M. Jean-Louis Touraine rappelle l’objectif de l’audition : présenter aux membres du groupe les résultats de l’étude menée en novembre 2012 par l’Institut national d’études démographiques (INED) : les décisions médicales en fin de vie en France.
Mme Sophie Pennec, directrice de recherche à l’INED, explique que cette enquête a été réalisée en 2012 sur un échantillon aléatoire représentatif de décès. Des questionnaires ont été envoyés aux médecins certificateurs de ces décès. Sur 14 000 questionnaires envoyés, 5 217 ont été complétés, dont 4 890 considérés comme valides, soit un taux de réponse de 40 % - un bon taux pour un questionnaire non rémunéré.
L’objectif de l’étude était de dresser un panorama de la fin de vie en France, et en particulier d’explorer les décisions médicales en fin de vie : processus de prise de décision (place de la concertation avec le patient et ses proches, de la concertation avec le milieu médical…), mise en évidence des caractéristiques des patients et des médecins ainsi que des médicaments utilisés. L’étude visait aussi à apprécier les conditions de mise en œuvre de la « Loi Leonetti » (décisions médicales, personne de confiance, directives anticipées) et à connaître les circonstances de ces fins de vie (lieux, trajectoires, accompagnement, personnes présentes...). Le questionnaire comprenait des questions sur les caractéristiques du médecin (sexe, âge, spécialité, lieu d’exercice…), de la personne décédée (sexe, âge, région de résidence, cause du décès, lieu du décès), sur les lieux de résidence à différentes dates avant le décès et sur le lieu de décès souhaité, sur les traitements palliatifs, la personne de confiance, les directives anticipées, les symptômes, l’objectif des traitements, le personnel médical et l’entourage impliqués dans la prise en charge, les décisions médicales en toute fin de vie, et sur le dernier acte médical.
À partir des réponses, une typologie des décisions médicales en fin de vie a pu être établie : décès soudain ou non (16,9 % des décès ont été qualifiés de « soudains ») ; prise en compte, ou non, de l’effet des décisions sur la survie du patient (dans 12 % des cas, il a été décidé de tout faire pour prolonger la vie du patient ; dans 23 % des cas, la décision médicale a été prise sans considération d’un effet éventuel sur le décès ; dans 48 % des cas, la décision médicale a été prise sachant qu’elle pourrait entraîner la mort) ; intention ou non d’accélérer la fin de vie.
Concernant les cas dans lesquels les décisions médicales en fin de vie ont été prises sachant qu’elles pourraient entraîner la mort, les réponses ont permis de dresser un panorama fin : ces décisions ont, dans 28,1 % des cas, consisté à intensifier le traitement (dans 0,8 % de cas, on l’a intensifié dans l’intention de hâter la mort ; dans 27,3 % des cas, sans intention de hâter la mort) ; dans 14,6 % des cas, elles ont consisté à s’abstenir de tout traitement (dans 13,9 % des cas, sans intention de hâter la mort ; dans 0,7 % des cas, dans le but de l’accélérer) ; dans 4,2 % des cas, ces décisions ont consisté à arrêter tout traitement (dans 3,2 % des cas, l’arrêt du traitement n’avait pas pour but de hâter la mort ; dans 0,8 % des cas si) ; enfin, dans 0,8 % des cas, la décision médicale a consisté à administrer un médicament pour mettre délibérément fin à la vie. Au total, dans 3,1 % des cas, la décision médicale en fin de vie a été prise dans l’intention de hâter le décès du patient. La même décision médicale est légale s’il a été prise sans intention de hâter la mort, illégale si elle a été prise avec intention de la hâter.
Les comparaisons européennes montrent que, dans les pays qui ont légalisé l’euthanasie, la part des décès non soudains pour lesquels aucune décision n’a été prise en fin de vie a fortement reculé après la légalisation. La part des décès assistés par un médecin n’a pas ou peu augmenté, par contre les décès pour lesquels il y a eu une décision d’intensification des traitements par opioïdes ou un arrêt ou une abstention de traitement a, au contraire, fortement augmenté. La France est aujourd’hui dans le cas de la Belgique et des Pays-Bas avant la légalisation.
Concernant les lieux de la fin de vie, les personnes sont majoritairement à domicile un mois avant le décès, mais ensuite majoritairement à l’hôpital une semaine avant le décès et le jour même du décès. Seuls 19 % des hommes et 16 % des femmes décèdent chez eux. En termes de trajectoire, les personnes atteintes d’un cancer restent plutôt à l’hôpital pour leur fin de vie, tandis que les personnes atteintes de maladies infectieuses y entrent plutôt le dernier mois. L’enquête montre aussi que, dans les cas où les malades sont restés à domicile tout le temps jusqu’au décès, les personnes présentes au moment du décès étaient majoritairement des proches. Au contraire, dans les cas où les malades ont été transférés de leur domicile à l’hôpital ou lorsqu’ils ont passé tout leur temps à l’hôpital, les personnes présentes au moment du décès étaient majoritairement du personnel médical.
Mme Sophie Pennec indique que l’INED est en train de répliquer cette enquête en Outre-mer, la première n’ayant été menée qu’en métropole. Les résultats seront exploités territoire par territoire. L’INED envisage aussi de relancer une enquête en métropole dans deux ou trois ans, mais pour ce faire il est nécessaire de trouver des financements, ce qui n’est pas simple
M. Jean-Louis Touraine juge préoccupante cette difficulté à obtenir des financements pour la recherche sur des questions de santé publique de cette importance. Cette étude montre bien qu’il y a un fossé entre la volonté des patients de décéder à domicile et la réalité. Les gens veulent mourir entourés des visages qu’ils connaissent. Il faudrait développer les équipes mobiles de soins palliatifs.
Mme Sophie Pennec revient sur les outils à disposition pour permettre au patient d’exprimer sa volonté : les directives anticipées (rédigées dans seulement 2,5% des cas, mais généralement suivies) et la personne de confiance (à bien distinguer d’un simple contact pour l’hôpital : c’est la personne qui exprime la volonté du patient quand lui-même ne peut plus le faire).
M. Jean-Louis Touraine pense que la possibilité pour les médecins de s’exonérer des directives anticipées lorsqu’elles sont « manifestement inappropriées » leur donne l’opportunité de ne pas agir lorsque l’acte demandé va à l’encontre de leur philosophie. La différence avec la clause de conscience que les médecins peuvent invoquer s’agissant de l’IVG, c’est que dans ce dernier cas le patient peut se tourner vers un autre médecin.
Mme Sophie Pennec comprend cette notion de directives « manifestement inappropriées » comme désignant des directives qui ne seraient pas pertinentes compte tenu de la situation médicale. Par ailleurs, les médecins disent que les personnes en fin de vie sont dans une ambivalence.
M. Jean-Louis Touraine acquiesce : on nous a rapportés l’histoire d’un prêtre qui prêchait contre l’euthanasie et qui a fini par la demander, et à l’inverse il y a des personnes favorables à l’euthanasie qui en fin de vie ne la demandent pas. C’est aussi le problème du temps qui s’écoule entre la rédaction des directives anticipées et leur utilisation. Il est intéressant aussi de constater avec cette enquête que les fins de vie pour lesquelles il a été décidé de hâter la mort ne concernent que 3 % des cas. En Belgique, les euthanasies ne concernent que 3,8 % des décès. Au total, le nombre de décès posant problème se situe donc entre 3 et 4 %.
Pour M. Xavier Paluszkiewicz, ce chiffre de 3 % n’est pas anodin.
Pour Mme Sophie Pennec, ce chiffre doit aussi être considéré avec prudence, car il repose malgré tout sur un nombre de cas peu élevés. S’est aussi posé la question des raisons pour lesquelles certains médecins sollicités n’ont pas répondu. L’INED a interrogé les non répondants : la plupart ont indiqué ne pas avoir rempli le questionnaire faute de temps ; il y avait aussi le cas des médecins certificateurs du décès qui, en fait, n’avaient pas suivi le patient. En revanche, très peu de non-répondants ont indiqué ne pas avoir répondu en raison du sujet lui-même. Il n’y a donc pas de biais dans les réponses.
M. Jean-Louis Touraine revient sur les 27 % de cas dans lesquels le traitement a été intensifié en fin de vie. Si dans seulement 0,8 % des cas cette intensification s’est faite dans le but de hâter la mort, pour quelles autres raisons a-t-on pu intensifier le traitement ? En fait, quid des 26 % restant ? Pour soulager les sidaïques en fin de vie, dans les années 1980, on a donné des doses de morphines plus importantes. L’intention était de soulager, mais en définitive cela avait pour effet de hâter la mort.
Pour Mme Sophie Pennec, c’est la notion du double effet. Les 26 % correspondent à des cas dans lesquels l’intensification du traitement n’avait pas but de hâter la mort. Pour autant, elle a pu l’accélérer.
M. Jean-Louis Touraine la remercie pour sa présentation. Ces études sont essentielles pour mieux comprendre la condition des citoyens et ainsi améliorer l’existant.