de M. Guyot-Montpayroux ; Cavalier, qui arriva un des premiers ; MM. Miot, Peyrouton, Marchand, Margueritte, qui ont manifesté hautement, par leurs actes et par leurs paroles, dans l'enceinte de l'Assemblée envahie, les sentiments qui les animaient ;

Nous avons recueilli ces déclarations, mais il ne nous appartenait pas d'interroger ceux qui se signalaient eux-mêmes ou qu'on nous signalait comme les auteurs et comme les organisateurs de la manifestation du 4 septembre. Les rapports qui auraient pu nous éclairer sur ce point et que le préfet de police déclare avoir reçus dans la nuit du 3 au 4 septembre, notamment les rapports concernant la réunion de la rue de la Sourdière, d'où l'on prétend que les ordres du mouvement sont partis, n'ont pas été retrouvés. Ils ont été, dit-on, détruits dans l'incendie de la préfecture do police. Nous ne pouvons affirmer des faits dont nous n'avons pas la preuve, et par conséquent nous n'entreprendrons pas d'expliquer comment, par quels ordres, ont été appelées les compagnies de gardes nationaux qui, sans être commandées de service, sont arrivées, officiers en tête, et ont envahi la Chambre ; comment, par quels ordres, des émissaires ont parcouru les faubourgs et ont donné des signes de ralliement à la foule ; comment et par qui cette foule a été appelée, réunie place de la Concorde. Nous nous bornons à constater les faits tels qu'ils résultent de témoignages reçus, et nous répétons que les députés membres de l'opposition, sauf M. de Kératry, ont répudié hautement toute participation .à la préparation d'un acte aussi coupable que la violation d'une Assemblée issue du suffrage universel, et à laquelle ils appartenaient, qu'ils repoussent formellement toute complicité dans cet acte dont la responsabilité remonterait, si l'opinion do quelques témoins était fondée, à ceux qui conspiraient avant le 4 septembre et qui ont conspiré depuis ; qui, après avoir été les auteurs de l'insurrection de ce jour, devaient être les auteurs des insurrections du lendemain, du 31 octobre, du 22 janvier et du 18 mars ; à ceux enfin qui sont les ennemis de tout gouvernement et le fléau de toute société

VI. - Le général Trochu et le général de Palikao.

Pendant que ces événements se passaient, où étaient et que faisaient le ministre de la guerre et le gouverneur de Paris, investis l'un et l'autre de grands commandements, ayant l'un et l'autre la force publique entre les mains ?

M. le général Trochu était revenu du camp de Châlons, ramenant à Paris, selon l'autorisation qu'il en avait reçue de l'empereur, les dix-huit bataillons de mobiles qu'il commandait et dont le Gouvernement redoutait la présence dans la capitale. Il avait accepté des mains de l'empereur, sans que le conseil eût été consulté, les fonctions de gouverneur de Paris, que les ministres avaient refusé de lui conférer avant son départ.

La conduite que le général conseillait de suivre, - et son avis avait prévalu à Châlons, - était :

1° Le retour de l'empereur dans la capitale : l'impératrice était d'un avis absolument opposé, elle croyait que l'empereur ne devait pas quitter l'armée ;

2° La concentration des forces commandées par le maréchal de Mac Mahon sous les murs de Paris : le ministre de la guerre pensait, au contraire, que l'armée du maréchal de Mac Mahon devait tout entière être portée sur Metz pour secourir le maréchal Bazaine.

L'antagonisme sur ces deux points, entre le Gouvernement et M. le général Trochu, était complet.

De là naquirent, nous a-t-on dit, dès le début, des mésintelligences entre le ministre de la guerre et le général gouverneur. Ces mésintelligences s'accrurent lorsqu'on vit le général publier, dès son arrivée, et de son autorité propre, une proclamation qu'il ne paraît pas avoir communiquée aux membres responsables du cabinet ; et quand on lut, dans le journal le Temps, une lettre qu'il écrivit à cette époque et qui se terminait par celte phrase souvent citée : « L'idée de maintenir l'ordre par la force des baïonnettes et du sabre, dans Paris livré aux plus légitimes angoisses et aux agitations qui on sont la suite, me remplit d'horreur et de dégoût. »

Vinrent ensuite d'autres causes de dissentiment.

Le général recevait les membres de l'opposition. Quel était le but de ses entretiens avec MM. Arago, J. Favre, Picard, Kératry et Gambetta ? Pourquoi laissait-il éclater son mécontentement à tout propos, et aux yeux de tous ?

Des explications assez vives s'échangèrent à plusieurs reprises sur ces différents points, dans le sein méme du conseil des ministres, en présence de l'impératrice, entre le comte de Palikao et M. le général Trochu

Enfin, les pouvoirs conférés au général gouverneur avaient été formulési de telle sorte que des conflits devaient nécessairement naître et s'élever contre le ministre de la guerre et lui.

M. le général de Palikao se croyait le droit de prendre des troupes partout où il en trouvait, pour les envoyer à la frontière. Il disait au général Trochu : « Vous avez le commandement des forces destinées à la défense de la capitale, mais vous ne pouvez pas avoir la prétention, par le seul fait qu'un régiment est rais à votre disposition, de l'immobiliser et d'en disposer à votre gré. Les troupes appartiennent à l'Etat. Quand elles sont affectées à la défense de Paris, je ne vous en dispute pas le commandement ; mais quand j'en ai besoin pour les expédier ailleurs et n'importe où, je donne des ordres et n'ai point à vous consulter. »

Sans contester absolument ce principe, le général gouverneur se plaignait amèrement de l'application que l'on en faisait. Les troupes qu'i! aurait voulu retenir pour la défense de Paris étaient toutes successivement dirigées vers la frontière !

Sa responsabilité était engagée ; il n'avait pas commandement dans de telles conditions ! Tous les actes du ministre de la guerre lui paraissaient empreints d'un sentiment d'hostilité contre lui; il le disait hautement; il ne voyait jamais le ministre, avec lequel il était en lutte ouverte.

Vous lirez, messieurs, les dépositions des témoins.

Le général, disent les uns, était déterminé à défendre l'ordre, mais il rencontrait dans le Gouvernement une opposition sourde. On faisait le vide autour de lui ; on lui enlevait toute autorité. Trop indépendant de caractère pour ne pas paraître hostile, trop populaire pour ne pas paraître dangereux, il était condamné, réduit à l'impuissance.

Le général, disent les autres, choisi à la dernière heure pour couvrir de sa popularité un gouvernement dont il désapprouvait la conduite se montrait peu disposé à compromettre sa situation pour le soutien d'une cause qui n'était pas la sienne. Sa froideur, son langage, aussi bien que ses actes, autorisaient les défiances dont il pouvait être l'objet.

Ces mécontentements réciproques furent exploités et devaient l'être. Ils expliquent, sans la justifier, la mesure que le ministre de la guerre crut devoir prendre dans la nuit du 3 au 4 septembre, quand, prévoyant une journée de troubles, il mit sous le commandement du général Soumain, les bataillons auxquels la protection de l'Assemblée fut confiée, sans en prévenir M. le général Trochu.

Le gouverneur, irrité et blessé d'un procédé qu'il ne croyait pas mériter, se désintéressa de la défense et ne crut pas devoir porter au secours du Gouvernement quand il fut menacé, l'appui et l'influence considérable alors de son épée et de son nom. Il attendit les événements. Dans la matinée du 4 septembre il se rondit chez I'impératrice, avec laquelle il eut un entretien de quelques instants ; puis il revint au Louvre. Il savait par les rapports, que le préfet de police déclare lui avoir remis, les préparatifs de la manifestation projetée ; il pouvait, des fenêtres de son palais, voir le mouvement de la foule se portant sur l'Assemblée, et il restait dans l'inaction. Il ne se décida à en sortir que sur les vives instances d'un des questeurs de la Chambre (M. le général Lebreton {Déposition de M. le général Lebreton], mais il était trop tard. Il monta à cheval, envoya son chef d'état-major, M. le général Schmitz, auprès de l'impératrice et partit pour défendre le Corps législatif. Arrivé sur le quai, à la hauteur du pont Solférino, il rencontra la foule, qui, du palais Bourbon, refluait sur l'Hôte! de Ville, et à la tête de cette foule, M. J. Favre de la bouche duquel il apprit l'envahissement de la Chambre. Il était alors environ trois heures.

Sur l'invitation de M. J. Favre, le gouverneur rétrograda et rentra au Louvre. Il ignorait alors que s'il avait poursuivi sa route jusqu'au palais de la présidence, il y aurait trouvé deux cents députés réunis, auquel la force et non la résolution manquait pour essayer d'agir. Il se retira, rentra dans son cabinet et attendit les communications que M. J. Favre lui avait annoncées.

Entre quatre heures et demie et cinq heures, le général recevait la visite de MM. Steenackers, Glais-Bizoin, et Wilson ; ces messieurs lui apportaient la liste des membres du gouvernement, telle qu'elle venait d'être arrêtée, et l'invitaient à se rendre à l'Hôtel de Ville.

Le général était ainsi mis en demeure de prendre la plus grave de toutes les résolutions.

En effet, l'Assemblée avait été violemment dissoute. La France venait de souffrir, dans la personne de ses représentants, la plus cruelle injure ; le principe de la souveraineté nationale avait été foulé aux pieds.

Dans un pareil moment, se rendre à l'Hôtel de Ville, où siégeait le pouvoir issu d'une insurrection. quand on était investi d'un commandement militaire, c'était politiquement prendre parti, au nom de l'armée, pour la révolution et contre l'Assemblée.

La responsabilité d'une telle décision était assurément fort lourde ; lourde pour tout citoyen, plus lourde encore pour un homme revêtu d'un grand pouvoir, placé à la fois à la tête de la garde nationale et de l'armée.

Mais, d'autre part, refuser son concours dans un pareil moment, n'était-ce pas compromettre un double intérêt : l'intérêt de l'ordre et l'intérêt de la défense ? Encore quelques jours, et les révolutionnaires, expulsés de l'Hôtel de Ville, allaient essayer de prendre leur revanche ! Encore quelques jours, et les Prussiens allaient camper sous les murs de Paris ! Si I'on voulait ramasser les débris du pouvoir tombé, essayer de le relever et de se défendre contre les dangers du dedans et du dehors, il n'y avait pas un instant à perdre.

Cette dernière considération prévalut dans l'esprit du général gouverneur et détermina la conduite qu'il tint. Il accepta librement, sans pression aucune, l'invitation qui lui était faite, et, après s'être dépouillé de sou uniforme, il se rendit à l'Hôtel de Ville.

Cette résolution devait lui créer une situation dans laquelle, malgré son dévouement et ses efforts, l'autorité morale dont il avait besoin, dont aucun homme ne peut se passer quand il est appelé à l'honneur de gouverner son pays, devait lui faire absolument défaut.

« Je n'ai pensé, dit M. le général Trochu. qu'à une seule chose : la défense de Paris.

« Si je m'étais effacé, j'aurais été à mes yeux coupable de désertion devant l'ennemi.

« Le général ajoute qu'il a tout sacrifié au grand intérêt du salut public ; qu'il a essayé de réparer les fautes commises. Il a échoué, et il s'étonne de ne rencontrer, en échange de ses sacrifices, que l'ingratitude des partis, qui l'attaquent, le poursuivent et l'accablent.

Le général a oublié, quand il prononçait ces paroles devant les magistrats, quo toute grandeur qui s'élève en France, depuis près d'un siècle, est suivie d'un abaissement et d'une chute et que cotte chute est d'autant plus profonde, que l'élévation a été plus rapide et plus haute.

Pendant que," docile à l'appel qui lui était fait, le, général Trochu se dirigeait vers l'Hôtel de "Ville, M. de Rochefort y arrivait, porté en triomphe par la foule. Elle lui avait ouvert les portes de sa prison, et bruyante, animée, bile imposait au Gouvernement nouveau son favori du jour.

« Ce fut alors, dit un témoin (M. Glais-Bizoin), qu'on m'envoya chercher le général Trochu au Louvre. Sa présence paraissait nécessaire à M. J. Favre, pour contre-balancer le mauvais effet qu'allaient produire, dans une partie de la population de Paris, la nomination de M. de Rochefort comme membre du Gouvernement et la proclamation de la République » (l) Déposition de M. Glais-Bizoin

M. le général Trochu ne connaissait p.is M Rochefort. Il a déclaré que, « lorsqu'il se rendit pour la première fois à l'Hôtel do Ville, il ne le vit pas. » Dans un discours prononcé par lui à la tribune, il a décrit cette salle mal éclairée où se-I trouvaient réunis les membres du Gouvernement de la défense nationale. Il a raconté comment il revendiqua les fonctions de président du conseil et devint ainsi, non seulement le chef militaire chargé de la conduite du siège, mais le chef politique chargé de la responsabilité du Gouvernement.

M. Jules Favre a fait le même récit dan ouvrage récemment publié.

« Nous venions de nous installer, dit-il; un exprès avait été envoyé au général Trochu qui pénétra, non sans peine, jusqu'à nous. Il n'avait pas son uniforme et venait se mettre néanmoins à notre disposition. Son langage fut net et ferme.

« - Je vous demande, dit-il, la permission de vous poser une question préalable : Voulez-vous sauvegarder ces trois principes : Dieu, la famille, la propriété ?

« Nous lui en donnâmes l'assurance.

« - A celte condition je suis avec vous, pourvu que vous fassiez- de moi le président de votre conseil de Gouvernement. Il est indispensable que j'occupe ce poste. Ministre de la guerre ou gouverneur de Paris, je ne vous amènerais pas l'armée, et si nous voulons défendre Paris, l'armée doit être dans notre main [Simple récit, t.I].

Cela dit et accepté, le nouveau président du Gouvernement se rendit au ministère de la guerre, où il resta quelque temps en conférence avec M. le général de Palikao. Son but, il l'a fait connaître à la tribune, était de donner au ministre du Gouvernement déchu, sou supérieur hiérarchique, une marque de déférence qui, dans un pareil moment, put à bon droit étonner celui qui en était l'objet [Déposition du général Trochu].

Prévenu par -M. Crémieux qu'on devait l'arrêter dans- la soirée même, M. le général de Palikao se préparait à partir pour la Belgique.

Aux douleurs privées qui l'accablaient (car il croyait son fils tué sur le, champ de bataille de Sedan), s'ajoutait pour lui, à cette heure, le chagrin profond que tout homme, dépositaire du pouvoir, ressent quand il voit tomber l'autorité confiée à ses mains et les institutions qu'il était chargé de défendre.

Le président du dernier conseil impérial sentait le poids de la responsabilité qui pesait sur lui. Son tort, .et il l'a reconnu, était de s'être trop facilement confié à la trêve qui s'était faite entre les partis, depuis le jour où le sol de la France avait été envahi. Cette trêve, observée au sein du Corps législatif, n'avait pas été ratifiée en dehors de l'Assemblée. Les chefs apparents des groupes ne sont pas toujours leurs chefs réels. Trop souvent ils sont les serviteurs et non les maîtres de ceux qui les suivent.

Le général de Palikao avait vécu longtemps loin de la France. Il ne connaissait pas les colères qui s'y étaient amassées, surtout à Paris, et les menées que poursuivaient dans l'ombre les agitateurs de profession. Il ne savait pas combien il est facile de mettre en effervescence la foule impressionnable et mobile d'une capitale de deux millions d'âmes et combien des malheurs pareils à ceux qui venaient de nous frapper devaient avoir puissamment agi sur des imaginations déjà excitées par les harangues des réunions publiques et par le langage de la presse.

Le général de Palikao n'a pas arrêté à temps, c'est-à-dire pendant la séance de nuit, les résolutions à l'aide desquelles on aurait pu essayer au moins de prévenir les troubles de Paris. Il n'a pas assez tenu compte, dans la proposition qu'il a présentée à la Chambre, de l'état d'effervescence des esprits et des défiances répandues au sein de la population. Enfin, les dispositions militaires qu'il a prises pour la défense de l'Assemblée étaient insuffisantes. Il en est responsable, puisqu'il avait l'autorité entre les mains et qu'il s'était réservé le droit d'en faire usage. Le commandement des troupes lui appartenait ; il pouvait en un plus grand nombre, et surtout donner le commandement de ces troupes à un officier plus vigoureux que celui qui a été désigné. Ce n'était pas assez de quatre bataillons de gendarmerie et d'infanterie, formant un effectif de 2,500 hommes, pour résister aux masses qui allaient être mises en mouvement.

Prévenu du danger par MM. les questeurs et par M. le président Schneider, le comte de Palikao s'était contenté de répondre : « Rassurez-vous, j'ai dans Paris 40,000 hommes. » Cette confiance l'a perdu ! Il se croyait prêt, il ne l'était pas. Il n'avait pas fait entrer dans ses calculs la chance, toujours si grande, de l'imprévu ; un chef qui hésite, un régiment qui met la crosse en l'air, un bataillon qui prête la main à l'émeute, un coup de fusil qui part, un cadavre que l'on promène, il n'en faut pas davantage à Paris pour qu'une manifestation devienne une révolution.

M. le général Trochu, après sa visite au ministre de la guerre, retourna a l'Hôtel de Ville, où ses nouveaux collègues l'attendaient. Il y trouva installé, et on lui présenta M. de Rochefort, dont le nom et le passé ne lui offraient aucunes âmes garanties pour le maintien de l'ordre et la défense des intérêts sociaux.

M. de Rochefort ne figurait pas sur la liste qui lui avait été apportée par M. Glais-Bizoin. Le général Trochu se plaignit comme d'un manque de foi, - ce sont ses propres expressions, - de l'addition de ce nom, faite après coup et sans son aveu ; mais il y souscrivit.

Il appartenait certainement au président du conseil plus qu'à tout autre, en acceptant la responsabilité du pouvoir, de ne pas accepter le concours de collègues trop compromettants. Il se laissa persuader que la politique conseillai! de ne pas repousser l'appui d'un homme qu'entourait alors la faveur populaire et qui, au fond, n'était pas bien dangereux ; qui le serait d'autant moins, selon l'expression de M. J. Favre, qu'on le mettrait dans le Gouvernement au lieu de le laisser dehors.

M. de Rochefort fut donc associé à M. le général Trochu dans l'oeuvre de la défense, et par cette première condescendance aux exigences d'une partie de la population, le Gouvernement donna la mesure des concessions auxquelles il devait malheureusement se laisser entraîner plus tard.

Avant de raconter ce qui se passa dans la soirée du 4 septembre à l'Hôtel de Ville, retournons au Corps législatif.

VII. - Séance à l'hôtel de la Présidence.

La salle des séances, encombrée de monde à trois heures, avait été dégagée par le mouvement à la tête duquel s'était placé M. Jules Favre.

À quatre heures, une partie des envahisseurs s'étant éloignée, les députés purent se rapprocher les uns des autres, se retrouver dans la Bibliothèque et dans la salle des conférences.

- « Si l'on tenait séance ? dit l'un d'eux. La salle des délibérations est encore occupée par les insurgés qui remplissent les tribunes, mais il y a un salon, à la Présidence, où l'on pourrait se réunir. »

Cette idée l'ut approuvée par M. Thiers. Quelques minutes après, tout le monde était averti. Cent soixante-dix députés, dont les noms ont été conservés [Voir aux pièces justificatives n° 5 les noms de ces députés], se rassemblèrent à quatre heures dans la salle à manger de la Présidence, où des sièges avaient été préparés. M. Schneider, meurtri, malade et alité, ne pouvait assister à cette réunion. Un des vice-présidents de l'assemblée, M. E. Leroux, fut invité à occuper le fauteuil: MM. Josseau et Martel, secrétaires, s'assirent à ses côtés.

Les huissiers de service gardaient la porte.

Malheureusement il n'y avait pas là de sténographes. Le compte rendu officiel de cette séance n'existe donc pas ; mais M. Martel a pris des notes, et, de concert avec l'un des rédacteurs de la Chambre, a dressé un procès-verbal. Ce procès-verbal mérite plus de confiance que les récits plus ou moins fidèles, qui ont été publiés depuis.

Nous le résumons en quelques mots.

M. Garnier-Pagès prit le premier ta parole ; il proposa :

1° L'adoption des conclusions du rapport de M. Martel avec le rétablissement des expressions :

« Vu la vacance du pouvoir, » qui étaient devenus, dit M. Dréolle, conformes à la Vérité, depuis l'envahissement rie l'Assemblée ;

2° L'envoi d'une députation a l'Hôtel de Ville, non pour traiter avec M. J. Favre ou tout autre membre d'un gouvernement dont on ignorait à cette heure l'existence, mais pour donner quelque régularité au. pouvoir qui serait constitué en le rattachant à la représentation nationale. On s'adressait à ries collègues qu'un orage populaire avait emportés ; on leur demandait de ne.pas demeurer séparés do la majorité des membres composant le Corps législatif et de venir délibérer, à la Présidonce, sur les mesures à prendre. Ces deux propositions furent adopté.-, après une vive et éloquente protestation de M. Ruffet contre l'envahissement de l'Assemblée.

M. Grévy marchait à la tête de la délégation ; elle était composée rie 101. Garnier-Pagès. Lefèvre-Pontalis, Martel, de Guiraud, Johnston et Barthélemy Saint-Hilaire.

Arrivé à l'Hôtel de Ville à six heures, M. Grévy fut reçu avec tous les égards dus à sa personne, mais M. J. Favre ne lui dissimula pas l'inutilité de la mission qu'il avait acceptée.

« Nous sommes arrivés trop tard, disait M. Grévy dans la séance du soir: il y avait déjà un gouvernement installé, et M. Guyot-Montpayroux apportait l'épreuve de la proclamation ari : au peuple pour annoncer rétablissement de la République.

« Dès lors, ajoutait M. Grévy, notre mission étant devenue sans objet, nous nous sommes retirés. »

Divers membres de la délégation racontèrent après Iui qu'une foule considérable entourait l'Hôtel de Ville et ne laissait pas aux chefs du nouveau Gouvernement la liberté de faire ce que peut-être au fond ils auraient désiré.

M. J. Favre avait répondu à M. Grévy qu'il était profondément touché de sa démarche, mois qu'il devait en référer à ses collègues et qu'il se rendrait à la réunion des députés, la soir même, à huit heures, au palais de la présidence.

Il y vint en effet à l'heure convenue, accompagné rie M. J. Simon. Là, il prononça des paroles recueillies par un député présent, et en pari produites dans le procès-verbal de celte séance que MM. Martel, Josseau et Poyrusse ont rédigé 'et fait insérer, après l'avoir signé, dans le Journal des Débats.

« Nous venons, au nom du gouvernement provisoire de la République, vous remercier rie la démarche que vous avez bien voulu faire près do nous ; mais il y a ries laits accomplis sur lesquels nous ne pouvons pas revenir ; nous n'en avons les maîtres, nous en sommes deven serviteurs ; nous y avons été entraînes pat OU mouvement qui répondait au sentiment intime de nos âmes ; nous ne pouvons rien changer à ce quia été l'ait. Nous nous devons à la tache de ire Paris et la France. Il ne nous serait pas indifférent de rencontrer le Corps législatif dans les mêmes sentiments que nous. Si vous ratifiez ce que nous avons fait, nous vous en serons reconnaissants ; sinon, nous respecterons les décisions de votre conscience, mais nous garderons la liberté de la nôtre. »

Cette ratification fui refusée courtoisement mais nettement par M. Thiers, au nom de la réunion.

« Le passé, dit M. Thiers, ne peut être équitablement apprécié aujourd'hui; c'est l'histoire lui pourra le juger...

« Quant à présent, il est impossible do dire si l'on peut ratifier ou non les événements de cette journée.

« La seule réponse que nous puissions vous faire est celle-ci :

« Vous vous êtes chargés d'une immense responsabilité ; notre devoir à tous est de former des voeux ardents pour le succès de vos efforts, dans l'intérêt de la défense du pays... Puissions-nous ne pas avoir la douleur de voir l'ennemi dans ces murs ! »

M. J. Favre se retira après avoir donné quelques renseignements sur la composition du Gouvernement nouveau. Il retourna avec M. J. Simon à l'Hôtel de Ville où s'installait ce pouvoir qui, pour emprunter ses propres expressions, répondait aux sentiment» intimes de son âme.

M. Grévy resta à la présidence. Quelque attaché qu'il fût au principe que représentait le nouveau Gouvernement, il ne lui convenait pas de sanctionner, par sa présence et son concours, des actes que son respect dos lois condamnait. M. Thiers, s'adressant ù la réunion des députés, après le départ de M. J. Favre, s'exprima ainsi :

« Nous n'avons plus que quelques instants à Me ; il faut les bien employer

Avant de reconnaître l'autorité qui vient de naître, nous aurions à résoudre des questions de doctrine et de fait qu'il ne convient pas de traiter actuellement.

« Combattre cette autorité serait une oeuvre antipatriotique. Nous ne pouvons entrer avec elle, ni en collision, ni en arrangements. Je prie Dieu de l'assister ! Séparons-nous, conduisons-nous , i;oninii! de bons citoyens, dévoués à la pairie. Aussi longtemps qu'on ne nous demandera rien de contraire à nos consciences et aux vrais principes sociaux, notre rôle sera .facile. Nous ne nous dissolvons pas, mais en présence do la grandeur des malheurs de la France, nous rentrons dignement dans nos foyers. Il ne convient ni de reconnaître un gouvernement né d'une insurrection, ni de le combattre quand il a à lutter contre l'étranger.

Ces sages conseils furent suivis.

N'ayant aucun moyen de défense, aucune force à sa disposition, informé- d'ailleurs par son vice-président, M. E. Leroux, que le général gouverneur s'était rendu à l'Hôtel de Ville et rallié à la République, le Corps législatif se sépara en Bignant, séance tenante, une protestation. Il ne lit rien de plus, il ne voulut point susciter en France la guerre civile.

Que serait-il advenu, en effet, si, ce jour-là, tes différents partis qui existent dans notre pays s'étaient crus autorisés par les circonstances à se mettre en mouvement ; si les uns avaient invoqué des souvenirs anciens et respectés, les autres d'éminents services rendus à la cause du gouvernement parlementaire, d'autres les sympathies encore vivantes en faveur du Gouvernement tombé? La guerre civile éclatait partout, et l'oeuvre de la défense devenait impossible. Devant ce grand péril, les résistances s'effacèrent. Le devoir parut clair ; M. Thiers le résumait ainsi : Les étrangers sont en France ; tant qu'ils ne seront pas expulsés, point de divisions entre nous. Ce devoir fut compris et fut accepté.

Aussi patriotique et plus sensée que la population do Paris, la population des départements ne voulut pas ajouter le fléau des discordes civiles au fléau de l'invasion. Elle apprit avec anxiété la nouvelle de l'insurrection du 4 septembre ; elle sentait que ses moyens de défense allaient, par* cela seul, être considérablement affaiblis. Elle ne voulut pas augmenter encore les conditions d'inégalité d'une lutte déjà trop disproportionnée. Plus à Paris on semblait disposé à se jeter dans des aventures, plus en province il sembla nécessaire de les éviter. Le Gouvernement rallia donc sous son drapeau, dès le premier jour, ses adversaires do toute nature, considérables en nombre, en importance, mais dominés par un sentiment do patriotisme réfléchi. Les hommes dont on blessait le plus les croyances, les convictions ; les partisans do la monarchie traditionnelle, du Gouvernement de 1830 ou du régime qui venait de tomber s'armèrent, et, comme soldats, obéirent docilement au pouvoir qui venait de naître, n'ayant qu'une pensée, une ambition, celle de se battra et de reconquérir, s'il était possible, les provinces envahies. On savait trop bien que les factieux ne. tarderaient pas à attaquer le Gouvernement après l'avoir acclamé, et que les Prussiens, après avoir salué par des démonstrations de joie son avènement, de plus en plus confiants dans le succès do leur entreprise, précipiteraient |MW marche sur Paris. La France avait senti ce double péril; elle ne marchanda pas son concours à un pouvoir qu'elle n'avait pas fait," dont elle ne pouvait pas » approuver l'origine, mais qui portait le beau nom de Gouvernement de la défense nationale.

VIII. - Réunion chez M. Johnston.

Avant do quitter Paris et de se rendre dans leurs départements, les membres du Corps législatif pensèrent qu'ils avaient un dernier devoir à remplir.

Ils devaient expliquer, par une déclaration rendue publique, pourquoi ils se trouvaient dans l'impuissance de s'acquitter du mandat qu'ils oyaient reçu de leurs concitoyens, et protester contre l'injure faite on leurs personnes au suffrage universel dont ils étaient issus.

Un grand nombre do députés se réunirent à cet effet, le 5 septembre, chez M. Johnston, avenue de l'Alma, a trois heures. Ils désignèrent quelques-uns d'entre eux pour rédiger un récit sommaire des événements de la veille et une protestation qui devait se résumer dé la manière suivante :

« Le Corps législatif a été violemment dissous.

« Les députés n'ont à rendre compte qu'à la nation des pouvoirs qu'ils tiennent d'elle ; mais ils ont le devoir de protester, au nom du suffrage universel, contre la violation de leur mandat, et ils en appelleraient, si ils avaient besoin d'un autre témoignage que de celui de leur Conscience, aux hommes qui depuis vingt ans ont si souvent déclaré qu'il n'y avait pas de, droit contre le droit.

« Cependant l'intérêt suprême de la défense ajourne et fait taire tout autre intérêt. Les députés sont décidés, les uns à Paris, les autres en province, à se consacrer exclusivement, au milieu de leurs concitoyens, à l'oeuvre de la défense. Ils ne donneront l'exemple ni de l'oubli du droit, ni de la discorde devant l'ennemi. »

Le 7 septembre, à l'heure où l'on devait sa réunir pour entendre la lecture de cette déclaration et pour la signer, le domicile de M. Johnston était cerné par le bataillon des francs-tireurs de M. Arhonnson, qui formait la garde du gouvernement nouveau, et M. Johnston était arrêté chez lui, ainsi que M. le marquis de Talhouet, par ordre de M. de Kératry. On transigea néanmoins ; l'arrestation ne fut pas maintenue.

Mais il faut avouer que cette violation des lois protectrices du domicile des citoyens était un triste début pour un gouvernement qui se croyait et qui se disait libéral.

La protestation parut, revêtue seulement des signatures de ceux qui l'avaient rédigée : MM. de Talhouet, Daru, Buffet, Josseau, Martel, Johnston et Lefébure. On ne crut pas devoir ajouter a ces a noms ceux des quatre-vingts députés qui l'avaient signée à l'avance sur une feuille de papier blanc, mais qui n'avaient pas pu en entendre la lecture.

Elle fut insérée dans une feuille de Bordeaux, la Province.

De tous les journaux qui s'imprimaient à Paris, un seul osa la reproduire, ce fut le Français.

La République était proclamée, mais la porte du Corps législatif était close ; elle ne devait plus se rouvrir que le 8 février. M. Glais-Bizoin, venu à sept heures et demi'' du soir au palais Bourbon, avait trouvé les tribunes encore occupées par ceux qui les avaient envahies le malin. Après avoir annoncé que le Gouvernement ne comptait pas se rendre au Corps législatif et qu'une longue attente serait vaine, il avait fait évacuer la salle et apposer les scellés sur la porte.

Au Sénat, à la même heure, M. Floquet en avait fait autant.

Ainsi, l'honneur d'avoir mis, le i septembre, la clef du parlement dans sa poche, appartient à M. Glais-Bizoin, assisté de M. Floquet.

Aussitôt après son départ, M. Bescherelle, huissier de la Chambre, voyant flotter le drapeau rouge que les envahisseurs avaient planté sur le fronton du palais, le lit enlever et fit arborer le drapeau tricolore à sa place [Déposition de M. Bescherelle].

De retour dans leurs départements, les membres du Corps législatif suivirent la politique qu'ils avaient formulée dans leur déclaration. Ils engagèrent leurs concitoyens à l'union, à l'oubli de toutes dissidences, et se gardèrent d'ébranler l'édifice fragile qui venait de, s'élever, et que la moindre secousse pouvait renverser.

DEUXIÈME PARTIE

FORMATION DU GOUVERNEMENT NOUVEAU

Acclamation de la République et des membres du gouvernement à l'Hôtel de Ville. - Réunion dans le cabinet du télégraphe. - Formation du gouvernement.- Conseil tenu le soir à l'Hôtel de Ville. - Caractères de ce gouvernement. - Son origine. - Sa composition. - Aspect de la ville de Paris dans la soirée du 4 septembre.

I. - Acclamation de la République. - Réunion dans le cabinet du télégraphe.

MM. J. Favre et J. Ferry s'étaient rendus, comme nous l'avons vu, à l'Hôtel de Ville, à trois heures, à la tête d'une foule nombreuse, en suivant la rive droite de la Seine ; MM. Gambetta, de Kératry et Spuller s'y étaient rendus à la même heure eu suivant la rive gauche ; ils furent bientôt rejoints par MM. Em. Arago et Crémieux. La salle Saint-Jean regorgeait de monde. Portés par le flot jusqu'au fond de cette salle, M. J. Favre et M. Gambetta montèrent successivement sur .des banquettes et de là haranguèrent le peuple ; leurs paroles furent accueillies par les cris de : Vive la République !

Ils déclarèrent aussitôt, que dans leur opinion, l'établissement de la République était en effet le seul moyen de sauver la France et s'imposait par la force même des choses.

Les événements marchent vite en temps de révolution.

Quelques heures auparavant, il s'agissait uniquement de créer un gouvernement de défense ; on réservait à la nation le droit de statuer sur la forme de gouvernement qu'elle se donnerait.

À trois heures on n'en était plus là. Les envahisseurs en avaient décidé autrement ; il ne leur convenait pas d'attendre que le pays fût consulté, et l'on était obligé de subir leur loi. M. J. Favre le déclare ; on proclama, dit-il, la République que nulle force humaine ne pouvait en ce moment empêcher.

M. Millière monté sur un escabeau haranguait, de son côté, le peuple.

M. Delescluze, pour emprunter une expression de M. J. Ferry, rôdait autour de la salle où le gouvernement alla bientôt se réfugier, et cherchait à y pénétrer.

« Quand nous n'aurions pas eu, dit M. J. Ferry [Déposition de M. J.Ferry], la connaissance approfondie des éléments révolutionnaires que renfermait la ville de Paris, quand nous n'aurions pas su que derrière nous était un parti anarchique... la présence de MM. Millière, Delescluze et de leurs acolytes, à L'Hôtel de Ville, les discours qu'ils y tenaient, nous eussent éclairés. »

Le danger cependant n'était pas aussi grand, ou du moins ne paraissait pas aussi redoutable alors à M. J. Ferry, qu'il a pu lui paraître plus tard, car plus loin il ajoute dans sa déposition :

« Heureusement M. J. Favre était en possession d'une popularité qu'il n'avait vas eue avant et qu'il n'a pas retrouvée depuis. Il était véritablement porté par le grand courant de l'opinion régnante et il lui suffit de paraître pour que tous ces messieurs. descendissent des escabeaux où ils étaient hissés et rentrassent dans l'ombre.

M. Félix Pyat essaya cependant de revendiquer ses droits à faire partie d'un gouvernement révolutionnairement constitué ; mais il fut foudroyé, dit un témoin, par un discours de M. Gambetta. MM. J. Favre et Gambetta restèrent maîtres du terrain. Ils n'auraient probablement pas choisi, s'ils avaient pu faire autrement, un jour de deuil où tout croulait, le pouvoir, l'armée, le prestige militaire de la France, pour proclamer du haut du balcon de l'Hôtel de Ville, le Gouvernement qu'ils imposaient au pays. Partisans du principe de la souveraineté nationale, adversaires constants, l'un et l'autre, d'un pouvoir auquel ils reprochaient d'avoir surpris et confisqué à son profit cette souveraineté, ils se mirent en complète contradiction avec eux-mêmes, avec les doctrines qu'ils avaient toujours professées

[Proclamation au peuple de Paris

Citoyens de Paris,

La République est proclamée.

Le Gouvernement a été nommé d'acclamation

Il se compose des citoyens : Emmanuel Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Pelletan, Picard, Rochefort, Jules Simon.

Le général Trochu est chargé des pleins pouvoirs militaires pour la défense nationale.

Il est appelé à la présidence du Gouvernement.

Le Gouvernement invite les citoyens au calme.

Le peuple n'oubliera pas qu'il est devant l'ennemi.

Le Gouvernement est, avant tout, un Gouvernement de défense nationale.]

La souveraineté nationale ne réside pas, en effet dans quelques milliers d'individus réunis sur un point donné, ni même dans telle ou telle partie de la nation, dans les habitants des villes ou dans les habitants des campagnes : la souveraineté nationale réside dans la nation tout entière, à laquelle seule appartient le droit de régler comme elle l'entend, ses destinées.

L'établissement de la République, telle qu'elle fut acclamée le 4 septembre à Paris, était donc un acte révolutionnaire, pas autre chose, et devait rester un fait révolutionnaire jusqu'au jour où une assemblée régulièrement élue l'aurait sanctionné.

Au surplus, les changements dans la dénomination des gouvernements n'indiquent pas toujours des changements dans la manière dont un peuple est gouverné ; on le sait par une longue expérience. La révolution du 4 septembre devait en fournir une preuve de plus. Elle proclamait la République et en réalité elle allait établir une sorte de dictature.

Cependant la joie la plus vive était peinte sur tous les visages. On se félicitait, on s'embrassait. M. Etienne Arago, arrivé un des premiers, était nommé par le peuple maire de Paris. Un témoin raconte à ce sujet que M. Emmanuel Arago tirant alors une écharpe de sa poche, la remit à son oncle en le félicitant de l'honneur que le peuple venait de lui conférer.

MM. Picard, J. Favre, Gambetta, J. Ferry, Em. Arago, Crémieux, furent nommés membres du Gouvernement provisoire. On jeta par les croisées, suivant l'usage, de petits morceaux de papier sur lesquels leurs noms étaient inscrits ; les groupes stationnant sur la place approuvèrent les choix faits. Quelques réclamations s'élevèrent bien çà et là. Les amis de Blanqui, de Félix Pyat et de Delescluze demandaient que l'on fît la part de l'élément révolutionnaire dans le Gouvernement, mais ces réclamations restèrent sans échos et furent étouffées par les applaudissements de la multitude.

MM. Crémieux, Gambetta, Picard, Arago, J. Favre et J. Ferry n'eurent rien de plus pressé que de chercher quelque part un refuge contre le tumulte de la salle Saint-Jean. Ils se rendirent dans une petite pièce, contiguë à l'ancien cabinet du préfet de la Seine et dont on a fait, depuis, le cabinet du télégraphe. Celte pièce était située au bout d'un corridor éclairé par des lampes ; des hommes sans uniforme, mais armés, empêchaient d'y pénétrer ; à la porte, MM. Floquet et Millière se mirent en faction.

M. Picard fut chargé par ses collègues de rédiger immédiatement la proclamation qui devait annoncer l'établissement de la République au peuple. L'original de cette proclamation existe et nous a été remis par M. Guyot-Montpayroux.

On lit sur un papier portant en marge : « Sénateur, préfet de la Seine, » ce qui suit :

« Le peuple a devancé la Chambre qui hésitait pour sauver la patrie en danger, il a demandé la République ; il a mis ses représentants non au pouvoir, mais au péril. La République a vaincu l'invasion de 1792, la République est proclamée.

« La révolution est faite au nom du droit du salut public.

« Citoyens. veillez sur la cité qui vous est confiée ; demain, vous serez, avec l'armée, les vengeurs de la patrie. »

Cette pièce porte les signatures de tous les membres présents ; et, en outre, celles de MM. J. Simon, Dorian, Magnin, Pelletan, Garnier-Pagès, qui étaient absents. M. J. Ferry avait cru pouvoir signer pour eux.

Le projet de proclamation, rédigé par M. Picard, portait, dans le principe, ces mots :

La République a vaincu l'invasion en 1792, c'est à ce titre que la République est proclamée.

M. Millière ne s'accommoda pas de cette rédaction. Dans une lettre, qu'il a publiée plus tard pour se justifier de sa participation à l'insurrection du 31 octobre, il s'exprime ainsi :

« Je leur rappelai (aux membres du Gouvernement du 4 septembre) l'origine du pouvoir que le peuple leur avait révolutionnairement conféré ; la part que j'avais prise à leur institution ; comment j'avais contribué à les réunir dans la petite pièce où ils avaient rédigé leur proclamation que j'avais rectifiée dans le sens de la vérité historique et des principes démocratiques, les suppliant d'ajourner les prétentions de leur parti et de servir la République acclamée par tous comme notre seul moyen de salut. »

La rectification faite par M. Millière, au nom de la vérité historique et des principes démocratiques, consistait dans la suppression des mots : « c'est à ce titre » que la République est proclamée.

M. Millière avait, comme il le dit, contribué à l'établissement du Gouvernement du 4 septembre, mais il aurait pu ajouter que dès le lendemain il travaillait à son renversement.

Chargé de faire imprimer la proclamation de M. Picard, M. Guyot-Montpayroux courut à l'Imprimerie nationale et au Siècle. Les ouvriers de l'Imprimerie nationale et du Siècle étaient à l'émeute. Il fallut recourir aux presses d'un journal qui fut longtemps l'organe du parti conservateur, du journal qu'avait rédigé M. E. de Girardin, la Liberté [Déposition de M. Guyot-Montpayroux].

Pendant qu'on délibérait sur les noms des membres qui devaient composer le Gouvernement, une clameur violente avait retenti dans la salle Saint-Jean. C'était la foule qui ramenait triomphalement Rochefort. Délivré de prison par les soins de MM. Paschal-Grousset et Ulrich de Fonvielle, il fit son entrée, dans la salle, ceint d'une écharpe rouge.

« Rochefort, maire de Paris! » Tel était le cri de la foule. Mais les fonctions de maire venaient d'être données à M. Etienne Arago. Il en avertit Rochefort, qui, monté sur une table, harangua le peuple, déclara que M. Etienne Arago était bon patriote ; qu'il refusait de le remplacer ; mais demanda que, suivant la tradition révolutionnaire, une municipalité élue fût placée près du Gouvernement, pour le surveiller. C'était la Commune qui, dès la première heure, apparaissait.

L'arrivée inopinée de Rochefort était faite pour inspirer quelque appréhension aux membres du Gouvernement. Il avait été le concurrent de M. Jules Favre aux élections de 1809, et n'avait pas toujours été d'accord avec lui, au Corps législatif, sur la politique à suivre. En 1870, il s'était même séparé avec quelque éclat des membres de l'opposition ; son journal ne les avait pas ménagés, et avait été jusqu'à les comparer à des requins suivant le vaisseau de l'Etat au point d'en recueillir les épaves. On craignait qu'il ne consentit pas à se rapprocher d'eux, après avoir si vivement combattu leur politique, et les sympathies dont il était l'objet pouvaient en faire un adversaire dangereux.

« J'avais été son camarade de collège, dit M. Floquet [Déposition de M. Floquet. Enquête du 18 mars], je m'avançai vers lui et je l'engageai à se joindre à nous. A ce moment, M. Jules Ferry, sortant du cabinet où le Gouvernement siégeait, courut à la rencontre de M. Rochefort, l'embrassa et l'entraîna dans ]a pièce voisine où MM. Jules Favre et Picard délibéraient. Là, on s'entendit ; on convint que le Gouvernement se composerait uniquement des députés de Paris. Leurs opinions, à tous, étaient républicaines ; leur opposition a l'empire les désignait naturellement à l'honneur de remplacer le gouvernement qu'ils avaient toujours combattu ; leurs noms d'ailleurs avaient une grande notoriété ; enfin, de cette façon, on coupait court aux compétitions plus ou moins fondées qui pouvaient se produire. Aux députés de la Seine, on jugea à propos d'adjoindre, par une exception qui ne pouvait soulever aucune objection, MM. Picard et Jules Simon, nommés tous deux à Paris, mais qui avaient opté, l'un et l'autre, pour la province. On fut également d'accord pour s'adjoindre M. le général Trochu dont on avait besoin pour se concilier l'armée [« Rochefort, dit M. Glais-Bizoin pour son premier acte, fit preuve de sagesse. Il se réunit à la proposition d'appeler près de nous M. le général Trochu, dont la présence et l'adjonction nous étaient indispensables.- J'allai le chercher au Louvre. »]

Cela fait, M. Jules Favre envoya M. Glais-Bizoin chez le général au Louvre, avec la liste des membres du Gouvernement telle qu'elle venait d'être arrêtée ; le général était invité à se rendre à l'Hôtel de Ville. Nous avons déjà dit comment et à quelles conditions le général gouverneur avait accepté l'offre qui lui était faite, et comment, peu d'instants après son départ pour le ministère de la guerre, M. Grévy s'était rencontré avec M. Guyot-Montpayroux, lequel apportait l'épreuve imprimée de la proclamation rédigée par M. Picard.

Nous avons dit également quelle avait été, la réponse de M. Jules Favre, qui, eu l'absence de ses collègues, n'avait pas cru pouvoir prendre une détermination : comment M. Grévy s'était retiré, tandis que M. Garnier-Pagès, apprenant tout d'un coup qu'il faisait partie d'un gouvernement formé en son absence était resté. Avant cet incident, la séance avait été momentanément suspendue.

II. - Formation du nouveau gouvernement. Séance du soir à l'Hôtel de Ville.

M. Crémieux s'était rendu au ministère de la justice, dont il avait pris possession. Il y rédigea (ce fut son premier acte), le décret de dissolution du Corps législatif, qu'il apporta le soir même à ses" collègues ; et, peu après, l'ordre de mise en liberté des prisonniers politiques. Ce fut ainsi qu'Eudes, Mégy et bien d'autres, furent élargis

[Le maire de Toulon rendait compte en ces termes au Gouvernement de l'exécution de l'ordre relatif à Mégy, qui subissait sa peine au bagne :

« Paris-Toulon. Dépêche 815.

« Le citoyen Mégy a été élargi.

« Blache. »] .

Pendant ce temps, M. Gambetta s'acheminait le ministère de l'intérieur. Il y alla en voiture avec M. Picard [Déposition do M. Picard] ; tous deux furent reçus courtoisement par un employé qui semblait, disent-ils, les attendre, et tous deux prirent en commun les mesures commandées par les circonstances.

Suivant un autre témoin, les choses se seraient passées différemment : Dans la pensée de la plupart des membres du gouvernement, dit M. -Montpayroux [Déposition de M. Guyot-Montpayroux], M. Picard que

l'on avait chargé quelques heures auparavant de rédiger la première proclamation adressée au peuple, était destiné aux fonctions de ministre de l'intérieur. Mais pendant la suspension de la séance, il se laissa devancer place Beauvau par M. Gambetta qui s'y installa M. Gambetta s'empressa d'expédier à tous les Préfets une dépêche télégraphique, dans laquelle il annonçait la déchéance prononcée au Corps législatif et la proclamation de la République faite à l'Hôtel de Ville. Il signa cette dépêche :

[À MM. les sous-préfets, préfets, généraux, gouverneur général de l'Algérie et à toutes les stations télégraphiques dé France.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

MINISTÈRE DE L'INTERIEUR

La déchéance a été prononcée au Corps législatif.

La République a été proclamée à l'Hôtel de vill.

Un gouvernement de défense nationale composé de onze membres, tous députés de Paris, a été constitué et ratifié par l'acclamation populaire.

Les noms sont :

Arago (Emmanuel), Crémieux , Favre (Jules), Ferry (Jules), Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Pelletan, Picard, Rochefort, Simon (Jules).

Le général Trochu est maintenu dans ses pouvoirs de gouverneur de Paris et nommé ministre de la guerre, en remplacement du général Palikao.

Veuillez faire afficher immédiatement et au besoin proclamer par crieur public la présente déclaration.

Pour le Gouvernement de la défense nationale :

Le ministre de l'intérieur,

LÉON GAMBETTA.

Paris, ce 4 septembre 1870.- 6 h. du soir.]

Le ministre de l'intérieur, Léon Gambetta.

Après cela, dit M. Guyot-Montpayroux, il était difficile de le déposséder du portefeuille qu'il s'était attribué. Aussi, quand dans la séance du soir, on se réunit à l'Hôtel de Ville pour constituer définitivement le cabinet, de nos deux candidats en présence et qui avaient chacun leurs partisans, celui qui l'emporta fut M. Gambetta. Il obtint cinq voix contre quatre. Il avait, sur son compétiteur, l'avantage d'avoir fait acte d'autorité en expédiant sa dépêche quelques heures auparavant. Ne pas le nommer eût été en quelque

que sorte le révoquer, ou du moins laisser supposer qu'au sein du Gouvernement une crise éclatait même avant que le Gouvernement ne fut formé. Cette déposition n'est pas conforme à celle de M. Picard. Les deux récits ne sont d'accord que sur un point : M. Gambetta n'était pas ministre de l'intérieur quand il a signé et expédié sa dépêche aux préfets. Cela est bien évident, puisqu'il n'a été nommé que dans le conseil du soir, onze heures, à la suite d'un scrutin. Mais ce scrutin, provoqué par M. Picard, n'avait point pour objet de trancher une question personnelle ; il avait un tout autre but. Deux politiques étaient en présence ; l'une que M. Gambetta soutenait et que l'on peut appeler la politique de parti, car elle tendait à l'établissement et à la consolidation de la République par le concours exclusif des hommes qui, depuis plus ou moins longtemps, cherchaient à faire prévaloir cette forme de gouvernement ; l'autre subordonnait l'intérêt politique à l'intérêt de la défense et faisait appel à tous les dévouements, à l'union de tous les citoyens dans un même sentiment de patriotisme ; M. Picard défendait cette seconde politique et demandait au conseil de l'adopter. Les deux opinions, personnifiées par M. Gambette et par M. Picard, furent mises aux voix. Ce lut la politique de M. Gambetta qui l'emporta à cinq voix contre quatre. Le cabinet fut composé de la manière suivante : MM. Gambetta, à l'intérieur, E. Picard, aux finances, Crémieux, à la justice, Général Le Flo à la guerre, Fourichon à la marine, J. Simon, à l'instruction publique, .J. Favre, aux affaires étrangères, Dorian, aux travaux publics, Magnin, au commerce Ces derniers choix ne soulevèrent aucune contestation et ne donnèrent lieu à aucun vote. On avait pensé d'abord à M. Le Cesne pour le ministère du commerce, mais on donna la préférence a M. Dorian, qui accepta ce portefeuille mais l'échangea, du consentement de M. Magnin, le soir même, contre le portefeuille des travaux publics. Le général Le Flo, auquel M. de Kératry avait déjà, le 3 septembre, proposé le ministère de la guerre, hésitait encore à l'accepter ; on lui dépêcha M. Dréo. Le général céda aux instances qui lui furent faites, et se rendit à l'Hôtel de Ville à une heure du matin. Quant a l'amiral Fourichon, il était en mer ; il croisait avec son escadre dans la Baltique ; on ne savait pas s'il lui conviendrait

d'échanger son commandement contre le ministère de la marine ; M. le général Trochu se chargea de lui écrire. Dans cette première séance, ouverte à dix heures et demie du soir, et terminée à une heure et demie du matin, il ne fut pas question des mesures à prendre contre l'invasion, ni pour la défense de Paris. M. Etienne Arago lut une proclamation qu'il avait fait rédiger par M. Floquet, et qui fut approuvée, sauf quelques modifications, entre autres celle-ci ; les mots « Commune de Paris » furent remplacés par les mots » Hôtel de Ville de Paris. » (I)(l)

[RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

HÔTEL DE VILLE DE PARIS

Citoyens, Je viens d'être appelé par le peuple et par le Gouvernement de la défense nationale à la mairie de Paris.

En attendant que vous soyez convoqués pour élire votre municipalité, je prends, an nom de la République, possession de cet Hôtel de Ville d'où sont toujours partis les grands signaux patriotiques, en 1792, en 1830, en 1818.

Comme nos pères ont crié en 1792; je vous crie : « Citoyens ! la patrie est en danger ! Serrez-vous autour de cette municipalité parisienne, où siège aujourd'hui un vieux soldat de la République

Vive la République.

Le maire de Paris,

ETIENNE ARAGO]

La rédaction du Journal officiel fut confiée à M. Lavertujon. M. Jules Favre donna communication d'un projet de proclamation à la garde nationale, qui fut adopté ;

[A LA GARDE NATIONALE

Ceux auxquels votre patriotisme vient d'imposer la mission redoutable de défendre le pays, vous remercient du fond du coeur de votre courageux dévouement./p>

C'est à votre résolution qu'est due la victoire civique rendant la liberté à la France.

Grâce à vous, cette victoire n'a pas coûté une goutte de sang.

Le pouvoir personnel n'est plus.

La nation tout entière reprend ses droits et ses armes. Elle se lève prête à mourir pour la défense du sol. Vous lui avez rendu son âme, que le despotisme étouffait.

Vous maintiendrez avec fermeté l'exécution des lois, et, rivalisant avec notre noble armée, vous vous montrerez ensemble le chemin de la victoire.

Le Gouvernement de la défense nationale.]

M. le général Trochu se chargea de rédiger une proclamation à l'armée. L'une et l'autre parurent le lendemain dans le Journal officiel. M. Picard demanda la direction générale des postes pour M. Guyot-Montpayroux ; M. de Rochefort s'opposa formellement à cette nomination. M. Gambetta proposa la suppression du conseil d'Etat , M. Crémieux, la dissolution du Corps législatif

[RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

Le Gouvernement de la défense nationale décrète :

Le Corps législatif est dissous ;

Le Sénat est aboli.

Le Gouvernement de la défense nationale décrète :

Amnistie pleine et entière est accordée à tous les condamnés pour crimes et délits politiques, et pour délits de presse, depuis le 3 décembre 1853 jusqu'au 3 septembre 1870.

Tous les condamnés encore détenus, soit que les jugements aient été rendus parles tribunaux correctionnels, soit par les cours d'assises, soit par les conseils de guerre, seront mis irnmédiatement en liberté.

Le Gouvernement de la défense nationale décrète :

La fabrication, le commerce et la vente des armes sont absolument libres.]

et l'amnistie. On décréta ces mesures, ainsi que la liberté du commerce des armes. Enfin, M. de Kératry, qui avait pris possession de la préfecture de police, donna des renseignements satisfaisants sur l'état de Paris, Telles sont les seules questions qui furent agitées dans le premier conseil pendant la nuit du 4 septembre : Examinons maintenant, comment le gouvernement qui venait de s'établir, se définit lui même par ses premiers actes.

III. - Caractères de ce gouvernement.

Considéré dans son ensemble, ce gouvernement était composé d'hommes en général plus modérés et plus éclairés que leur parti. Ayant tous les pouvoirs, revêtus en apparence d'une autorité sans limites, ils avaient en réalité un maître impérieux et violent, le peuple qui les avait nommés, ce peuple qui allait se montrer tour à tour héroïque et aveugle, déliant et crédule, supportant avec un courage admirable la terrible épreuve d'un long siège pour aboutir à la catastrophe et à la honte du 18 mars.

De nombreux témoignages et des documents de toute nature prouvent que telle était la situation du Gouvernement à l'époque où il prit la direction des affaires.

Il avait dû son élévation à un coup de main ; il devait à tout instant être exposé à périr par un coup de main. Quand on arrive au pouvoir par la brèche faite à la légalité, on ne peut obtenir le respect dû aux lois, qu'on a laissé briser.

M. Malon, dans son ouvrage intitulé : La 3e défaite du prolétariat français, rend compte d'une entrevue que M. Tirard eut avec M. Jules Favre, le 18 mars, entrevue dans laquelle M. Jules Favre déclara qu'il ne pouvait traiter avec l'émeute et faire des concessions aux assassins des généraux Lecomte et Clément Thomas ; et M. Malon s'écrie :

« Ne serait-ce pas risible, si ce n'était pas si triste, de voir les hommes du 4 septembre, que quelques milliers de citoyens affolés ont conduits, dans un moment de surprise, à l'Hôtel de Ville, appeler émeute une révolution dans Paris, et se refuser à tous pourparlers avec elle ? Une telle prétention, affichée dans une ville bouleversée depuis 80 ans, est le comble de l'outrecuidance.»

Bien d'autres pensaient et disaient, la lendemain du 4 septembre, ce que M. Malon écrivait après le 18 mars, et agissaient en conséquence.

Contenu par la présence des Prussiens sous les murs de Paris, le mouvement, auquel ils ne cessèrent pas de travailler, n'a éclaté qu'après la capitulation ; mais on ne put pas un seul jour se le dissimuler, la révolution qui avait ouvert au Gouvernement les portes de l'Hôtel de Ville pouvait à toute heure les lui fermer.

C'est une triste condition pour un gouvernement que celle-là ! Comment déployer quelque vigueur contre les factieux, les malfaiteurs ou les fous qui sentent leur force, qui sont disposés à s'en servir, quand on est dans leurs mains et en quelque sorte à leur merci? Il arrive inévitablement alors qu'on se croit obligé de subir toutes leurs exigences, et si on les subit un seul jour, il faut aller jusqu'au bout.

Ce fut le sort des membres du Gouvernement du 4 septembre. Ils n'avaient pas mené l'assaut contre le Corps législatif, mais ils en avaient profité ; ils n'avaient pas fait la situation dans laquelle ils se trouvaient placés, mais ils l'avaient acceptée, ils n'avaient pas voulu renverser le. gouvernement le jour et de la façon dont il avait été renversé mais ils voulaient sa chute et ils avaient proposé au Corps législatif de prononcer la déchéance qui venait de s'opérer révolutionnairement. Surpris par les événements, effrayés de la responsabilité qui pesait sur eux, dominés par la violence des passions qui les enveloppaient, ils ont suivi le courant au lieu de le diriger et toléré les écarts au lieu de les réprimer.

Ceux qui prennent le pouvoir dans de telles conditions sont condamnés aux défaillances. Pour briser les instruments de leur élévation après s'en être servi, il leur faudrait une fermeté da caractère et un courage qui se rencontrent rarement- Comment rompre avec son passé, avec les liens qui vous y rattachent ? Comment renier du jour au lendemain et combattre vos anciens compagnons de lutte ?

Il est toujours plus commode de se laisser porter par les événements et de compter sur la for-tune. Les prétextes, à défaut de bonnes raisons, ne manquent jamais pour agir ainsi, et c'est pourquoi les gouvernements n'échappent guère aux conditions d'existence qu'ils tiennent de leur origine.

M. le comte de Bismarck avait trop bien pénétré le secret de la faiblesse du pouvoir nouveau, quand, le 31 octobre, il disait à M. Thiers, dans une conférence tenue à Versailles : « Ce ne sont pas MM. Jules Favre et Trochu qui gouvernent, ils agissent sous la pression d'une population affolée. »

En considérant le Gouvernement de la défense nationale, non plus dans son origine, mais dans sa constitution intérieure, nous avons indiqué déjà une autre cause de son impuissance. Il se composait, comme on l'a vu, de tous les députés de la Seine. Or, parmi ces députés, il y avait deux tendances, les deux tendances qui existent au sein du parti républicain et qui se personnifiaient dans M. Picard, d'une part, et de l'autre, dans M. Gambetta.

Au sein du même conseil, autour de la même table, se rencontraient, côte à côte, des hommes qui, comme le général Trochu, par exemple, voulaient, avant tout et surtout, défendre leur pays ; et d'autres qui, tout on voulant défendre leur pays, trouvaient l'occasion favorable pour s'emparer, dans l'intérêt de leur parti, du pouvoir et qui comptaient bien en profiter. Les uns travaillaient exclusivement au salut de la France ; les autres travaillaient sans doute au salut de la France, mais ils voulaient aussi assurer le triomphe de leur parti.

L'intérieur, la justice et bientôt la guerre tombèrent aux mains de ces derniers.

Le ministre de l'intérieur, dit un témoin [Voir la déposition de M. Cochin. - Enquête du 18 mars] était un homme jeune, ardent, éloquent, bruyamment entré dans la politique par un coup d audace. Il avait été élu, au lendemain d'un discours demeuré célèbre, par cette partie de la population parisienne qui prenait le nom d'irréconciliable. Il s'était trouvé entouré, en arrivant au pouvoir, d'un cortège d'amis assez embarrassant ; de gens qui avaient concouru à son élection, auxquels il devait sa notoriété politique, dont il avait sollicité et obtenu l'appui. Il ne pouvait pas méconnaître

les services qui lui avaient été rendus, et il était condamné, même quand il ne l'aurait pas voulu, par l'alliance qu'il avait faite avec eux, à les faire participer au Gouvernement, à les élever en même temps qu'il s'élevait lui-même. Aussi le vit-on placer à Paris et en province, à la tête des administrations départementales et des municipalités, des hommes tels que M. Duportal, F. Morin, Raoul Rigault et bien d'autres, qui était les représentants les plus avancés de ce parti.

Au lieu de faire appel aux influences libérales et conservatrices qui existent en tous pays, le ministre de l'intérieur fut obligé de faire appel aux influences révolutionnaires et l'on put dès lors pressentir qu'il se laisserait facilement entraîner à des mesures telles que la dissolution des conseils généraux, des conseils municipaux, l'ajournement des élections politiques, la levée en masse, etc..

Un des membres du Gouvernement de la défense nationale [Déposition du général Trochu], dans sa déposition, a défini de la manière suivante le nouveau collègue que les circonstances lui avaient donné et dont il loue du reste l'intelligence et le courage.

« Je lui dis un jour (à M. Gambetta) : Vous êtes ici pour défendre le pays ; mais vous êtes dominé par votre sentiment politique au point d'être persuadé qu'il faut superposer à l'effort que va faire la France un parti politique qui en soit le directeur ; vous y périrez

« Comment ! les maires ont été nommés sans l'intervention du Gouvernement ; c'est un grave manquement à toutes les règles, même à la bonne foi ! cela est inadmissible et je ne saurais y consentir.

« ... Je ne connais point les démagogues ; vous les connaissez et je crains que vous n'ayez nommé des maires qui, à un moment donné, nous créeront beaucoup de difficultés ! « M Gambetta reconnut qu'il avait eu tort et... s'excusa beaucoup » Un peu plus loin, le même témoin ajoute. [Déposition du général Trochu] :

« M. Gambetta, dans la nomination des maires, des préfets, dans l'attitude qu'il a prise à Tours et à Bordeaux, a été dominé exclusive ment par la fausse tradition dont lui et son parti étaient incurablement pénétrés qui consistait à établir qu'aujourd'hui, comme au temps de la première invasion, il fallait, pour sauver le paya, deux choses :

« 1° Avoir partout, pour la direction des affaires, des agents de ce parti, à l'exclusion des hommes compétents qui n'étaient pas de ce parti.

« 2° Lever le pays en masse et le jeter sur les armées envahissantes. - Toute sa conduite a été dominée par ces deux principes absolument faux. »

Un autre membre du Gouvernement, qui s'était trouvé, comme député, en désaccord avec les radicaux et qui avait eu le rare courage de se séparer d'eux, entendu comme témoin, a fait sur M. Gambetta des observations de même nature, et n'a pas cessé de combattre sa politique et ses actes.

De cette divergence de vues résulta, dès le premier jour, une divergence d'action au sein du Gouvernement. Ainsi, pendant que le ministre de l'intérieur épurait les agents de son administration ; pendant que le ministre de la justice en faisait autant, et, dans le même esprit, bouleversait la plus grande partie du personnel des tribunaux et destituait jusqu'aux juges de paix ; pendant que le maire central, M. Et. Arago, assisté de ses adjoints, agissait de même à l'égard les principaux membres de l'administration municipale ; plus heureux, le personnel des finances, de la marine et des affaires étrangères échappait, sauf de rares exceptions, à ces bouleversements, qui ne s'opèrent jamais sans grand détriment pour les services publics.

Les changements des agents de l'administration, des magistrats, des fonctionnaires de tous ' ordres, après chaque révolution, ont en effet un double inconvénient. Non seulement les services se trouvent ainsi désorganisés, parce que les bons employés disparaissent pour être remplacés quelquefois par les premiers venus, mais encore ceux qui recherchent des fonctions, et l'on sait que le nombre en est grand, apparemment par là qu'il y a deux manières d'y parvenir : d'une part, le travail, les bons services, le mérite ; de l'autre, le coup de dé révolutionnaire. !. Le premier moyen exige du temps : le second n'en exige point. Pour l'un, il faut du mérite, de l'honnêteté, de la capacité ; on peut s'en dispenser pour l'autre. Le Gouvernement avait prononcé, à son arrivée au pouvoir, ces belles paroles : « Nous ne sommes pas au pouvoir, mais au combat ; nous ne sommes pas le gouvernement d'un parti, mais le gouvernement de la Défense nationale. » Que n'est-il demeuré fidèle à ce programme? Pourquoi n'a-t-il pas ajourné jusqu'à l'armistice, jusqu'à la paix, la satisfaction des ambitions personnelles et des intérêts privés ?

Il le voulait, il l'a déclaré dans la proclamation que nous venons de rappeler ; il ne le put pas. Les exigences se manifestèrent sous toutes les formes ; les prétendants aux fonctions publiques affluèrent de tous les côtés. Il fut débordé, et comme il arrive après chaque révolution, les décrets se pressèrent, se succédèrent dans le Journal officiel, absolument comme si les Prussiens n'approchaient pas [« Les prétentions, dit M. Glais-Bizoin, étaient aussi démesurées qu'impatientes. Dès qu'on ne les contentait pas sur-le-champ, elles s'élevaient en imprécations contre le Gouverne ment. Il suffisait même de ne pas avoir reçu sur l'heure tel hautain pétitionnaire pour qu'il portât aussitôt ses plaintes aux journaux. ».]

Dès le 5 septembre paraissait la liste des maires nommés par M. Etienne Arago. Nous en parlerons ultérieurement.>

Le 6, la liste des nouveaux préfets fut publiée :

« Il fallut, dit un témoin [Déposition de M. Laurier], faire dans une nuit quatre-vingt-neuf préfets. En temps de révolution, il est indispensable d'agir vite ; il est indispensable aussi de satisfaire l'opinion du moment... Quand on se trouve à la tête d'un mouvement qui a réussi, on a des engagements sinon formels, du moins virtuels, qui répondent à des services rendus. Or, ces services sont rendus le plus souvent par des gens extrêmes, par les soldats d'avant-garde ; et ceux qui se trouvent présider à la répartition des emplois n'ont point de plus grand embarras que celui de satisfaire leurs amis.

« La nécessité de prendre dans les départements les opposants notoires, les opposants à titre républicain, s'imposait à nous, parce que, en fin de compte, on doit toujours obéir à l'impulsion du mouvement dont on est soi-même sorti...

« Nous fîmes de notre mieux. Ce qui n'empêcha pas que le lendemain, ajoute le même témoin, nous nous trouvâmes en butte à toutes sortes de récriminations portant principalement sur ce point : Vous ne nommez pas d'assez bons républicains.

Ainsi, le 6 septembre, au moment même où les membres du Corps législatif décidaient que, dans leurs départements, ils se consacreraient exclusivement à l'oeuvre de la défense, partaient de Paris, munis des instructions du Gouvernement, quatre-vingt-neuf préfets choisis dan but d'assurer le triomphe du parti républicain.

IV. - Aspect de Paris dans la soirée du 4 septembre.

Pendant que les choses se passaient ainsi dans les régions élevées de l'administration et que l'on distribuait bien ou mal les emplois, le peuple se donnait la satisfaction de lacérer des enseignes, de changer les noms des rues, d'abattre des emblèmes et d'inscrire sur les monuments la fameuse devise : Liberté, Egalité, Fraternité.

Insoucieuse et inoffensive, la foule se promenait comme dans un jour de fête, s'enivrant d'espérances et s'étourdissant de chansons. A date, qui aurait dû être un jour de deuil puisque la France était envahie, on ne témoignait que de l'allégresse. « Paris n'avait jamais été plus joyeux et plus calme, dit M. J. Favre. [ M. J. Favre, Simple récit, t. I]

Des tables étaient dressées sur les boulevards, les cafés regorgeaient de monde, le travail était arrêté ; il ne devait pas, hélas ! reprendre de longtemps. On se félicitait d'avoir, par un changement heureux de gouvernement, écarté tous les périls. La marche de l'ennemi allait être suspendue I La paix était assurée ! Le roi de Prusse n'avait-il pas dit qu'il faisait la guerre à l'empereur et non à la France ; Napoléon était tombé: la cause de la guerre avait disparu avec lui. Plus d'inquiétudes, plus de soucis. Le travail des fortifications, devenu inutile, était abandonné. Sur 10,000 ouvriers employés à la redoute de ut, on en comptait 500 à peine dans les journées qui suivirent le 4 septembre.

À ces traits on reconnaît le caractère à la fois léger et impressionnable de la population parisienne, qui fait en riant les chose» les plus sérieuses, et va au devant des plus grands périls et des plus amères déceptions pour ainsi dire sans s'en douter.

Cependant, le danger était pressant et de nature à frapper vivement les esprits. Les hommes doués de quelque expérience ne pouvaient pas s'y tromper.

Ce péril était double.

On s'était précipité un mois auparavant dans la guerre avec une impétuosité qui n'avait d'égale que l'imprudence avec laquelle cette guerre avait été entamée.

Les deux seules armées que la France avait pu mettre en ligne et que l'on avait réunies à grand peine dans les premières semaines d'août étaient battues. C'était au bruit du canon de Reichshoffen et de Sedan, que l'opinion s'était réveillée des trop confiantes espérances qu'elle avait conçues. L'ennemi vainqueur était en marche sur la capitale.

À la nouvelle de nos désastres et comme pour se venger d'un si terrible mécompte, le peuple s'était précipité sur le Corps législatif, sans se demander si une révolution était bien le moyen de fortifier la défense, de grouper les forces nécessaires pour résister à une invasion. On s'était lancé, comme pris de vertige, dans le gouffre pour se soustraire au danger dont on était menacé, et il était facile de voir qu'une révolution sociale pouvait succéder à toute heure à une révolution politique. Tel était le deuxième péril, aussi évident que le premier.

Ainsi, d'une part, l'armée allemande s'avançait sur Paris ; c'était le danger extérieur.

D'autre part, la révolution était en mouvement et pouvait bouleverser la société ; c'était le danger intérieur.

En présence de ce double péril et pour y faire face, il n'y avait qu'un gouvernement faible, condamné à la plus complète impuissance par sa situation, par son origine, par la manière dont il était composé.

Ailleurs, ou racontera les événements militaires efforts inutilement tentés pour conjurer le péril extérieur. Ici. nous devons exposer les événements politiques et les efforts inutiles pour conjurer le péril intérieur. Nous nous garderons de toutes récriminations contre les personnes ; nous nous bornerons au simple récit des faits. Peut-être, le silence sur un passé si près de nous, eût-il été le parti le plus sage. Vous paraissiez le croire, messieurs, car vous aviez ajourné l'examen de la proposition d'enquête faite par quelques-uns de nos collègues. Vous vous étiez demandé s'il était bien utile de traduire devant l'opinion, tel soldat, brave, mais qui s'était trouvé comme ministre au-dessous de sa tâche ; tel autre, qui, d'abord porté aux nues, était tombé dans l'impopularité pour n'avoir pas réussi dans une oeuvre aussi difficile que celle de la défense de Paris. Vous vous étiez demandé s'il était bien utile de faire ressortir les erreurs commises par des hommes qui, avocats, ingénieurs, journalistes, étrangers à la politique ou à la guerre, avaient eu à remplir des fonctions difficiles en tous temps, plus difficiles encore dans des circonstances où la moindre faute pouvait amener les plus grands désastres et les plus effroyables catastrophes. Quand on aura prouvé les fautes commises, ce qui est toujours facile, quand on aura distribué les accusations et les reproches, quel profit, quel bien moral en résultera-t-il pour le pays? Quelles décisions l'Assemblée pourra-t-elle être appelée à prendre ? Quelles conclusions pourra-t-on lui présenter? L'Assemblée hésitait, avec raison, à s'engager dans cette voie ; elle hésitait à placer à son ordre du jour la proposition d'enquête qui lui était soumise ; elle aimait mieux porter ses regards en avant qu'en arrière, sur l'avenir que sur le passé. Mais elle n'a pu repousser la demande que le Président du Gouvernement du 4 septembre est venu lui adresser, du haut de la tribune, dans le discours qu'il a prononcé le 30 mai 1871. Elle s'est résolue, sur cette demande, à ordonner l'enquête, et elle nous a fait l'honneur de nous charger d'y procéder.

Nous lui devons la vérité sur les faits ; nous lui dirons tout entière. Nous nous tairons sur les personnes, ou si nous ne pouvons pas toujours nous taire sur les personnes, nous nous exprimerons, à leur égard, avec les ménagements que les contemporains doivent mettre à se juger les uns les autres. Notre tâche, telle que nous l'avons comprise, doit être de défendre les principes qui sont et demeurent éternellement vrais, quand ces principes sont blessés ou méconnus, mais de tenir compte, dans l'appréciation des actes, des circonstances el des difficultés du temps qui n'est plus.

A mesure que les événements se dérouleront devant vous, messieurs, il vous sera facile de les juger sans que nous ayons besoin d'insister sur les enseignements qu'ils renferment. Les faits parlent d'eux-mêmes ; ils suffisent pour prouver avec la dernière évidence combien il est dangereux pour un peuple de s'écarter, même un seul jour, des principes sur lesquels, de tout temps et dans toute société, l'ordre et l'existence même de ces sociétés reposent et l'existence même de ces sociétés reposent

CHAPITRE II

Récit des faits du 4 septembre au 31 octobre 1870.

PREMIÈRE PARTIE

MENÉES DU PARTI RÉVOLUTIONNAIRE

Menées du parti révolutionnaire à Paris ; en province. Il cherche à s'emparer des municipalités, de la garde nationale : à subordonner l'au­torité militaire à I'autorité civile ; exige l'ajournement de la convocation d'une Assemblée ; veut des élections municipales à Paris,

I. - Menées du parti révolutionnaire.

Le 4 septembre, à dix heures du soir, le jour même de l'envahissement de l'Assemblée, quelques instants après l'acclamation du nouveau gouvernement, une réunion de l'Internationale et des fédérations ouvrières se tenait place de la Corderie-du-Temple, 6.

Le procès-verbal de cette réunion et de celles qui se sont tenues ultérieurement a été saisi au domicile de l'un des hommes qui ont été com­promis plus tard dans l'insurrection du 18 mars ; cette pièce nous a été remise par le directeur du dépôt de la guerre [Copie certifiée de cette pièce est déposée aux archives de l'Assemblée].

On y lit que la réunion de la place de la Corderie

Arrêta, dans la soirée du 4 septembre, après une vive discussion, les résolutions suivantes :

« 1° Le gouvernement provisoire ne sera pas attaqué, attendu le fait de guerre et attendu l'insuffisance de préparation des forces populaires encore mal organisées.

« 2° Sont réclamées d'urgence : »

« La suppression complète de la préfecture de police et l'organisation d'une police municipale ; la révocation immédiate de tous les magistrats ; la suppression de toutes les lois restrictives du droit d'association, du droit de réunion, de la liberté de la presse.

« L'élection de la municipalité parisienne.

« L'annulation (et non l'amnistie) de toute con­damnation et poursuites concernant les faits qualifiés crimes ou délits politiques, se rattachant aux mouvements populaires sous l'Empire (1).»

Une délégation fut envoyée à minuit à l'Hôtel de Ville pour porter ces résolutions au Gouvernement. Cette délégation, dit le procès-verbal, ne put pas malheureusement pénétrer dons l'Hô­tel de Ville, pendant la nuit du 4 au 5 septembre ; elle ne fut reçue que le lendemain, à midi.»

Le procès-verbal nous apprend, en outre, qu'au moment même où MM. Gambetta, J. Favre et Trochu venaient de constituer,.à l'aide des députés de Paris, un gouvernement, la réunion de la place de la Corderie organisait le sien. On ne se contenta pas, en effet, de déterminer les conditions auxquelles on s'abstiendrait de combattre le pouvoir nouveau. Avant de se sépa­rer, la réunion déchut en principe la « formation d'un comité central, indépendant de l'Internationale et des fédérations ouvrières, composé de délégués, d'arrondissement ; » autrement dit, la formation d'un gouvernement révolutionnaire, placé en face du Gouvernement de la défense.

On ne perdit pas un instant pour mettre à exécution cette résolution. Le lendemain 5 sep­tembre, les arrondissements de Paris étaient invités à former des comités spéciaux, et l'on re­commandait au choix du peuple les citoyens désignés par les réunions publiques.

Les délégués des vingt comités spéciaux d'ar­rondissement furent élus le 6 septembre et chaque comité nomma quatre représentants qui devaient composer le comité central républicain, dont le Siège fut fixé place de la Corderie, 6.

Le 11 septembre, le comité central entra en fonctions. Quinze arrondissements y étaient re­présentés par des délégués régulièrement envoyés. Là, on arrêta le programme des mesures à prendre, tant pour la défense et l'alimentation de Paris, que pour l'organisation de la résistance dans les départements [ Procès-verbal du comité central des vingt arrondissements. Séance du 11 septembre.].

Ce programme fut affiché le 18 septembre.

Le 22, une assemblée générale se tint, salle de l'Alcazar ; une commission de vingt membres fut désignée pour se joindre à un grand nombre de chefs de bataillon de la garde nationale, qui devaient sommer le gouvernement d'appliquer les mesures votées et notamment l'envoi de délégués en province et l'élection immédiate de la Commune à Paris [Procès-verbal du comité central des vingt arrondissements. Séance du 22 septembre.].

On le voit, il n'est pas contestable que, dès le 4 septembre, il se forma dans les municipalités, à côté des maires et des adjoints, des comités d'arrondissement qui s'arrogeaient le droit de peser sur les décisions des maires, se substituaient à leur action, donnaient des ordres, visitaient les maisons et faisaient des arrestations, des perquisitions, surtout sous prétexte d'espionnage.

Il n'est pas davantage contestable que ces délégués d'arrondissement relevaient d'une autorité centrale, qui avait fait connaître publiquement son existence et qui, du 5 septembre au 22 janvier, a, comme nous le verrons tout à l'heure, ordonné et dirigé toutes les manifestations. On peut suivre, jour par jour, dans les procès-verbaux du comité, le mouvement imprimé à la population et l'on y trouvera la preuve manifeste que les démonstrations des 22, 27 septembre, des 7, 8 et 31 octobre sont son oeuvre, qu'elles ont été préparées par ses soins, accomplies par ses ordres et avec sa participation. Le but apparent de ces manifestations était toujours la revendication des libertés municipales ; le but réel était le renversement du gouvernement.

A mesure que les forces populaires s'organisent, la neutralité, affectée dans les premiers jours, cesse et l'on inaugure un système d'agressions qui devait aboutir, de crises en crises, à l'insurrection du 18 mars. Le comité central n'était pas autre chose qu'un comité révolutionnaire ; il ne s'en est jamais caché.

Les chefs de l'Internationale à Londres montrèrent moins de hardiesse que les chefs du parti jacobin ; ils étaient, en apparence au moins, hésitants au début. Ils conseillaient, dans les instructions qu'ils envoyaient de Londres et qui sont signées de Karl Marx, beaucoup de prudence ; ils voulaient attendre, pour agir, le moment où la France serait débarrassée des Prussiens, ménager jusque là leurs forces, les conserver pour le jour où l'on pourrait livrer la bataille. Une lettre dans ce sens, écrite par Eugène Dupont, correspondant de la France à Londres, a été imprimée [Voir l'ouvrago de M. Testu sur l'Internationale.].

Moins patient, le comité central débuta le 27 septembre par une agression. Ses délégués, accompagnés de 107 chefs de bataillon de la garde nationale, se rendirent a l'Hôtel de Ville. « Mais dit le procès-verbal, une petite scène dramatique, préparée par M. Picard, fit échouer, ce jour-là, l'entreprise. M. Picard est venu tout d'un coup nous annoncer d'une voix émue que Paris était attaqué ; on entendait le bruit du canon dans le lointain. Les assistants sortirent précipitamment de la salle ; on se sépara sans avoir rien obtenu ; la farce était jouée, mais on ne parviendra pas à détourner le comité de son but; il saura ramener les citoyens, membres du . Gouvernement, au sentiment de leur devoir [Procès-verbal du comité des vingt arrondissements. Séance du 27 septembre.].

M. Malon confirme, dans un ouvrage récemment publié, les renseignements que nous venons d'emprunter au procès-verbal du comité [Troisième Défaite du prolétariat français par M. Malon, p. 41].

« Dès le lendemain de la Révolution, dit-il, les personnalités du parti jacobin et les délégués de l'Internationale se mirent en rapport et se réunirent au siège du conseil fédéral de l'Internationale, place de la Corderie-du-Temple :

« Les délégués des clubs se rendirent à ces réunions qui devinrent une délégation des sections de l'Internationale et des clubs. Sous le titre de.« comité central républicain des vingt arrondissements de Paris, » ce comité s'attacha à organiser, dans chaque arrondissement, un comité de vigilance ayant pour mission de stimuler les municipalités.

« Le comité central se donna les mêmes attributions vis-à-vis du Gouvernement ; il lui faisait souvent, au nom du peuple, des propositions et des représentations./p>

L'affiche qui parut le 17 septembre était conforme aux résolutions du comité ; elle était signée d"Avrial, Beslay, Briosne, Châtelain, Combault, Camelina, Chardon, Dumay, Duval, Dereure, Frankel, Ferré, Flourens, Johannard, Jaclard, Lefrançais, Langevin, Longuet, Malon, Oudet, Potier, Pindy, Ranvier, Régère, Rigault, Serrallier, Tridon, Theiz, Trinquet, Vaillant Varlin, Vallès.»

On y lisait ce qui suit :

« Le 5 septembre, après la proclamation de la République, un grand nombre de citoyens ont proposé la constitution d'un comité central républicain émanant des 20 arrondissements ayant pour but de pourvoir au salut de la patrie, ainsi qu'à la fondation définitive d'un régime véritablement républicain, par le concours permanent de l'initiative individuelle et de la solidarité populaire. » (On reconnaît a ces termes, le langage de l'Internationale.)... Le comité central a proposé au Gouvernement et l'ait connaître au public les mesures qui ont été adoptées dans les réunions populaires. »

Suit l'énumération de ces mesures, qui, comme nous l'avons vu, consistaient dans la suppression de la police, des sergents de ville, des gendarmes, dans l'abolition de la magistrature, etc., etc.

L'organe principal du parti radical [La Patrie en danger (journal de M. Blanqui)] faisait observer à cette occasion « que les mesures adoptées dans les réunions populaires étant obligatoires, » il convenait d'en imposer l'exécution au gouvernement.

« L'acclamation, disait-il, étant l'expression la plus, vraie, la plus libre, la plus spontanée de la volonté nationale, le gouvernement ne doit pas se laisser arrêter par de vains scrupules et doit rendre d'urgence les décrets demandés par le peuple. »

M. Delescluze était de cet avis. Seulement il ajoutait quelques articles au programme du comité républicain des vingt arrondissements.

L'arrogance de son langage prouve jusqu'à quel point il se croyait sûr alors du succès.

Après avoir interdit toute élection pour la for­mation d'une Assemblée constituante (sachant qu'une Assemblée issue du suffrage universel et libre condamnerait sa politique et serait un obstacle à ses projets), il exigeait impérieusement qu'il fût procédé à des élections dans Paris et pour Paris seulement. Il voulait créer en face du gouvernement, et contre le gouvernement, un pouvoir d'origine municipale, qui deviendrait bientôt un comité de salut public.

Le comité de salut public et la dictature sont en effet toute la politique du parti jacobin; il n'en a pas d'autre. Sa tactique est et a toujours été de s'emparer du pouvoir par surprise et de s'y maintenir par la force. La terreur est le moyen sur lequel il compte pour dompter les ré­sistances auxquelles il s'attend.

M. Héligon, dans sa déposition, confirme les faits que nous venons de rappeler.

« Le 5 septembre, dit-il, je parcourus Paris ; tout était tranquille, sauf au café du boulevard Montmartre et au café de Madrid, où se réunissaient des gens, qui, n'ayant pas obtenu d'emplois, étaient mécontents et criaient à la réaction parce qu'on n'avait pas voulu d'eux à l'Hôtel de Ville.

Dès le premier jour s'est fondé ainsi le parti qui a voulu constituer plus tard la Commune.... Il ne date pas du 18 mars, il date du 10 septembre. Ce jour-là, eurent lieu les premières manifestations ; nous reçûmes l'ordre de doubler les postes dans nos mairies. Le16 septembre, Delescluze, aux Folies-Bergère, provoquait un mouvement, pour fêter, disait-il, l'anniversaire de la République de 1792 ; au fond, pour forcer la main au Gouvernement.

« Le 8 octobre, Flourens descendait avec son bataillon dans la rue ; Varlin, commandant le 193e, voulut en faire autant, mais ses soldats refusèrent de le suivre [Dépopsition de M. Héligon].

Ainsi, le parti jacobin, personnifié dans MM. Delescluze, Blanqui, P. Pyat et Flourens, se mit dès le premier jour à l'oeuvre, annonça par des affiches, par les organes dont il disposait, sa politique et son but, l'établissement de la Commune. L'intimidation et la violence étaient, ses moyens d'action. Se sentant en minorité il voulait s'imposer à la majorité et repoussait toute organisation de pouvoirs électifs, tels que l'Assemblée nationale, les conseils généraux, les conseils municipaux.

M. Delescluze le disait franchement. Il ne cessait de demander, dans son journal, des commissions administratives placées à la tête des départements, des communes et composées des citoyens résolus â faire prédominer la République à tout prix ; ce sont ses propres expressions.

II faut, ajoutait-il, que le peuple de Paris procède seul à des élections, et que ces élections se fassent dimanche prochain, que le Gouvernement le veuille ou ne le veuille pas. On votera à la mairie de chaque arrondissement. A défaut du maire ou des adjoints pour former le bureau, les électeurs y pourvoiront. La garde nationale fournira les postes pour la conservation des urnes [Journal le Réveil, 27 septembre 1870]. » Et il continue, donnant des ordres, déclarant que le dépouillement du scrutin se fera à la salle Saint-Jean, et indiquant le mode de votation.

A cette sommation impérieuse, on reconnaît le langage habituel du rédacteur en chef du Réveil.

Telle était la pensée et tel fut, dès le 5 septembre, le programme du parti révolutionnaire. Ce programme peut se résumer en un mot: la Commune, mais la Commune «'imposant violemment et fondant, avec et sous le couvert de la République, une véritable dictature.

M. J. Favre, M. J. Simon, M. J. Ferry, M. le général Trochu, M. Picard, ne s'y sont point trompés.

Ils ont tous dit, dans leurs dépositions, qu'ils s'étaient trouvés, dès le début, en face de la Commune ; ils sentaient que c'était là leur adversaire, ils le savaient, mais ils ne prévoyaient pas alors de quels crimes la Commune serait capable.

Leur illusion était partagée. On voyait le mal, on n'en mesurait pas la profondeur ; et pourtant la Commune n'était pas un fait nouveau, elle n'était qu'une odieuse résurrection du système qui avait dominé pendant une partie de la première Révolution. Mais les souvenirs du passé, au bout de peu de temps, s'effacent et s'éteignent dans la mémoire des hommes. L'esprit de parti dénature, par de mensongères déclamations, les faits les mieux constatés ; il ne recule pas même devant la réhabilitation et quelquefois la glorification des crimes les plus odieux. Cette perversion de l'histoire n'a pas été étrangère au retour de tentatives que la réprobation publique aurait dû dès les premiers moments flétrir et arrêter.

Oui, il est douloureux, mais il est nécessaire de le dire : la Commune du 10 août 1792, ce pouvoir abhorré qui, après avoir subjugué Paris et étreint la France, n'a laissé que des traces honteuses et sanglantes de son passage, qui, après avoir débuté par l'assassinat, s'est montré servilement docile aux ordres de Marat, a dressé des listes de proscription, ordonné les arrestations les plus arbitraires, organisé ces sinistres travailleurs qui se jetaient sur les prisons pour y faire leur besogne au prix de 24 sous par tête, plus le vin; la Commune avec ses perquisitions, ses confiscations, ses massacres, on a voulu la faire renaître de nos jours, on y a travaillé en face de l'ennemi, et l'on a attendu l'heure propice où les canons prussiens se tairaient et où la France serait épuisée, pour essayer de la faire triompher.

La Commune n'est pas autre chose que le despotisme anonyme de quelques hommes, c'est-à-dire le plus intolérable de tous les despotismes. La fédération des communes n'est pas autre chose que la fédération de despotismes locaux, sur lesquels se superpose un despotisme central.

Ce fut là le programme auquel se rallia après le 4 septembre le parti révolutionnaire ; ce fut le moyen à l'aide duquel il espéra dominer dans Paris et, à l'aide de Paris, soumettre au joug la province.

Voilà le plan avoué, arrêté de longue date. II n'a pas réussi, il ne pouvait pas réussir. Grâce à Dieu, la Commune a peu de partisans en province et ces partisans ne sont pas bien hardis. On les a vus à l'oeuvre, ils étaient à leur poste le 18 mars ; la fédération des communes a été essayée, le drapeau rouge a flotté à Lyon, Avignon, Vienne, Marseille, mais l'immense majorité de la population a rejeté ce symbole odieux.

Quels tristes plagiaires que ces revenants d'une autre époque qui reparaissent de nos jours ! .Nous avons lu leurs écrits, leurs journaux et nous nous sommes souvent demandé avec un profond étonnement, comment de telles publications avaient pu être tolérées, surtout dans une ville assiégée et dans un pays en proie au fléau de la guerre étrangère ! « C'est l'honneur, dit-on, du Gouvernement du 4 septembre, d'avoir respecté la liberté de la presse. Il ne pouvait pas la briser, inaugurer son arrivée au pouvoir par la compression de la pensée, exiger une obéissance passive d'une ville de deux millions d'âmes. Il n'aurait pas pu tenir vingt-quatre heures s'il l'avait tenté [Simple récit, par M. J. Favre, t. I.].»

Même en admettant, bien que cela soit contesté, que le Gouvernement du 4 septembre fut dans l'impuissance de réprimer les excès de la presse, sa faiblesse peut être une excuse, non un titre d'honneur. Il ne s'agissait nullement de porter atteinte aux droits de la pensée. Lorsque le canon prussien grondait, les appels incessants à l'insurrection, au mépris des chefs, à. l'indiscipline, la libre circulation de fausses nouvelles portant tour à tour dans les esprits la fièvre et l'abattement, tout cela n'était pas l'exercice légitime d'une liberté. MM. Pyat, Delescluze et Blanqui ne faisaient pas autre chose au fond, en publiant leurs écrits, que de violer toutes les lois existantes. Ils aiguisaient, avec une perfidie profonde, les armes dont ils comptaient se servir contre la patrie ; ils incriminaient les meilleures intentions ; ils calomniaient, exaspéraient les souffrances populaires, et ils étaient impunis !

Comment s'étonner ensuite si plus tard, excitées par le langage des clubs et des journaux, des masses désordonnées se sont jetées sur l'Hôtel de Ville: Ceux qui avaient laissé ces excitations se produire, les orateurs des clubs pérorer et les journaux déclamer pendant de longs mois, peuvent difficilement se soustraire, même en invoquant la pression des circonstances, à la part de responsabilité qui nécessairement leur revient dans le désordre des esprits et dans les malheurs qui en sont résultés.

II. - Menées révolutionnaires en province.

Ce qui se passait à Paris se passait également en province.

En dehors des villes, foyers de passions bonnes ou mauvaises, il y a en France une population sensée, laborieuse, honnête, qui veut vivre et travailler en paix, qui n'aime pas les agitations et qui n'y prend pas part; elle est demeurée généralement calme au milieu des événements que nous aurons à raconter. C'est seulement dans les villes que des troubles se sont produits. Ils ont eu partout le même caractère, et se sont ressemblés à tel point, qu'on aurait pu les croire dirigés par une même main. Il s'était formé, sous l'empire, des associations, telles que l'Internationale, les sociétés coopératives, les sociétés d'assurances mutuelles, qui, sous des formes diverses, avaient pour but réel d'exercer une action politique et de fournir des cadres à l'armée insurrectionnelle le jour où l'on pourrait descendre dans la rue. Le gouvernement les avait autorisées et en avait senti trop tard le danger. Les chefs de ces associations devinrent, en peu de temps, dans les départements comme à Paris, les chefs du mouvement révolutionnaire.

« Malgré les persécutions, dit M. Malon [La Troisième Défaite du prolétariat français, p. 32], nous étions parvenus à grouper des centaines de milliers d'adhérents, et nous étions devenus les plus redoutables adversaires de l'empire.

« Les révolutionnaires purs, lassés des creuses paroles des réunions publiques, dégoûtés de la politique par la trahison récente des députés radicaux, vinrent se ranger en foule sous le drapeau de l'Internationale persécutée...

« Les nombreuses grèves qui avaient éclaté dans les grands centres industriels annonçaient suffisamment que les ouvriers, se sentant nombreux, organisés, ne voulaient plus subir la tyrannie du capital, cent fois plus lourde et plus douloureuse que la tyrannie politique. »

Et pour peindre l'état des esprits dans ces agglomérations ouvrières, le même auteur ajoute :

« Que nous importe à nous que M. Thiers, M. Gambetta, M. Jules Favre ou M. Louis Blanc soient au pouvoir ! Sous n'importe lequel de ces gouvernements la liberté ne sera qu'un leurre pour les malheureux condamnés à un travail journalier!.

« Ce qu'il nous faut, c'est faire table rase du militarisme, des cultes, des monopoles financiers, d'un ensemble de lois protectrices du privilège des capitalistes.

« Nous ne prétendions à rien moins qu'à organiser, dans ce but, la force du prolétariat; nous y fûmes puissamment aidés par la presse et par les associations politiques. »

La presse, en effet, qui est, dit un arrêté de la Ligue républicaine, « le meilleur moyen d'apprendre à chaque citoyen ses droits et ses devoirs », aida puissamment au succès de cette entreprise.

À l'époque où se créaient les sociétés ouvrières. On fonda un grand nombre de journaux qui devinrent les organes de ces sociétés. Ces feuilles départementales s'inspiraient de la politique des journaux publiés à Paris.

M. Delescluze, rédacteur en chef du Réveil, M. Félix Pyat, M. Blanqui, M. J. Vallès et d'autres étaient les meneurs et les propagateurs du mouvement en province. Leur action se continua tant que Paris ne fut pas investi. Les correspondances saisies par la justice militaire, et notamment les correspondances de M. Delescluze avec les chefs de son parti, le prouvent.

Dès le 4 septembre, les sociétés économiques se transformèrent en sociétés d'action. Elles prirent différents noms, s'appelèrent comités de Défense, comités de Vigilance, comités de Salut public et s'emparèrent de la direction du mouvement. On les vit, d'accord avec les sociétés républicaines, tour à tour prêcher la guerre à outrance, soutenir le fameux décret des incompatibilités électorales, demander et obtenir la dissolution des conseils municipaux, des conseils généraux, et chercher par tous les moyens possibles à asseoir leur domination.

La consigne donnée partait de Paris ; les procès-verbaux du comité central en font foi. Elle était fidèlement exécutée partout.

Quand on compare les journaux qui, à cette époque, se publiaient dans les chefs-lieux de départements souvent très éloignés les uns des autres, il est impossible de ne pas être frappé de la parfaite ressemblance de leur altitude et de leur langage. Le but politique est identiquement le même ; qui a lu un journal en a lu cent. Jusqu'au vocabulaire des injures, tout y est absolument pareil. On peut en dire autant des harangues des orateurs des réunions publiques. En tous lieux, à Marseille, à Carcassonne, à Lyon, à Perpignan et à Limoges s'étalent les mêmes doctrines.

Les journaux, organes de ces réunions, ont publié les comptes rendus des séances qu'elles ont tenues. On y demande que la direction des affaires soit remise aux mains du peuple, que l'on sévisse contre les magistrats, contre les généraux, contre la ponce.

Tous les discours d'un bout de la France a l'autre reflètent la même pensée.

ll y avait donc des meneurs, une organisation ; on était prêt à agir.

Les chefs des différents comités, tels que A. Richard à Lyon, Bastélica à Marseille, et d'autres qu'il est inutile de nommer et qui sont parfaitement connus, poursuivaient, après le 4 septembre, un plan qui n'a pas réussi au même degré partout, mais qui a pleinement réussi à Lyon, à Saint-Etienne, dans certaines villes de la vallée du Rhône et qui, dans d'autres localités, a été bien prés de réussir.

Voici quel était ce plan.

Il consistait à s'emparer des attributions dévolues aux autorités politiques, administratives, militaires ; à faire passer ces attributions, des mains des préfets et des généraux, dans les mains de l'autorité municipale que l'on constituerait révolutionnairement ; c'était précisément ce que l'on tentait de faire à Paris.

On commença par casser les conseils municipaux existants, même ceux qui avaient été nommés en opposition au gouvernement impérial trois semaines auparavant; on ne fit grâce à aucun, du moins dans les grandes villes, où on les remplaça par des commissions dont les membres étaient désignés par l'acclamation populaire ; c'est-à-dire par des commissions composées des chefs de clubs qui s'adjoignaient quelquefois, pour se faire plus facilement accepter des hommes honorables mais faibles, que la recherche d'une fausse popularité met facilement à la discrétion de la foule.

On agit de la même façon à l'égard des administrations départementales ; les préfets furent entourés, gardés à vue, placés sous la surveillance de comités, qui, sous prétexte de pourvoir à la défense, les dominaient trop souvent et les condamnaient à l'impuissance, quand ces préfets n'étaient pas d'assez dociles instruments.

À Lyon, à Saint-Etienne, à Marseille, ces comités se substituèrent complètement à l'autorité préfectorale [Rapports de M. de Sugny sur Lyon, Saint-Etienne et Marseille.]. Là, le pouvoir central, à vrai dire, n'exista plus. Les préfets envoyés M. Gambetta subirent absolument le même sort, furent tout aussi maltraités, tout aussi suspects aux populations, que les préfets destitués par M. Gambetta. Les uns furent jetés en prison, les autres étroitement surveillés. Les fonctionnaires de la Commune montaient la garde à la porte du préfet de Lyon, ou de Marseille, auquel ils laissaient a peine une apparente liberté.

Mais, s'il est quelquefois facile de s'emparer de l'autorité par un coup de main, il est. moins facile de la conserver quand ou n'a pas une force à sa disposition. Pour défendre et maintenir le pouvoir que l'on s'arrogeait, on mit en jeu le double ressort des réunions publiques et de la garde nationale. Les clubs, après s'être fait délivrer des locaux par des municipalités complaisantes ou complices, tenaient leurs assises quotidiennement dans certaines localités, à des intervalles irréguliers dans d'autres ; il y en avait partout; leur but apparent était de défendre la République ; au fond, ils voulaient peser sur les actes et les déterminations que le Gouvernement pouvait être tenté de prendre contre eux.

Ces clubs ont exercé une puissante et incontestable influence, non seulement sur les administrateurs des départements qui les redoutaient mais sur la délégation de Tours et de Bordeaux qui souvent s'inclinait devant eux, et l'on peut dire que cette influence a été funeste. Puis, il arriva que les clubs formés dans les villes voisines se mirent en relations les uns avec les autres sous le prétexte de la défense. Ces relations se nouèrent par des délègues, quelquefois appointés et payés par les budgets des départements ou des municipalités ; ces délégués eurent entre eux des rapports de plus en plus fréquents, et bientôt, grâce à leur activité, la Ligue du Midi se trouva formée [Rapports de M. de Sugny sur Lyon, Saint-Etienne et Marseille.].

Ainsi, tandis que chaque ville tendait à s'émanciper de l'action de l'autorité centrale ; tandis qu'à Lyon, le préfet était, au moins dans les premiers temps, plutôt le prisonnier de la municipalité que l'administrateur du département ; tandis que la commune de Marseille dominait le commissaire extraordinaire du gouvernement, dont l'hôtel était occupé par une bande d'énergumènes qui s'étaient donné à eux-mêmes le nom de gardes civiques ; tandis que les clubs de Grenoble, protégés par la Commune, imposaient successivement à deux préfets impuissants l'arrestation ou l'expulsion des généraux, la Ligue du Midi se constituait par la fédération des communes affranchies, émancipées, et affichait la prétention d'avoir son budget à part, ses moyens d'action propres, et de ne relever que d'elle-même. C'était l'application de la doctrine de l'Internationale, l'institution des communes fédérées.

À l'époque où ces relations cessèrent, comme nous l'expliquerons ailleurs, les villes associées sous le nom de Ligue du Midi n'étaient pas encore arrivées à secouer le joug du Gouvernement ; elles y travaillaient toutes, elles brisaient les résistances qu'elles rencontraient, mais elles avaient besoin de temps pour y parvenir. Toutes protestaient contre les élections, parce que les élections auraient mis en péril leur pouvoir usurpé ; elles faisaient des manifestations contre la convocation des collèges électoraux et leurs protestations étaient publiquement affichées.

« Les soussignés, dit une des adresses que nous avons sous les yeux, délégués d'une réunion populaire, organes du peuple grenoblois, en présence des graves circonstances que le pays traverse déclarent qu'ils ne veulent pas d'élections. Nous nous serrons autour des membres de notre commission, afin qu'ils puisent, dans nos acclamations unanimes, la force dont ils ont besoin [Rapport du préfet de l'Isère à la commission d'enquête du 18 mars]. »

Des déclarations de même nature étaient faites : à Marseille, à Toulouse, etc. , et des délégués allaient porter ces déclarations à Tours, signifiant au Gouvernement qu'il fallait obéir aux voeux des populations.

La police est gênante, les autorités militaires le sont plus encore ; d'un moment à l'autre elles pouvaient essayer de rétablir l'ascendant méconnu du pouvoir central. On s'attacha à absorber la police et à déplacer le commandement militaire, et l'on y parvint là où les municipalités purent dominer comme à Lyon [Rapport de M. de Sugny], Marseille, Toulouse [Rapport de M. le comte de Rességuier], etc. Les généraux furent accusés de prétendues lenteurs dans l'armement ; on leur reprocha les services qu'ils avaient rendus sous l'empire ; on les dénonça dans les réunions publiques à l'animadversion populaire ; on décida qu'il fallait obtenir leurs démissions, par les moyens les plus énergiques ; puis on jeta la foule sur les hôtels qu'ils occupaient. Ce fut ainsi que respectable général de Monet, les généraux d'artillerie Baral, Courtois et Mazure, le général d'Aurelle de Paladines et tant d'autres furent violemment expulsés ou emprisonnés.

La garde nationale et quelquefois les préfets eux-mêmes les chassèrent ou les écrouèrent an nom du peuple.

En même temps les commissaires de police étaient cassés, traqués, contraints de se cacher ou de fuir. On les remplaçait par des hommes dont on était sûr, mais qui parfois étaient d'une moralité fort douteuse.

Là où ces entreprises réussirent, l'autorité tout entière passa en peu de temps, des mains du Gouvernement, dans les mains des chefs de parti. Ceux-ci, après s'être emparés du pouvoir, s'arrangèrent de façon à le conserver, à l'aide de la garde nationale qu'ils cherchèrent de bonne heure à tenir sous leur dépendance. Pour cela, ils constituèrent révolutionnairement ses cadres et la soldèrent. De cette façon, elle fut complètement à leur discrétion. Grâce à cette double organisation de municipalités non élues, choisies dans les clubs, inspirées par eux, et de gardes civiques révolutionnairement encadrés et soldés, le pouvoir descendit dans la rue ; il fut exercé, comme on le disait, par le peuple. Les clubs faisaient des motions, les comités de salut public ou les commissions administratives décrétaient ces motions, la garde nationale les exécutait. Les voeux de la population, ainsi exploitée, étaient des ordres devant lesquels s'inclinaient les représentants de l'autorité. Le pouvoir était à la disposition de la foule, qui elle-même était à la merci de quelques hommes imposant leur volonté comme loi.

Vous ne verrez pas, messieurs, sans une profonde et amère tristesse, se dérouler celte succession de faits qui seront mis sous vos yeux et qui vous montreront à la fois, la faiblesse des bons citoyens, l'audace des démagogues, la témérité des projets que l'on ne craignait pas d'étaler au grand jour, les appels incessants au désordre en face de l'ennemi, et l'immense déperdition de forces qui en a été la conséquence ; de ces forces qui, mises au service du Gouvernement, auraient pu si utilement alors être employées à la délivrance de la France.

Cet état de choses a duré cinq mois ; pendant cinq mois, quelques meneurs, après s'être emparés du pouvoir dans les principales villes, ont dominé, du haut des fonctions municipales qu'ils exerçaient, à l'aide des gardes nationaux qu'ils payaient.

La composition des prétendus comités de Défense prouve le but que l'on poursuivait en les formant. Vous trouverez, messieurs, sur les de ces comités les noms de simples ouvriers, de charcutiers, de relieurs, d'hommes complètement dépourvus de connaissances militaires, mais trop connus comme chefs de la démagogie.

Evidemment, ils n'étaient pas venus là pour pourvoir aux besoins de la défense. Ils avaient un autre but, et l'histoire des cités où leur influence a dominé montre trop clairement le but qu'ils se proposaient.

On comprend les ravages faits dans les esprits par l'impunité de tels actes, et le désordre moral qui en est résulté. La garde nationale, composée en grande partie d'ouvriers, empli manifestations pendant le jour, grisée par les orateurs des clubs et des réunions publiques tous les soirs, devait promptement se transformer en un instrument de désordre. On l'y façonnait en l'employant à l'arrestation des administrateurs, des généraux, en la poussant à des actes d'indiscipline, en lui faisant signer des adresses, émettre des voeux et en lui laissant â peu près carte blanche pour tous les excès qu'il lui plaisait de commettre.

III. - Le parti révolutionnaire cherche à s'emparer des municipalités.

Après avoir exposé le plan du parti révolutionnaire, nous allons voir comment il essaya de le mettre à exécution. Occupons-nous d'abord des municipalités ; voici comment elles avaient été formées à Paris.

Dès le 5 septembre M. Etienne Arago avait sur la proposition de M. Floquet et en tenant compte, dit-il [Déposition de M. Etienne Arago], des recommandations qui lui furent faites par les membres du Gouvernement, notamment en faveur de M. Mottu, qui fut très appuyé, M. Etienne Arago avait nommé les maires des vingt arrondissements de Paris. Le décret de nomination parut le 6 septembre ; il est signé de sa main et de la main de ses adjoints : il ne porte pas la signature des membres du Gouvernement, pas même celle du ministre de l'intérieur.

M. Gambetta cependant fut consulté et paraît avoir donné son approbation aux choix faits. Mais il est certain que les autres membres du conseil apprirent ces nominations par le Journal officiel; ils s'en plaignirent amèrement et en furent extrêmement blessés.

« Je trouvai, dit l'un d'eux, dans le Journal officiel la nomination des maires ; je lis, à cette occasion, une scène très vive à M. Gambetta. Quelques-uns de ces choix me mécontentaient profondément, et je pensais que dans tous les cas, le Gouvernement aurait dû apprendre autrement que par le journal une mesure aussi grave. »

Dans la séance du 6 septembre [Notes de M. Dréo (pièces justificatives)], M. Picard s'éleva à son tour contre les choix de M.Etienne Arago. Les noms de MM. Greppo, Ranc, Bouvallet, l'inquiétaient particulièrement; il craignait que ces noms ne fissent un mauvais effet sur l'esprit de la population, et que les membres du comité de la place de la Corderie fussent seuls a s'en réjouir. Il proposa de rétablir les anciens maires et demanda l'insertion dans le Journal officiel d'un blâme contre M. Etienne Arago.

M. le général Trochu s'associa à ces protestations ; il fit valoir les raisons de principes et de politique générale qui devaient empêcher le Gouvernement d'user de son pouvoir dans l'intérêt exclusif d'un parti. On devait tenir compte, disait-il, de toutes les forces sociales, et chercher à les équilibrer.

La discussion fut longue et animée ; elle aboutit à la résolution suivante :

« Les maires et adjoints, seront élus par !a population, dans le plus bref délai possible.

« Mais MM. Etienne Arago et Floquet, appelés au conseil le lendemain, combattirent cette résolution. Des élections, dans les circonstances où l'on se trouvait alors, leur paraissaient pleines de dangers. Ils demandèrent au conseil de revenir sur la décision prise et l'obtinrent. Les fonctionnaires municipaux qu'ils avaient nommés restèrent à leurs postes.

« Par là dit M. Vacherot on montra que l'oeuvre patriotique de la défense nationale n'était ni l'unique ni même la première préoccupation du nouveau Gouvernement car on acceptait des républicains de toutes nuances ce qui faisait descendre les choix jusqu'aux jacobins et aux socialistes.

Peu de temps après M. Etienne Arago jugea à propos d'accorder non pas à tous mais quelques-uns des maires qu'il avait nommés un traitement peut-être nécessaire mais à coup sûr peu régulier, car il fut alloué en vertu d'un arrêté qu'on ne publia pas. Cet arrêté ne fut connu que deux mois plus tard, lorsque les élections appelèrent à l'administration municipale des magistrats qui ne voulurent pas cumuler, avec l'honneur de remplir de telles fonctions, la jouissance de la rémunération qui y avait été attachée.

Les critiques exprimées par M. Picard contre la composition des municipalités de Paris, ont été répétées devant la commission par un grand nombre de témoins. Nous pourrions multiplier les citations, nous n'en ferons qu'une seule et nous l'emprunterons à la déposition de M. Cresson.

« Le plus grand obstacle pour mon administration, a-t-il dit [Déposition de M. Cresson] ; étaient les mairies de Paris. Chacun des arrondissements avait son gouvernement particulier, et, pour les mesures d'ordre, ce gouvernement était en insurrection directe et absolue contre toute immixtion de la police. »

En regard de ce reproche, nous devons placer l'opinion de M. Jules Favre, qui s'exprime ainsi [Simple récit, p. 211, t. I] :

« Je ne dis pas que les maires aient été tout ce que l'on peut désirer, mais j'affirme qu'il ne sera donné à personne d'apprécier à leur juste valeur les services qu'ils ont rendus, les fatigues, les dangers, les angoisses auxquelles ils ont et exposés e l'injustice par laquelle ils ont été récompensés. La fatalité des événements les a investis d'un pouvoir sans limites. Il leur a fallu une force singulière pour ne pas commettre toutes les fautes auxquelles cette omnipotence semblait les condamner; ils en ont évité un grand nombre. Absorbés jour et nuit par un travail sans trêve, chargés d'alimenter des foules affamées, obligés de les consoler, de les fortifier, de les contenir, avant à lutter contre la misère, le froid, le bombardement et l'insurrection, succombant sous la multiplicité des attributions les plus diverses, ils ont certainement porté le fardeau le plus lourd que l'imagination puisse concevoir. »

Dans sa déposition devant la commission, M. Jules Simon a apporté plus d'une restriction à ces éloges.

« Parmi les maires nommés, dit M. Jules Simon [Déposition de M. Jules Simon], il y en avait de bons, d'excellents même (et il cite MM. H. Martin, Carnot, etc.. etc.), mais les maires s'arrogeaient tous les pouvoirs, au point que l'un d'eux a fait une véritable loi dans laquelle il édictait des dispositions pénales.

M. Jules Simon aurait pu ajouter qu'un maire créa un conseil d'Etat pour son propre usage, qu'un autre, supprima, de son autorité privée, l'enseignement religieux et que plusieurs intervinrent dans la législation des loyers.

« Ce n'était pas une petite affaire, ajoute avec raison, M. Jules Simon, que de négocier avec ces messieurs, pour les engager à obéir et à se renfermer dans la limite de leurs attributions légales. Ils nous rendaient souvent de grands services ; ils se savaient nécessaires. Ils étaient entourés de conseillers qui s'étaient installés, sans aucun mandat, dans les mairies et qui très souvent imposaient eux-mêmes leurs volontés...

« Les maires et adjoints, dit-il plus loin, voulaient toujours délibérer entre eux et avec le Gouvernement. »

Ils délibéraient effectivement entre eux et le Gouvernement, chaque semaine, soit à l'Hôtel de Ville, sous la présidence du maire central, soit au ministère, sous la présidence du ministre de l'intérieur.

M. Jules Favre a pu regretter quelquefois la condescendance avec laquelle il s'était prêté, au début, à la formation de ces réunions hebdomadaires. Elles lui ont valu bien des embarras ; on y discutait non seulement les affaires qui regardaient la cité, mais la conduite des opérations militaires, la conduite des négociations politiques. Il était à l'avance facile de prévoir qu'il en serait ainsi au milieu des angoisses qui allaient obséder les esprits. M. Jules Favre a dû regretter surtout d'avoir laissé pénétrer .par cette porte entrouverte les adjoints, encore plus incommodes et plus exigeants que les maires, plus disposés à critiquer et à blâmer, chez lesquels l'esprit de parti dominait davantage, et qui, mécontents des explications données, allèrent un beau jour tenir séance dans la mairie, du 3e arrondissement, en dehors du Gouvernement, et formèrent un contre d'action séparé dont les éléments étaient principalement empruntés aux municipalités hostiles.

Ainsi s'accusa de bonne heure la tendance si dangereuse de quelques délégués, et surtout de quelques adjoints, à constituer un comité, d'origine municipale, destiné à surveiller l'action du Gouvernement. Presque à la même époque, les officiers de la garde nationale, cassés de leur grade comme nous le verrons bientôt, irrités de la manière dont on les avait éconduits, essayaient de se donner un état-major autre que celui qui siégeait place Vendôme.

Cette seconde tendance, aussi périlleuse que la première, s'accusa également par la nomination de délégués pris dans les conseils de famille et qui donnèrent, eux aussi, le mauvais exemple de se réunir sans le consentement de l'autorité dont-ils relevaient, et de former un centre d'action qui devait, plus, tard, devenir redoutable.

Ces menées étaient naturellement encouragées par les journaux de la démagogie.

Félix Pyat s'écriait dans son journal, à l'occasion de la réunion des maires du 8° arrondissement : « C'est l'aurore de la Commune qui apparaît; je la vois monter à l'horizon. »

Cette formation de pouvoirs illégaux, aurore de la Commune, était un fâcheux symptôme de l'état des esprits. On n'osa pas l'entraver; on souffrit la création de ces délégations irrégulières dans les arrondissements, et la création, non moins irrégulière, des délégués des conseils de famille au sein de la garde nationale.

Après avoir laissé se former ces réunions, il devint impossible de les interdire quand on en aperçut le danger; et l'on put trop bien sentir alors qu'il est toujours plus facile de maintenir l'observation des lois ceux qui tendent à s'en écarter, que de les y ramener quand on a toléré leurs écarts.

Ainsi, les auteurs de l'affiche du 17 septembre n'ayant pas été poursuivis, de nouvelles affiches avaient couvert les murailles ; elles étaient signées tantôt par les membres du Comité central des vingt arrondissements, qui s'adressaient au peuple, demandant en son nom le réquisitionnement général, le rationnement gratuit, les sorties en masse, et finissant par ces mots : « Place au peuple, place à la Commune ; » tantôt par les maires, rendant compte de leurs séances. Nous avons sous les yeux les numéros du Bulletin de la municipalité qui paraissaient chaque semaine. Ils sont imprimés sur papier blanc, ce qui leur donnait une sorte de caractère officiel. Il faut lire ces bulletins pour connaître l'esprit dont les municipalités étaient alors animées.

Le troisième numéro, celui qui parut le 25 septembre, rend compte d'une demande adressée au Gouvernement dans le but de l'envoi de commissaires extraordinaires en province ; il se termine par une lettre de Courbet aux maires représentants de Paris, dans laquelle Courbet les suppliait de vouloir .bien faire déboulonner la colonne, qu'il considère comme dénuée toute valeur artistique, et d'en faire transporter les matériaux à la Monnaie. » Tant il est vrai que les hommes, les idées, les doctrines de la Commune se montrent à découvert dès les premiers jours du siège !

Revenons aux comités des délégués qui s'étaient installés dans chaque arrondissement, et qui obéissaient au mot d'ordre donné par la place de la Corderie. Composés d'hommes pour la plupart inconnus, étrangers au quartier, ils dirigeaient, sous les noms de comités de vigilance, d'armement, d'habillement, de secours, les affaires de l'arrondissement, sinon dans tous les arrondissements, du moins dans la plupart de ceux habités par les ouvriers, et partout ils étaient des foyers d'activité révolutionnaire.

Malgré des plaintes et des réclamations fort vives, ces comités illégaux, placés à la manière de postes d'observation dans les mairies, subsistèrent pendant toute la durée du siège.

I! y avait donc, dans chaque arrondissement, d'une part, les maires et des adjoints nommés par M. E. Arago qui caressaient la pensée de former un pouvoir politique, et, d'autre part, auprès des maires et des adjoints, des comités de vigilance qui s'étaient constitués de leur autorité privée, et qui tendaient évidemment à empiéter sur l'autorité municipale et, là où ils le pouvaient, a l'exercer.

Nous n'avons pas besoin de montrer ce que cette organisation avait de redoutable ; il suffit de rappeler ce qu'elle a produit.

La commission n'a pas jugé à propos d'étendre ses investigations sur l'administration des divers arrondissements de Paris. Il lui aurait fallu appeler en témoignage, non seulement les maires et les adjoints, mais leurs administrés. Cette enquête, dans l'état actuel des esprits, n'aurait pas été sans inconvénients. Elle aurait ouvert la voie à des récriminations de toute nature.

Nous nous sommes bornés, lorsque des faits de gaspillage d'argent et de denrées nous ont été signalés, à proscrire aux commissaires de police des différents quartiers de faire des recherches, et nous avons transmis leurs rapports à M. le Garde des sceaux. Il résulte de ces rapports que des abus fréquents et graves auraient été commis, surtout par les délégués, dans les municipalités des faubourgs.

On y représente, en effet, tels maires et tels adjoints, comme distribuant, dans l'intérêt de leur popularité, les deniers de l'Etat, les secours en argent et les ressources mises par la bienfaisance publique à leur disposition.

Ailleurs, on montre les fonds destinés au soulagement des malheureux, détournés de leur but pour subventionner des compagnies franches, véritables troupes insurrectionnelles qui, comme les Tibaldiens, les Vengeurs, les Francs-Tireurs de Flourens, étaient aux ordres de ceux qui les soldaient [Déposition du général Ducrot].

D'autres témoins, après avoir déclaré que le lendemain du 4 septembre, les municipalités furent envahies par les hommes appartenant à l'Internationale, ajoutent « que ces hommes fondaient des sociétés de secours pour venir exclusivement en aide à ceux qui partageaient leurs opinions. »

Un témoin déclare « que, sous le nom de délégués, ces administrateurs secondaires régnaient despotiquement. Pour eux, point de lois ; tout devait s'incliner devant leur volonté. Ils étaient le fléau de leurs quartiers. Ils envoyaient des gardes nationaux faire des perquisitions dans les maisons, visiter les caves, emporter le vin et le bois ; ces prétendus délégués agissaient ainsi de leur propre autorité, sans contrôle aucun, faisaient des saisies Illégales, percevaient de l'argent et se posaient en outre comme les réformateurs des inégalités sociales [Voir la déposition de M. Théry].

Au moment où j'ai pris la direction du service de l'habillement et de l'équipement dit un témoin [Voir la déposition de M. Jeanneau]., divers individus des plus suspects, appartenant pour la plupart à la société Internationale, s'étaient déjà imposés pour ce service et avaient obligé le maire, qui les redoutait, à les accepter comme ses auxiliaires. »

Quant aux distributions des effets d'habillement, voici comment elles se faisaient selon le témoin :

« Des gardes nationaux, officiers en tête, arrivaient en masse pour se faire habiller. Ils envahissaient les magasins, et malgré les observations et les remontrances qui leur étaient faites, ils ne se gênaient pas pour s'emparer de ce qui était à leur convenance, et cola quand ils n'étaient te pas porteurs de bons réguliers...

« Ce n'était que désordre, gaspillage, menaces, et dans cette bagarre beaucoup d'individus mettaient la main sur des objets dont, après leur départ, on constatait la disparition. » Comment de pareils faits ont-ils pu se produire? Si l'on peut on croire la déposition d'un homme qui fut chargé provisoirement, le 31 octobre, de l'administration du 14e arrondissement, on l'apprendra.

« Beaucoup de maires, dit-il, n'avaient ni la volonté, ni la force de réagir contre ces désordres ; ils désiraient, avant tout, ne pas s'aliéner les sympathies de leurs administrés[Voir la déposition de M. Roger]. »

Or, si l'on veut bien se rappeler que les mairies avaient, pendant le siège, une importance exceptionnelle ; qu'elles avaient été chargées de la distribution .de tous les secours, soit en nature, soit en argent; qu'elles tenaient lieu de l'administration de l'assistance publique supprimée par un décret; qu'elles payaient la solde, non seulement des gardes nationaux, mais des femmes et des enfants ; que le recrutement, l'habillement, l'équipement, se faisaient là; que les élections et les actes de l'état civil s'y faisaient également, on comprendra sans peine l'influence que des administrateurs, devenus pendant le siège les organes essentiels de la vie de la capitale, ont dû exercer.

Tout homme étant alors électeur, soldat ou tout homme avait affaire à sa mairie pour le service, le vote ou les vivres. Les maires étaient tout, on ne pouvait leur refuser rien.

Réunis en outre à l'Hôtel de Ville, ils représentaient le seul parlement existant, puisqu'on supprimé tous les autres.

Il est, par cela même, facile de concevoir l'immense intérêt qui poussa de bonne heure le parti révolutionnaire à essayer de s'emparer directement ou indirectement du pouvoir si important, si étendu, des municipalités. Il n'y a pas réussi complètement partout, mais il y a constamment travaillé. Les cris de: Vive la Commune ! proférés chaque jour, trahissaient le fond de la pensée des meneurs.

Il nous a été impossible de constater ce que les maires ont reçu d'argent, d'armes, de munitions, de vivres, d'étoiles, pendant la durée du siège. Si nous avions pu l'établir par des chiffres, nous aurions essayé de faire connaître les résultats obtenus dans les différentes administrations, de signaler celles dont la gestion avait été bonne et colles dont la gestion avait été mauvaise. Malheureusement les renseignements nous ont manqué. L'incendie a dévoré le ministère des finances et l'Hôtel de Ville : les pièces comptables ont disparu sous le règne de la Commune ; il a donc fallu renoncer à ce travail. Les témoignages que nous avons recueillis permettent toutefois de penser que l'action des municipalités en bien comme en mal, a été immense, et que l'influence exercée par ces municipalités sur l'esprit des populations a été des plus funestes, là où les hommes investis de cette magistrature n'étaient pas dignes de l'exercer.

Un maire, comme M. Delescluze par exemple, placé à la tète d'une population da 180,000 âmes, avec les pouvoirs énormes qui lui étaient attribués, agissant souverainement, s'appuyant à gauche sur Belleville, à droite sur Montmartre. devait être et a été un agent puissant de désordre et de démoralisation politique. M. Cresson le déclare :

« Il y avait là, dit-il, un foyer insurrectionnel ; c'était là que se réfugiaient tous les hommes que nous devions arrêter, Blanqui, Flourens, Gaillard père, etc., etc. ; et ils échappaient à toute répression [Voir la déposition de M. Cresson] ».

On ne se contenta pas de s'emparer le plus possible des municipalités, on chercha à dominer la garde nationale.

IV. - Le parti révolutionnaire cherche à s'emparer de la garde nationale.

Parmi les fautes commises, une des plus considérables a été assurément l'armement universel de la population.

On sait qu'en 1792 les citoyens assistant aux assemblées de sections recevaient une gratification de deux francs par jour; c'était le moyen dont on se servait alors pour maintenir l'insurrection en permanence dans Paris. On s'y prit autrement en 1870.

Le Gouvernement avait décidé qu'une solde de 1 fr. 50 par jour serait attribuée aux gardes nationaux nécessiteux. On demanda bientôt que cette somme fût allouée à tous les gardes nationaux indistinctement, riches ou pauvres. Puis on demanda et on obtint qu'un supplément de solde fut alloué aux gardes nationaux mariés à raison de 75 cent, pour leur femme, légitime ou non, et de 25 cent, pour chaque enfant.

La conséquence de cette double mesure fut que presque tous les ouvriers, désertant les ateliers, se firent soldats, et que personne ne consentit plus à travailler. Les soins multiples de la défense réclamaient cependant bien des bras : il fallait tailler des habits, couper des chaussures, fondre des canons, moudre des grains, creuser des tranchées, élever des remparts, fabriquer des cartouches, mettre en oeuvre les diverses industries nécessaires à la guerre et à l'alimentation publique. On trouva difficilement des ouvriers pour ces travaux ; tout le monde voulut faire partie de la garde nationale.

Elle se composait sous l'Empire, de 60 bataillons. Un décret de M. Gambetta avait ordonné la formation de 60 bataillons nouveaux, lesquels, à raison de 1,500 hommes par bataillon, devaient fournir une force supplémentaire de 90,000 hommes. Rien n'était plus aisé que d'organiser ces nouveaux bataillons avec de bons éléments, par quartiers, par rues, de telle sorte que les gens d'une même compagnie se connussent réciproquement et pussent compter les uns sur les autres. A côté des bataillons sédentaires, destinés au maintien de l'ordre intérieur et composés d'hommes de 35 à 50 ans, on pouvait faire des régiments de marche, composés de jeune gens de 20 à 35 ans, ou verser dans les rangs de l'armée ces éléments jeunes et vigoureux de la population, conformément à la loi qui s'appliquait partout en province, et qui ne s'appliquait pas à Paris.

L'idée malheureuse, de la levée en masse, et, par conséquent, de l'armement en masse de la population prévalut au sein des clubs, et le Gouvernement ne put pas ou ne voulut pas se soustraire à cette exigence. Il fallut s'y résigner. Les inscriptions se tirent confusément; les bataillons se formèrent pêle-mêle ; on y fit entrer non seulement 30 à 35,000 repris de justice, mais tous les affiliés des sociétés secrètes, ceux-là résolus, selon les instructions qu'ils avaient reçues, à ne pas se compromettre contre l'ennemi, mais à engager la lutte contre la société, au signal qui leur serait donné.

« Il est incontestable, dit M. le colonel Montagut, chef d'état major de la garde nationale, qu'il y a eu, dans certains bataillons, une conspiration permanente, un parti pris de ne pas se battre contre les ennemis et de faire la guerre civile [Voir la déposition du colonel Montagut], »

Les chefs de parti, Blanqui, Flourens, J. Vallès, Razoua, Varlin, Millière et bien d'autres se firent élire commandants et s'emparèrent, d'autorité, de ce grade.

Les bataillons, dit M. J. Ferry [Notes de M. Dréo], dans une des séances du Gouvernement de la défense nationale (le 16 septembre), les bataillons qui se forment en ce moment sont sans soldats ; les chefs de bataillons se nomment eux-mêmes, ou se font nommer par une dizaine de leurs amis. »

D'autres témoins confirment cette déclaration.

« Les commissaires d'arrondissement, dit M. Baudoin-Mortemart [Déposition du colonel Baudoin-Mortemart], sous-chef d'état-major de la garde nationale, agissant sous l'impulsion des municipalités et dans un but politique évidemment étranger aux intérêts de la défense, n'ont observé ni l'esprit, ni le texte des instructions ministérielles. Ainsi, bien loin de s'astreindre à ne porter sur les rôles que des hommes inscrits sur la liste électorale, ils ont recensé, sans exception, tous les individus qui se présentaient, fussent-ils des étrangers, des gens sans aveu et même des repris de justice et des forçats libérés.

« C'est ainsi que le nombre des nouveaux bataillons qui, dans le principe, ne devaient être que de 60, s'est trouvé porté à 194 à la date du 30 septembre, avec l'autorisation du gouvernement qui l'a arrêté alors provisoirement à ce chiffre, parce que toutes les réserves d'armes disponibles se trouvaient épuisées. Il avait été délivré à cette époque 280,737 fusils. Le chiffre des distributions a atteint au mois de janvier 313,071 et, en dernier lieu, on peut l'évaluer à 335,000 ou 340,000 fusils, en y comprenant 20 à 25,000 fusils qui ont été pillés à Vincennes. Tous les esprits sensés se préoccupaient à bon droit d'un armement aussi formidable, et on se demandait avec anxiété comment on pourrait s'y prendre un jour pour faire réintégrer ces armes dans les magasins de l'Etat. Il était de toute évidence que le parti socialiste, avec la connivence des municipalités qui s'étaient organisées à la suite de la révolution du 4 septembre, allait exploiter les dangers de la situation pour se créer une armée puissante, uniquement en vue d'assurer le triomphe de ses idées. Pour en avoir la preuve, il suffit d'examiner la composition de ces municipalités et les noms des individus qui ont été élus au commandement des 194 bataillons créés en vertu de la circulaire ministérielle du 6 septembre 1870. Les deux listes nominatives ci-jointes contiennent à cet égard des renseignements précis. On ne doit donc pas s'étonner, de ce qu'à la suite de la capitulation qui désarmait la garde mobile et l'armée pour laisser entre les mains de la garde nationale 340,000 fusils, plus 1,200 pièces d'artillerie, des munitions et un matériel de guerre immense, le parti démagogique se soit empressé de s'emparer du pouvoir.

On peut affirmer avec certitude que les désastres, dont Paris a été le théâtre, n'ont eu d'autre cause que la précipitation avec laquelle le gouvernement a ordonné l'armement général de la population parisienne, en confiant l'exécution de cette mesure à des municipalités composées des vétérans de l'opposition radicale et des sociétés secrètes. »

Les bataillons ainsi constitués, et commandés par de tels chefs, se mirent naturellement à la tête de toutes les manifestations, destinées à appuyer les résolutions du Comité central.

Malgré son indulgence, le Gouvernement fut cependant obligé de casser quelques-uns des officiers qui se signalaient par leur esprit d'indiscipline.

Un tableau qui nous a été remis porte que, du 27 septembre 1870 au 18 mars 1871, on dut révoquer :

36 chefs de bataillons ;

171 capitaines de compagnies ;

14 capitaines adjudants-majors ;

147 lieutenants (dont 7 officiers-payeurs) ;

119 sous-lieutenants ;

8 sous-lieutenants porte-drapeau ;

Et casser de leurs gardes :

8 adjudants sous-officiers ;

31 sergents-majors ; 333 sergents ;

20 sergents-fourriers.

Ces officiers et sous-officiers, révoqués ou cassés étaient dans le principe rééligibles et souvent réélus. Ils se réfugièrent alors dans les conseils de famille, qui devinrent comme on le verra plus tard un des pouvoirs dirigeants de la garde nationale.

Ainsi surgirent confusément 258 bataillons dont les cadres se remplirent et d'une manière fort inégale. Puis il fallut armer équiper habiller les hommes formant l'effectif de ces 258 bataillons ce qui ne fut pas une médiocre besogne, le tout pour constituer une force plus apparente que réelle plus nombreuse qu'efficace et qui pouvait devenir dangereuse pour l'ordre dans les temps difficiles à l'heure de la disette, des souffrances et de la capitulation. 258 bataillons, Un grand nombre d'ouvriers de Paris était en effet affiliés depuis quelques années aux sociétés dont nous avons déjà parlé et n'avaient pas pu échapper à la contagion des mauvaises doctrines que l'on y prêchait.

On les avait dans les réunions publiques poussés à l'abandon de tous les principes d'honnêteté et de travail ; on leur avait dit que la révolution donnerait à tout le monde l'aisance sans fatigue et sans peine ; on avait aiguisé les sentiments d'envie dont certaines parties de la population ne peuvent pas se défendre ; beaucoup de malheureux s'y étaient laissé prendre et se montraient plus disposés à obéir aux ordres de leur comité qu'aux ordres du Gouvernement. Cette propagande se continua en plein air sur les remparts et dans les cabarets pendant toute la durée du siège. Si l'on veut savoir en quoi elle consistait on n'a qu'à se rappeler les affiches qui étaient étaient étalées sur les murs de Paris après le 18 mars quand on pouvait dire tout haut ce qui se disait auparavant tout bas. Nous citerons entre bien d'autres celle-ci :

Les bourgeois de Paris ont trop vécu. Ils ont fait la première révolution ; ils ont acquis la fortune et les honneurs au détriment de l'ancienne noblesse ; ils sont devenus maîtres du pouvoir et exploitent à leur gré les travailleurs auxquels ils doivent tout ce qu'ils possèdent. Cette infâme bourgeoisie a fait son temps ; comme la noblesse de 1789 elle doit disparaître. Nous sommes les plus nombreux et les plus forts ; c'est à notre tour à faire la révolution du prolétariat. Notre heure est venue, nous ne voulons pas subir longtemps les dédains, la tyrannie de la féodalité industrielle que nos labeurs enrichissent. »

Des malheureux que l'on nourrit d'un pareil enseignement, aux yeux desquels on fait luire la perspective de vivre sans travail et de s'enrichir aux dépens d'autrui, finissent par se laisser corrompre. On avait accumulé, au fond des coeurs, par ces déclamations, des haines et des colères : ou avait fomenté une sorte d'insurrection morale en attendant mieux ; on avait affilié beaucoup d'ouvriers à des sociétés qui les avaient assouplis, disciplinés, organisés. Il ne restait plus qu'à leur donner des munitions, des armes, des chefs, pour qu'ils devinssent l'année du désordre. C'était là ce que voulait le parti révolutionnaire et c'était pourquoi les chefs de ce parti réclamaient si vivement, dans les clubs et dans les journaux. l'armement général de la population et se mettaient à la tête des bataillons avant même que ces bataillons ne fussent formés.

Sans doute, en présence d'exigences pareilles. la tâche du Gouvernement était pénible. «

Quoi ! dit le général Trochu, devant un péril immense, devant une entreprise de guerre à laquelle personne ne veut croire, le siège de Paris, vous appelez toute la population aux armes ! Vous la surexcitez, vous l'enfiévrez, lui montrant qu'il s'agit de contenir l'ennemi tous les jours sur un champ de bataille immense ! Et quand cette population, dans l'enthousiasme, répond à votre appel par une véritable levée en masse, vous croyez qu'on peut choisir, qu'on choisit entre les démagogues et les conservateurs ! ...

... Vous croyez qu'un Gouvernement sans force, sans organisation, sans police, qui avait l'ennemi sur les bras au treizième jour de son installation, pouvait faire cela ! » [Déposition du général Trochu.].

Il est très vrai que le Gouvernement pouvait difficilement refuser des armes à la population, dans l'état des esprits, en face d'un péril imminent, surtout quand la plupart des membres du Gouvernement, candidats aux élections de 1809, dans des réunions publiques, avaient soutenu cette doctrine chère alors aux démocrates, et qui depuis a perdu un peu de sa popularité : « Que les armées permanentes sont inutiles, dangereuses et que les gardes nationales suffisent pour la défense du pays. »

Le Gouvernement n'était pas dans des circonstances et dans une situation qui lui permissent de résister à la pression qui s'exerçait sur lui par l'intermédiaire des comités, des maires, des chefs des bataillons, demandant tous des fusils. Il aurait pu seulement mettre un peu d'ordre dans la distribution de ces armes attendre pour les délivrer que les bataillons fussent formés, eussent une partie au moins de leur effectif réuni.

« Au lieu de cela, dans une séance qui se tint à l'Hôtel de Ville, le 10 septembre, dit M. le colonel Montagut, les maires nous tourmentant comme de coutume, pour avoir des fusils, i! échappa au colonel Ferri-Pisani, de dire : « Quand il y aura un chef de bataillon nommé, je donnerai un bon d'armement.

« À partir de ce moment les chefs de bataillon furent nommés avant d'avoir un seul soldat. Les maires arrivaient à l'état-major avec des chefs de bataillon postiches, qui disparaissaient au bout de quelques semaines, n'étant venus là que pour obtenir le bon d'armement. » « Les armes délivrées, on les portait, dit un autre témoin, dans chaque mairie ; là, en prenait qui voulait. On en donnait à. tout le monde, ou plutôt on lès laissait prendre par les premiers venus. »

Rien ne peut donner une idée du désordre et de la confusion avec lesquels les distributions se firent dans les premiers jours qui suivirent la Révolution, car elles se régularisèrent un peu plus tard.

Un rapport constate [Rapport du commissaire de police de l'arrondissement de Vincennes] « que des individus furent vus, le 5 et le 6 septembre, emportant chacun deux ou trois fusils ; des gardes nationaux ivres laissaient leurs fusils sur la voie publique pour s'épargner la peine de les emporter : quelques-uns même vendaient, chez le marchand de vin voisin, les armes qu'ils venaient de recevoir. »

La déclaration du colonel Morel, directeur de l'artillerie de Vincennes, reçue par le commissaire de police de ce quartier, nous fait assister à une de ces distributions.

Le colonel avait demandé à l'état-major de la garde nationale, que l'on donnât des bons d'armement, signés des maires, sur le reçu desquels il s'engageait à faire porter les fusils dans les mairies. Il n'avait pas pu, ce jour-là obtenir un seul bon d'armement.

« Dans la masse des bataillons venus à Vincennes, dit le colonel, Il n'y avait que cinq ou six officiers en uniforme. Chefs et soldats venaient en bourgeois. Il était impossible de savoir à qui on avait affaire, et l'on donnait certainement plusieurs fusils au même individu.

« Il était également impossible de refuser des armes ; les prétendus gardes nationaux qui se présentaient avaient l'attitude et le langage le plus menaçants. »

Un jour, le colonel fut en butte à des violences. M. le capitaine d'artillerie Pierre le déclare et ajoute :

« La garde nationale arrivait, la menace et l'insulte à la bouche, on nous appelant traîtres et vendus. ».

Il y a donc eu un vrai pillage et non une distribution régulière d'armes, dans les journées qui ont suivi le 4 septembre.

Certes, parmi les hommes qui se trouvaient alors au pouvoir, il y on avait plus d'un, M. le général Trochu et M. le général Le Flo entre autres, qui ne pouvaient pas se dissimuler le danger auquel on s'exposait en agissant de la sorte. Ils auraient certes voulu procéder différemment, mais ils ne le pouvaient pas ; ils nous l'ont dit. Ils agissaient sous la pression, de circonstances extraordinaires qu'il ne leur était pas possible de dominer.

On a fait ainsi une armée de plus de 300,000 hommes que l'on ne pouvait guère, dit un témoin, mener au combat; que l'on ne pouvait pas discipliner, former, dans le court espace de temps, et avec les moyens dont on disposait et qui n'étaient pas, sans péril pour l'ordre.

L'empereur Napoléon 1er, après la bataille de Waterloo, sollicité journellement par les ouvriers des faubourgs, que l'on appelait alors comme aujourd'hui des fédérés et qui, sentant l'ennemi s'approcher, demandaient à grands cris des armes, ne voulut jamais consentir à leur en donner :

« Je n'aurais pas la main assez forte, disait-il, pour contenir le peuple de Paris, une fois qu'il serait armé. »

L'empereur avait raison. L'ouvrier de Paris. revêtu de sa veste de travail et allant à l'atelier, et l'ouvrier de Paris revêtu d'un uniforme et portant un fusil, sont, en effet, deux hommes absolument différents.

L'un a sans doute le sentiment de sa dignité, mais il ne s'y mêle point d'orgueil. L'autre est comme enivré du plaisir de porter un fusil ; il est fier d'être soldat, heureux de se voir l'égal de ceux qui, riches ou pauvres, sont encadrés dans les mêmes rangs que lui. Il est charmé de faire la police, d'exercer une part de l'autorité Si l'on a fait alors appel à ses bons sentiments, il se montrera capable de dévouement, de courage, d'abnégation ; mais si l'on excite ses passions mauvaises, il sera capable aussi de s'abandonner à de redoutables entraînements il est héroïque ou criminel, selon le cours des événements, selon les impressions qu'on lui donne et selon l'impulsion des chefs qui le mènent.

Au début, le patriotisme est le plus fort, la ville est un camp, le salut de la patrie est la passion de tous. Oh ! alors, il faut le dire hautement, il faut rendre hommage aux venus qui furent déployés par la grande majorité de la population ; nul jugement sévère ne doit en ternir l'honneur. Si nos douleurs ont été depuis grandes notre joie est sans mélange quand nous pouvons déclarer que les neuf dixièmes de la population de Paris, unis alors et réconciliés par le sentiment d'un grand devoir à remplir ont sans hésitation sans faiblesse avec un courage et une constance qui ne se sont pas un seul instant démentis rempli ce devoir tout entier portant fièrement le drapeau de la France et représentant noblement ce pays malheureux dont les tronçons ensanglantés cherchaient ailleurs à se rejoindre. Paris presque entier a accepté les fatigues les privations la faim le froid la misère sans un murmure. Il a supporté avec une résignation qui approchait de l'héroïsme trente jours de bombardement effroyable et cent trente-cinq jours de siège. La fermeté des coeurs n'a pas été un seul instant ébranlé.

Rien n'est plus grand et plus touchant qu'un pareil spectacle, si ce n'est la simplicité avec laquelle hommes et femmes l'ont donné et ont enduré ces épreuves. Les femmes surtout ont été admirables de patience de résignation, de courage. Elles ont montré que les vertus de notre nation peuvent revivre à l'heure des souffrances. Leur charité ingénieuse savait multiplier les secours. Jamais l'esprit de solidarité né du malheur commun n'a éclaté en traits plus beaux et n'a plus étroitement confondu toutes les conditions toutes les infortunes. À côté d'une minorité cherchant à exploiter les passions à son goût la grande majorité de la population s'est montrée dévouée et prête à rendre avec empressement les services qu'on lui demandait.

La police avait été supprimée ; les sergents de ville, menacés, poursuivis, traqués dans les faubourgs, avaient été envoyés aux avant-postes où ils se conduisirent comme de bons et braves soldats. Les gardes nationaux avaient été chargés du service de sûreté. Tant que le canon gronda autour des remparts, ils firent de leur mieux pour maintenir l'ordre et ils y réussirent au moins en partie. Plus tard ils se laissèrent entraîner. Ce fut surtout après la lutte après les revers après les déceptions après la capitulation que les dispositions des esprits changèrent et que la garde nationale au lieu d'apaiser les troubles les facilita et s'en mêla. On sait le reste.

Il fallait faire vivre la population et cette armée de 300,000 hommes que l'on avait créée. Comment pourvoir à de si grands besoins ? Les ateliers étaient fermés, le travail suspendu.

On avait trouvé le 4 septembre accumulés dans la capitale des approvisionnements considérables faits, en vue du siège par M. Clément Duvernois. On se décida à vendre aux bouchers et aux boulangers ces denrées achetées par le Trésor, moyennant un prix qui fut fixé on raison de la taxe établie pour la viande et pour le pain. Les. gardes nationaux et leur famille recevaient une, somme avec laquelle ils se procuraient les aliments dont ils avaient besoin, restituant sous cette forme à l'Etat l'argent qu'ils en recevaient sous une autre forme. Les cantines municipales, arrondissements, procuraient aux malheureux des aliments à bas prix, subventionnées qu'elles étaient par le Trésor public. Enfin on distribuait aux indigents des bons de pain et des secours en argent.

Ces distributions furent considérables dans certains quartiers. Si l'on en croit le commissaire de police du Petit-Montrouge [Déposition du commissaire de police du quartier du Petit-Montrouge], les neuf dixièmes de la population prenaient part aux secours et se considéraient comme parfaitement en droit de les recevoir. »

La proportion des inscrits sur la liste des assistés variait du reste, selon les arrondissements et quelquefois, du simple au double. Si l'on remarque qu'un ménage d'ouvrier, composé du mari de la femme et des enfants, recevait une solde de 2 fr. 25 à 3 fr. par jour; que les enfants étaient nourris, en partie du moins, dans les écoles et dans les asiles ; que le payement du loyer, charge toujours très lourde pour l'ouvrier avait cessé d'être obligatoire ; que les gardes nationaux étaient habillés, chaussés, et même quand ils étaient de service sur les remparts ; qu'enfin on pouvait toujours se procurer, dans les cantines, les aliments à bon compte, on comprendra que ces avantages pouvaient équivaloir, comme le prétendent plusieurs témoins, au salaire moyen d'un bon ouvrier. Il n'est donc pas étonnant que la vie oisive et à peu près sans danger que l'on menait ait paru préférable à la vie laborieuse et toujours pénible que l'on mène à l'atelier. Aussi le désoeuvrement devint-il bientôt général, et malheureusement il eut ses effets ordinaires. Tout en faisant l'exercice et en montant la garde, on causait, on jouait, on buvait surtout. Les habitudes d'ivrognerie, de débauche et de jeu se répandirent de plus en plus: elles ont dépravé une partie de la population.

Il ne faut pas s'étonner, non plus, si, après le siège, ceux auxquels on avait fait de telles conditions d'existence, n'ont pas voulu y renoncer ; s'ils ont refusé de reprendre le travail, et si, après la capitulation, ils ont défendu leurs trente sous les armes à la main. On a pu s'apercevoir alors de quelle gravité était la double faute que l'on avait commise : d'une part, en concédant à tout homme le droit de porter un fusil; d'autre part, en donnant à tout homme le droit d'être alimenté sans autre travail que celui de monter la garde. Le danger au devant duquel on courait aurait pu être atténué, sinon par des distributions de denrées en nature, comme M. Corbon le demandait, ce qui était difficile, du moins par l'obligation imposée d'un travail utile, en faisant prendre à un grand, nombre de gens la pelle et la pioche, qui sont des armes de guerre en temps de siège et qui, bien dirigées, auraient fait reculer les lignes d'investissement de l'ennemi plus sûrement que des baïonnettes, mises entre les mains d'hommes qui ne savaient pas s'en servir. Si l'on avait remué sans cesse de la terre, construit des redoutes et relié entre elles ces redoutes par de solides ouvrages, on aurait employé pour la défense des bras inoccupés et prévenu le double péril que nous avons signalé plus haut : le désoeuvrement et l'ivrognerie.

DEUXIÈME PARTIE

Manifestations à Paris: le Gouvernement les interdit - Ajournement de la convocation d'une Assemblée ; séances, des 8 et 23 septembre. - Fixation de la résidence du Gouvernement à Paris.- Envoi d'une délégation à Tours. - Départ de M. Gambetta ; de M. de Kératry. - Nominations de commissaires extraordinaires en province.

I. - Manifestations à Paris.

Les choses étant ainsi organisées, les comités de vigilance formés, la population de Paris armée, alimentée et soldée, le comité central jugea que le moment était venu de se mettre à l'oeuvre. Il commença, comme toujours, par des manifestations. C'est un moyen de se compter; on passe des revues avant de conduire ses bataillons au feu; on les exerce dans dés escarmouches avant de livrer de grands combats, et l'on fatigue ainsi son adversaire, qui, un beau jour, peut se laisser surprendre.

Les démonstrations commencèrent le 20 septembre, juste au moment où les Prussiens achetaient l'investissement de Paris. Déjà, à cette époque, on reprochait hautement au général Trochu son inaction. Déjà on réclamait des sorties en masse et on criait à la trahison. Ces manifestations devinrent quotidiennes ; on manifestait pour les élections municipales, contre la direction militaire, pour la suppression de la police, de la magistrature, .pour le réquisitionnement, surtout pour l'armement; absolument comme on avait manifesté, après le 24 février, pour la Pologne, pour l'Italie, pour l'organisation du travail, etc.

« Flourens, Pyat, Blanqui, Delescluze, étaient, dit M. le comte de Kératry, à la tête de ces mouvements ; je les surveillais de près ; j'étais informé heure par heure, minute par minute, de tout ce qu'ils faisaient.

« Nous avons déjà parlé de la manifestation conduite par J. Vallès, Millière et Blanqui, faite au nom et avec le concours d'un grand nombre de chers de bataillons de la garde nationale. Nous avons dit que le 22 septembre une commission avait été nommée par les délégués des vingt arrondissements de Paris, réunis en assemblée générale à la salle de l'Alcazar, et avait été chargée de se joindre aux commandants de 107 bataillons pour sommer le gouvernement de prendre les mesures indiquées par le programme du comité central, surtout pour réclamer l'élection immédiate de la municipalité parisienne.

La députation avait été haranguée par M. Gambetta au nom du gouvernement, dans la grande salle l'Hôtel de Ville, et ensuite par M. Picard. Nous avons expliqué comment cette démonstration avait avorté ; le rassemblement s'était dispersé à la nouvelle d'une attaque des Prussiens.

M. de Kératry jugea l'occasion bonne pour demander au gouvernement l'autorisation d'interdire, toutes réunions publiques, lesquelles étaient, disait-il, le moyen d'organiser chaque jour les complots du lendemain. » Sa proposition l'ut repoussée.

Les manifestations continuèrent, elles avaient un caractère essentiellement politique.

« On voulait au fond toute autre chose que l'armement, les sorties ou la guerre à outrance, dit M. Jules Ferry dans sa déposition [Déposition de M. J. Ferry] ; ce n'étaient là que des prétextes ; on voulait, des élections parce qu'on espérait que ces élections donneraient un conseil municipal hostile au gouvernement et que ce conseil municipal deviendrait une machine de guerre dans la main des meneurs ; le cri de : Vive la Commune! fut à partir de ce jour le cri de ralliement de la foule. »

Les rassemblements se portaient tous sur l'Hôtel de Ville. - « J'ai vu là, dit M. Picard, Blanqui et les délégués venir nous demander bien des fois des explications. On leur en donnait, et ils s'en allaient mais c'étaient des alertes perpétuelles [Déposition de M. Picard].» Une des plus importantes parmi ces manifestations fut celle du 8 octobre. Le comité central avait décidé, dans sa séance du 6, que les citoyens seraient convoqués pour demander et essayer d'obtenir enfin l'élection immédiate de la Commune [Voir le procès-verbal de cette séance. Pièces justificatives.]. La proclamation du comité, votée le 7, avait été affichée pendant la nuit ; mais par suite d'un malentendu, les chefs de bataillons de la garde nationale, qui devaient y concourir, avaient fixé le rendez-vous au 10 octobre. Ce malentendu contribua à faire échouer la manifestation. Cependant Flourens s'était mis en mouvement de bonne heure avec sa troupe. Dans la matinée, il avait écrit à M. Etienne Arago :

« Cher ami, nous avons absolument besoin de sortir d'une situation impossible. Nous .voulons marcher droit aux Prussiens et pour cela il nous faut de meilleures armes. A neuf heures et demie, nous irons vous les demander à l'Hôtel de Ville tout le calme et l'ordre de citoyens qui s'apprêtent à remplir un grand devoir.

« Votre G. FLOURENS. »

« Veuillez prévenir vos amis du Gouvernement de la défense nationale : nous avons besoin d'un entretien très sérieux avec eux. »

Le Gouvernement, prévenu par M. Etienne Arago, accourut.

M. Flourens, suivi d'une députation nombreuse d'officiers, et escorté de six bataillons formant un effectif d'environ six à sept mille hommes, arriva à dix heures. Il fut reçu par le Gouvernement tout entier.

Sous prétexte de demander des chassepots, Flourens venait demander des explications sur la politique et sur les opérations militaires. Il s'était fait colonel de son autorité privée. On n'avait pas pu lui conférer ce grade qui n'existait pas, mais on lui avait donné le titre assez étrange de major de rempart.

M. le général Trochu a raconté à la tribune cette entrevue, dans laquelle il prit la peine de discuter le plan de défense du major Flourens. On se rappelle le récit du général.

La garde nationale arrivée sur la place, forme les faisceaux ; les officiers sont introduits, Flourens prend la parole, demande des chassepots, puis la levée en masse, puis enfin les élections.

Le général lui répond avec fermeté qu'il n'a pas de chassepots à lui donner, qu'il ne fera pas d'élections et que les sorties en masse sont absolument impossibles. Il ajoute que de pareilles demandes, faites par des officiers escortés de leurs soldats, sont une grave infraction à la discipline ; que pour réprimer de tels actes, il se trouvera dans la douloureuse obligation de faire rentrer dans Paris les troupes qui sont devant l'ennemi.

Ses observations furent assez bien accueillies par le groupe d'officiers qui accompagnait Flourens.

M. Garnier-Pagès parla après le général Trochu ; puis M. Dorian, puis M. Jules Ferry, puis M. Etienne Arago, qui raconte cette scène dans sa déposition.

Flourens résistait toujours.

« Vous perdez la République, lui dit M. Floquet, nous l'avons fondée le 4 septembre, elle périra de votre main. »

Cependant, abandonné par ses officiers, désavoué par eux, Flourens prend de l'humeur, sort et envoie sa démission qui est acceptée. Il ne reparut plus qu'au 31 octobre.

Ce récit du général, confirmé par le récit de M. Etienne Arago et par celui de M. Floquet, montre qu'au fond, à cette époque, la garde nationale, même dans les faubourgs, n'était pas encore envahie, comme elle l'a été plus tard, par l'esprit démagogique.

Même à Belleville, il y avait de bons bataillons, favorables au maintien de l'ordre, et l'on on eut une preuve évidente à quelques jours après, lorsque M. Sapia, commandant du 137e bataillon, voulut pousser ses troupes à l'insurrection et fut arrêté par ses propres soldats.

La population ouvrière de Belleville, de Montmartre, de Ménilmontant, de Popincourt, a toujours contenu dans son sein, à côté d'éléments turbulents, des ouvriers honnêtes. Malheureusement Blanqui avait établi son quartier général à Belleville. C'était là que s'étaient organisées les bandes qui, en 1869, avaient commencé les barricades et qui, sous la direction d'Eudes, avaient, au mois d'août 1870, attaqué le poste de La Villette et tué trois ou quatre personnes. Les agitateurs avaient trouvé, dans la misère de ce quartier, un auxiliaire puissant et avaient réussi à y développer les sentiments de haine et d'envie qui débordaient en eux.

Il n'y avait plus de police au moment où ces événements se produisaient. Bien que les troubles fussent menaçants, le Gouvernement avait jugé à propos d'approuver et d'insérer au Journal officiel un rapport de M. le comte de Kératry concluant à la suppression de la préfecture de police. Si les habitués des clubs, qui demandaient à grands cris cette suppression, purent se réjouir de l'avoir obtenue, les honnêtes gens durent à bon droit s'étonner qu'une telle concession eût faite dans un pareil moment et douter de l'utilité et de l'opportunité de cette mesure.

Cependant le Gouvernement voulut mettre un terme aux manifestations qui, en se multipliant, devenaient de plus en plus inquiétantes ? Il ne reste plus en effet aucunes garanties pour les droits des citoyens quand la politique d'un pays est livrée au hasard des démonstrations populaires. C'est le pire de tous les désordres, que celui résultant du rassemblement de bataillons armés se promenant dans les rues sous prétexte de formuler des voeux.

Le Gouvernement le comprit; il rendit le 7 octobre un décret qui interdisait aux gardes nationaux toute réunion sans une convocation formelle de leurs chefs.

« Ces rassemblements, disait la feuille officielle, ont le double tort de se former sans l'ordre du général, commandant la garde nationale, ou du ministre de l'intérieur..............

Et ce qui est beaucoup plus grave, de donner à la cité des apparences de sédition aussi contraires à la réalité que favorables aux desseins de l'ennemi « Les manifestations armées sont destructives de tout ordre, de toute discipline, si bien intentionnées qu'elles puissent être. Le Gouvernement est certain d'exprimer l'opinion de l'immense majorité des citoyens, en déclarant que de telles manifestations ne doivent plus avoir lieu [Proclamation du Gouvernement de la défense nationale, 7 octobre 1870]. »

On n'avait tenu aucun compte de cet avertissement.

« Je fus prévenu le lendemain même, dit M. de Kératry, qu'un grand mouvement se préparait et allait éclater [Déposition de M. de Kératry]. Félix Pyat, Flourens, Delescluze, Sapia, Tridon et Tolain, étaient à la tête de ce mouvement. »

En effet, comme nous l'avons vu, la place de l'Hôtel-de-Ville avait été envahie le lendemain ; des cris de : Vive la Commune ! avaient retenti mêlés aux cris de : Vive Trochu ! mais ce jour-là, le coup fut manqué.

« Ces rassemblements, dit M. J. Ferry, étaient commandés par les chefs du parti, qui guettaient l'occasion de s'emparer du pouvoir ; la main de Blanqui était visible dans tous ces mouvements [Déposition de M. J. Ferry]. »

Rassuré par l'attitude de la population, le Gouvernement s'enhardit ; il fit une seconde proclamation dans laquelle il déclarait avec fermeté, que pour supprimer le prétexte de ces démonstrations, il ajournait toutes les élections jusqu'à la fin du siège. Son intention avait été de convoquer les électeurs au commencement d'octobre, mais la situation se trouvait profondément modifiée par l'investissement de la capitale et il était devenu impossible de voter sous le canon de l'ennemi.

« Tout doit céder, disait la proclamation, au devoir militaire et à l'impérieuse nécessité de la concorde ; les élections ont été ajournées, elles ont du l'être...

D'ailleurs, en présence des sommations que le Gouvernement a reçues et dont il est encore menacé de la part de la garde nationale en armes, son devoir est de faire respecter sa dignité et le pouvoir qu'il tient de la confiance populaire [Proclamation du Gouvernement du 10 octobre 1870].»

Cette ferme proclamation fut bien accueillie par la majorité de la population.

Le Comité central s'aperçut qu'il avait compromis son influence en voulant précipiter les événements ; et du 8 au 31 octobre, il ne s'occupa que d'organiser ses forces pour la bataille qu'il se proposait de livrer le jour où une occasion favorable se présenterait.

II. - Ajournement de la convocation d'une Assemblée. - Séance du 8 septembre.

Parmi les actes qui ont marqué la politique du Gouvernement, dans .la période écoulée du 4 septembre au 31 octobre, il en est deux qui ont plus particulièrement fixé l'attention de la commission. Ce sont :

1° L'ajournement de la convocation d'une Assemblée nationale ;

2° L'envoi d'une délégation on province et la fixation de la résidence du Gouvernement à Paris.

Nous avons déjà reconnu, dans quelques-unes des mesures prises par le conseil, notamment dans la nomination de M. de Rochefort comme membre du Gouvernement, dans les choix de quelques préfets, maires et adjoints, dans le payement et l'armement de la garde nationale, les indices d'une certaine condescendance à des exigences auxquelles on aurait dû, mais auxquelles on ne pouvait pas toujours se soustraire. Nous en trouverons de nouvelles preuves dans l'ajournement de la convocation d'une Assemblée et dans la fixation de la résidence du Gouvernement à Paris.

Le pays avait impérieusement besoin, pour surmonter les dangers qu'il courait, d'un Gouvernement fort. De là la nécessité de compléter, de régulariser, le plus tôt possible, l'action irrégulière et incomplète d'un pouvoir dont nous avons raconté l'origine et qui ne pouvait pas se dissimuler son impuissance. Le seul moyen de le fortifier était de faire appel à la nation, de convoquer, non pas, comme on l'a dit, une Assemblée constituante, - il y avait bien autre chose à faire dans ce moment qu'une Constitution, - mais une Assemblée nationale veillant aux intérêts de la France au dedans et au dehors, encourageant la défense, éclairant, soutenant le Gouvernement, soit pour la guerre, soit pour la paix.

Quand on lit les procès-verbaux des séances du conseil rédigés par M. Dréo, on est frappé de ceci : pas un membre du Gouvernement ne croyait à la possibilité de la défense de Paris. « M. le général Trochu, dit M. Picard, menait le deuil du siège dans toutes nos réunions ; on ne supposait pas, dans les calculs les plus favorables, que la résistance pût se prolonger au delà d'un mois. »

Dès lors, ne devait-on pas se demander ce que deviendrait la France quand Paris aurait succombé ? Elle était gouvernée, comme nous le verrons tout à l'heure, par MM. Crémieux et Glais-Bizoin, auxquels on adjoignit plus tard M. l'amiral Fourichon et M. Gambetta. Ne devait-on pas se demander si, après la chute de la capitale, celte représentation du Gouvernement serait suffisante pour agir et parler au nom du pays pour décider de son sort, de la continuation de la guerre ou des négociations de la paix ?

Quelques membres du Gouvernement, entre autres M. J. Favre et M. Picard, se préoccupèrent vivement de ce danger.

La question de la convocation d'une Assemblée a été soulevée par eux dès le 8 septembre.

Elle a été à vrai dire, constamment à l'ordre du jour dans le conseil. Les procès-verbaux des séances des 8, 15, 16, 22, 23 septembre, du 26 octobre, des 11, 13 novembre 1870, des 4 et 23 janvier 1871 en font foi. Cette question a donné lieu aux débats les plus animés, elle a partagé les esprits ; mais elle a toujours abouti, eu fin de compte, dans les circonstances les plus diverses, au même résultat : l'ajournement.

Pour expliquer comment des hommes qui avaient été jetés au gouvernail, au milieu de la plus effroyable tempête, ont pu consentir à se condamner eux-mêmes à l'obligation de porter seuls, pendant plus de cinq mois, le poids de la plus lourde responsabilité sans vouloir jamais recourir au seul moyen qui put alléger leur fardeau, nous sommes obligés de remonter jusqu'au jour où le Gouvernement do la défense nationale s'installait à l'Hôtel de Ville.

Le premier acte de M. J. Favre avait été de s'adresser à toutes les cours de l'Europe et de définir, dans une circulaire envoyée à tous ses agents, la mission que le Gouvernement se donnait.

« Notre mission, disait-il, est de défendre le territoire, de sauver notre honneur, puis de remettre à la nation le pouvoir émanant d'elle et qu'elle seule peut exercer. »

Ce langage fut accueilli favorablement partout.

Le Gouvernement limitait lui-même sa mission ; il la limitait à l'oeuvre de la défense. Il annonçait qu'il laisserait à la nation le soin de régler et de déterminer la forme des institutions qu'elle se donnerait. On avait bien proclamé la République ; on y avait été forcé parle mouvement de l'opinion de Paris, mais la France serait ultérieurement consultée. Jusque-là, le rôle du Gouvernement consisterait, non pas à organiser, à constituer, à légiférer, mais à combattre. Soldat, sur la brèche, il lutterait pour l'indépendance nationale.

Cette mission ainsi définie, M. Jules Favre, comprit également que, pour la remplir, il avait besoin de savoir si la population des départements, à laquelle on allait demander de grands sacrifices, aussi bien que la population de Paris, acceptait comme chefs ceux qui avaient été acclamés le 4 septembre. On pouvait s'y tromper, tout au moins à l'étranger. Il importait de ne laisser subsister aucun doute à cet égard ; et, pour cela, il n'y avait qu'un moyen, c'était de le mettre à même de se prononcer, de faire connaître sa volonté. L incertitude alors disparaissait; le lendemain des élections le Gouvernement était reconnu comme Gouvernement de la défense nationale, et personne ne pouvait plus contester son autorité.

Cet appel à la nation était d'ailleurs connu par l'intérêt politique le plus évident. Les hommes d'ordre sans le concours desquels aucun pouvoir sérieux ne se fonde, devaient y voir un retour au régime légal, succédant aux usurpations de la rue. Les puissances étrangères devaient y voir un acheminement vers l'établissement d'un gouvernement régulier, d'un de ces moments avec lesquels on peut traiter, parce qu'ils sont autorisés au nom du pays qu'ils représentent.

Un acte aussi honorable, aussi habile, aussi conforme au sentiment public, aussi profitable à la défense, devait permettre d'entretenir avec les puissances amies des relations dont on avait le plus grand besoin.

M. Picard et M. J. Favre sentirent la puissance de ces considérations. Le 8 septembre ils saisirent le conseil d'une proposition ayant pour but la convocation immédiate d'une Assemblée.

« Je montrai à mes collègues, dit M. J. Favre, les dépêches diplomatiques que j'avais reçues et qui prouvaient l'importance extrême que l'Europe attachait à cette mesure [Simple récit, t. 1] ».

La discussion fut longue et animée [Rapport de M. Chaper sur les procès-verbaux du Gouvernement de la Défense nationale].

Le principe de la proposition ne fut pas contesté; il ne pouvait pas l'être ; mais, comme il arrive d'ordinaire en pareille occurrence, tout en admettant le principe, on se divisa sur l'opportunité de son application, et, dans cette controverse, se manifestèrent clairement les deux tendances qui existaient au sein du Gouvernement.

La discussion porta sur le jour où les élections auraient lieu.

MM. Gambetta, Rochefort, Crémieux, Glais-Bizoin ne dissimulèrent point qu'à leurs yeux des élections faites immédiatement seraient un danger; elles ressembleraient, disaient-ils, à une sorte d'abdication du pouvoir révolutionnaire dont on avait été investi ; elles mécontenteraient profondément les auteurs de la révolution du 4 septembre, que l'on avait un intérêt évident à ménager. Ils demandaient, en conséquence, que l'on reculât les élections et indiquaient la date du 16 octobre.

MM. Picard, J. Ferry, J. Favre, Trochu proposaient au contraire de rapprocher cette date le plus possible et soutenaient que la convocation d'une Assemblée, non seulement était un devoir, mais pouvait seule donner au Gouvernement le moyen de remplir sa mission.

M. J. Favre rappela à M. Gambetta qu'ensemble ils avaient voulu maintenir le Corps législatif avant le 4 septembre ; qu'ensemble ils avaient senti alors la nécessité de faire participer le pays à la direction de ses affaires, A plus forte raison, et pour être conséquents avec eux-mêmes, devaient-ils revendiquer ensemble le concours d'une Assemblée, quand des événements inattendus avaient détruit tous les pouvoirs existants.

M. Gambetta, sans contester les engagements que lui rappelait M. J. Favre, répondit que le Gouvernement de la défense nationale n'était pas un pouvoir politique, qu'il était uniquement chargé de soutenir et d'organiser la lutte, que c'était là sa seule mission. Or, dans sa pensée, les élections devaient avoir une influence funeste sur la défense, énerver, entraver les opérations militaires. Il était donc d'avis de l'ajournement.

M. Gambetta a développé cette pensée dans plusieurs lettres qu'il a adressées depuis à M. J. Favre ; nous citerons un passage de l'une d'elles [Lettre du 28 janvier 1871. Voir aux pièces justificatives].

« Ce n'est que parce que j'ai toujours eu la conviction qu'une Assemblée nommée d'après les procédés habituels eût été honteusement pacifique, que j'ai résisté à la convocation des électeurs. Loin de sauver l'honneur national et l'intégrité de la Fronce, loin de nous aider à accomplir notre mandat de Gouvernement de la défense nationale, elle eût été un instrument de capitulation devant l'étranger, et, aux mains des partis, un organe d'intrigues réactionnaires. Elle nous eût perdus et la France avec nous. »

Un témoin explique l'insistance de M. Gambetta en faveur de l'ajournement d'une manière différente.

Paris était, à cette heure, selon M. Guyot-Montpayroux [Déposition de M. Guyot-Montpayroux], dans la tradition révolutionnaire On se disait : La capitale va être investie ; la province se trouvera en dehors de l'action de Paris ; les élections s'en ressentiront. Comment admettre que l'on vote en France quand l'influence de la capitale ne peut plus s'exercer sur le pays?

Les hommes qui menaient la révolution, ajoute M. Guyot-Montpayroux , ne voulaient point d'élections ; ce sont eux qui ont imposé aux membres du Gouvernement de la défense l'ajournement. »

Si l'ennemi n'avait pas été là, M. J. Simon aurait consenti à procéder immédiatement aux élections, mais il craignait, comme M. Gambetta, d'affaiblir l'autorité si fragile dont le Gouvernement était revêtu, en laissant discuter le principe sur lequel cette autorité reposait. Ce principe était contestable, il ne fallait pas le laisser contester. Dans son opinion, les élections devaient tourner nécessairement au profit du parti orléaniste [Notes de M. Dréo].

À cela, M. Garnier-Pagès répondait : Vous ne voulez pas d'élections, parce que vous craignez qu'elles ne soient pas assez républicaines. Elles le seront d'autant moins qu'elles seront faites plus tard ; » ce qui était vrai.

Aux yeux de M. Crémieux, les élections immédiates étaient un danger immense ; elles étaient le salut de la France, aux yeux de M. Jules Favre.

La proposition, mise aux voix, fut sur le point d'être adoptée. MM. J. Favre, Picard, J. Ferry, Trochu, Garnier-Pagès, Magnin et Dorian (au nombre de 7) votèrent en faveur d'élections, sinon immédiates, du moins très rapprochées. MM. Gambetta, Rochefort, J. Simon, Crémieux, Arago et Glais-Bizoin (au nombre de 6) votèrent contre, M. Pelletan était absent. Mais les votes de MM. Dorian et Magnin, qui n'étaient pas membres du Gouvernement, ayant été annulés, la majorité se trouva renversée. Compte fait des suffrages valablement exprimés, on arriva à constater que la proposition de M. J. Favre était rejetée par 6 voix contre 5.

À la même majorité de 6 voix contre 5, la date des élections fut fixée au 16 octobre.

On voit à quoi tiennent les plus grands événements. Si M. Pelletan s'était trouvé présent à cette séance, s'il avait voté comme il l'a fait un peu plus tard, c'est-à-dire dans le même sens que MM. Trochu, Picard, Garnier-Pagès, Jules Ferry et Jules Favre, on se serait trouvé partagé en nombre égal, six contre six, et la voix du président étant prépondérante, une assemblée eût été élue. Il en fut autrement, l'ajournement prévalut.

Cette décision, notifiée à toutes les cours de l'Europe, par M. Jules Favre, et au pays, par une circulaire de M. Gambetta, engageait le Gouvernement dans une voie pleine de périls. Le prétexte aux ajournements ne manque jamais, et l'on s'exposait, comme cela est arrivé, en remettant à des temps incertains, éloignés, la solution d'une question si urgente, à ne jamais rencontrer le moment favorable pour la résoudre. Il était facile, dès cette époque, de prévoir que, par suite des progrès de la guerre et du progrès de la Révolution, les difficultés devant lesquelles on reculait alors, au lieu de diminuer, iraient croissant.

Les grandes puissances répondirent à la circulaire du ministre des affaires étrangères, en représentant les inconvénients de la résolution qui avait prévalu.

Lord Granville, dit M. Jules Favre [Simple récit, t. I, p. 265], nous a pressés, à diverses reprises, d'abandonner notre programme d'intégrité du territoire .et de convoquer promptement une Assemblée. Comme il nous a été impossible de lui donner cette double satisfaction, il n'a pas cru devoir agir directement en notre faveur. ».

« M. Gladstone, dit M. Tissot dans une dépêche du 22 septembre, a regretté l'ajournement des élections, qui éloigne la constitution d'un gouvernement en France. Il y a, nous a-t-il dit, quelque chose de fort gênant pour nous dans cette résolution. »

Cette résolution avait un autre inconvénient que celui de gêner (pour emprunter les expressions de M. Gladstone) les relations de la France avec les cabinets étrangers ; elle blessait profondément le sentiment de la nation.

On agissait en effet, ou tout au moins on paraissait agir comme si Paris était la France, comme si l'approbation de Paris n'avait pas besoin d'être ratifiée par celle du pays tout entier» On semblait craindre, comme M. Jules Simon l'avait dit, que le verdict des électeurs ne fût pas favorable aux hommes que la Révolution venait de placer à sa tête.

La principale raison que l'on a fait valoir au sein du conseil en faveur de l'ajournement, non seulement le 8 septembre, par l'organe de M. Gambetta, dans la délibération dont nous avons rendu compte, mais à maintes reprises, pendant cinq mois, tantôt par l'organe de M. Jules Ferry, tantôt par l'organe d'autres orateurs, tout le temps enfin que ce débat a duré, c'était toujours l'intérêt supérieur de la défense.

Quelques-uns des membres du Gouvernement jugeaient assez mal leur pays, ils l'estimaient assez peu, pour croire que la représentation nationale apporterait des entraves à la continuation de la lutte. Convaincus de la nécessité d'opposer une inflexible résistance à l'ennemi, ils craignaient de ne pas rencontrer un sentiment aussi fier et aussi résolu en province qu'à Paris. On voulait imposer aux départements du patriotisme malgré eux, un patriotisme qu'apparemment ils n'avaient pas. Il fallait la dictature de M. Gambetta, ou celle de tout autre, pour que huit ou dix millions de français connussent le prix de l'indépendance et fissent les sacrifices pour la conquérir ou pour l'assurer.

Ces doutes out persisté, même lorsque les habitants des campagnes ont partout opposé la plus vive résistance à l'invasion ; même alors que les citoyens de toutes les classes et de toutes opinions couraient aux armes, lorsque la Bretagne comme les départements du Nord et du Midi, était debout.

La France a d'elle-même un sentiment assez élevé, elle sait trop bien ce que lui commande un passé de huit siècles qui n'a pas été sans gloire, pour qu'on fût autorisé à la soupçonner de telles défaillances. On la connaissait mal ; elle méritait qu'on lui rendît mieux justice. La population de Paris n'était pas seule, alors, résolue à agir ; la France entière était animée du même sentiment.

Une Assemblée née de ce mouvement de l'opinion se serait montrée moins pacifique, moins accommodante qu'on ne le supposait au sein du Gouvernement; elle eût été un instrument d'ordre, d'union, de bonne administration. Cette Assemblée, formée pondant la guerre, en vue de la guerre, en face des Prussiens, aurait reçu vraiment le mandat de soutenir la guerre, du moins tant qu'il y aurait eu des forces suffisantes pour se battre ; et dans tous les cas, cette Assemblée aurait représenté, mieux qu'un homme, quel qu'il fût, l'unité nationale dans un pays qui n'avait plus de centre d'action nulle part, plus de capitale, plus de représentation, plus de Gouvernement, auquel en un mot tous les moyens de défense manquaient à la fois et dans le même moment.

Les élections, loin d'ébranler le courage de la nation, l'auraient fortifié ; loin d'affaiblir la confiance, l'auraient affermie et développée.

M. le comte de Bismarck aurait eu certes moins facilement raison de la France représentée par ses mandataires, que de la France représentée par un groupe de citoyens agissant sans mandat, sans contrôle et sans droits.

Le Gouvernement a persisté dans cette politique, même lorsque, emprisonné dans Paris, il ne pouvait plus juger de l'état de l'opinion; quand, par suite de l'investissement absolu auquel il s'était lui-même condamné, il ne pouvait plus diriger les affaires, estimer, apprécier la mesure des sacrifices nécessaires, organiser les levées d'hommes et d'argent, soutenir enfin l'honneur du drapeau. Il y a persisté, même après l'entrevue de Ferrières, et surtout après cette entrevue, quand ses premières démarches avaient été si dédaigneusement repoussées. Il aurait pu cependant s'apercevoir alors que si une Assemblée ne parvenait pas, comme on pouvait le craindre à sauver le pays, du moins elle placerait en face du chancelier de la Confédération du Nord, un pouvoir incontesté, avec lequel il aurait fallu compter ; qu'elle serait, comme le disait M. J. Ferry dans une proclamation éloquente, «l'image d'un peuple, entier debout, dont les mandataires auraient eu le droit de parler en son nom et de porter en tous lieux, en dépit de tous les désastres, l'urne vivante de la patrie. »

Certes, en face d'une Assemblée élue, M. le comte de Bismarck n'aurait pas pu se réfugier derrière l'excuse si commode qu'il a toujours alléguée pour se soustraire, autant qu'il l'a pu, aux ouvertures qui lui ont été faites par les représentants de deux grandes puissances. Il ne lui aurait pas été aussi facile d'opposer à ces ouvertures, tantôt le silence, tantôt l'incompétence d'un Gouvernement qui, n'étant pas reconnu, ne pouvait pas, disait-il, engager son pays.

La France, où est-elle ? demandait M. de Bismarck. Qui est autorisé à parler en son nom ? Est-ce M. le général Trochu ? Est-ce M. Gambetta. Et s'adressant tour à tour à l'impératrice régente, à M. Jules Favre, à M, Trochu, il ouvrait, il rompait, à son gré, les négociations.

La décision, prise le 8 septembre, a donc été un premier pas fait dans une voie funeste ; on a été condamné a la suivre après s'y être engagé, et l'on s'y est engagé sous la pression d'un parti, qui, pour se rendre maître de la situation, repoussait absolument tout appel à la nation.

La responsabilité de cette décision pèsera d'un poids bien lourd sur ceux qui l'ont prise.

Dans la séance du 8 septembre, la question des incompatibilités fut soulevée en même temps que celle de la convocation des collèges électoraux. La presque unanimité des membres du Gouvernement fut d'avis qu'on n'avait pas le droit de restreindre la liberté du suffrage universel.

Une faible minorité demanda que l'éligibilité des membres ayant appartenu au Corps législatif, au conseil d'Etat ou au Sénat impérial fut interdite.

M. Gambetta faisait partie de cette minorité. Il soutenait, dès cette époque, la doctrine qu'il a essayé d'imposer plus tard. C'était chez lui une conviction profonde ; il en a exposé les motifs dans plus d'une dépêche. Nous croyons devoir reproduire les termes de la lettre qu'il écrivait à M. J. Favre, à ce sujet, le 24 octobre 1870 [Lettre de M. Gambetta à M. Jules Favre. Pièces justificatives].

« Il est juste de convenir que la constitution d'une Assemblée représentant librement et complètement la France, et siégeant à Paris, serait d'une véritable puissance sur l'opinion... C'est à ce point de vue seulement qu'il faut se placer pour juger la proposition d'armistice qui nous est faite. Si l'armistice, par sa durée et ses conditions, permet à la fois le ravitaillement de toutes les places assiégées et la convocation de tous les électeurs, l'opinion démocratique pourra y souscrire, sous la réserve formelle d'exclure de de l'éligibilité à l'Assemblée tous les anciens ministres de Napoléon III, depuis la fondation de l'empire, les sénateurs, les conseillers d'Etat et tous ceux qui ont été candidats officiels depuis 1852. Il faudrait une loi d'Etat qui déclarât nulle et de nul effet toute opération électorale portant sur des individus compris dans les catégories sus-indiquées. Une semblable disposition est commandée à la fois par la justice et par la politique. Il est juste, en effet, que tous les complices et tous les complaisants du régime qui a perdu la France soient frappés momentanément de la même déchéance que la dynastie dont ils ont été les coupables instruments. C'est une sanction nécessaire à la révolution du 4 septembre. Il est politique aussi, alors que nous avons depuis deux mois tout sacrifié à l'intérêt suprême de la défense, de ne pas livrer notre oeuvre aux mains de nos plus cruels ennemis, et d'exclure de la première Assemblée de la République tous ceux qui, par leur passé même, sont intéressés à conspirer sa chute. J'ose affirmer que, sans ce correctif, les élections générales seront répudiées par le parti républicain, et je dois dire que, pour mon compte, je serais dans l'impossibilité de les admettre et d'y faire procéder. »

Cette doctrine, dans laquelle M. Gambetta traçait à l'avance au corps électoral ses devoirs et sa mission, cette doctrine qui avait au fond pour but d'arriver à l'élection d'une sorte de Convention, était combattue par M. J. Favre dans les termes suivants [Pièces justificatives, lettres de M. Jules Favre à M. Gambetta] :

« Faudrait-il frapper d'inéligibilité les personnes dont vous parlez ? Je considérerais une pareille mesure comme un suicide. Elle serait, en effet, la négation de tous nos principes, une candidature officielle par voie d'exclusion, un aveu formel de notre impuissance. Nous ne vivons que par et pour la souveraineté du peuple. S'il lui plaisait de se donner à l'homme de Sedan, nous n'aurions qu'un droit, celui lui d'abandonner pour jamais un pays aussi lâche ; mais il ne peut nous appartenir d'imposer des entraves au libre suffrage.

« Lui interdire certaines choses, c'est les lui indiquer et nous reconnaître en désaccord avec lui. Or, de deux choses l'une : il est avec nous, ou il est contre nous. Dans le premier cas, nous n'avons pas à nous inquiéter des candidatures bonapartistes. Dans le deuxième, nous ne pouvons pas les interdire, etc. »

La question des incompatibilités, qui se posait ainsi pour la première fois, et sur laquelle presque tous les membres du Gouvernement étaient d'un avis contraire à l'opinion exprimée par M. Gambetta, ne fut pas résolue dans la séance du 8 septembre.

On se contenta de décider que les préfets et fonctionnaires publics pourraient se présenter aux élections à la seule condition de donner leur démission dix jours avant la réunion des collèges électoraux.

Cependant, le 16 septembre, les premiers uhlans avaient paru sous les murs de Paris.

Le soir du 16 septembre, ce fut M. Gambetta qui proposa de rapprocher la date de la convocation des électeurs. Il en avait compris la nécessité en lisant l'extrait d'un journal allemand, dans lequel M. de Bismarck avait déclaré qu'il ne traiterait pas avec un gouvernement issu d'un mouvement révolutionnaire et qui ne représentait à ses yeux, qu'un parti, l'opposition du Corps législatif arrivée au pouvoir par l'acclamation de la foule.

M. Gambetta demanda, ce jour-là, que les élections fussent fixées au 2 octobre au lieu du 16, et en même temps, il proposa de fixer les élections municipales au 25 septembre. Ces deux propositions furent acceptées.

Une telle décision devait rencontrer la désapprobation d'un grand nombre de préfets et de sous-préfets qui, candidats aux élections pour l'Assemblée, n'avaient plus le temps nécessaire pour se présenter, même en donnant immédiatement leur démission. Ils télégraphièrent, de tous côtés, que l'opinion générale était contraire à des élections si précipitées, qu'il serait prudent de les ajourner.

M. Crémieux, assailli de réclamations de cette nature, écrivait, le 18, à M. Gambetta :

« Elections impossibles, dangereuses ; c'est le cri à peu général; périlleuses et destructives de notre nouvelle situation, c'est dans toutes mes dépêches. »

Les élections municipales ne soulevaient pas de moins vives contestations. Le préfet du Nord télégraphiait le 17 :

« Décret sur le renouvellement des municipalités lamentable. Il fallait renouveler lentement les maires, parce qu'à la campagne, il n'y a pas d'opinion politique, mais des coteries ; les coteries actuelles sont encore toutes puissantes, et elles sont contre nous. Je comprends la nécessité de la Constituante immédiate, mais je demande : 1° qu'on ordonne la révision des listes électorales, beaucoup des nôtres étant omis dans les grandes villes ; 2° qu'on ne vote qu'un jour; 3° la suppression des incompatibilités ; tout notre personnel de candidats républicains est préfet ou sous-préfet ; 4° le vote des gardes mobiles. »

Le préfet de Saint-Etienne écrivait le même jour :

« Nous sommes très affligés de la dernière dépêche de l'intérieur. Comment ! on rapproche les élections ! c'est compromettre la République. Vous connaissez nos paysans. Si on refaisait les élections plébiscitaires, les oui seraient encore en majorité. Bonapartistes et cléricaux votent, pendant que les républicains vont se battre ; ils s'agitent et pèsent sur les campagnes. Avec des élections aussi rapprochées, vous auriez municipalités et constituante bonapartistes, et, finalement la guerre civile, car le peuple est armé et il ne voudra pas se laisser prendre sa République. Le Gouvernement marche à de nouvelles journées de juin. »

Le préfet de Draguignan réclamait au moins le droit de nommer les maires avant que les élections ne fussent faites :

« La loi donnant aux municipalités l'élection des maires et adjoints a produit un très mauvais effet. On s'accorde à dire que pour avoir une constitution républicaine il faudrait que le Gouvernement se réservât le droit de nommer les maires, en dehors des conseils municipaux, et qu'on renvoyât les élections municipales. »

Le préfet de l'Yonne demandait le non seulement des maires, mais des juges de paix.

Reçu votre dépêche annonçant élections municipales et de la Constituante, mais impossible de procéder sérieusement à ces élections si les maires, qui n'ont été maintenus que provisoirement après les élections des 6-7 août 1870, restent encore tous en fonctions, soutenus par les juges de paix. Il est indispensable qu'il soit immédiatement procédé à leur remplacement, non par voie de révocation, mais par voie de nomination. Ma règle invariable serait de désigner des hommes honnêtes, sympathiques aux habitants, incapables d'excès politiques, et favorables, ou tout au moins non hostiles au gouvernement républicain. Réponse d'urgence. Il n'y a pas un jour à perdre. »

Le préfet de la Haute-Marne ne se bornait pas à demander la révocation des maires et des juges de paix, il réclamait encore le droit de destituer les présidents des sociétés de secours mutuels :

« J'ai accueilli avec joie la dépêche dans laquelle vous m'annoncez les élections municipales pour 1e 25 septembre et celles de l'Assemblée nationale pour le 2 octobre. J'aurai, d'ici là, renouvelé toutes les administrations municipales qui exerçaient une pression sur les électeurs, et les élections devenant libres, il y a lieu de croire qu'il en sortira le salut de la patrie et l'établissement définitif de la République. Les juges de paix qui ont été les agents administratifs les plus influents dans les élections, resteront seuls pour entraver ce grand mouvement national. Le temps presse, il est indispensable que les préfets soient autorisés à les révoquer et à procéder à l'installation de leurs successeurs dans le plus bref délai. J'y joindrais le droit, pour les préfets, de les éloigner de l'arrondissement de leur résidence jusqu'après les élections.

« La magistrature est l'ennemie la plus naturelle de la régénération qui s'opère ; elle se considère comme une morte qui se débat et se raidit à ce point que je n'ai pu, depuis que je suis préfet faire nommer mon principal clerc comme mon suppléant pendant le temps que j'exercerai les fonctions de préfet. C'est un jeune homme auquel je pourrais cependant céder de suite mon office et qui est de Langres. Donc, destitution des procureurs mise à l'ordre dû jour. Conférez aussi aux préfets le droit de destituer les présidents de sociétés de secours mutuels et de nommer leurs successeurs. »

Nous pourrions multiplier ces citations, mais celles que nous avons faites suffisent pour montrer quelle était la pensée des collaborateurs du Gouvernement en province. Leur opinion se résume, on définitive, dans la dépêche suivante du préfet de Carcassonne :

« L'élection des conseils municipaux est une faute. Elle va nous redonner tous les maires de l'empire.

À Paris, ce décret ne fut pas mieux accueilli. Le Gouvernement avait hésité, cela se conçoit, à donner à la population parisienne le droit de nommer ses maires et ses adjoints. Les membres du Gouvernement n'étant pas eux-mêmes élus, craignaient de créer, en face d'eux, un pouvoir qui, par suite de son origine, pourrait les dominer. Dans les premiers jours, d'ailleurs, la population ne réclamait nullement le droit de nommer ses magistrats.

« Ce fut vers la fin de septembre seulement, dit M. Jules Ferry [Déposition de M. J. Ferry], qu'un singulier changement se fit dans les esprits, jusque-là fort contraires à toute élection, même aux élections municipales. Depuis qu'on avait donné des armes à tout le monde, l'opinion s'était profondément altérée sous l'action des clubs et des journaux,action d'autant plus vive qu'était plus forte l'émotion produite par les événements et que Paris, investi, était privé de toute communication avec le dehors. »

À partir du milieu de septembre, l'attitude prise par le parti révolutionnaire fut celle-ci :

« Point d'assemblée politique ; élection d'un conseil municipal. »

La pression, favorable à des municipalités élues, pression à laquelle on finit par céder, faible d'abord, mais qui grandit peu à peu, s'exerça dans un sens absolument inverse à l'égard de l'élection d'une Assemblée. Du premier jusqu'au dernier jour du siège, le parti jacobin n'en voulut à aucun prix. Il s'éleva avec fureur contre le décret qui convoquait les collèges électoraux pour le 2 octobre ; il demanda impérieusement que ce décret fut rapporté, déclarant que tous les républicains de Paris et de la France juraient de ne pas y obéir.

Les maires secondaient ce mouvement. Le journal qui était leur organe habituel, contient dans son numéro du 27 septembre la déclaration suivante [L'avenir national, n° du 27 septembre 1870] :

« Les maires et adjoints des vingt arrondissements de Paris, réunis à l'Hôtel de Ville, ont, à l'unanimité moins trois voix, décidé que le Gouvernement serait invité à retirer le décret relatif à la convocation d'une Assemblée constituante. »

Les élections, le suffrage universel, la France disposant d'elle-même, c'est là ce que le parti jacobin ne peut pas tolérer. M. Blanqui s' expliquait sans détours.

« Si les élections ont lieu, disait-il, les réactionnaires l'emporteront infailliblement. Les assemblées représentatives sont un mode usé, condamné, mauvais, non seulement en temps de crise, en temps de guerre, mais dans tous les temps [La Patrie en danger, n° du 28 septembre 1870]. »

III. - Ajournement de la convocation d'une assemblée. Séance du 23 septembre.

Cependant M. Thiers était parti pour Londres, avec la mission, dit M. Jules Favre, de démontrer à toutes les cours que nous n'étions pas un gouvernement; qu'il fallait en constituer un [M. J. Favre, Simple récit, t.1] ; que cela n'était possible qu'à l'aide d'élections ; que les élections ne pouvaient s'accomplir dans la chaleur du combat. On ne pouvait y procéder quand les populations étaient en fuite et les chaumières en feu! M. Thiers devait demander à lord Granville d'intervenir dans ce but et de ménager une entrevue au ministre des affaires étrangères avec le chancelier de la Confédération du Nord.

Par une dépêche en date du 11 septembre, M. Thiers informait le Gouvernement qu'il avait trouvé une grande froideur à Londres ; cependant il ajoutait [Dépêches de M. Thiers, 14 septembre 1870] :

« Si, dans un moment qu'il vous appartient de choisir, il vous parait utile de vous aboucher avec M. de Bismarck au camp prussien, l'Angleterre se fera votre intermédiaire et portera à l'ennemi l'expression de votre désir, en l'appuyant fortement comme le moyen le plus simple de mettre les parties belligérantes en mesure de s'expliquer et de s'entendre. »

M Jules Favre, profitant de cette ouverture, manifesta immédiatement le désir de se rencontrer avec M. le comte de Bismarck au quartier général allemand, et le gouvernement anglais transmit sa demande au chancelier de la Confédération.

Sans attendre la réponse, M. Jules Favre partit le 17 septembre pour Ferrières.

Il y avait un vrai courage à tenter une pareille démarche dans la situation des esprits, à braver les menaces et les fureurs de la démagogie pour essayer de connaître les prétentions de l'Allemagne avant, le moment où les deux armées en présence sous les murs de Paris en viendraient aux mains.

M Jules Favre prit cette résolution sans prévenir aucun de ses collègues. « Si populaire que fût alors le vice-président du Gouvernement de la défense nationale, dit à ce sujet M. le général Trochu, si cette démarche avait été connue, M. Jules Favre ne serait pas rentré vivant dans Paris [Déposition de M. le général Trochu]. »

Nous n'avons pas à raconter ici les entretiens de Ferrières et de la Haute-Maison ; nous réservons pour un rapport spécial le récit des événements diplomatiques. Il nous suffira de dire que ces entretiens avaient pour but la négociation d'une trêve, afin de procéder, à l'aide de cette trêve, à la constitution d'une Assemblée.

Pour que la représentation nationale fût complète, tous les départements devaient être appelés à voter, et pour que tous les départements pussent être appelés à voter, il fallait obtenir une suspension de la lutte.

Il semblait difficile, sinon impossible, de convoquer les citoyens dans les comices électoraux, quand le plus grand nombre d'entre eux était sous les armes.

M. le ministre des affaires étrangères se proposait encore un autre objet en allant à Ferrières ; il désirait, avant la reprise imminente des hostilités tenter un dernier effort en faveur de la paix.

On sait quel fut le résultat de ses démarches. L'armistice ne put pas être conclu, et les conditions mises à la paix furent considérées comme inacceptables. M. J. Favre a rendu compte de la mission qu'il s'était à lui-même donnée dans un rapport publié le 22 septembre, et qui produisit en France et dans l'Europe entière une vive et légitime émotion.

Sans écarter en elle-même la pensée de la convocation d'une Assemblée à Paris, M. le comte de Bismarck y mettait une condition telle qu'elle équivalait à une sorte de prohibition. Il demandait la livraison d'un de nos forts et avait même désigné le Mont-Valérien. Moins opposé à la réunion d'une Assemblée en province, il subordonnait néanmoins cette concession à la remise de trois places, Strasbourg, Toul et Bitche. En outre, la garnison de Strasbourg devait se rendre prisonnière de guerre.

M. Jules Favre n'accepta ni l'une ni l'autre de ces deux conditions ; il en a expliqué les motifs dans son rapport.

À vrai dire, l'exaltation croissante des esprits dans la capitale, ne lui aurait pas permis d'y souscrire, alors même qu'il y aurait été personnellement disposé.

La population parisienne se révoltait a la pensée de traiter avec l'ennemi, de « céder un pouce du sol, une pierre de forteresse. » Les exigences allaient même si loin, que chaque jour des députations se présentaient à l'Hôtel de Ville, demandant, comme condition de la paix, que la Prusse remboursât à la France les frais de la guerre.

« Nous avons toujours désiré, dit M. J. Favre, la convocation d'une Assemblée, mais l'exécution de ce désir était subordonnée à la possibilité d'un armistice ; et cela non seulement parce que la France était engagée dans une lutte formidable et qu'une partie des départements était envahie, mais encore parce que la situation des esprits dans Paris était telle que l'on n'eut pas accepté la réunion d'une Assemblée sans armistice » On aurait vu dans cette politique une sorte de concession, une avance en faveur de la paix et on l'aurait repoussée.

Les manifestations de l'Hôtel de Ville prouvent en effet que la situation des esprits, à cette époque, était bien telle que M. J. Favre la dépeint. Paris voulait la guerre, n'admettait même pas la pensée de la paix et n'aurait pas toléré la convocation d'une Assemblée en province.

Dans la séance du 22 septembre, M. J. Ferry entretint ses collègues d'une démonstration dans laquelle « les délégués de la garde nationale, unis aux représentants dos sociétés républicaines, avaient impérieusement demandé la guerre à outrance et l'abandon de tout projet d'élections » [Notes de M. Dréo]. MM. Lermina et Gaillard père avaient été les orateurs de cette manifestation. MM. J. Simon, Ferry, Arago, leur avaient répondu que la politique du Gouvernement était conforme aux voeux de la population parisienne et que la guerre continuerait.

Dans la séance du lendemain, M. de Rochefort [Notes de M. Dréo] rendit compte d'une manifestation de même nature, conduite par Vermorel, et dans laquelle on avait, disait-il, profité de l'occasion pour exiger la suppression de la préfecture de police, en annonçant que le peuple se ferait lui-même justice si le décret de suppression ne paraissait pas immédiatement dans le Journal officiel.

Le 24 septembre, M. Gainier-Pagès et M. J. Ferry, après avoir fait valoir les voeux exprimés par les délégués de la garde nationale et des comités, avaient insisté avec force en faveur de l'ajournement des élections, et le conseil, à l'unanimité, l'avait prononcée.

Le Gouvernement était, comme on le voit, placé entre les exigences de la population parisienne et celle d'un ennemi hautain, impérieux. Livrer le Mont-Valérien aux Allemands, c'était livrer la capitale sans combats ; une pareille condition était évidemment inacceptable. Réunir l'Assemblée en province, c'était soulever contre soi l'opinion de Paris. S'il y avait eu une Assemblée réunie en province, dit M. Jules Favre, Paris nous en étions persuadés, lui aurait déclaré la guerre [Simple récit, t. 1]. On n'osait braver à ce point le sentiment public ; d'ailleurs, dans tous les cas, il aurait fallu rendre Strasbourg !

« Livrer Strasbourg, dit M. J. Favre [Déposition de M. J. Favre] dans sa déposition, était une humiliation que Paris n'aurait jamais consenti à subir. Si nous l'avions proposé, le lendemain nous eussions tous été renversés ; on nous aurait considérés comme des traîtres, et le Gouvernement une fois jeté par terre, la défense devenait impossible »

Plus loin, il ajoute [Déposition de M. J. Favre] : « L'entrevue de Ferrières fit évanouir les espérances d'armistice ; elle montra la Prusse entraînée par l'orgueil de la victoire, implacable dans ses desseins, foulant aux pieds toute justice pour obéir uniquement à ses intérêts. Toutes les classes de la population s'unirent alors dans un sentiment de colère patriotique ; toutes acceptèrent avec enthousiasme la guerre que d'intolérables exigences rendaient nécessaire. La passion de la résistance grandit, le mouvement de l'opinion fut irrésistible et fit disparaître toute idée de paix. On ne songea plus qu'à agir. Les hommes de tous les partis n'eurent plus qu'une volonté, une pensée : l'effort, le dévouement, le sacrifice. »

Cela est vrai ; la tentative de négociation de Ferrières eut pour unique résultat d'exciter les passions belliqueuses de la capitale. Toute chance d'accommodement, à dater de ce jour, disparut. Toute acceptation d'une trêve, après les prétentions de la Prusse, considérées comme excessives, devint impossible.

Le patriotisme exalté de la population parisienne, de la population honnête et sensée, repoussa la pensée de la convocation d'une Assemblée, voulut se consacrer entièrement aux soins de la défense ; on courut aux armes.

« Les généraux prirent, à partir de ce moment, dit un témoin [Déposition de M. J. Ferry], une influence prépondérante dans les conseils, et tous regardaient la convocation d'une Assemblée comme Incompatible avec les intérêts de la défense. »

M. le général Trochu l'a déclaré devant la Commission. Après Ferrières, il ne fallait plus songer qu'à se battre [Déposition de M. le général Trochu]. On ne peut pas, nous a-t-il dit, faire deux choses à la fois, tenir un fusil d'une main, un bulletin de l'autre. Nous avions à nous occuper d'enrôler, d'armer, d'instruire la population. Nous devions nous y consacrer tout entiers. Au milieu de ces préparatifs, parler d'élections, c'était parler de paix, c'était démoraliser et énerver la résistance. »

Il ne faut pas dès lors s'étonner que M. le général Trochu se soit montré, à partir de ce moment, absolument contraire à la politique qu'il avait d'abord soutenue, et se soit prononcé dans toutes les circonstances, comme on le verra par la suite de ce récit, depuis le 25 septembre jusqu'au 23 janvier, de la manière la plus énergique contre toute élection.

Les conditions imposées par la Prusse étalent en effet très dures, et elles étaient inacceptables dans l'état de l'opinion.

Cependant, les délégués du Gouvernement, qui avaient été, comme nous le verrons tout à l'heure, envoyés à Tours, se sentant sans autorité, voyant des ligues se former en dehors de leur action ; obligés pour soutenir la guerre, de demander à la nation d'énormes sacrifices, et pour obtenir ces sacrifices de parler au nom d'un Gouvernement à peine accepté ; poussés d'ailleurs par le mouvement de l'opinion en province, avaient décidé que les élections générales auraient lieu le 16 octobre. Il ne leur semblait pas impossible d'y procéder, même sans armistice, même au milieu de la lutte engagée. Sans doute, dans ce cas, un grand nombre de citoyens devenus soldats, éloignés de leurs foyers, ne pourraient pas prendre part aux opérations du scrutin ; une portion de la France, occupée, envahie, pourrait ne pas être représentée. Mais quand le sentiment général d'un pays, par suite du danger commun, est le même d'un bout à l'antre du territoire, dans les moindres hameaux comme dans les plus grandes villes ; quand il n'est plus question de luttes d'influences, mais du salut public ; quand il y a une seule et même pensée qui domine tous les esprits, le nombre des votants importe moins, et la représentation nationale, même incomplète, même constituée par un groupe peu nombreux d'électeurs, n'en est pas moins l'image fidèle de la nation.

Toul et Strasbourg avaient succombé à la fin de septembre. Une armée allemande marchait sur le centre de la France. On était obligé de demander de nouvelles levées d'hommes et d'argent, et pour cela il ne paraissait pas superflu de consulter le pays.

On se disait à Tours que, Paris étant investi, le Gouvernement central ne pouvait pas connaître l'esprit et les besoins de la province, aussi bien que des délégués ; que dans tous les cas la Délégation, responsable et compétente, devait avoir en pareille matière une opinion prépondérante. Après une longue et sérieuse délibération, on se décida à rendre et à publier le décret qui fixait au 16 octobre la convocation des collèges électoraux.

À peine la nouvelle de ce décret fut-elle connue dans Paris, qu'elle y souleva les plus violentes colères. Ce fut, au sein du Gouvernement comme dans la cité, un mouvement général d'indignation.

M. Gambetta, dans la séance du 30 septembre [Notes de M. Dréo], se fit l'interprète de ce sentiment. Il déclara qu'il fallait « à tout prix empêcher l'exécution de ce malheureux décret, qu'il était urgent d'envoyer à Tours un homme énergique, porteur d'une résolution annulant les opérations électorales si elles étaient faites. »

De là son départ et sa mission.

À peine arrivé à Tours, M. Gambetta interposa son autorité toute puissante, révoqua, au nom du Gouvernement central, le décret rendu et contraignit la délégation à lui obéir. On s'inclina ; le contre-ordre fut donné ; et quatre jours après, M Gambetta adressa à M. J. Favre la dépêche suivante qui est datée du 13 octobre [Dépêches de M. Gambetta, pièces justificatives].

En arrivant à Tours et après avoir interrogé la plupart des préfets et étudié leurs déclarations, j'ai constaté une unanime désapprobation des élections générales, dont l'approche ne servirait qu'à surexciter les partis. La décision du Gouvernement de Paris a été accueillie, sauf par le parti légitimiste avec une véritable gaieté et aujourd'hui il ne reste plus d'autre préoccupation que la guerre.

« Je n'ai pas cessé un instant, dit-il ailleurs, de penser à l'opinion de Paris, si unanime au moment de mon départ. »

Et après ce préambule, il continue sur le même ton, affirmant que l'opinion publique en province ne réclame pas le moins du monde la convocation d'une Assemblée ; que les élections ne sont demandées par personne ; ce qui prouve combien M. Gambetta était mal Informé, car arrivé depuis si peu de temps, il n'avait pas pu s'assurer par lui-même de l'état des esprits.

Les préfets n'étaient, sur ce point comme sur bien d'autres, que les interprètes infidèles de la pensée des départements qu'ils administraient. Ils exprimaient leur opinion personnelle plutôt que celle de leurs administrés. Les déclarations officielles qu'ils faisaient étaient en désaccord complet avec la vérité. Pour s'en assurer, il suffit de parcourir les journaux qui se publiaient à cette époque et de consulter les membres appartenant aux conseils généraux et aux conseils municipaux qui représentaient, à divers degrés, le pays. Tous, ou du moins la grande majorité d'entre eux, demandaient hautement les élections.

M. Thiers l'a constaté ; il a dit à plusieurs reprises, non seulement dans les discussions qu'il a eues avec M. Gambetta à Tours, mais plus tard en présence des membres du Gouvernement de Paris quand il s'est trouvé en conférence avec eux au ministère des affaires étrangères, il a constamment dit et répété que le pays voulait un armistice, voulait une Assemblée, et que l'intérêt du Gouvernement était d'obéir à un voeu aussi universellement manifesté par la population.

IV

Nous venons de voir M. Gambetta tombant subitement à Tours, où on ne l'attendait pas ; nous avons, à rendre compte des faits qui avaient précédé son arrivée.

MM. Crémieux, Fourichon et Glais-Bizoin étaient sortis de Paris avant l'investissement, ayant été désignés pour représenter le Gouvernement en province.

Dès le 5 septembre, M. J. Favre avait appelé l'attention du conseil sur la nécessité d'organiser, en dehors de Paris, un centre d'administration, une autorité qui pût agir, si les communications des départements avec la capitale venaient à être interceptées.

La question du choix de la résidence du Gouvernement se trouvait ainsi posée.

Ce jour-là [Notes de M. Dréo], le conseil décida sans aucune hésitation, à l'unanimité des voix, que le Gouvernement ne devait pas quitter Paris et qu'une simple délégation suffirait pour diriger les services administratifs en province.

On ne croyait pas que l'investissement d'une ville de deux millions d'âmes fût possible. Les militaires prétendaient que sur un périmètre aussi étendu, les communications ne pourraient jamais être complètement interrompues. Paris était, d'ailleurs, aux yeux des membres du Gouvernement (tous députés de la Seine), le centre obligé de l'action politique et de la défense du pays. La direction des opérations militaires,aussi bien que la direction des affaires, administratives, appartenait de plein droit à la capitale. Sur ce point, l'opinion était unanime au sein du conseil.

Dans cette première réunion, il n'y eut donc point de controversé, point de débats ; on se trouva d'accord pour fixer le lieu de la résidence du Gouvernement à Paris.

Quelques scrupules, cependant, s'élevèrent peu de jours après, car la question fut posée de nouveau le 11 septembre. On se demanda si le ministre des affaires étrangères ne ferait pas bien de se rendre à Tours pour y accompagner les représentants des différentes puissances qui devaient partir avant l'investissement.

MM. Gambetta et Glais-Bizoin furent de cet avis ; les autres membres du conseil furent d'un avis différent, et M. Crémieux, seul, fut désigné comme délégué du Gouvernement.

Quatre jours après, le 15 septembre [Notes de M. Dréo], on décida que M. Crémieux serait assisté, dans sa mission, par deux membres qui seraient nommés ultérieurement.

M. Picard, dans la séance du 15, essaya de faire prévaloir la pensée qu'il avait déjà exprimée, de placer auprès de M. Crémieux un conseil composé d'anciens membres du Corps législatif; mais cette pensée fut unanimement repoussée.

Parti le 12 septembre, muni des pleins pouvoirs du Gouvernement, M. Crémieux, chargé de gérer tous les services administratifs en province, fut rejoint, le 18, par M. Glais-Bizoin, qui n'avait aucune attribution déterminée, et par M, le vice-amiral Fourichon, auquel était confié le double portefeuille de la guerre et de la marine.

On en était là, quand, vers la fin de septembre, Paris se trouva complètement investi et privé, par suite de la rupture du câble, de toutes communications avec le dehors. On commença alors à comprendre la gravité de la faute que l'on avait commise. Différentes dépêches venaient de signaler au Gouvernement les symptômes déjà alarmants d'une insurrection menaçante en Algérie et d'une fédération qui se préparait à Lyon, à Marseille et à Toulouse, sous l'influence de ligues qui semblaient vouloir briser l'unité de la France.

Ces événements firent sentir que la place d'un Gouvernement n'était pas dans une ville assiégée, investie, et que son action allait s'y trouver complètement paralysée. Les regrets exprimés par M. Gambetta, dans la séance du 25 septembre, furent partagés par la majorité du conseil.

On avait, en outre, reçu de divers côtés, du moins tant que le câble avait pu fonctionner, les plaintes les plus vives contre la délégation de Tours. MM. Crémieux et Glais-Bizoin étaient représentés comme complètement insuffisants pour la tâche qu'ils avaient assumée. Enfin, chose étrange, l'attitude de ces deux délégués inspirait d'assez vives inquiétudes à Paris.

Ils affectaient, disait-on [Notes de M. Dréo], des airs d'indépendance ; ils légiféraient sur tout; ils ne rendaient compte de rien. Leur conduite mystérieuse, pour emprunter les paroles de M. J. Favre, soulevait des craintes et des défiances ; M. Gambetta s'en était expliqué en termes fort amers, et ces défiances ne furent pas la moindre cause de la résolution qui fut prise, à la fin de septembre, d'envoyer un quatrième délégué à Tours, M. Gambetta, qui devait susciter plus tard des alarmes bien autrement vives quand parviendraient à Paris, après des intervalles d'un long silence considéré comme volontaire, des dépêches annonçant la dissolution des conseils généraux, des conseils municipaux, l'emprunt Morgan, etc., etc.; M. Gambetta, qui devait marchander son obéissance et faire l'esclandre de Bordeaux, ne tolérait pas que MM. Crémieux et Glais-Bizoin pussent affecter des allures si dégagées !

On peut dire que les rapports de confiance entre Paris et Tours n'ont pas été de longue durée ; dès la fin de septembre on put s'en apercevoir. Quoi qu'il en soit, la nécessité de fortifier la délégation étant devenue évidente, on se décida à envoyer en province un homme énergique [Notes de M. Dréo].

Ce fut M. Gambetta que l'on choisit. Il fut adjoint à MM. Crémieux, Fourichon et Glais-Bizoin, qu'il devait bientôt dominer.

On le choisit, dit M. le général Trochu [Déposition de M. le général Trochu], parce qu'il était le plus jeune de tous, et que le mode peu tentant de locomotion par ballon ne l'effrayait pas.

« C'est ainsi que souvent, dans les affaires humaines, des faits qu'on attribue à des vues, à des combinaisons d'une haute portée ont pour origine, je ne dis pas unique, mais principale, des nécessités ordinaires. »

On le choisit, dit M. le général Ducrot [Déposition de M. le général Ducrot], parce qu'il fallait porter la révolution en province, et que M. Gambetta était plus propre qu'on autre à remplir cette mission. »

Peu après le départ de M. Gambetta, M. Ranc obtint de M. le général Trochu, qui ne le connaissait pas [Déposition de M. Picard], l'autorisation de monter en ballon, pour rejoindre le ministre de l'intérieur. M. Ranc était, comme M. Gambetta, au dire d'un témoin [Déposition de M. Picard], de ceux qui mettaient l'intérêt de la République au-dessus de tous les autres intérêts et qui mêlaient volontiers la politique aux questions de la défense.

Les pouvoirs donnés à M. Gambetta furent rédigés en conseil. On ne lui conféra aucune attribution militaire, personne n'en eut la pensée. A quel titre, en effet, et de quel droit M. Gambetta aurait-il exercé de pareils pouvoirs ? On le chargea simplement de l'administration du pays, du soin d'imprimer aux levées d'hommes, à leur organisation, à leur armement une impulsion énergique, et pour lui donner plus de force dans l'accomplissement de cette tâche, on décida qu'il aurait deux voix dans le conseil, tandis que MM. Crémieux et Glais-Bizoin n'en avaient qu'une [Déposition de M. Gambetta]. - L'opinion de. M. Gambetta était donc prépondérante.

À son arrivée à Tours, il trouva le ministère de la guerre vacant ; l'amiral Fourichon venait de donner sa démission.

M. Gambetta prit résolument le portefeuille de la guerre, en même temps que celui de l'intérieur ; et bientôt en vertu des pouvoirs dont il était revêtu, il s'arrogea une sorte de dictature, et ne craignit pas d'assumer sur sa tête la responsabilité de la direction de plusieurs armées.

Cette présomption se comprend peu de la part d'un homme habitué jusque-là aux luttes du barreau et de la tribune, et complètement étranger aux choses de la guerre.

Pendant que M. Gambetta devenait ainsi chef de l'armée et mettre de la politique en province, les membres du Gouvernement central étaient investis dans Paris. Ils étaient cernés et bloqués ! Quelle situation ! Que faisait, nous le demandons, à Paris, le ministre des affaires étrangères, séparé de l'Europe ? Lui qui était chargé de traiter avec toutes les puissances et de se concilier leurs sympathies, il ne pouvait plus communiquer avec personne sans la permission expresse de M. de Bismarck ! Que faisait à Paris M. le général Le Flo, chargé d'organiser, de former, d'instruire les armées ou province? Il ne savait même pas ce qui se passait au delà de la portée du canon des forts ! On pourrait en dire autant, et à plus forte raison, du ministre des finances, des ministres du commerce, de l'instruction publique et de la justice ; que faisaient-ils tous à Paris ?

Du moment que la population de la capitale avait un siège à soutenir, l'intérêt de la défense commandait que la capitale fût assujettie aux conditions, de toute ville assiégée. Or, la première condition de défense de toute ville assiégée est de ne pas servir de résidence au Gouvernement. Il faut, en effet, dans une place de guerre, un général revêtu des pouvoirs que les lois militaires lui attribuent, dominant toutes les autorités politiques ou civiles, n'ayant personne, au-dessus de lui, et cela est impossible si le Gouvernement y réside. La difficulté d'un siège, surtout pour une ville de deux millions d'âmes, est beaucoup moins dans l'étendue des lignes à couvrir, dans la garde des nombreux bastions et forts à défendre, dans l'énorme quantité des approvisionnements à réunir, à conserver et à distribuer, dans l'embarras de nourrir, loger, chauffer des milliers de familles, que dans le maintien de l'ordre au milieu d'émotions de toutes natures surtout quand quarante journaux et soixante clubs jouissent de la liberté illimitée de tout dire et de tout publier. Il faut un pouvoir fort pour surmonter de telles difficultés. Un gouverneur militaire, avec les attributions que la loi lui donne, et à la condition d'user, dès le début, avec fermeté, de son droit; un gouverneur militaire, entouré de l'armée et secondé comme l'était alors le général Trochu par la partie saine de la population, pouvant seul contenir les passions ardentes nées de la révolution.

Les meneurs auraient été certes moins tentés de faire un coup de main contre un général commandant une armée que contre un Gouvernement siégeant à l'Hôtel de Ville. Car à quoi bon un coup de main contre un chef militaire ? A quel résultat, en supposant même le succès, serait-on arrivé ? A s'arroger le droit de diriger les opérations de la défense ; mais ce n'était pas là du tout ce que l'on voulait. Moindre eût été la séduction, plus efficaces eussent été les moyens de répression.

On y aurait certes regardé de plus près à renverser l'homme qui était l'âme de la. résistance dont la sûreté de la ville dépendait, qui avait d'ailleurs les moyens de se faire respecter, qu'à renverser MM. Jules Favre, Jules Simon ou Jules Ferry, dont la chute n'était qu'un jeu, et un jeu dont on espérait bien profiter.

Il est donc regrettable que les membres du Gouvernement ne se soient pas décidés à sortir de Paris. S'ils avaient pris cette résolution, Paris n'aurait peut-être pas connu les agitations qui l'ont troublé, et, dans tous les cas, la province n'aurait pas connu la dictature d'un homme qui devait se laisser entraîner par ses passions aux excès de pouvoir que l'on sait. M. Gambetta aurait eu des conseils autorisés, aurait reçu une direction qui lui a toujours malheureusement manqué, et dans ces conditions, son activité, son initiative auraient pu être utiles.

M. Jules Favre oppose à ces considérations des motifs qu'il est de notre devoir de reproduire :

« Chaque jour l'ennemi s'approchait, aucun obstacle n'arrêtait sa marche. Il était facile de prévoir que nous allions être investis et séparés de la France et de l'Europe. Si Paris eût été une place de guerre ordinaire, le Gouvernement aurait dû s'en retirer tout entier en en confiant la garde et la défense à l'autorité militaire. Mais il fallait songer avant tout aux difficultés politiques auxquelles l'exposaient et son rang de capitale et sa population de deux millions et demi d'habitants, et les passions ardentes qui fermentaient dans son sein... L'abandonner à la seule action d'un général, c'était courir le risque de le livrer sans combat, par l'explosion certaine de séditions impossibles à comprimer. C'était par l'ascendant moral, par la direction civique, par la sagesse des conseils et surtout par l'autorité de l'exemple qu'il devait être contenu. Une grande cité qui a devant elle la perspective des souffrances et des périls d'un siège ne peut voir s'éloigner d'elle ceux auxquels elle a donné depuis longtemps sa confiance. Elle veut avec raison qu'ils partagent son sort. Ils sont sa garantie, la caution de son courage, ses otages et ses témoins nécessaires. »

Nous discuterons plus tard le système de gouvernement qu'exposait dans ce passage M. Jules Favre, le système de l'application des forces morales à la répression des violences populaires. Nous nous contenterons, quant à présent, de dire que de tels sentiments, s'ils font honneur à la générosité de celui qui les exprime, font moins d'honneur à sa prévoyance et à sa perspicacité politiques. M. Jules Favre semble l'avoir senti, car, dans sa déposition, revenant sur ce sujet, il dit [Déposition de M. Jules Favre] :

« Nous pensions que l'armée prussienne, profitant de l'ascendant de ses victoires, au lieu de s'immobiliser devant la capitale, tenterait de s'en emparer de vive force ; et sous le coup de cette préoccupation, il nous en coûtait de nous éloigner. Chacun tenait à honneur de demeurer à son poste. »

« Que voulez-vous, ajoute un peu plus loin M. Jules Favre, blâmez nous si nous le méritons, c'était à qui ne quitterait pas Paris. Paris était alors le lieu du danger... L'idée d'abandonner cette ville si menacée, si malheureuse, nous était insupportable. Peut-être aurions-nous mieux fait de nous élever au-dessus de telles considérations... »

Assurément les membres du Gouvernement eussent mieux fait de s'élever au-dessus de telles considérations ; ils auraient dû penser que leur principal devoir était d'éviter une décomposition sociale, une désagrégation des forces nationales ; qu'ils étaient le Gouvernement de la France et non le Gouvernement de Paris ; qu'abandonnée à des mains téméraires ou débiles, la France, malgré de grands efforts, pourrait être dans l'impuissance d'opposer une digue suffisante à l'invasion. Ils auraient dû penser que M. le général Trochu, seul à Paris avec la garde nationale, l'armée, les mobiles, ne faisant pas de politique, usant de ses pouvoirs pour maintenir l'ordre, ne rencontrerait pas les résistances contre lesquelles le Gouvernement a eu à lutter, ou que s'il les rencontrait il en aurait plus facilement raison.

On ne saurait méconnaître les Inconvénients de toute nature qui sont résultés, de cette coupure du Gouvernement en deux fractions séparées, isolées, dans l'impossibilité matérielle de communiquer entre elles, sinon à de longs et rares intervalles. Elles devaient prendre et ont pris chacune une physionomie distincte. L'une s'est personnifiée dans le général Trochu dont les propositions étaient discutées, débattues en conseil, qui exerçait une grande et naturelle influence sur les résolutions du Gouvernement, mais qui n'était pas le Gouvernement tout entier. L'autre ne tarda pas à se personnifier dans M. Gambetta qui prit sur ses collègues une haute prépondérance, qui consentait tout au plus à leur rendre compte de ses actes, qui tranchait seul, c'est lui qui le dit [Déposition de M. Gambetta], les questions les plus graves, agissant dans le cercle de ses attributions de ministre de l'intérieur et de la guerre avec un pouvoir presque sans limites.

M. Gambetta, au moment de son départ de Paris, n'avait pas eu seulement pour mission l'organisation de la défense ; il avait aussi, comme nous l'avons vu, reçu l'ordre de faire ajourner les élections. Il ne manqua pas de l'exécuter.

Pénétré, comme, il l'écrit dans une de ses dépêches [Dépêche du 28 octobre], de l'esprit qui régnait à Paris, il cassa le décret rendu par la délégation de Tours. Il assuma cette responsabilité, contrairement à l'avis de tous les membres de la délégation, de M. Fourichon, de MM. Crémieux, Glais-Bizoin, devenus favorables l'un et l'autre, par suite du mouvement des esprits en province, à une mesure qu'à Paris, dans le conseil du 8 septembre, ils avaient d'abord combattue ; contrairement à l'avis de M. Marc-Dufraisse, de M. Laurier, qui dirigeait, comme délégué du ministre de l'intérieur, l'administration des départements, et qui, en relations constantes avec les préfets, connaissait par eux l'état de l'opinion, soutenait la nécessité d'élections immédiates, insistait sur l'opportunité de cette mesure, non seulement au point de vue politique, mais au point de vue de la juste satisfaction que I'on devait donner aux manifestations éclatantes de la volonté nationale » [Voir la déposition de M. Laurier] ; ce sont ses propres expressions.

La résolution de M. Gambetta n'eut d'autres approbateurs que les nouveaux fonctionnaires établis en province pénétrés connue lui de l'esprit de Paris [Ces expressions se retrouvent dans les dépêches télégraphiques des préfets], et les émissaires envoyés à Tours, individus sans qualité, sans mandat autre que celui qu'ils se donnaient à eux-mêmes ou que les clubs leur conféraient. On vint le féliciter bruyamment, de Lyon, de Marseille, de Carcassonne, de Perpignan, de Bordeaux; on lui lit des ovations et des discours.

Le sentiment vrai de la grande majorité de la population ne s'exprima point de la sorte. Mais si M. Gambetta avait voulu le connaître il se serait facilement convaincu que l'opinion était alors tout à la fois favorable à la continuation de la guerre et à la convocation d'une Assemblée. On avait été battu à Woerth, à Sedan, tout n'était pas perdu ; on espérait encore vaincre. A cette question que chacun se posait : Peut-on, doit-on résister ? La réponse était partout la même : On pouvait, on devait résister. L'Assemblée n'était, aux yeux de ceux qui en réclamaient la convocation, qu'un moyen de faciliter l'action du pouvoir pour un dernier et suprême effort.

Mais avant tout il fallait éviter ce qui pouvait amener des dissentiments, des débats sur des questions de politique intérieure. Tout intérêt devait s'effacer, disparaître devant le grand intérêt de la défense. Telle était la pensée dominante. Elle avait fait accepter et le Gouvernement et les fonctionnaires qu'il lui avait plu d'envoyer dans les départements et les mesures exceptionnelles que quelques-uns de ces fonctionnaires avaient déjà prises. On accepta de même l'ajournement des élections, on se résigna et on se tut. M. Gambetta avait promis, dans une proclamation éloquente, de donner à la défense une impulsion vigoureuse. On aimait à croire à la puissance de sa jeunesse, de son ardeur, de son patriotisme ; on ne voulait pas entraver ses efforts ; on voulait se battre, ne pas subir, sans de nouvelles luttes, les conditions imposées par la Prusse. Ces conditions paraissaient porter atteinte à l'influence, à la puissance, à la grandeur de notre pays. Metz n'était pas pris, Paris paraissait imprenable. Derrière la Loire se réunissaient des phalanges nombreuses ; on ne pouvait pas consentir à livrer deux grandes provinces sans tenter encore le sort des armes. Faire la guerre, ne pas perdre son temps à se disputer entre soi, telle était la pensée de la grande majorité de la population ; mais cette pensée n'allait pas jusqu'à l'approbation de l'ajournement des élections. Les préfets ne surent point démêler ces sentiments du pays. Ils se trempèrent et contribuèrent, par les renseignements erronés qu'ils donnèrent, à tromper M. Gambetta. Du reste, celui-ci arrivait avec un parti pris ; faire exécuter la volonté qui prédominait à Paris, et, comme tous ceux qui ont un parti pris, devait être difficilement accessible aux conseils qu'on pouvait lui donner.

On voit combien le mouvement de l'opinion en province différait du mouvement de l'opinion dans la capitale. Mais si l'on se refusait, à Paris, à la convocation d'une Assemblée, on s'accommodait moins bien de la suspension des élections municipales ; pour celles-là on y tenait. Nous en trouvons maintes preuves dans les procès-verbaux des séances du conseil du Gouvernement. A chaque instant reparaît la question de l'élection des maires, des adjoints, des conseillers municipaux. Les clubs réclament constamment cette mesure et à grands cris. On la discute les 18, 23, 26, 29 septembre, les 7 et 18 octobre. Cette question reparaît soulevée tantôt par des membres du Gouvernement, comme M. de Rochefort, qui se fait, dit-il en la soulevant, l'interprète des voeux de la population; tantôt par les maires et les adjoints qui demandent à être entendus, tantôt par des députations de chefs de bataillons de la garde nationale qui se présentent avec ou sans troupes à l'Hôtel de Ville. On résista d'abord, et M. le général Trochu déclara que les questions de principes devaient toujours primer les considérations d'opportunité [Notes de M. Dréo]. On repoussa pendant quelque temps ces prétentions auxquelles il était bien difficile de consentir, après s'être refusé à l'élection d'une Assemblée. Cependant il devint bientôt évident que peu à peu la pression de l'opinion continuant à agir ferait fléchir les résistances du Gouvernement, et que, sur ce point comme sur bien d'autres, il céderait, en fin de compte, à l'opinion bruyante à laquelle il finissait toujours par donner raison.

Une des exigences que les clubs manifestèrent le plus vivement à. la même époque et qui fut l'objet de nombreuses controverses au sein du Gouvernement, fut la prétention de faire dominer partout, même en temps de guerre, même au milieu de la lutte, l'autorité civile sur l'autorité militaire.

M. de Rochefort parle dans ce sens le 10 septembre [Notes de M. Dréo], et demande avec emportement l'envoi de commissaires civils en province, conformément aux vieilles traditions de l'école révolutionnaire. Cette demande est reproduite et appuyée par M. Gambetta dans une séance du 15 septembre, à laquelle M. le général Trochu n'assistait pas.

Le conseil chargea M. Gambetta et M. Picard, qui avait également soutenu cette motion, de se rendre auprès du général gouverneur, et de lui demander [Notes de M. Dréo] si l'autorité militaire, jalouse à bon droit de ses prérogatives, ne consentirait pas cependant à subordonner son action à l'action de l'autorité civile.

Le général résista. M. Picard revint à la charge et le conseil se prononça, en principe, pour l'envoi de commissaires extraordinaires en province, avec de pleins pouvoirs, ce qui devait, selon l'expression de M. Rochefort, rassurer enfin les populations [Notes de M. Dréo]. Néanmoins, et grâce à l'opposition de M. le général Trochu, on nomma peu de commissaires extraordinaires et l'on fit bien.

Le départ de M. de Kératry suivit de près le départ de M. Gambetta. Dans la séance du 5 octobre, M. de Kératry avait prié le conseil d'agréer sa démission, ce qui était assez naturel, puisque, sur sa proposition, la préfecture de police devait être supprimée.

Après avoir donné divers renseignements sur l'agitation qui régnait alors dans Paris, après avoir sollicité des mesures de sûreté publique qu'il se plaint de ne pas avoir obtenues, il exprima le désir de se rendre à Tours, où une immense conspiration légitimiste et cléricale était, disait-il, à la veille d'éclater [Notes de M. Dréo]. Sa démission, ce jour-là, ne fut pas acceptée.

À son arrivée à la préfecture de police, le 4 septembre, M de Raoul Rigault déjà installé. On sait que les révolutionnaires recherchent assez volontiers les fonctions de police, comme s'ils se plaisaient à exercer à leur tour une autorité qui, d'ordinaire, agit contre eux.

Le 4 septembre, Raoul Rigault, pendant que le Corps législatif était envahi, s'était emparé du cabinet du commissaire de police Lagrange.

M. le comte de Kératry l'y avait trouvé et l'y avait laissé, sur la pressante recommandation, dit-il, de M. Floquet [Déposition de M. de Kératry].. Arrivé là avec M, A. Dubost, que M. Gambetta lui avait donné (c'est M. de Kératry qui parle) pour le surveiller, et qui fut nommé secrétaire général de la préfecture, son premier acte, - et cet acte est assez étrange pour qu'on en fasse mention, - avait été d'ordonner la mise en liberté de Cluseret qui, expulsé de France par ordre de M. Piétri, venait d'y rentrer sans autorisation, et avait été arrêté à 1a frontière, à Faignies.

Libre, Cluseret accourut à Paris, fit insérer dans la Marseillaise un article des plus violents, dont la population indignée fit promptement justice en déchirant sur les boulevards les numéros du journal qui avait publié cette provocation au désordre. Il se compromit ensuite dans les manifestations de la fin de septembre. M. de Kératry demanda alors son expulsion. Le conseil n'y consentit pas, mais engagea M. de Kératry à utiliser dans un poste périlleux le courage et l'activité de M. Cluseret [Notes de M. Dréo].

Celui-ci n'attendit point la mission qu'on lui destinait ; il sortit de Paris, eut cette rare fortune de pouvoir traverser les lignes prussiennes quand personne ne pouvait plus les franchir, et alla porter à Lyon et à Marseille où il fut appelé par M. et nommé général en chef de la garde nationale, la guerre civile qu'il devait, quelques mois plus tard, diriger comme ministre de la Commune à Paris.

M. de ératry avait passé à la police juste le temps nécessaire pour comprendre que cette institution était absolument superflue. C'était, à ses yeux, une magistrature pleine de périls ; les clubs ne disaient pas mieux. Il en avait proposé la suppression. Cette suppression avait été approuvée avec empressement par le Gouvernement tout entier. Néanmoins, sur l'observation fort juste de M. Gambetta, qu'il ne fallait pas détruire un service aussi important sans avoir quelque chose à mettre à la place, et qu'il serait bon d'étudier les rouages du mécanisme nouveau avant de l'employer, les choses en restèrent là et la préfecture fut sauvée [Notes de M. Uréo.].

Après la journée du 8 octobre, mécontent de n'avoir pas pu arrêter Flourens et Blanqui barricadés dans les faubourgs, mécontent de ne pas avoir trouvé dans le général Tamisier, pour ces arrestations, le concours sur lequel il croyait pouvoir compter, mécontent du Gouvernement qui, disait-il, hésitait devant les mesures les plus indispensables au salut public et à sa propre sécurité, M. de try avait quitté brusquement la salle des séances du conseil, fermant violemment la porte derrière lui et avait donné sa démission. Il partit en ballon peu de jours après, se rendit à Madrid, échoua dans une négociation entamée avec le maréchal Prim, alla en Bretagne, y organisa le camp de Conlie où nous le retrouverons bientôt à la tête d'une armée de mobiles et de mobilisés.

Si nous essayons de résumer les observations contenues dans cette partie de notre rapport, nous croyons pouvoir dire que :;:

1° La constitution du Gouvernement, ses premiers actes, le choix des fonctionnaires publics, des maires et des adjoints, accuse, de la part du Gouvernement du 4 septembre, des préoccupations qui n'étaient pas exclusivement des préoccupations de défense, Le Gouvernement semble, dès le début, s'être grandement écarté des principes qu'avait proclamés M. Jules Favre dans la circulaire où il faisait appel à l'union de tous les citoyens pour la délivrance du pays ; à tous les dévouements comme à tous les bras./p>

2° L'armement de la population et l'organisation de la garde nationale se sont ressentis de la confusion, de la précipitation avec laquelle toutes choses ont été faites au début. Si l'on peut s'expliquer cette précipitation pendant les premiers jours du siège en raison des circonstances, il est plus difficile de comprendre pourquoi, la durée du siège se prolongeant, la garde nationale n'a pas été débarrassée des éléments mauvais qu'elle contenait. Dans tous les cas, il n'est pas contestable que l'armement, tel qu'il a été fait, a facilité les désordres qui ont éclaté plus tard et qui, sous un calme apparent, ont été fomentés depuis les premiers jours du siège jus qu'aux derniers.

3° L'ajournement de la convocation de l'Assemblée a été une concession dangereuse aux passions du parti révolutionnaire à Paris et a laissé le Gouvernement isolé, sans point d'appui, aux prises avec d'immenses difficultés.

4° La place d'un gouvernement n'est pas dans une ville investie, puisque son action s'y trouve nécessairement paralysée. Le général gouverneur, réunissant dans ses mains tous les pouvoirs, chargé sans partage du soin et de la responsabilité de la défense, aurait pu seul maintenir l'ordre dans Paris. En face de l'ennemi, il ne devait y avoir qu'une seule autorité, une seule volonté, la sienne. Enfermer dans une ville un gouvernement tout entier, laisser dans cette ville, aux clubs et aux journaux toute liberté d'exciter les esprits, c'est méconnaître une condition essentielle du maintien de l'ordre, et, par conséquent, une condition essentielle de l'intérêt de la défense.

On trouvera des preuves nombreuses de cette vérité dans le récit qui va suivre. Nous sommes en effet arrivés au moment où l'insurrection du 31 octobre va éclater. Elle va faire explosion le même jour à Paris, à Lyon, à Marseille, à Saint-Etienne, à Toulouse, etc., etc. Cet événement, dont nous devons rendre compte, a été trop grave, les conséquences qu'il a eues ont exercé une trop funeste influence sur les destinées de notre pays, les enseignements qui en résultent sont trop frappants pour que la commission n'ait pas cru de son devoir d'en faire l'objet de ses investigations les plus approfondies