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Audition de M. Tigrane Yegavian

17 mai 2023

Audition de M. Tigrane Yegavian

17 mai 2023

M. Tigrane Yegavian est journaliste, enseignant-chercheur à l’Institut libre de relations internationales et à l’Institut des chrétiens d’Orient ; il est également chercheur au Centre Français de recherche sur le renseignement, et membre du comité de rédaction de la revue de géopolitique Conflits.

Auteur notamment de :

  • Arménie à l’ombre de la montagne sacrée, Névicata, 2015,
  • Géopolitique de l'Arménie, Bibliomonde, 2019.

  

« Echange histoire grandiose contre meilleur emplacement géographique », ainsi pourrait se résumer la politique étrangère de l’Arménie. En effet, l’Arménie peut se targuer d’avoir été le premier Etat chrétien, puisque la conversion de Tiridate IV intervient à l'aube du Ive siècle, une vingtaine d’années avant celle de Constantin.

 

I – Avant le XXe siècle : les chocs entre plaques tectoniques impériales

Tigrane le Grand, qui régna au Ier siècle avant Jésus-Christ, étendra les frontières de l’Arménie du Caucase à la Méditerranée. Mais l’apogée sera de courte durée, pas plus d’un siècle, et le pays ne cessera plus d’être ballotté entre empires rivaux : Rome, puis Byzance et la Perse, d’abord, les empires ottoman et russe – ou leurs avatars –ensuite.

Cette histoire troublée explique au moins partiellement une autre caractéristique du pays : l’absence de culture étatique, l’absence de souveraineté politique. À cheval entre des empires concurrents, les élites ont dû s’accommoder de leurs « protecteurs » successifs en se mettant à leur service. Dès lors, c’est l’Église, qui a pris très vite son autonomie, qui a fait pris le relais en tant que garante de la pérennité de la culture arménienne : l’Arménie est une Église-nation, selon la formule de l’historien Jean Pierre Mahé.

Le génocide s’est déroulé en trois temps :

  • La période 1894-1896 au cours de laquelle sont perpétrés les massacres hamidiens, à l’initiative de Abdulhamid II, dit le Sultan rouge, qui entend faire de l’Anatolie le berceau de la turcité grâce à l’ingénierie démographique, autrement dit au prix de l’élimination des Arméniens.
  • Les massacres d’Adana (1909) inspirés par les Jeunes Turcs arrivés au pouvoir en 1908.
  • Le génocide de 1915, le plus connu, en est l’aboutissement.

La politique d’homogénéisation de l’Anatolie par le pouvoir kémaliste au détriment des survivants chrétiens parachève le projet.

 

II - Le XXe siècle : après le génocide, la marche vers l’émancipation

La révolution russe et la fin de la première guerre mondiale offrent un bref répit aux Arméniens, restés en marge du printemps des peuples (1848), avec l’avènement de la République arménienne (1918-1920). L’isthme caucasien traverse alors une période troublée où Arméniens, Georgiens et Tatars (Azéris) entrent en conflit pour déterminer leurs frontières respectives. Trois pommes de discorde opposent les Arméniens et les Azéris : le Nakhitchevan, historiquement arménien, et aujourd’hui exclave azerbaïdjanaise ; le Siunik, partie méridionale de l’Arménie à la frontière iranienne et le Haut-Karabakh.

  1. La période soviétique vitrifie les conflits jusqu’aux indépendances

Survient ensuite la soviétisation des territoires, et les républiques caucasiennes passent sous la férule soviétique ; elles deviennent autonomes et fédérées, dans des frontières définies par Moscou, plus soucieux de son autorité que de la viabilité des entités qu’il contrôle : le Nakhitchevan est arménien, le Haut-Karabakh azerbaïdjanais, mais jouissant d’une large autonomie.

Cette situation particulière est lourde de conflits à venir : le Haut-Karabakh est le berceau de la nation arménienne (il abrite donc un patrimoine architectural et culturel de première importance aux yeux des Arméniens) et il vit aujourd’hui sous la menace directe d’un ethnocide.

Le Syunik reste sous souveraineté arménienne mais il est aujourd’hui en proie aux visées turco-azerbaïdjanaises qui ont pour but de relier directement le Nakhitchevan, désormais majoritairement peuplé d’azéris, et l’Azerbaïdjan par le couloir de Meghri.

Pendant la période soviétique, l’heure est à l’amitié entre les peuples, au moins dans les discours, et le nationalisme arménien est mis sous cloche. Les habitants du Haut-Karabakh subissent un double joug : celui des Soviétiques et celui des Azéris dont ils dépendent administrativement. Les demandes d’autonomie, récurrentes, se heurtent au veto de Moscou jusqu’à la période de la Perestroïka. Les habitants du Haut-Karabakh proclament le rattachement à l’Arménie soviétique, dans l’espoir de s’émanciper de l’Azerbaïdjan, puis demandent alors le retour dans le giron de la mère-patrie. Dans la foulée, une guérilla éclate et des pogroms anti-arméniens se déroulent à Soumgaït dans le nord de Bakou. C’est dans un contexte de guérilla de basse intensité que survient la disparition de l’URSS.

Aussitôt après, l’Azerbaïdjan proclame son indépendance : le 28 août 1991, il révoque unilatéralement son statut de république autonome, ce qui équivaut à une menace de nettoyage ethnique pour les habitants du Haut-Karabakh, qui redoutent de connaître le même sort que ceux du Nakhitchevan dans les années 1930. Devant l’impasse, et faute de solution, le Haut-Karabakh proclame à son tour son indépendance vis-à-vis de Moscou le 2 septembre 1991. L’Arménie en fait autant le 21 septembre 1991. Elle aide le Haut-Karabakh en sous-main mais se garde bien d’intervenir officiellement pour ne pas devenir belligérant. L’indépendance de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan est obtenue en novembre de la même année.

Il ne faudra guère plus d’un an avant que le conflit regagne d’intensité.

        2. La guerre de 2014 consolide la position arménienne

Un cessez-le-feu, très avantageux pour la partie arménienne, mettra un terme à ce conflit larvé en 1994 : les forces locales reprennent la main sur le territoire de l’Artsakh, l’ancien oblast, sauf au nord, le district de Chahoumian échappant au contrôle des Arméniens. L’Arménie a réussi à établir autour une vaste zone tampon qui fait office de bouclier en cas d’attaque et lui assure une position confortable dans la négociation. A l’époque, le contexte est extrêmement favorable : la Russie de Elstine est très affaiblie et les autres Etats de l’isthme caucasien, l’Azerbaïdjan comme la Géorgie, sont en plein chaos, faisant apparaître l’Arménie comme le seul point stable de la région, le seul allié fiable de Moscou. Des accords militaires russo-arméniens sont conclus successivement en 1992 et 1997. L’Azerbaïdjan n’est pas un ennemi, aux yeux des Russes qui tentent avant tout de préserver leur zone d’influence, mais l’Arménie est vue comme le moyen de contrer les velléités de la Turquie qui cherche à prendre pied dans la zone. L’année 1994 marque donc un net rapprochement entre la Russie et l’Arménie qui conforte ainsi sa position.

Puis, petit à petit, le rapport de forces change et s’inverse. Les populations azéries, entre 700 000 et 800 000 personnes, quittent leurs terres pleines de ressentiment, et viennent grossir les rangs des Azerbaïdjanais hostiles à l’Arménie. De leur côté, les Arméniens ne sont pas unis : Haut-Karabakh et Arménie ne sont pas sur la même longueur d’ondes.

En 1997, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui réunit Russes et Occidentaux, propose un plan de paix par étapes mais il ne garantit en rien l’indépendance du Haut-Karabakh dont le statut demeure indéterminé. Le Président arménien alors au pouvoir, M. Ter-Petrossian, connaissant l’état des forces arméniennes, est prêt à accepter mais il est poussé à la démission.

Dès lors, le statu quo prévaut et l’Arménie s’en satisfait, en fermant les yeux sur ce qui se passe autour d’elle et en se berçant d’illusions.

 

III - Le XXIe siècle, ou le retour de la menace existentielle

  1. La montée en puissance de l’Azerbaïdjan
  • Une puissance gazière devenue incontournable depuis l’invasion de l’Ukraine

En 2002, l’année même où se nouera l’Organisation du traité de sécurité collective (OSTC), le pendant de l’Otan, à laquelle participe l’Arménie, intervient la mise en service du gazoduc reliant Bakou à Ceyhan. Il marque le début d’un boom économique exceptionnel en Azerbaïdjan qui dispose désormais des moyens nécessaires pour s’affirmer sur la scène internationale. Fort de ses réserves de gaz, il se tourne vers la Turquie, Israël et le Pakistan. Ainsi, un tiers de la consommation de gaz israélienne provient d’Azerbaïdjan, gaz qu’il achète contre des matériels militaires sophistiqués, des drones notamment. Israël ménage ce partenaire qui lui assure une alliance de revers contre sa bête noire, l’Iran, et lui offre une base de choix pour le mettre sous surveillance. De fait, l’Arménie apparaît très isolée.

En 2016, l’Azerbaïdjan déclenche une guerre éclair qui met en évidence sa supériorité militaire. Poutine pèse alors de tout son poids pour obtenir rapidement un cessez-le-feu. De son côté, l’Arménie, placée sous la férule d’oligarques, s’anémie : la corruption règne, le développement économique est entravé, nombreux sont les jeunes Arméniens qui partent tenter leur chance ailleurs. Jusqu’à ce que la rue parvienne, en 2018, à renverser pacifiquement un régime de plus en plus autoritaire qui s’inspire du tandem Poutine-Medvedev. Nikol Pachinian, est porté au pouvoir en 2018 au terme d’une révolution de velours puis réélu en juin 2021. Son parti « le contrat civil » s’est imposé par le mouvement de désobéissance civile lancée par une jeunesse biberonnée aux réseaux sociaux et très occidentalisée. Le nouveau pouvoir offre un visage occidental mais il sait pertinemment qu’il n’existe pas d’alternative à la protection russe. Les nouveaux dirigeants sont des novices en politique face au duo Aliyev, père et fils, très aguerri, alors que les nuages s’amoncellent à l’horizon.

Créé sous l’égide de l’OSCE, le groupe de Minsk, coprésidé par la France, réunit les États-Unis, la Russie et la France afin de régler le conflit mais, depuis la guerre en Ukraine, il est moribond. De fait, aucune instance n’a réussi à concilier deux principes antagonistes du droit international : le respect de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

  • Des alliances décisives sur le plan militaire

La guerre déclenchée en novembre 2020, la guerre des 44 jours selon la dénomination arménienne, est une guerre d’anéantissement qui a bénéficié du soutien actif de la Turquie, laquelle a rémunéré des milliers de miliciens djihadistes syriens et fourni du matériel (drones Bayraktar), du concours du Pakistan et d'un pont aérien avec Israël lui assurant la totale maîtrise du ciel.

          2. Une Arménie saignée et des Arméniens divisés

L’issue, matérialisée par un accord trilatéral avec la Russie, est désastreuse pour les Arméniens : 75 % des territoires contrôlés depuis 1994 ont été perdus et le Haut-Karabakh a vu sa superficie réduite à moins de 3 000 kilomètres carrés, elle pleure 4 000 morts, soit le tiers de la classe d’âge 18-25 ans.

 

Des forces russes d’interposition ont été déployées, et le Haut-Karabakh est devenu de facto un protectorat russe (cf. le milliardaire Ruben Vardanian qui a renoncé à sa nationalité russe pour exercer des fonctions politiques au Haut-Karabakh, mais qui a été démissionné à la demande des Azerbaïdjanais). L’Arménie n’a plus aucune carte dans son jeu.

Malgré les critiques virulentes à son égard, N. Pachinian, dont les priorités vont au développement économique, est réélu en 2021 face à ses détracteurs dont une partie pense que l’intégrité du Haut-Karabakh est la garantie de l’indépendance de l’Arménie

         3. Un nouveau statu quo intenable

En l’état, rien n’est réglé :

  • Le Haut-Karabakh n’est pas anéanti alors que tel est bien l’objectif d’Aliyev comme le montre l’ethnocide (expulsion ou harcèlement des populations, destruction systématique du patrimoine architectural et de toute trace culturelle arménienne) pratiqué dans les zones reconquises. À cet égard, il faut souligner l’extrême frilosité de l’Unesco dont la vice-présidente de l’Azerbaïdjan, l’épouse du président Aliyev, était jusqu’à une date récente une ambassadrice de bonne volonté. Le blocus du corridor de Latchine, qui a fait du Haut-Karabakh un camp de concentration à ciel ouvert, en est l’illustration la plus récente.
  • L’Arménie est à la merci des Russes, très affaiblis depuis la guerre en Ukraine.
  • Au sud, il y a le « corridor » [1] de Meghri qui figure en haut de l’agenda pan-turc, affiché par R Erdogan. Une telle revendication constitue une menace existentielle pour l’Arménie qui peut seulement s’appuyer sur l’Iran, son seul ballon d’oxygène et son seul appui effectif. En effet, même si les Azéris sont chiites, la République islamique abrite sur son territoire deux fois plus d’Azéris que n’en compte l’Azerbaïdjan et se méfie donc de cette encombrante minorité dont la « patrie » est soutenue par Israël et qui a eu recours à des djihadistes syriens. L’Iran apporte un soutien diplomatique et logistique à l’Arménie, mais sans se compromettre.
  • En position de force, l’Azerbaïdjan continue méthodiquement de grignoter le territoire arménien et celui du Haut-Karabakh, obéissant à une stratégie très réfléchie pour mettre la main sur cette zone stratégique, composée de hauts plateaux et de sommets. Outre qu’elle est le château d’eau de la région, on y trouve des minerais tels que l’or.

La haine envers l’Arménie est constitutive de l’identité azerbaïdjanaise, d’autant que les dernières générations ont été élevées dans cet esprit. Aliyev attend donc la capitulation de l’Arménie. Amputée au sud et de sa frontière avec l’Iran, privée de ses ressources en eau, elle serait réduite à un État croupion, cerné par des voisins hostiles.

L’Arménie est donc toujours menacée dans son existence même alors que les enceintes de négociation n’offrent pas de perspective.

 

IV- Questions des députés

M. Hervé de Lépinau demande si la présence russe pourrait être un facteur de pacification.

M. Tigrane Yegavian rappelle que la Russie a soit des vassaux, soit des ennemis. Les relations russo-arméniennes sont empreintes d’une telle dissymétrie que l’Arménie est à la merci de son allié. La Russie cherche non pas une solution politique mais le retour à la situation historique, quand elle contrôlait le Caucase. Elle n’est pas un facteur de règlement du confit du Haut-Karabakh, elle considère que sa présence militaire peut lui servir dans ses négociations avec l’Azerbaïdjan.

La guerre en Ukraine a changé la donne en faisant de la Russie l’obligée de l’Azerbaïdjan. La première a besoin du second pour contourner les sanctions et vendre son gaz. Le mandat russe obtenu dans le cadre des accords de Minsk (à vérifier) prendra fin en 2025. Rien ne dit qu’il sera prolongé mais, entre-temps, la présence russe est considérée en Arménie comme un moindre mal.

Mme Emmanuelle Ménard souhaiterait des éclaircissements sur la chute de Chouchi [2]. M. Tigrane Yegavian explique que les conditions de reddition de la ville ne sont pas connues. Le plus grand flou règne sur les circonstances exactes des derniers jours de la guerre. On sait seulement qu’elle était perdue d’avance et que les élites arméniennes ont menti. Elles ont aussi fait preuve de naïveté en croyant qu’un brevet de démocratie suffirait pour protéger le pays.

Clairement, pas plus l’Otan que l’OCTS n’ont joué leur rôle. Il n’a fallu que quelques jours avant que l’alliance militaire initiée par la Russie n’intervienne au Kazakhstan, en proie à des troubles. Or, depuis 2020, le territoire arménien est occupé – et pas seulement le Haut-Karabakh – et rien ne se passe.

Sur scène, les rôles sont répartis entre trois acteurs :

  • Le pompier pyromane que constitue le tandem turco-azerbaïdjanais. La Turquie œuvre à la déstabilisation pour pouvoir placer ses pions tandis que l’Azerbaïdjan, animé par sa haine anti-arménienne, voue l’Arménie à l’anéantissement.
  • La Russie est le proxénète : elle « protège » l’Arménie mais n’hésite pas à la maltraiter pour servir ses intérêts. Elle déteste les dirigeants issus de la rue, et tout ce qui ressemble de loin à la démocratie, et préfère avoir affaire aux oligarques du Haut-Karabakh. Elle a perdu toute confiance envers les dirigeants d’Arménie après la révolution de velours de 2018.
  • L’Occident est le fossoyeur : au-delà de ses déclarations de bonnes intentions, il ne fait rien. L’Union européenne ne pense qu’à sécuriser ses approvisionnements en gaz et, si elle se détourne de la dictature russe, elle ferme les yeux sur une autre dictature, tout aussi brutale.

L’Arménie se sent bien seule. Elle n’est pas l’Ukraine, mais elle n’a plus de cartes en main.

La situation au Haut-Karabakh est gravissime. Le Haut-Karabakh est une prison à ciel ouvert, dont les 120 000 habitants n’ont plus aucune ressource. Il n’y a plus d’argent, l’économie est à l’arrêt, les écoles n’ont pas pu fonctionner cet hiver ; les Azerbaïdjanais occupent des positions en surplomb et il leur arrive de tirer sur les paysans et les travailleurs qui s’enhardiraient à proximité.

L’UE et les États-Unis s’arc-boutent sur le respect des frontières, c’est-à-dire sur l’appartenance du Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan, qui conduira fatalement au nettoyage ethnique. Pour les chancelleries occidentales, la question n’est qu’un caillou dans leur chaussure. La France a un rôle à jouer pour alerter sur cette inaction, synonyme de non-assistance à peuple en danger.

Mme Caroline Abadie se demande pourquoi en appeler à la France, plutôt qu’au Royaume-Uni et à l’Allemagne, et voudrait comprendre à quoi tient la position spécifique de notre pays.

M. Tigrane Yegavian précise que la diaspora arménienne se concentre principalement dans trois zones :

  • historiquement, au Moyen-Orient, plus proche, mais il est en proie à des bouleversements constants si bien que les voix arméniennes ne portent pas.
  • les États-Unis abritent la communauté la plus importante et le lobby arménien est le deuxième lobby ethnique, derrière la communauté juive, mais devant la communauté cubaine. C’est à lui que l'on doit en 1993 l’embargo sur les ventes d’armes mais la Turquie et l’Azerbaïdjan ont réussi à faire prévaloir leur point de vue. Il a également obtenu la reconnaissance du génocide arménien, principale cause soutenue par les diasporas, mais les États-Unis ne veulent pas s’aliéner la Turquie, membre de l’Otan, et devenu un acteur déterminant à cheval sur la Méditerranée et le Caucase. La Turquie peut en toute impunité continuer de turquifier le nord de Chypre ou occuper des îlots grecs en mer Egée…
  • en France, où la diaspora arménienne, symbole d’une intégration réussie, contribue à faire vivre le pacte républicain. En outre la cause de l’Arménie a toujours été une cause transpartisane, qui a réuni Jaurès, Péguy ou Barrès. La diaspora française s’est trop focalisée sur la mémoire et la reconnaissance du génocide, et pas assez sur la nécessité de sécuriser un État arménien indépendant. Comptant environ 500 000 personnes qui se sont très bien intégrées à la société française, elle accuse de fortes différences sociologiques. Il y a eu des Arméniens en France bien avant l’exode lié au génocide – il suffit de penser à Rousseau vêtu en costume arménien. Les liens historiques sont anciens et remontent à l’époque de l’évangélisation de l’Europe (saint Blaise). L’histoire de France devrait faire sa place à l’Arménie.

L’Arménie doit se démocratiser et être soutenue dans son développement économique. Là-bas, la francophilie prend un tour névrotique et nombre d’Arméniens sont persuadés que la France va les sauver. Symétriquement, l’Azerbaïdjan est très francophobe, l’opinion selon laquelle la France mènerait une guerre en sous-main contre le pays y est très répandue.

En France, le cœur, qui plaide pour un soutien et appelle à reconnaître le Haut-Karabakh en solidarité, s’oppose à la raison, représentée par l’État et le Quai d’Orsay, qui suivent les exigences de la diplomatie.

Le groupe de Minsk n’existe plus depuis le cessez-le-feu de novembre 2020.

M. Emmanuel Mandon s’enquiert de l’attitude de la diaspora arménienne en Russie.

M. Tigrane Yegavian répond qu’il s’agit en Russie d’une émigration économique bien que, forte de 1,5 à 2 millions de personnes, elle représente la première en nombre. Elle a donc un poids économique, mais, politiquement, elle ne pèse rien surtout depuis le raidissement autoritaire du régime russe. Il en est de même des oligarques russes qui peuvent continuer à faire des affaires moyennant leur allégeance à Vladimir Poutine. Il se trouve même des Arméniens, comme Mme Simonian qui dirige Spoutnik, pour se montrer très arrogants envers leur patrie d’origine. Le lobby n’est pas structuré même si quelques figures émergent, à l’image de Abrahamian, qui est un oligarque, ou Ruben Vartanian, ancien banquier, qui a renoncé à la nationalité russe pour jouer un rôle politique au Haut-Karabakh, mais il vient d’être évincé à cause des Azerbaïdjanais et suscite la méfiance des Arméniens qui se demandent pour qui il travaille.

Mme la présidente Anne-Laurence Petel souligne que beaucoup de dirigeants arméniens viennent du Haut-Karabakh et qu’ils prônent des négociations bilatérales séparées, Arménie d’un côté, Haut-Karabakh de l’autre, avec l’Azerbaïdjan. La position officielle n’est pas celle Stepanakert.

Une autre préoccupation vient de ce que des troupes azerbaïdjanaises occupent effectivement mais officieusement plus de 144 kilomètres carrés du territoire arménien. Les frontières font partie des points de litige. La mission d’observation envoyée par l’UE, à l’initiative du Président Macron, possède les cartes des positions respectives mais elle refuse de les communiquer. Il faudrait pouvoir les obtenir. Le groupe d’amitié peut sans doute tenter une action pour l’inciter à changer d’avis

A ce sujet, quel rôle cette mission, et plus largement, l’UE peuvent-elles jouer ?

Sur le premier point, M. Tigrane Yegavian explique qu’en 1998, le Président arménien a démissionné sous la pression du Haut-Karabakh qui intervient dans la vie politique arménienne. En ayant la mainmise sur l’Arménie, il cherchait à maintenir un statu quo qui lui était favorable. Mais, du côté arménien, le Haut-Karabakh est vu comme un poids qui compromet tout développement économique, lequel constitue pourtant la condition de sa viabilité. Les relations se sont tendues car chacune des parties a le couteau sous la gorge. Les Azéris ont grignoté de nombreuses portions de territoire arménien à partir de l’enclave du Haut-Karabagh profitant de la guerre russo-ukrainienne qui maintient la Russie dans un état d’affaiblissement relatif.

L’Arménie après le cessez-le-feu de 2020
et lieux ciblés par les attaques azerbaïdjanaises de septembre 2022

Source : T. Yegavian

La menace d’un nettoyage ethnique est imminente et les habitants du Haut-Karabakh, armés pour se défendre, risquent de vouloir régler leurs comptes aux Arméniens qui les lâcheraient.

Il existe des contacts entre l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabakh mais ils se cantonnent à des questions logistiques. Force est de constater que les Azerbaïdjanais ont toutes les cartes en main et qu’il y a fort peu de chances qu’ils reconnaissent le pouvoir du Haut-Karabakh qui vivait de l'agroalimentaire, de l'hydroélectricité (désormais, 85 % des barrages sont sous contrôle azerbaïdjanais) et du tourisme. Les trois piliers de son économie se sont effondrés avec le blocus.

Quant aux plateformes de négociation, il en existe deux : les États-Unis et l’UE. Or tous deux sont d’accord pour affaiblir la Russie, une position qui fragilise encore le Haut-Karabakh. La seule issue serait d’envoyer des casques bleus sur le terrain, mais les chances sont minimes.

M. Hervé de Lépinau considère que l’UE brille par son absence et que ses prises de position sont calquées sur celles de l’Allemagne, qui abrite une forte minorité turque dont elle doit tenir compte. Quant à la France, elle a la culture d’opérations extérieures, mais sous mandat de l’ONU. Par ailleurs, les puissances occidentales se sont démonétisées en ne respectant pas la parole donnée. Comment sortir de l’impasse ?

M. Tigrane Yegavian précise que la Russie voit d’un très mauvais œil l’envoi de la mission d’observation européenne chargée de protéger les frontières – soixante observateurs munis de jumelles et d’un crayon. Cette initiative n’est pas la panacée d’autant que l’Arménie n’a pas d’intérêt stratégique pour l’UE. Pour la France non plus.

Par ailleurs, toute initiative aux Nations unies sera bloquée au Conseil de sécurité par le veto de la Russie qui n’acceptera jamais qu’une force étrangère se déploie dans sa zone d’influence.

Il reste à espérer, citant la formule de Sylvain Tesson, que le verbe crée l’action. Après tout, François Mitterrand en se rendant en plein conflit à Sarajevo sous l’œil des caméras a déclenché des réactions

De son côté, l’Azerbaïdjan fait monter les enchères entre les États-Unis et la Russie.

La France n’a pas de levier mais sa parole et son action ont une portée symbolique. Elle est en mesure de défendre les principes que sont le respect de l’intégrité des frontières d’un pays et le droit des peuples à l’autodétermination. L’Arménie est un balcon sur l’Iran et, de par son passé commun avec les empires ottoman et russe, elle a une tradition de médiation [3], y compris au-delà du Caucase. Au Moyen-Orient, des Arabes ont sauvé des Arméniens au nom de l’islam.

Mme la présidente Anne-Laurence Petel s’inquiète des actions à mener. Elle envisage, au-delà des courriers aux acteurs, de parrainer des prisonniers pour qu’ils ne soient pas abandonnés à leur sort, ou d’aider leurs familles, et, naturellement, d’accueillir des délégations arméniennes à l’Assemblée. Une d’entre elles étant attendue au, elle pourrait faire un détour et venir à l’Assemblée. Il faudrait aussi situation, se rendre sur place d’ici la fin de l’année – et même avant l’hiver à cause des intempéries.

Les contrats gaziers ont été conclus par la Commission européenne. C’est donc à ce niveau qu’il faudrait enquêter sur les conditions de négociation. Le Parlement européen est donc le mieux placé pour le faire, mais il n’est pas réaliste de compter sur une commission d’enquête avant les élections de l’année prochaine, les élus et les partis sont davantage préoccupés par la campagne qui a déjà commencé.

Dans l’enceinte de l’ONU, l’Azerbaïdjan ne s’engage pas : depuis l’invasion russe en Ukraine, il s’abstient et, comme il l’a été dit, un renversement d’alliance semble s’opérer. Ainsi, si l’Arménie a envoyé des représentants aux célébrations de la Grande guerre patriotique le 9 mai dernier, l’Azerbaïdjan ne l’a pas fait.

Plus que jamais, l’Arménie apparaît comme une victime de la géopolitique des empires et de la coopération compétitive à laquelle se livrent la Russie et la Turquie dans leur jeu néo-impérial respectif.

Elle conclut en déplorant de la part des États-Unis une absence de vision. L’Arménie est pour eux une épine dans le pied, et leur priorité est pour l’heure d’affaiblir la Russie par tous les moyens.

 

 

Liste des participants

Mme Anne Laurence Petel, présidente

Mme Sarah Tanzilli, vice-présidente

Mme Caroline Abadie

Mme Marie Noelle Battistel

Mme Marie France Lorho

M. Emmanuel Taché de la Pagerie

M. Luc Lamiraut

M. Christophe Plassard

M. Hervé de Lépinau

M. José Gonzalez

Mme Gisèle Lelouis

Mme Isabelle Santiago, vice-présidente

M. Emmanuel Mandon

Mme Anne Bergantz

Mme Emmanuelle Ménard

Mme Emmanuelle Anthoine, vice-présidente

M. Antoine Armand

Mme Véronique Besse

Mme Mireille Clapot, représentée

 

[1] Le terme, utilisé par l’Azerbaïdjan et la Turquie, n’est pas neutre : il s’agirait d’un pendant au corridor de Latchine.

[2] Chouchi, ville du Haut-Karabakh considérée comme le cœur de la présence azérie, qui verrouille l’accès entre l’Arménie et Stepanakert, capitale de l’ancien oblast.

[3] Il suffit de penser au regretté président de l’Association française des maires ruraux, Vanik Berberian, qui a joué u rôle utile d’apaisement au moment des Gilets jaunes.