Paul Deschanel et René Viviani (4 août 1914)

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Paul Deschanel et René Viviani, « Y a-t-il encore des adversaires ? Non, il n’y a que des Français » (4 août 1914)

Le 3 août 1914, l’ambassadeur d’Allemagne a annoncé au Quai d’Orsay que son pays déclarait la guerre à la France. La séance parlementaire du 4 août est donc exceptionnelle et a pour but de voter les crédits de guerre.
Paul Deschanel, Président de la Chambre des députés, y prononce l’éloge funèbre de Jean Jaurès, assassiné au soir du 31 juillet par le nationaliste Raoul Villain.
Puis, René Viviani, Président du Conseil, lit le message du Président de la République, Raymond Poincaré, dans lequel il développe le thème du pacifisme français et proclame « l’union sacrée ». Puis Viviani affirme que la France a toujours cherché à rester conciliante : « La France, injustement provoquée, n’a pas voulu la guerre, elle a tout fait pour la conjurer(…). Nous sommes sans reproches. Nous serons sans peur ».

M. le Président : Dans les graves événe­ments que la France traverse, un affreux malheur est venu nous frapper. Jaurès... (Tous les députés se lèvent)... Jaurès a été assassiné par un dément, à l'heure même où il venait de tenter un suprême effort en faveur de la paix et de l'union natio­nale. Une éloquence magnifique, une puissance de travail et une culture extra­ordinaire, un généreux cœur, voué tout entier à la justice sociale et à la fraternité humaine et auquel ses contradicteurs eux-mêmes ne pouvaient reprocher qu'une chose : substituer, dans son élan vers l'avenir, à la dure réalité qui nous étreint ses nobles espoirs, voilà ce qu'un odieux forfait nous a ravi. (Vifs applau­dissements sur tous les bancs.) La douleur des siens et de ses amis est la nôtre. Ceux qui discutaient ses idées et qui savaient sa force sentaient aussi ce que, dans nos controverses, ils devaient à ce grand foyer de lumière. Ses adversaires sont atteints comme ses amis et s'inclinent avec tristesse devant notre tribune en deuil. Mais, que dis-je, y a-t-il encore des adversaires ? Non, il n'y a plus que des Français... (Acclamations prolongées et unanimes), des Français qui, depuis qua­rante-quatre ans, ont fait à la cause de la paix tous les sacrifices (Vifs applaudisse­ments sur tous les bancs), et qui, aujourd'hui sont prêts à tous les sacrifices (Vives  acclamations  unanimes prolongées) pour la plus sainte des causes : le salut de la civilisation (Nouveaux applau­dissements répétés sur tous les bancs), liberté de la France et de l'Europe. (Vives acclamations prolongées et unanimes. Cris : « Vive la France ! »)

Du cercueil de l'homme qui a péri martyr, de ses idées sort une pensée d'union ! De ses lèvres glacées sort un cri d'espérance. Maintenir cette union, réali­ser cette espérance, pour la patrie, pour la justice, pour la conscience humaine (Nou­veaux applaudissements unanimes), n'est-ce pas le plus digne hommage que nous puissions lui rendre ? (La Chambre entière est debout. Acclamations prolon­gées et unanimes. Triple salve d'applaudis­sements. Tous les membres de l'Assemblée crient : « Vive la France ».)

 

M. René Viviani, président du Conseil, lit le message du président de la République :

« Messieurs les sénateurs, Messieurs les députés,

La France vient d'être l'objet d'une agression brutale et préméditée, qui est un insolent défi au droit des gens. Avant qu'une déclaration de guerre nous eût encore été adressée, avant même que l'ambassadeur d'Allemagne eût demandé ses passeports, notre territoire a été violé.

L'Empire d'Allemagne n'a fait, hier soir,  que   donner  tardivement  le  nom véritable à un état de fait qu'il avait déjà créé.

Depuis plus de quarante ans, les Français, dans un sincère amour de la paix, ont refoulé, au fond de leur cœur, le désir des aspirations légitimes.

Ils ont donné au monde l'exemple d'une grande nation qui, définitivement relevée de la défaite par la volonté, la patience et le travail, n'a usé de sa force renouvelée et rajeunie, que dans l'intérêt du progrès et pour le bien de l'humanité.

Depuis que l'ultimatum de l'Autriche a ouvert une crise menaçante pour l'Europe entière, la France s'est attachée à poursuivre et à recommander partout, une politique de prudence, de sagesse et de modération.

On ne peut lui imputer aucun acte, aucun geste, aucun mot, qui n'ait été pacifique et conciliant.

A l'heure des premiers combats, elle a le droit de se rendre solennellement cette justice qu'elle a fait, jusqu'au dernier moment, des efforts suprêmes pour conjurer la guerre, qui vient d'éclater, et dont l'empire d'Allemagne supportera, devant l'Histoire, l'écrasante respon­sabilité.

Au lendemain même du jour où nos alliés et nous, nous exprimions publiquement l'espérance de voir se poursuivre pacifiquement les négociations engagées sous les auspices du Cabinet de Londres, l'Allemagne a déclaré subi­tement la guerre à la Russie, elle a envahi le territoire du Luxembourg, elle a outrageusement insulté la noble nation belge, notre voisine et notre amie, et elle a essayé de nous surprendre traîtreu­sement en pleine conversation diplomatique.

Mais la France veillait. Aussi attentive que pacifique, elle s'était préparée ; et nos ennemis vont rencontrer sur leur chemin nos vaillantes troupes de couverture, qui sont à leurs postes, et à l'abri desquelles s'achèvera métho­diquement la mobilisation de toutes nos forces nationales. Notre belle et courageuse armée, que la France accompagne aujourd'hui de sa pensée maternelle, s'est levée, toute frémissante, pour défendre l'honneur du drapeau et le sol de la patrie.

Le président de la République, interprète de l'unanimité du pays, exprime à nos troupes de terre et de mer l’admiration et la confiance de tous les Français.

Étroitement unie en un même sentiment, la nation persévérera dans le sang-froid dont elle a donné, depuis l'ouverture de la crise, la preuve quotidienne. Elle saura, comme toujours, concilier les plus généreux élans et les ardeurs les plus enthousiastes, avec cette maîtrise de soi, qui est le signe des énergies durables et la meilleure garantie de la victoire.

Dans la guerre qui s'engage, la France aura pour elle le droit, dont les peuples non plus que les individus ne sauraient impunément méconnaître l'éternelle puissance morale.

Elle sera héroïquement défendue par tous ses fis, dont rien ne brisera, devant l'ennemi, l'union sacrée, et qui sont, aujourd'hui, fraternellement assemblés dans une même indignation contre l'agresseur, et dans une même foi patriotique.

Elle est fidèlement secondée par la Russie, son alliée ; elle est soutenue par la loyale amitié de l'Angleterre.

Et déjà, de tous les points du monde civilisé, viennent à elle les sympathies et les vœux.

Car elle représente aujourd'hui, une fois de plus, devant l'univers, la liberté, la justice et la raison.

Hauts les cœurs et vive la France ! »

 

M. René Viviani président du Conseil : Messieurs, l'ambassadeur d'Allemagne a quitté hier Paris, après nous avoir notifié l'état de guerre.

Le gouvernement doit au Parlement le récit véridique des événements qui, en moins de dix jours, ont déchaîné la guerre européenne et obligé la France pacifique et forte à défendre sa fron­tière contre une agression dont la sou­daineté calculée souligne l'odieuse injustice.

Cette agression, que rien n'excuse et qui a commencé avant qu'aucune décla­ration de guerre nous l'eût notifiée, est le dernier acte d'un plan dont j'entends affirmer, devant notre démocratie et devant l'opinion civilisée, l'origine et le but. L'Allemagne n'a rien à nous repro­cher.

Nous avons consenti à la paix un sacrifice sans précédent en portant un demi-siècle, silencieux, à nos flancs la blessure ouverte par elle. (Vifs applau­dissements unanimes.)

Nous en avons consenti d'autres dans tous les débats que, depuis 1904, la diplomatie impériale a systématique­ment provoqués soit au Maroc, soit ailleurs, aussi bien en 1905 qu'en 1906, en 1908 qu'en 1911.

La Russie, elle aussi, a fait preuve d'une grande modération lors des évé­nements de 1908, comme dans la crise actuelle.

Elle a observé la même modéra­tion et la Triple-Entente avec elle quand, dans la crise orientale de 1912, l'Autriche et l'Allemagne ont for­mulé, soit contre la Serbie, soit contre la Grèce, des exigences discutables pourtant -l'événement l'a prouvé.

Inutiles sacrifices, stériles transac­tions, vains efforts, puisque aujour­d'hui, en pleine action de conciliation, nous sommes, nos alliés et nous, atta­qués par surprise. (Applaudissements prolongés.)

Nul ne peut croire de bonne foi que nous sommes les agresseurs. Vainement l'on veut troubler les principes sacrés de droit et de liberté qui régissent les nations comme les individus : l'Italie, dans la claire conscience du génie latin, nous a notifié qu'elle entendait garder la neutralité. (Tous les députés se lèvent et applaudissent longuement.)

Cette décision a rencontré dans toute la France l'écho de la joie la plus sincère. Je me suis fait l'interprète auprès du chargé d'affaires d'Italie en lui disant combien je me félicitais que les deux sœurs latines, qui ont même origine et même idéal, un passé de gloire commun, ne se trouvent pas opposées. (Nouveaux applaudisse­ments.)

Ce qu'on attaque, messieurs, nous le déclarons très haut, c'est cette indépen­dance, cette dignité, cette sécurité que la Triple-Entente a reconquise dans l'équilibre au service de la paix.

Ce qu'on attaque, ce sont les libertés de l'Europe, dont la France, ses alliées et ses amis sont fiers d'être les défen­seurs. (Vifs applaudissements.)

Ces libertés, nous allons les défen­dre, car ce sont elles qui sont en cause et tout le reste n'a été que prétexte.

La France, injustement provoquée, n'a pas voulu la guerre, elle a tout fait pour la conjurer. Puisqu'on la lui impose, elle se défendra contre l'Alle­magne et contre toute puissance qui, n'ayant pas encore fait connaître son sentiment, prendrait part aux côtés de cette dernière au conflit entre les deux pays. (Tous les députés se lèvent et applaudissent.)

Un peuple libre et fort qui soutient un idéal séculaire et s'unit tout entier pour la sauvegarde de son existence ; une démocratie qui a su discipliner son effort militaire et n'a pas craint, l'an passé, d'en alourdir le poids pour répon­dre aux armements voisins ; une nation armée luttant pour sa vie propre et pour l'indépendance de l'Europe, voilà le spectacle que nous nous honorons d'offrir aux témoins de cette lutte formi­dable qui, depuis quelques jours, se pré­pare dans le calme le plus méthodique. Nous sommes sans reproches. Nous serons sans peur. (Tous les députés se lèvent et applaudissent longuement.)

La France a prouvé souvent dans des conditions moins favorables, qu'elle est le plus redoutable adversaire quand elle se bat, comme c'est le cas aujourd'hui, pour la liberté et pour le droit. (Applaudissements.)

En vous soumettant nos actes, à vous, messieurs, qui êtes nos juges, nous avons, pour porter le poids de notre lourde responsabilité, le réconfort d'une conscience sans trouble et la cer­titude du devoir accompli. (Tous les députés se lèvent et applaudissent lon­guement. Le président du Conseil, de retour au banc du gouvernement reçoit les félicitations des députés.)