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François-René de Chateaubriand : « La réconciliation complète des Français s'achèvera sous la tente » (25 février 1823)
Pair de France depuis 1815 Chateaubriand fut ambassadeur à Berlin en 1820, à Londres en 1822 puis nommé ministre des Affaires étrangères le 17 mai 1822. Il prend ici pour la première fois la parole à la tribune de la Chambre des députés pour défendre l'intervention en Espagne. Le roi d'Espagne Ferdinand VII doit, en effet, faire face à un soulèvement populaire conduit par les libéraux. Des élections en 1822 aux Cortès donnent la victoire à Rafael del Riego. Une régence absolutiste est instituée. Ferdinand VII demande l'appui des monarques européens. Le 22 janvier 1823, un traité secret est signé lors du congrès de Vérone, qui permet à la France d'envahir l'Espagne pour rétablir Ferdinand VII en monarque absolu. Louis XVIII annonce, le 28 janvier 1823, que « cent mille Français sont prêts à marcher en invoquant le nom de Saint Louis pour conserver le trône d'Espagne à un petit-fils d'Henry IV ». Il s'agit de voter un crédit extraordinaire pour l'expédition. Chateaubriand se fait ici le flamboyant défenseur du régime des Bourbons qui doivent à la fois faire oublier l'humiliation des défaites napoléoniennes et l'image d'un retour de ceux-ci dans les « fourgons de l'étranger ». |
Messieurs, j'écarterai d'abord les objections personnelles ; les intérêts de mon amour-propre ne doivent trouver aucune place ici. [...] Examinons donc d'abord la question de l'intervention. Un gouvernement a-t-il le droit d'intervenir dans les affaires intérieures d'un autre gouvernement ? Cette grande question du droit des gens a été résolue en sens opposés. Ceux qui l'ont rattachée à un droit naturel, tel que Bacon, Puffendorf, Grotius et tous les anciens, ont pensé qu'il est permis de prendre les armes au nom de la société humaine, contre un peuple qui viole les principes sur lesquels repose l'ordre général, de même que, dans un État particulier, on punit les perturbateurs de l'ordre public. Ceux qui voient la question dans le droit civil soutiennent au contraire qu'un gouvernement n'a pas le droit d'intervenir dans les affaires d'un autre gouvernement. [...] J'adopte, messieurs, le principe émané du droit civil ; je me range au parti des politiques modernes et je dis comme eux : nul gouvernement n'a le droit d'intervenir dans les affaires intérieures d'un autre gouvernement. [...] Mais, si je me présente à cette tribune pour soutenir la justice de notre intervention dans les affaires d'Espagne, comment vais-je me soustraire au principe que j'ai moi-même si nettement énoncé ? Vous allez le voir, messieurs.
Lorsque les politiques modernes eurent repoussé le droit d'intervention en sortant du droit naturel pour se placer dans le droit civil, ils se trouvèrent très embarrassés. Des cas survinrent oui il était impossible de s'abstenir de l'intervention sans mettre l'État en danger. [...] Pour ne pas se briser contre la règle même qu'on avait établie, on eut recours à une exception au moyen de laquelle on rentrait dans le droit naturel et l'on dit : « Nul gouvernement n'a le droit d'intervenir dans les affaires intérieures d'une nation, excepté dans les cas où la sûreté immédiate et les intérêts essentiels de ce gouvernement sont compromis. » L'exception, messieurs, ne me paraît pas plus contestable que la règle : nul État ne peut laisser périr ses intérêts essentiels sous peine de périr lui-même comme État. [...]
Avant de déduire les motifs qui justifient notre intervention dans les affaires d'Espagne, je dois d'abord, messieurs, m'appuyer sur l'autorité des exemples, j'aurai souvent l'occasion, dans la suite de mon discours, de parler de l'Angleterre, puisque mes honorables adversaires nous l'opposent à tout moment, et dans leurs discours improvisés, et dans leurs discours écrits, et dans leurs discours imprimés. C'est la Grande-Bretagne, qui, seule à Vérone, a défendu les principes; c'est elle qui se lève seule aujourd'hui contre le droit d'intervention : c'est elle qui est prête à prendre les armes pour la cause d'un peuple libre ; c'est elle qui réprouve une guerre impie, attentatoire au droit des gens, une guerre qu'une petite faction bigote et servile veut entreprendre, pour revenir ensuite brûler la Charte française après avoir déchiré la Constitution espagnole. N'est-ce pas cela, messieurs ?
Je crains que mes adversaires aient mal choisi leur autorité. [...] Lorsque, dans d'autres circonstances, les intérêts essentiels de la Grande-Bretagne ont été compromis, n'est-ce pas elle qui a pour son salut, et très justement sans doute, dérogé au principe que l'on invoque en son nom aujourd'hui ? [...] Mais, peut-être que l'Angleterre, qui avait admis le cas d'exception pour sa propre cause, ne l'admet pas pour la cause d'autrui ? Non, messieurs, l'Angleterre n'a point une politique si étroite et personnelle ; elle reconnaît aux autres les droits qu'elle réclame pour elle-même. Ses intérêts essentiels n'étaient pas compromis dans la révolution de Naples, et elle n'a pas cru devoir intervenir ; mais elle a jugé qu'il pouvait en être autrement pour l'Autriche, et c'est à propos de cette transaction que Lord Castlereagh s'explique nettement dans sa circulaire du 19 janvier 1821. Il combat d'abord le principe d'intervention qu'il trouve trop généreusement posé par la Russie, l'Autriche et la Prusse dans la circulaire de Laybach; puis il ajoute : « Il doit être clairement entendu qu'aucun gouvernement ne peut être plus disposé que le gouvernement britannique à maintenir le droit de tout État à intervenir lorsque sa sûreté immédiate ou ses intérêts essentiels sont sérieusement compromis par les transactions domestiques d'un autre État ». [...]
Ce qui est arrivé naguère à Naples et à Turin n'est-il pas une preuve suffisante que la contagion morale peut franchir les Pyrénées ? N'est-ce pas pour la Constitution des Cortès que l'on a voulu renverser le gouvernement de ces pays ? Et qu'on ne vienne pas nous dire que les peuples voulaient cette Constitution à cause de son excellence : on la connaissait si peu à Naples qu'en l'adoptant, on nommait une commission pour la traduire. (On rit beaucoup à droite.) Aussi passa-t-elle comme tout ce qui n'est pas national, comme tout ce qui est étranger aux moeurs d'un peuple. Née ridicule, elle mourut méprisable entre un carbonaro et un caporal autrichien. [...]
Si la Constitution de Cadix restait telle qu'elle est, elle mènerait infailliblement l'Espagne à la République. Alors nous pourrions voir se former des alliances, se créer des relations qui, dans les guerres futures, affaibliraient complètement nos forces. Avant la Révolution, la France n'avait qu'une seule frontière à défendre ; elle était gardée au midi par la Méditerranée, à l'occident par l'Espagne, au nord par l'Océan, à l'orient par la Suisse ; il ne restait, entre le nord et l'ouest, qu'une ligne assez courte hérissée de places fortes et sur laquelle nous pouvions porter tous nos soldats. Changez cet état de choses, soyez forcés de surveiller vos frontières occidentale et orientale, et à l'instant, vos armées partagées vous obligent, pour faire face au nord, à ces efforts qui épuisent les États. De cette position pourraient résulter les plus grands malheurs. Que l'expérience nous instruise ! Par où sont passées les armées qui ont envahi notre territoire ? Par la Suisse et par l'Espagne, que l'ambition insensée et la fausse politique d'un homme avaient détournées de notre alliance. Politiques à vue bornée n'allons pas croire que ce n'est rien pour nous que les innovations de l'Espagne, et exposer, par le contrecoup de nos fautes l'indépendance de notre postérité.
J'arrive, messieurs, à la grande question de l'alliance et des congrès. L'alliance a été imaginée pour la servitude du monde ; les tyrans se sont réunis pour conspirer contre les peuples ; à Vérone, la France a mendié les secours de l'Europe pour détruire la liberté [...]. Les Cosaques accourent du fond de leur repaire pour exécuter les hautes oeuvres des rois, et ceux-ci forcent la France à entrer dans une guerre odieuse, comme les anciens faisaient quelquefois marcher leurs esclaves au combat (On rit à droite.).
C'est ici, messieurs, que je suis obligé de faire un effort sur moi-même pour mettre dans ma réponse le sang-froid et la mesure qui conservent la dignité du caractère. Il est difficile, j'en conviens, d'entendre sans émotion porter de si étranges accusations contre un ancien ministre qui commande le respect à tout ce qui l'approche. Je n'ai qu'un regret, et il est sincère, c'est que vous n'entendiez pas de la bouche même de mon prédécesseur des explications auxquelles ses vertus ajouteraient un poids que je ne me flatte pas de leur donner (Interruptions à gauche). On l'a appelé à cette tribune le duc de Vérone ; si c'est à cause de l'estime qu'il a inspirée à tous les souverains de l'Europe, il mérite d'être ainsi nommé : c'est un nouveau titre de noblesse ajouté à tous ceux que possèdent déjà les Montmorency (Voix à droite : « Très bien, bravo ! ») [...]. Il ne reste donc que moi ; la Chambre n'a pas besoin de mes apologies ; mais j'oserai lui dire que, parmi tant d'honorables députés, il n'y en a pas un que je reconnaisse pour meilleur Français que moi (Vive sensation.) [...]
Messieurs, je le dirai franchement, la France ne doit point se mêler des établissements politiques de l'Espagne : c'est aux Espagnols à savoir ce qui convient à l'état de leur civilisation ; mais je souhaite de toute mon âme à ce grand peuple, des libertés dans la mesure de ses moeurs, des institutions qui puissent mettre ses vertus à l'abri des inconstances de la fortune et du caprice des hommes. Espagnols, ce n'est point votre ennemi qui vous parle, c'est celui qui a annoncé le retour de vos nobles destinées quand on vous croyait descendus pour jamais de la scène du monde. Vous avez surpassé mes prédictions, vous avez arraché l'Europe au joug que les empires les plus puissants n'avaient pu briser. Vous devez à la France vos malheurs et votre gloire. Elle vous a envoyé ses deux fléaux, Buonaparte et la Révolution, (Vive sensation à droite.) Délivrez-vous du second comme vous avez repoussé le premier.
Qu'il me soit permis, messieurs, de redresser la comparaison que l'on prétendrait faire entre l'invasion de Buonaparte et celle à laquelle on contraint la France aujourd'hui ; entre un Bourbon qui marche à la délivrance d'un Bourbon, et l'usurpateur qui venait saisir la couronne d'un Bourbon ; entre un conquérant qui marchait, brisant les autels, tuant les religieux, déportant les prêtres, renversant les institutions du pays, et un petit-fils de Saint Louis qui arrive pour protéger tout ce qu'il y a de sacré parmi les hommes, et qui, jadis proscrit lui-même, vient faire cesser les proscriptions. Buonaparte pouvait ne pas rencontrer d'amis parmi les sujets d'un Bourbon et chez les descendants des héros de la Castille ; mais nous n'avons ni assassiné le dernier des Condé, ni exhumé le Cid, et les bras armés contre Buonaparte combattront pour nous.
J'aurais désiré que l'on eût parlé avec moins d'amertume de ces royalistes espagnols qui soutiennent aujourd'hui la cause de Ferdinand : je me souviens d'avoir été banni comme eux (Interruptions à gauche, plusieurs voix à droite : « Silence ! » « À l'ordre les interrupteurs !»), malheureux comme eux, calomnié comme eux. [...] Et pourquoi avoir été rappeler ce message au Sénat, touchant l'occupation de l'Espagne par Buonaparte ? Ce monument de dérision et de servitude nous accuse-t-il ? Je le connaissais ; je n'avais pas voulu m'en servir dans la crainte de blesser ceux qui s'élèvent aujourd'hui contre la guerre. On la faisait en silence, quand le Sénat eut déclaré que l'intervention de Buonaparte était juste et politique. (Murmures à gauche, une voix : « Vous étiez ambassadeur à Rome ! ») Le duc d'Enghien alors n'avait pas été assassiné.
La France n'abandonne point un système pacifique par choix, mais par nécessité. Si elle est forcée de recourir aux armes, c'est pour sa propre sûreté, et non, quoiqu'on en dise, pour rétablir l'inquisition et le despotisme. Elle ne prétend ni imposer des théories, ni combattre d'autres théories à coups de canon. Elle ne déclare point la guerre à des institutions : ce sont ces institutions qui lui font la guerre ; c'est sa vieille ennemie sous le manteau espagnol qui la provoque, c'est la Révolution qui, s'attachant aux pas des Bourbons, cherche une seconde victime.
Ne nous laissons pas étonner par des déclamations et des menaces. S'il n'y avait à s'élever contre la guerre que des hommes dont les opinions sont honorables, on pourrait peut-être hésiter ; mais, quand tous les révolutionnaires de l'Europe vocifèrent la paix d'un commun accord, ils sentent apparemment qu'ils sont compromis en Espagne ; ils craignent de se voir chassés de leur dernier asile. Tel qui s'apitoie sur les maux où va nous précipiter la guerre craint plus nos succès que nos revers. [...]
Si la guerre avec l'Espagne a, comme toute guerre, ses inconvénients et ses périls, elle aura eu pour nous, cependant, un immense avantage. Elle nous aura créé une armée, elle nous aura fait remonter à notre rang militaire parmi les nations ; elle aura décidé notre émancipation et rétabli notre indépendance. Il manquait peut-être encore quelque chose à la réconciliation complète des Français ; elle s'achèvera sous la tente ; les compagnons d'armes sont bientôt amis, et tous les souvenirs se perdent dans la pensée d'une commune gloire. Le Roi, ce roi si sage, si paternel, si pacifique, a parlé. Il a jugé que la sûreté de la France et la dignité de la Couronne lui faisaient un devoir de recourir aux armes après avoir épuisé les conseils. Le Roi a voulu que 100 000 soldats s'assemblassent sous les ordres du prince qui, au passage de la Drôme, s'est montré vaillant comme Henri IV. Le Roi, avec une généreuse confiance, a remis la garde du drapeau blanc à des capitaines qui ont fait triompher d'autres couleurs. Ils lui rapprendront le chemin de la victoire ; il n'a jamais oublié celui de l'honneur. » (Le ministre descend de la tribune; un murmure approbateur l'accompagne jusqu'à sa place, une foule de députés s'approchent pour le féliciter. Un mouvement très marqué se fait dans toute la droite.)