Marcel Sembat (3 décembre 1912)

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Marcel Sembat (1912) : « La liberté d'être cubiste » (3 décembre 1912)

Jules-Louis Breton interpelle le Gouvernement qu'il accuse de cautionner les extravagances de certains artistes du Salon d'automne exposés au Grand Palais. Contre ceux de ses collègues qui dénigrent les tentatives d'art moderne, Marcel Sembat défend le principe de la liberté des essais en art, tout en refusant l'idée d'un art soutenu par l'État. Marcel Sembat, très lié aux milieux artistiques, connaissait Marquet, Signac, Redon. Sa femme, Georgette Agutte, peintre fauviste et sculpteur, a légué au musée de Grenoble une importante collection de peintures modernes (oeuvres de Derain, Matisse, Marquet, Rouault, Signac).

  

  

M. Marcel Sembat. ...Il ne faut pas demander à toute tentative et à toute expérience d'art d'être une immédiate réussite en elle-même et [...] il faut se souvenir que l'expérience qui choquera le plus et paraîtra le plus injustifiable peut avoir sur l'évolution ultérieure de l'art les plus bienfaisants résultats. (Applaudissements sur divers bancs.)

Il ne faut jamais juger une tentative d'art en soi, il faut la juger par son retentissement ultérieur. Vous rappelez-vous, en littérature, ce qui est à l'époque du mouvement symboliste ? Je rappelle ici les années de notre jeunesse ! A-t-on crié contre eux au scandale ! Les a-t-on accusés d'obscurité, d'insincérité ! Les a-t-on bafoués et parodiés ! Jamais les cubistes ne déchaîneront autant d'indignation que les symbolistes, et de même qu'on s'arrête devant les toiles des cubistes et qu'on demande à l'artiste : Expliquez-moi donc ce que vous avez voulu faire » de même on demandait à Gustave Kahn et à tous les poètes symbolistes : « Expliquez-moi donc ce que vous avez voulu dire. »

M. Gilbert Laurent. Et Mallarmé ?

M. Marcel Sembat. Je ne parlais que des symbolistes, mais vous avez raison de citer aussi Mallarmé !

M. Charles Benoist. Il y en a qui continuent.

M. Marcel Sembat. Vous ne faites que renforcer mon argument, monsieur Charles Benoist.

M. Charles Benoist. Je le sais bien. C'est pour cela que je vous ai interrompu.

M. Marcel Sembat. Je le demande à ceux-là qui continuent à ne pas comprendre les poèmes des symbolistes et de Stéphane Mallarmé, est-ce qu'ils songent à nier l'influence profonde et heureuse qu'a exercée un mouvement comme celui qui avait son centre chez Mallarmé et comme le mouvement symboliste sur l'évolution ultérieure de la littérature française ? (Très bien ! Très bien !)

Voilà pourquoi je répète qu'il faut tenir compte de l'avenir lorsqu'on voit une tentative d'art...

M. Jules-Louis Breton. Vous ne pouvez pas appeler ce que font les cubistes une tentative d'art !

M. Marcel Sembat. ... lorsqu'on voit une tentative d'art qui vous scandalise...

M. Charles Beauquier. On n'encourage pas l'ordure ! Il y a des ordures dans les arts comme ailleurs.

M. Marcel Sembat. Je ne suis pas fâché de vous voir également dans ces sortes d'opinion ; je crois que les cubistes ne s'en contrarieront pas.

Je n'entends pas le moins du monde, d'ailleurs, présenter une défense en règle du mouvement cubiste ! Au nom de qui présenterai-je cette défense ? Je ne suis pas peintre. Et devant qui? Je ne suis pas devant une assemblée de peintres. Pour nous, hommes politiques, rappelons-nous seulement l'exemple de Charles X, dont je félicite M. le sous-secrétaire d'État de s'être inspiré (On rit.)

Est-ce que, par hasard, je le compromettrais ? Non, car le jour où le mot de Charles X cessera d'être la règle, en pareille matière, des hommes d'État français, c'est que le gouvernement français aura perdu la prudence avisée que conseillaient jadis au roi son bon goût et son esprit fin. Charles X. lorsqu'on lui demandait d'intervenir en matière de pièces de théâtre, répondait : « En pareille matière, je n'ai pas d'autre droit que ma place au parterre. On ne peut pas mieux dire et je vous félicite, monsieur le sous-secrétaire d'État, de vous être inspiré de sentiments aussi justes !

Si je me suis permis de rappeler le mouvement de la littérature symboliste, ce n'est pas pour présenter l'apologie de tel ou tel mouvement d'art. Ma thèse est tout autre.

Ce que je défends, c'est le principe de la liberté des essais en art. Et ce que je n'admets pas, c'est qu'on dise aux gens : ah ! vous êtes pauvres ! Eh bien, nous allons profiter de ce que vous n'avez pas de salle à vous, où vous puissiez montrer ce que vous faites, pour vous fermer nos portes !

Et cela, sous le prétexte que c'est de l'ordure, comme dit M. Beauquier, ou du scandale !

M. Charles Beauquier. Mais le Salon des indépendants est fait pour ces oeuvres-là.

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