N° 3586 - Proposition de résolution de M. Christian Estrosi tendant à la création d'une commission d'enquête relative aux conséquences de la correctionnalisation judiciaire



N° 3586

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 22 juin 2011.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête
relative aux conséquences de la correctionnalisation judiciaire,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus
par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Christian ESTROSI, Nicole AMELINE, Jean-Paul ANCIAUX, Brigitte BARÈGES, Véronique BESSE, Jean-Marie BINETRUY, Philippe BOËNNEC, Jean-Claude BOUCHET, Philippe BRIAND, Bernard BROCHAND, Patrice CALMÉJANE, François CALVET, Éric CIOTTI, Dino CINIERI, Philippe COCHET, Georges COLOMBIER, Jean-Pierre DECOOL, Sophie DELONG, Stéphane DEMILLY, Nicolas DHUICQ, Jean-Pierre DOOR, Dominique DORD, Nicolas DUPONT-AIGNAN, Jean-Michel FERRAND, Marie-Louise FORT, Marc FRANCINA, Georges GINESTA, François GROSDIDIER, Philippe GOSSELIN, Philippe GOUJON, Jean-Claude GUIBAL, Gérard HAMEL, Henriette MARTINEZ, Jacqueline IRLES, Olivier JARDÉ, Patrick LABAUNE, Jacques LAMBLIN, Jean-Christophe LAGARDE, Geneviève LEVY, Marc LE FUR, Jean-François MANCEL, Muriel MARLAND-MILITELLO, Philippe Armand MARTIN, Patrice MARTIN-LALANDE, Jean-Claude MATHIS, Jean-Philippe MAURER, Christian MÉNARD, Damien MESLOT, Pierre MOREL-A-L’HUISSIER, Georges MOTHRON, Étienne MOURRUT, Jacques MYARD, Bérengère POLETTI, Jean PRORIOL, Didier QUENTIN, Michel RAISON, Éric RAOULT, Jean-Luc REITZER, Jacques REMILLER, Francis SAINT-LÉGER, Paul SALEN, Rudy SALLES, Fernand SIRÉ, Jean-Sébastien VIALATTE, Michel VOISIN, Gaël YANNO, André WOJCIECHOWSKI et Michel ZUMKELLER,

députés.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« Le mot de correctionnalisation n’est pas plus français que le procédé n’est légal » disait Ortolan, grand criminaliste du XIXe siècle.

La correctionnalisation judiciaire est une pratique largement répandue qui consiste pour le parquet ou le juge d’instruction à poursuivre un crime sous qualification délictuelle dans le but de porter l’affaire devant un tribunal correctionnel plutôt que devant une cour d’assises.

Elle conduit à négliger une circonstance aggravante, à écarter certains éléments matériels ou certaines composantes de l’élément moral ou en encore, lors du cumul d’infractions, à choisir la qualification la moins grave.

Selon le professeur Didier Rebut1, elle concernerait plus de la moitié des crimes, voire les deux tiers. Le ministre de la justice et des libertés évoque lui même le taux de 80 % de crimes correctionnalisés : « Les cours d’assises ne jugent aujourd’hui que 2 200 crimes par an ; on ne sait si 80 % des crimes sont correctionnalisés, car nous n’avons pas de statistiques, mais la pratique est patente pour les viols » a-t-il indiqué au Sénat le 3 mai dernier2.

Alors que les associations et les statistiques policières prouvent qu’il y a en moyenne 10 000 plaintes par viol par an, il n’y a eu que 1 500 condamnations pour viols prononcées en cours d’assises en 2008 selon l’exploitation statistique du casier judiciaire.

Cette pratique, tout comme l’encombrement des tribunaux, les délais extrêmement longs de jugement, les difficultés d’exécution des peines, conforte le fait que notre système judiciaire est au bord de l’asphyxie. Cependant, cette faiblesse de notre système judiciaire, moins connue par nos concitoyens que celles évoquées précédemment, n’a fait l’objet d’aucune étude à ce jour.

Pourtant, elle contrevient à de nombreux principes du droit et, est manifestement entachée d’illégalité.

Elle viole d’abord des règles de forme en portant atteinte à la compétence matérielle des juridictions qui, en vertu des articles 231, 381 et 521 du code de procédure pénale, dispose que c’est la nature de l’infraction poursuivie qui définit la juridiction compétente. Ces règles de compétences sont d’ordre public c’est-à-dire d’une part, que les parties ne peuvent jamais, par un accord, y déroger et d’autre part, que les juridictions ont l’obligation de soulever d’office cette exception à tous les moments de la procédure.

Elle viole également des règles de fond puisqu’elle bafoue les principes relatifs à la qualification des faits. Le fait que les juges soient tenus à une qualification précise et juste et que cette pratique modifie le fonctionnement de la classification tripartite des infractions telle qu’elle a été prévue par la loi devrait freiner cette procédure.

Par ailleurs, ce mécanisme est contraire au principe d’égalité devant les citoyens car il est plus pratiqué dans les départements fortement urbanisés où les cours d’assises sont les plus encombrées.

Enfin, cette pratique bafoue surtout la loi votée par le Parlement. Lorsque les parlementaires votent la loi, ils créent une infraction en la qualifiant, en lui donnant la nature d’une contravention, d’un délit ou d’un crime et il est inacceptable que, lorsque les faits entrent dans cette qualification, ceux-ci soient dénaturés.

Aussi, il est logique qu’elle ait fait l’objet de nombreuses controverses dans l’Histoire.

L’article 193 du Code de l’instruction criminelle de 1808 estimait que le tribunal correctionnel saisi d’un crime travesti en délit devait soulever d’office son incompétence dans la mesure où ces règles sont d’ordre public. Cependant, très rapidement, le silence a été gardé sur les écarts pris par certains magistrats vis-à-vis de cette règle.

Le 12 janvier 1871, la Chancellerie élabore une circulaire qui condamne avec fermeté cette pratique : « Il s’est introduit depuis plusieurs années, dans l’administration de la justice criminelle, une pratique contraire à la loi. La justice correctionnelle a été saisie de la connaissance de faits qui, envisagés dans leur ensemble, constitue des faits de crimes et devaient conduire leurs auteurs devant le jury. Il est inutile de rechercher si cette pratique n’était pas moins inspirée par une véritable indulgence pour les délinquants que par une défiance injuste du jury. Il suffit qu’elle soit contraire à la loi pour être condamnée; elle doit absolument disparaître. »3.

Mais, sous la pression des présidents d’assises qui estiment ne pas pouvoir appliquer la circulaire sans encombrer les tribunaux d’assises, le ministère de la justice édicte une nouvelle circulaire le 5 avril 1871 qui rend nulle et non avenue la circulation de janvier.

Depuis, cette pratique a prospéré !

Elle a même été confortée par la loi du 9 mars 2004 dite loi Perben II qui a surpris la doctrine en légalisant cette pratique illicite, par une application combinée du nouvel article 186-3 du code de procédure pénale et de l’alinéa 4 de l’article 469 du même code.

Ces articles prévoient, en effet, que l’ordonnance de renvoi du juge d’instruction est susceptible d’appel dans la seule hypothèse où une partie estime que le juge d’instruction a correctionnalisé des faits de nature criminelle et que cette correctionalisation ne peut plus être remise en cause, sauf s’il résulte des débats que les faits sont de nature à entraîner une peine criminelle parce qu’ils ont été commis de façon intentionnelle.

Pourquoi avoir donc légalisé cette pratique et quelles sont les motivations qui justifient le recours à une telle procédure ?

D’aucuns observent que cette procédure permet de réduire l’encombrement des rôles de la cour d’assises et favorise l’obtention d’un jugement plus rapide. En effet, le système des cours d’assises qui reposent sur le jugement par jury populaire est lourd à mettre en œuvre : les délais d’audiencement atteindraient 18 mois pour les personnes détenues et 3 ans pour les inculpés libres. Cependant, cet argument n’est pas acceptable : la victime n’a pas à accepter de minimiser son préjudice parce le système judiciaire français est encombré.

D’autres argumentent que cette pratique participe à une forme d’indulgence à l’égard du délinquant dont l’infraction ne dévoile pas un préjudice suffisamment grave pour être jugé par une cour d’assises. Cet argument n’est pas plus acceptable : la volonté du législateur est alors détournée.

Certains avancent aussi que la correctionnalisation repose sur un sentiment de défiance à l’égard des jurés populaires. Les autorités de poursuites craignent parfois la clémence des jurés, susceptibles d’être influencés par l’opinion populaire ou par une plaidoirie bien menée, et certains juges préfèrent faire appel à un tribunal composé de magistrats professionnels pour sanctionner plus lourdement le prévenu. Cet argument est inacceptable et laisse craindre le pire s’agissant de l’introduction de jurés populaires en matière correctionnelle. Ne va-t-on pas accroître la correctionalisation voire même la contraventionnalisation afin d’éviter le jugement par un jury populaire ?

Il faut également reconnaître que cette pratique suppose, en raison de la faveur qu’elle constitue pour le délinquant, l’accord, même tacite, de toutes les parties au procès. Certains avancent donc que la victime y trouve son intérêt. Mais, il n’est évidemment pas concevable que la victime soit dans l’obligation de dénaturer le crime qu’elle a subi pour pouvoir obtenir un jugement rapide.

Le projet de loi relatif à la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et jugement des mineurs, adopté en Conseil des ministres, le 13 avril dernier, prévoyait dans son article 8 une formation simplifiée de la cour d’assises (jury de 2 assesseurs au lieu de 9) statuant en première instance pour les crimes punis de quinze ou de vingt ans de réclusion criminelle, sauf en cas de récidive, et sauf opposition de l’accusé ou du parquet. L’un des objectifs de cet article était de lutter contre la correctionnalisation.

Cependant, estimant qu’il s’agissait d’instituer une « cour d’assise light » en plus de la Cour d’assises actuelle, la Commission des lois du Sénat a finalement choisi de réduire l’effectif du jury de neuf à six en première instance et de douze à neuf en appel permettant ainsi de garantir la prépondérance des jurés par rapport aux magistrats et de préserver la règle d’une majorité qualifiée pour obtenir la condamnation de l’accusé.

De son côté, le Député, Jean-Paul Garraud, a déposé en avril 2010 une proposition de loi tendant à la création d’un tribunal d’assises départemental et à réduire la correctionnalisation en ne faisant appel aux Cours d’assises actuelles composées de jurés populaires qu’en appel.4

Aussi, il convient d’avoir une réflexion d’ensemble sur cette question majeure de la correctionnalisation judiciaire sur laquelle aucune étude n’a été publiée à ce jour.

Aussi, il vous est demandé d’adopter cette proposition de résolution visant à créer une commission d’enquête relative aux conséquences de la correctionnalisation judiciaire. Elle devra dresser des statistiques sur la pratique de la correctionnalisation judicaire, évaluer ses conséquences et naturellement proposer des solutions pour la réduire.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

En application des articles 140 et suivants du Règlement, est créée une commission d’enquête de trente membres relative aux conséquences de la correctionnalisation judiciaire.

Elle devra dresser des statistiques sur la pratique de la correctionnalisation judicaire, évaluer ses conséquences et naturellement proposer des solutions pour la réduire.

1 Didier Rebut, Correctionnalisation – Quelle place pour les cours d’assises ? La Semaine juridique n° 36, 6 septembre 2010

2 Audition de Michel Mercier au Sénat, le 3 mai 2011 devant la Commission des lois dans le cadre de l’examen du projet de loi relatif à la participation des citoyens, au fonctionnement de la justice pénale et du jugement des mineurs.

3 Archives départementales du Rhône

4 Proposition de loi n° 2421 de Jean-Paul Garraud, Député de Gironde tendant à la création d’un tribunal d’assises départemental du 1er avril 2010.


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